Les auteurs : Régis BURNET (UCL, Louvain-la-Neuve), Elena DI PEDE (Université de Lorraine), Didier LUCIANI (UCL, Louvain-la-Neuve), David MEYER (Université grégorienne, Rome), Simon-Claude MIMOUNI (École pratique des hautes études, Paris), Michel REMAUD (Institut Albert Decourtray, Jérusalem), André WÉNIN (UCL, Louvain-la-Neuve). ISBN : 978-2-87299-232-4
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Diffusion : cerf
Sous la direction de
Régis Burnet & Didier Luciani
La Circoncision Parcours biblique
le livre et le rouleau
la circoncision était assimilable à une blessure passible de condamnation, le président du tribunal de grande instance de Cologne ne s’attendait sans doute pas à susciter une polémique aussi vive, qui allait très vite franchir les frontières de son pays. Pris dans une logique trop exclusivement juridique, il oubliait, sans doute, qu’en contestant la légitimité de ce rite, sous prétexte d’atteinte à l’intégrité physique de l’enfant, il faisait fi de dimensions symbolique et religieuse pourtant essentielles aux yeux de nombreux croyants, juifs, musulmans, mais aussi chrétiens. Cet ouvrage, même s’il croise l’actualité, n’entend pas réagir à celle-ci – le séminaire de recherche dont il est issu précède d’ailleurs l’événement – et encore moins entrer dans la polémique. En revisitant la quasi-totalité des textes bibliques sur le sujet, Nouveau Testament inclus, les six contributeurs cherchent, au contraire, à scruter la signification de ce rite aux origines obscures et à mieux comprendre, au travers des textes qui le fondent, sa signification et son importance. On peut toutefois espérer que ce recueil contribue à éclairer le débat.
Illustration de couverture : Atelier de Giovanni Bellini, La Circoncision (vers 1500). © The National Gallery, Londres.
En jugeant, le 7 mai 2012, que
La Circoncision • R. Burnet et D. Luciani (dirs)
le livre et le rouleau 40
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Sous la direction de Régis BURNET et de Didier LUCIANI
La Circoncision Parcours biblique Avec les contributions de
Elena di Pede Simon C. Mimouni Michel Remaud André Wénin Postface de David Meyer
© 2013 Éditions Lessius, 24, boulevard Saint-Michel, 1040 Bruxelles www.editionslessius.be Le livre et le rouleau, 40 Une collection dirigée par Didier Luciani et Jean-Pierre Sonnet ISBN : 978-2-87299-232-4 D 2013/4255/3 Diffusion cerf
AvANT-PRoPoS
L’histoire des religions réserve parfois quelques surprises et recèle encore bien des énigmes. Ainsi en va-t-il à propos de la circoncision. D’un côté, et malgré l’ancienneté et l’expansion géographique quasi universelle de ce rite, l’origine de celui-ci reste largement obscure1. D’un autre côté, et eu égard à la dimension symbolique et à l’importance que prendra la circoncision dans la tradition et l’histoire juives, le corpus des textes bibliques paraît, somme toute, assez restreint. Le nombre d’interprétations, de commentaires, de coutumes et de représentations que la circoncision engendre — que celle-ci soit comprise comme signe de l’alliance, comme rituel protecteur, comme marqueur d’identité ou encore, de manière métaphorique, comme signe de conversion (la « circoncision du cœur ») — est ainsi sans commune mesure avec la quantité relativement limité des lieux scripturaires sur lesquels ces traditions se fondent. L’inventaire est donc assez simple à établir. Pour la Bible hébraïque, tout tourne autour de deux racines (moûl, « circoncire » et ‘âral, « être incirconcis », « prépuce »)2 et d’une demi-dizaine de récits, tous servant à attester que les patriarches et les ancêtres d’Israël se sont soumis à ce rite : Abraham, son fils Ismaël, et toute sa maison (Gn 17,9-27) ; Isaac (Gn 21,4) ; Moïse ou son fils (Ex 4,24-26) ; la génération de l’Exode (Ex 12,43-50) ; celle de l’entrée en terre promise 1.¥voir M. Chebel, Histoire de la circoncision des origines à nos jours, Paris, 1992. 2.¥À elles deux, ces racines totalisent environ 80 occurrences : une trentaine pour moûl et une cinquantaine pour ‘âral.
