Etat de la Corse

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James Boswell

ÉTAT DE LA CORSE Suivi de Journal d’un voyage en Corse et Mémoires de Pascal Paoli

Édition critique par Jean Viviès Présentation, traduction et notes

Suivi de

AN ACCOUNT OF CORSICA Introduced by Gordon Turnbull


Note de l'éditeur La présente édition critique et sa traduction nouvelle en français de l'ouvrage de James Boswell (1re édition), a été publiée en 1992, par les éditions du CNRS. À l'occasion des 250 ans de la parution de la première édition (1768), elle a été révisée et augmentée notamment du texte original de l'ouvrage en anglais (seconde édition corrigée par Boswell, 1768) et d'une présentation originale de Gordon Turnbull.

Achevé d’imprimer en février 2019 Sur les presses de l'Industrie Grafiche della Pacini Editore S.r.l., Pisa Dépôt légal : 1er trimestre 2019 Imprimé en Italie ISBN : 978-2-8241-0962-6 Maquette et mise en page : Ghjiseppu Padovani Albiana – 4, rue Emmanuel-Arène – 20000 Ajaccio Tél. : 04 95 50 03 00 – Fax : 04 95 50 03 01 www.albiana.fr E-mail : contact@albiana.fr © Albiana 2019–Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays


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« La grande histoire aboutit souvent aux îles », notait Fernand Braudel à propos de la Méditerranée2. C’est là aussi que commence l’histoire d’un auteur. La description de l’île de Corse, publiée en 1768 sous le titre An Account of Corsica, fut la matière du premier livre d’un jeune homme de vingt-sept ans qui connut soudain le succès littéraire et mondain. Deux ans auparavant, en octobre et novembre 1765, James Boswell avait visité l’île insurgée de Pascal Paoli et avait ajouté une étape inédite au traditionnel Grand Tour qui tenait lieu, pour les jeunes aristocrates britanniques, d’initiation intellectuelle, artistique et sentimentale. Boswell attribua lui-même plus tard une importance décisive à l’épisode corse de sa vie, y voyant le tournant de la maturité et une sorte de plongée dans l’existence. Il écrivait à Rousseau : « Ce voyage m’a fait un bien merveilleux (…) Je ne suis plus ce tendre inquiet qui se plaignait dans le Val de Travers. Je suis Homme3. » Bien des années plus tard, il confia le même sentiment à Paoli : I said to General Paoli, it was wonderful how much Corsica had done for me, how far I had got in the world by having been there. I had got upon a rock in Corsica and jumped in the middle of my life4.

Mais avant d’en venir aux circonstances de ce voyage, retraçons l’itinéraire du jeune homme dont la Corse a transformé l’existence. 1. Aix-Marseille Université, LERMA, Aix-en-Provence, France. 2. La Méditerranée et le Monde Méditerranéen à l’Époque de Philippe II, 3e édition, Paris : Armand Colin, 1976 ; t. I, p. 141. 3. R.A. Leigh (ed.), Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau, vol. XXVIII. Banbury : Voltaire Foundation, 1977, 4 janv. 1766, p. 156. 4. Charles Rogers (ed.), Boswelliana : the Commonplace Book of James Boswell, London : The Grampian Club, 1874, 27 May 1783, p. 328.


État de la Corse – James Boswell

Portrait du voyageur en jeune homme

Jeunes années James Boswell était né le 29 octobre 1740 à Edimbourg, fils aîné d’Alexander Boswell, huitième Laird d’Auchinleck dans le comté d’Ayrshire. Il rappelait fièrement les origines d’une famille qui, du côté maternel, descendait des comtes de Mar et, du côté paternel, de Robert Bruce. Alexander Boswell devint Lord Auchinleck en 1754, titre non héréditaire mais attaché à la fonction de juge. On ne peut exagérer l’importance de ce père, importante figure locale et personnage austère, dans la formation d’un tempérament qui lui semble singulièrement opposé. Une enfance sans histoires déroula ses jours sous le regard d’une mère que Boswell ne cessa de chérir et d’un père qu’il ne cessa de craindre. Il entra en 1753 à l’université d’Edimbourg pour se préparer, conformément au vœu paternel, à la magistrature ou au barreau. Il y reçut une solide formation classique et le goût des lettres latines. Il y connut aussi l’ami de toute une vie, William Johnson Temple. Ce fut le temps des premiers vers, des premières amours, des premières aspirations imprécises et changeantes. Boswell était attiré par le savoir, d’une manière désordonnée et fébrile, mais aussi fasciné par le monde. Il se ménagea une rencontre avec Hume, qui l’enthousiasma et formait ainsi le premier maillon d’une longue chaîne de grands hommes qui seraient autant de tuteurs. À l’obtention de son diplôme, une escapade à Londres lui fut permise par Lord Auchinleck, où il s’enivra de la compagnie des hommes de lettres et des femmes de plaisir. Il y courut les tavernes, rencontra Laurence Sterne alors en pleine gloire, fréquenta le Jockey Club et dédia quelques vers au duc de York. Après les folles semaines londoniennes, la vie à Auchinleck, où Boswell étudiait sous la férule de son père, paraissait bien morne. La scène écossaise où Lord Auchinleck évoluait à son aise, était décidément une estrade trop étroite pour le jeune homme qui songeait aux horizons lointains, aux cités étrangères et à la gloire militaire. À la fin de 1762, après maints débats familiaux, il put enfin s’installer à Londres. C’est à cette époque que James Boswell commença à tenir son Journal. Le London Journal, chronique vivante de Londres, paradoxalement plus accomplie dans l’écriture puisque les événements sont moins riches que lors des années suivantes, montre un Boswell à l’affût de plaisirs que les rues de la ville ne lui mesurent pas. Le 16 mai 1763, il était présenté à un Samuel Johnson bougon mais qui se prit d’amitié pour le jeune homme. Ce dernier, impressionné, nota quelques jours plus tard dans son Journal : « I shall cultivate this acquaintance5 ». Sous l’influence de Johnson, sa conduite s’assagit 5. London Journal. p. 268.

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et ses convictions religieuses reprirent un peu de vigueur. Le projet d’une carrière dans les Footguards n’ayant mené à rien, Boswell en revint aux plans paternels et accepta de passer une année à Utrecht afin d’y étudier le droit romain avant d’accomplir le Grand Tour. Dès avant le départ pour le continent, certains traits fondamentaux de la personnalité de Boswell sont toutefois déjà bien en place. Sous l’assurance candide, l’ambition claironnée, perce le besoin de dépendance intellectuelle et affective du disciple, la nécessité de modèles à admirer que l’on devine substituts d’un père distant et austère. En Hollande, d’août 1763 à juin 1764, il étudia avec application, non sans côtoyer les figures les plus éminentes d’Utrecht et de La Haye. Plus tard, il devait se souvenir avec effroi de son séjour à Utrecht où il connut les affres de « l’hypochondrie », sorte d’état dépressif, de tristesse existentielle qui le poussait au scepticisme et au nihilisme. Il y rencontra pourtant Zélide, la fille de M. de Zuylen, qui l’éblouit autant par sa beauté que par son esprit. Il lut la Profession de Foi du Vicaire Savoyard et crut trouver un compromis acceptable dans un christianisme moins pointilleux sur le chapitre de la morale.

Le Grand Tour Dans ces dispositions, il entreprit son Grand Tour en juin 1764. Il voyagea en compagnie du comte Marischal. À Berlin, qui l’émerveilla, il se sentit le plus heureux des hommes. Les petites cours allemandes qu’il visita ensuite lui fournirent autant de scènes où il joua tour à tour le philosophe et l’amoureux, le courtisan et le dévot, tout en guettant le regard des grands. Cette frénésie, où se mêlent l’humilité et l’exubérance, traduit une inépuisable curiosité, un appétit insatiable de connaître et d’être connu, de voir et d’être vu. Avec cette déférence hardie qui lui est si particulière, il dansa le menuet à Brunswick avec la princesse Augusta, sœur de George III, il vit Frédéric II, côtoya la meilleure noblesse allemande. Une fois en Suisse, grisé, il lui fallut d’autres succès. Il ne craignit pas d’écrire à Rousseau pour lui annoncer sa visite, se présentant comme un « homme d’un mérite singulier6 ». Rousseau, souffrant, se laissa néanmoins fléchir par l’audace et la naïveté du jeune homme et le reçut à cinq reprises. Mille sujets furent abordés, et les propos du philosophe dûment consignés dans le Journal. On évoqua la Corse et en particulier l’invitation faite à Rousseau de rédiger la constitution du nouvel État corse. Boswell offrit même ses services, mi-badin, mi-sérieux, à un Rousseau amusé comme « ambassadeur extraordinaire » du philosophe dans l’île. Ce projet de fantaisie, esquisse du projet qui devait prendre corps un an plus tard, aurait pu tomber dans l’oubli comme maints autres projets de Boswell. En effet, après Môtiers, il se rendit à Ferney chez Vol6. Correspondance, vol. XXII, 1974, 3 déc. 1764, pp. 157-158.

