Quand viennent les bêtes sauvages - 1/5

Page 1

1/5

Nicole Augereau




© 2016, Nicole Augereau et les éditions FLBLB Dépôt légal : deuxième trimestre 2016 ISBN : 978-2-35761-103-0 Traduction des chansons : Sarah Mongérard, adaptation : Grégory Jarry et Nicole Augereau Publié avec l’aide de la région Nouvelle-Aquitaine et du Centre national du livre Éditions FLBLB, 11 rue Marcel Paul, 86000 POITIERS  •  05 49 00 40 96  •  flblb.com


Nicole Augereau

Couleurs et mise en page Guillaume Heurtault et Lucie Castel



Miami, 2004

Bonsoir !

7


rends tout, tu m’pre Tu m’p nd Toujours faudrait d s tout pour deux sous, ire m erci à genoux.

Tu m’as eu, tu m’as eu tu m’au ra

C ’est

fini les colonies, s. fini le temps du mépri a c v h a a Ç nger un jour…

s plus

.


Manno est né en 1948 dans le quartier de Carrefour, à Port-au-Prince en Haïti. Je ne sais pas comment c’était Carrefour en 1948. Aujourd’hui ça ressemble à une décharge avec des petits chemins, des petites maisons en parpaing et au milieu des enfants qui jouent au foot.

Manno, on t’appelle !

Le petit Emmanuel Charlemagne a grandi là. Je l’imagine grimpé sur les tas d’ordure. À regarder la violence qui monte autour de lui, l’arrivée de Duvalier, les règlements de compte, les batailles de rue. Avec ça dans la tronche, ils vont moins rire ! C’est le gosse qui va emmener le chargement, il se fera moins remarquer. Manno tu viens ?

J’arrive !


Tiens tu prends ce panier là tout doucement et tu vas le donner à Toussaint, il est dans sa boutique.

Dis donc c’est super lourd ! Ok patron ! Allez file et fais gaffe !

Et attention en traversant le marché !

Dis Manno tu vas où ? Je vais voir Toussaint.

Attends je te donne des oignons verts !

Eh Ti Manno je veux bien que tu prennes ces salades aussi, c’est pas lourd !

Tu vas chez Toussaint ? Tiens, tu peux lui rapporter ce sac à patates !

10


Un chargement de patates oui !

Salut Manno tu viens jouer avec nous ?

Toi tu dégages de là bouffon !

Je peux pas j’ai un chargement spécial pour Toussaint !

On se calme les gosses qu’est- ce qui se passe ?

Je t’apporte une livraison spéciale.

OK rentre Manno.

Dans ce panier y’a un coktail Mo­­lo­ tov, tu sais ce que c’est Manno ?

Un coktail Molotov, c’est une potion pour cramer ces enfoirés de tontons macoutes.

11 ans.

Ben non ! Dis donc, t’as quel âge ?

Et alors, on t’apprend rien à l’école ?

11


Il ne connaît pas son papa et sa maman est partie faire des ménages à Miami. n

Manno vit chez sa tante et va à l’école catholique.

e mw a , u r po de Batiman pa déci we ul Ag ire. Agwé se mèt n nav o n Batima de s rt Du so

s !

us, humble de cœu r, Jés r Cœur transpercé p a r a m ou ur h p o u r les p é c e

Quand il était petit, il reprenait avec elle des airs traditionnels.

.

ne é lè Madame H e hé est co uc s. sur le do ne Mad e Hélè ns am o pi trie ses mor

Sur les routes les travailleurs chantent pour se donner du courage… Manno aime écouter les musiciens à la radio. Et surtout ceux qui jouent en faveur de leur candidat pendant la campagne présidentielle de 1957.

o ! � o b  ! o �yi b o Ayib

… et à Pâques les groupes raras défilent dans les rues. François Duvalier a été élu. Il est médecin alors on l’appelle Papa Doc. Lui aussi aime la musique alors il prie les orchestres de jouer pour lui et s’ils refusent, ils sont arrêtés. vie. en t à d Duval i s é r ier p go, hica a, Il voyage à C a na d au C uadeloupe, à la G artinique… à la M Duvalier président à vie.

Alain Muscadin défend le candidat Daniel Fignolé.

