La revue des arts Acadie | Ontario | Ouest
DOSSIER :
Le
régionalisme dans les œuvres littéraires
ARTS VISUELS | POP FOLK TEXTILES ÉVÉNEMENT | À QUOI ÇA SERT D’ÊTRE BRILLANT SI T’ÉCLAIRES PERSONNE PORTRAIT | GABRIEL ROBICHAUD
NO 169 // AUTOMNE 2015 ISSN 0227-227X
10 $
i n t e r l i g n e . ca Numéro de convention de la Poste-publications 40016170 Adresse de retour : 310-261, chemin de Montréal, Ottawa (Ontario) K1L 8C7
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Barbecue, Marie Le Corre Photo : Vague de cirque
5 : D 7 8 11 14 17
Mot de la présidente Mireille Groleau
ossier Le régionalisme dans les œuvres littéraires
Introduction Katia Brien-Simard Le régionalisme dans la littérature franco-ontarienne Ariane Brun del Re L’évolution du français parlé en Ontario Raymond Mougeon L'acadjonne et Georgette LeBlanc Sébastien Bérubé
Le régionalisme littéraire dans l'Ouest Laurent Poliquin
Idée
20
Arts
Financement du Conseil des arts du Canada Éric Dubeau
visuels
22 25
La réappropriation des archivres... Elise Anne LaPlante Pop Folk T3xt1l3s Valérie Mandia
Événements
28 32
Les Zones Théâtrales 2015 Annie Cloutier À quoi ça sert d’être brillant si t’éclaires personne Louis-Philippe Roy
Portrait
36
Gabriel Robichaud Catherine Voyer-Léger
Hommage
38
Gérald Leblanc Sébastien Lord-Émard
Entretiens
42 45
Les 24 heures du roman Vittorio Frigerio Narration à deux voix Michèle Matteau et Paul Savoie
Musique
48 50 52 54
Édouard Landry Paul Savoie Herléo Sébastien Pierroz Mario Lepage Daniel Edwin Fontaine Jocelyne Baribeau Jacques A. Côté
59 60 61 62 63
Mots et marées, tome 2 Robert Fournier
Les escaliers Michel-Rémi Lafond Les trésors tamisés Adina Balint
Livres
La beauté exulte d’être si rebelle Caroline Charlebois Particulités Nicolas Nicaise jeunesse
64 65
Le pit à papa Aurélie Resch Drôle de soccer ! Cécile Beaulieu Brousseau
67Perspectives
Livres
57 58
Sous la boucane du moulin José Claer Objectif Katahdin David Bélanger
CES ICÔNES RENVOIENT À DES CONTENUS NUMÉRIQUES ENRICHIS : EXTRAITS VIDÉO, MUSICAUX, DE LIVRES, ETC. JOOMAG.COM
Automne
2015 | |
Erratum Liaison numéro 168 Page 47 : nous aurions dû lire Pandaléon au lieu de Pandéléon
Directrice générale et rédactrice en chef : Suzanne Richard Muir Administratrice : Rachel Carrière Ambassadeurs de Liaison : Ariane Brun del Re, Herménégilde Chiasson, Pénélope Cormier, Vittorio Frigerio, Roger Léveillé, Josette Noreau, Paul Savoie et Danièle Vallée Conseil d’administration : Mireille Groleau, présidente ; Philippe Bernier Arcand, secrétaire ; François Girard et Véronique Grondin, conseillers Adresse : 261, chemin de Montréal, bureau 310 Ottawa (Ontario) K1L 8C7 Téléphone : 613 748-0850 ; télécopieur : 613 748-0852 Courriel général : commercialisation@interligne.ca Site Web : www.interligne.ca Graphisme : Estelle de la Chevrotière Bova (graphismeinterligne@gmail.com) Correction des épreuves : Jacques Côté Distribution : Diffusion Prologue inc. Facebook : revue LIAISON (www.facebook.com/revueliaison) Twitter : @revueliaison (www.twitter.com/revueliaison) Liaison est diffusée en version électronique sur le portail Érudit (www.erudit.org)
Liaison est une revue d’information, d’opinion et de création artistique où se définit et s’exprime la culture franco-canadienne en évolution. Liaison est produite par Les Éditions L’Interligne et paraît quatre fois l’an. La revue est membre de Copibec. Les textes publiés dans Liaison sont entièrement assumés par leurs auteur(e)s et n’engagent en rien la rédaction. Les créations littéraires et visuelles appartiennent à l’auteur(e) ou à l’artiste. Pour obtenir les droits de reproduction des textes, prière de vous adresser à Copibec, au 1-800-717-2022. Liaison bénéficie de l’appui du Conseil des arts du Canada, du Conseil des arts de l’Ontario, du ministère du Patrimoine canadien par l’entremise du PALO et du PICLO, de la Fondation Trillium de l’Ontario et de la Ville d’Ottawa. Nous reconnaissons l’appui financier du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du Canada pour les périodiques qui relève de Patrimoine canadien.