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(Jos 5,2-9). À ces mentions principales qui représentent environ la moitié des occurrences, on peut encore ajouter l’une ou l’autre référence plus ponctuelle telle la loi sur le garçon qui vient de naître (Lv 12,3), la formule stéréotypée et récurrente pour désigner les Philistins (Jg 14,3 ; 15,18 ; 1 S 14,6 ; 17,26.36 ; 18,25-27 ; 31,4 ; 2 S 1,20 ; 3,14 ; 1 Ch 10,4) ou, plus largement, les étrangers (Gn 34,14-24 ; Is 52,1 ; Jr 9,24 ; Éz 28,10 ; 31,18 ; 32,17-32 ; 44,7-9 ; Ha 2,16), et enfin, les usages métaphoriques tels que la circoncision des lèvres (Ex 6,12.30), du cœur (Dt 10,16 ; 30,6 ; Lv 26,41 ; Jr 4,4 ; 9,25 ; Éz 44,7-9), des oreilles (Jr 6,10) et même des arbres (Lv 19,23) ! Au risque de surprendre, la moisson est proportionnellement plus abondante dans le Nouveau Testament, prouvant — s’il en était besoin — combien la question de la circoncision a pesé, dès l’origine, sur l’histoire des relations entre le judaïsme et le christianisme. Les substantifs ἀκροβυστία (akrobustia : « prépuce », « incirconcision », d’où « les païens ») et περιτομή (peritomé : « circoncision », d’où « les juifs ») et le verbe περιτέμνω (peritemno : « circoncire ») y figurent plus de soixante-dix fois3. Mais là encore, le corpus n’est pas sans présenter quelques caractéristiques intéressantes. Tout d’abord, hormis une brève évocation, comme en passant, de la circoncision de Jean-Baptiste (Lc 1,59) et de Jésus (Lc 2,21) et une polémique de ce dernier avec les Juifs (Jn 7,22-23), les évangiles n’abordent pas le sujet. Par contraste, la question du shabbat y apparaît bien plus conflictuelle. Ensuite, c’est chez Paul, et surtout dans les épîtres aux Romains et aux Galates, que l’on trouve la majorité des attestations (près de 80 %). Enfin, l’usage métaphorique y est quasiment absent : sauf une exception (Rm 2,29), quand ils parlent de circoncision, les auteurs du Nouveau Testament visent toujours la circoncision charnelle, concrète, même si c’est pour chercher à en démontrer la caducité et l’inefficacité4. 3.¥Ces trois mots grecs sont déjà ceux par lesquels les traducteurs de la LXX rendent, dans la plupart des cas, les dérivés des racines hébraïques moûl et ‘âral. À ces trois mots, on peut encore ajouter, pour le Nouveau Testament, une occurrence de l’adjectif ἀπερίτμητος (aperitmétos : « incirconcis » ; Ac 7,51) et une occurrence du substantif κατατομή (katatomé : « coupure », « incision » ; Ph 3,2). 4.¥Dans une perspective de canon catholique, il faudrait ajouter à cette brève enquête la dizaine d’occurrences qui se trouvent dans les deutérocanoniques (Jdt, Est grec et 1-2M).
