L'événement Vatican II

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John W. O’Malley

L’ÉvÉnement

la part-Dieu

vatican ii



John W. O’MALLEY

L’événement Vatican II Traduit de l’américain par Marie-Raphaël de Hemptinne, o.s.b., et Isabelle Hoorickx-Raucq et revu par Simon Decloux, s.j., Paul Tihon, s.j., et Benoît Malvaux, s.j.


Pour l’édition originale américaine intitulée : What Happened at Vatican II, e Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge (Massachusetts) © 2008, by the President and Fellows of Harvard College Pour la traduction française, publiée avec l’accord de la Harvard University Press © 2011 Éditions Lessius, 24, boulevard Saint-Michel, 1040 Bruxelles www.editionslessius.be La part-Dieu 18 ISBN : 978-2-87299-207-2 D 2011/4255/7 Diffusion cerf


Pour deux amis, qui sont eux-mĂŞmes amis, avec gratitude, Jill Ker Conway et John J. DeGioia.



PréfAcE

À l’époque où je travaillais à ma thèse en histoire à l’Université de Harvard, je reçus une bourse pour l’Académie américaine à rome, afin d’y compléter ma recherche sur Gilles de Viterbe, réformateur religieux du xvie siècle. Je travaillai deux ans dans cette Académie, de 1963 à 1965, alors que le second concile du Vatican se déroulait à quelques centaines de mètres de là. Grâce à l’Académie, j’ai pu assister à deux séances publiques du concile. Des contacts bien placés dans le clergé m’ont aussi permis de suivre un certain nombre de conférences de presse, qui se tenaient chaque après-midi. J’étais vivement intéressé par le concile, parce que j’étais prêtre et que je savais que les décisions de Vatican II influenceraient certainement ma vie presbytérale. Mais j’avais également une autre raison, plus spécifiquement professionnelle, de m’intéresser au concile. Mon travail sur Gilles de Viterbe portait surtout sur ses écrits et son activité de réformateur de l’ordre augustinien, dont il a été prieur général de 1506 à 1518. Or, le concile a fait de l’aggiornamento un de ses thèmes principaux, et je comprenais ce terme comme un euphémisme pour parler de réforme. Le concile allait ainsi m’aider à mieux comprendre certains aspects du xvie siècle, tandis que le xvie siècle me fournirait des éléments de comparaison pour interpréter certains événements de Vatican II. cette expérience fut passionnante et elle m’aida à formuler les arguments de ma thèse. Mais je n’imaginais pas alors que, quelques années plus tard, j’écrirais sur le concile à titre professionnel. c’est en 1971


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que je publiai mon premier article sur Vatican II. Depuis lors, je n’ai pas cessé d’écrire sur le sujet, que ce soit à un niveau académique ou pour le grand public. Durant mon enseignement à la Weston Jesuit School of Theology, à cambridge (Massachusetts), j’ai donné un cours fondamental intitulé « Deux grands conciles : Trente et Vatican II », qui était révélateur de mon intérêt académique tant pour le xvie que pour le xxe siècle. Entre-temps, mes travaux sur les différents styles de discours m’aidèrent à comprendre les deux conciles d’une manière nouvelle. c’est ainsi que mon livre Four cultures of the West constitue comme une porte d’entrée au présent ouvrage. ce livre-ci est donc le fruit d’une longue période de gestation et il doit beaucoup aux intuitions reçues dans des conversations avec des collègues ou des étudiants au fil de plusieurs décennies. Il est redevable à la générosité des collègues qui ont lu des parties du manuscrit, au fur et à mesure que je les soumettais à leur appréciation critique. Je peux citer ici John Baldovin, John Borelli, Heidi Byrnes, Mark Henninger, richard McBrien et robert Taft. Je suis plus particulièrement re connaissant aux personnes qui ont relu l’intégralité du manuscrit : Paul Bradford, David collins, Howard Gray, Otto Hentz, Ladislas Orsy, francis A. Sullivan et James Walsh. Leurs commentaires ont permis d’améliorer le texte et ils m’ont épargné de nombreuses erreurs, dont certaines auraient été extrêmement embarrassantes. Je souhaite remercier Aaron Johnson pour m’avoir fourni la charte qui se trouve à la page 232. Mais je suis surtout redevable à Jared Wicks, doyen émérite de la faculté de théologie de l’Université grégorienne de rome, qui est mon ami depuis plus de cinquante ans. Il a lu l’ensemble du texte avec un soin méticuleux, en m’offrant des commentaires détaillés, et il a partagé avec moi le fruit de ses propres recherches sur le concile. S’il subsiste des erreurs dans le texte, j’en suis le seul responsable. ce livre n’aurait pas été possible sans la splendide édition des acta officiels du concile, publiés par les éditions vaticanes. cette édition comporte cinquante et un volumes, dont certains couvrent plus de huit cents pages, sans compter les index et autres instruments similaires. L’ensemble n’a été achevé qu’en 1999. Je suis grandement reconnaissant aux éditeurs de ces ouvrages. Je dois aussi beaucoup à l’histoire de Vatican II en cinq volumes, publiée par Giuseppe Alberigo et Joseph A. Komonchak. comme pour mes trois autres ouvrages publiés à la


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arvard University Press, je dois beaucoup à Lindsay Waters, directeur H exécutif, qui a toujours eu confiance dans la bonne réussite du projet. Je suis heureux que, pour ce quatrième livre publié à Harvard, christine Thorsteinsson soit pour la quatrième fois ma sympathique et compétente coéditrice. Ma dette est grande envers J. Léon Hooper, directeur de la Woodstock Theological Library à l’Université de Georgetown, et à son personnel compétent et dévoué. Pour les seize documents finaux du concile, j’ai utilisé, avec quelques aménagements, les traductions d’Austin flannery (éd.), Vatican II : Constitutions, Decrees, Declarations, éd. revue, (Northport, New York ; costello Publishing company, 1966) ; pour les encycliques, les traductions de claudi carlen (éd.), The Papal Encyclicals, 5 vols. (Wilmington, Nc : McGrath Publishing company, 1981) ; et pour les documents des conciles autres que Vatican II, les traductions de Norman P. Tanner (éd.), Decrees of the Ecumenical Councils, 2 vols (Washington : Georgetown University Press, 1990). Les autres traductions sont miennes, sauf spécification contraire1.

