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Le
rouleau biblique des douze « petits prophètes » a fait l’objet, depuis un demi-siècle, de nombreux questionnements, de mises au point, de polémiques. Frans De Haes les a traduits à nouveau, tenant compte de la recherche exégétique récente et essayant de saisir ces textes au plus vif de leur langue, de leurs voix émues, sans tomber dans les pièges du mimétisme ou du littéralisme. Nourri d’une solide connaissance de l’hébreu biblique, mais aussi d’une expérience poétique propre, le traducteur a visé un français clair, nerveux et rythmé, afin de mieux faire entendre la poésie qui fait vibrer Osée, Joël, Amos et les autres. Priorité a donc été donnée à la concision et à la densité cumulative qui caractérisent, en hébreu, les appels, invectives, implorations, narrations et visions des prophètes. Un préliminaire substantiel, des introductions à chaque prophète et des notes précises initient le lecteur aux richesses et difficultés de la langue et aux divers problèmes de lecture ; ils insistent aussi sur le lien de cette poésie spécifique avec ce qu’il y a de plus novateur dans la littérature contemporaine.
9 782872 992164
Diffusion : cerf www.editionslessius.be
Le rouleau des Douze • Frans De Haes
le livre et le rouleau
ISBN: 978-2-87299-216-4
Le rouleau des Douze Prophètes d’Israël et de Juda
Illustration de c ouverture © 2012 Marte Sonnet – Les petits prophètes.
Frans DE HAES, romaniste, longtemps attaché aux « Archives et Musée de la Littérature » (Bibliothèque royale de Belgique), a publié au sujet des œuvres de Lautréamont, Georges Bataille, Philippe Sollers et Dominique Rolin. Il est traducteur de poésie du néerlandais et de l’hébreu. Parmi ses ouvrages : Poésie hébraïque du IVe au XVIIIe siècle (Gallimard, 1992) et une traduction de Samuel Ha-Naguid, Guerre, amour, vin et vanité (Éd. du Rocher, 2001). Il collabore régulièrement à la revue L’Infini.
Frans De Haes
© 2012 Éditions Lessius 24 boulevard Saint-Michel, 1040 Bruxelles www.editionslessius.be Le livre et le rouleau, 39 ISBN : 978-2-87299-216-4 D 2012/4255/2 Diffusion cerf
Préliminaire Le Livre des douze
Naissance d’un rouleau. une longue tradition divise la Bible hébraïque en trois parties : la Loi (Torah), les Prophètes (Nebiy’im) et les Écrits poétiques et sapientiaux (Ketubiym). si la Torah correspond aux cinq premiers livres des Bibles grecques et latines (le Pentateuque), il n’en va pas de même pour les Prophètes : la Bible hébraïque distingue, d’un côté, les prophètes « antérieurs » (elle désigne par là les livres mythico-historiques de Josué, des Juges, de Samuel et des Rois, au cours desquels des prophètes tels samuel, Nathan ou Élie et Élisée jouent un rôle primordial) et, de l’autre, les prophètes « postérieurs ». Ces derniers nous sont principalement, souvent exclusivement, connus par les écrits qui portent leur nom ; ils correspondent aux chiffres symboliques trois et douze : à trois grands (Isaïe, Jérémie, Ézéchiel) succèdent douze petits, douze noms dont les textes, sensiblement plus brefs, furent peu à peu réunis en un seul livre. Mais peut-on parler de « livre », objet qui, à nos yeux modernes, se feuillette ? À l’origine, bien entendu, il s’agissait de rouleaux que l’on dépliait à mesure. vers 200 av. J.-C., il y eut donc quatre rouleaux, aux dimensions encore variables, pour les prophètes postérieurs : celui d’Isaïe, celui de Jérémie, celui d’Ézéchiel et celui des Douze1. Ce sont ces derniers que nous avons 1.¥Le livre de Daniel, quant à lui, date d’une époque plus tardive. dans la Bible hébraïque il figure vers la fin de la troisième partie (les Écrits), après les « Cinq rouleaux » (Ruth, le Cantique, L’Ecclésiaste, Lamentations et Esther), avant Esdras-Néhémie et les Chroniques. Avec des amplifications, il a cependant été ajouté aux trois grands prophètes dans la version grecque des septante (LXX) et dans la vulgate latine.
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traduits à nouveau et que nous présentons, tenant compte de la recherche exégétique récente et essayant de les saisir au plus vif de leur langue, de leur voix émue (colère et compassion) et de leur pensée. Nous comprenons mieux aujourd’hui à quel point une longue et complexe histoire éditoriale sépare l’action concrète, historique, de tel ou tel prophète, et l’écrit que nous avons sous les yeux depuis plus de deux mille ans. Cette histoire a fait l’objet de nombreuses investigations pendant les trente dernières années. des exégètes et historiens, comme Karel van der Toorn et ehud Ben zvi2, démontrent qu’après le retour d’exil, des écrivains attachés au nouveau temple de Jérusalem ont longuement travaillé et interprété la mémoire mythique, historique, prophétique et poétique d’israël, mémoire qu’ils retrouvaient sous forme d’archives et de témoignages ; extrêmement cultivés, ces écrivains (sopheriym, « scribes ») œuvraient donc, non pas avec des rouleaux achevés, encore moins canoniques, mais avec ce que van der Toorn appelle un « stream of tradition3 ». en outre, ils n’écrivaient pas tant pour le peuple, que pour d’autres dépositaires (prêtres, lévites, scribes) censés transmettre et interpréter, de génération en génération, ce qui sortait des ateliers (« scribal workshops ») ; une activité d’interprétation qui était permanente et se glissait continûment dans les nouvelles copies des rouleaux. C’est ce labeur énorme, accompli grosso modo entre -500 et -150, qui a donné lieu à ce que nous appelons, aujourd’hui encore, la Bible. sans doute la lointaine origine orale de ces documents se trahit-elle par des répétitions ou par les épithètes et phrases stéréotypées ; plus importantes cependant sont les techniques dont usèrent plusieurs générations d’écrivains, transmetteurs créatifs qui n’hésitaient pas à adapter les textes en leur possession (récits, prophéties, poèmes, traités de sagesse) aux circonstances historiques, souvent tragiques, qui étaient les leurs : expansion, substitution, insertion avec reprise de la phrase qui finissait le segment précédent, harmonisation, etc4. si ces techniques ont laissé des traces repérables et permettent quelquefois de détecter (ou de deviner) des strates de rédaction, il serait illusoire de vouloir retrouver l’un ou l’autre texte « originel » (celui, notamment, de ce qu’aurait 2.¥Karel van der Toorn, Scribal Culture and the Making of the Bible, Cambridge (Massachusetts) – London (england), Harvard university Press, 2007. Parmi les travaux d’ehud Ben zvi, lire e.a. A Historical-critical Study of the Book of Zephaniah, Berlin – New York, W. de Gruyter, BzAW nr. 198, 1990 ; A Historical-critical Study of the Book of Obadiah, Berlin – New York, W. de Gruyter, 1996 ; et Signs of Jonah : Reading and Rereading in Ancient Yehud, sheffield, sheffield Academic Press / Continuum, 2003. 3.¥K. van der Toorn, op. cit., p. 10. 4.¥Pour plus de détails, voir l’excellent ouvrage collectif, dirigé par Michaela Bauks et Christophe Nihan (éd.), Manuel d’exégèse de l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides (Le monde de la Bible 61), 2008, 230 p.
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réellement prononcé tel ou tel prophète). de plus, il convient de ne pas oublier que l’auteur à qui l’on attribue le texte que nous lisons est avant tout source d’autorité pour ceux qui écrivent, qui réinterprètent et, le cas échéant, réécrivent ou complètent5. Ce phénomène ne signifie toutefois pas que les figures historiques du viiie siècle (telles Isaïe, Amos ou Osée) n’ont eu aucune responsabilité, ou que leurs paroles n’ont eu aucune incidence dans les textes que nous lisons ou entendons ! L’alchimie du verbe biblique est complexe. et quand le Talmud prétend que « les hommes de la grande Assemblée ont écrit Ézéchiel et les douze, de même que le rouleau d’esther6 », il faut comprendre qu’à l’époque de Néhémie et plus tard, ces écrivains ont « édité », c’est-à-dire re-rédigé et mis en forme des textes existants. en tout état de cause, les livres prophétiques tels que nous les connaissons datent des époques perse et hellénistique7. L’histoire du livre de Jérémie, retracée par la Bible elle-même, le prouve : les paroles et les interventions du grand prophète pendant les péripéties dramatiques qui ponctuent la chute de Jérusalem (-587) et la fin du royaume de Juda, seront notées par Baruch, son « secrétaire » ; cette matière circulera parmi les exilés à Babylone d’abord, ensuite, après le retour, parmi les scribes du second temple à Jérusalem. Ce long processus de rédaction et d’édition donnera plusieurs versions du livre de Jérémie, dont deux nous sont parvenues : celle du texte massorétique (TM) et celle, différente et plus brève, de la version grecque des LXX ; la dernière est de surcroît étayée par un manuscrit hébreu de Qumrân : c’est donc, pour ce qui concerne Jérémie, dans l’édition du TM que l’on peut étudier de près la technique de l’expansion à laquelle se sont livrés les auteurs8. Nous sommes cependant loin de disposer d’une matière aussi riche pour les autres prophètes, dont les douze. Les Douze (Tereïy ‘assar) est le titre donné à ce rouleau par la tradition rabbinique, alors que de son côté la tradition grecque parle du Dodécaprophéton et saint Augustin des petits prophètes, « parce que leurs écrits sont brefs en comparaison de ceux qu’on appelle les “grands prophètes” qui, 5.¥d’où le phénomène bien connu des « pseudépigraphes » : on attribue, par exemple, les Psaumes à david et le Cantique à salomon. Plus tard surgiront des livres attribués à Moïse, à Hénoch ou à Baruch (Écrits intertestamentaires, Paris, Gallimard [Pléiade], 1987). 6.¥Karel van der Toorn, op. cit., p. 45. Nous traduisons. 7.¥Ibid., p. 173. Lire également : Jean-Louis ska, Les Énigmes du passé. Histoire d’Israël et récit biblique, Bruxelles, éd. Lessius (Le livre et le rouleau), 2001. et Mario Liverani, La Bible et l’Invention de l’histoire, préface de Jean-Louis ska, traduction de l’italien par viviane dutaut, Paris, Bayard, 2008. 8.¥Karel van der Toorn, op. cit., pp. 199-201. et Pierre-Maurice Bogaert, « Le Livre de Jérémie en perspective : les deux rédactions selon les travaux en cours », dans RB 101 (1994), pp. 363-406.
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eux, ont rédigé des livres d’une étendue considérable9 ». Le Talmud de Babylone précise opportunément que, dans les manuscrits, chaque « livre » de la Bible doit être séparé de ceux qui l’entourent par quatre traits superposés ; or, pour les douze petits prophètes, trois lignes seulement séparent les « livres » de chacun d’eux. il s’agissait donc, aux yeux des sages, d’un seul rouleau comportant plusieurs prophéties nominatives, plutôt succinctes, sinon très brèves (Obadyah, par exemple, ne comporte que vingt et un versets). Le « canon » des douze fut de toute évidence achevé avant 132 avant J.-C., date de la rédaction de L’Ecclésiastique (ou Livre de Ben Sirah) qui, après avoir loué Jérémie et Ézéchiel, les exalte en ces termes : « Quant aux douze prophètes, que leurs os refleurissent de leur tombeau ! Car ils consolèrent Jacob, ils le rachetèrent par la fidélité de l’espoir » (49,10). Le nombre de prophéties ou textes prophétiques contenus dans le livre semble dès lors fixé ; mais il reste d’importantes questions auxquelles les exégètes contemporains ont donné des réponses pour le moins contrastées : la question de l’ordre des textes, celle de la composition de l’ensemble et celle de la (ou des) signification(s) que reçoivent ces textes au travers de leur réunion.