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Pourquoi alors s’intéresser encore à cette réalité si triviale — quoi de matériellement plus insignifiant, en effet, que ce petit bout de chair excisé ? — dont le christianisme s’est cru peut-être trop aisément débarrassé alors que le judaïsme en a fait un marqueur d’identité emblématique ? Sans aborder les multiples aspects (historiques, psychologiques ou psychanalytiques, sociologiques, prophylactiques, voire politiques et juridiques)5 pourtant intéressants d’une telle question, l’ouvrage présent gage qu’en revisitant les sources bibliques et en remontant aux origines de la séparation entre le judaïsme et le christianisme, il peut — entre la valorisation des uns et l’occultation des autres — contribuer à fournir quelques éléments éclairant non seulement les raisons, mais aussi certaines conséquences d’une telle disparité d’attitude. Ce faisant, il espère bien aussi montrer le bénéfice — même de façon indirecte — que les chrétiens, surtout occidentaux6, pourraient tirer d’une réappropriation de certaines richesses du donné biblique et traditionnel, notamment au plan liturgique et théologique comme à celui des relations avec le judaïsme. Dans un article brillant et malicieux, Francis Martens a récemment illustré, par la négative, la pertinence et l’actualité d’une telle démarche. Prenant acte de la disparition du calendrier liturgique de la fête de la circoncision de Jésus — fêtée jusqu’en 1960, le 1er janvier —, l’auteur montre les conséquences néfastes d’une occultation du « sacro-saint prépuce »7. Et comme psychanalyste habitué, par sa pratique, à explorer les replis de l’inconscient, à débusquer les refoulements ou 5.¥Comme l’a éloquemment illustré la récente décision du tribunal de Cologne (7 mai 2012) interdisant la circoncision pour motifs religieux sous prétexte qu’elle constitue une atteinte à l’intégrité physique de l’enfant. Sur cette affaire, voir notamment C. Fercot, « Circoncision pour motifs religieux : le prépuce de la discorde », dans Lettres Actualités-Droits-Libertés du CREDOF, 13 juillet 2012 (MAJ le 20/07/2012). Document disponible en PDF à l’adresse suivante : http ://revdh.org/2012/07/13/circoncision-pour-motifsreligieux-le-prepuce-de-la-discorde (consulté le 01/01/2013). Le 12 décembre 2012 et dans le prolongement direct de ce jugement, le Parlement allemand a été amené à voter, à une large majorité (434 voix pour, 100 contre et 46 abstentions) une loi autorisant cette circoncision des enfants pour motifs religieux. 6.¥Contrairement aux Églises d’occident, les Églises d’orient ont conservé, jusqu’à aujourd’hui, dans leur liturgie la fête de la circoncision de Jésus. Certaines, comme l’Église éthiopienne, continue même de pratiquer la circoncision au 8e jour de la naissance. 7.¥F. Martens, « où est passée la fête du Saint-Prépuce ? », Le Monde, 31 décembre 2005.
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autres régressions, à mettre en lumière les actes manqués, il relève, non sans à-propos, l’étrange coïncidence chronologique entre le passage à la trappe de cette fête (au profit de celle de « sainte Marie mère de Dieu ») et la déclaration conciliaire Nostra Ætate n° 4 (28 octobre 1965), signant le départ d’une nouvelle relation de l’Église avec le judaïsme. Et l’auteur d’interpréter cette concomitance comme une manœuvre subreptice pour reprendre d’une main ce qui avait été accordé de l’autre ou, pour utiliser la métaphore pédestre, pour compenser le pas en avant par une reculade : « Tout se passe comme si, entraînée par l’esprit conciliaire, l’Église avait failli se réconcilier comme malgré elle avec les juifs. » Même si Mgr Alain Planet, évêque de Carcassonne et Narbonne (France) a eu beau jeu, dans une réponse à F. Martens8, de dénoncer quelques approximations liturgico-historiques, il n’est pas parvenu pour autant — me semble-t-il — à invalider la thèse du psychanalyste ni à convaincre du caractère saugrenu de son intuition. C’est du moins ce que tend à montrer l’appel lancé, il y a peu, à Benoît XvI par six ecclésiastiques — quatre jésuites, un bénédictin, et un prêtre diocésain, tous exégètes et théologiens de renom — pour le « rétablissement de la fête de la circoncision du Seigneur le 1er janvier, associée à la fête de l’imposition du Nom de Jésus et de Marie, Mère de Dieu » (voir le texte en annexe, pp. 10-13)9. Cette fois, il ne s’agit plus seulement de polémiquer en regrettant la « dilapidation délibérée d’un riche capital symbolique » ou l’ambiguïté des « rapports complexes de l’église catholique à ses racines judaïques »10, mais de fonder théologiquement et de manière très convaincante une pratique liturgique ancienne et importante capable tout à la fois — selon les auteurs de la requête — de manifester le réalisme de l’incarnation ; de proposer une compréhension adéquate du rapport des alliances ; de revitaliser 8.¥A. Planet, « La vérité sur le Saint-Prépuce », Le Monde, 13 janvier 2006. 9.¥À ma connaissance, et pour le monde francophone, cet appel est passé presque totalement inaperçu. Seul l’hebdomadaire France catholique du 31 décembre 2010 en a fait une présentation détaillée. 10.¥Ces expressions proviennent de la réponse que F. Martens a adressée, via internet, à Mgr Planet le 17 janvier 2006 : « Un vain prépuce ? » on trouvera cette réponse (avec les deux articles du Monde qui ont précédé) à l’adresse suivante : http ://www. squiggle.be/content/o-est-passe-la-fte-du-saint-prpuce-francis-martens [consultée le 18 juin 2012].