1.¥N.d.T. En ce qui concerne la traduction française, nous avons utilisé, pour les documents conciliaires (Vatican II et les autres conciles), l’ouvrage de référence édité sous la direction de G. Alberigo, Les Conciles œcuméniques, Paris, cerf, 1994. Pour les encycliques, il n’existe pas d’équivalent français à l’ouvrage édité sous la direction de claudia CArlen. Nous avons donc recherché au cas par cas la traduction officielle parue, soit dans La Documentation catholique, soit sous forme d’ouvrage individuel.


Ce fut seulement un peu plus tard que je commençai à réaliser… que je ne disais pas tout à fait la même chose et que je n’étais pas la même personne en italien et en anglais. IrIS OrIGO, Images and shadows : Part of a Life.


INTrODUcTION

Les rayonnages de librairie débordent de livres sur Vatican II. L’abondance de cette production remonte pratiquement au moment où le concile fut annoncé et elle n’a pas cessé jusqu’à ce jour, dans une grande variété de genres — mémoires personnels, analyses théologiques et polémiques, comptes rendus de vulgarisation, deux commentaires à volumes multiples et une histoire du concile en cinq volumes réalisée par un grand nombre d’auteurs1. La raison en est évidente. Avant son ouverture, le concile avait suscité un jaillissement d’espoirs et de craintes, de curiosité et de spéculations. Durant les quatre années de son déroulement, il ravit les audiences télévisées par ses cérémonies publiques élégantes, élaborées, hautes en couleurs et magnifiquement orchestrées, tandis que les rebondissements inattendus de ses débats faisaient presque chaque semaine la une des médias. Même si l’importance finale du concile est évaluée de façon diverse par les commentateurs, beaucoup s’accordent à dire qu’il fut l’événement religieux le plus important du xxe siècle. cependant, parmi la quantité de volumes sur le concile que l’on peut trouver en librairie, il manque un livre de base sur le sujet. Par 1.¥Voir par exemple J. WiCks, « New Light on Vatican council II », dans Catholic Historical Review, 92, 2006, pp. 609-628. Pour une mise à jour systématique de la littérature récente sur le concile, voir les articles de g. routhier dans Laval théologique et philosophique, à partir de 1997, et les articles semblables de M. FAggioli dans Cristianesimo nella Storia, à partir de 2003.


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« livre de base », j’entends un compte rendu bref et lisible, qui réalise trois objectifs. Premièrement, fournir le fil historique essentiel qui va du moment où le pape Jean XXIII annonça la tenue du concile, le 25 janvier 1959, jusqu’à sa conclusion, le 8 décembre 1965. Deuxièmement, replacer les thèmes émergeant de ce récit dans leur contexte aux sens large et plus étroit, historique et théologique. Troisièmement, fournir quelques clés qui permettent de saisir ce que le concile espérait mettre en œuvre. Tel est l’espace vide sur les rayonnages que j’espère combler en écrivant ce livre. comme mon titre le signale, je tenterai de répondre à la question : « que s’est-il passé au concile ? » À cette simple question, il n’y a pas de réponse simple. Je pense cependant qu’en poursuivant mes trois objectifs, je fournirai des éléments de base pour y répondre. D’ailleurs, je ne suis certainement pas le seul à croire que la meilleure approche — et même le chemin incontournable — pour comprendre le catholicisme romain aujourd’hui est de passer par Vatican II. étudier le concile, c’est étudier simultanément tout ce qui s’y rapporte plus largement. Le concile se réunit en quatre sessions distinctes, à l’automne des années 1962 à 1965. chacune de ces sessions dura à peu près dix semaines et présenta des caractéristiques propres. La première session se déroula durant le pontificat de Jean XXIII, les trois autres durant le pontificat de son successeur, Paul VI. Au cours de ces quatre sessions se tinrent les rencontres en tant que telles des quelque 2 200 évêques dans la basilique Saint-Pierre de rome. Mais le travail accompli avant le concile, de 1959 à 1962, et celui qui fut réalisé durant ce que l’on appela « les sessions intermédiaires », c’est-à-dire les quelque neuf mois situés entre deux sessions, ne furent pas moins importants. ce travail, accompli par des évêques et des experts (periti), détermina la direction prise par le concile, presque autant que les débats euxmêmes à l’intérieur de Saint-Pierre. Lorsque s’acheva le concile, Paul VI avait promulgué seize documents, en son nom propre et au nom du concile2. ces documents 2.¥Le pape, premier signataire, signait les documents par la formule « Paul, évêque de l’église catholique ». Suivaient les signatures des autres pères du concile, à commencer par celle du cardinal doyen, Eugène Tisserant. ces signatures étaient précédées par la formule de promulgation : « Tout l’ensemble et chacun des points qui ont été


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abordent un éventail extraordinairement large de sujets et ils le font de façon très approfondie. Ils constituent l’héritage le plus accessible du concile, celui qui fait le plus autorité, et c’est à partir d’eux que doit se faire toute étude de Vatican II. L’impression de sérénité qui se dégage de ces documents cache le fait que certains d’entre eux furent vivement — et souvent amèrement — contestés durant le concile, et qu’ils ne survécurent que de justesse. De plus, même si ces documents sont souvent présentés en un seul bloc, sans distinction de rang, ils ne sont pas égaux en dignité, du moins théoriquement, et ne jouissent pas tous de la même autorité. Les documents les plus élevés en dignité sont les « constitutions », au nombre de quatre : Sacrosanctum Concilium, sur la liturgie ; Lumen gentium, sur l’église ; Dei Verbum, sur la révélation divine ; Gaudium et spes, sur la place de l’église dans le monde moderne. Vingt ans après Vatican II, en 1985, le synode des évêques réuni au Vatican pour évaluer le concile déclara que ces quatre documents fournissaient les orientations majeures à la lumière desquelles les autres documents devaient être interprétés3. Durant le concile lui-même, on avait déjà souligné la dignité particulière de ces constitutions, ce qui avait suscité des discussions pour savoir quels documents méritaient de porter ce titre. Viennent ensuite les neuf « décrets » : Inter mirifica, sur les médias ; Orientalium Ecclesiarum, sur les églises catholiques orientales ; Unitatis redintegratio, sur l’œcuménisme ; Christus Dominus, sur les évêques ; Perfectae caritatis, sur le renouveau de la vie religieuse ; Optatam totius, sur la formation des prêtres ; Apostolicam actuositatem sur l’apostolat des laïcs ; Ad gentes divinitus, sur l’activité missionnaire ; Presbyterorum ordinis, sur le ministère et la vie des prêtres. Enfin, il y a trois « déclarations » : Gravissimum educationis, sur l’éducation chrétienne ; Nostra aetate, sur les religions non chrétiennes ; Dignitatis humanae, sur la liberté religieuse. édictés dans cette constitution ont plu aux pères du concile. Et Nous, en vertu du pouvoir apostolique que Nous tenons du christ, en union avec les vénérables Pères, nous les approuvons, arrêtons et décrétons dans le Saint-Esprit, et Nous ordonnons que ce qui a été ainsi établi en concile soit promulgué pour la gloire de Dieu. » 3.¥Voir « The final report. Synod of Bishops », dans Origins, 15, 19 décembre 1985, pp. 444-450, en particulier pp. 445-446.