Incidence de l’histoire. Avant d’aborder ces problèmes, ainsi que les diverses hypothèses qui n’ont pas manqué de fleurir, il est nécessaire, croyons-nous, de souligner que l’histoire rédactionnelle des douze, pour importante qu’elle soit, ne peut en aucun cas faire oublier l’arrière-fond historique qui, à l’origine, avait inspiré ces prophéties. d’Amos à Malachie, le lecteur traverse en effet une part essentielle de l’histoire des fils d’israël : les deux royaumes (israël au nord et Juda au sud), leur rivalité et leur destruction successive, l’un par les Assyriens et l’autre par les Chaldéens, l’exil à Babylone, le retour après la conquête perse et l’édit de Cyrus, la restauration du temple de Jérusalem, enfin les péripéties, déceptions et espoirs de la communauté des Yehudim sous la domination des Achéménides. La chronologie de ces événements qui vont du viiie au ive siècle avant J.-C. détermine, en gros, la succession des douze prophètes, du moins pour ce qui concerne les premiers et les derniers. en introduisant chaque livre, nous tenterons de saisir et de résumer les phases historiques auxquelles il confronte le lecteur. Ce n’est pas toujours aisé, car si Amos et Osée sont visiblement impliqués dans l’histoire du 9.¥saint Augustin, La Cité de Dieu, livre Xvii, traduction de Lucien Jerphagnon, Paris, Gallimard (Pléiade), 2000.
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royaume du Nord (viiie siècle) et si Aggée, Zacharie et Malachie relèvent manifestement de l’époque de la restauration après la reconstruction du temple (ve siècle), si enfin Nahum exulte à la destruction de Ninive par les Chaldéens (-621), situer avec certitude l’arrière-fond historique d’autres livres, comme ceux de Joël, de Michée ou même de Sophonie, relève de la gageure, sans parler de la parabole prophétique de Jonas.
L’ordre des Douze. Compilation ou composition ? dans quel ordre convient-il de lire les douze ? La tradition manuscrite nous en présente au moins deux : celui du texte massorétique de la Bible hébraïque (TM) et celui de la traduction grecque des septante (LXX) : TM
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osée Joël Amos obadyah Jonas Michée Nahum Habaccuc sophonie Aggée zacharie Malachie
osée Amos Michée Joël obadyah Jonas Nahum Habaccuc sophonie Aggée zacharie Malachie
Les massorètes étaient de scrupuleux savants juifs, parfaitement au courant d’une longue tradition textuelle : ce sont eux qui ont établi, vocalisé et ponctué le texte biblique hébreu, entre 400 et 1000 après J.-C. L’ordre des douze qu’ils proposent a été confirmé par des manuscrits découverts à Wadi-Muraba’at, lesquels datent du iie siècle avant notre ère. en revanche, l’ordre proposé par la LXX (traduction réalisée par des Juifs d’Alexandrie entre 280 et 217 av. J.-C.) a été repris par un écrit apocryphe chrétien, d’origine juive, la Vie des prophètes, si l’on excepte une seule inversion. d’autres ordres affleurent çà et là, entre autres dans une version du livre Martyre et ascension d’Isaïe10 et, surtout, dans un fragment hébreu découvert à Qumrân 10.¥donatella scaiola, « il libro dei dodici profeti minori nell’esegesi contemporanea. status questionis », dans Rivista biblica 48 (2000), pp. 319-334.
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(4QXii) qui, en outre, semble proposer la succession finale ZacharieMalachie-Jonas11. Alan Jones et Marvin sweeney n’ont pas manqué d’en conclure que la succession proposée par la LXX, basée sur un texte hébreu hypothétique plus ancien (Vorlage en allemand), aujourd’hui perdu, était plus ancienne que celle du TM. il est évidemment impossible de se prononcer clairement et définitivement sur cette question, comme sur tant d’autres… Cependant, le caractère « originel » des douze selon la LXX n’est pas avéré ; plusieurs versions semblent avoir circulé simultanément à l’époque hellénistique12. Aujourd’hui, la plupart des exégètes ont donné et donnent encore leur préférence à l’ordre du TM, basé sur une longue et scrupuleuse tradition, corroborée — du moins quant au texte consonantique — par les indications qui nous viennent de Wadi Muraba’at. Qui plus est, un texte grec du ier siècle avant J.-C. (le 8HevXII) donne une version et un ordre textuel qui s’éloignent de la LXX pour se rapprocher du TM13. L’ordre du TM a-t-il dès lors un sens (outre qu’il reflète une « chronologie », souvent incertaine comme nous l’avons vu) ? Avons-nous affaire à une anthologie sans grande structure interne ? ou peut-on considérer le livre des douze comme une unité textuelle plus ou moins raisonnée ? Composizione redazionale ou compilazione editoriale se demande donatella scaiola14, sans oublier la question de la genèse du livre, de son histoire rédactionnelle. La littérature à ce sujet est devenue surabondante, surtout des côtés allemand et anglo-saxon. Paul redditt et donatella scaiola en ont 11.¥voir Barry Alan Jones, The Formation of the Twelve. A Study in Text and Canon, Atlanta, Georgia, scholars Press, 1995. récemment toutefois, Philippe Guillaume a contesté la lecture du fragment de 4QXii par Barry A. Jones : Ph. Guillaume, « The unlikely Malachi-Jonah sequence (4QXiia) », dans The Journal of Hebrew Scriptures, university of Alberta, Canada, 7 (2007), article 17 (revue en ligne : www.ualberta.ca/JHs). 12.¥il y a lieu de mentionner ici le travail de Pierre-Maurice Bogaert, grand spécialiste du livre de Jérémie ; à la suite de l’exégète allemand Georg Fohrer, tout en le corrigeant sur plusieurs points, il remarque que le livre d’Isaïe, la version brève de Jérémie selon la LXX et Ézéchiel répondent tous les trois à la même organisation : aux oracles contre le Peuple succèdent des oracles contre les Nations et des promesses d’avenir. il ajoute : « […] le livre des douze, conçu non seulement comme la compilation de douze livrets mais comme un recueil prophétique, doit être versé au dossier. Si l’on suit l’ordre des Septante, l’organisation du livre peut s’accommoder de la structure tripartite des autres grands recueils. » Cependant, très honnêtement, l’auteur nuance le poids de l’hypothèse : « Le cas des douze, dans l’ordre de la septante, n’est pas non plus limpide » (P.-M. Bogaert, « L’organisation des grands recueils prophétiques », dans J. vermeylen (éd.), The Book of Isaiah. Le Livre d’Isaïe. Les oracles et leurs relectures. Unité et complexité de l’ouvrage, Leuven, university Press – Peeters, 1989, pp. 147-153 ; nous soulignons). 13.¥donatella scaiola, art. cit., et Barry A. Jones, op. cit., p. 5. Jones se réfère à emmanuel Tov, The Greek Minor Prophets Scroll from Nahal Hever, oxford, Clarendon Press, 1990. 14.¥d. scaiola, art. cit., p. 321.
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dressé un bilan quelque peu désabusé ; encore ne connaissaient-ils pas les travaux récents de Jacob Wöhrle que nous examinerons plus loin. Évitant de noyer le lecteur dans un flot d’érudition, nous présenterons les principales hypothèses de manière très succincte. si l’on en croit david N. Freedman, James Nogalski (1993) et Aaron schart (1998), il y aurait eu d’abord un « livre des quatre » (Osée, Amos, Michée, Sophonie), précédé sans doute d’un « livre des deux » (Osée, Amos) ou des « trois » (Osée, Amos, Sophonie). de fait, dans leur intitulé ces livres donnent, par le truchement des noms des rois, une datation qui situe l’activité de ces prophètes au viiie siècle. Les Allemands appellent ces quatre panneaux réunis le D-Korpus, proche de l’histoire dite deutéronomiste15. Après le retour d’exil seront rédigés à Jérusalem (à partir d’archives et de matériaux préexistants, rappelons-le) les livres de Nahum et de Habaccuc. « il apparaît », déclare Paul redditt, « que Nahum et Habaccuc ont alors fait l’objet d’une rédaction qui les a connectés par deux hymnes, dont l’un ouvre le livre de Nahum et l’autre ferme celui de Habaccuc16. » enfin, de l’époque de la reconstruction et de l’inauguration du second temple datent, très explicitement et avec beaucoup de précision, Aggée, Zacharie 1-8, livres auxquels se rattache Malachie. Les défenseurs de cette reconstruction enlèvent donc les chapitres 9 à 14 de Zacharie pour plusieurs raisons, longuement développées par James Nogalski17. selon Nogalski, les douze petits livres prophétiques, dans l’ordre du TM, sont subtilement reliés les uns aux autres par ce que le chercheur appelle en allemand des Stichwörter (« mots-coutures ») ou, en anglais, des catchwords : par la répétition de ces mots, un livre semble prolonger le précédent ou semble faire écho, sinon réagir, à un thème abordé à la fin du livre qui 15.¥on appelle histoire deutéronomiste l’œuvre accomplie par un (ou des) historien(s) du temps de l’exil ou du début de l’ère du second temple (après -539) et qui rassemble, en une histoire imprégnée de la mentalité du Deutéronome, divers ensembles de traditions constituées : Josué, Juges, Samuel 1 et 2, Rois 1 et 2. Cette thèse, due à Martin Noth (1943), a été depuis lors discutée, nuancée et complétée, mais jamais rejetée (voir « deuteronomistic History », dans B.T. Arnold et H.G.M. Williamson (éds), Dictionary of the Old Testament : Historical Books, illinois, inter-varsity Press, 2005 ; lire également le Manuel d’exégèse de l’Ancien Testament, op. cit., p. 144.) 16.¥Paul L. redditt, Introduction to the Prophets, Grand rapids (Michigan) – Cambridge (u.K.), William B. eerdmans Publishing Company, 2008, pp. 198-199. Nous traduisons. du même Paul redditt on lira « The Formation of the Book of the Twelve : a review of research », dans P.L. redditt et Aaron schart (éds), Thematic Threads in the Book of the Twelve, Berlin – New York, Walter de Gruyter, BzAW nr 325, 2003. 17.¥James Nogalski, Literary Precursors to the Book of the Twelve, Berlin – New York, W. de Gruyter, BzAW nr 217, 1993 ; et Redactional Processes in the Book of the Twelve, Berlin – New York, W. de Gruyter, BzAW nr 218, 1993.
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précède. Autrement dit, à l’intérieur du rouleau des douze, la fin d’un écrit contient des vocables, voire des phrases, identiques ou similaires à ceux qui figurent dans l’ouverture du texte suivant. Ainsi, dieu comparé à un lion rugissant de sion, clôture Joël (4,6) et resurgit en tête du livre suivant, celui d’Amos (1,2) ; le retour des exilés, annoncé à la fin de Sophonie, est un fait avéré au début d’Aggée ; à la fin d’Amos, de toutes les nations ennemies seul Édom est mentionné, ce qui semble annoncer le petit livre qui suit, celui d’Obadyah, exclusivement dominé par la malédiction des édomites ; et à la fin d’Obadyah surgit assez curieusement l’expression « jeter les sorts », que l’on retrouve dans les premiers segments du livre qui lui succède, à savoir Jonas. etc. si donc, selon Nogalski, le chapitre 8 de Zacharie se rattache au début de Malachie par une série de mots-coutures, c’est bien la preuve que les chapitres 9 à 14 du même livre ont été ajoutés plus tard18. Toujours d’après le même commentateur, ce travail de raccordement se serait effectué vers la fin de l’époque perse, après insertion, dans le corpus, des prophéties non datées et qui portent les noms de Joël, d’Obadyah et de Jonas ; enfin, on aurait ajouté à Zacharie les chapitres 9 à 14, « pierre de faîte » de l’édifice selon redditt, en réalité un ensemble d’oracles difficiles, auxquels les « éditeurs » n’auraient pas voulu attacher de nom propre afin de maintenir exactement le nombre douze19… on sent où le bât blesse dans une hypothèse aussi systématique qu’ingénieuse : qu’il y ait eu un travail rédactionnel sur l’ensemble des douze et que dans ce travail certains mots-coutures aient pu jouer un rôle semble probable ; mais ces répétitions (examinées en tête et à la fin des livres, alors que bien d’autres points de jonction textuelle seraient à prendre en considération…) sont-elles toutes et toujours aussi significatives que Nogalski le prétend ? Barry Alan Jones remarquait très justement : « La dépendance littéraire, les traditions partagées, le vocabulaire souvent limité de l’hébreu classique, et même la pure coïncidence offrent des explications alternatives20 » au phénomène. on ne peut en effet prétendre que chaque occurrence de mots identiques (souvent banals), au début et à la fin de livres qui sont censés se suivre, trahit l’œuvre d’un ou de plusieurs rédacteurs désirant unifier ces textes en les « cousant » sémantiquement bout à bout. Prenons comme exemple cette proposition de Nogalski reprise et approuvée par Paul redditt : « Nogalski », écrit ce dernier, « démontre pertinemment que Joël 1,2 (“est-il arrivé chose pareille de vos jours ou aux jours de vos pères ?”), 18.¥Cette thèse sera cependant contestée. Les derniers chapitres de Zacharie peuvent tout aussi bien être rattachés à Malachie par leur intitulé (massa’, « charge »). voir infra, nos introductions à Aggée et à Zacharie. 19.¥Paul L. redditt, Introduction to the Prophets, op. cit., p. 200. 20.¥Barry A. Jones, op. cit., p. 23.