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aux meilleures sources la spiritualité du Nom de Jésus, messie de Dieu, et, partant, de rappeler le mystère de son identité juive et sexuée ; enfin, de rassembler les chrétiens d’orient et d’occident. L’avenir nous dira si une telle démarche a quelque chance d’aboutir, mais en attendant, les contributions qui sont ici offertes et qui retraversent l’ensemble du donné biblique11 sur le sujet voudraient, au moins, contribuer à convaincre le lecteur du Nouveau Testament qu’une juste compréhension tant des mystères de la vie du Christ, circoncis le 8e jour, que des propos pauliniens — même ceux qui semblent relativiser la différence comme 1 Co 7,19 ; Ga 5,6 ; 6,15 (« ce n’est ni la circoncision, ni l’incirconcision » qui comptent)12 — implique, prioritairement, une connaissance et une intelligence de ce donné biblique. À défaut d’y parvenir, il reste à espérer que ces textes aideront au moins à alimenter la réflexion des croyants sur un rite qui ne peut, de toute façon, pas être considéré comme anodin puisque en Jésus, Dieu lui-même, en son désir d’alliance avec l’homme, a voulu s’y soumettre. Didier Luciani
11.¥Ces contributions émanent d’un séminaire de troisième cycle en exégèse organisé par la faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain durant l’année académique 2011-2012. 12.¥De façon curieuse, mais loin d’être anodine, Ga 6,15 (« Car la science n’est rien, rien non plus l’incirconcision ; ce qui compte, c’est d’être une création nouvelle »), abusivement tronquée dans la traduction liturgique du missel des dimanches, devient : « Ca qui compte, ce n’est pas la circoncision, c’est la création nouvelle » (14e dimanche ordinaire de l’année C).
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ANNEXE Huit jours plus tard, quand vint le moment de circoncire l’enfant, on l’appela du nom de Jésus, comme l’ange l’avait appelé avant sa conception. (Luc 2,21)
Appel à S.S. Benoît XvI en vue d’un rétablissement de la fête de la Circoncision du Seigneur le 1er janvier, associée à la fête de l’imposition du Nom de Jésus et de Marie, Mère de Dieu. 1. Le principe premier qui nous inspire est le suivant : l’omission d’un « mystère de la vie du Seigneur » se retourne contre l’intelligence croyante du mystère total du Christ. La séquence Nativité – Circoncision – Présentation au Temple (Lc 2,1-39) est constitutive de l’intelligence du mystère de l’Incarnation, dans l’accomplissement des promesses, comme la séquence Pâques – Ascension – Pentecôte (en Luc – Actes) l’est du mystère de la Rédemption pascale. 2. Le rapport de l’ancienne et de la nouvelle Alliance trouve dans le mystère de la Circoncision — c’est-à-dire dans l’entrée de Jésus enfant dans l’« alliance à jamais » de Dieu conclue avec Abraham (Gn 17,9-14) — son symbole le plus concret, inscrit dans le corps du Seigneur. Le sang versé par Jésus lors de la Circoncision, « pour » l’Alliance ancienne, sera celui qu’il versera pour l’Alliance nouvelle, dans sa conclusion pascale. L’amnésie du mystère de la Circoncision du Seigneur porte atteinte à la juste compréhension du dessein de Dieu. « Dieu a envoyé son Fils, née d’une femme et assujetti à la loi » (Ga 4,4) : la
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Circoncision est l’expression première de l’obéissance à la loi par celui qui l’a portée à sa perfection (Mt 5,17), au point de faire vivre l’un et l’autre, le circoncis et l’incirconcis, le Juif et le Gentil (Rm 3,30), de l’Esprit de l’accomplissement évangélique13. 