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taire. Il interrogea l’auteur de Candide sur ses convictions religieuses et s’enchanta de converser avec un esprit aussi brillant, dans le propre château de ce dernier de surcroît. Le moral au plus haut, satisfait de lui-même et de ses rencontres (n’était-il pas l’hôte des esprits les plus éminents ?), Boswell aborda l’étape italienne de son Grand Tour sans songer encore à y inclure la Corse. Le confident ravi des philosophes laissa la place à Turin au voyageur sentimental. Turin était pauvre en hommes d’esprit mais riche en belles patriciennes. Boswell partagea son temps en Italie entre l’intrigue amoureuse, le tourisme et les rencontres. Il courtisa les dames, escalada le Vésuve et parcourut dans ses entretiens tout l’éventail des idées politiques. Il s’émerveilla à Naples de l’esprit pamphlétaire du proscrit Wilkes. L’Italie offrait un cadre idéal à un voyageur de l’éclectisme de Boswell : les traditions latine et chrétienne s’y mêlaient et pour corrompue qu’elle pût lui paraître, il ne pouvait oublier le passé prestigieux dont témoignent ses monuments. Boswell y découvrait un univers ambigu, où se côtoient sans cesse le vice et la vertu, presque une projection de ses débats intérieurs. Mais le projet de voyage en Corse revient au premier plan dans une lettre à Rousseau du 11 mai 1765. Boswell s’y déclarait décidé à aller en Corse et demandait au philosophe une lettre de recommandation. Les termes de cette lettre indiquent que le projet est bien né à Môtiers ; Boswell devait d’ailleurs à plusieurs reprises reconnaître en Rousseau l’inspirateur de son périple. De Parme, Boswell se dirigea non vers Gênes comme il l’écrivait à Rousseau, mais vers Livourne. En partant de Gênes en effet, il n’aurait pu débarquer dans un port tenu par les rebelles et il n’était pas non plus certain de pouvoir passer des places fortes génoises au territoire des insurgés. Pourquoi se rendre en Corse ? Nous évoquerons plus loin l’enjeu philosophique que représentait la Corse dans l’Europe des Lumières. Une île mal connue, où un peuple luttait pour sa liberté, ne pouvait que susciter la curiosité d’un Boswell avide de connaître et de partager toutes les expériences. Un peuple qui choisissait Rousseau comme législateur alliait l’attrait de l’inconnu et la magie d’un nom prestigieux. Et pour brillant qu’ait été son Grand Tour, Boswell n’avait fait jusque-là que suivre les traces d’autres voyageurs : sortir des sentiers battus7 pour ajouter une étape corse serait singulier. Le jeune homme qui s’embarqua le 11 octobre 1765 à bord du Padrone Livornese, curieux de tout, n’était sûr de rien, de ses principes, de ses idées, du tour que prendrait sa vie. Chaque nouvelle expérience, chaque livre lu, chaque conversation retentissait profondément en lui. À l’insu d’un Lord Auchinleck déjà exaspéré par cet interminable Grand Tour, il serait le premier Britannique à visiter l’intérieur de la Corse. 7. Le Grand Tour culminait le plus souvent en Italie et comprenait la visite de la France, de la Suisse, de l’Allemagne et de la Hollande. Les voyageurs ne s’aventuraient pas à l’est de Prague, au nord de Hambourg et au sud de Naples. Voir Christopher Hibbert, The Grand Tour, London : Weidenfeld and Nicolson, 1969.

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Cinq semaines en Corse Le Journal publié ne respecte pas une stricte chronologie ; c’est en effet un texte composé. On peut cependant y retrouver le fil du voyage et en marquer les étapes. Après s’être procuré un « passeport » auprès du Commodore Harrison, Boswell s’embarqua, un peu inquiété par les rumeurs sur les dangers d’une telle expédition et flatté aussi par l’intérêt que lui portaient les hommes politiques d’Italie qui le prenaient pour un émissaire de son gouvernement. Après une traversée bien plus pénible que n’en laisse paraître le texte, il débarqua à Centuri, au nord de l’île, le 12 octobre à 7 heures du soir. Il passa la nuit à Morsiglia chez Antonetti. Le 13, il était à Pino chez Tomasi. Il coucha le 14 au couvent de Canari et il arriva le 15 à Murato chez Barbaggi. Après un accueil fastueux, il partit pour Corte où il logea au couvent franciscain dans l’appartement réservé aux hôtes de passage. Là, il vit le Grand Chancelier Massesi, monta au château et visita l’université. Muni d’un passeport fourni par Massesi, il partit en direction de Sollacarò où se trouvait alors Pascal Paoli, le samedi 19 octobre. Il fit étape à Bastelica au couvent des Observants, puis à Ornano, patrie du héros Sampiero et arriva à Sollacarò le 21 ou le 22. Boswell fut logé dans la vieille demeure des Colonna. Il y passa une semaine en compagnie de Paoli et repartit le 29 octobre, souffrant d’une « fièvre tierce » contractée dans son logis. Il remonta vers le nord par Cauro, Cuttoli, Bocognano et Corte où il fut de nouveau accueilli au couvent. Il continua ses pérégrinations, passant par Rostino et Vescovato où il séjourna quelque temps chez Buttafoco. Il arriva à Bastia le 9 ou 10 novembre, reçu par M. de Marbeuf, le commandant des troupes françaises en Corse. Il y resta une dizaine de jours, soigné par M. de la Chapelle. Les communications entre les villes tenues par les Français et les insurgés étaient alors plus faciles que Boswell ne l’avait craint : à son arrivée à Bastia, il était même porteur d’une lettre de recommandation de Paoli. L’accueil chaleureux réservé à Boswell ne s’explique qu’en partie par le sens politique de Paoli. Ce dernier espérait certes de son visiteur une popularisation de sa cause en Angleterre et de l’Angleterre une position moins unilatérale dans le conflit qui opposait Corses et Génois. Il espérait en particulier l’abrogation de la Proclamation de 1763, hostile aux Corses, mais il se prit d’une amitié sincère pour Boswell, qui ne se démentit pas une fois Paoli en exil à Londres. Boswell quitta la Corse le 20 novembre mais la tempête força son bateau à faire halte dans l’île de Capraja, alors aux mains des Génois, si bien qu’il n’arriva à Gênes que le 30 du même mois. Dès son arrivée, il rendit visite au consul britannique James Hollford et au chargé d’affaires français Michel. L’un des secrétaires d’État génois lui confia qu’il avait pris son voyage très au sérieux. Boswell était ravi de humer ainsi l’air du danger. Il est vrai que son voyage avait été suivi de près par les différentes chancelleries. À son insu, son ami Rivarola transmettait à Turin des rapports sur les activités • 13 •


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de Boswell dans l’île. De toute façon, peu à son aise dans le secret, il fit à Gênes le récit de ses aventures à tous ceux qu’il rencontra et parmi eux à John Symonds et Frederick Hervey qui se rendirent en Corse l’année suivante. Le retour en Angleterre se fit par la Côte d’Azur, Avignon et Paris. Boswell pouvait écrire à Rousseau de Lyon, le 4 janvier 1766 : « J’ai été cinq semaines dans l’île. J’ai beaucoup vu ses habitants. Je me suis informé de tout avec une attention dont vous ne me croyiez pas capable. J’ai connu intimement le noble Général Paoli (…) Je vous ai les plus grandes obligations pour m’avoir envoyé en Corse. Ce voyage m’a fait un bien merveilleux. Il m’a rendu comme si toutes les Vies de Plutarque fussent fondues dans mon esprit. Paoli a donné une trempe à mon âme qu’elle ne perdra jamais. (…) Je pense pour moi : vous me recréez8. »

Après trois ans Après Paris, où il rencontra Horace Walpole, Boswell arriva à Londres le 11 février 1766. Comme il l’écrivait à Rousseau, il est maintenant plus ferme et plus assuré. Son attitude à l’égard d’autrui et de lui-même est différente et les héros en paraissent moins grands. Ce Grand Tour avait été aussi un voyage à l’intérieur de ses propres possibilités et il n’est pas mécontent du résultat. Chez Rousseau, il voit désormais moins le philosophe qu’un vieil homme fatigué. Johnson lui-même, l’espace d’un instant, n’est plus aussi imposant. Londres, lieu géométrique des doutes et des obsessions du jeune Boswell, la ville magique du London Journal, devient à présent le théâtre de son activité publique en faveur des Corses. Il faut ici revenir un peu en arrière et évoquer la campagne de presse qui accompagna le retour de Boswell à Londres. Il se lança au début de l’année 1766 dans ce que F.A. Pottle appelle one of the most elaborate and extended campaigns of puffing and propaganda ever to engage the attention of a man of letters9. Il commença à cette époque à envoyer à la London Chronicle une série de textes, communiqués, entrefilets, dont le premier parut le 7 janvier 1766. Ces textes se caractérisent par un savant mélange d’information et de fiction. Cette campagne a un double objectif : modifier la perception de la Corse dans l’opinion publique britannique, dans l’espoir d’influencer la politique gouvernementale et préparer le public à la parution du livre en portant à sa connaissance le nom de James Boswell. Citons ici une seule de ces multiples contributions : The gazettes of late have talked a great deal of a certain Mr Boswell, a Scots gentleman, who has been in Corsica (…) We do not give credit to the reports of 8. Ibid., vol. XXVIII, p. 156. 9. James Boswell : The Earlier Years, London : Heinemann, 1966, p. 250.

