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Nicole Augereau
Avec Manno nous allons à Little Haïti. Au premier abord l’endroit ressemble aux autres quartiers de Miami.
… les églises catholiques, les boutiques vaudoues.
Rapidement on remarque les devantures peintes à la main,…
Il est journaliste dans cette télé locale mais intervient aussi dans les écoles pour expliquer aux émigrés haïtiens comment fonctionne le système judiciaire américain.
Manno m’emmène dans les locaux d’Island TV pour me présenter son ami Marc qui a quitté Haïti en 1991. Sa mère y vit encore, lui rentrera quand il y aura du travail.
Beaucoup enfreignent la loi sans le savoir. Tu vois par exemple certains ne dénoncent pas leurs enfants délinquants pour éviter le déshonneur. Du coup ils se rendent coupables de complicité.
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Ce matin, il interviewe un responsable du comité des élections présidentielles pour expliquer aux auditeurs comment marche le vote électronique et les conditions requises pour voter. Ils parlent en créole. L’homme interrogé est stressé et se force à rire aux blagues de Marc avant l’enregistrement. À Island TV c’est la même personne qui s’occupe des cadrages, du maquillage, des réglages, des trois caméras et de la réalisation.
La mission de cette chaîne est d’éduquer les gens me dit Marc. Je n’ai pas le temps de finir mon dessin, l’émission est déjà terminée.
Ils parlent anglais, vont à l’école et lisent le courrier pour toute la famille à la maison.
Marc me présente Ed Nelson, un Haïtien d’une cinquantaine d’années qui travaille dans un centre d’aide et parle très bien français. Les enfants haïtiens s’adap tent mieux que les adultes.
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Ils apprennent à parler ouvertement, à regarder leur interlocuteur dans les yeux. Ce n’est pas toujours facile à accepter pour un père haïtien.
Les femmes trouvent du travail dans les restaurants et les hôtels. Même si c’est précaire, ça les rend moins dépendantes. Tout cela génère des tensions évidemment, les femmes et les enfants ont un rôle qu’ils n’auraient pas en Haïti.
Il y a 400 000 Haïtiens en Floride, un million aux États-Unis. Ceux qui arrivent par la mer risquent tout pour quitter leur pays. Et s’ils sont arrêtés, ils sont immédiatement renvoyés. Ceux qui deviennent résidents légaux subissent la double peine en cas de délit : prison puis expulsion vers Haïti qu’ils ont pour la plupart quitté enfant. Les résidents légaux peuvent demander la citoyenneté américaine au bout d’un parcours sans faute qui peut durer des années.
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Je vais me promener toute seule dans le quartier.
Le guide que j’ai acheté ne m’aide pas beaucoup, il parle bien de Little Haïti mais juste pour dire de ne pas y aller.
Au détour d’une rue, je croise un pub anglais.
À l’intérieur je sympathise avec Cathy la serveuse.
Tu dois te demander ce que fait ce pub au cœur même de Little Haïti. Eh bien le pub était là en premier et les Haïtiens sont arrivés après.
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Ici comme ailleurs, plusieurs télés allumées. Je m’assois devant la moins bruyante.
Je suis la seule cliente en cette fin d’après-midi. Dehors un orage vient d’éclater, la rue se vide en quelques secondes.
La température est plus clémente quand je sors mais il n’y a plus personne dans la rue.
J’entre dans une boutique d’objets vaudous.
C’est la déesse Sirène cette statuette ? Oui Et ça sert à quoi ? À ce que vous voulez.
Je m’assois à un arrêt de bus pour dessiner.
Mais c’est combien le prix du ticket ?
Savez-vous combien coûte le jitney ?
Oui madame.
Oui madame.
Le jitney c’est le minibus des Haïtiens de Miami. J’en prends un pour rentrer à Biscayne Park, un peu stressée en répétant ma leçon :
Les passagers me font asseoir. À l’intérieur, il n’y a pas de discussions individuelles mais une conversation à vingt, rythmée par une femme qui parle d’une voix très forte. C’est sympa comme ambiance mais je me demande bien où je vais atterrir.
Kombyen kob ? Mwen desann kaflou Dixie/Griffing.*
Évidemment le chauffeur ne comprend rien.