3. Le mystère de la Circoncision est le cadre, et l’unique cadre, d’un autre mystère, celui de l’Imposition du Nom de Jésus. Rétablir liturgiquement le lien des deux mystères, le « huitième jour » (Lc 2,21), c’est donner à l’attachement des croyants au Nom de Jésus sa perspective la plus juste, et c’est consolider la spiritualité du Nom de Jésus en général. Le Nom de Jésus, lié à sa personne depuis sa conception (Mt 1,21 ; Lc 1,31), est certes celui de l’enfant né à Bethléem, mais il n’est donné au nouveau-né et révélé à tous que le « huitième jour », lors de la Circoncision, c’est-à-dire dans un rituel inscrivant la famille et l’événement de la naissance dans le cadre de l’alliance de Dieu. La Mère de l’enfant, qui accueillit la révélation du nom (Mt, 1,21 ; Lc 1,31), s’est, la première, conformée à ce rituel : le mystère de son enfant (et de son Nom) est à la dimension du Dieu de l’alliance, du « Dieu qui sauve » (Yehošu’a – Yešu’a). Dans ce don du Nom, Joseph a pleinement joué son rôle paternel (voir Mt 1,21.25 ; cf. Jean-Paul II, Redemptoris Custos, 11-12), inscrivant Jésus dans la filiation de David (voir Mt 1,16) et donc dans la promesse de Dieu « pour toujours » à la maison de David (voir 2 Sm 7). Ce don du Nom dans le cadre de l’Alliance et des promesses éclaire le don de chaque nom lors du sacrement du baptême : les (pré)noms donnés aux enfants ne sont pas des reflets des vœux de leurs parents ; jusque dans leur sens, ces (pré)noms inscrivent les enfants dans la fidélité du Dieu de l’alliance. 4. La fête de la Circoncision est l’affirmation liturgique la plus appropriée d’une dimension de l’Incarnation que la culture contemporaine (y compris théologique) tend à ignorer ou à distordre : l’identité sexuée du Messie de Dieu. Les confusions qu’entretiennent certains à propos du rôle joué par la différence des sexes dans le 13.¥La symbolique de la circoncision est si forte qu’elle permet à Paul de présenter le baptême comme une « circoncision où la main de l’homme n’est pour rien » (Col 2,11).
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dessein du Dieu créateur et sauveur sont nées d’amnésies profondes ; un rétablissement de la fête de la Circoncision pourrait contribuer à les guérir. 5. L’histoire de la fête de la Circoncision est significative d’un « développement » de la mémoire liturgique et théologique de l’Église, qui a progressivement pourvu de son sens le jour de l’octave de la fête de Noël14. D’origine orientale (byzantine), la fête s’est progressivement répandue en occident — en Italie méridionale (Lectionnaire de Capoue [546]), ainsi qu’en Espagne et en Gaule (Concile de Tours [567]). À Rome, l’octave de Noël était au départ consacrée à la maternité divine de Marie (station à Sainte-Marie ad martyres, transférée à Santa Maria in Trastevere) ; la mémoire de la Circoncision y fut jointe à la fête mariale vers le viiie ou le ixe siècle. Quant à la fête de l’imposition du Nom, spéciale à l’ordre franciscain au xvie siècle, elle fut étendue à l’Église universelle par Innocent XIII, en 1721. Ce développement par accrétion traduit une croissance de l’intelligence liturgique et théologique de l’Église, reliant le mystère de Marie au mystère du Christ, et les situant l’un et l’autre à la charnière des deux alliances. En unissant des fêtes au départ séparées, la liturgie et la théologie ont fait preuve d’une intelligence proprement biblique du mystère (voir les points 1, 2 et 3 cidessus). Rétablir la fête de la Circoncision, unie à la fête de Marie, Mère de Dieu, c’est respecter la croissance de la Lex orandi, et c’est revitaliser la Lex credendi sur des points d’importance, et ceci dans le peuple de Dieu tout entier. 6. Un tel rétablissement aurait une dimension œcuménique, puisque les Églises d’Orient ont conservé la fête de la circoncision de Jésus huit jours après sa naissance (le 14 janvier dans le calendrier orthodoxe). Signalons qu’en occident la fête de la circoncision est toujours célébrée dans le rite ambrosien (« ottava del Natale nella Circoncisione del Signore »). 7. Le rétablissement de la fête de la Circoncision sera immédiatement intelligible de la part des « frères aînés » que sont les membres 14.¥voir F. Cabrol, art. « Circoncision (fête de la) », dans Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, vol. 3, Paris, Letouzey et Ané, 1914, col. 1717-1728 ; A.G. Mortimort, L’Église en prière. Introduction à la liturgie, vol. 4 : La liturgie et le temps, Paris, Desclée, pp. 98 et 149.