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ces seize documents se distinguent entre eux par leur rang, mais aussi, de façon plus sensible, par leur impact et leur importance. Les constitutions sont parvenues à consolider leur importance théorique par l’attention, la recherche et l’appréciation positive qu’elles ont constamment suscitées de la part des chercheurs. Mais la distinction entre les décrets et les déclarations, quel qu’en ait été le sens originel, a perdu toute signification. Les décrets sur les médias et sur les églises catholiques orientales, par exemple, sont pratiquement oubliés, tandis que les déclarations sur la liberté religieuse et sur les religions non chrétiennes ont toujours la même importance que durant le concile. Malgré ces différences en autorité et en impact, les seize documents sont reliés entre eux de bien des manières. Ils forment ensemble un corpus cohérent et doivent être interprétés en conséquence. Dans cet ouvrage, je vais analyser ces documents mais je n’en donnerai pas un commentaire théologique détaillé. cela a été fait bien des fois et par des spécialistes plus compétents que moi4. Mon intention est plutôt de situer ces documents dans leur contexte, pour aider à en comprendre l’avant et l’après. Tant que cette tâche n’est pas réalisée, les conclusions de ces documents risquent de ressembler à des banalités, danger que leur style littéraire est d’ailleurs propre à encourager. Mon approche, je l’espère, permettra de faire émerger l’intensité du déroulement du concile et les problèmes profonds, presque insaisissables, qui s’y trouvaient cachés. ce n’est qu’en retraçant la genèse des documents et — plus important encore — en les situant dans leurs contextes, que l’on peut faire apparaître leur signification plus profonde. Leurs contextes ? Il nous faut en évoquer au moins trois que, dans l’espace limité de ce livre, je ne pourrai qu’ébaucher. Le premier contexte rend hommage à la longue durée5, à l’influence durable exercée par des événements qui remontent à plusieurs siècles. Il s’agira ici 4.¥Le commentaire standard en anglais est encore toujours H. vorgriMler (éd.), Commentary on the Documents of Vatican II, 5 vol., New York, Herder and Herder, 1967-1969. Utile et agréable à lire est l’ouvrage de A. hAstings (éd.), A concise Guide to the Documents of the Second Vatican Council, 2 vol., Londres, Darton, Longman and Todd, 1968-1969. On relèvera encore l’analyse globale la plus récente, P. hünerMAnn et b. J. hilberAth (éds), Herders theologischer Kommentar zum Zweiten Vatikanischen Konzil, 5 vol., fribourg-en-Brisgau, Herder, 2004-2006. 5.¥N.d.T. : en français dans le texte.


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de relever quelques thèmes dans la longue histoire de l’église occidentale, comme par exemple les racines profondes de la question du rapport église-état. À ce propos, des experts ont décrit après coup le concile comme marquant « la fin de l’époque constantinienne », faisant allusion à la reconnaissance officielle et au statut privilégié accordés à l’église par l’empereur romain constantin, au début du ive siècle. Le décret sur l’œcuménisme et la constitution sur la révélation divine, quant à eux, n’ont de sens que sur la toile de fond de la réforme protestante et de la réaction catholique qu’elle suscita au xvie siècle. Ainsi, certains spécialistes présentent parfois Vatican II comme « la fin de la contre-réforme ». cela veut dire qu’à Vatican II, le concile de Trente (1545-1563) joua un rôle qui fut loin d’être insignifiant6. De façon générale, Vatican II, reconnu par l’église catholique comme le 21e concile œcuménique de son histoire, doit être comparé à tous ceux qui l’ont précédé, à commencer par le premier concile œcuménique, celui de Nicée, en 325. ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons comprendre ce qu’il y a d’éventuellement particulier à Vatican II. Un contexte plus immédiat est celui de la « modernité » ou, plus concrètement, du « long xixe siècle » qui, pour l’église catholique, va de la révolution française à la fin du pontificat de Pie XII, en 1958. La révolution française et la philosophie qui la sous-tend ont traumatisé l’église officielle à bien des reprises durant ce « siècle ». Le concile fut une tentative de guérir certains aspects de l’histoire de l’église de cette période et de se dégager du poids résiduel de son passé. cependant, Vatican II héritait aussi d’autres aspects de ce long xixe siècle, tels que les progrès dans les matières biblique, liturgique, patristique et philosophique, la compétition avec les protestants dans les terres de mission, l’avènement du socialisme et du communisme. En ce qui concerne le fonctionnement interne de l’église, il n’y a aucun élément du xixe siècle qui soit plus important que la nouvelle prééminence de la papauté dans tous les domaines de la vie catholique. De tous les conciles qui 6.¥Voir par exemple J. A. koMonChAk, « The council of Trent at the second Vatican council », dans r. bulMAn et F. J. PArrellA (éds), From Trent to Vatican II. Historical and Theological Investigations, New York, Oxford University Press, 2006, pp. 61-80. Voir aussi g. Alberigo, « from the council of Trent to “Tridentinism” », ibid., pp. 1937 et J. W. O’Malley, « Trent and Vatican II. Two styles of church », ibid., pp. 301-320.