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tourne le regard vers quelque chose de passé, et non point vers une chose à venir. Ces “choses” comprennent le retour de l’abondance et de la fertilité prédit par Osée 14. Pareille vision positive contraste fort avec l’état des choses qui sera décrit en Joël 1,2-1721. » remarquons d’abord que la question de Joël 1,2 peut être parfaitement anticipative, technique subtile dont les écrivains de la Bible ne se privent pas22 ; de surcroît, comme nous l’indiquerons plus loin dans notre introduction à Joël, les premiers versets de cette prophétie ont un lien textuel beaucoup plus fort — et plus profond — avec le récit des dix plaies d’Égypte dans le livre de l’Exode (chap. 10) et avec les menaces formulées dans le Deutéronome23. La désolation du début de Joël ne nous semble pas entretenir de rapport significatif particulier avec la consolation de la fin d’Osée, dans la mesure où beaucoup de prophéties présentent une ligne narrative qui, par des hauts et des bas, et de manière parfois heurtée, va de la malédiction du peuple (ou de sa punition) à sa bénédiction, après le retour d’un « reste » sauvé du désastre. il semblerait donc que l’on ne doive pas enfermer les douze dans leur logique ou leur structure d’ensemble supposées. il convient, au contraire, d’élargir le champ d’investigation des écritures et des rédactions (avec jeux intertextuels tantôt évidents, tantôt plus difficiles à détecter) à l’ensemble des textes prophétiques, et même à d’autres livres bibliques tels le Pentateuque et les Psaumes. L’exégète allemand erich Bosshard (1997) n’a-t-il pas montré abondamment que les douze et le « triple » livre d’Isaïe avaient été développés simultanément par des écrivains soucieux de jeter des ponts entre les deux « collections » ? de même, Obadyah offre, comme nous le verrons, des parallèles textuels très serrés avec un passage de Jérémie ; enfin, l’évocation du temple nouveau par les prophètes Aggée et Zacharie, ainsi que les visions développées par ce dernier, entretiennent des rapports logiques et souvent très visibles avec le grand livre d’Ézéchiel. Les collections prophétiques (Isaïe, Jérémie, Ézéchiel et les petits livres des Douze), si indépendantes fussent-elles à l’origine, ont vraisemblablement connu un processus de maturation et de structuration parallèle, tout au long de la période perse, et n’ont pas manqué de s’inspirer les uns des autres en cours de route24. 21.¥Paul L. redditt, op. cit., p. 217. 22.¥voir entre autres le beau livre de Meir sternberg, La Grande Chronologie. Temps et espace dans le récit biblique de l’histoire, Bruxelles, Lessius (Le livre et le rouleau 32), 2008. 23.¥voir infra, pp. 79-80. 24.¥erich Bosshard-Nepustil, Rezeption von Jesaja 1-39 im Zwölfprophetenbuch : Untersuchungen zur literarischen Verbindung von Prophetenbüchern in Babylonischer und Persischer Zeit, Freiburg, universitätsverlag, 1997. et Paul L. redditt, op. cit., p. 365.
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Étapes supposées d’une rédaction : nouvelle hypothèse. remarquons toutefois qu’en 2006 et 2008, l’Allemand Jacob Wöhrle, de l’université de Münster, a publié un travail philologique et exégétique impressionnant qui se propose de dépasser la simple « preuve » de l’unité rédactionnelle finale des douze par les fameux Stichwörter de Nogalski, en essayant de ressaisir, dans le détail, ce qu’il nomme la « buchübergreifende Entstehung des Zwölfprophetenbuches », c’est-à-dire le processus en plusieurs phases rédactionnelles de l’ensemble des douze, et ce à partir de la « première » version de chacune des prophéties que le livre contient25. Faisant appel aux méthodes tant de la critique textuelle que de l’analyse rédactionnelle, Wöhrle va rechercher d’abord, dans chacun des douze petits livres séparément, ce qu’il appelle la Grundschicht, la « strate fondamentale », désignant par ce terme non pas les ipsissima verba des prophètes, mais la probable première rédaction. Nous donnons un exemple de ce que Wöhrle entend par là, plus loin, dans notre introduction à Nahum : ce petit livre aurait à l’origine visé le royaume de Juda, avant de s’acharner, à l’issue d’une rédaction ultérieure, sur la ville de Ninive détruite par les Chaldéens de Babylone. Les raisonnements et résultats de l’exégète allemand sont souvent subtils, ingénieux, mais pas toujours convaincants, tant s’en faut. Toujours est-il que son examen, dans chaque livre, de ce qu’il entend par Grundschicht et de ce qu’il analyse ensuite comme des ajouts successifs produisant chaque fois un saut qualitatif, aboutit à une nouvelle vision de la genèse du livre des douze, genèse qui « transcende » les livres particuliers ; autrement formulé : toutes ces interventions rédactionnelles auraient eu, à partir d’un moment historique précis, un impact significatif sur la teneur de l’ensemble. Comme Nogalski et d’autres, Wöhrle part du D-Korpus ou de ce qu’il propose d’appeler l’« exilisches Vierprophetenbuch », à savoir, on s’en souvient, les quatre prophètes relatant les événements dramatiques du viiie siècle, frappant et éliminant le royaume du nord (israël) : Osée, Amos, Michée et Sophonie. La rédaction ou la mise en forme de ces quatre aurait eu lieu peu après le retour d’exil (vie siècle). Au ve siècle, aurait été écrit l’ensemble Aggée-Zacharie 1 à 8, sans qu’il soit rattaché tout de suite aux quatre ; un peu plus tard, Joël aurait été « édité » et ajouté aux quatre, provoquant un réaménagement d’ensemble 25.¥Jacob Wöhrle, Die frühen Sammlungen des Zwölfprophetenbuches. Entstehung und Komposition, Berlin – New York, W. de Gruyter, BzAW nr 360, 2006. et Jacob Wöhrle, Der Abschluss des Zwölfprophetenbuches. Buchübergreifende Redaktionsprozesse in den späten Sammlungen, Berlin – New York, W. de Gruyter, BzAW nr 389, 2008.
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dont le fil conducteur (le fil narratif implicite) mènerait le lecteur de la punition des fils d’israël au salut final des mêmes fils dispersés, puis ramenés d’exil. Wöhrle appelle cet ensemble (Joël + les quatre) le Joël-Korpus. À la jonction du ve et du ive siècle avant J.-C., on aurait raccordé ce corpus à l’ensemble Aggée-Zacharie 1–8, tout en y intégrant Nahum et Zacharie 9-14. dans le nouveau corpus ainsi constitué, avec Joël en tête, de nombreuses modifications, ajouts et adaptations auraient produit un nouveau fil narratif mettant l’accent sur le jugement des Nations, après celui d’israël et de Juda. Wöhrle parle alors d’un premier Fremdvölkerkorpus (« corpus des nations » ou « des peuples étrangers »). Au ive siècle auraient été ajoutés encore plusieurs fragments à tous ces livres ; les versets insérés insistent sur un nouveau roi davidique « spiritualisé » (Davidsverheissungen) ; ensuite, à la fin du ive et au début du iiie siècle, se serait produite l’insertion (avec, toujours, des réaménagements apportés à l’ensemble) de Habaccuc, d’Obadyah et de Malachie (sauf les v. 22-24 du dernier), formant ainsi un deuxième « corpus des nations » (Fremdvölkerkorpus ii) qui, lui, mettrait en relief, après leur condamnation et leur défaite, le salut final des peuples, ou du moins de leur « reste ». Cette scène eschatologique devrait avoir lieu lors d’un grand pèlerinage à Jérusalem, voire au moment d’une fête de succot (« les Cabanes ») à laquelle les nombreuses nations participeraient (c’est en effet ce que suggère Zacharie 14,16 et sv.). suit alors, toujours selon la reconstruction de Wöhrle, l’insertion, au iiie siècle, de l’étrange livre de Jonas qui entraîne d’autres modifications dans le nouvel ensemble26, lequel, en accentuant le profil d’un dieu « lent à la colère » et plein de compassion (suivant la formule d’Exode 34,6), forme dès lors ce que Wöhrle nomme le Gnadenkorpus (« corpus de la grâce »). enfin, vers la fin du iiie siècle avant notre ère, les derniers versets de Malachie (3,22-24) achèveront le tout, en raccordant les douze à l’ensemble des Prophètes et de la Loi. Wöhrle qualifie cette ultime opération de « Kanonübergreifende Einbindung des Zwölfprophetenbuches ». du coup, Osée se retrouve en tête des douze et l’introduction à ce premier livre est renforcée par l’insistance sur la notion de « commencement27 ». L’entreprise de Jacob Wöhrle est impressionnante ; elle convainc cependant plus par sa démonstration de l’imbrication des thèmes et des fils narratifs dans les douze que par son hypothèse génétique proprement dite. Cette 26.¥d’après le même exégète, les « éditeurs » insèrent alors, outre le livre de Jonas, les fragments suivants : Joël 2,12-14 ; Michée 7,18-20 ; Nahum 1,2b.3a ; Malachie 1,9, qui tous proclament la figure du dieu miséricordieux. Lire J. Wöhrle, Der Abschluss des Zwölfprophetenbuches…, passim et, du même auteur, « À Prophetic reflection on divine Forgiveness. The integration of the Book of Jonah into the Book of the Twelve », dans The Journal of Hebrew Scriptures 9 (2009) (www.arts.ualberta.ca/JHs). 27.¥Cf., plus loin, les premières notes accompagnant la traduction d’Osée.