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du Peuple juif ; ce rétablissement sera reçu comme une forme renouvelée de respect pour l’identité juive de Jésus : « Jésus était juif et l’est toujours resté » (Note de la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme « Pour une correcte présentation des Juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Église catholique » [1985] III, 1), et ceci non seulement en raison de sa naissance, mais aussi de son entrée par la circoncision dans l’Alliance conclue par Dieu avec ses pères, Abraham, Isaac et Jacob. 8. Le 1er janvier est certes un jour déjà liturgiquement riche et chargé. Toutefois, ainsi qu’il a été manifesté plus haut (point 5), la fête mariale et la fête christologique ne sont pas en concurrence. La fête de la Circoncision donne à la maternité de Marie, mère de l’Emmanuel, « fille de Sion » (pour ce dernier titre, voir LG 55), sa perspective christologique la plus juste, à la charnière des deux alliances ; dans la compassion de la mère devant le sang versé par son Fils s’anticipe déjà la figure de Marie au pied de la croix15. Il en va de même pour la « Journée mondiale de la Paix » : Jésus Christ est « Prince de la paix » parce que, du jour de sa circoncision à celui de sa mort, il a désarmé la logique du sang versé en versant son propre sang pour la réconciliation des hommes. Il est toujours possible, pastoralement, de développer les harmoniques du 1er janvier liturgique au long des jours qui suivent, mais ce serait appauvrir le mystère que distribuer en des fêtes successives ce qui s’est accompli dans la sainteté d’un seul jour, le huitième. Georg Braulik, o.s.b., Norbert Lohfink, s.j., Gerhard Lohfink, Jean Radermakers, s.j., Christian Rutishauser, s.j. (rédaction) et Jean-Pierre Sonnet, s.j. (rédaction).
15.¥voir Ignace de Loyola, Exercices spirituels, « Mystères de la vie du Christ », « La Circoncision » : « on rend l’enfant à sa mère, qui avait compassion pour le sang qui coulait de son Fils » (n° 266).
PRÉSENTATIoN DU voLUME Le préjugé général sur la circoncision, que l’on retrouve dans de nombreux textes — y compris chez certains spécialistes du Nouveau Testament —, est qu’il s’agit d’un marqueur d’identité du judaïsme : cette ablation du prépuce aurait pour unique but de séparer les Juifs des non-Juifs. or trois remarques nous interdisent de se contenter de cette affirmation peu nuancée. Tout d’abord, ce fameux signe distinctif est partagé par de nombreux peuples de l’Antiquité (et continue à l’être en Afrique ou en Asie). Un certain nombre de ceux-ci entourait Israël, et on peut se demander en quoi les Israélites se distinguaient de leurs voisins. Ensuite, on peut questionner la pertinence d’un signe distinctif que la pudeur et les habitudes vestimentaires ont systématiquement caché dans le monde sémitique : ce signe ne serait-il que pour celui qui le porte ? Enfin, cette circoncision produit une dissymétrie sur laquelle le judaïsme s’est longuement interrogé sur cours de son histoire1 entre l’homme et la femme : pourquoi distingue-t-on Juifs et non-Juifs et non pas Juives et non-Juives ? Les cinq articles de ce volume, qui reprennent les travaux du Séminaire permanent d’exégèse de l’Université catholique de Louvain pour les années 2011-2012, nous invitent à progresser dans notre compréhension de cette institution du judaïsme. Le premier article, celui d’André Wénin, propose d’emblée une lecture anthropologique et théologique de la circoncision à partir 1.¥S.J.D. Cohen, Why Aren’t Jewish Women Circumcised ? Gender and Covenant in Judaism, Berkeley, University of California Press, 2005.
