Quand viennent les bêtes sauvages - 4/5

Page 1

4/5

Nicole Augereau


Depuis quelques jours, je me doutais qu’il n’y avait pas que Manno qui vivait dans cette maison.

Un matin, je rencontre sa compagne, Betty. Elle a fait des études de droit en Haïti et travaille dans une banque de Miami.

Ce soir Manno joue au Tap Tap restaurant et c’est Betty qui m’emmène. Elle doit d’abord passer chez elle récupérer des affaires.

Betty vit dans un quartier entouré de grilles et surveillé 24h sur 24. Je pensais que seules les stars et les grandes fortunes pouvaient se payer ce luxe.

Le Tap Tap Restaurant n’est pas situé à Little Haïti mais dans le quartier branché de Miami Beach. Manno a dormi un an dans une petite chambre au-dessus du restaurant quand il est arrivé à Miami.

Il chante ici deux fois par semaine accompagné de musiciens et d’une choriste mais le public, surtout des touristes, ne connaît pas forcément Manno Charlemagne.

Touriste,

ère, s venu voir la mis . ères roisi c s e l t n e c o û te x qu pri

s pa T’e

Au

This is a very romantic music !

60


Je ne serais sans doute jamais allée à Miami si Manno ne m’avait pas invitée. Rencontrer une nouvelle ville c’est souvent se défaire des clichés, là non.

Miami appartient aux voitures : les distances sont longues et les bancs sont rares.

Enfin de l’ombre !

Forêt de pins pleine de moustiques

61


Les magasins sont ouverts 7 jours sur 7, les Américains mangent à n’importe quelle heure de la journée.

Sauf à Miami Beach ! Les lunettes de soleil, le bronzage impeccable, les 4x4 et les gros seins sont de rigueur. Je me sens un peu austère dans ma petite robe noire. Au fond est-ce que je n’aimerais pas moi aussi me balader en bikini et en rollers ?

On trouve des fast-foods et des obèses à chaque coin de rue.

Je m’assois dans le bar le plus sexy d’Ocean Drive qui longe la mer. Les serveuses en dessous léopard apportent les commandes et repartent en dansant sur des rythmes brésiliens.

Mais difficile de dessiner en paix, on m’interrompt toutes les cinq minutes. Si vous désirez autre chose dites-le moi, c’est ma responsabilité de vous aider. Vous voulez un café ? Vous pouvez régler la note ?

62


À Miami, on vit sous le même climat qu’en Haïti, les mêmes orages en fin de journée, le même soleil écrasant. Sauf que dans les rues, à part les touristes, on ne voit personne, les gens sont cachés derrière les vitres noires de leur voiture. Difficile de faire une révolution dans une ville comme celle-là.

Miami, place forte du pouvoir américain. Un pouvoir qui s’est donné le droit d’occuper Haïti de 1915 à 1934 sous prétexte de protéger ses intérêts économiques et ses ressortissants, un pouvoir qui a soutenu les dictatures en Haïti mais qui peut sans complexe accueillir les opposants politiques comme Manno.

Manno, plus du tout subversif lorsqu’il chante devant des touristes. Manno récupéré, aseptisé comme les rues de cette ville.

63


Port-au-Prince, avril 1989 Aristide n’est pas un prêtre comme les autres.

… c’est mon premier bain de foule avec une jeunesse qui se bat pour la révolution.

Depuis que le complot macoute des bourgeois impérialistes en soutane a failli m’emporter, …

La chemise que je porte sur moi est la même que celle que j’avais la nuit de l’attentat à Freycineau qui a failli me coûter la vie.

Mais ce n’est pas seulement cette chemise que j’endosse, c’est aussi l’esprit qui chevauche Manno Charlemagne. Et ce soir, il va chanter pour nous !

Jeunesse d’Haïti, pensez-vous qu’il y ait des garçons vaillants dans le pays ?

Ouiiiiiiii

Pensez-vous qu’il y ait des jeunes filles courageuses ?