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l’ont précédé, c’est donc probablement le concile Vatican I (18691870) qui a été le plus présent dans les débats de Vatican II, en raison de ses définitions de la primauté et de l’infaillibilité pontificales. Le troisième contexte, qui est aussi le plus spécifique, est la période qui commence au début de la Seconde Guerre mondiale et s’étend jusqu’à l’ouverture du concile7. D’un point de vue ecclésial, ce contexte chevauche celui du long xixe siècle, mais d’un point de vue politique et culturel, il est caractérisé par des changements tellement significatifs au niveau mondial qu’il est nécessaire de le considérer comme une période distincte. ce fut l’époque de la guerre froide, qui atteignit une intensité dangereuse durant la crise des missiles cubains, quelques jours seulement après l’ouverture du concile. Pendant deux semaines, le monde retint son souffle, tant la menace d’une destruction nucléaire semblait sur le point de se réaliser. cette période est celle de la fin du colonialisme, qui eut un grand impact sur les entreprises missionnaires de toutes les églises. c’est le temps où émergea la démocratie chrétienne dans les pays qui venaient de connaître le joug des dictatures fascistes, le temps où le monde occidental fut finalement mis en face de l’horreur de l’holocauste et de ses implications. ces facteurs et d’autres encore conduisirent des politiciens et des hommes d’église à croire qu’un temps nouveau émergeait, un temps qui appelait de nouvelles approches et de nouvelles solutions. Tels sont les contextes. Mais quelles furent les questions que le concile aborda ? ce qui est typique de Vatican II, c’est l’éventail des questions qu’il traita. Il s’intéressa à l’usage de l’orgue dans la liturgie, à la place de Thomas d’Aquin dans la formation des séminaristes, à la légitimité de stocker des armes nucléaires, à la bénédiction de l’eau utilisée lors des baptêmes, au rôle des laïcs dans les ministères de l’église, aux relations des évêques avec le pape, aux finalités du mariage, au salaire des prêtres, au rôle de la conscience dans les prises de décisions morales, au vêtement des religieuses, au rapport de l’église avec l’art, au mariage des diacres, aux traductions de la Bible, aux limites des diocèses, à la légitimité ou la non-légitimité de célébrer un culte 7.¥Voir par exemple s. shloessser, « Against forgetting. Memory, History, Vatican II », dans Theological Studies, 67, 2006, pp. 275-319.


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avec des non-catholiques… On pourrait encore allonger la liste, presque à l’infini. Bien évidemment, toutes les questions abordées par le concile doivent être prises au sérieux. Pourtant, certaines revêtent une importance générale plus grande que d’autres. Le mieux est de commencer par les sujets abordés dans les seize documents finaux du concile. Ils indiquent seize domaines d’intérêt particulier — la liturgie, l’éducation, l’œcuménisme, etc. cela semble évident, et pourtant il est important de ne pas l’oublier, même si, comme je l’ai évoqué, personne, ni pendant ni après le concile, ne pensa que les énoncés de Vatican II au sujet des médias pouvaient se comparer à ceux qui concernaient les rapports entre l’église et l’état, ou les relations de l’église avec les musulmans et les Juifs. Quelles furent donc les questions les plus importantes débattues à Vatican II ? Parmi elles, il y eut certainement le désir de reconnaître la dignité des laïcs, hommes et femmes, et de les encourager à accomplir leur vocation au cœur de l’église. Malgré des désaccords sur certains points, le décret concernant l’apostolat des laïcs rencontra relativement peu d’obstacles dans sa navigation à travers le concile, car il y avait un accord généralisé sur la direction fondamentale qu’il prenait. En cela, ce décret constitue une exception. D’une façon générale, les questions les plus importantes furent les plus vivement contestées. Presque invariablement, cela voulait dire que certains évêques, à tort ou à raison, y percevaient des déviations par rapport à la pratique ou à l’enseignement préalables, à tel point que ces questions devenaient dangereuses, illégitimes ou hérétiques. Le temps consacré par le concile à une question — que ce soit sur le lieu même du concile, ou en d’autres instances — en signale l’importance. ce temps était souvent directement proportionné au degré auquel la question semblait violer l’enseignement de l’église ou la pratique reçue. À ce point de vue, trois questions furent si sensibles ou potentiellement explosives que le pape Paul VI les retira de l’agenda du concile : il s’agit du célibat des prêtres, du contrôle des naissances et de la réforme de la curie romaine. Il faut y ajouter la question du synode des évêques, que le pape Paul VI créa durant le concile sans avoir pris les dispositions nécessaires pour permettre au concile de réagir à cette mesure ou de participer à sa formulation. ces quatre questions ne furent donc pas des


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questions du concile, mais elles furent néanmoins présentes au concile et elles sont donc importantes pour comprendre ce qui s’y passa. cependant, la première question à susciter de longs débats fut la place du latin dans la liturgie. cette question, qui occupa le concile de façon intermittente pendant plusieurs semaines, était importante en elle-même, mais elle avait aussi des ramifications plus profondes. ce fut un premier moment de rude confrontation, d’où émergea la question de l’orientation générale du concile : fallait-il confirmer le statu quo ou évoluer de manière significative au-delà ? Pour le latin, le concile résolut la question en prenant une position modérée, quelque peu ambiguë. Après le concile, cette position fut tranchée par le principe le plus fondamental que Vatican II adopta à propos de la liturgie : encourager la pleine participation de toute l’assemblée dans l’action liturgique. c’est là une belle illustration d’un phénomène plus largement observé au concile : parfois, la logique interne ou la dynamique d’un document entraîne celui-ci au-delà des limites originellement fixées. La question du rapport entre la Tradition et l’écriture émergea elle aussi très vite comme une question brûlante et elle le resta tout au long du concile. En deçà de cette question théologique assez technique en apparence, se cachaient des questions de plus large signification : tout d’abord, la valeur consacrée par l’usage d’affirmations doctrinales antérieures (dans ce cas précis, le décret du concile de Trente) ; ensuite, la façon dont l’autorité enseignante de l’église se rapporte à l’écriture. En lien direct avec cette question relative à l’écriture et à la Tradition, se posait également la question de savoir jusqu’à quel point les méthodes modernes d’interprétation littéraire et historique pouvaient être légitimement appliquées à la Bible. Tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du concile, peu de sujets suscitèrent des controverses aussi âpres que la relation de l’église avec les Juifs, ainsi qu’avec les autres religions non chrétiennes. Il faut le dire : le cheminement qui aboutit à Nostra aetate fut particulièrement rude. La question de la relation de l’église catholique avec les autres églises et communautés ecclésiales connut, elle aussi, un parcours du combattant, mais pas autant que celle qui concerne la relation avec les Juifs. Si cette dernière question fut particulièrement difficile, ce fut entre autres à cause de ses éventuelles implications politiques, en lien avec le monde arabe. Mais ce fut aussi en raison d’affirmations négatives concernant