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des précisions données dans les discours divins de Gn 17. Dans sa dimension individuelle, le rite demande, en vue de l’alliance, de consentir à une perte de complétude, qui fait entrer dans le manque : il permet ainsi un ajustement de la relation d’Abraham vis-à-vis de Sarah, ce qui l’ouvre à la fécondité. Dans sa dimension collective, il établit Abraham et son clan dans une différence par rapport aux autres nations, consacrant l’élection en vue de la bénédiction de tous à travers des relations où sont respectées les singularités propres. Consentir à la circoncision, c’est dès lors aussi ouvrir une place, entre homme et femme et entre groupes, au Dieu qui sépare et rend fécond, précisément dans l’ajustement mutuel que rend possible la séparation. C’est donc entrer en alliance avec lui. Une contreépreuve est fournie en Gn 34, où la circoncision est pervertie dans son esprit, détournée soit de son sens quand les fils de Jacob proposent une fusion avec les gens de Sichem (vv. 14-16), soit de sa finalité quand ils l’utilisent comme moyen de faciliter le massacre des hommes de la ville (vv. 25-29). Cette lecture théologique est prolongée par l’article d’Elena Di Pede qui étudie la fameuse expression « circoncision du cœur » qui court dans l’un et l’autre Testament. Dans la bible hébraïque, le cœur est le lieu de la mémoire, de la pensée, de la volonté, de la réflexion, de la décision. Mais comment accueillir authentiquement une parole de vie dans un cœur imbu de lui-même, rassasié, sans manque ? Circoncir son cœur, c’est reconnaître un manque de complétude pour s’ouvrir aux bienfaits de l’humilité. Cette acceptation du manque, ce rappel de la limite, est nécessaire pour pouvoir rencontrer authentiquement l’autre. En effet, en acceptant que le cœur, le siège de la volonté humaine accepte d’être, de soi-même ou par l’autre, limité, ouvre un lieu dans lequel le partenaire — principalement Dieu — peut prendre place. Aussi ne faut-il pas s’étonner, comme nous le rappelle Didier Luciani de ce que Çippora opère une circoncision pour éloigner la fureur de Dieu. Ce texte résiste à peu près complètement à l’exégèse : on ne sait pas pourquoi Dieu veut tuer celui qu’il vient de bénir, ni pourquoi Çippora prend sur elle cette initiative douloureuse, ni qui, de Moïse ou de ses fils, est finalement circoncis. Seule une conception de la circoncision comme inscription d’un
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manque en soi jette quelque lumière sur ce mystérieux passage. Car Moïse se trouve dans une passe dangereuse de sa vie au cours du chapitre 4 : n’est-il pas marié et n’a-t-il pas reçu la bénédiction des enfants ? N’a-t-il pas eu le privilège de la rencontre avec Adonaï ? voilà qui aurait pu l’installer dans une douce satisfaction de comblement. Le geste de Çippora éloigne à jamais cette menace : c’est désormais dans sa chair qu’est inscrite l’incomplétude. Les deux derniers articles, qui s’intéressent à la réception de la circoncision aux premiers siècles, prolongent la réflexion et continuent à détruire les préjugés. Michel Remaud, en se livrant à l’analyse des sources juives non canoniques, prouve que l’alliance de Pâque n’est pas seulement scellée par le sang de l’agneau, mais aussi par celui de la circoncision des enfants d’Israël : bien loin d’être le simple marqueur identitaire, la circoncision rappelle le salut et la vie. En outre, le sacrifice d’Isaac a souvent été compris comme une circoncision. Les implications théologiques de ces deux lectures sont majeures pour les épîtres pauliniennes : l’apôtre, en affirmant que le Christ sauve le croyant par le sang de l’alliance, ne sous-entend-il pas qu’il les associe à sa circoncision, c’est-à-dire à son alliance ? L’article de Simon Mimouni, enfin, renverse l’opinion toute faite qui voudrait que juifs et chrétiens se séparent sur la circoncision. La lecture des épîtres de Paul montre à l’envi que l’Apôtre des Nations ne s’oppose pas à la circoncision en tant que telle, mais bien à la circoncision des fidèles d’origine grecque. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’elle devint un lieu de conflit entre judaïsme et christianisme : comme deux sœurs grandissant ensemble en se déterminant l’une par rapport à l’autre, les deux religions l’annexèrent dans leurs polémiques réciproques pour se définir par opposition. En liant cette recherche à l’actualité récente, la postface du rabbin David Meyer en justifie la pertinence et en indique les prolongements possibles.