Ouiiiiiiiiii i

Noooooooo n

Voulez-vous vivre dans la discorde ? Dos à dos ? Tous ensemble ? Côte à côte ? Quoi d’étonnant à ce que j’adore cette jeunesse ?

Noooooo ooon Ouiiiiiiiii

Ouiiiii


Aristide s’attire les foudres du Vatican en soutenant la théologie de la libération qui prône l’émancipation des peuples opprimés.

Il se présente aux élections présidentielles de 1990 contre Marc Bazin, le candidat des Américains. Au sommet de la colline vivent beaucoup de groooooos bourgeois, booooocoup de gens avec boooooooocoup d’argent. La libération d’Haïti se fera avec la coopération des riches et des pauvres, pour qu’ensemble, ils aient un dialogue.

Pour que tout change vraiment, il faut que le feu soit également réparti sous la marmite.

Il échappe à neuf attentats.

Et il chante. Dieu guide mes pas. C’est lui qui choisit si je dois mourir.

tendre se dé ie. e r u de de v J ’ai vu la nat n mo o de m dans le calme t n de, o m e i tu Dans ce m plén de ie. av is j’ai surpr n de l un éla

Aristide est adulé par la population. On regarde à peine son programme, on vote pour le Sauveur. Le 16 septembre 1990, le père Titid est élu par la population avec 67 % des voix. C’est la première fois que l’on vote librement en Haïti sans se faire tirer dessus.


Les murs des villes prennent de nouvelles couleurs.

*

**

* Un peuple vaillant est un peuple toujours uni. ** Mes frères, faisons démarrer Haïti pour de bon. La victoire est pour les peuples qui savent se battre.

Si nous ne sommes pas organisés, nous ne serons pas capables de barrer la route à ceux qui sont contre le changement. Nous luttons pour que la démocratie germe, fleurisse sur la terre d’Haïti, car nous sommes un peuple fier, nous savons ce que nous voulons. Vive Aristide, vive la démocratie ! À bas l’impérialisme, à bas la torture, à bas la vie chère, vivent les petits PAYSANS pour une vie meilleure en Haïti.

66


* Manno qui a soutenu Aristide devient l’un de ses conseillers. Le nouveau président veut enrayer la corruption, assainir les finances publiques, redresser l’appareil judiciaire et favoriser la participation des citoyens aux affaires publiques.

* Nous sommes tous égaux devant la loi.

Il invite l’armée à changer ses pratiques vis-à-vis de la population civile. Le lieutenant-général Cédras devient chef de l’armée. Il ne perd pas de temps : huit mois plus tard, un coup d’État militaire renverse le gouvernement. Le sang coule à nouveau, Aristide doit fuir. La junte est condamnée par le monde entier, sauf le Vatican.

Le lieutenantgénéral Cédras Aristide

Des milliers d’Haïtiens sont assassinés. Il faut détruire au plus vite ce germe de démocratie qui a pris racine en Haïti.

Aristide avait mis 6 généraux sur 8 à la retraite. C’était pour nous un signal annonçant que nous allions avoir des problèmes avec ce type. Si la communauté internationale veut le remettre au pouvoir, elle devra le faire par la force.

de risti A e r t n o tc omplo Le c . vient de Washington

Un colonel de Cédras

67


LAMAYÒT

LE DIABLE EN BOÎTE

Lan fè grimas se drapo nou pote An madigra se konsa n evolye Pou kanaval nou poko rasazye Men mèkredi lè sann gen pou l rive Nou pran patri nou pase l anba pye Nou vann peyi nou pou bèl kay lòt kote Pou mwen nou pa menm madigra k mal maske Vin wè pou n ta devan lan defile

Ils portent le masque de l’hypocrisie, Ils n’ont pas besoin de se déguiser pour Mardi gras. Pour eux, le carnaval c’est toute l’année, Ça ne dure pas qu’une seule journée. Ils ont piétiné notre patrie, Ils ont vendu notre pays pour de belles villas à l’étranger. Moi je vous démasque, Vous n’avez rien à faire en tête du défilé.