Dépôt légal : Bibliothèque et Archives Canada ISSN 0227-227X Vente à l’unité : 10 $ Abonnement individuel (hors taxes) : 1 an (30 $), 2 ans (52 $) / Institutionnel : 1 an (34 $), 2 ans (60 $) La revue numérique est disponible pour l’achat en ligne sur le site joomag.com au coût de 9,99 $. En vigueur depuis le 1er juillet 2010 — Taxe de vente harmonisée (TVH) de l’Ontario Taxes 13 % : ON, N.-B., TNL, taxes 12 % : C.-B., taxes 15 % : N.-É., autres : 5 % Cette revue, composée en caractères Calibri, corps 11, a été tirée, en août 2015, sur du papier Flo Dull, sur les presses de Marquis Imprimeur (Québec), pour le compte des Éditions L’Interligne. L’équipe de Liaison et des Éditions L’Interligne remercie sincèrement ses bénévoles pour leur précieux dévouement.
5 | | MOT DE LA PRÉSIDENTE
L’EFFET DOMINO
Par Mireille Groleau La rentrée d’automne ! C’est un peu comme si on méritait une deuxième chance d’atteindre les objectifs qu’on s’est fixés en janvier : retour à l’entraînement, bouffe santé et plus de lectures. C’est aussi la période des lancements de saison : le calendrier sportif des enfants, nos émissions de télé préférées qui réapparaissent et les artistes qui promeuvent une nouvelle saison théâtrale, l’envol d’un programme de musique, etc. Allez-vous au théâtre ? Vous connaissez vos musiciens locaux ? Vos regroupements communautaires ? Ils ont besoin de vous. Preuves à l’appui : Selon les dernières données accessibles ventilées à Statistique Canada (2001) 1, il « y a 131 000 artistes » au pays. Puisque la population canadienne comprend environ 36 millions d’habitants, ce n’est pas beaucoup. « La population active du secteur des arts constitue 0,8 % de la population active totale et 25 % de la population active du secteur culturel […] Le revenu des artistes est très faible, le revenu moyen de 23 500 $ » constituant « moins de 75 % du revenu moyen de la population active totale ». En Ontario, ce n’est pas plus glorieux : 52 500 personnes ont déclaré être des artistes, dont 1 650 sont des Franco-Ontariens. Nos artistes travaillent pour des bouchées de pain. Ils frôlent le seuil de la pauvreté avec un salaire moyen de 26 500 $ par année. L’ancien groupe musical Deux Saisons a dans son répertoire la chanson J'ai 2 jobs, qui dit : « J’ai 2 jobs, j’ai pas de vie sociale. » C’est souvent la réalité de nos artistes, gens talentueux, 1 - « Profil statistique des artistes au Canada basé sur le recensement de 2001 » (http://www.arts.on.ca/Asset337.aspx). Malgré certaines limites, le recensement de 2001 est une des meilleures sources disponibles d’information sur la population active du secteur des arts. Le recensement propose des estimations basées sur une très vaste population – 20 % des ménages ayant répondu au questionnaire complet du recensement.