Table des maTières
avant-propos, par Didier Luciani …………………………………
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annexe, par Georg Braulik, Norbert Lohfink, Gerhard Lohfink, Jean Radermakers, Christian Rutishauser et Jean-Pierre Sonnet …………
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Circoncision et alliance dans la Genèse. essai d’interprétation, par André Wénin …………………………………………………… Gn 17 : le contexte ……………………………………………… Gn 17 comme récit ……………………………………………… la circoncision : lecture des discours divins ……………………… synthèse : la signification de la circoncision en Gn 17 …………… le détournement du signe en Gn 34 ………………………………
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la « circoncision du cœur » de l’un à l’autre Testament, par Elena Di Pede ………………………………………………………… lévitique 26,41 ………………………………………………… deutéronome 10,16 et 30,6 ……………………………………… Jérémie 4,4 et 9,24-25 …………………………………………… Ézéchiel 44,7-9 ………………………………………………… romains 2,25-29 …………………………………………………
45 48 50 53 58 59
Çippora (ex 4,24-26) : un oiseau qui s’échappe du filet des interprètes, par Didier Luciani ………………………………………
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« Telle est la circoncision du Christ. » du sang de la Pâque à la mort du Christ, par Michel Remaud ………………………… les deux effusions de sang de la nuit pascale ………………………
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Table des matières
le sang d’isaac ………………………………………………… Circoncision et sacrifice ………………………………………… Par la chair et le sang du Christ …………………………………
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la circoncision dans le Nouveau Testament, par Simon C. Mimouni … le judaïsme antique aux ier – iie siècles dans les recherches actuelles …… la circoncision en général dans la société judéenne aux ier – iie siècles … la circoncision dans le monde chrétien au ier siècle ……………… Conclusion ……………………………………………………… excursus : la tradition de la circoncision de Jésus …………………
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Postface. expliquer la circoncision à l’europe, et à nous-mêmes, par David Meyer ……………………………………………… 155 Table des matières ………………………………………………… 159
Imprimé en Belgique Février 2013 Imprimerie Bietlot.
Les auteurs : Régis BURNET (UCL, Louvain-la-Neuve), Elena DI PEDE (Université de Lorraine), Didier LUCIANI (UCL, Louvain-la-Neuve), David MEYER (Université grégorienne, Rome), Simon-Claude MIMOUNI (École pratique des hautes études, Paris), Michel REMAUD (Institut Albert Decourtray, Jérusalem), André WÉNIN (UCL, Louvain-la-Neuve). ISBN : 978-2-87299-232-4
9 782872 992324
Diffusion : cerf
Sous la direction de
Régis Burnet & Didier Luciani
La Circoncision Parcours biblique
le livre et le rouleau
la circoncision était assimilable à une blessure passible de condamnation, le président du tribunal de grande instance de Cologne ne s’attendait sans doute pas à susciter une polémique aussi vive, qui allait très vite franchir les frontières de son pays. Pris dans une logique trop exclusivement juridique, il oubliait, sans doute, qu’en contestant la légitimité de ce rite, sous prétexte d’atteinte à l’intégrité physique de l’enfant, il faisait fi de dimensions symbolique et religieuse pourtant essentielles aux yeux de nombreux croyants, juifs, musulmans, mais aussi chrétiens. Cet ouvrage, même s’il croise l’actualité, n’entend pas réagir à celle-ci – le séminaire de recherche dont il est issu précède d’ailleurs l’événement – et encore moins entrer dans la polémique. En revisitant la quasi-totalité des textes bibliques sur le sujet, Nouveau Testament inclus, les six contributeurs cherchent, au contraire, à scruter la signification de ce rite aux origines obscures et à mieux comprendre, au travers des textes qui le fondent, sa signification et son importance. On peut toutefois espérer que ce recueil contribue à éclairer le débat.
Illustration de couverture : Atelier de Giovanni Bellini, La Circoncision (vers 1500). © The National Gallery, Londres.
En jugeant, le 7 mai 2012, que
La Circoncision • R. Burnet et D. Luciani (dirs)
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