12


À la radio, Manno entend aussi :

, nuit t la e ur u u te lo le jo ulo o b , ou ie b m a ch ou h C r sm hè c j ma Oh ou st i o ev Je r

ou

r

e

a

ou

te

Gérard Dupervil

Louis Armstrong

Southe rn tr ees bea r str Bloo ange do fruit, n th e lea ves an d blood at the root Pierre Blain

Vat-

en, j e ne te v ve u oir xp sur lu s mo Tu m nc ’as h em fait in tro ps o mo uff n a rir m ou r

Billie Holiday


J’ai rencontré Manno Charlemagne en janvier 2004, juste avant les émeutes de Port-au-Prince. Je lui avais écrit quelques mois auparavant.

PS : Je crois savoir que vous vous produisez en France, à Chambéry, le 23 janvier prochain. Pourrait-on s’y rencontrer ? »

« Manno Charlemagne, Je vous ai découvert grâce au documentaire Dans la gueule du crocodile et j’ai été touchée par vos chansons. Je suis auteure de bande dessinée et je travaille en ce moment sur un récit de voyage où je parle de la situation politique et sociale en Haïti. J’aimerais vous envoyer les épreuves de mon livre et vous demander d’en écrire la préface. Je serais très honorée d’une réponse positive. J’ai laissé mon numéro au restaurant Tap Tap de Miami (curieuse coïncidence, mon livre s’appelle aussi Tap Tap). D’avance, je vous remercie de votre réponse. – Nicole Augereau Manno me répond rapidement et me fixe un rendezvous à Chambéry, juste avant son concert.

Je fais la route avec Grégory, mon compagnon, qui me dépose à son hôtel.

14


Un type louche derrière son comptoir décroche son téléphone : « Il y a une femme pour vous » dit-il en me regardant de travers.

Dans l’ascenseur, je ne suis pas bien rassurée.

Manno Charlemagne m’attend-il vraiment ?

O

Deux minutes plus tard, je lis mes questions sans entendre les réponses. À la fin de l’entretien, il me propose de venir chez lui à Miami rencontrer la diaspora haïtienne.

n

o us es s d t i a f n ess l e sh o w - b u s i Quand re. mon frè iste du tout, c a r s t p lu b lu es … n’es n ime le a O n o , o ck le r e m ai

,

Le soir avec Grégory, on découvre Manno en concert dans une petite MJC, seul en scène avec sa guitare où il subjugue un public qui l’entend pour la première fois.

15


Port-au-Prince, 1963 Enregistrement anonyme : « La bonne société…

… et les touristes se portent bien.

Pour les autres, le pays est devenu une prison. La dictature est désormais sans fard, féroce, corrompue. Duvalier a plongé le pays dans l’angoisse, la terreur et le deuil. Au nombre de ses victimes se trouvent les noms des plus connus de ce pays mais c’est cependant dans les rangs des pauvres, des anonymes, des paysans, des ouvriers que les ravages ont été les plus féroces…

16


… Dans les campagnes, les bas-quartiers, le tonton macoute fait impunément ce qu’il veut, emprisonne, assassine et torture. Nous avons besoin d’aide. »


Le président à vie François Duvalier Produit authentique des masses et de leur révolution, j’ai accédé au pouvoir de par leur volonté souveraine. J’ai pour devoir de les défendre de toute mon âme.

Mon gouvernement constitutionnel est né d’une révolution, la révo­ lution des classes moyennes et des masses urbaines et rurales aspirant à accéder à plus de dignité de leur être et à plus de lumière.

Au niveau de l’humain sans réserve absurde d’aucun côté, ni réticence inconsidérée, sans préjugés, dans son sens clas­ sique, elles sont appe­ lées à être cordiales et fraternelles, les relations entre …

J’enlève le micro de son excellence.

Bon je vais m’arrêter pour faire une pause.

18

Son excellence veut-elle un verre d’eau ?


Les tontons macoutes n’aiment pas ce nom et préfèrent qu’on les appelle Volontaires de la sécurité nationale.

Ils ont un air mystérieux avec leurs lunettes noires et leurs casquettes baissées.

Leur slogan favori : « Koupe tèt, boule kay »,…

… coupez les têtes, brûlez les maisons.

19


HÉ TOI !

Qu’est-ce que tu fous devant le Palais national ?

Moi ? Je me promène. Eh bien maintenant tu t’barres. Oui monsieur.

Un problème chef ? Il a dit : « Oui monsieur ».