débrouillards, habiles et industrieux. La plupart d’entre eux ont un emploi qui les fait vivre, auquel s’ajoutent des contrats de performance, d’écriture et de rédaction. Ils et elles font vivre leur art. Il va sans dire que nos artistes travaillent d’arrache-pied pour maintenir un équilibre entre le travail et leur métier d’artiste. Ils sont fragilisés par la dégradation constante de leurs conditions de vie. Leurs projets sont tributaires de la situation économique et politique du Canada et de l’Ontario. L’excellence est souvent payante. La période de création et l’acquisition d’expérience le sont beaucoup moins. Ajoutez des compressions sauvages à la Société Radio-Canada, qui a le mandat de mettre en valeur des artistes régionaux, et la situation économique de nos artistes pique davantage du nez. Il y aura une élection fédérale le 19 octobre. Tendez l’oreille aux propos et aux promesses des politiciens. Pensez aux artistes qui, par leur présence et leurs gestes créateurs, disent tout haut qui nous sommes. Ils et elles tissent la membrane de notre culture, de notre identité culturelle, et accompagnent nos jeunes dans l’actualisation de leurs langues et de leur culture. Le 19 octobre, allez voter et rappelez-vous que vous avez aussi votre rôle à jouer. Achetez des billets pour le théâtre, lisez le livre d’un auteur local, commandez une œuvre auprès d’un artiste visuel, allez à un spectacle et dansez ! Il ne faudrait pas mettre un terme à 400 années de présence française en Ontario pour une question d’argent manquant ou d’auditoire indifférent.
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7 INTRODUCTION | | DOSSIER
LE RÉGIONALISME DANS LES ŒUVRES LITTÉRAIRES CANADIENNES Par Katia Brien-Simard
Photo : Mikael Gravelle
Chaque région canadienne comporte ses particularités linguistiques. Sur le plan lexical ou syntaxique, chacune s’identifie à des signes distinctifs. Les différentes déclinaisons s’expliquent par des facteurs socioéconomiques, géographiques et historiques. Le présent dossier aborde cette identité plurielle sous plusieurs angles. Le régionalisme englobe plus que la simple utilisation de termes propres à une région donnée. Au-delà du sens linguistique, le mot comporte une connotation politique, par l’engagement qu’il sous-tend. Par définition, le régionalisme se veut un « mouvement ou [une] doctrine affirmant l’existence d’entités régionales et revendiquant leur reconnaissance », de même qu’« une esthétique littéraire […] qui privilégie l’évocation d’une région dans sa spécificité, ses aspects pittoresques 1 ». En effet, le côté militant, de même que l’aspect spatial, tous deux relatifs à la défense et à l’illustration territoriale, doivent être considérés dans la définition du régionalisme. Certaines œuvres littéraires témoignent de cette défense et mise en valeur du patrimoine, de sa langue et de son territoire. Mais comment chaque région franco-canadienne se distingue-t-elle plus spécifiquement ? C’est ce que nos collaborateurs tentent de cerner dans les pages suivantes. Ariane Brun del Re jette les bases d’une définition du régionalisme et nous expose l’oralité et l’importance de l’espace dans la littérature franco-ontarienne, notamment le « créole boréal » de Daniel Poliquin, qui a donné une voix et une fierté à l’identité franco-ontarienne 2. Raymond Mougeon, éminent linguiste ontarien ayant reçu en mars dernier le Prix du CRCCF (Centre de recherche en civilisation canadienne-française) de l’Université d’Ottawa, nous décrit les variations du fran çais ontarien selon les différentes générations, l’appartenance socioéconomique et régionale, de même que le contexte scolaire. Côté acadien, Sébastien Bérubé nous propose de découvrir un « pan de l’Acadie littéraire » en faisant état de l’acadjonne et de son expansion dans la littérature acadienne depuis quelques années, amenuisant l’emploi du chiac. Il y parvient notamment en nous plongeant dans l’univers littéraire de Georgette LeBlanc. Pour sa part, Laurent Poliquin décrit les origines historiques du régionalisme au Canada, de même que les tensions entre les auteurs de l’Ouest canadien qui font appel au régionalisme, s’inscrivant dans un courant de littérature engagée, et d’autres qui en refusent l’usage, qualifiant le phénomène de ghettoïsation linguistique. 1 - Définition tirée du Larousse 2010. 2 - Propos tirés de l’émission Tout le monde en parlait (2012), « CANO à contre-courant », à Radio-Canada, le 26 juin 2012.