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dernière n’a pas manqué de susciter des commentaires dubitatifs28. Pas plus que la théorie des « mots-coutures » de Nogalski, pour intéressante et à certains endroits pertinente qu’elle puisse être, la genèse en huit phases rédactionnelles des douze n’est basée sur aucune donnée manuscrite claire. La spéculation (souvent intelligente certes) a la part trop belle et, si l’on excepte le point de départ (le fameux D-Korpus), la genèse des douze selon Wöhrle ne coïncide nullement, nous venons de le voir, avec celles proposées par P. redditt, par J. Nogalski ou par A. schart29. Qui plus est, d’autres commentateurs, tels r. Meynet et P. Bovati, ou É. Assis, s’appuyant sur l’analyse rhétorique interne30, ont mis l’accent sur la cohérence formelle de chaque livre en soi. de même, la réflexion pertinente de robert Alter sur la nature et les techniques de la poésie biblique a permis de détecter des procédés d’intensification ou d’« escalade hyperbolique » qui dynamisent chaque entité, entre autres les trois chapitres de Joël31. Ce petit livre, pour ne parler que de lui, trahit donc un travail littéraire particulier, trop souvent négligé par les exégètes. ehud Ben zvi, de son côté, enfonce le clou dans chacune de ses publications : le livre des douze est une anthologie, ni plus ni moins, dont l’ordre a été trop longtemps variable pour qu’on puisse en tirer des conclusions quant à sa cohérence supposée ; chaque prophétie en soi dénote, de la part des literati du second temple, une activité littéraire intense, que l’on ne peut cependant reconstruire avec certitude et qui a consisté avant tout à produire des textes ouverts (expressément ambigus parfois) pour les (re)lecteurs de l’avenir. Que peut-on conclure de ce rapide survol d’une recherche que l’on se doit de considérer comme en cours, sinon en crise32 ? il est plus que vraisemblable que chaque prophétie des douze a été rédigée d’abord à partir d’écritures préexistantes (pareilles à celles de Baruch, secrétaire de Jérémie), conservées et recopiées par les scribes, très cultivés, du second temple. À l’exception, peut-être, de Zacharie, les douze prophéties 28.¥entre autres, Klaas spronk, « Nahum and the Book of the Twelve : a response to Jacob Wöhrle », dans The Journal of Hebrew Scriptures 9 (2009), article 8 (www.arts.ualberta.ca/JHs). 29.¥Barry A. Jones constate justement : « The speculative nature of such reconstructions accounts for the widespread disagreement among scholars on the details of the texts’ redactional history » (op. cit., p. 22). 30.¥Pour les méthodes de l’analyse rhétorique, voir plus loin nos introductions à Amos, à Aggée et à Zacharie. 31.¥robert Alter, L’Art de la poésie biblique, Bruxelles, Lessius (Le livre et le rouleau 11), 2003, pp. 63-66. 32.¥Paul r. House n’hésite pas à parler d’un état « agité » ou « troublé » de la recherche : « […] in many ways scholarship on the Book of the Twelve now reflects the unsettled state of Old Testament scholarship in general », dans Thematic Threads in the Book of the Twelve, p. 314. Nous soulignons.
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ont existé d’abord comme des œuvres indépendantes. elles présentent d’ailleurs une structure et une puissance rhétorique propres. de plus, chacune est caractérisée par un jeu intertextuel avec d’autres textes bibliques. ensuite, entre le ve et le iiie siècle avant J.-C. (sinon plus tard encore), elles ont été réunies, dans différents ordres, en un volume et, au bout de ce processus, l’ordre du TM a prévalu, ce qui a sans doute impliqué un nouveau travail d’« édition » dont certaines traces formelles sont repérables ; enfin, ce processus s’est déroulé visiblement en parallèle avec l’édition des autres livres prophétiques, Isaïe en premier lieu. Pourquoi ces douze ont-ils, pour finir, été réunis et transcrits sur un seul rouleau, clairement marqué et achevé comme tel par la tradition rabbinique ? Probablement parce que les scribes (ou « sages ») du second temple voulaient ainsi assigner un terme à l’époque prophétique, afin de passer le relais à l’interprétation continue — par eux-mêmes et par leurs successeurs — d’écrits en voie de devenir canoniques : « si la parole de dieu », écrit James Kugel dans son remarquable The Bible as it was, « n’était plus prononcée de manière fiable par des messagers élus envoyés directement à israël, n’était-ce pas parce que cette parole avait déjà été mise par écrit dans la grande bibliothèque de sagesse divine que l’Écriture était devenue33 ? » de son côté, Karel van der Toorn parle, lui, d’une véritable « révolution scribale ». Pourtant des prophètes — ou des phénomènes prophétiques — ont persisté. d’aucuns sont probablement à la base de livres (apocryphes ou non) de type apocalyptique : le livre de Daniel et, bien plus tard, celui de saint Jean en sont sans conteste les points culminants.
Pourquoi traduire et commenter (encore) les Douze ? Quoi qu’il en soit, à l’exception de celui de robert Alter, les nombreux commentaires érudits semblent parfois oublier, voire même recouvrir ce qui aujourd’hui encore fait frémir l’oreille et, dirait Nabokov, la moelle 33.¥James L. Kugel, The Bible as It was, London (england) – Massachusetts, The Belknap Press of Harvard university Press, 1997, p. 17. Lire aussi dominique Barthélémy, Découverte de l’Écriture, Paris, Cerf, 2000, pp. 43-46. Cet auteur cite e.a. le traité rabbinique Seder ‘Olam qui écrit au sujet de la mort d’Alexandre le Grand : « Jusquelà il y a eu des Prophètes prophétisant dans l’esprit saint. À partir de là et dans la suite, tends l’oreille et écoute les paroles des sages. » Le même auteur rappelle que le livre tardif de Daniel — au cœur duquel il est dit que « vision et prophète » seront bientôt mis sous scellés — se présente comme « la redécouverte des écrits d’un visionnaire dont il situe les révélations comme ayant lieu à la fin de l’empire babylonien et au début de l’empire perse, afin qu’on ne puisse pas lui reprocher d’écrire après l’interruption de la prophétie » (op. cit., p. 44).
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épinière de celui qui lit : un tressage de voix dramatiques, une incessante interpellation des hommes et d’un dieu pas comme les autres, une exigence éthique qui met en question l’ordre de ceux qui règnent, des métaphores surprenantes, un rythme souvent abrupt, une densité syntaxique (ou parataxique), des jeux de mots signifiants, bref une force d’expression très particulière : de ce point de vue, Osée et Amos, pour ne citer qu’eux, sont très différents, très singuliers, malgré les emprunts, les échos et l’indubitable travail « éditorial ». C’est de tout cela que nous avons voulu témoigner en nous replongeant dans le texte hébreu et, sans tomber dans les pièges du mimétisme ou du littéralisme, en essayant de le serrer au plus près de son fonctionnement, dans un français néanmoins clair, nerveux et concis, afin de faire mieux entendre l’incisive poésie dramatique qui fait vibrer ces douze prophéties. Qu’est-ce qui nous a incité à le faire, à y travailler pendant de nombreuses années34 ? une question métaphysique et une forte sollicitation poétique. La Genèse n’avait-elle pas prévenu ? Manger le fruit de l’arbre de la connaissance du mal et du bien, c’est entrer dans la métaphysique, à l’ombre de la mort, et se barrer l’accès à l’arbre de vie, désormais réservé au divin. Trop précipitamment « mangée » par la femme et par l’homme (chacun dans sa dimension !), cette connaissance leur sera offerte à nouveau, de manière tout à fait différente, par Moïse, sous la forme d’une Loi : une Torah, un enseignement à vrai dire infini, infiniment subtil, relu sans cesse. Le mal gît désormais non seulement dans la « désobéissance », mais plus encore dans la négligence, dans le sommeil, dans la paresse, dans l’absence de méditation et d’interprétation de la Torah (donnée à jamais, mais toujours à vivifier). Après cette promulgation, les prophètes vont débusquer une autre manifestation du mal : l’idolâtrie, la prosternation et même la prostitution (zenut en hébreu) de l’humain devant l’œuvre de ses mains, devant sa « technè » et son produit ; ce qui revient à dénoncer aussi l’auto-projection meurtrière dans une plus-value, hommage sacrificiel à la Grande Mère et à son clergé qui pullule. À cela les prophètes opposent moins l’ordre patriarcal comme on ne cesse de répéter — la plupart ont même tendance à mettre tout « ordre » humain en question ! — que la dimension du Nom (une des appellations de dieu n’est-elle pas précisément « Le Nom », Ha-shèm… ?) ; dimension étayée, diront-ils, par la connaissance éclairée de la Torah (surgit 34.¥une première version de nos traductions des Douze, à l’exception de Michée (publié dans Balises, Bruxelles, nos 13-14, 2009), a paru dans la revue L’Infini (Gallimard), de 2001 à 2011. Merci à Philippe sollers pour cet accueil et ce constant intérêt bienveillant. La lecture de H, de Paradis, de Femmes et les entretiens que j’ai eus avec leur auteur (Ph. sollers, Le Rire de Rome, Paris, Gallimard [L’infini], 1993) ne sont pas étrangers à la naissance du projet et à sa lente maturation.
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ici le même signifiant que celui attaché au fameux arbre du début : da‘at !), par la ĥesed (la bienveillance, le chérissement), par l’èmet (la fidélité-vérité), mais aussi, ne l’oublions pas, par le doublet tsèdeq et mishpath (la justice et le droit). Toutefois, connaissance, bienveillance, vérité et justice ne viennent pas à bout, loin de là, du mal physique et moral, pas plus que du mal tramé par les hommes « sur leurs couches » (voir entre autres, Michée 2,1) : de ces failles témoignent aussi bien le cri modulé de Job que celui, bref, de Habaccuc. Comme plusieurs de ses pairs, ce dernier s’adresse sans ambages à YHWH35 lui-même : « Tes yeux sont trop purs pour voir le mal. regarder la misère ? Non, tu ne peux pas. Mais pourquoi alors considérer les félons, se taire quand le méchant dévore plus juste que lui ? » (1,13). Ces assertions, ces cris, ces brusques interrogations, ce rythme, ces soudaines bifurcations (retrouvés avec combien de naturel, d’audace et de fraîcheur chez rimbaud), nous ont ému au point que, comme tant d’autres avant et avec nous, nous avons tenté de traduire une fraction de cette fabuleuse bibliothèque, à savoir l’ensemble des douze. Nous l’affirmons : cette expérience est une expérience poétique. elle est née d’une fréquentation assidue du texte biblique et de la langue hébraïque ancienne mise en résonance avec la grande tradition poétique et notre expérience de la traduction littéraire. elle est passée par l’étude de quelques-uns des grands commentateurs juifs et chrétiens, anciens et modernes. elle a demandé une comparaison constante, mais non systématique, avec d’autres traductions en plusieurs langues : la LXX, la vulgate, des modernes (KJv, Luther, e.a.) et des contemporaines. Ce qui donne, au bout du compte, outre une préface à chaque livre, un appareil de notes volumineux que nous avons cru nécessaire pour faire ressortir la puissance, la densité et, souvent aussi, la difficulté de l’hébreu, ainsi que les lectures contrastées ou opposées qui en découlent. Nous conseillons cependant au lecteur une démarche double : une première lecture sans les notes et, par la suite, une autre qui en tienne compte (à moins qu’il préfère l’inverse).
Une poésie spécifique. un mot de ce qui pose également problème pour nombre de chercheurs, à savoir les caractéristiques et les critères formels de la poésie biblique. L’hébreu, on le sait, ne connaît pas le « vers épique » comme le grec, le latin ou le français. 35.¥dans nos traductions, nous rendons le tétragramme YHWH par « Adonaï » (« seigneur »), prononciation conseillée par la tradition rabbinique. YHWH-Adonaï sera rendu par « Adonaï le (mon) seigneur ».
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La Bible hébraïque offre, en vérité, un subtil mélange de prose et de poésie, celle-ci habitant souvent celle-là. Pourtant une différence existe. déjà le commentateur rabbinique david Kimhi de Narbonne (Xiie siècle) avait remarqué que le vers hébreu était souvent kaphul, autrement dit : « répété ». C’est bien plus tard, au Xviiie siècle, que l’évêque anglican robert Lowth décrira pour la première fois la principale caractéristique de cette poésie ancienne, le parallelismus membrorum, lequel s’est présenté à lui sous différents aspects : synonymique, antithétique ou encore synthétique. Concrètement cela veut dire que dans le verset (ou la ligne) poétique de l’hébreu36 se profilent deux ou trois segments offrant, dans le second et éventuellement dans le troisième, une apparente répétition, synonymique ou contrastée, de ce qui s’entend dans le premier ; répétition qui n’en est pas vraiment une, comme nous le verrons. Nous lisons, par exemple, dans la prophétie de Nahum (2,13), à propos du « lion » assyrien : Pour ses jeunes il lacère, il étrangle pour ses femelles, il remplit ses cavernes de proies, ses tanières de bêtes lacérées.
on remarque d’emblée que le second segment ne répète pas simplement le premier, mais tend vers quelque chose d’analogue avec plus de précision et/ou d’intensité. de surcroît, un chiasme marque les deux premiers segments ; quant à la racine th-r-ph (thet-resh-pèh), qui désigne l’action de « lacérer », elle ouvre et ferme le passage, offrant ainsi une inclusion poinçonnant le passage dans son ensemble. il convient donc de le souligner : dans le discours poétique, le parallélisme — qui fait d’ailleurs aussi çà et là son apparition 36.¥donner une terminologie adéquate aux composants du « poème » hébreu a toujours paru extrêmement difficile, les termes habituels (strophe, vers, hémistiche…) se révélant peu pertinents. Nous gardons le nom de « verset » pour l’unité marquée, dans le texte massorétique, par un soph passuq (ou silluq) à la fin et un athnaĥ au milieu. Chez les commentateurs modernes, il est question tantôt de « membra » (Lowth), tantôt de « vers », tantôt de « colas » ou encore de « segments », les acceptions de ces termes différant parfois d’un lecteur à l’autre. robert Alter propose de parler, de manière neutre, de lignes poétiques, divisées en segments ou versets, ceux-ci étant déterminés par le complexe sémantico-syntaxique « réitéré » et souligné par un nombre restreint d’accents toniques (généralement 2 ou 3). Lesdits segments ne coïncident que çà et là avec les nombreux signes conjonctifs ou disjonctifs apportés au texte par les massorètes, afin d’indiquer la « cantilation » du verset lors de la lecture à voix haute. La valeur de ceux-ci est donc relative. À ce sujet, robert Alter précise justement : « Les indications d’accentuation et de vocalisation fournies par le texte massorétique représentent une codification élaborée plus d’un millénaire après la composition de la plupart des poèmes et bien des siècles après que l’hébreu eut cessé d’être une langue vernaculaire » (robert Alter, L’Art de la poésie biblique, p. 15).