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Mr Boswell’s having had instructions from his Court to treat with Signor de Paoli, but we are in great hopes that from what he has seen, he will be able to undeceive his countrymen with regard to the Corsican nation10.

Boswell distille les articles, entretient l’intérêt par des hypothèses émises puis démenties. La presse britannique s’était jusqu’alors très peu intéressée à la Corse, par manque d’information, et Boswell orchestra habilement la vague de curiosité qu’il avait suscitée. L’activité en faveur des Corses connaîtra un de ses temps forts avec la rencontre du 22 février 1766 avec Pitt. Boswell, qui avait sollicité cet entretien avec insistance, se fait l’avocat des Corses devant un Pitt réservé. Ce dernier ne détient alors aucune fonction officielle et interroge seulement son fougueux interlocuteur sur les ports de l’île. Il se contente d’assurer en termes vagues Boswell de son attachement à la cause de la liberté11. Ainsi, avant même la parution de son livre, Boswell se voit reconnu comme le porte-parole de la nation corse. Le surnom de Corsica Boswell dont il est alors affublé témoigne de ce statut. Quand il rentre enfin à Auchinleck en mars 1766, il peut s’acquitter de la promesse faite à son père et il devient avocat en juillet. Mais la cause qui demeure au centre de ses pensées est celle d’une île qui n’a pas été qu’une simple escale du Grand Tour : la Corse.

L’île des lumières : La Corse en 1765 L’Europe commença à s’intéresser à l’île de Corse vers 1729, année qui marqua le début d’une longue révolte contre la Sérénissime République de Gênes. Ce fut alors le début d’une longue période d’hostilités, ouvertes ou larvées, qui aboutit à l’éphémère indépendance de l’île sous Pascal Paoli et finalement à la cession de l’île à la France en mai 1768. Les troubles qui marquaient la difficile naissance d’une nation attirèrent l’attention des gazettes et des États sur une île jusqu’alors ignorée. La troisième île de la Méditerranée par ses dimensions était pourtant depuis les plus anciens navigateurs une étape sur les routes maritimes et donc l’objet de convoitises, l’enjeu de rivalités entre États : c’est la position géographique et stratégique de la Corse qui explique son histoire tourmentée. Mais si l’île est un enjeu évident entre la France et l’Italie, elle n’offre pas un terrain facile à une domination durable. Véritable montagne sortant de la mer, elle a résisté pendant des siècles aux incursions et aux occupations étrangères. 10. London Chronicle, 13 février 1766, « Extract of a Letter from Turin, Jan. 6 ». Ce texte fut probablement envoyé de Paris. 11. BGT 1765-1766, p. 311.

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La Corse fut tour à tour occupée par les Grecs, les Carthaginois, les Romains, les Barbares, l’Empire byzantin, les Sarrasins, les Pisans avant de passer sous la férule génoise au xive siècle. L’île fut un temps sous l’emprise de l’Office de Saint-Georges, organisme commercial et véritable État dans l’État génois, qui resserra une autorité jusqu’alors lointaine et qui laissait le champ libre aux seigneurs insulaires. La Corse passa sous la suzeraineté directe de la République en 1562. À l’occasion d’une levée d’impôt, en 1729, le brasier insurrectionnel s’alluma et la rébellion s’organisa. Combats et trêves se succédèrent et la France entra peu à peu dans le jeu diplomatique et militaire. Un corps expéditionnaire français rétablit temporairement l’ordre pour le compte des Génois. Giacinto Paoli, père de Pascal et chef des insurgés, fut exilé à Naples. Mais de nouveaux chefs reprirent le flambeau de la révolte, appuyés par la Maison de Savoie et l’Angleterre qui envoya une expédition bombarder Bastia en 1745. Après l’assassinat du chef Gaffori (1753), on fit appel au fils de Giacinto, Pascal Paoli.

Enjeux politiques Né en avril 1725 à Morosaglia, Pascal Paoli appartenait par ses origines à la bourgeoisie rurale éclairée mais il quitta l’île à l’âge de quatorze ans, suivant son père dans son exil. Il fit à Naples un début de carrière militaire et était en 1755 sous-lieutenant d’artillerie à l’île d’Elbe. Sa formation intellectuelle eut pour cadre la cité napolitaine. Il y suivit les cours du philosophe Antonio Genovesi. Il lut Plutarque, Machiavel, Montesquieu mais sa culture, à dominante politique, n’ignorait cependant pas Dante, Swift ou Addison. Il n’est pas pris totalement au dépourvu quand on le proclame Général de la nation le 13 juillet 1755, trois mois après son retour en Corse. Il a réfléchi depuis des années aux possibilités de développement de la Corse et à sa libération de la tutelle génoise. Il a ébauché les grandes lignes d’un projet de gouvernement. Mais l’unité politique et morale de la nation est à construire. Paoli s’y emploie, en affrontant notamment le puissant clan Matra qui s’est allié aux Génois. Après neuf années d’efforts, Pascal Paoli est bien le chef de l’ensemble des Corses. On remarquera ici que le compte rendu que présente Boswell gomme ces difficultés et tend à montrer en Paoli le chef indiscuté d’une nation unanime. Il est vrai qu’en 1765, les difficultés politiques internes sont quasiment résolues. Comment définir maintenant l’expérience politique menée par Paoli ? Dans le régime qu’il a mis en place, coexistent en fait les exigences des Lumières et le poids de la tradition. L’attachement de Paoli au principe de la démocratie ne fait pas de doute mais, dans la pratique, les méthodes de son gouvernement sont régies par l’impérieuse nécessité de maintenir la cohésion nationale. La police et la justice sont expéditives et • 16 •


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efficaces. Si les Lumières inspirent Paoli et son entourage, elles n’éclairent pas encore le peuple et le Général doit chercher ailleurs ses appuis, sur les principali qui constituent l’appareil d’État et un pouvoir local influent. Le fonctionnement des nouvelles institutions, que détaille Boswell, est dans une large mesure formel : les consultes entérinent des décisions prises avant et ailleurs. La prépondérance des notables prévaut sur les mécanismes théoriques. Un pouvoir parallèle double les instances institutionnelles, qui repose sur l’influence locale, la pratique clanique, le système des recommandations et des relations de personnes. D’ailleurs, Boswell se voit remettre de ville en ville des lettres de recommandation qui semblent de plus de poids que le laissez-passer officiel remis par Massesi. L’expression de « despotisme éclairé » est-elle adéquate pour décrire le régime paolien ? On peut répondre par l’affirmative avec P. Arrighi et F. Pomponi si l’on souligne que « la puissance de l’autorité supérieure se voulait au service d’une action réformatrice imprégnée de l’esprit des lumières du settecento12. On a pu y voir aussi « une dictature de salut public tempérée par l’influence des notables. »13 Boswell présente Paoli comme un législateur. Il insiste sur les fondements écrits du système paolien ; État de la Corse incorpore notamment le manifeste de 1755 et, en appendice, six pièces officielles de l’État corse. En réalité, la pratique institutionnelle de Paoli est pragmatique. Les institutions de 1755, assez vagues au demeurant, ont été constamment remaniées à l’épreuve des faits et on ne peut parler de constitution stricto sensu. Le gouvernement se concentre sur la personne du Général, assisté d’un Conseil d’État dont l’effectif est fort variable au fil des années. La pression de la nécessité prévaut sur la lettre des textes si bien que les rouages du gouvernement sont sans cesse modifiés. Lecteur de Machiavel, Paoli fait reposer son pouvoir réel non sur un édifice de textes mais sur son prestige personnel et se montre davantage soucieux d’un contact direct avec ses concitoyens que de la machinerie institutionnelle. C’est d’ailleurs sous les traits d’un magistrat itinérant, que l’on peut saisir sans intermédiaire, qu’il frappe les esprits. Boswell en donne plusieurs exemples dans son livre. Paoli tente ainsi de confier à L’État, incarné en sa personne, la fonction de justice que s’attribuent les familles et les clans à travers la pratique de la vendetta. Malgré les difficultés, la Corse que visite Boswell en 1765 présente bien des caractères d’un État, les signes de la souveraineté. L’île a une capitale, Corte, où siège le Conseil d’État (ou Conseil suprême). Le gouvernement rend la justice, lève l’impôt, bat monnaie, entretient des troupes régulières. Depuis 1764, l’imprimerie nationale publie mensuellement un Journal officiel. L’université d’État de Corte venait d’ouvrir ses portes en janvier. En somme, la Corse peut apparaître aux yeux de son visiteur 12. Histoire de la Corse, Paris : P.U.F, 1978, p. 71. 13. P. Arrighi (éd.), Histoire de la Corse, Toulouse : Privat, 1971, p. 340