8 DOSSIER | | LE RÉGIONALISME DANS LES ŒUVRES LITTÉRAIRES
LE RÉGIONALISME DANS LA LITTÉRATURE FRANCO-ONTARIENNE Par Ariane Brun
del
Re
Le régionalisme, c’est-à-dire les œuvres littéraires qui mettent l’accent sur les particularités d’une région, constitue un moyen par lequel une littérature se différencie d’une autre. Très souvent, les œuvres régionalistes se démarquent par l’emploi d’un dialecte : la langue constitue un important marqueur de différence. D’ailleurs, « régionalisme » désigne aussi une expression propre à une région. Dans les œuvres franco-ontariennes, il me semble que c’est moins l’écriture de la langue que de l’espace qui a fait la fortune du régionalisme. Comme si, entre les deux adjectifs qui la désignent, la littérature francoontarienne avait préféré miser sur le second. Il y a certainement eu plusieurs tentatives de se distinguer, en Ontario français, par la langue d’écriture. Mais les auteurs francoontariens butent d’emblée sur un problème de nomination : leur dialecte ne possède pas de nom 1. Quand André Paiement écrit, dans Lavalléville, que « [l]e langage utilisé dans la mise en scène était celui de la région, le joual francoontarien 2 », la différenciation tombe à plat, car la référence demeure québécoise. Daniel Poliquin propose une solution intéressante à cet égard. L’ensemble de son œuvre est écrite en « créole boréal », qu’il
décrit comme un « français parfois cajun 3 » ou « la langue qu’on parle tous les jours dans les cours d’école et les garages de notre pays 4 ». Toutefois, même en attribuant un nom au français ontarien, un écueil subsiste : celui de sa réception. À l’écrit, ce français marqué par l’oralité et l’influence de l’anglais risque d’être perçu comme une déviance. Par exemple, Lori Saint-Martin peine à saisir le projet de Poliquin dans L’Obomsawin et Nouvelles de la capitale : « Loin de moi l’idée de limiter les possibilités du français, mais on voit mal ce que les nombreux emprunts et calques de structure qu’emploie Daniel Poliquin […] ajoutent à une langue dont le lexique comme la syntaxe sont déjà fort riches 5. » Elle conclut catégoriquement : « Peut-il y avoir un français ontarien ? Les deux livres de Poliquin n’en font pas la preuve 6. » Il semble que la langue écrite en Ontario français est un peu trop similaire au français québécois pour que les écrivains puissent jouer de cette différence avec succès. C’est ce que Pascale Casanova nomme le « dilemme de Ramuz », en l’honneur de l’écrivain suisse. Selon elle, Charles-Ferdinand Ramuz aurait eu de la difficulté à percer en France parce qu’il était incapable de se situer à une « bonne
1 - Sur l’importance de la nomination d’une langue, voir Boudreau, Annette, « La nomination du français en Acadie : parcours et enjeux », dans James de Finney, Hélène Destrempes et Jean Morency, L’Acadie des origines : mythes et figurations d’un parcours littéraire et historique, Sudbury, Prise de parole, p. 71-94. 2 - Paiement, André, « Lavalléville », dans Les partitions d’une époque : les pièces d’André Paiement et du Théâtre du NouvelOntario (1971-1976), vol. II, Sudbury, Prise de parole, 2004, p. 26.
3 - Poliquin, Daniel, L’Obomsawin, Saint-Laurent (Québec), Bibliothèque québécoise, 1999 [Prise de parole, 1987], p. 167. 4 - Poliquin, Daniel, Le roman colonial, Montréal, Éditions du Boréal, 2000, p. 201. 5 - Saint-Martin, Lori, « Ontarois entre deux langues », Le Devoir, 12 décembre 1987, p. D4. 6 - Ibid.