* Combien ça coûte ? Je descends au carrefour Dixie/Griffing.
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Port-au-Prince, 1980 Après quelques années d’accalmie la répression reprend en Haïti.
Alors les gars on complote ?
Ben non tu vois on discute entre amis autour d’un verre. La ramène pas Toussaint, tu me les gonfles avec ton petit air.
Mais on a rien fait !
T’es pas content toi ? C’est pas moi je vous jure. Laisse-le, il a rien fait.
Et ça alors c’est mon cul qui l’a fait ? Un papier bourré de mensonges, c’était par terre dans la rue. Y’en a qui sont pas contents ici ?
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On t’a demandé ton avis Dieuseul ? T’en es sûr ? Viens par là je verrai mieux ta gueule !
Il est innocent c’est tout.
Et alors ? C’est toi qu’a pondu cette merde ? Non c’est pas moi.
Là on est plus à l’aise pour discuter. Alors Dieuseul raconte-moi tout depuis le début et vite, j’ai la détente facile.
T’as bien des trucs à te reprocher ? Raconte-moi. Rien ?
Merde quoi, j’ai rien fait !
T’as pas bien compris là. Tu me dis que c’est toi et je te tire une balle dans la tête. Tu mens et je t’envoie à la citadelle. La fin est la même mais en plus long.
Alors tu choisis quoi Dieuseul ? Tu sais pas ? Tu hésites ? Tu penses à tes enfants sans leur père. Ça va être dur pour eux !
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Ils vont plus voir ta petite gueule de menteur.
En 1980, Bébé Doc se marie avec une riche héritière, Michèle Bennett.
Le portrait des jeunes mariés s’affiche sur tous les murs de Port-au-Prince.
La même année, il fête au champagne l’élection de Reagan, moins regardant sur les droits de l’homme : il fait fermer Radio Haïti-Inter, les opposants politiques sont arrêtés, la plupart des artistes engagés quittent Haïti.
Pendant ce temps, Bébé Doc peut continuer le trafic de drogue, le trafic d’organes et toutes sortes d’activités lucratives pour relancer la croissance.
Les cassettes de Manno et Marco circulent sous le manteau. Ces deux-là passent à la clandestinité, tout en continuant leurs concerts.
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Discours de Bébé Doc, Palais National Concitoyens, concitoyennes, je me retrouve à cette tribune traditionnelle pour m’adresser au peuple haïtien.
Manno est plein d’énergie, il sait faire bouger les foules. Je me suis dépouillé de toute tendance monopoliste pour une concertation féconde des intelligences.
J’ai la fierté de pouvoir clamer la création d’une radio nationale pour former spirituellement l’homme haïtien.
Est-ce qu’il le dit plusieurs fois ? Est-ce que le public le reprend ?
Un jour, il crie « À bas Duvalier ! » en plein concert. Je continuerai, Haïtiens mes frères, à stimuler l’épanouissement progressif de notre démocratie.
Est-ce qu’il a peur ?
Est-ce qu’il sourit ? Est-ce qu’il a le poing tendu ?
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Écoute-moi bien Manno.
Je connais quelqu’un qui pourrait t’avoir un passeport.
T’occupes, l’important c’est que tu te tires au plus vite. Regarde ce qui est arrivé à Dieuseul.
Tu connais un tonton macoute ?
Je ne veux pas partir. Tu n’as plus le choix Manno !
Tu préfères quand même pas crever ici ? C’est pas moi qui vais mourir c’est Bébé Doc, je vais le tuer ce salaud. Putain t’as fini de dire des conneries !
Écoute-moi Toussaint, le président vient à Pétion la semaine prochaine. Il est invité chez des bourgeois pour faire la fête. Il est jeune et beau le président, il a envie de s’amuser. Eh bien tu sais qui y va ? Sonia, ma Sonia.
Salut Manno tu dis plus bonjour ? Bonjour Louise !
Ta Sonia, c’est quoi cette histoire ? Je te raconterai plus tard mais le truc c’est que Sonia peut m’emmener là-bas à son bras, et moi je serai son chéri.