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dans la prose… — doit nécessairement être accompagné ou soutenu par d’autres traits distinctifs tels que le rythme très vif, la syntaxe (ou parataxe) hyper-condensée, le jeu de mots, les paronomases, les chiasmes, les inclusions, les métaphores élaborées (que l’on songe, par exemple, aux développements surprenants des images du four et du boulanger dans le livre d’osée, au chapitre 6)37. C’est à robert Alter que l’on doit aujourd’hui l’analyse la plus pertinente et la plus inspirée, non seulement des différentes formes et fonctions du parallélisme, mais plus profondément encore, des implications de cette singulière poétique pour la compréhension de la teneur même du prophétisme hébreu. Le deuxième et parfois le troisième membre du parallélisme manifestent en réalité une focalisation, une amplification, sinon une spécification du premier, ce qui revient à dire que, dans de très nombreuses occurrences, le lecteur assiste à une intensification de la vision, ou plus précisément encore, à ce qu’Alter nomme une « répétition augmentée : une chose est affirmée », précise-t-il, mais « sa réaffirmation littérale s’augmente ensuite d’un élément nouveau ». exemple dans Amos 4,6 : Moi cependant je vous ai donné dents propres en toutes vos villes et disette de pain en tous vos lieux.
si les « dents propres » sont une métaphore de la famine, celle-ci est par la suite précisée/littéralisée, mais aussi intensifiée (« tous vos lieux » étend pour ainsi dire l’aire de la disette, d’abord restreinte à « toutes vos villes »). Bien entendu, des « parallélismes statiques » (ou purement synonymiques) existent également, en nombre plus limité il est vrai, mais non dénués de sens dans l’ensemble, car ils offrent souvent une sorte de contrepoint : « des lignes marquées par l’intensification ou la spécification au sein du parallélisme trouvent un contrepoint dans des lignes marquées par la synonymie ou par le balancement des termes complémentaires38. » de plus — et ce point est crucial — le parallélisme interlinéaire produit à maintes reprises « un mouvement narratif condensé » : n’avons-nous pas lu, dans le passage de Nahum cité plus haut, une séquence narrative en miniature : si le lion assyrien lacère ses proies pour ses petits, il se contente de les étrangler pour les femelles, lesquelles s’occuperont bien elles-mêmes de la découpe des bêtes tuées ? de même, dans Sophonie (3,3), les lions qui menacent (« rugissent ») sont mis en parallèle avec les loups qui, eux, passent à l’acte et dévorent tout : 37.¥selon plusieurs chercheurs, tels d. N. Friedman, la prose se distinguerait aussi par la présence de mots-chevilles (e.a. le relatif ashèr), omis la plupart du temps dans la poésie. 38.¥robert Alter, L’Art de la poésie biblique, pp. 40-41.
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Les princes en son sein ? Des lions qui rugissent. Ses juges ? Loups du soir qui au matin ne laissent rien.
Cette pente à la fois narrative et augmentative de la poésie invite poète et auditeur-lecteur « à vivre en imagination l’expérience de la crise et le brusque retournement de la fin ». À partir de ce constat il est en effet loisible de relever un fait capital : « chaque système de poésie » projetant « une sémantique distincte », « la matrice de l’imagination apocalyptique et de la vision messianique est […] sans doute la structure par laquelle se distingue la poésie hébraïque ancienne39 ». en d’autres termes : un incident naturel ou militaire s’y transformera bientôt en désastre et le désastre en « cataclysme global » (il en va ainsi dans la prophétie de Joël, où une invasion de sauterelles mène, de ligne en ligne, et de chapitre en chapitre, à une vision ravageante du « jour de YHWH ») ; et souvent, au bout de cette accumulation catastrophique, tout se renverse : la même « logique hyperbolique » conduit alors le lecteur d’une promesse de restauration politico-religieuse à des temps messianiques, voire à une époque édénique au-delà même de « ce mondeci ». en résumé : dans chaque prophétie sont à l’œuvre un ou plusieurs processus cumulatifs qui tous aboutissent à un apogée, susceptible d’un retournement. C’est donc bien la logique même du parallélisme, focalisant et intensifiant le propos, qui induit les processus en question. À quoi il convient d’ajouter, selon robert Alter, le caractère « éminemment vocatif » qui distingue la prophétie de toute autre forme de poésie biblique : à chaque coup, nous entendons chez les prophètes d’israël une adresse divine pressante, un appel urgent et perturbateur ; et si ce dernier surgit toujours au cœur de l’histoire, il va la déborder par la logique poétique même40. Quels ont été, face à ce fonctionnement complexe, nos partis pris de traducteur ? Pour certains passages en prose narrative (e.a. dans Jonas, Aggée et Zacharie), nous avons suivi la division massorétique des versets : nous sommes allés à la ligne après chaque « soph passuq », signe qui indique la fin d’un verset. Mais pour ce qui est des passages d’intense poésie, nous avons eu recours à un vers très libre, susceptible, croyons-nous, de rendre de manière optimale, par la sonorité et les découpes tantôt fluides tantôt abruptes, la scansion dramatique souvent haletante telle que nous l’entendions dans un hébreu bien plus « compact » que ce que permet la syntaxe 39.¥robert Alter, « Les Caractéristiques de la poésie hébraïque ancienne », dans robert Alter et Frank Kermode (dirs), Encyclopédie littéraire de la Bible, Paris, Bayard, 2003, pp. 756-757. Nous soulignons. 40.¥robert Alter, L’Art de la poésie biblique, chap. 6 : « Prophétie et poésie ».
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des langues occidentales. d’autre part, pour limiter le côté inévitablement intuitif et donc quelque peu arbitraire de la démarche, nous avons renoncé à toute forme de « strophes » à l’intérieur même des chapitres (la strophique supposée de l’ancienne poésie d’israël fait également l’objet de débats et de démonstrations fort contradictoires, que nous n’aborderons pas ici). Toujours a prévalu le respect du rythme et du phrasé français (portés, si l’on peut dire, au plus près de l’hébreu). Nous avons essayé de mettre ainsi en valeur non seulement les parallélismes et leur singulière dynamique, mais aussi, dans la mesure du possible, les assonances, les jeux de mots, les anaphores et les refrains. Là où des équivalences se sont avérées impossibles, nous avons eu recours à une note sondant brièvement les replis du texte hébreu. Priorité a donc toujours été donnée à la clarté, à la concision et, surtout, à la densité rythmique qui caractérise l’interpellation, les narrations rapides ou la prière des prophètes, sans oublier leurs soudaines bifurcations, les changements fréquents de registre (menace, satire, supplication, compassion…) ou de personnes grammaticales.
Une dramaturgie singulière. Plus haut, nous parlions de poésie dramatique. il est en effet possible, croyons-nous, de considérer synchroniquement le rouleau des douze comme une scène polyphonique d’affrontements divers : une dramaturgie qui, il est vrai, évolue tout au long des livres (et souvent aussi à l’intérieur d’un seul d’entre eux), en opposant constamment un pôle négatif massif à un pôle positif bien plus rare, mais, si l’on peut dire, résistant. on assiste également à différentes formes de lutte entre ces pôles, au cœur desquelles des ambiguïtés et des glissements de sens ne manquent pas de se manifester. Nombreux sont les lecteurs et traducteurs qui ont mis l’accent sur un fil rouge dans les textes prophétiques, celui qui relie successivement le châtiment frappant les fils d’israël à cause de leur infidélité à l’Alliance (beriyt), la dispersion, l’exil, et le retour d’un « reste » (she’eriyt) à Jérusalem, capitale d’un royaume entièrement renouvelé, lequel aura à sa tête soit quelqu’un de la lignée davidique et/ou de la lignée sacerdotale, soit une figure messianique de serviteur (‘obed), soit encore YHWH lui-même41. Celui-ci se sera donc servi des nations (goïym) comme instrument de punition, avant de les combattre à leur tour, de les châtier pour leur cruauté et, dans un temps à venir, 41.¥Les Évangiles réuniront ces figures « possibles » et à venir, en une personne advenue, verbe fait chair à la fois davidique, humain et divin : Jésus-Christ.
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de les intégrer dans un royaume futur42. Mais c’est avant tout un mouvement essentiel de retour, moral et mental vers dieu (et de dieu vers son peuple) qui assurera les retrouvailles de la « boiteuse » et de la « rejetée » (Sophonie 3,19) avec sa terre pacifiée… scandé dans toutes les prophéties par le verbe shub (à prononcer shouv), ce retour implique une lutte incessante, de la part de ceux qui ont reçu la Torah, contre les idoles (’eliyliym) et contre la prostitution idolâtrique (zenut) dont la conséquence ne peut être que la répudiation, ainsi que le montre Osée au début du livre des douze et Malachie vers la fin43. Trois notions, trop souvent rendues par le dénominateur commun « péché », subsument les méfaits et les trahisons : pesha‘ (la révolte, la rébellion contre YHWH, la rupture de ban vis-à-vis du seigneur), ‘awon (la déviation morale, le crime) et ĥatha’ (l’erreur, la faute, le tort44). sans arrêt l’humain se débat dans les ĥabeleïy-ĥatha’tò, « les liens de son erreur (ou de sa faute) », lesquels sont constitués par son iniquité ou sa méchanceté de fond (’awèn), celle-ci entraînant la violence (ĥamas), la destruction (shod) et l’oppression (‘osheq) ; l’âme ou l’être (nèphesh) de l’homme est entaché de mensonge (shèqer ou kaĥash) et, surtout, d’un goût indéracinable de la tricherie, de la fraude (mirmah). À pareille et pesante complexion, l’interpellation et la grâce divine (ĥen) opposent non seulement la justice (tsédeq), le droit et la droiture (mishpath et miyshor), mais également la vérité-fidélité (’emet), d’où dérive logiquement la loyauté envers dieu et le prochain (’emunah45) ; cette singulière loyauté se révèle à son tour inséparable de la bienveillance (ĥesed) et de l’amour (’ahabah). Garder (shamar) et méditer-célébrer (hagah) la Torah garantissent seuls la paix et la vie ; chaque être peut alors inviter son prochain sous sa 42.¥en son temps, pas très éloigné de la destruction du second temple par les romains, Jésus-Christ relancera tout le procès : « […] Jérusalem alors sera foulée aux pieds des nations, jusqu’à ce que les temps des nations soient accomplis » (Luc 21,21). 43.¥L’envers négatif de ce mouvement est le désir du peuple dans le désert (Nombres 14,4) — ou la menace plusieurs fois formulée par les prophètes (Osée 9,3) et par le Deutéronome (28,68) — d’un retour en Égypte, maison d’esclavage. 44.¥voir André Neher, Amos. Contribution à l’étude du prophétisme, 2e éd. revue, Paris, J. vrin, 1981, qui propose une analyse sémantique rigoureuse des trois termes. Comment ne pas songer, en méditant ces mots, à ceux qui ouvrent, dans un ordre qui n’a rien d’aléatoire, Les Fleurs du Mal de Baudelaire, dans le poème-préface « Au lecteur » : « La sottise, l’erreur, le péché, la lésine, / occupent nos esprits et travaillent nos corps » ? il est en effet remarquable d’entendre, chez le poète français, la « sottise » et « l’erreur » précéder « le péché ». Lien de cause à effet ? Mais est-il bien question aussi de « sottise » chez les prophètes ? sans aucun doute, puisque Zacharie, avec la complicité de YHWH lui-même, mettra en scène un ro‘iy ha-’eliyl, un « berger bête » (littéralement un « berger-de-bêtise ») (11,17) ! enfin, comme nous venons de le voir, le même signifiant hébreu ’eliyl (« bêtise », « sottise », « nullité », « néant ») ne désigne-t-il pas, au pluriel, des « idoles » ? 45.¥Notion rendue plus tard par pistis en grec et fides en latin : la « foi ».