9 LE RÉGIONALISME DANS LES ŒUVRES LITTÉRAIRES | | DOSSIER
Le roman colonial, 2000
L'Obomsawin, 1987
distance 7 » de la norme parisienne : « trop proche – parlant français avec un accent [plutôt qu’une autre langue] – c’est-à-dire trop provincial aux yeux des instances consacrantes pour être accepté, et pas assez éloigné – c’est-à-dire étrange, exotique, nouveau – pour susciter l’intérêt des instances critiques, il est exclu et rejeté de Paris au bout de quelques années 8 ». C’est en quelque sorte le drame de l’homme invisible, ce personnage franco‑ontarien qui passe inaperçu au Québec – car il parle trop bien français – et dans l’Ontario anglophone – puisqu’il est parfaitement bilingue 9. Depuis l’Acadie, le jeu de la différenciation linguistique, et son impact sur la consécration au Québec, se présente tout autrement. Les auteurs peuvent tirer profit du français acadien, du chiac et de l’acadjonne, variations dialectales qui ont l’avantage de posséder une certaine légitimité (notamment grâce à leur nomination !) et de se distinguer fortement du parler québécois. Non pas que les auteurs acadiens soient tenus de les employer, ni de le faire de manière représentative. Mais ces langues vernaculaires leur donnent accès à un plus large éventail de possibilités pour créer cette « bonne distance » dont parle Casanova. Le succès retentissant des derniers livres de France Daigle et de Georgette LeBlanc au Québec le montre bien. En l’absence d’une langue à elle, il n’est pas étonnant que la littérature franco-ontarienne ait surtout misé sur l’autre caractéristique qui la distingue de la québécoise : le territoire.
Depuis le début des années 1970, la littérature francoontarienne cherche, plus encore que ses contreparties acadienne et franco-ouestienne, à s’ancrer dans le lieu qui est le sien. Un rapide coup d’œil au catalogue des maisons d’édition le confirme : « de nombreux titres d’œuvres franco-ontariennes renvoient à l’espace, soit parce qu’ils sont des toponymes, réels ou fictifs […], soit parce qu’ils renvoient à des concepts directement liés à la notion d’espace10 ». La littérature de l’Ontario français est parvenue en quelques décennies à cartographier près de l’ensemble de son territoire. Outre ses points d’ancrage habituels – Sudbury, Toronto et Ottawa –, la littérature franco-ontarienne nous raconte Fauquier (Le dernier des Franco-Ontariens de Pierre Albert) ; Hearst (La vengeance de l’orignal de Doric Germain) ; Timmins (L’homme invisible/The Invisible Man de Patrice Desbiens) ; Kapuskasing (Marraine d’Hélène Koscielniak) ; Sturgeon Falls (Fragments d’une enfance de Jean Éthier-Blais) ; Welland (Une jeunesse envolée de Paul-François Sylvestre) ; Rockland (Roquelune de Joseph Rudel-Tessier) ; Cornwall (Le registre de Roger Levac) ; Hawkesbury (Faux-fuyants d’Éric Charlebois) ; et Embrun (La voie de Laum de Pierre Raphaël Pelletier), pour ne nommer que ceux-là. La question de la nomination, qui fait défaut pour la langue d’écriture, se résout aisément quant à l’espace. C’est tout le pouvoir de la toponymie : la géographie contribue à légitimer la littérature qui en retour le rend à la géographie. Vue de l’extérieur, la mise en fiction de certains espaces ontariens, comme Ottawa, ne va pas de soi.
7 - Casanova, Pascale, La République mondiale des Lettres, Paris, Éditions du Seuil, 2008 [1999], p. 230. 8 - Ibid., p. 311. 9 - Voir Desbiens, Patrice, L’homme invisible/The Invisible Man, suivi de Les cascadeurs de l’amour, Sudbury, Prise de parole, 1997 [1981], 186 p.
10 - Hotte, Lucie, « Fortune et légitimité du concept d’espace en critique littéraire franco-ontarienne », dans Robert Viau, La création littéraire dans le contexte de l’exiguïté, Beauport (Québec), Publications MNH, 2000, p. 338.