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comme « un État qui revendique fermement son indépendance 14». Mais les faiblesses de cet État, moins visibles pour le visiteur, n’en sont pas moins réelles. Politiquement, nous l’avons dit, l’édification de l’État doit composer avec le clientélisme et conserver l’appui de notables qui gardent la haute main sur leurs zones d’influence. Économiquement, l’échec est rendu inévitable par les conditions d’une guerre quasi-permanente et la rupture avec les grands circuits commerciaux. Les résultats des mesures agricoles dont parle Boswell restent limités. L’économie insulaire est en fait en régression, asphyxiée par le blocus des villes maritimes qui sont aux mains des Génois. Militairement, la fougue ne pallie pas toujours le manque de moyens et il faut embaucher, aux côtés des paysans-soldats émules de Cincinnatus qui ont séduit Boswell, des mercenaires étrangers. Mais ces faiblesses structurelles sont masquées par les signes distinctifs éclatants de la souveraineté d’un jeune État. La Corse s’attire les faveurs de l’opinion publique internationale. Son chef suscite l’enthousiasme des lettrés et l’admiration des diplomates. Rousseau est l’un des artisans de cette gloire. Ses lignes célèbres et prophétiques du Contrat social ont extrait l’île des ténèbres pour l’installer dans l’avenir. La nouvelle selon laquelle Rousseau envisage de rédiger une constitution pour la nation corse connaît un grand retentissement dans l’Europe éclairée. Aux yeux du monde, les Corses cessent d’être des bandits primitifs. Les stéréotypes se sont inversés : les brigands deviennent des héros. Leur dénuement n’est plus le signe de leur retard mais bien la marque de leur vertu. Ils apparaissent comme les Spartiates des temps modernes. Ces barbares figurent désormais l’avenir des peuples. L’expérience paolienne a donc de toute évidence une portée internationale. La clef de l’avenir de la Corse, et Boswell l’a bien compris, est dans la position qu’elle occupe dans le contexte européen. L’importance stratégique de l’île en Méditerranée en fait une proie pour les puissances qui s’affrontent dans la partie occidentale de cette mer.

Enjeux internationaux L’objectif de la politique extérieure de Paoli est de parvenir au degré d’indépendance maximal dans une mer où aucune île n’est indépendante. Il semble prêt à accepter une suzeraineté de principe (honorifique ou lointaine) si elle lui laisse une autonomie interne de fait, c’est-à-dire si elle ne remet pas en cause l’expérience en cours depuis 1755. Il peut donc jouer sur le clavier des rivalités entre grandes puissances. Or, depuis 1764, il doit compter avec la présence militaire française. 14. État de la Corse, p. 156.

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Après la guerre de Sept Ans (1756-1763) et le traité de Paris qui consacrait la perte des possessions coloniales françaises, Choiseul cherchait une compensation à ces pertes et une riposte à l’influence anglaise en Méditerranée. Minorque revint en particulier à l’Angleterre lors du traité de Paris. Le deuxième traité de Compiègne (6 août 1764) permet aux troupes françaises sous le commandement du comte de Marbeuf de s’installer pour quatre ans à Bastia, Ajaccio, Calvi, Saint-Florent et Algajola. Les Génois se résignent en effet à cette occupation que rendent indispensables leurs revers militaires dans l’île. Boswell se trouve en Corse en octobre et novembre 1765 à un moment où un compromis tacite semble trouvé sur le terrain entre Paoli et les Français. Nous avons vu que Boswell est porteur d’une lettre de recommandation de Paoli quand il se rend à Bastia. Il note : « Les Français paraissaient très bien s’entendre avec les Corses15 » et voit dans le corps expéditionnaire français une force d’interposition, de médiation entre Corses et Génois qui procure à l’île un bénéfique répit. En réalité, la phase diplomatique qui conduit à la cession de la Corse à la France lors du traité de Versailles (15 mai 1768) est déjà entamée en 1765. Choiseul négocie à la fois avec Paoli et avec Gênes. À Paoli il fait miroiter une carrière flatteuse au service de la France puis, devant le refus de ce dernier, il fait monter progressivement ses exigences. Il fait dans le même temps pression sur les Génois si bien qu’au terme des quatre années prévues par le traité de Compiègne, ils seront contraints de céder l’île à la France sous la forme d’une vente déguisée. La position britannique était définie depuis 1763 par la Proclamation qui interdisait toute action d’assistance en faveur des Corses, qualifiés de rebelles, et mettait un terme de fait aux relations commerciales. L’île de Corse ne revêtait pas une grande importance aux yeux du gouvernement tant que les plans français n’apparaissaient pas. Ce n’est qu’en mars 1768 que le cabinet britannique s’interroge sur les intentions réelles de la France. L’opinion publique s’est à ce moment-là prise de sympathie pour les insulaires, en grande partie grâce au livre et aux efforts de Boswell. Lorsque l’ambassadeur britannique à Paris, Rochford, demandera des explications à Choiseul, il rapportera que celui-ci interrupted me, and said he knew it ; that Boswell’s Account of Corsica had made a great noise ; that he had ordered it to be translated here, and that it would soon be published16. Le ministère britannique, divisé, n’interviendra pas officiellement, il enverra seulement un espion en mission d’information et quelques armes aux insurgés. Lord Holland écrira en 1768 : Foolish as we are, we cannot be so foolish to go to war because M. Boswell has been in Corsica17 ? En 1765, la Grande-Bretagne n’est donc pas partie 15. Ibid., p. 215. 16. Lettre à Shelburne du 2 juin 1768 in Shelburne MSS, citée par J. Foladare dans James Boswell and Corsica, thèse non publiée, Yale, 1936, p. 158. 17. Lettre du 14 octobre 1768, citée in J.H. Jesse. George Selwyn and his Contemporaries, London : Richard

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prenante dans le conflit et, malgré les espoirs de Paoli qu’elle accueillera tout de même en exil, elle ne le sera pas. On comprend dans ce contexte l’intérêt que présente le visiteur britannique James Boswell aux yeux d’un Paoli qui cherche un contrepoids dans sa difficile négociation avec Choiseul. Enjeu diplomatique important, la Corse qui est le théâtre de la résistance d’une petite nation contre les grands pays européens, est investie également d’un enjeu plus large qui s’inscrit dans le contexte général des Lumières.