20


On dit pas « Oui monsieur ». Répète : « À vos ordres mon commandant ! »

Tu refuses ? Je vais t’apprendre à parler moi !

Merde j’ai rien fait.

Si, t’as une sale gueule.

On l’emmène celui-là.

Manno est arrêté et torturé. Il a 15 ans.

21


En 2004, Manno vit à Biscayne Park, un quartier résidentiel au nord de Miami.

Ici on ne se déplace qu’en voiture, rares sont les promeneurs. D’ailleurs il n’y a pas de trottoir. On marche sur la route ou sur la pelouse des voisins car il n’y a ni clôture, ni portail pour délimiter les résidences.

Cela devrait favoriser la convivialité mais les gens ne se parlent pas et se saluent à peine.


Les maisons sont bien rangées et les rues parallèles, les arrosages automatiques se déclenchent sous les bannières étoilées qui flottent dans les jardins.

D’habitude le dessin suscite la curiosité et c’est un bon moyen de rencontrer des gens quand on voyage. Alors je m’assois aux arrêts de bus pour dessiner mais on ne m’adresse même pas un regard.

Il y a plein de lézards autour de la maison. Ils rentrent aussi à l’intérieur, j’en ai trouvé cachés dans ma trousse de toilette. D’autres se font écraser par les portes et les fenêtres.

Certains ont une belle collerette orange qui se déploie autour du cou pour impressionner l’adversaire. Mais ils se font écraser quand même.

23


Quelques meubles, une guitare, un ordinateur, une télévision, des téléphones qui sonnent toute la journée, un poster et c’est tout. La maison de Manno est vide, comme inhabitée. Seuls les bruits de pas sur le parquet viennent bousculer le silence.

Ici pas grand-chose pour favoriser les échanges. Il y a bien un canapé mais Manno lui tourne le dos pour aller sur l’ordinateur. Moi aussi je suis discret. Quand je compose je ne veux pas être dérangé, je montre le résultat après. Alors c’est important pour moi que tu puisses travailler en paix.

Quand j’aime quelqu’un je l’accueille comme il faut. Je suis très ouvert. Ne te gêne pas, fais comme chez toi ici.

Manno m’a expliqué comment…

… laver mon linge… … et trouver les pilules contre la migraine.

… faire le café…

Mais je n’ai jamais la migraine !

… allumer le ventilateur…

… ouvrir les fenêtres…

24

Oui mais si tu en as une, tu sais où elles sont.


Ce matin je me suis levée tard. J’étais en sueur et couverte de boutons de moustique. Les mêmes qu’en Haïti : ceux qui enflent et restent pendant des jours.

Je comprends donc à quoi sert le petit appareil branché sur une prise de ma chambre et que j’ai éteint hier soir : il tue les insectes grâce à son ampoule ultra-brûlante. Une ampoule qui tue les insectes  ?! Mais non ! C’est pour avoir une lumière douce et pour que la pièce semble moins grande. Tu peux l’éteindre si tu veux.

Il n’y a pas d’horaires fixes pour les repas. Chacun mange quand il a faim sur la table de bar de la cuisine. Manno a lui-même ses petites habitudes. Il prend un café en se levant et son petit-déjeuner dehors une heure plus tard.

Puis il passe une bonne partie de la journée au téléphone, devant la télé ou l’ordinateur.


En 1971, François Duvalier meurt, Jean-Claude, son fils de 19 ans, lui succède.

La violence diminue un peu sous la pression des États-Unis…

Mon père a fait la révolution politique, je ferai une révolution économique.

Papa Doc

… mais les tontons macoutes restent.

Bébé Doc

Nous avons supprimé les inégalités politiques et juridiques. Nous avons bousculé les conservatismes réactionnaires. Il faut marcher maintenant vers la suppression des inégalités économiques.

26


Manno apprend à jouer de la guitare et découvre la littérature engagée : Gramsci, Gorki… Il rencontre Marco et tous les deux se mettent à chanter leur révolte. Mais attention, la révolte ils la cachent derrière les mots pour ne pas alerter les tontons macoutes.

Alors ils chantent d’abord dans les rues puis en soirée dans les quartiers bourgeois où étudiants, musiciens et intellectuels viennent les écouter en catimini.

Ce soir Manno et Marco viennent de Carrefour pour nous interpréter quelques-unes de leurs chansons. Si vous voulez bien les applaudir.