10 DOSSIER | |LE RÉGIONALISME DANS LES ŒUVRES LITTÉRAIRES
En réaction au portrait de la capitale que dresse un personnage de Poliquin, Michel Biron écrit : « Le croit-on vraiment ? Il y a quelque chose de suspect dans ce désir de justifier sa présence à Ottawa et le héros de L’écureuil noir aurait quelque peine à convaincre le lecteur qu’il est à cette ville de fonctionnaires ce que La grosse femme d’à côté est enceinte de Tremblay est à Montréal : dans son cas, cela s’appelle faire de nécessité vertu 11. » Il reste que l’espace n’implique généralement pas les mêmes difficultés de réception que la langue. Tout d’abord, la représentation d’un espace n’entrave pas la lecture de la même façon : il est rarement nécessaire d’avoir une connaissance préalable d’un lieu pour comprendre une œuvre de fiction. Il est aussi plus difficile de porter un jugement de valeur sur un lieu donné que sur un niveau de langue, surtout en contexte minoritaire. La littérarisation de Timmins, par exemple, peut difficilement paraître « incorrecte » aux yeux d’un lecteur étranger. Dans le contexte propre à l’Ontario français, l’espace a davantage le potentiel, comparativement à la langue, d’être perçu comme nouveau et exotique, ce qui joue en faveur de la « bonne distance ». Au Québec, le régionalisme franco-ontarien connaît peut-être un accueil plus favorable lorsqu’il s’exprime sur le plan spatial plutôt que sur le plan langagier. Le Nord de l’Ontario fait même partie, dans une certaine mesure, de l’imaginaire québécois. La série En temps et lieux, que Patrice Desbiens a fait 11 - Biron, Michel, « Métamorphoses », Voix et Images, vol. 19, no 3, 1994, p. 655.
paraître chez L’Oie de Cravan, un éditeur québécois, en témoigne : le paratexte des trois volumes juxtapose des cartes du Nord de l’Ontario et de Timmins à un plan de Montréal. Même si Desbiens n’habite plus l’Ontario, on l’associe toujours à sa province d’origine. Aujourd’hui, les écrivains franco-ontariens qui visent à travailler la langue cherchent moins à rendre compte du français franco-ontarien qu’à développer une esthétique langagière individuelle, comme c’est le cas d’Éric Charlebois et de Daniel Aubin. Alors que la littérature franco-ontarienne récente privilégie généralement un français normatif, elle demeure, en revanche, fortement habitée par son territoire.
Ariane Brun del Re est étudiante au doctorat en lettres françaises à l’Université d’Ottawa. Ses recherches portent sur les littératures franco-canadiennes des années 1990 à aujourd’hui. Elle codirige l’espace consacré à la critique artistique sur le webzine acadien Astheure.
11 LE RÉGIONALISME DANS LES ŒUVRES LITTÉRAIRES | | DOSSIER
REMARQUES SUR LA DIVERSITÉ ET L’ÉVOLUTION DU FRANÇAIS PARLÉ EN ONTARIO Par Raymond Mougeon
Le recueil de corpus de langue orale dans plusieurs communautés francophones de l’Ontario a mis au jour plusieurs aspects de la diversité régionale et sociale du parler des Franco-Ontariens et de son évolution récente1. Nous aborderons ces phénomènes de variation linguistique selon la perspective complémentaire des approches démographique et sociologique. Commençons par la variation que révèlent les comparaisons intercommunautaires. Pour mieux la saisir, on peut garder à l’esprit deux dimensions démographiques : i) la concentration des francophones sur le plan local et ii) l’origine géographique de ceux-ci. Dans certaines communautés, comme à Hearst ou Hawkesbury, la concentration francophone peut être très élevée alors qu’à l’opposé, comme à Pembroke ou Sault SainteMarie, elle peut être très faible. Quant aux origines géographiques, on a d’une part des communautés « traditionnelles » où la grande majorité de la population est d’origine canadienne-française (Hearst, Sudbury, North Bay et Pembroke), et d’autre part quelques communautés « non traditionnelles » où les francophones originaires des pays de l’espace francophone autres que le Canada repré-
sentent une part importante de la population locale (Toronto). La concentration des francophones détermine le rôle respectif joué par les domaines sociétaux informels (en premier lieu le foyer, mais aussi le voisinage, les clubs sociaux ou sportifs, etc.) et les domaines officiels et formels (l’école, les médias…) dans la reproduction linguistique des communautés. On retiendra que plus la concentration francophone est forte, plus on observe un équilibre entre le rôle des domaines formels et celui des domaines informels dans la reproduction linguistique. Inversement, plus cette concentration est faible, plus les domaines formels (et en particulier l’école) jouent un rôle prépondérant dans cette reproduction. L’origine géographique des francophones, quant à elle, influence l’homogénéité dialectale de la communauté. Dans les communautés traditionnelles, la majorité de la population francophone inclut dans des proportions variables des individus d’ascendance québécoise ou acadienne ou nés au Québec ou en Acadie 2. Dans les communautés non traditionnelles, les francophones d’ascendance canadienne-française sont certes présents, mais ils coexistent avec des franco-
1 - Ces corpus ont été recueillis grâce à des subventions de recherche accordées à l’auteur par le ministère de l’Éducation de l’Ontario et le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, dont la plus récente a été octroyée pour six ans dans le cadre du GTRC Le français à la mesure d’un continent : http:// continent.uottawa.ca/.