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« les Juifs » dans le Nouveau Testament. L’évangile de Jean, par exemple, décrit constamment « les Juifs » comme les ennemis de Jésus. La déclaration sur la liberté religieuse connut également un parcours difficile. En défendant certaines formes de séparation entre l’église et l’état, en donnant une sorte de primauté à la conscience par rapport à l’obéissance à l’autorité ecclésiale, cette déclaration suscita une opposition farouche, qui mit en péril la vie même du document. La constitution sur l’église dans le monde de ce temps, Gaudium et spes, s’attira un autre genre de controverse, non seulement en raison de quelques sujets précis que l’on y abordait, tels que le stockage d’armes nucléaires ou le but du mariage et ses implications pour le contrôle des naissances, mais aussi en raison de l’apparente disparité de son propos, de l’absence de document semblable dans les conciles précédents, du ton du texte, que certains jugeaient trop optimiste, et de l’approche sociologique ou empirique que ce document semblait parfois se donner pour fondement. Le document sur l’église, préparé dès avant le concile, fut en fait rejeté à la fin de la première session. En effet, il fut soumis à une révision telle qu’il en résulta un nouveau document : Lumen gentium. ce nouveau document fut critiqué sur bien des points et amendé en fonction de ces critiques, mais aucune de ses clauses ne suscita autant de polémiques et ne fut aussi sensible à l’agenda du concile, que la clause concernant la relation des évêques ou de la hiérarchie épiscopale avec la papauté. L’expression technique proposée et défendue par le concile pour exprimer cette relation était la « collégialité ». Quel genre d’autorité les évêques avaient-ils sur l’église en général lorsqu’ils agissaient collectivement, c’est-à-dire collégialement ? comment cette autorité s’exerçait-elle en relation avec celle du pape ? En quoi la collégialité était-elle différente du « conciliarisme », qui avait été condamné au xve siècle et plusieurs fois encore par la suite ? En lien étroit avec ce sujet, se posait aussi la question plus technique de la relation des évêques au sacrement de l’ordre. Enfin, ce sujet impliquait la question du droit des autres membres de l’église, y compris les laïcs, à intervenir dans la prise de décisions. Lorsque furent mises au point les positions finalement adoptées sur ces sujets, elles furent soutenues par une impressionnante majorité d’évêques. cependant, une petite minorité — 10 à 15 pour 100 — fit


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preuve d’une opposition inflexible envers ce courant et exerça son influence de diverses manières. Les tempéraments s’enflammèrent. On échangea des paroles dures, même des accusations. Les leaders de la minorité furent rapidement connus et restèrent les mêmes jusqu’au bout. Les autres évêques qui constituaient cette minorité, à l’un ou l’autre moment du concile, n’étaient pas toujours les mêmes — après tout, les évêques sont des individus, ayant chacun leur point de vue et leurs convictions propres — mais le pourcentage de cette minorité demeura pratiquement invariable. cette lutte entre la majorité et la minorité, vite interprétée de manière simpliste, est une composante essentielle de l’histoire de Vatican II, une composante que le langage serein des documents ne permet pas de deviner. Quoi qu’il en soit, voilà les questions dont les spécialistes considèrent avec raison qu’elles ont marqué le concile de leur empreinte. Si nous voyageons à travers l’histoire du concile, si nous examinons les documents que Vatican II nous a laissés, comme son héritage le plus tangible, ce sont ces questions-là qui émergent de la façon la plus claire et la plus caractéristique. Elles constituent en quelque sorte la ligne de front. Mais pouvons-nous creuser plus en profondeur ? Y a-t-il des questions cachées sous ces questions, dont celles-ci ne seraient qu’une manifestation de surface ? Je pense effectivement qu’il y eut au moins trois questions de ce type. 1) Les circonstances requises pour qu’un changement puisse se produire dans l’église et les arguments qui peuvent le justifier. 2) La relation, à l’intérieur de l’église, entre le centre et la périphérie, ou plus concrètement, la façon dont l’autorité est partagée entre la papauté, incluant les dicastères de la curie vaticane, et le reste de l’église. 3) Le style ou le modèle selon lequel cette autorité devrait être exercée. ces questions sont une clé pour comprendre Vatican II. En outre, elles sont extrêmement importantes pour quiconque cherche à comprendre les tensions et les conflits qui affectent l’église catholique d’aujourd’hui. Dans leur formulation abstraite, ces thèmes paraissent être de toujours, mais dans leurs manifestations concrètes, ils sont d’une actualité prégnante8. 8.¥Voir A. ACerbi, « Il magistero di Giovanni XXIII e la svolta conciliare », dans g. CArzAnigA (éd.), Giovanni XXIII e il Vaticano II. Atti degli Incontri svoltisi presso il Seminario vescovile di Bergamo 1998-2001, cinisello Balsamo, San Paolo, 2003, pp. 51-71, qui suggère des interprétations du concile semblables aux miennes.


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Dans ce livre, je m’intéresse à ces questions uniquement dans la mesure où elles peuvent aider à expliquer la dynamique du concile, et dès lors aussi le catholicisme romain. cependant, sous des formes différentes et plus séculières, ces questions se posent aussi à bien d ’autres institutions — écoles, entreprises commerciales, nations. Elles concernent leur identité : comment la préserver tout en gérant le changement inévitable, comment la rendre vraiment opérationnelle selon des modes nouveaux, mais que l’on peut reconnaître comme authentiques ? Dans cette perspective, le concile fait office d’exemple, de paradigme. ces questions transcendent donc leur dimension religieuse. Mais c’est de leur dimension religieuse qu’il sera question dans ce livre. Vers la fin du concile, John courtney Murray, un jésuite américain qui fut peut-être l’expert le plus important du concile sur la question du rapport entre l’église et l’état, désigna la première de ces questions comme « la question par excellence, sous-jacente à toutes les autres9 ». Murray la désigna par les termes de « développement de la doctrine ». Il entendait par là le problème de l’élaboration dans l’église d’enseignements qui allaient au-delà ou pouvaient même sembler contredire des enseignements précédents. En un mot, il s’agissait du problème du changement pour une institution qui s’appuie de façon vitale sur la croyance en la validité transcendante d’un message qu’elle a reçu du passé et qu’elle se doit de proclamer dans toute sa pureté. La position de Murray sur la question « église-état » était, selon lui, une illustration du problème du « développement » car cette question s’opposait de front, du moins en apparence, aux condamnations répétées de la « séparation de l’église et de l’état », condamnations prononcées par des papes depuis le début du xixe siècle. La position de Murray s’éloignait aussi de l’enseignement officiel de l’église sur cette question, enseignement soutenu à l’époque de Murray par la plus haute instance des congrégations vaticanes, la Suprême congrégation du Saint-Office (aujourd’hui appelée congrégation pour la doctrine de la foi). finalement, l’orientation générale prônée par Murray l’emporta au concile, mais ce fut au terme d’un rude combat. 9.¥J.C. MurrAy, « This Matter of religious freedom », dans America, 112, 9 janvier 1965, p. 43.


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La majorité des pères conciliaires approuvaient les arguments qui légitimaient ce « développement ». Mais le problème refit surface de façon récurrente tout au long du concile, au point d’affecter un grand nombre de délibérations. Lorsque le pape Jean XXIII s’exprimait sur ce qu’il avait en vue pour le concile, il utilisait parfois le terme d ’aggiornamento, mot italien signifiant « actualisation ». Le mot fit mouche et devint même une expression raccourcie (et certainement inadéquate) pour décrire l’enjeu du concile. Le terme d’aggiornamento introduisit le thème du changement dans l’ordre du jour du concile et le rendit inévitable. Mais même si cette expression n’avait pas été utilisée, le problème de la relation entre le passé et le présent aurait certainement surgi, de façon tout aussi envahissante et perturbante. Pourtant, pour des raisons qui deviendront claires plus loin, les seize documents finaux du concile ne font aucune allusion à l’avant et à l’après concile ; ils ne signalent pas non plus, sauf de façon occasionnelle et discrète, que leur contenu modifie quoi que ce soit de ce qui semblait normatif auparavant. Tout comme la question de la relation « église-état », le problème du changement a souvent surgi en lien avec l’enseignement d’une encyclique pontificale ou d’autres documents émanant du Saint-Siège. À sa façon particulière, il impliquait donc aussi le surgissement de l’autre « question cachée sous les questions », celle de la relation du centre avec le reste de l’église. La question ici sous-jacente était, pour le dire franchement, de savoir si l’église avait contourné l’autorité des évêques et était devenue trop centralisée pour son propre bien. comme nous l’avons dit, le sujet devint plus explicitement explosif lors des débats sur la collégialité. On pouvait en effet faire remonter aux premiers siècles du christianisme deux traditions vénérables dans l’église : celle qui faisait état d’un rôle particulier de gouvernement attribué à l’évêque de rome, et celle qui évoquait le gouvernement des autres évêques, en particulier lorsqu’ils se rassemblaient en synodes locaux ou provinciaux ou en conciles œcuméniques. Le rapport mutuel entre ces deux traditions ne devint vraiment problématique qu’à partir du moment où l’on commença à formuler le rôle de gouvernement de la papauté en termes de plus en plus monarchiques. cela se fit dès le début du Moyen Âge, mais de façon plus explicite durant le xixe siècle. D’une façon particulière, la question


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se posait de savoir comment l’église parviendrait à tenir ensemble la définition de la primauté pontificale, reçue de Vatican I, et le partage de l’autorité avec les évêques. ce n’était nullement un problème abstrait ou éloigné du fonctionnement quotidien du concile. Il s’exprima dans les tensions qui se firent jour entre la curie et les évêques ou, de façon plus dramatique, entre le pape Paul VI et les évêques assemblés dans une basilique située à moins de cent mètres de ses appartements. Quel est exactement le rôle du pape lorsqu’un concile se réunit ? Paul VI, on l’a dit, retira quatre problèmes de l’agenda du concile Vatican II. était-ce pour éviter des joutes verbales intolérables ou parce que l’on ne pouvait se fier au concile pour parvenir à une solution juste ? À partir d’un certain moment, il y eut des évêques qui commencèrent à courir aux appartements du pape pour y trouver des solutions à des problèmes dont on aurait pu légitimement attendre une solution à l’intérieur même de la basilique Saint-Pierre. Les procédures compliquées et trop floues obligeaient pratiquement les évêques à recourir au pape, mais le problème était plus complexe que cela. En effet, au-delà de la relation entre le pape et les évêques, la question concernait aussi la relation entre les congrégations vaticanes, en particulier le Saint-Office, et les évêques. ces derniers avaient parfois l’impression que les congrégations les traitaient de haut, au point de fouler au pied des prérogatives dont elles considéraient qu’elles leur revenaient en vertu de leur mission. Le ressentiment de la curie fut souvent perceptible durant le concile, parfois de manière explosive. À ce point de vue, ce que l’on a appelé la politique du concile, loin d’être un spectacle parallèle, intéressant mais secondaire, fut une part intégrante de la substance du concile, intrinsèque à sa signification. Mais ce problème du partage de l’autorité dans l’église s’étendait encore plus loin, au-delà des évêques, vers les prêtres et les laïcs que l’on encourageait à prendre des initiatives et à jouer un rôle dans la prise de décisions. Lorsque le document Lumen gentium décrivit l’église comme « peuple de Dieu », il toucha implicitement à cette question en modifiant la vision traditionnelle et exclusive d’un modèle hiérarchique de haut en bas, au profit d’une conception plus horizontale. Pourtant, une fois de plus, les seize documents officiels ne


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laissent nullement deviner combien la question centre/périphérie fut un point chaud de dispute, un thème pratiquement omniprésent dans les débats conciliaires10. Dans l’église, la relation entre la loi d’une part, la créativité et l’initiative d’autre part, est liée à la relation entre le centre (la loi) et la périphérie (la créativité et l’initiative). En termes religieux classiques, il s’agit de la relation entre l’ordre et le charisme, c’est-à-dire entre l’obéissance et les dons de l’Esprit. Si l’on veut que l’église soit en bonne santé, on s’accorde généralement pour dire que ces deux aspects doivent s’équilibrer l’un l’autre. Au concile, beaucoup ressentirent que l’insistance sur l’ordre, par l’administration centrale de l’église, avait été jusqu’alors trop prédominante. Dès lors, le terme de charisme entra, pour la première fois de l’histoire, dans le vocabulaire d’un concile. Quel que soit le lieu où se situe l’autorité dans l’église, comment faut-il l’exercer ? Voilà une troisième « question sous les questions », soulevée par le mot « charisme ». c’est là que le concile commence à devenir plus explicite, en introduisant un vocabulaire nouveau et une nouvelle forme littéraire. Des mots tels que « charisme », « dialogue », « partenariat », « coopération » et « amitié » indiquent un nouveau style dans l’exercice de l’autorité et encouragent implicitement une conversion vers une nouvelle manière de penser, de parler, de se comporter. ce changement fait passer d’un style plutôt autoritaire et unidirectionnel à un modèle de plus grande réciprocité et de responsabilité partagée. Il entraîna une redéfinition de ce que sont les conciles et de ce qu’ils sont censés accomplir. Le modèle législatif et juridique qui avait prévalu depuis le premier concile, à Nicée en 325, fut à ce point modifié par Vatican II qu’il fut pratiquement abandonné. À sa place, Vatican II proposa un modèle largement basé sur la persuasion et l’invitation. ce fut là un tournant considérable. S’il est vrai que cette troisième question est aussi explicite dans le vocabulaire propre du concile, comment peut-on dire qu’il s’agit d’une « question sous les questions », ce qui impliquerait qu’elle serait cachée aux regards ? comme la Purloined letter d’Edgar Allan Poe, 10.¥Voir g. routhier, Vatican II. Herméneutique et réception, Québec, fides, 2006, pp. 171-211.


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cette question est en fait cachée en pleine lumière. Elle était si évidente qu’on ne lui accorda que peu d’attention, sauf lorsque l’on faisait vaguement référence au « langage pastoral » du concile. Je pense cependant que c’est cette question-là qui reflète le mieux l’expression « esprit du concile », c’est-à-dire une orientation générale qui va audelà des ordonnances spécifiques11. ce qui est clair, de toute façon, c’est que le style fut une question importante au concile, une question qui se joua sur le terrain apparemment superficiel du vocabulaire et du genre littéraire des documents, et dont les protagonistes ne mesuraient sans doute pas toujours les implications profondes et les enjeux. Le style littéraire, en effet, n’était que l’expression de surface de quelque chose qui devait descendre beaucoup plus profondément, dans l’âme même de l’église et de chaque catholique. Il y avait là bien plus qu’une tactique ou une stratégie, bien plus que la simple adoption d’un « langage plus pastoral ». Il s’agissait d’un événement de langage. Le langage signifiait et induisait un changement de valeurs et de priorités. En fin de compte, il signifiait et induisait une conversion intérieure et c’est là la dimension la plus profonde de cette troisième « question sous les questions » caractérisant Vatican II. cette conversion se refléta extérieurement dans un certain style de comportement, particulièrement chez les dirigeants de l’église. ce choix de langage explique aussi largement pourquoi « l’appel à la sainteté » émergea de façon aussi forte et récurrente durant le concile et en est l’une des caractéristiques les plus visibles. ces trois « questions sous les questions » ne sont pas absolument distinctes l’une de l’autre ; elles ne peuvent évidemment pas non plus être totalement séparées des questions plus spécifiques, telles que la liberté religieuse ou la pleine participation de la communauté à l’action liturgique. Pour un regard superficiel, Vatican II pourrait ressembler à une collection de toutes sortes de questions sans beaucoup de rapport les unes avec les autres. Mais si l’on y regarde de plus près, on y découvre un réseau vraiment étonnant de connexions et une cohérence interne qu’aucun autre concile ne manifeste à ce point, et cela est dû en grande partie au nouveau style littéraire adopté par le concile. 11.¥Voir par exemple J. W. o’MAlley, « Vatican II. Did anything Happen ? », dans Theological Studies, 67, 2006, pp. 3-33.


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En outre, ces trois « questions sous les questions » fournissent des lunettes spéciales pour interpréter le concile. Elles sont un premier pas vers une herméneutique qui transcende une approche souvent myope où le texte est passé au crible, où l’on se focalise sur la formulation des documents, sans aucun égard pour leur contexte, sans tenir compte de l’avant et de l’après, du vocabulaire et de la forme littéraire. Il en résulte souvent une interprétation minimaliste, une interprétation qui ne parvient pas à voir le concile comme la nouvelle étape qu’il souhaitait être dans l’histoire de l’église catholique12. Par leur nature même, ces trois questions ne peuvent prétendre à une solution définitive, d’une manière ou d’une autre. Leur nature est d’être en tension. chacune d’elles est écartelée entre deux directions opposées. chaque direction a sa validité, aucune n’est absolue. comme toute organisation, l’église doit gérer la tension, non la nier. Une institution qui se veut saine et efficace dans la mise en œuvre de sa mission doit maintenir et exploiter la dialectique entre continuité et changement, entre centre et périphérie, entre fermeté et souplesse. Des dizaines d’années se sont écoulées depuis le concile. Aujourd’hui, nous vivons dans un monde bien plus résolument postmoderne, postcolonial et multiculturel que dans les années 1960. Quelle perspective notre époque offre-t-elle en regard du concile et des questions qui s’y posaient ? En 1979, cinq ans avant sa mort, le théologien jésuite allemand Karl rahner évoquait Vatican II comme le début d’une troisième époque dans l’histoire du christianisme13. La première époque était la brève période de l’église judéo-chrétienne, qui touchait déjà à sa fin au moment où Paul se mit à prêcher aux païens. La deuxième époque allait de ce moment-là jusqu’à Vatican II : c’est l’époque de 12.¥Pour une vue d’ensemble pénétrante des solutions proposées par les théologiens pour les problèmes herméneutiques soulevés par Vatican II, voir g. routhier, Vatican II. Herméneutique, pp. 361-400. Voir aussi o. rush, Still Interpreting Vatican II. Some Hermeneutical Principles, New York, Paulist Press, 2004 ; J. A. koMonChAk, « Benedict XVI and the Interpretation of Vatican II », dans Cristianesimo nella Storia, 28, 2007, pp. 323-337 ; P. hünerMAnn, « Der “Text” : Eine Ergänzung zur Hermeneutik des Vatikanischen Konzils », ibid., pp. 339-358 ; Ch. theobAld, « Enjeux herméneutiques des débats sur l’histoire du concile Vatican II », ibid., pp. 359-380 ; g. ruggieri, « recezione e interpretazioni del Vaticano II. Le raggioni di un dibattito », ibid., pp. 381-406. 13.¥k. rAhner, « Towards a fundamental Theological Interpretation of Vatican II », dans Theological Studies, 40, 1979, pp.716-727.


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l ’hellénisme et de l’église européenne. La troisième époque, la situation post-conciliaire actuelle, est la période de l’église mondiale. Est-ce vraiment le concile qui inaugura cette nouvelle période ? À première vue, il semble que non. ce que l’on remarque, à Vatican II, ce n’est pas le rôle prédominant qu’auraient joué les « nouvelles églises » issues des anciennes colonies, mais bien plutôt la domination des Européens14. Les figures de proue étaient presque exclusivement originaires du Vieux continent, et les rares qui ne l’étaient pas — tels Murray ou Paul émile Léger, archevêque de Montréal — étaient européens au sens large du terme. Le concile était même d’autant plus profondément eurocentrique que les questions dont il débattait avaient leur origine dans l’histoire de l’Europe occidentale — l’empire romain, la réforme grégorienne, la réforme, les Lumières, la révolution française, le Risorgimento, la perte des états pontificaux, les nazis, l’holocauste, la démocratie chrétienne. L’Europe, ses centres d’intérêt, l’héritage de son histoire fournirent la trame à l’intérieur de laquelle se joua Vatican II. Le récit du concile est presque exclusivement celui d’Européens luttant sur des questions surgissant de l’histoire européenne. L’histoire et la tradition de la chrétienté, telle que le concile la voyait, étaient l’histoire et la tradition de la chrétienté d’Occident, avec de temps en temps une allusion à l’histoire et à la tradition des chrétiens du Moyen Orient, lorsque les évêques de là-bas invitaient les regards, parfois un peu honteux, à se tourner dans cette direction. ces évêques-là, dont les traditions n’étaient pas passées par le moule de l’histoire occidentale, montraient souvent aux pères conciliaires combien leur angle de vue était marqué par l’esprit de clocher. cependant, en revisitant cette histoire et cette tradition, le concile était parfois amené, sans peut-être l’avoir toujours cherché, à transcender ses limites européennes. Le débat sur le latin était une reprise des débats du xvie siècle, mais avec des répercussions au niveau de l’église mondiale. L’assouplissement du rôle de Thomas d’Aquin dans le curriculum des séminaires et, par conséquent, dans le langage théologique, était la reprise d’un débat du xixe siècle et semble avoir 14.¥Voir par exemple H. teissier, « Vatican II et le tiers monde », dans Deuxième concile, pp. 755-767.


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visé principalement une plus grande ouverture à d’autres philosophies européennes. Mais ce débat ouvrit aussi des fenêtres vers des philosophies et des approches extérieures à l’Europe. Quant aux recommandations spécifiques du Concile concernant l’adaptation aux coutumes et aux cultures locales, elles eurent évidemment un impact direct. Dans la constitution sur la sainte liturgie, le premier document approuvé par le Concile, il y a cette phrase symptomatique : « L’art de notre époque et celui de tous les peuples et de toutes les régions auront la liberté de s’exercer dans l’Église. » Une telle ouverture, une adaptation aussi explicite n’était certes pas le courant dominant du Concile, mais se présentait juste assez souvent pour signaler qu’une plus large vision des choses tentait de se faire jour.

es g a p s e certain as p t n o es n s e t n suiva au s e l b i dispon . e g a t e feuill


tAble des MAtières

Préface …………………………………………………………………

7

Introduction …………………………………………………………

11

I.¥Un événement majeur aux larges horizons ……………………… Le plus grand rassemblement …………………………………… Le concile et les conciles ………………………………………… Les papes et les conciles ………………………………………… Quelques traits spécifiques de Vatican II ………………………… Aggiornamento, ressourcement et développement de la doctrine … Genre, forme, contenu, valeurs : « l’esprit du concile » ……………

29 32 40 44 52 56 66

II.¥Le long xixe siècle ………………………………………………… Grégoire XVI et Pie IX : la papauté assiégée ……………………… Le pape Léon XIII (1878-1903) …………………………………… Pie X (1903-1914) ……………………………………………… De Pie XI à la veille de Vatican II …………………………………

79 84 90 95 118

III.¥L’ouverture du concile ………………………………………… Les journées d’ouverture ………………………………………… Les deux papes …………………………………………………… Personnalités et alignements ………………………………………

135 136 146 154

IV.¥Première session (1962). Les grandes lignes se dessinent ……… La discussion sur la liturgie ……………………………………… Le tournant : les sources de la révélation ………………………… fin de la première session …………………………………………

179 181 196 210


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Table des matières

V.¥Deuxième session (1963). Une majorité se dessine ……………… Une mort, un conclave, un nouveau pape ………………………… Substance, procédure, crise ……………………………………… Le concile se poursuit …………………………………………… Œcuménisme, ajournement et annonce surprise …………………

221 227 238 254 265

VI.¥Troisième session (1964). Triomphes et tribulations …………… L’église et les évêques …………………………………………… La liberté religieuse et les Juifs …………………………………… Mais le travail avance …………………………………………… Paul VI et la tension des derniers jours ……………………………

273 282 289 309 327

VII.¥Quatrième session (1965). Amener le bateau à bon port ……… Des débuts tendus ……………………………………………… Guerre, paix et Nations Unies …………………………………… Missions, éducation, prêtres, religions non chrétiennes …………… Les dernières semaines ……………………………………………

341 349 361 370 380

conclusion ……………………………………………………………

399

chronologie de Vatican II ……………………………………………

427

Participants au concile fréquemment mentionnés …………………

431

Liste des ouvrages souvent cités ………………………………………

437

Index …………………………………………………………………

441

Table des matières ……………………………………………………

447

Imprimé en Belgique Janvier 2012 Imprimerie Bietlot.



conteste un événement religieux majeur du XXe siècle. Il a profondément transformé l’Église catholique, dans son rapport au monde comme dans la compréhension qu’elle a d’elle-même. John O’Malley nous en retrace le déroulement, en le situant dans son contexte historique et théologique. Depuis l’annonce par Jean XXIII de la tenue d’un concile, le 25 janvier 1959, jusqu’à la célébration de clôture, le 8 décembre 1965, il nous fait revivre pas à pas les grands débats conciliaires, le travail des commissions et les relations parfois difficiles entre le pape et l’assemblée des évêques. Il met particulièrement bien en évidence les différents « courants » qui s’y sont affrontés, en évitant toute caricature et en dépassant la lecture simpliste d’une opposition entre progressistes et conservateurs. À l’occasion du cinquantième anniversaire de l’ouverture du Concile, ce parcours passionnant et tout en nuances permet de mieux comprendre les débats qui habitent encore l’Église aujourd’hui.

John W. O’MALLEY sj est professeur à l’Université de Georgetown (Washington D.C.). Il est spécialisé dans l’histoire de l’Église et des conciles. Il a notamment publié Les Premiers Jésuites, 1540-1565, Trent and All That et Four Cultures of the West.

ISBN : 978-2-87299-207-2

Diffusion : cerf

Illustration © Leemage – Cérémonie inaugurale du concile Vatican II (11 octobre 1962).

Le concile Vatican II est sans


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