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vigne et son figuier ; le blé, l’huile fraîche et le vin jeune abondent (Michée 4,4 et Zacharie 3,10)46. La crainte (yira’h), mieux encore, la connaissance de dieu (da‘at-’elohiym), si elle suppose l’humilité (anawah), restaure aussi ou fait découvrir la joie (simĥah) et la sainteté (qodesh). L’affrontement entre, d’un côté, des qualités aussi précieuses que fragiles et, de l’autre, la négativité de l’humain sans loi ni grâce, se présente tantôt sous la forme d’un litige (riyb) très animé entre dieu et son peuple, tantôt par le truchement d’échanges tout aussi passionnés entre dieu et son prophète, échanges directs ou amorcés par des actes symboliques ou des visions. il y a, plus radicalement encore, la guerre (milĥamah), dont les horreurs sont assénées avec une précision tranchante par des prophètes peu sensibles à la « correction » politique et morale contemporaine47. en réalité, il est impératif de parler des guerres, au pluriel. elles sont historiques ou eschatologiques. de fait, les conflits n’ont pas cessé : pensons à celui entre israël au nord et Juda au sud (on en retrouve des traces chez Osée) ; songeons aussi aux razzias cruelles des Assyriens de sennachérib, détruisant en -721 le royaume d’israël (avec sa capitale samarie) et menaçant celui de Juda ; à la guerre menée par les Chaldéens de Babylone contre les Assyriens se terminant par la chute de Ninive (brillamment mise en scène par Nahum) ; à celle menée par les mêmes Chaldéens contre le royaume de Juda, qui aboutit à la destruction, en -587, de Jérusalem et du temple (les allusions à cet événement traumatique sont nombreuses, e.a. chez Obadyah, Michée, Sophonie) ; enfin à celle, victorieuse, des Perses achéménides de Cyrus contre 46.¥Analysant ce qu’il qualifie de « logique de l’hyperbole » dans la poésie biblique, robert Alter constate justement : « Les poèmes prophétiques prémonitoires sont dominés par des images de friches, de déracinement et d’incendie, d’obscurité, de réduction à l’esclavage et d’humiliation, de dépouillement des vêtements, de divorce et d’abandon sexuel, de tremblement de terre et de tempête. Les poèmes de consolation multiplient, quant à eux, les images de vignes et de champs florissants, de plantation et de construction, de lumière radieuse, de libération et de dignité royale, de parure splendide, de réconciliation conjugale et d’union sexuelle, de stabilité des éléments et de calme profond. » (op. cit., pp. 211-212). 47.¥d’aucuns parmi les commentateurs anglo-saxons actuels vont jusqu’à édulcorer ou excuser le caractère « violent », sinon « misogyne », des textes prophétiques ! Ainsi Paul redditt se demande sérieusement pourquoi Nahum recourt à « such intemperate language » (Introduction to the Prophets, p. 285) … et lorsqu’il commente le début de la prophétie d’Osée — à qui dieu demande de prendre pour femme une prostituée, une « femme de fornication » — le même redditt se sent obligé d’écrire : « It may be that the metaphor grew out of Hosea’s experience with his wife and implies no antifeminine bias » (p. 244). Au moins un sourire est de mise devant tant de prudence politically correct ! Mieux vaut écouter une fois encore robert Alter qui montre pertinemment que la « logique d’intensification » habitant cette poésie ne peut qu’amplifier et dramatiser de manière tangible les images de prostitution, de guerre ou… de paix (op. cit., pp. 117-119).
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les Chaldéens (-539), qui amorce le retour d’exil des Judéens (Yehudiym) et inaugure la période dite du second temple (voir Aggée et Zacharie). Tous ces affrontements ravageurs sont situés par les prophètes dans la logique du châtiment et, plus tard, de la restauration du peuple de dieu. Certains textes ne laissent cependant pas d’interroger l’être divin sur la cruauté des peuples dont il se sert et sur son apparente indifférence (Habaccuc). viennent ensuite les guerres « eschatologiques », guerre des nations contre Jérusalem, et, enfin, du nouvel israël, mené par dieu lui-même, contre les nations qui déferlent ; ces peuples étrangers, ou du moins leur « reste », finiront, nous l’avons vu, par reconnaître la royauté universelle de YHWH. Au cours de ce long processus, que nous schématisons à outrance, le dieu hébreu s’est révélé tantôt guerrier redoutable48, tantôt pacificateur, donnant en fin de compte la préférence non aux armes, mais au souffle, à l’esprit (ruaĥ) : « Ce n’est pas par l’arc que je les sauverai », dit-il à Osée, « ni par l’épée, ni par la bataille, ni par les chevaux, ni par les cavaliers » (2,7). Parlant de sa mission périlleuse, Michée ne précise-t-il pas : « Moi, cependant, avec le souffle d’Adonaï, je suis rempli de force, de justice et de vigueur pour dire à Jacob sa rébellion et à israël sa faute » (3,8) ? de même, par le truchement de Zacharie, dieu s’adresse à zerubbabel, gouverneur de la Judée perse, issu de la lignée davidique, en des termes très nets : « […] ceci est la parole d’Adonaï à zerubbabel ; elle dit : non par la force, non par la violence, mais par mon souffle […] » (4,6) ; car n’est-il pas vérifiable à chaque instant que « de sa force le criminel a fait son dieu » (Habaccuc 1,11) ? on perçoit d’ailleurs dans tous ces textes l’ambivalence du signifiant koaĥ (« force », « puissance », « pouvoir », « fortune »…). La dialectique entre guerre et paix, ou leur valorisation alternée, peut se lire également dans les injonctions prophétiques qui semblent se contredire ou qui se corrigent l’une l’autre, en répondant à des contextes différents. « Ta corne, je la ferai de fer », lit-on dans Michée, « et tes sabots, je les ferai de bronze pour que tu brises de nombreux peuples » (4,13). Pareillement, lors de son combat contre les nations dans la vallée du jugement, le dieu de Joël s‘exclame : « Forgez vos socs en épées, vos serpes en javelots, que le chétif dise : brave je suis » (4,10), image qui est l’envers de celle que l’on trouve dans Michée lorsqu’il envisage les temps après l’affrontement entre dieu et de « puissantes nations » : « il jugera de nombreux peuples, et corrigera de puissantes nations jusqu’au loin ; alors ils forgeront leurs épées en socs et leurs javelines en serpes. Nation contre nation ils ne lèveront plus 48.¥déjà après la traversée de la mer rouge et la destruction par noyade de l’armée du pharaon, dans le superbe cantique de Moïse et des fils d’israël, on s’écriait en exultant : YHWH ’ish milĥamah / YHWH shemò (« Adonaï est un guerrier [un homme de guerre, littéralement] / Adonaï est son nom » ; Exode 15,3).
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l’épée, n’apprendront plus la guerre » (4,3) : cette vision, faut-il le rappeler, se retrouve également, et presque mot pour mot, dans Isaïe 2,2-449.
Entre humain, trop humain et pas-homme. de la sorte, au gré des circonstances évoquées par les textes ou de celles accompagnant le long travail de rédaction et d’édition, des notions fondamentales évoluent ou reçoivent un autre coefficient. « Le jour de YHWH », par exemple, jour d’intervention divine dans l’histoire, concerne soit israël et Juda, soit les nations, ce qui ne donne pas le même tableau. Ce « jour » demeure ambigu et ne coïncide pas avec le dernier jour des futures apocalypses : il peut ouvrir une perspective consolante, lorsqu’il délivre Jérusalem de la menace des nations, mais, si l’on en croit Amos, on aurait tort de s’y fier, comme on aurait tort de faire une confiance aveugle (et passive) à l’Alliance : « Ah ! Ceux qui aspirent au jour d’Adonaï ! Qu’est-ce donc pour vous ce jour d’Adonaï ? il est ténèbres et non lumière » (5,18)50. Pareille ambivalence caractérise d’autres termes récurrents chez les douze, tels que ga’on (« fierté » mais aussi « orgueil », « superbe »), zebaĥ (« sacrifice »), mèlekh (« roi »), nabiy’ (« prophète »), kohen (« prêtre ») ou ro’eh (« berger »), pour ne mentionner que ceux-là… Çà et là leurs valeurs s’opposent diamétralement, selon un contexte et des enjeux pas toujours aisés à comprendre (voir Michée, par exemple, ou Zacharie51). dieu 49.¥une complexité semblable marque les paroles du Christ dans les Évangiles. N’annoncet-il pas, dans un des passages les plus intenses de saint Jean, qu’il laissera, qu’il donnera sa paix à ses disciples, tout en précisant : « Je ne vous la donne pas comme le monde la donne » (14,27) ? une restriction qui est susceptible sans doute d’expliquer l’apparente contradiction entre, d’une part, l’exaltation des pacifiques (Matthieu 5,3-2 ; Luc 6,20-26), la condamnation de ceux qui prennent l’épée (« car tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée » : Matthieu 26,52) et, d’autre part, l’annonce, inspirée de Michée 7,6, de la « guerre » qu’il est venu apporter (Matthieu 10,34 ; Luc 12,51-53), sans oublier la correction que le Christ apporte à ses propres paroles dans Luc 22,35-36, lorsque, peu avant son supplice, il lui faut affermir les frères tout en annonçant le reniement de saint Pierre : « Quand je vous ai envoyés sans bourse ni besace ni chaussures, de quoi avez-vous manqué [allusion à Luc 10,4] ? ils dirent : de rien. il leur dit : mais maintenant, qui a une bourse la prenne, et de même une besace ; et qui n’a pas d’épée vende son manteau pour en acheter une. » « Le combat spirituel », écrira rimbaud en 1873, « est aussi brutal que la bataille d’hommes » (Une saison en enfer). 50.¥une bonne analyse des différentes valeurs accordées au yom YHWH (« jour d’Adonaï ») se lit dans James Nogalski, « The day(s) of YHWH in the Book of the Twelve », dans Thematic Threads in the Book of the Twelve, pp. 193-212. 51.¥Ainsi la royauté gardera toujours, depuis l’élection, l’onction et la disgrâce de saül, un aspect négatif qui résonne fortement chez certains prophètes (voir e.a. Osée 8,3) ; pourtant, le roi de la lignée davidique et le grand-prêtre garderont leur prestige (les « fils de l’huile fraîche ») chez Zacharie, avant que cette dynamique bicéphale s’efface
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lui-même ne participe-t-il pas de quelque manière à cette oscillation des qualités et donc du langage ? N’est-il pas, tour à tour, le dieu « jaloux » d’une justice sévère (sa colère terrifiante s’enflamme devant toutes les trahisons du peuple et de ses « bergers ») et Celui qui « se repent du mal », qui est longanime, miséricordieux et bienveillant, selon la formule de l’Exode (34,6) disséminée à plusieurs endroits du livre des douze52 ? À vrai dire, la dramaturgie prophétique — est-ce une des raisons de sa clôture historique ? — rend tout pouvoir et tout ordre social instables, en agissant au nom d’une exigence éthique ardue, certes, mais très nettement formulée à chaque coup : « Haïssez le mal, aimez le bien et restaurez le droit près de la porte » (Amos 5,18) ; ou bien : « […] ce qu’Adonaï attend de toi : rien sinon agir avec droiture, aimer la bienveillance, aller humblement avec ton dieu » (Michée 6,8) ; sans oublier : « […] parlez en vérité les uns aux autres, prononcez en vérité un jugement de paix en vos portes, ne fomentez pas en vos cœurs le mal que l’homme fait à son prochain, et n’aimez pas le parjure, car ce sont toutes ces choses-là que je hais — sentence d’Adonaï » (Zacharie 8,16-17). on l’entend bien : par ses prophètes hébreux, Élohim-YHWH s’adresse à l’humain dans une proximité très émouvante, bouleversante même ; mais il est et demeure, lui, dans une dimension tout autre : ki èl anokhiy welo’-’ish, insiste-t-il : « car dieu je suis et pas-homme » (Osée 9,9). or, c’est ce pashomme qui est, paradoxalement, susceptible d’arracher l’homme au trophumain de sa folie meurtrière et à ce que dante, au Paradis, appelle « la petite aire qui nous rend si féroces » (l’aiuola che ci fa tanto feroci53). Le présent travail espère le faire entendre de nouveau : la poésie des prophètes peut, avec toute littérature libre et profonde que souvent elle inspire, nous faire revivre cette expérience et ressaisir ainsi une irremplaçable et incandescente dimension de l’être54. devant la suprématie accordée aux prêtres-lévites (Malachie), évolution qui n’exclut guère une royauté finale, réservée à YHWH seul ; son trône sera la ville de Jérusalem. (Lire e.a. Pierre-Maurice Bogaert, « Qui exerce la royauté dans le livre de Jérémie […]. du trône de david au trône de dieu dans sa ville », dans Michael A. Knibb (éd.), The Septuagint and Messianism, Leuven, university Press – Peeters, 2006, pp. 381-415). 52.¥Cf. notre introduction à Jonas. 53.¥dante, Paradiso, chant 22, v. 151 ; Paris, Flammarion, 1985. Traduction de Jacqueline risset. 54.¥Merci à Jean-Pierre sonnet pour son encouragement amical, pour nos conversations et pour ses lectures attentives du texte. Les erreurs et maladresses que celui-ci comporte encore ne sont évidemment imputables qu’au traducteur. Merci enfin aux amis et anciens collègues des « Archives et musée de la Littérature » (Bibliothèque royale, Bruxelles), ainsi qu’aux bibliothécaires dévouées et très compétentes du Centre de documentation et de recherche religieuses (Bibliothèque Plantin Moretus, Facultés universitaires N.-d. de la Paix, Namur).