Ils ne sont pas seuls. D’autres artistes militants émergent à la même époque autour du mouvement « kilti libèté* ».

s m or s u r es . large De le petit poisson sur

in re q u uoi leuit tout ? q r u détr Po

* Culture liberté

En 1978, ils sortent un album et passent à Radio Haïti-Inter, une des rares stations osant dénoncer le régime. Le succès est immense.

Et tout cela remonte bien vite aux oreilles des tontons macoutes.

27


DYALOG

DIALOGUE

— Chanje mèt chanje metye Pap gen anyen k pi serye Wout la deja mal trase Nou deja konn sa k ap rive

— Changer de maître, changer de métier, Ça ne change pas grand-chose. La route est toute tracée, On sait déjà ce qui va se passer.

— An n fon w ti pale a de An n fon w ti koze a de Met verite nou sou je Pou yo pa ba n vye chay pote

— Parlons un petit peu, Causons tous les deux, Pour se dire les choses en face. Ça fait du bien des fois de parler.

— Ou gen w sekrè Marco ? – Non M bezwen lajan m achete oun pikwa Pou m fouye twou pasi pala Pou m antere mò k pa gen dra

— T’as un secret Marco ? — Non, J’ai besoin d’argent pour m’acheter une pioche, Pour faire des trous par-ci, par-là, Pour enterrer les morts qui traînent sans linceul.

— Ou konn lajwa Manno ? — Wi M jwenn yon djòb nan w vye faktori Yo ban m triye diri k twò mi Pou m pase bon tan m lan dòmi

— T’es heureux Manno ? — Oui, J’ai trouvé un boulot dans une vieille usine, Je dois séparer le bon riz du riz pourri. C’est pas trop dur, je passe mon temps à dormir.


Veye non veye non veye non veye non Veye non veye non veye non veye non

Prenez les noms, prenez les noms, prenez les noms Prenez les noms, prenez les noms, prenez les noms

— Ou gen w parenn Marco ? — Non M pa gen w òkès filamoni M gen w enstriman k manke kòd mi M ape chante pou abriti

— Tu as un mécène Marco ? — Non, Moi je ne joue pas dans un orchestre philharmonique, Il manque une corde à mon instrument. Je chante pour les moins-que-rien.

— Ou konn entèl Manno ? — Wi Avèk sè bèl literati Li bouke fè pale de li Byen ke li pran m pou pi piti

— Tu le connais celui-là Manno ? — Oui, Avec ses belles paroles, Il saoule tout le monde. Il me prend pour un abruti.

Veye non veye non veye non veye non Veye non veye non veye non veye non

Prenez les noms, prenez les noms, prenez les noms Prenez les noms, prenez les noms, prenez les noms

— Afè ou bon Marco ? — Non Bèl sitiyasyon vye fanmi Trennen dòmi sou galeri Si m nan lwil gen moun k ap soufri

— T’as de l’argent Marco ? — Non, Je viens d’une bonne famille qui a tout perdu. Maintenant on dort dans la rue sous les arcades, Pour moi ça va, pour les autres c’est dur.

— Ou gen lafwa Manno ? — Wi M prefere kwè nan Jezikri Lakay li gen le Sentespri Si m kwè ladan l mwen pa l mouri

— T’as la foi Manno ? — Oui, Vaut mieux croire en Jésus-Christ, Dans sa maison, il y a le Saint-Esprit. Croire là-dedans, ça peut pas faire de mal.

Veye non veye non veye non veye non Veye non veye non veye non veye non

Prenez les noms, prenez les noms, prenez les noms Prenez les noms, prenez les noms, prenez les noms

Si w wè m se flè keyi m pou wè Si w wè m se plè geri m si w kwè

La fleur en moi, cueille-la pour l’admirer, La plaie en moi, guéris-la avec ta foi.



À suivre…


Quand viennent les bêtes sauvages de Nicole Augereau est paru le 15 septembre 2016 aux éditions FLBLB. Retrouvez en accès libre, l’intégralité du livre en cinq épisodes dans le Club de Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/edition/bande-dessinee-quand-viennent-les-betes-sauvages Vous pouvez télécharger, partager, reproduire, imprimer ce PDF. Rien ne vous empêche d’aller aussi acheter le livre en librairie pour l’offrir à votre sœur, à votre père ou à vos petits neveux ! http://flblb.com Licence Creative Commons BY-NC-ND Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.