Tu viens chez Sonia ce soir ? Oui je viens vous voir les filles. Vous pouvez compter sur Manno.
Alors hier soir t’es bien rentré chez toi ?
Alors à ce soir !
Louise, tu me connais je suis jamais bourré T’es jamais bourré toi ?
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Et ton histoire de président ? Et là tu te fais tuer aussi sec par les tontons macoutes.
Ah tu vois ça t’intéresse ! Alors il suffit que je me faufile derrière le président et chlac ! Un couteau sur la gorge et on n’en parle plus.
C’est là où tu fais erreur, les tontons macoutes ils savent plus quoi faire, ils sont quand même chez les bourges. Alors ils préfèrent se la fermer et moi je deviens président.
Écoute, je viens de la cité Carrefour, si j’ai tué Baby Doc, je serai adulé par tout le monde. Même si j’en ai pas envie, je deviendrai président ! Je serai forcé d’accepter la volonté du peuple. Toi président, c’est moi qui m’exile !
N’importe quoi.
Ah non, parce que toi tu seras le nouveau chef des tontons macoutes ! Et là ce sera notre tour de faire la fête. Allez Toussaint on se lève et on trinque ! À la mort du président !
Manno, t’es complètement malade !
C’est bon y’a personne ici. Y’a juste Hubert et il est sourd ! Hein Hubert ?
Moi j’ai rien entendu.
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Je me demande bien pourquoi je t’aide.
Tu veux m’aider à tuer le président ?
Manno écoute, demain tu reviens là et j’aurai ce qu’il faut. Entre-temps tu évites les conneries, tu ne parles à personne, surtout pas à ta chérie. Je te demande une fois dans ta vie de la fermer.
Politiquement c’est pas correct, je peux pas me barrer comme ça.
Je ne veux pas trahir le peuple !
Et comment vous ferez ici sans moi ?
Et Marco il est toujours décidé à partir ?
Tu te prends pour qui ? On se débrouillera.
Oui.
« Politiquement c’est pas correct », tu te fous de moi ?
Manno tu pars, tu te fais oublier.
Sonia qu’est-ce qu’elle vient faire là ? Je ne sais pas, je ne veux pas laisser Sonia.
Mais je l’aime ducon !
Manno quitte Haïti en 1980 sans savoir quand il rentrera.
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LE MAL DU PAYS Quand les princes du port gardent en main le sort, ami Des milliers d’exilés, mal du mal du pays. Quand tu rêves la nuit exilé de ton île, Entends-tu tous ces cris, ces rumeurs de ta ville ? La musique dans les cours, les jaseries des commères, Les enfants de Carrefour et les vagues de la mer. Toi tu traînes ta vie et ton mal du pays, ami. Le long de ces hivers tellement loin de la mer. Reviendras-tu là-bas chanter la liberté ? Pour que meurent les rois qui l’avaient trafiquée. Pour que chantent à nouveau les espoirs de ton île.
Quand tu rêves à chez toi n’entends-tu que ces voix, ami Qui criaient dans la nuit en fuyant les soldats ? Les rumeurs de bataille, les accords de mitraille, Les violons de la peur qui font grincer le cœur, Les cagoules dans la nuit accompagnées des cris, Des familles séparées de leur fils bien-aimé. Toi tu traînes ta vie et ton mal du pays, ami. Le long de ces hivers tellement loin de la mer. Reviendras-tu là-bas chanter la liberté ? Pour que meurent les rois qui l’avaient trafiquée. Pour que chantent à nouveau les espoirs de ton île… Pour que chantent à nouveau les espoirs de ton île… Pour que chantent à nouveau les espoirs de ton île…
À suivre…
Quand viennent les bêtes sauvages de Nicole Augereau est paru le 15 septembre 2016 aux éditions FLBLB. Retrouvez en accès libre, l’intégralité du livre en cinq épisodes dans le Club de Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/edition/bande-dessinee-quand-viennent-les-betes-sauvages Vous pouvez télécharger, partager, reproduire, imprimer ce PDF. Rien ne vous empêche d’aller aussi acheter le livre en librairie pour l’offrir à votre sœur, à votre père ou à vos petits neveux ! http://flblb.com Licence Creative Commons BY-NC-ND Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification