Ce qui remonte de l'ombre. Itinéraire d'un soignant

Page 1

au singulier




Première édition : 2006 © 2011 Éditions Lessius, 24, boulevard Saint-Michel, 1040 Bruxelles www.editionslessius.be Au singulier, 22 ISBN : 978-2-87299-214-0 D 2011/4255/12 Diffusion cerf


En gratitude à Yolande Milliasseau, qui m’a offert durant vingt ans dans la montagne corse une Êcoute patiente et bienveillante.



PRéfACe

Ma première rencontre avec René-Claude Baud remonte à plus de vingt-cinq ans, alors que, sans nous connaître encore, nous parcourions le même chemin nous conduisant aux soins palliatifs. Les pages que l’on va lire ne sont ni une biographie, ni un récit, ni une compilation de textes autour d’un thème. Il ne s’agit pas non plus d’un livre supplémentaire sur l’accompagnement des personnes en fin de vie, sur la fin de la vie ou sur la manière de devenir bénévole. René-Claude Baud partage ici avec nous son chemin de Vie. D’emblée, je voudrais dire que ce chemin n’est pas uniquement fait d’ombres, comme l’homme lui-même, mais de crêtes, bordé de forêts profondes à travers lesquelles la lumière du soleil trace ses rayons de poussière d’or. Ces lignes proposées à notre lecture sont autant de percées vers une lumière. Mais avant d’atteindre cette lumière, il faut souvent apprendre à se déloger. René-Claude Baud nous permet de l’accompagner dans les différents passages que sa vie d’homme, de religieux, de soignant, d’initiateur a traversés. fruit d’une relecture de vie sous forme de réflexions, son art tient à sa capacité de s’adresser spécifiquement à chacun. Avec lui, nous voici sur « le chemin de l’humain qui se dit sans se dire par pudeur ». Il nous invite à « passer de la lumière aveuglante du jour qui ne peut regarder le soleil en face […] à la douceur de la veilleuse dans la nuit pour voir l’autre ». Il nous


8

Préface

conduit « non pas de la nuit au jour, non pas des ténèbres à la lumière, mais du soir à l’aube ». Cette attente de l’aube, il l’a concrètement expérimentée dans son métier d’aide-soignant de nuit auprès de malades atteints du SIDA. Pour ce faire, il lui a fallu quitter un métier familier, franchir la frontière entre le connu et l’inconnu, découvrir sa propre vulnérabilité. Il est devenu « travailleur de la nuit » et émigré « au milieu des païens ». Il est devenu veilleur, infatigable dans son attention, sa profonde recherche de l’autre au sein d’une vraie rencontre. René-Claude Baud déplace sans cesse notre regard. Il ne part que de son expérience, mais s’il se donne à voir ici, il ne devient pour autant ni un modèle, ni un maître à penser. Il renvoie toujours chacun à son propre chemin, et s’il nous montre un chemin, il n’a pas à être suivi à la trace : il nous faut traverser notre propre nuit pour parvenir à l’aube promise à chacun. Paradoxal dans son propos, ce livre n’est pas un témoignage s’ajoutant à beaucoup d’autres sur le métier de soignant. Cependant, comment ne pas recevoir comme toujours neuves la place du corps dans les métiers du « prendre soin » et la rencontre d’autrui au creuset de sa maladie qui ne laisse personne indemne ? en écoutant ces textes, j’ai pris un intérêt réel à saisir la finesse avec laquelle j’étais conduite peu à peu à relier en moi ce chemin de vie qui va de l’appel à devenir accompagnant de celui qui sait qu’il va mourir à la source du secret d’éternité par-delà la mort et à la racine de cet amour que la mort ne peut tuer. et nous osons nous laisser convaincre que la guérison existe, route de crêtes, chemin modeste aux temps des solitudes, lorsque survient la maladie qui semble borner à jamais l’énergie vitale. Chaque rencontre que m’a value l’amitié partagée avec l’auteur, chacun de ces textes, a fait grandir en moi la soif d’une réflexion sur le temps long. Ne pas se laisser prendre aux pièges du paraître, des « il faut », désapprendre sans cesse le connu pour s’aventurer avec l’autre dans une relation où le « vivre ensemble » se donne à voir pas à pas. Un ami pasteur disait il y a quelque temps : « L’homme pour le protestant est sur un chemin où il fait des rencontres, où son identité


Préface

9

se joue. Il ne se définit qu’au travers de ses relations ; l’homme est un “être avec” parce que sa source se trouve en relation avec le Dieu qui est avec nous jusqu’à la fin des temps : emmanuel. et c’est l’“Avec” qui constitue l’homme. » La diaconesse protestante de Reuilly que je suis est profondément reconnaissante à l’égard du chemin parcouru avec un jésuite aussi simplement amical. Cet ouvrage est d’une forte densité humaine, d’une spiritualité respectueuse. Qu’il soit pour beaucoup inspiration et désir au cours de ce cheminement qui dans toute vie conduit de l’aube au jour. sœur nathanaëlle, 15 octobre 2005.

post-scriptum René-Claude Baud est décédé le 28 août 2010. Durant les derniers mois de sa vie, il est descendu secrètement, discrètement, dans cette ombre qu’il connaissait bien. Dans ce qui remontait à la lumière à travers son écriture, sa voix et même ses gestes, il n’a triché ni avec la douleur, ni avec la tendresse et l’émerveillement pour la vie ; il en a laissé traces et empreintes comme le sceau posé sur chacun de ses jours. Rééditer le livre de René-Claude Baud obéit sans aucun doute à l’une de ses plus profondes intuitions : « Il me semble que la dynamique spirituelle du deuil s’enracine sur cette tradition : la mort de l’autre est une séparation réelle ; quelque chose de l’amour d’avant la mort continue à agir après ; la communauté garde en dépôt ce que l’autre a laissé avant sa mort1. » Alors merci à l’éditeur qui va permettre à de nouveaux lecteurs de découvrir l’itinéraire de René-Claude et de le recevoir comme on décrypte l’héritage d’un ami à travers des lettres que l’on a heureusement gardées. 1.¥Conférence au congrès « Deuil et accompagnement » (Paris, 1995).


10

Préface

Il me plaît de recopier ici en cette veille de Pentecôte la fin de ce poème que René-Claude écrivit une nuit de Résurrection : Après des années de marche lente dans un désert, Après des années courues dans la montagne, enfin j’ai trouvé une étoile. Je l’ai trouvée un soir parmi d’autres étoiles : Depuis longtemps elle était là, mais je ne la voyais pas. Je me suis approché d’elle tout doucement, elle m’a pris la main encore plus doucement, pour ne pas me faire peur, et ensemble nous avons quitté le ciel pour marcher dans la vie. Ta lumière nous pousse et ton Amour nous exprime. Nous nous émerveillons, mais tu ne nous laisses pas à notre émerveillement ; Nous te regardons éblouis, et tu nous dis que ta lumière éclaire le monde. Nous commençons à vivre et ton Amour nous fouette, feu sans cesse renouvelé en nous.

Que la lecture de ce livre réveille le goût de visiter ce qui toujours remonte de l’ombre quand on accepte de s’asseoir avec un ami présent de tant de manières heureuses. 11 juin 2011.


NoTe De L’éDITeUR

La mort de René-Claude Baud — à laquelle il avait eu le temps de préparer ses proches durant l’été dernier — a suscité une grande émotion dans les réseaux très différents où il était intervenu. Beaucoup ont alors désiré connaître davantage cet homme à travers ce livre, le seul qu’il ait jamais publié — le livre de sa vie. épuisé depuis près de deux ans1, nous le rééditons tel quel ; seuls un post-scriptum de la préfacière, on l’a vu, et la présente note ont été ajoutés. Chaque fois que nous le lisions, que nous l’avions au téléphone ou que nous le recevions, René-Claude Baud nous donnait l’impression d’être toujours en mouvement, toujours sur le point de partir ; et pourtant, peu d’hommes paraissaient aussi attentifs que lui — moins d’ailleurs à ce qui pouvait surgir de nos profondeurs qu’à ce qui se dégageait de l’homme tout entier. Car, pour lui, la fine pointe de l’âme s’exprimait à travers des gestes que d’autres auraient trouvés banals, à des petits rituels domestiques que d’aucuns auraient jugés méprisables, à l’amour d’une chanson populaire ou d’une émission de télévision, au désir d’« un yaourt bien frais » — à de simples phrases qu’il savait saisir, empoigner chez l’autre, et qui l’avaient ouvert aux plus diverses littératures pour rejoindre chacun là où il en était, dans sa culture, quelque pauvre qu’elle ait été. Ces moments d’humanité, il les vivait en accompagnateur fraternel et en poète. Le Christ s’y invitait souvent, sans faire de bruit. Bien sûr, son expérience d’aide-soignant de nuit avait été décisive : il y avait eu un avant et un après, une pâque. et il l’avait admirablement relatée 1.¥La première édition de cet ouvrage a paru chez Bayard, dans la collection « Christus » en 2006.


12

Note de l’éditeur

dans une dizaine d’articles de Christus que je lui avais proposé de recueillir dans ce livre. Il y avait aussi repris des articles parus dans Incroyance et Foi, Le Chant de la Licorne, Carnets de Yoga, ainsi que des conférences prononcées à Paris, Rouen, Rodez, Nice… Tous ces textes avaient été écrits entre 1978 et 2005. Après avoir vécu à l’hôpital aux marges de l’église institutionnelle, après avoir fondé une des premières associations françaises d’accompagnement en soins palliatifs (« Albatros »), René-Claude Baud avait entamé, une fois à la retraite, un long processus de reconnaissance envers l’église pour tout le travail qu’elle avait initié auprès des malades à partir du Moyen Âge — travail d’avant-garde souvent oublié des chrétiens eux-mêmes. D’où son attention à la transmission entre les générations, sur quoi il avait écrit quelques articles incarnés, originaux, et qui devaient donner lieu à un nouveau livre. yves roullière, 17 juin 2011.


Introduction QUITTeR SA TeRRe…

Pourquoi pleures-tu, mère ? Parce que la maison brûle ? — oui. — Nous en aurons une autre, je te le promets. — La maison n’est pas tout, fils. Si je pleure, c’est à cause d’un document précieux que les flammes consument devant nos yeux. — Quel document ? — Notre arbre généalogique : il est illustre, tu sais ! — Je t’en ferai un autre. Ne pleure pas. Avec moi commencera une nouvelle lignée, je te le promets1.

Cette lamentation d’une mère exprime bien une mise en situation de dépossession imposée par les faits, imprévue, délogeant un individu de son « lieu » habituel. et je suis même tenté de donner à cette conversation une valeur de parabole pour aujourd’hui : le monde qui nous a engendrés meurt, les valeurs qui le constituaient s’estompent ou sont battues en brèche ; il ne semble plus possible de les transmettre telles quelles, de rester le digne héritier de ses pères, de prolonger les hauts faits de leurs vertus. À la liste déjà impressionnante de ceux qui sont jetés bas, expulsés brutalement de leur « maison » (l’étranger, le malade, le chômeur, etc.) s’ajoute celui dont le sol peu à peu se dérobe sous les pieds. Il peut connaître lui aussi les pleurs et l’angoisse dans ces événements en apparence plus anodins de la vie quotidienne qui agressent un individu dans 1.¥élie Wiesel, Célébration hassidique, Seuil, 1976, p. 71.


14

Introduction

ses certitudes et ses manières d’agir. Ce à quoi il a toujours cru jusqu’ici et qui le faisait vivre se trouve contesté ; on lui dit qu’il a trop de principes et qu’il est « déphasé ». J’aimerais m’arrêter sur cette parole de l’autre qui surprend toujours et qui fait mal parfois, quand un honnête homme peut se durcir dans le refus d’entendre, se murer dans la nostalgie de son passé, s’effondrer dans son silence ou au contraire accepter de prendre la route. Je voudrais évoquer la naissance de ce mouvement qui fait sortir de sa terre et ouvre sur un pays insoupçonné et toujours neuf. « Où es-tu ? » Il n’est peut-être pas possible d’en parler autrement qu’au passé : « Ce à quoi je tenais le plus m’a été enlevé, et ce jour-là j’ai commencé à vivre. » Il s’agit de témoigner de cet autre temps de son histoire personnelle, bâtie sur la sécurité et le bien-être, et de se souvenir du moment où le bel ensemble a commencé à basculer. Quelqu’un — aux multiples visages — s’est approché et a dit : « Qui es-tu donc ? et où te caches-tu ? Tu cherches à me connaître et tu ne révèles rien de toi ! Tu cherches à m’aider et tu es quelqu’un qui se suffit à luimême ! Tu dis vouloir aimer et tu n’acceptes pas de recevoir ! Qui donc es-tu ? » J’étais celui qu’on m’avait demandé d’être, ce « on » collectif d’un milieu familial, scolaire, social, porteur de modèles précis. J’étais heureux dans ce monde-là ; il me fournissait le cadre tout fait, et expérimenté de longue date, de valeurs morales et religieuses riches de raisons de vivre. Reproduire un modèle, c’est rassurant ! J’étais sincère mais dans une certaine illusion : je n’existais pas en vérité… Les autres avaient-ils tort de résister à une relation encombrée de bonnes intentions, de plans, de résultats attendus ? Aurais-je pu de moi-même, sans ce que j’ai perçu tout d’abord comme une violence de leur part, me séparer de ces comportements désengagés, de ces programmations rassurantes ? Il faut peut-être y être forcé. Heureusement, autrui résiste au désir que j’ai sur lui, qui refuse — au nom de ce qu’il est — de rentrer directement dans ce que je peux attendre de lui unilatéralement ; il est indispensable qu’il garde cette part


Quitter sa terre…

15

d’étrangeté et d’imprévisible qui, à chaque instant, peut réapparaître et me récuser le pouvoir de le « posséder ». Même si sa parole fait mal, parce que ça résiste en moi, elle est le signe de sa confiance : il me croit capable de l’entendre. Tout en résistant à mon projet sur lui, il ne renonce pas à être en relation avec moi, si du moins je l’accepte tel qu’il est et se révèle, sans l’enfermer dans des images toutes faites et définitives. Les résistances que cette parole de l’autre peut faire naître en moi sont le signe patent que c’est tout un équilibre intérieur qui se sent menacé. Malgré une bonne pratique de l’autocensure contenant l’agressivité dans la limite des bonnes manières, ça ne pouvait plus continuer comme ça. Bien sûr, il est toujours possible de partir en claquant la porte, avec la conscience outragée et un peu ridicule de la vieille demoiselle qui croit sa « vertu » en danger. Mais les difficultés renaîtront quelque temps plus tard. La crise demeure, révélant son double seuil de rupture, celui de la relation et celui de l’équilibre intérieur. Ce n’est pas par hasard que les deux sont confondus dans la même fragilité : la terre qui est la mienne et sur laquelle j’avais bâti ma maison m’est apparue friable et stérile ; la paix intérieure est partie, je ne crois plus à ce que je fais, je suis seul et malheureux. Il n’y a pas d’autre solution que de partir, quitter les murs épais de la citadelle, avec comme bagage le souvenir heureux des temps anciens à jamais disparus. Comment parler de ce départ en d’autres termes que ceux d’une conduite de deuil, puisqu’il s’agit à la fois de perdre ce que nous chérissions tant et d’opérer intérieurement la mutation qui permet de survivre à cette perte ? Quelque chose doit mourir pour que je puisse vivre autrement. Tout cet univers de représentations dans lequel je m’étais enfermé comme j’avais enfermé les autres : non, il n’est pas possible que les autres soient comme je le voudrais ni que la réalité soit à la hauteur de mon propre rêve. Cette attente généreuse cachait, sans que je m’en doute, une peur du changement, ou plus simplement du réel, et elle m’épargnait tout dérangement. C’était toujours à l’autre de changer, de faire les premiers pas, de prendre des risques — l’autre qui aurait dû et qui ne l’a pas fait, l’autre qui décevait mon attente. Qui m’avait demandé de tenir le rôle de chef du protocole qui détermine comment les choses doivent


16

Introduction

se passer avant même qu’elles n’arrivent ? Si je ne joue plus ce rôle, que va-t-il me rester ? Je vais devenir vulnérable ; en renonçant au besoin d’apporter quelque chose à l’autre, j’apprendrai à me découvrir dans ma propre pauvreté ; en renonçant au souci de comprendre et d’aider l’autre, j’apprendrai à me découvrir. en effet, plus je m’occupe d’autrui, plus je risque de me fuir moi-même. faisons un rapide arrêt sur l’« image », en cet instant où ce qui faisait vivre jusqu’ici (du moins le croyions-nous) révèle son caractère imaginaire, au contact douloureux de la parole de l’autre. Si, dès le début, les choses s’étaient mal engagées ? Je rêvais l’autre, et personne n’acceptait d’être emprisonné dans ce rêve. Il ne m’est plus possible de voir se succéder des échecs en continuant à les imputer aux autres. La manière d’engager la relation n’y était-elle pas pour quelque chose ? Si, dans des circonstances de lieu, de temps et de personnes différentes, je reproduisais toujours les mêmes difficultés ? Voici qu’une brèche s’ouvre dans ma belle assurance ; sa profondeur donne le vertige : qu’est-ce donc qui en moi bloque et dénature la communication ? on peut être tenté, pour réduire les frais et pouvoir s’en « tirer à bon compte », d’ouvrir des livres de psychologie, de suivre des sessions sur la relation humaine, d’aller vers quelque conseiller dit « expérimenté ». on adopte des résolutions : « Il faut que je m’y prenne autrement avec mes enfants, que je les écoute davantage, que je leur consacre plus de temps. » elles se révèlent aussi éphémères qu’elles sont sincères : le prochain conflit les éliminera. en temps de crise, la (bonne) volonté est insuffisante. Aucun entrepreneur ne traite un glissement de terrain en bouchant les fissures des murs ! « Va-t’en de ta terre. » Lorsqu’il n’est pas nié, l’effondrement du sol peut apporter avec lui une solitude extrême. C’est peut-être l’un des rares moments d’une vie où personne ne peut rien pour vous : ni suppléer, ni influencer cet indispensable acte de liberté par lequel un homme contraint de partir prend la décision difficile d’abandonner sa terre et de fonder


Quitter sa terre…

17

sa vie autrement. La personne sociale a craqué, celle qui avait été produite par un milieu, par un système de pensée et de valeurs, celle qui s’était patiemment construite sur un ordre culturel, mental, spirituel, celle qui empêchait la vraie personne de surgir dans son identité propre et sa vérité profonde. Quelque chose devient possible dès l’instant qu’un individu renonce, parce qu’il ne le peut plus, à se commander à lui-même : il est dépossédé de toute autorité sur lui et sur l’autre. Un ressort s’est cassé quelque part, et toute la mécanique en est devenue inefficace et inutile. Il serait dérisoire de vouloir la réparer, de continuer à s’en tenir aux comportements collectifs du paraître et de l’avoir, ou à s’étourdir dans l’action. C’est le temps du recueillement sur soi : je croyais vivre et je ne vivais pas, je croyais aimer et je n’aimais pas. J’ai essayé de devenir ce que d’autres m’invitaient à être et ce que je suis devenu n’était pas moi ; j’ai suivi la voie des préceptes : travailler, rendre service, faire plaisir, ne pas faire de peine ; et ceuxci ont façonné un « autre-de-moi » — qui était préoccupé de ce qu’on pensait de lui, qui avait peur des conflits, qui ne savait pas dire non. Ce qui faisait vivre apparaît brutalement comme quelque chose d’inerte ; ce que je croyais réel n’est en fait qu’une apparence trompeuse. Comme les idoles dont parle le psaume 115 : « J’avais une bouche et je ne parlais pas, des yeux et je ne voyais pas, des oreilles et je n’entendais pas, des pieds et je ne marchais pas. » Tout était prêt pour le départ, mais comme Abraham j’ai eu peur de quitter ma terre, de perdre de mon importance : « L’homme important est celui qui ne se déplace pas. on vient le voir2. » C’est lui qui ouvre la porte, qui reçoit chez lui, à qui on dit merci en partant. Quitter son sol, c’est faire le deuil de ses rêves, d’une harmonie et d’une communication que les autres apporteraient chez nous, en respectant dans le cadre existant une installation minutieusement préparée. C’est franchir délibérément la frontière qui sépare le connu de l’inconnu, l’immobilité du mouvement. Telle est la réponse douloureuse de l’homme à l’insistance d’une parole et à la violence d’une demande : « Va-t’en de ta terre, de ta patrie, de la maison de 2.¥Jean Daniel, Le Refuge et la Source, Grasset, 1977, p. 47.