2 - Parmi les francophones d’ascendance québécoise ou nés au Québec, on peut distinguer ceux qui proviennent en ligne directe du Québec et ceux qui sont issus des diasporas québécoises (par exemple, certaines communautés du Maine et du Massachusetts ou du Manitoba et de l’Alberta).
12 DOSSIER | | LE RÉGIONALISME DANS LES ŒUVRES LITTÉRAIRES
phones originaires d’Europe ou des pays de l’Afrique francophone et du Moyen-Orient. La communauté franco-torontoise représente l’exemple le plus remarquable de ce type d’hétérogénéité dialectale. L’homogénéité/hétérogénéité dialectale a un impact sur le modèle linguistique véhiculé par la communauté et, par voie de conséquence, sur le français parlé par les jeunes générations. Pour illustrer notre propos, nous mentionnerons certains résultats d’une enquête menée dans les écoles de langue française à Hawkesbury, Cornwall, North Bay et Pembroke (quatre communautés traditionnelles où les francophones représentent respectivement 80, 28, 14 et 6 % de la population locale) et à Toronto (communauté non traditionnelle où le niveau de concentration francophone est très faible : 1,5 %). Dans cette enquête, on a demandé aux élèves d’indiquer les mots qu’ils utilisaient à l’oral pour désigner une bicyclette et une voiture automobile. Leurs réponses révèlent plusieurs tendances. La première se manifeste par l’influence de la concentration francophone sur la fréquence des termes typiques du français canadien traditionnel et de leurs équivalents en français standard. Le vocable traditionnel bicycle et sa contrepartie standard bicyclette illustrent cette influence. En effet, c’est à Hawkesbury, communauté où le taux de concentration francophone est le plus haut, que la fréquence de bicycle est la plus élevée (presque 30 %) et à Toronto qu’elle est la plus basse (seulement 6 %). Dans les autres communautés, la fréquence de ce vocable fluctue entre ces deux extrêmes selon le taux de concentration francophone : 23 % à Cornwall, 18 % à North Bay et 15 % à Pembroke. Inversement, c’est à Toronto que la fréquence de bicyclette est la plus élevée (52 %) et à Hawkesbury qu’elle est la plus basse (18 %), les autres communautés affichant, de nouveau, des taux de fréquence corrélés avec les différences de concentration francophone.