Pòtoprens ala kote w tande Madigra mache lan cha blende Madigra m pa pè w se moun ou ye Madigra m pa pè w se moun ou ye

À Port-au-Prince, on aura tout vu, Les chars blindés défilent au Carnaval. Cette mascarade ne me fait pas peur, C’est juste des hommes derrière les masques.

Se premye fwa m t ap wè sa rive Madigra bay tèt li oun grad souple Pou l fè m pè se lè sa m pral pyafe Lamayòt m pa pè w m pa pè w m pa pè w Lamayòt m pa pè w se moun ou ye

On aura tout vu ! Un carnaval qui marche au pas, non merci ! C’est pas ça qui va m’impressionner ! Les diables en boîte me font pas peur, pas peur, pas peur, Les diables en boîte me font pas peur, ils sont juste ridicules.


Antan ke moun ak responsablite Ki vle lite ak tout lisidite M ouvè dra blan pou sa k gen l’onètete Vini kouche woule montre salte

Je suis quelqu’un de responsable, Qui veut lutter en toute lucidité. Alors j’ouvre un drap blanc pour toutes ces honnêtes gens ! Qu’ils viennent s’y coucher, s’y rouler, on la verra leur saleté !

Pa met anyen sou do sou devlopman Pa chèche mo pou nou fè fuit an avan De syèk de sa nou te moun konsekan Lan goumen kont zòt pou n endepandan

Il a bon dos le sous-développement, Les justifications, ça ne va pas nous aider. Il y a deux siècles, on était des gens courageux, On s’est battu contre les mêmes pour notre Indépendance.

Pòtoprens ala kote w tande Madigra mache lan cha blende Madigra m pa pè w se moun ou ye Madigra m pa pè w se moun ou ye

À Port-au-Prince, on aura tout vu, Les chars blindés défilent au Carnaval. Cette mascarade ne me fait pas peur, C’est juste des hommes derrière les masques.


Il a mis une télé dans ma chambre « pour que je ne m’ennuie pas ».

Je me retrouve seule le soir quand Manno ne dort pas chez lui.

The sea, the sun, the sand…

Je ne m’ennuie pas du tout mais ce soir ça m’angoisse de rester seule dans cette maison. Je n’ose même pas éteindre la télé et je zappe sans pouvoir m’arrêter sur une chaîne.

Il est minuit. Les lumières extérieures restent allumées pour éclairer l’entrée de la maison, les allées, la piscine.

3h du matin. Le moindre bruit me fait sursauter. Je me dis qu’un malade a décidé de tuer Manno ce soir et c’est moi qu’il va assassiner.

J’ai l’impression d’être dans le décor de Deux flics à Miami juste avant que le meurtrier n’entre en scène.

70


Allo Manno ? J’entends des bruits bizarres…

Ah bon ?

T’inquiète pas, la police patrouille dans le quartier, elle passe tous les quarts d’heure devant la maison.

Oui pas de problème. Bonne nuit cocotte.

Super, c’est rassurant ! Et si je me fais tuer juste après leur passage, y’aura personne pour me sauver.

Grégory apprendra ma mort au journal télé.

5h du mat. On ne tue plus personne à cette heure-là. Je peux enfin dormir.

71


Port-au-Prince, 1991. Quelques jours après le coup d’État contre Aristide.

« C’était le 11 octobre, mon fils dormait encore, on prenait le petit-déj’ avec ma femme.

On sonne Manno ! Dépêche, ça va réveiller le p’tit !

C’est bon, c’est bon, j’ouvre !

C’étaient les flics. Ils m’ont battu devant ma femme et emmené en tôle. On m’a dit que j’allais être exécuté, on m’a donné l’heure et puis rien. J’ai été transféré au Pénitencier national, Amnesty International a demandé ma libération pour arrestation illégale et le 18 octobre, j’ai été relâché.