18

Introduction

ton père3 », ce même appel à vivre qu’Abraham entendit un jour dans cette Chaldée qui le possédait, qui le tenait prisonnier de luimême, et qui le fit partir dans ce vaste pays qui a nom « alliance », c’est-à-dire « relation ». Son départ fait qu’il n’est plus un individu dans la masse ; il devient l’homme vulnérable qui rencontre la famine, l’hostilité et la guerre. Apparemment, rien n’est changé ; son or et ses troupeaux n’ont pas diminué, mais il sait qu’à chaque instant tout peut lui être retiré. Sa seule richesse est son inébranlable confiance en l’autre, cet autre en lui qui cherche à naître, cet autre en face de lui avec qui il veut apprendre à vivre. Le sacrifice qu’il offre à chacune des étapes de sa route est la reconnaissance explicite de recevoir maintenant sa vie d’un autre. Il est difficile de dire ce temps d’une naissance réelle qui est séparation irréversible de la matrice originelle et du modèle social et qui inaugure en même temps une gestation nouvelle. Comment exprimer que ce qui s’est accompli a la force et la faiblesse des nouveaux commencements ? Tout est fait et tout reste à faire. L’aujourd’hui n’est plus la trame horizontale sur laquelle s’inscrivaient la satisfaction éphémère de mes besoins et la réalisation impatiente de mes propres projets ; il est passage entre ce qui a commencé en moi dans le secret et la mise en œuvre dans le concret de mon existence. Tout est devenu possible, mais tout reste à apprendre dans la relation avec les autres : le oui qui est un oui, le non qui est un non, le risque d’une parole qui n’a plus à plaire. J’ai peur, mais je suis. Mes yeux voient, mes oreilles entendent — peut-être mal ou incomplètement, mais elles écoutent quelque chose de la parole dite. Je regarde les autres, bien en face, même si parfois j’ai encore peur d’eux. Peut-être que je ne les aime pas, peut-être ne m’aiment-ils pas, mais je suis maintenant parmi eux, visage au milieu d’autres visages. Ils ne me doivent rien, je ne leur dois rien, sinon cette gratitude immense de m’avoir patiemment supporté au temps où j’étais seulement l’ombre de moi-même, enfermé au-dehors de moi. Je connais maintenant mes peurs et j’apprends à vivre avec elles ; un 3.¥La Bible, En tête (Genèse), traduction d’André Chouraqui, Desclée de Brouwer, 1974, p. 45.


Quitter sa terre…

19

jour, peut-être, je pourrai en parler, comme je peux dire déjà mes agacements et mes étonnements. Le consentement à partir. exister, c’est ainsi consentir au mouvement même de la sortie de son territoire, vers une situation nouvelle : le rapport à soi et aux autres est fondamentalement changé. La solitude ne fait plus peur et n’entraîne plus de processus de fuite dans l’action ou le divertissement ; elle se découvre au contraire comme le lieu d’un indispensable recueillement sur son désir de vivre. Rien n’est plus indispensable que de garder allumée cette petite lampe à la flamme fragile et de la laisser éclairer la route. Tout le reste a beaucoup moins d’importance : vivre à tel endroit, faire tel travail. Rien n’est plus marqué du sceau de la nécessité. Je peux être ailleurs, et en même temps cet ailleurs n’est plus le lieu idéal qui serait tellement mieux qu’ici. Cependant, cette nouvelle forme d’indifférence n’a rien d’un désengagement ni d’un amateurisme. C’est dans la mesure où l’on garde en soi cette capacité d’être ailleurs qu’il est possible d’être réellement quelque part et d’y rester libre : non plus cet homme identifié à une tâche ou une fonction, sur les épaules de qui tout repose et dont le départ serait catastrophique, mais celui qui œuvre à devenir inutile, parce que les autres auront appris peu à peu à se passer de lui. N’est-ce pas là le but premier de l’éducation : aider l’enfant à sortir progressivement d’une relation de nécessité ? La vie de l’autre passe par mon consentement à ce qu’il grandisse. « Il faut qu’il croisse et que je diminue. » L’homme qui est sorti de sa terre découvre que l’acceptation de sa propre mort est la condition d’une vraie liberté ; il renonce à laisser derrière lui d’autres traces que les pierres de son sacrifice. L’important est que d’autres existent après lui et non pas qu’ils soient ses propres descendants. Parce qu’il accepte la possibilité de ne plus être là — et la mort est bien la forme complète de l’absence —, il ouvre un espace qui permet aux autres d’exister à leur tour ; parce qu’il sait partir, il laisse le champ libre. C’est à la mesure de cette liberté-là, qui passe par le consentement à partir,


20

Introduction

qu’il peut être lui-même créatif, prendre à cœur ce qu’il fait et travailler au changement. La logique humaine n’a pas de catégorie pour dire cette manière d’être : enfermée dans le dualisme de situations opposées (avoir ou ne pas avoir, faire ou ne pas faire, être mort ou être vivant, etc.), elle laisse échapper le mode de la réconciliation des contraires : être quelque part en gardant la possibilité d’être ailleurs, « vivre avec » en restant capable de « vivre sans ». Il me semble que Paul de Tarse ne dit pas autre chose lorsqu’il introduit, pour les chrétiens de l’église de Corinthe, la catégorie du « comme si » : Le temps est écourté. Désormais, que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’en avaient pas, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent comme s’ils ne se réjouissaient pas, ceux qui tirent profit de ce monde comme s’ils n’en profitaient pas vraiment. Car la figure de ce monde passe (1 Co 7,29-31).

Celui qui n’évacue pas la réalité d’un terme à sa vie invente dans son quotidien une liberté nouvelle. Au lieu de s’enfermer dans des situations particulières qu’il ne peut plus relativiser et qui le coupent des autres, il invente une autre manière d’être avec eux. La question n’est donc plus d’être ceci ou cela (pour un religieux d’être pauvre, chaste et obéissant), mais de garder en soi cette tension du « comme si » qui part toujours d’une situation réelle aujourd’hui (ce que je possède, ceux avec qui je vis), mais lui ouvre une large brèche, la possibilité qu’il en soit autrement, l’éventualité de l’imprévu. et cette brèche a la force de faire voler en éclats l’imaginaire des nostalgies et des rêves. elle libère des culpabilités de ne pas être à la hauteur de sa tâche ou de sa volonté. La superstructure idéale s’est effondrée sans bruit : elle était en fil de fer. Les idoles majuscules ont disparu de l’alphabet, le P de pauvreté, le C de communauté, le A d’argent. Que reste-t-il ? Un espace intérieur qui permet la naissance de l’amour. Il faut avoir consenti à quitter sa maison et ses droits de propriété pour pouvoir commencer à savoir aimer ; de la même manière que le temps de la dépossession vient après celui de la possession, l’aptitude à aimer passe par la reconnaissance de ses illusions : je n’aimais pas vraiment l’autre pour lui-même mais pour ce que cette relation me


Quitter sa terre…

21

procurait. J’aimais de l’autre une certaine image que j’avais moimême construite, parce qu’elle m’arrangeait bien et me renvoyait de moi une image réconfortante. Le prochain était sélectionné par le critère de sa ressemblance avec moi. Maintenant, je peux nommer en moi ce qui est résistance à l’amour et capacité de haïr. La voie d’une liberté est ouverte. Laisser exister l’autre dans sa différence suppose peut-être de ne rien tenter pour le retenir, de lui laisser cet espace qui lui permette de se poser en face de moi comme l’autre-de-moi : toute une part de lui me reste et me restera toujours étrangère. Maintenir ouverte cette ignorance me paraît être la première condition de l’amour. en ne réduisant pas l’autre à ce qu’on sait de lui ou de son passé, on lui permet de se dire tel qu’il est devenu et tel qu’il se cherche. on peut l’aimer pour lui-même. et c’est seulement à ce prix qu’il est possible de trouver sa place parmi les déshérités de la terre, ceux qui sont atteints dans leur dignité d’homme et de femme, dans leur cœur, dans leur corps ; leur souffrance ne m’est plus étrangère, leur silence n’est plus vide pour moi. Je découvre en moi d’étonnantes solidarités avec eux. Un nouveau peuple m’a été donné, et je sollicite la grâce d’y être admis. « Pourquoi pleures-tu, mère ? Parce que la maison brûle ? Nous en aurons une autre », disait Dov-Ber. Il avait cinq ans. C’est aussi sur la figure de l’enfant que Nietzsche ouvre la dernière métamorphose de l’homme : le chameau a été libéré de son joug de servitude (« il faut », « je dois »), le lion a renoncé à ses fantasmes de pouvoir, l’enfant découvre une famille. écoutez-le, il joue un air de flûte. Voulez-vous danser ? Lorsque Yahvé t’aura conduit aux villes grandes et prospères que tu n’as pas bâties, aux maisons pleines de toutes sortes de biens, maisons que tu n’as pas remplies, aux puits que tu n’as pas creusés, aux vignes, aux oliviers que tu n’as pas plantés, lors donc que tu auras mangé et que tu te seras rassasié, garde-toi d’oublier Yahvé qui t’a fait sortir du pays d’égypte, de la maison de servitude (Dt 6,10-12).



Première partie LA CHANCe D’ÊTRe SoIGNANT



1 PASSAGe AUx PAïeNS Pour nous confier l’Évangile, Dieu […] continue aujourd’hui de mettre notre cœur à l’épreuve. 1 Th 2,4

Lorsqu’on a choisi de quitter les terres chaudes de sa tribu, ses tentes bien installées, ses rites d’initiation, il s’ouvre une étonnante aventure, celle de se trouver pour la première fois l’étranger des autres. Individu perdu dans la foule des visages anonymes, j’ai eu à suivre le long processus d’intégration dans un univers nouveau, attirant et redoutable à la fois. Apparemment, je « changeais de camp » : je n’étais plus du côté de ceux qui prennent l’initiative d’accueillir, d’écouter, d’animer, de prendre en charge ceux qui en ont besoin ; agent de service hospitalier dans un immense hôpital public, j’étais l’inconnu qui avait à trouver sa place, l’écolier analphabète qui débarque dans une classe en milieu d’année parce qu’il restait une place. Dans cette situation nouvelle, l’acquis antérieur ne m’était plus d’aucune ressource : les comportements anciens, pourtant éprouvés comme efficaces, se révélaient caducs. Tel l’immigré, j’étais dans la nécessité d’apprendre une autre langue… Je continue certes à comprendre le discours chrétien lorsqu’il est utilisé à l’intérieur du temple ou de ses salles annexes ; dans le meilleur des cas, je le reconnais comme l’expression d’une foi commune enracinée dans l’évangile et le sens de l’église. La question n’est pas de contester des affirmations qui restent vraies, mais de pouvoir les entendre comme des paroles de salut. Celui qui parle est-il un « sauvé », dont les mots sont nourris d’une expérience de libération passée et présente, et dont la joie est d’inviter d’autres personnes à la même aventure ? Mais qui sont les autres, où sont-ils ? Des gens


ont s e n s ge a p s e n au certai s e l b i on p s i d s pa e. g a t e l feuil


table des matières

Préface, par sœur Nathanaëlle ……………………………………

7

Note de l’éditeur, par Yves Roullière ………………………………

11

Introduction. Quitter sa terre…

13

…………………………………

Première partie la chance d’être soignant 1. Passage aux païens ………………………………………………

25

2. Accompagner la nuit ……………………………………………

33

3. De la patience à la compassion …………………………………

40

4. Bilan provisoire …………………………………………………

49

Deuxième partie lorsque survient la maladie 1. Les chemins de l’ombre …………………………………………

61

2. La traversée de la souffrance ……………………………………

70

3. Guérir, qu’est-ce à dire ? ………………………………………

80


136

Table des matières

Troisième partie à l’écoute de celui qui sait qu’il va mourir 1. L’entre-deux ……………………………………………………

91

2. L’amour modeste au temps des solitudes ……………………… 104 3. Mourir : qui en décide ? ………………………………………… 116 Épilogue Cet amour que la mort ne peut tuer ……………………………… 125



L

a nuit, à l’hôpital, la fine pointe de l’âme s’exprime par des gestes banals, par des petits rituels domestiques que d’aucuns jugent méprisables, par l’amour d’une chanson populaire ou d’une émission de télévision, par le désir d’« un yaourt bien frais ». Ou encore par de simples phrases que le soignant saisit, empoigne chez l’autre, et qui l’ouvre aux sensibilités les plus diverses. Moments d’humanité que l’aide-soignant vit en accompagnateur fraternel et en poète, humblement. Le Christ s’y invite souvent, sans faire de bruit.

René-Claude BAUD (1933-2010), jésuite, fut pendant près de vingt ans aide-soignant de nuit en hôpital. Il a fondé l’association « Albatros » à Lyon, pionnière dans la formation des accompagnateurs en soins palliatifs.

Diffusion : cerf

Couverture © Marte Sonnet – Remontée de l’ombre.

Ces expériences de l’ombre au sein de plusieurs services hospitaliers ont permis à René-Claude Baud de revivre de l’intérieur le long travail que l’Église initia auprès des malades dès le Moyen Âge – travail d’avant-garde souvent oublié des chrétiens eux-mêmes. On ne s’étonnera pas que ce livre soit déjà considéré comme un classique dans les milieux intéressés par les questions de soins à la personne, de la naissance à la fin de la vie.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.