Sophonie (TSephanyah)
Sophonie, leS guerreS eT leS conSolaTionS de yhWh
les trois chapitres du livre de Sophonie (Sofoniva~ en grec, transcription de l’hébreu Tsephanyah, « yah abrite, cache, préserve ou protège ») sont sans doute, comme d’autres prophéties, le résultat de plusieurs phases de composition et de rédaction. cette genèse, si elle se trahit par un certain nombre de tensions dans le contenu, n’empêche guère l’impression d’une unité dramatique profonde marquant les trois grandes parties du texte : 1° l’annonce brève d’une malédiction universelle, suivie de sentences radicales contre le royaume de Juda et sa capitale Jérusalem, culminant dans la fameuse litanie du « jour de yhWh », le dies irae des chrétiens ; 2° un premier appel au rassemblement et, surtout, à « l’humilité » (‘anawah, notion capitale chez Sophonie) susceptible d’écarter encore la menace pour d’aucuns, suivi de jugements sévères prononcés à l’encontre des peuples : philistins, Moabites, ammonites, Kushites, assyriens ; 3° une deuxième prophétie au sujet de Jérusalem la « récalcitrante » et l’annonce de sa perte ; promesse de la purification des lèvres des peuples ; rédemption du « reste d’israël » et retour des dispersés (ou des « captifs »). ailleurs dans la Bible rien ne nous est dit à propos de Sophonie. le livre que nous abordons le présente comme un contemporain de la réforme de Josias (vers -621). c’est sous le règne de Josias (yoshiyahu) — lequel avait succédé à amon et à Manassé l’idolâtre — que l’on aurait découvert dans le temple une ancienne version du livre de la loi (2 Rois, 22 et 23) que le roi fait lire devant le peuple, et qui amènera souverain et sujets à renouveler l’alliance avec yhWh. Sophonie est curieusement le seul prophète dont la généalogie ne retient pas moins de quatre générations (1,1). certains ont cru pouvoir en conclure qu’il était de sang royal, descendant du roi Ézéchias (Ĥizqiyah), autre roi
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réformateur avant Josias. Mais Ĥizqiyah était un nom assez répandu et rien n’indique que celui dont descendait le prophète fut roi de Juda. intéressante est la remarque faite par le commentateur hollandais J. Vlaardingerbroek1 : si la fameuse réforme de Josias n’est jamais mentionnée dans le texte du prophète, c’est qu’elle s’inscrivait dans un courant politique nationaliste visant à restaurer l’ancien royaume de david et sa religion yahviste, que l’on disait pure ou que l’on croyait telle. or, selon deux autres tendances qui, à en croire Vlaardingerbroek, se manifestent alors avec force, ce désir d’un retour vers le passé glorieux vient trop tard : il y a d’abord le courant prophétique radical, auquel appartiendrait le cœur virulent de la prophétie que nous lisons, et aux yeux duquel la catastrophe — la disparition du royaume de Juda — est (ou était) inévitable. Vient ensuite un courant que r. haak qualifie de deutéronomiste et dont les partisans savent également que la fin du petit royaume sera (ou est ?) un fait ; ils croient cependant en un « à-venir » pour le peuple de yhWh, à condition que celui-ci (ou plutôt son « reste ») demeure fidèle, dans les épreuves de l’exil et après le retour à Jérusalem sous la tutelle perse, à la loi « retrouvée » et définitivement formulée. la question que le lecteur est en droit de se poser devant ce montage est celle de savoir si ces trois « tendances » co-existaient déjà à l’époque de Josias, ou si au moins l’une d’entre elles (la deutéronomiste) ne verrait pas le jour plus tard, durant ou après l’exil babylonien… Quoi qu’il en soit, le texte tel que nous le lisons a été travaillé et mis en forme après la reconstruction du temple. il n’est donc pas à exclure que c’est à ce moment-là que les notes d’espoir, voire de joie messianique, aient été ajoutées ou du moins développées. il y aura bien une nouvelle vie spécifique du peuple de yhWh après les cataclysmes, évoqués ici avec verve, mais qu’on se gardera de vouloir situer historiquement. enfin, comme dans tous les livres prophétiques, l’intertextualité joue : à cause de sa dénonciation des dépravations de Jérusalem, Sophonie se révèle étonnamment proche de Jérémie : proximité moins littérale, certes, mais qui rappelle néanmoins celle d’Obadyah2. de plus, le texte de Sophonie inaugure avec Joël 3 et Michée 4 la « convention de la bataille apocalyptique », autrement dit la guerre cosmique de dieu contre les nations et Juda, guerre qui se renverse en une campagne destructrice de la puissance des nations exclusivement et, finalement, en un sauvetage du « reste d’israël3 ». Zacharie 14 déploiera, avec d’autres accents, une vision semblable. 1.¥Sefanja, vertaald en verklaard door J. Vlaardingerbroek. Kampen, Kok, 1993, 211 p. 2.¥Voir c.F. Keil, op. cit., p. 118. 3.¥cette structure », note herbert Marks, « est on ne peut plus claire dans le livre de Sophonie, où l’imminent « jour de yhWh » est conçu, à la suite d’Amos 5,18-20, comme un « jour de colère » où Juda sera jugé et la terre entière dévorée par le feu de sa jalousie
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comme souvent, dieu joue sur l’ambiguïté d’un nom ou d’un verbe4. dans le livre de Sophonie, il s’agit du verbe ‘asaph : visant la terre entière au début (1,2), il signifie « enlever », « faire disparaître », alors que vers la fin (3,18) le même verbe signifie « réunir » ou « rassembler » : « les écartés de la fête, je les rassemble5 ». Soulignons enfin le surgissement d’un appel identique dans Habaccuc (2,20) et dans Sophonie (1,7) : l’appel au silence (has !) devant l’insondable face divine, appel pressant que le lecteur des douze retrouvera une dernière fois dans le livre de Zacharie (2,17) : has kol-basar mi-peneïy yhwh, « silence à toute chair devant adonaï »…
(So. 1,18). À la fin de la section centrale des oracles contre les nations, qui se termine par celui contre l’assyrie, on retrouve la même expression (So. 3,8), mais le jugement est désormais déplacé sur les nations étrangères qui sont l’objet des oracles précédents » (herbert Marks, « les douze prophètes », dans Encyclopédie littéraire de la Bible, op. cit., p. 267). 4.¥Voir plus haut l’ambivalence du verbe haphakh dont jouait, à un moment décisif, le livre de Jonas. 5.¥h. Marks, op. cit., p. 268.
le liVre de Sophonie
1 1. parole d’adonaï à Tsephanyah, fils de Kushi, fils de guedalyah, fils de amaryah, fils de Ĥizqiyah, aux jours de yoshiyahu, fils d’amon, roi de yehudah6. 2. J’enlèverai, oui, j’enlèverai tout de la surface de la terre — sentence d’adonaï. 3. J’enlèverai l’homme et la bête, j’enlèverai les oiseaux du ciel, les poissons de la mer et, avec les méchants, les scandales7. Je retrancherai l’homme de la surface de la terre — sentence d’adonaï. 4. J’étendrai la main contre Juda et les habitants de Jérusalem, de ce lieu je retrancherai le reste du Baal, le nom de ses officiants, avec les prêtres8 ; 6.¥nous translittérons ici, et ici seulement, les noms propres hébreux. on reconnaîtra — outre Sophonie (Tsephanyah) lui-même — Ézéchias (Ĥizqiyah) et Josias (Yoshiyahu). ce dernier fut roi de Juda (Yehudah) entre -640 et -609. 7.¥nous traduisons de la sorte we-ham-makhshelot èt-ha-resha`iym. la Vulgate comprend : et ruinae impiorum erunt. allant dans le même sens, rashi commente : « il s’agit des idoles » (op. cit., t. 2, p. 65) ; de fait, il rend le segment par « celles qui font chuter les impies », interprétant èt comme la particule accolée au complément défini et non comme la préposition « avec », ainsi que nous le faisons, à la suite e.a. de chouraqui et de dhorme (pléiade). 8.¥Èt-shem ha-kemariym ‘im ha-kohaniym (« le nom des officiants, avec les prêtres ») : les kemariym sont les prêtres des cultes païens (nous traduisons « les officiants ») ; les
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5. aussi : ceux qui se prosternent en prêtant serment à adonaï mais en réalité jurent par leur roi9 ; 6. aussi : ceux qui battent en retraite derrière adonaï, mais ne le recherchent pas, n’ont cure de lui. 7. Silence devant le Seigneur adonaï, son jour est proche, voici qu’adonaï prépare un sacrifice : il sanctifie ses invités. 8. et il arrivera au jour du sacrifice d’adonaï que je sévirai contre les princes, contre les fils du roi et contre tous ceux qui s’habillent d’habits étrangers10. 9. de même, ce jour-là, je sévirai contre tous les sautillants du seuil11 qui gavent la maison de leur seigneur de violence et de fraude. 10. et ce jour-là — sentence d’adonaï — écoutez12 : un cri strident vient de la porte des poissons, un hurlement du quartier neuf, grand fracas sur les hauteurs ! 11. hurlez, habitants de la ville basse13, car tous ceux de canaan sont exterminés, kohaniym, quant à eux, désignent les prêtres de yhWh. ‘Im ha-kohaniym (« avec les prêtres ») est souvent interprété comme un ajout tardif, destiné soit à préciser le terme kemariym, soit pour associer ironiquement les kohaniym, relâchés et indignes, aux officiants de Baal. plusieurs versions grecques ignorent ce segment. rashi approuve le Targum de Jonathan qui entend : « leurs adorateurs [des idoles] avec leurs prêtres », excluant toute allusion aux « kohaniym de yhWh » (rashi, op. cit., t. 2, p. 67). 9.¥« ils jurent par leur roi [= malkam] » traduit littéralement le TM. Malkam est la forme avec affixe possessif de mèlekh (« roi ») ; or, Mèlekh était un surnom fréquent du Baal phénicien. Suite à la Vulgate (et jurant in Melchom) et à la version des lXX, d’aucuns vocalisent autrement et lisent Milkom, nom propre du dieu des ammonites (le livre des Rois nous raconte que le culte de Milkom [ou Moloch] sévissait à Jérusalem jusqu’à sa suppression par Josias). 10.¥des « parures d’idoles » explique rashi (op. cit., t. 2, p. 67). ou plus simplement des vêtements qui trahissent des coutumes étrangères au culte de yhWh. 11.¥allusion à une pratique païenne, précisée par rashi : la pratique de « ceux qui suivent les mœurs des philistins, lesquels ne foulaient pas le seuil [du temple] de [leur dieu] dagon » (op. cit., t. 2, p. 67), mais sautaient par-dessus. J. Vlaardingerbroek remarque que le mot miphtan (« seuil ») ne se rencontre dans la Bible qu’en rapport avec un temple ou un lieu sacré (op. cit., pp. 99-100). 12.¥J. Vlaardingerbroek se base sur le paragraphe 162 de la Grammaire de l’hébreu biblique de p. Joüon pour interpréter ici le substantif qol (« voix », « bruit ») comme une interjection impérative : « Écoutez ! » 13.¥probablement des quartiers de la ville de Jérusalem avant -587. rashi y voit plutôt une évocation de tout le pays d’israël (op. cit., t. 2, p. 67).