Enjeux philosophiques La Corse avait été jusqu’aux environs de 1730 « aussi inconnue que la Californie ou le Japon18 ». Elle suscitait depuis un certain intérêt dans les milieux éclairés et les chancelleries. L’épisode de Théodore de Neuhoff connut même un écho assez considérable mais l’information précise faisait défaut : l’île n’était entrevue qu’à travers les récits d’officiers français en mission en Corse. Un seul livre en langue anglaise parut avant celui de Boswell : A New Description of the Island of Corsica, publié à Londres en 1739. Mais l’image qui ressortait de ces textes n’était guère positive : la curiosité s’y doublait d’une certaine méfiance à l’égard des barbares. Cette image se transforme lors de la période paolienne. D’abord, les années 1760-1780 s’intéressent aux peuples différents, à l’idée de l’état de nature. L’ethnographie et la géographie alors en plein essor permettent en quelque sorte une confrontation entre la civilisation des grands pays européens et la vie sauvage des terres nouvellement découvertes. L’univers connu s’élargit à des horizons plus lointains. Les expéditions révèlent des hommes physiquement et socialement différents. N’y aurait-il donc pas dans une île des mers du Sud ou en Patagonie un âge d’or de l’humanité qui ferait clairement apparaître la corruption des nations que l’on dit civilisées ? L’état de nature ne se situe plus quelque part dans le passé mais en un point de la mappemonde. Les sauvages suscitent une grande curiosité. Lord Monboddo, ami de Boswell, l’un des premiers lecteurs des brouillons d’État de la Corse et traducteur d’un ouvrage consacré à une jeune sauvage trouvée en Champagne19, se disait convaincu de la supériorité du mode de vie sauvage. L’intérêt pour la Corse s’inscrit dans ces nouveaux horizons anthropologiques mais l’île présente aussi une expérience sociale originale : s’y joue l’émergence d’une nation neuve, peut-être d’un État vertueux. Ce n’est plus dans un lointain passé ou dans Bentley, 1843, vol. 2, p. 333. 18. Histoire des Révolutions de l’Isle de Corse, La Haye, 1738, p. 3. 19. An Account of a Savage Girl, 1768.

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le royaume des idées qu’il faut chercher ce modèle : il se trouve peut-être là-bas. Frédéric II, dans l’Anti-Machiavel voit dans les Corses un exemple de courage et de vertu. Rousseau va plus loin : Il est encore en Europe un pays capable de législation ; c’est l’Isle de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté, mériterait bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite isle étonnera l’Europe20.

Pour Rousseau la « simplicité de la nature » est la condition politique d’une législation satisfaisante et les grands États de l’Europe ont perdu cette chance à jamais. Cet éloge de la Corse ouvrait la voie à l’épisode du projet de constitution pour la Corse qui visait à faire de Rousseau le législateur d’un État des Lumières. Matteo Buttafoco écrivit à Rousseau le 31 août 1764 pour lui proposer d’être ce « sage » qui garantirait aux Corses la liberté chèrement recouvrée. La possibilité d’une application pratique, d’une action issue de la pensée des Lumières ne se trouvait-elle pas dans cette invitation ? Rousseau se mit au travail avec enthousiasme. Il envisagea un temps un voyage dans l’île pour s’instruire de la réalité du pays mais y renonça dès avril 176521 et demanda à Buttafoco de la documentation. L’élaboration des notes occupa les mois de janvier à septembre 1765. Le texte fut alors mis en sommeil et perdit toute raison d’être lors de la signature du traité de Versailles en mai 1768. Ce projet, élaboré l’année même du voyage de Boswell, est commenté dans État de la Corse. Boswell attribue l’initiative de la proposition à Buttafoco et de fait, Buttafoco a écrit à Rousseau de son propre chef et à l’insu de Paoli. Ce dernier n’en a eu connaissance qu’après le 15 octobre 1764. Buttafoco, qui avait partie liée avec la France, menait dans cette affaire un jeu personnel et avait ses propres visées. Rousseau s’en aperçut à la lecture d’un manuscrit rédigé par ce dernier et avec lequel il était en profond désaccord22. Boswell affirme que Paoli, une fois informé, n’avait pas l’intention de confier à Rousseau la législation de son pays. Son interprétation, qui suit celle de Burnaby, selon laquelle Paoli aurait voulu tirer parti du prestige de Rousseau sans lui confier de rôle législatif, paraît convaincante. En effet, le Général ne pouvait que reprendre à son compte l’invitation lancée par Buttafoco tout en cherchant à en limiter la portée réelle. En tout état de 20. Du Contrat Social, livre II, chap. X. 21. Rousseau justifie sa décision dans Les Confessions, livre XII. 22. Buttafoco voulait rétablir les nobles dans leurs prérogatives anciennes, ce qui allait à l’opposé des vues de Rousseau sur la communauté paysanne parfaite esquissée dans les fragments de son « Projet de Constitution pour la Corse ». Une chronologie précise des différentes démarches a été établie par Ernestine DedeckHéry (Jean-Jacques Rousseau et le Projet de Constitution pour la Corse, Philadelphie, 1932).

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cause, le nom de Rousseau resta lié pendant plusieurs années à la naissance de la « nouvelle nation ». Boswell fut, le temps d’un voyage, le témoin privilégié de cette expérience nouvelle et présenta l’île à ses contemporains dans un livre, dont il est temps maintenant d’examiner le contenu.

Sources, composition et réception Went and found Horace Walpole, whom you had treated with by cards, lean, genteel man. Talked to him of Corsica. He said you should give something about them, as there are no authentic accounts. You said you intended to do so23.

À la date du 22 janvier 1766, le Journal de Boswell rapporte ainsi sa conversation avec Walpole. En lui envoyant un exemplaire de son livre, Boswell lui en attribuera d’ailleurs l’idée première. L’idée de publier un récit de son voyage semble avoir pourtant habité Boswell dès ses premiers pas dans l’île. Il se mit au travail dès son retour à Auchinleck. Dans la préface, il précise que le projet initial est par la suite devenu plus vaste. Ce projet initial aurait sans doute donné naissance à un livre de voyage, sans récit historique ni description géographique. L’un des modèles que Boswell a alors en tête est Molesworth, auteur d’un Account of Denmark (1694). L’autre modèle est Plutarque, qui offre un exemple de biographie des hommes illustres, fondé sur une relation étroite entre le portrait psychologique et la figure publique. Boswell revendique cette référence dans une lettre d’octobre 1766 : I would wish to have old Plutarch at Auchinleck for a month or two24. Ces modèles stylistiques posés, il s’agissait pour Boswell de disposer des matériaux nécessaires. Les renseignements qu’il avait relevés sur place devaient être complétés. Il écrivit à Rivarola, John Dick et Paoli à cette fin et consulta de nombreuses sources.

Sources L’examen des sources d’État de la Corse révèle en premier lieu leur grand nombre et leur diversité. Les différents emprunts qui en résultent forment un intertexte très hétérogène qui comporte aussi bien les classiques grecs et latins que des citations de Hume ou de l’Encyclopédie. Ceci explique le style peu uniforme du texte, tantôt marqué par les modèles syntaxiques latins, tantôt influencé par le vocabulaire philosophique, modelé 23. BGT 1765-1766, p. 285. 24. Letters, I, p. 92.

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par la diversité des textes qu’il traverse. La préface indique de manière fidèle les principaux ouvrages consultés. Le premier de ces livres, Histoire de l’Isle de Corse …, écrit par un ancien commissaire de guerre français, a fourni à Boswell de nombreux renseignements géographiques repris par traduction littérale ou par paraphrase. Le second, Mémoires Historiques, Militaires et Politiques … , est l’œuvre de Jaussin, apothicaire-major des armées du Roi. Boswell s’en est essentiellement servi comme source de son chapitre II. Deux autres textes doivent être cités comme sources principales : De Rebus Corsicis de Petrus Cyrnaeus, traduit en italien en 1755 par l’abbé Rostini (qui avait sans doute signalé cet ouvrage à Boswell) et le Journal d’Andrew Burnaby, rédigé à la suite d’un voyage dans l’île en 1766 et qui ne fut publié qu’en 1804 mais dont Boswell a pu consulter le manuscrit. Il a du reste largement utilisé les observations de Burnaby, avec la permission de l’auteur, en particulier le compte rendu des relations de Rousseau avec les Corses. Ces quatre textes forment la trame de fond du livre, tout au moins des trois chapitres de la partie Account, et ont fourni la majeure partie de l’information géographique et historique. Mais de nombreux autres textes sont mentionnés qu’il convient d’évoquer brièvement. Parmi les classiques de l’antiquité, Boswell cite un total de vingt-huit auteurs, d’Homère à Sénèque, d’Hérodote à Virgile, qui apparaissent au fil du texte, ne serait-ce parfois que pour un vers ou une remarque incidente. Il convient d’y ajouter quelques références bibliques, dont la longue citation du premier livre des Maccabées. Boswell a d’ailleurs trouvé une bonne partie des citations classiques dans les sources primaires mentionnées plus haut. Ces mêmes sources ont procuré à Boswell peu de citations d’auteurs modernes. Les emprunts à ces auteurs relèvent donc moins de la recherche systématique de références que du hasard des lectures, des réminiscences et des connaissances. Boswell en cite vingt-quatre, dont Hobbes, Hume, Smollett et Rousseau. S’y ajoute encore une série d’une dizaine de textes et de documents fournis par des correspondants, parmi lesquels de nombreux pamphlets corses et les six documents publiés en appendice. Ce rapide examen montre que Boswell a fait grand usage de sources, qu’il les a citées et reconnues, en donnant parfois néanmoins des références inexactes. Il ne semble pas que des sources non reconnues aient été utilisées. Naturellement, toutes les citations et tous les emprunts n’ont pas la même fonction mais leur variété permet tout de même de souligner le caractère hétéroclite du champ intertextuel. Bien des citations, à vrai dire, semblent inutiles ou superflues, comme si la simple présence des auteurs dans le texte importait plus que le contenu des passages cités. Boswell cherche de cette manière à enrichir son texte par un intertexte prestigieux qui comprend les plus grands noms de la littérature et à donner des lettres de noblesse à la fois à la Corse et au livre qui la présente. • 23 •


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Les sources imprimées, même nombreuses, comportaient une lacune : l’actualité de la situation en Corse. Les amis de Boswell durent donc lui fournir des renseignements sur la Corse contemporaine. Ici aussi, la préface offre un guide assez sûr : parmi les informateurs, on retrouve Pascal Paoli, Rivarola, John Dick, Casa Bianca, Buttafoco, Stefanopoli et Rostini. Ces informateurs étaient aussi des acteurs, engagés dans l’histoire de la Corse en train de se faire, et auprès d’eux Boswell se procura la matière vivante, inédite, de son livre.

Mise en forme On trouvera dans les travaux de F.A. Pottle25 une étude détaillée des différentes phases de la rédaction du manuscrit. Boswell avait commencé à rédiger en mars 1767 et avait terminé sa première version seulement trois mois après. Bien des années plus tard, il notera dans son Journal : I wish I could write now as when I wrote my Account of Corsica26. Le Journal posait au départ des problèmes de composition plus simples que l’Account puisqu’il se présente comme le récit chronologique du séjour de Boswell dans l’île. Le journal originel, c’est-à-dire l’ensemble des notes prises jour après jour sur place, a disparu (à l’exception d’une page) mais on peut penser que le texte définitif diffère considérablement du récit pris sur le vif. Deux remarques de Boswell permettent de saisir le travail qui a transformé la simple chronique en un texte condensé et élaboré. Depuis le début de mon voyage, je notais chaque soir mes observations de la journée, consignant beaucoup de choses parmi lesquelles je pourrais plus tard trier à loisir27. En rédigeant ce Journal, je ne lasserai pas mes lecteurs par une relation des événements de chaque jour. Il sera beaucoup plus plaisant pour eux de lire un récit libre et suivi de ce que j’ai vu ou entendu et qui mérite d’être relevé28. En d’autres termes, le journal rédigé dans l’île était strictement chronologique alors que le texte publié est une synthèse qui gomme la chronologie, trie ou réorganise le matériau et élabore le récit en fonction d’exigences qui ne sont pas celles de la relation au jour le jour. L’un des principes de mise en forme est d’ordre esthétique : il s’agit de donner de Paoli, figure centrale du Journal, non pas un portrait haché et pointilliste mais un portrait d’ensemble organisé autour de traits mis en lumière par le récit. Autre principe : l’effacement de la chronologie non pas tant dans la succession des faits mais dans 25. Private Papers, pp. 205-238. 26. Journal, 18 déc. 1784, Private Papers, vol. XVI, pp. 66-67. 27. État de la Corse, p. 183. 28. Ibid., p. 175.

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l’absence d’isochronie. En effet, le volume des pages n’est pas proportionnel au temps du récit. On constate une dilatation du temps lors du séjour avec Paoli : une semaine de séjour effectif occupe 62 pages (dans l’édition originale), que l’on peut comparer aux 8 pages consacrées au séjour à Bastia chez M. de Marbeuf le commandant français (pour une dizaine de jours). Une série de marques stylistiques confirment la dilatation du temps : « souvent », « une fois », « chaque jour », « un jour », « j’avais l’habitude de … » En outre, les remarques qui iraient à l’encontre de l’économie générale du récit sont abandonnées. Si l’on confronte le Journal à l’unique page qui subsiste du Journal originel29 et qui raconte la traversée de Livourne à la Corse, on mesure bien les écarts. Le texte définitif ne retient pas les éléments négatifs que le voyageur avait notés : les moustiques et la vermine qui l’assaillent pendant la nuit, le mal de mer. Tous ces désagréments sont concentrés et affaiblis dans le mot « ennuyeux30 » (tedious). Le 6 août 1767, Boswell confirma son accord avec Dilly qui s’engagea à lui payer cent guinées trois mois après la publication du livre à Londres et la première édition sortit le 13 février 1768, imprimée à Glasgow par les frères Foulis pour le compte d’Edward et Charles Dilly.

Réception L’ouvrage connut immédiatement un grand succès. Le premier tirage de 3500 exemplaires fut épuisé en six semaines et une nouvelle édition fut annoncée le 1er avril suivant. La troisième édition parut un an après, le 1er mars 1769, de sorte qu’à cette date 7 000 exemplaires avaient été vendus. Il faut y ajouter la parution de trois éditions irlandaises en 1768 et 1769. On trouve une autre mesure du succès dans la publication par les journaux de larges extraits qui ont familiarisé avec le livre un public nombreux qui ne l’avait pas lu. Dans les principales revues comme The Gentleman’s Magazine, The Critical Review et The Monthly Review, en termes d’espace occupé, État de la Corse fut un des livres majeurs de l’année 1768. Le livre connut un grand retentissement en Europe. Avant la fin de 1769, il avait été traduit en allemand, en hollandais, en Italien et deux fois en français. Un jugement de Grimm montre bien l’écho considérable de l’ouvrage : On a publié une relation de l’île de Corse, ou Journal d’un Voyage dans cette île, et Mémoires de Pascal Paoli par Jacques Boswell, écuyer, traduit de l’anglais par J.-P. J. Dubois. Cet ouvrage, imprimé en Angleterre pour la première fois en 1767 (sic) jouissait 29. Voir Private Papers, pp. 4-5. 30. État de la Corse, p. 171.

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d’une telle réputation que le gouvernement de France crut devoir prendre des mesures pour empêcher la traduction de paraître ; mais ces mesures, comme il arrive, n’ont fait qu’augmenter la curiosité du public. Elle a enfin paru en Hollande l’année dernière, et il vient d’en percer quelques exemplaires à Paris, parce que le procès de la Corse est plaidé et jugé, et que personne ne s’en occupe plus aujourd’hui. Mais depuis que les Français sont maîtres de cette île, il me semble qu’ils attaquent la véracité de M.Boswell, et qu’ils prétendent que sa relation n’est qu’un roman. Il m’est impossible d’avoir un avis sur ce procès31. Choiseul se fit traduire personnellement le livre, savons-nous par diverses sources, dont Madame du Deffand32. Un succès de cette ampleur donna rapidement lieu à recensions et polémiques. Les critiques de la Critical Review et de la Monthly Review portèrent un jugement favorable. Gibbon et Deyverdun furent moins convaincus dans les Mémoires Littéraires de la Grande-Bretagne pour l’an 1768. Samuel Johnson apprécia surtout le Journal : Your History is like other histories, but your Journal is in a very high degree curious and delightful. There Is between the History and the Journal that difference which there will always be found between notions borrowed from without and notions generated within. Your History was copied from books ; your Journal rose out of your own experience and observation33.

Gray, séduit par le personnage de Paoli mais guère indulgent pour Boswell, eut ce mot pour qualifier le récit : « A Dialogue between a Green-goose and a Hero34 ». En Amérique, le Boston Almanach pour l’année 1769 présentera deux extraits de l’ouvrage35. Mais loués ou blâmés, le livre et son auteur sont dans toutes les conversations. Toute une littérature de circonstance, poèmes, pamphlets, surgit alors sur le thème corse. Par une sorte de fusion entre l’auteur et son œuvre, Boswell est devenu Corsica Boswell. Le succès spectaculaire du livre au moment de sa parution contraste avec sa fortune critique ultérieure. Aucune republication intégrale du livre n’a eu lieu depuis 1769. En revanche, le Journal of a Tour a été plusieurs fois publié séparément, ce qui témoigne de la persistance de la vision critique donnée à l’origine par Samuel Johnson. Or est-il bien légitime de dissocier aussi nettement une partie historique, ou « objec31. Correspondance Littéraire par Grimm, Diderot, Raynal, 1877-1882, vol. IX. p. 64. 32. Lettre du 19 juillet 1768 in W.S. Lewis (éd.), Horace Walpole’s Correspondence, IV, New Haven : Yale U.P, 1970, p. 109. 33. LOJ, 9 sept. 1769, p. 403. 34. P. Toynbee (éd.), The Correspondence of Gray, Walpole, West and Ashton, Oxford : Clarendon Press, 1915, 18 fév. 1768, p. 274. 35. E.N. Dilworth, Boswell in America, Notes and Queries, May 1958, p. 220.

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tive », de peu d’intérêt, et une partie personnelle, ou « subjective » qui seule mériterait l’attention ? C’est l’analyse de la substance intellectuelle de l’œuvre, de son contenu historique et idéologique, qui permet d’en mieux éclairer la nature.

Contenu idéologique et unité du texte Si le texte se fonde sur de nombreuses sources historiques, les exigences de son auteur ne sont pas celles de l’historien. Il est modelé par une élaboration idéologique et un discours historique se met en place à travers le récit historique.

Du récit au discours La dédicace rejette la perspective apologétique mais la réintroduit aussitôt comme si l’éloge coïncidait avec la description fidèle de la réalité. (Votre panégyrique) « se dégagera dans une certaine mesure de mon modeste travail ». L’introduction, après la préface, donne une tonalité idéologique sous la forme plus abstraite d’un éloge de la liberté et pose ensuite la grille de lecture générale : il s’agit du combat juste d’un peuple courageux qui cherche à renverser le joug étranger. On remarque un jeu précis sur les temps passé/présent, la densité de termes fortement connotés, positivement (« valeureux ») ou négativement (« oppression », « vile bande », « troupe désordonnée de rebelles », « joug »). C’est après l’énoncé de ces trois clés de lecture (dédicace, préface, introduction) que se succèdent les trois chapitres de l’Account. Le premier chapitre est le plus factuel de l’ouvrage. Il s’attache, comme l’indique son titre, à présenter la situation, les paysages et les productions de la Corse. Cette présentation pour autant n’est pas neutre. Elle souligne nettement les charmes et les richesses de l’île, souvent à l’aide d’adverbes (« agréablement », « remarquablement », « extrêmement bien »… ), ce qui manifeste autant d’écarts par rapport à un simple compte rendu. L’île de Corse jouit de « privilèges » naturels. D’autre part, la longue et méthodique description des ports de Corses n’obéit pas non plus au seul intérêt touristique. Pitt en avait souligné l’utilité devant Boswell et ce dernier conclut ce passage en insistant sur l’intérêt stratégique d’une Corse au large des côtes de France et par conséquent l’intérêt d’une alliance politique avec elle. Le second chapitre se présente comme le récit de l’histoire de la Corse depuis le premier peuplement jusqu’à 1765. Mais en fait de fil historique, le lecteur découvre de grandes données permanentes de l’histoire corse, comme si chaque époque avait vu au fond s’affronter les mêmes forces et les mêmes valeurs sous des incarnations différentes. Par exemple, sous la domination romaine, s’affrontaient déjà l’esprit de liberté et la ty• 27 •


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rannie : « Mais les Romains ne purent jamais exercer une ferme domination sur ce pays où l’esprit de liberté, que les tyrans nomment rébellion, ne cessait de souffler36 ». La révolte corse des années 1750-1760 se voit ainsi donner une profondeur historique qui plonge ses racines aux origines mêmes, et au-delà, une sorte de transhistoricité comme si l’éthos corse se définissait dans son essence par la lutte pour la liberté. Des figures historiques annonciatrices de Paoli se succèdent à la tête des Corses : Ugo Colonna, Sampiero, Gaffori. En fait le sens de l’histoire de la Corse est préconstruit : un schéma fondamental oppresseur/opprimé met en scène les protagonistes à travers les siècles. Le rôle de l’oppresseur est tenu tour à tour par les Phéniciens, les Étrusques, les Carthaginois, les Romains, les Goths, les Sarrasins et les Génois (avec, il est vrai, la parenthèse pisane). Le peuple corse dans sa révolte est conduit par un chef héroïque dont seules changent les incarnations. Quant aux faits eux-mêmes, ils se ramènent à un nombre restreint de ce que Roland Barthes appelle des « prédicats » ou des « occurrents37 » : opprimer et résister sont les principaux. Le discours historique ne présente pas un fil linéaire mais, comme dans l’écriture hagiographique, met en scène les avatars d’un sens déjà donné, les pièces d’une leçon que chaque épisode vient confirmer et renforcer38. Dans le même temps, le texte exploite les possibilités de parallèle avec le présent : l’intervention britannique de 1745 aux côtés des Corses est ainsi rappelée comme un précédent dont le souvenir est resté vivant au cœur des insulaires. Cette constitution du récit en discours apparaît plus clairement, encore dans le troisième chapitre consacré à l’état actuel de la Corse. La figure de Paoli, introduite au chapitre précédent, est maintenant construite de manière plus précise, par adjonction progressive d’éléments porteurs de sens. Les jugements de valeur encadrent les faits (« parfait », « excellent », « glorieusement »). Les imperfections sont certes enregistrées mais aussitôt circonscrites et présentées comme transitoires (« l’agriculture corse est encore très imparfaite », « les manufactures de Corse sont encore très rudimentaires39 »). Les points négatifs font l’objet de longs commentaires justificatifs. Par exemple, Boswell s’efforce de justifier la « férocité » des Corses, soulignée par Strabon, et enrôle Hobbes pour l’expliquer par les impératifs du combat patriotique. Le peuple corse étant posé d’entrée de jeu comme « bon peuple », Boswell doit argumenter laborieusement pour justifier ce que Strabon appelle sa « sauvagerie ». De même, la pratique de la vendetta, que Paoli selon Boswell a raison de vouloir supprimer, se justifie malgré tout par le sens de l’honneur exacerbé qui anime les Corses. Bien entendu, l’in36. État de la Corse, p. 78. 37. « Le Discours de l’Histoire », Information sur les Sciences Sociales 6 (4), août. 1967. 38. Sur les mécanismes de l’hagiographie, voir Michel de Certeau, L’Écriture de ! Histoire, Paris : Gallimard, 1975. 39. État de la Corse, p. 139 et p. 140 (c’est moi qui souligne).

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térêt que représente la Corse pour l’Angleterre est à plusieurs reprises de nouveau mis en lumière, comme partenaire commercial mais aussi comme modèle moral. Le compte rendu annoncé (« État présent de la Corse…») est devenu une démonstration, dont le Journal est le point d’orgue. Le Journal n’est en effet pas séparable de l’Account dans la mesure où il poursuit et couronne la démonstration ébauchée au fil des trois chapitres. Tout se passe comme si le témoignage « de visu » venait confirmer les enseignements du savoir livresque. Nous avons déjà noté que les faits ne s’y succèdent pas en tant que tels, même si la trame chronologique générale est respectée. Ils sont introduits pour leur charge sémantique, pour autant qu’ils éclairent le sujet du jour le plus favorable. On ne trouve ainsi que peu de notations sur le paysage : c’est la nature humaine qui est au centre, celle de Corses détenteurs de toutes les vertus. Ils possèdent en premier lieu les vertus primitives d’un peuple préservé de la marche générale des nations civilisées vers la détérioration. Sur la route entre Corte et Bastelica, en compagnie de ses guides, Boswell se nourrit de châtaignes, boit l’eau des ruisseaux et se sent appartenir à la prisca gens mortalium. Ces vertus s’allient aux vertus antiques. La Corse est décrite en référence aux sociétés de la Méditerranée antique. Le dernier paragraphe du Journal hisse Paoli à la hauteur des personnages des Vies de Plutarque. Chez le Grand Chancelier, Boswell se croit dans la maison d’un Cincinnatus. Les guerriers corses du Journal appartiennent à ses yeux en effet à l’univers de Cincinnatus : le combat terminé, ils retournent à la charrue. L’île est montrée à travers une culture classique qui exalte l’antiquité et ignore quasiment son être réel. La Corse du Journal est une autre Ithaque, un espace littéraire. Enfin, le texte attribue aussi aux Corses les vertus de la civilisation. Chez Barbaggi, souligne Boswell, le repas en son honneur est somptueux ; il se compose de douze plats, que l’on sert dans de la porcelaine de Saxe. En quelque sorte, les Corses cumulent les vertus de l’âge d’or primitif, de la simplicité de l’idéal antique et du raffinement du siècle. Ces éléments se retrouvent dans le portrait de Paoli. Dans le discours de vertus que constitue le Journal, celles-ci sont en lieu et place des faits proprement dits, les unités de base du récit. De même que, l’Account n’offrait pas des annales mais une interprétation de, l’histoire corse, le Journal présente moins une chronique qu’une hagiographie. Le portrait de Pascal Paoli, pièce maîtresse du Journal relève en effet bien peu de la biographie. Le personnage est mis en scène par un ensemble d’anecdotes édifiantes, de propos qui sonnent comme autant de maximes. Il incarne au plus haut degré les vertus nationales que le texte a établies dès les premières pages. Le portrait physique n’est pas détaillé mais distant, comme si la statue du personnage importait plus que l’être humain. Parallèlement, la leçon politique du • 29 •


État de la Corse – James Boswell

voyage est fortement soulignée : l’avenir est à l’alliance entre la Corse et la GrandeBretagne. L’État de la Corse est à l’évidence une démonstration en faveur de la Corse. Un discours s’y déploie dans lequel les faits sont des preuves. Peut-on avancer dès lors que le livre de Boswell reflète une théorie politique, morale ou philosophique précise ?

Un texte politique ? Le texte paraît au premier abord à la fois saturé et dépourvu d’idéologie. Il est parcouru de signes idéologiques forts (éléments de propagande, thèmes politiques, références historiques) mais l’ambiguïté domine si l’on tente de définir la philosophie qui sous-tendrait l’ensemble. On a parfois évoqué le rousseauisme de Boswell dans État de la Corse et présenté le livre comme une illustration concrète des idées du Contrat social. Il est vrai que c’est à l’instigation de Rousseau que Boswell s’est rendu en Corse mais la question de l’influence intellectuelle de Rousseau se pose différemment. L’introduction laisse apparaître une influence thématique, ou peut-être seulement stylistique, de Rousseau dans son éloge vibrant de la liberté. Boswell cite aussi le passage célèbre du Contrat Social. Dans la réflexion de Rousseau, la question de fond est celle du meilleur gouvernement possible. La société qu’il a sous les yeux déprave l’homme, qui est méchant mais ne l’est pas naturellement. Rousseau vise donc non pas la société mais un ordre social donné, une certaine forme d’institutions et de fonctionnement politiques. La question des institutions, d’une éventuelle constitution, est ainsi à la fois morale et politique. Les grands hommes admirables de l’antiquité ne peuvent se comprendre et n’auraient pu surgir sans les institutions de Sparte ou de Rome. Il faut donc selon Rousseau, élaborer des institutions capables de préserver les hommes de la dépravation. Or, dans les grands pays le processus est trop avancé et irréversible. Mais, dans les petits États, protégés par leur petitesse même d’une détérioration rapide, la question politique vaut d’être posée car les peuples y ont gardé leur simplicité première. État de la Corse présente des éléments de cette vision des choses : le lien fort entre vertu morale et vertu politique, l’importance des institutions, la relation entre vie rurale et démocratie40. Le texte reflète donc en partie la vision rousseauiste de la question corse : la Corse y est vue comme un pays d’avenir menacé par les puissances du passé. Toutefois, on ne saurait y lire une transcription pratique des idées de Rousseau : en effet, la thématique rousseauiste n’est qu’une des composantes de l’œuvre. La note rousseauiste 40. Voir l’introduction de R. Derathé au Contrat Social, in Œuvres Complètes III, Paris : Gallimard, 1964, pp. XCI-CXV.

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Présentation

plaquée par l’introduction disparaît dans la présentation concrète des Corses et de leur chef qui superpose à l’univers du Contrat Social le monde antique de Plutarque. Paoli est mis en parallèle avec Lycurgue et les héros homériques et l’on sent Boswell fasciné par l’idéal du héros. Il note que le pouvoir de Paoli est en fait sans limites, il se plaît à souligner que le patriotisme corse équivaut à une fidélité personnelle au chef, il envisage que la succession de ce dernier revienne à son fils et n’hésite pas à employer le terme de « despotisme ». La vision politique de Boswell est donc contradictoire et confuse. Un troisième élément complique encore le tableau : l’idéal de la civilisation et la fascination du raffinement. Nous mentionnions plus haut la scène du fastueux repas offert par le « Spartiate » Barbaggi. Cet aspect devient évident lors du récit du séjour à Bastia chez le commandant français M. de Marbeuf. Boswell décrit les bienfaits de le présence militaire française dans l’île, il jubile de se trouver en compagnie d’un noble de la qualité de M. de Marbeuf, il est ébloui par l’élégance d’un monde sans rapport avec celui des rudes bergers ou des héros antiques. L’éclat de son lever me charma (…) Je passais pour ainsi dire d’un siècle rude et primitif au siècle raffiné d’aujourd’hui, des montagnes de Corse aux rives de la Seine41. Ce passage ne révèle-t-il pas le manque de cohérence de la vision politique de Boswell, son aspiration confuse à une impossible synthèse ? Le paysan corse épris de liberté est à ses yeux admirable, mais le sont aussi les héros antiques et le noble raffiné. À la figure de Rousseau, possible législateur d’un État des Lumières, répondent celles de Paoli, héros sorti de l’antiquité et de Marbeuf, représentant des raffinements inégalés de la civilisation. Dans le détail de l’argumentation en faveur de la Corse, on constate la même hétérogénéité. Boswell amasse et juxtapose les arguments plus qu’il ne les enchaîne. L’accumulation des preuves l’emporte sur leur logique. Ainsi, en faveur d’une politique britannique d’alliance avec la Corse, le texte propose une série d’arguments à la fois commerciaux, stratégiques et moraux. Il serait assurément digne d’un peuple que les bienfaits de la liberté ont rendu généreux d’accorder son soutien à une race de héros qui ont tant fait pour s’assurer les mêmes bienfaits, surtout quand la démonstration de notre générosité rejoindrait au plus haut point les intérêts commerciaux de nos deux royaumes42. Boswell en appelle en somme à la fois à la fraternité des hommes libres, au respect dû aux héros et au sens du commerce d’une nation avisée. Il entend faire converger l’idéal des Lumières et les calculs de la Realpolitik. En fait, l’enthousiasme de l’auteur 41. État de la Corse, p. 214. 42. Ibid., p. 138.

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État de la Corse – James Boswell

submerge quelque peu les composantes intellectuelles de son raisonnement. L’unité du livre réside moins dans la transposition d’un système de pensée43 que dans ce désir de prouver. L’émotion ressentie lors du voyage et restituée dans le livre l’emporte en définitive sur les rationalisations ultérieures. Plutôt que dans l’incertain pamphlet politique qui inquiétait les milieux diplomatiques, l’authenticité de l’œuvre réside dans le plaidoyer pour une île injustement ignorée, dans l’éloge littéraire qui s’efforce de lui donner une légitimité.

Un éloge littéraire La Corse est un espace insulaire et il y a là plus qu’une évidence géographique : une richesse symbolique. La Corse rejoint une lignée d’îles de la littérature : Atlantis, Utopia, New Atlantis. Elle est en outre ennoblie par le prestige des textes anciens. Les nombreuses citations d’auteurs latins et grecs ne relèvent pas seulement de l’ornementation, mais donnent à la Corse sa légitimité en révélant l’intérêt que lui a porté au cours des siècles la tradition classique. D’autre part, la Corse, comme toute grande nation, a une histoire. Elle remonte même aux glorieux Argonautes et peut se lire dans les pages de Tite-Live ou de Tacite. C’est dans le portrait de Paoli que se découvre davantage la composition littéraire du livre. On a qualifié ce portrait de « plutarquien44 », par opposition au portrait de Samuel Johnson que livrent les volumes du Journal ou de Life of Johnson. En effet ici les traits qui particularisent l’individu sont gommés s’ils brisent une image idéale. En Paoli, Boswell ne cherche pas à restituer la complexité d’un individu, mais une incarnation magnifiée des valeurs nationales. Paoli doit être perçu comme l’incontestable porte-parole de son peuple. Mais il faut voir en lui aussi un interlocuteur possible de l’Angleterre et plusieurs notations lui confèrent une stature européenne. Il parle anglais, nous dit Boswell, sa bibliothèque comprend des ouvrages anglais, il commente Swift à l’occasion et se tient au courant de l’actualité britannique. Le portrait est plutarquien aussi dans un autre sens. Chez Plutarque, les faits les plus révélateurs d’un personnage ne sont pas les actions d’éclat mais certains actes ou propos ordinaires, les menus faits où l’âme se découvre. Boswell entre un jour dans sa chambre à l’improviste mais, même pour le regard que l’on reconnaît si impitoyable du valet de chambre, Paoli est un héros de chaque instant. Paoli est une figure imposante qui peut réconcilier les contradictions

43. Cherchant à définir Boswell politiquement. R.A. Leigh écrit : « He is perhaps best described as a sentimental Tory radical - an unstable compound in which the various elements each predominated by fits and starts. » (« Boswell and Rousseau », Modern Language Review XLVII (3), July 1952, p. 309. 44. F .A. Pottle, op.cit, p. 363.

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