On peut interpréter ces différences de fréquence de la manière suivante. Tel que mentionné ci-dessus, plus la concentration francophone locale est élevée, plus les domaines informels de la société (domaines associés à l’usage du registre familier) jouent un rôle important dans la reproduction linguistique. Inversement, plus le niveau de concentration francophone est bas, plus les domaines informels jouent un rôle de second plan et plus l’école (domaine associé à l’usage du registre soutenu) devient le principal vecteur de la reproduction linguistique. Une autre tendance évolutive est la montée de plusieurs termes, qui semble refléter un phénomène de mondialisation. Par exemple, on observe l’ascension des termes vélo et voiture ; toutefois ceci vaut surtout pour Toronto et Hawkesbury. Selon nous, les causes principales de cette évolution ne sont pas les mêmes dans chacune des deux communautés. À Toronto, la présence d’un contingent non négligeable d’élèves originaires des pays francophones d’Europe et d’Afrique (ou dont les parents sont originaires de ces pays) explique la prévalence des deux termes. À Hawkesbury, il faudrait plutôt évoquer le facteur de proximité géographique et psychosociale avec le Québec, où ces deux termes suscitent un certain engouement. En effet, lors d’entretiens avec les élèves, on a constaté que les jeunes de Hawkesbury ont une identité francophone plus forte que ceux des autres communautés et qu’ils sont conscients des particularismes du français québécois (par le truchement des médias ou de visites au Québec). Dans une recherche en cours, on a pu pousser l’analyse des différences entre le parler des élèves de Toronto et celui des élèves des communautés traditionnelles en ciblant les termes exprimant le concept de voiture automobile. La différence la plus remarquable qui ressort de cette analyse a trait à l’appropriation des deux vocables qui sont typiques
13 LE RÉGIONALISME DANS LES ŒUVRES LITTÉRAIRES | | DOSSIER
des registres informels (char et bagnole) par les deux principaux groupes d’élèves francophones présents dans les écoles. Dans les communautés traditionnelles, les quelques élèves qui emploient le terme bagnole sont des francophones nés à l’étranger ou dont les parents sont nés à l’étranger ; toutefois, ces élèves emploient aussi le terme char. À Toronto, les élèves qui emploient le terme bagnole sont eux aussi des francophones nés à l’étranger (en Europe ou en Afrique), mais aucun d’entre eux n’emploie le vocable char. Quant au petit nombre d’élèves qui emploient char, ils sont quasiment tous nés au Canada et aucun n’emploie bagnole. De plus, lorsque les parents (canadiens ou européens) ne transmettent pas le français à leur progéniture, les élèves n’emploient ni char ni bagnole. Somme toute, à Toronto, en l’absence d’une variété de français local qui pourrait servir de pôle d’intégration dialectale, le milieu familial assure à lui seul l’appropriation des registres informels du français. Grâce à deux corpus de langue orale recueillis à Welland – le premier en 1975 et le deuxième de 2013 à 2015 –, on peut examiner l’évolution du français parlé en Ontario sur quatre décennies. Une étude en cours consacrée à l’emploi des formes verbales je vais, je vas et m’as pour exprimer le futur (ex. je vais/je vas/m’as lui parler demain) est révélatrice des changements qui se sont produits durant cette période. En 1975, la forme je vas occupait le 1er rang (34 % en moyenne), la forme m’as était au 2e rang avec une fréquence de 25 % et la fréquence de je vais n’était que de 13 %. Près de 40 ans plus tard, on observe un changement spectaculaire dans la fréquence des trois options. La forme m’as n’est plus employée que par les locuteurs âgés (ils ont tous plus de 54 ans) et sa fréquence n’est que de 8 %. L’amplitude du déclin de m’as a pour corollaire l’ascension abrupte de je vais. Sa fréquence a presque quadruplé et, dans le parler des
locuteurs de moins de 35 ans, elle est plus fréquente que sa rivale je vas (55 % par rapport à 45 %). Finalement, l’étude de l’évolution de ces trois formes a mis au jour une mutation de la valeur socio-symbolique de je vas. En 1975, cette forme était une option socialement et stylistiquement neutre par comparaison avec m’as (forme typique du parler populaire et du registre informel) et je vais (typique du parler des couches sociales élevées et du registre soutenu). En 2015, je vas est typique du parler des individus issus des couches sociales basses et s’oppose à je vais, l’option préférée des locuteurs issus de la frange élevée de la communauté. Les changements dont on vient de parler sont attribuables à plusieurs des facteurs démographiques mentionnés ci-dessus. En 1975, la reproduction linguistique de la communauté francophone était assurée par le foyer et les autres domaines informels de la société et par les domaines formels (principalement l’école et l’Église). À l’heure actuelle, parmi les francophones scolarisés à partir des années 1980, l’école est devenue le principal vecteur de reproduction linguistique. On comprend donc pourquoi le parler des nouvelles générations francophones s’éloigne de plus en plus du français canadien traditionnel et s’aligne de plus en plus sur le français standard du Canada.
Raymond Mougeon est professeur émérite au Collège universitaire Glendon. Ses recherches portent sur la vitalité démolinguistique de la communauté francoontarienne et sur l’évolution du français parlé en Ontario.