Une heure plus tard, des hommes en civil m’ont demandé de les suivre. J’ai cru mon heure venue. »

72


En général quand ils viennent en civil c’est le début de la fin.

Il y a sans doute eu des pressions et j’ai été libéré ce matin. Mais j’ai appris par un garde que je risquais d’être encore arrêté.

Comment vous êtes sorti ?

Eh bien je suis devant vous en chair et en os.

Je savais que l’ambassade de France était déjà pleine de partisans d’Aristide. Alors je suis rentré chez vous.

Et vous n’avez pas trouvé mieux que l’ambassade d’Argentine ?

Non monsieur l’ambassadeur. J’ai pris la première sur mon chemin.

Je ne suis pas sûr que vous soyez en sécurité ici. Nous n’avons qu’un garde et on vient de me dire que des hommes armés s’étaient postés autour de l’ambassade.

En Haïti, sauf votre respect monsieur l’ambassadeur, on m’appelle « l’homme qu’on ne tue pas facilement ».

73


6 novembre 1991

« Americans for Manno », c’est bien trouvé non ? Et vous avez vu les signatures : Robert de Niro, Michelle Pfeiffer… Tout ça pour bibi, c’est la classe vous ne trouvez pas monsieur l’ambas­ sadeur ?

Mais comment ils vous connaissent tous ces gens ?

74


C’est Jonathan Demme, vous savez celui qui a fait « Le silence des agneaux » ?

Le gouvernement n’a pas l’air d’apprécier cette publicité : le cabinet du 1er ministre a appelé en disant qu’il ne vous voulait aucun mal.

Il y a 4 ans, il a réalisé un documentaire sur Haïti et on a sympathisé.

Vous voulez quoi en fait ?

C’est ça, les enfoirés. Et ils pensent que je vais sortir les mains dans les poches ?

Je veux de vrais gages de sécurité ! Un peu de pression internationale, ça va les faire craquer.

Dites monsieur l’ambassadeur, vous n’auriez pas une guitare ?

Je l’espère, on a déjà subi une attaque des tontons macoutes, il ne faudrait pas que ça recommence !

Non. Il n’y a pas de guitare à l’ambassade d’Argentine, elle est pas mal celle-là, et comment je bosse moi ?

75


Décembre 1991

Vous ne vous plaisez pas avec nous ? Depuis qu’on a trouvé une guitare, vous chantez toute la journée avec les diplomates et les journalistes !

Bon alors c’est quoi votre idée pour me faire sortir d’ici ?

Vous avez beaucoup d’humour monsieur l’ambassadeur. Mais c’est bientôt Noël et je suis toujours coincé ici avec des macoutes qui m’attendent à la sortie.

Écoutez, voilà la nouvelle : le gouver­ nement vous autorise à quitter Haïti pour rejoindre votre famille.

Ah oui ? Et comment je sors moi ?

Quand je pense qu’Eddy Murphy me veut dans son prochain film.

Ensuite vous prenez votre avion, 3 heures plus tard, vous dites bonjour à Miami.

Je vais moi-même vous accompagner à l’aéroport.

Vous feriez ça pour moi ? Orlando je trinque à votre santé ! Vous, monsieur l’ambassadeur ?

Appelez-moi Orlando.

76


À suivre…


Quand viennent les bêtes sauvages de Nicole Augereau est paru le 15 septembre 2016 aux éditions FLBLB. Retrouvez en accès libre, l’intégralité du livre en cinq épisodes dans le Club de Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/edition/bande-dessinee-quand-viennent-les-betes-sauvages Vous pouvez télécharger, partager, reproduire, imprimer ce PDF. Rien ne vous empêche d’aller aussi acheter le livre en librairie pour l’offrir à votre sœur, à votre père ou à vos petits neveux ! http://flblb.com Licence Creative Commons BY-NC-ND Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.