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extirpés ceux qui croulent sous l’argent14 ! 12. on me verra en ce temps-là fouiller Jérusalem avec des lampes15, sévir contre les hommes qui s’épaississent sur leur lie et disent en leur cœur : adonaï ? il ne fait ni bien ni mal. 13. livrés au pillage seront leurs biens, à la ruine leurs maisons ! pour sûr, ils bâtiront des demeures mais ne les habiteront point, ils planteront des vignes mais ne boiront pas leurs vins16. 14. proche est le grand jour d’adonaï et proche, il se précipite… grondement cruel du jour d’adonaï : un héros rugit là-bas17. 15. Jour de colère, ce jour-là18, jour d’angoisse et d’affliction, jour de ruine et de ravage, jour de ténèbres et d’ombre épaisse, jour de nuage et de nuée ! 16. Jour de shophar et de stridence19 14.¥les cananéens étaient considérés comme les marchands par excellence et qui s’enrichissaient vite (cf. Proverbes 31,24 où kena‘aniy signifie « colporteur ») ; voir aussi, plus loin, Zacharie 14,21 et la note. 15.¥rashi entend « avec des bougies » et il commente ensuite : ‘adaqddeq ba- ‘aonteïyhèm, « Je me montrerai très pointilleux quant à leurs fautes » (op. cit., pp. 68-69 ; traduction modifiée). 16.¥la fin du verset 13 est, à peu de choses près, un écho de la prophétie d’Amos 5,11. 17.¥on lit dans le TM : qol yom yhwh mar / tsoreaĥ sham guibbor, ce qui donne littéralement : « voix du jour d’adonaï amère (cruelle) / rugit là-bas héros », leçon que nous respectons. une note de l’édition critique de la BhS propose cependant une correction : qal yom yhwh me-rats we-ĥash mig-guibor, c’est-à-dire : « plus rapide est le jour d’adonaï qu’un coureur et plus pressé qu’un héros ». d’autres corrections ont été suggérées à partir de la lXX, mais aucune ne convainc vraiment. 18.¥ce segment au rythme très marqué a servi de point de départ au Dies irae, naguère attribué à Tommaso di celano. dans la Vulgate on lit en effet : Dies irae dies illa, / dies tribulationis et angustiae… 19.¥le mot shophar signifie « corne », « cor » ou « trompette » ; il désigne une corne de bélier creusée, instrument que l’on emploie encore de nos jours, dans les synagogues, au nouvel an et dans les jours qui précèdent. Vlaardingerbroek fait remarquer que la combinaison des termes shophar et trua‘h (« stridence ») dénote un contexte soit religieux, soit guerrier. Voir aussi Osée 8,1.
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contre les places fortes contre les hautes tours ! 17. les hommes, je les serrerai de près, comme des aveugles ils erreront ; parce qu’ils ont fauté contre adonaï leur sang sera répandu comme la poussière, leur chair comme le purin. 18. Même leur argent, même leur or ne pourront les sauver au jour de la colère d’adonaï : dans le feu de sa jalousie toute la terre sera consumée. À coup sûr périront dans la terreur tous les habitants de la terre — il les achèvera !
2 1. assemblez, rassemblez-vous, indésirable nation, 2. avant que naisse le décret — le jour passe comme la criblure20 — avant que n’arrive sur vous la fournaise de la narine d’adonaï, avant que n’arrive sur vous le jour de la fureur d’adonaï. 3. cherchez adonaï, vous tous, humbles de la terre qui agissez selon son jugement, 20.¥les versets 1 et 2 constituent un passage problématique. certains, comme la Bible de Jérusalem, laissent tomber le verset 1 et le remplacent par une ligne pointillée. nous restons au plus près du TM, sans certitude quant au sens véritable. la BhS suggère une correction pour le verset 2 (adoptée par dhorme et la Bible de Jérusalem) : au lieu de be-thèrem lèdet ĥoq ke-mots ‘abar yom (« avant que naisse le décret — comme criblure [ou : paille] le jour passe »), elle propose de lire : be-thèrem lo tidaĥeku ke-mots ‘abar yom, c’est-à-dire, dans la traduction de dhorme (pléiade) : « avant que vous ne soyez chassés comme la paille qui passe en un jour ». auparavant, la Vulgate avait proposé priusquam pariat jussio quasi pulverem transeuntem diem (« avant que le décret n’enfante ce jour qui passera comme poussière ») ; rashi, de son côté, avait saisi le sens suivant : « quand n’est pas encore né le statut comme le chaume est passé le jour ». il expliquait ensuite que ce verset se présentait sous une forme abrégée et qu’il fallait le comprendre comme Jonathan l’avait fait dans son Targum : « comme le chaume passant devant le vent, et comme la fumée disparaissant devant le soleil […] est passé le jour » (op. cit., t. 2, p. 71).
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cherchez la justice, cherchez l’humilité et au jour de la fureur d’adonaï peut-être serez-vous à l’abri… 4. Mais gaza sera déserte, ashqelon ruinée, ashdod expulsée en plein midi, eqron culbutée21 ! 5. ah ! habitants du ruban de mer, nation de Kerétim22, cette parole d’adonaï est contre vous : canaan, terre des philistins, je te viderai de tes habitants. 6. alors le ruban de mer deviendra herbage et pâturage pour bergers, bercail pour petit bétail. 7. il appartiendra, ce ruban, au reste de la maison de Juda. ils y feront paître et, au soir, coucheront dans les maisons d’ashqelon : oui, adonaï leur dieu les visitera, il ramènera leurs captifs23. 8. J’ai entendu l’insulte de Moab, les moqueries des fils d’ammon : ils injuriaient mon peuple, ils ont débordé ses frontières. 9. c’est pourquoi, par ma vie, — sentence d’adonaï des armées, dieu d’israël — Moab sera comme Sodome, les fils d’ammon comme gomorrhe : 21.¥les verbes qualifiant les villes philistines se révèlent tous phonétiquement en rapport avec le nom du lieu. ainsi « gaza déserte » se lit ‘azah ‘azubah (prononcez azouvah) ; « eqron culbuté » traduit ‘eqron te‘aqér, etc. ces jeux de mots sont à comparer avec ceux de Michée 1,9-15. 22.¥de fait, les philistins étaient considérés comme originaires de crète (possible origine du nom Keretim, même si ailleurs « la crète » est rendu par le nom Kaphtor ; voir e.a. Amos 9,1). Toutefois, la Vulgate, détectant dans kerétiym la racine kaph-resh-taw (k-r-t, « couper », « retrancher »), avait traduit : Vae qui habitatis funiculum maris, gens perditorum [« Malheur à vous qui habitez sur la côte de la mer, peuple de retranchés (ou : de perdus) »], version proche de celle que l’on trouve dans le Targum de Jonathan, approuvée par rashi : « un peuple méritant d’être anéanti » (rashi, op. cit., t. 2, pp. 72-73). 23.¥l’expression hébraïque (non vocalisé) shwb shbwt permet aussi de comprendre : « il les restaurera dans leur état ancien ». l’expression revient à la fin de la prophétie (3,20).
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champ de chardons, mine de sel, désert à jamais ! le reste de mon peuple les pillera, le résidu de ma nation les possédera. 10. Voilà pour l’arrogance de ceux qui ont injurié le peuple d’adonaï des armées et qui se sont élevés contre lui. 11. il sera leur terreur, adonaï, il exterminera tous les dieux de la terre24, devant lui se prosterneront — chaque être en son lieu — toutes les îles des nations. 12. Vous aussi, Kushites !… Transpercés de mon glaive seront-ils25. 13. alors il étendra sa main sur le nord, il perdra l’assyrie et fera de ninive une ruine sèche comme le désert. 14. des troupeaux s’y prélasseront avec toutes sortes de bêtes26, le pélican comme le hérisson ; la nuit ils se blottiront sous les chapiteaux, un chant s’élèvera près de la fenêtre, des débris sur le seuil : bois de cèdre arraché ! 15. c’était donc elle, la ville joyeuse, perchée en sécurité et qui disait en son cœur : 24.¥Ki razah èt-kol-‘eloheïy ha-‘arets (« car il exterminera tous les dieux de la terre »). le verbe au qal razah signifie en effet « anéantir », mais aussi « amaigrir » (cf. l’adjectif razah, « maigre »). d’où le commentaire de rashi : « il a épuisé leurs forces, comme dans : “et de la graisse de sa chair, il sera amaigri [yerazèh]”, isaïe 17,4 » (op. cit., t. 2, pp. 76-77). dans la Vulgate on lisait : et attenuabit omnes deos terrae. 25.¥prophétie peut-être incomplète contre l’Éthiopie (Kush). il convient de se remettre en mémoire que de -715 à -663, des pharaons d’origine éthiopienne ont régné sur l’Égypte (la 25e dynastie). le passage n’est peut-être pas étranger à ce fait. 26.¥Kol-ĥaïyto goïy : omnes bestiae gentium, selon la Vulgate. de même rashi traduit : « Toutes les bêtes des nations » (op. cit., t. 2, pp. 76-77). « Tous les animaux, en nation », entend de nos jours chouraqui. Mais d’après dhorme (pléiade) et Vlaardingerbroek le mot goïy, « nation », reçoit ici l’acception de « genre » ou d’« espèce » (J. Vlaardingerbroek, op. cit., pp. 157-158). au XiXe siècle, c.F. Keil avait rapproché le segment en question de Joël 1,6, décrivant la « nation » des sauterelles ; Keil avait dès lors interprété le nom goïy comme désignant une « multitude », une « masse » : « all kind of animals in crowds (or in mass) » (c.F. Keil, op. cit., t. 2, p. 147).
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moi ! et rien en dehors de moi27 ! comment est-elle devenue ce lieu ravagé, ce repaire de bêtes ? Tout passant la siffle en agitant la main.
3 1. ah ! la récalcitrante, l’horrible ville qui opprime28 ! 2. elle n’a pas écouté la voix, elle n’a pas reçu la réprimande, elle ne s’est pas confiée à adonaï, elle ne s’est pas approchée de son dieu. 3. les princes en son sein ? des lions qui rugissent. Ses juges ? loups du soir qui au matin ne laissent rien. 4. hommes de trahison, ses prophètes sont des étourdis. et ses prêtres ? ceux-là souillent le sacré, ils violent la loi. 5. adonaï, en son sein, est juste, 27.¥‘aniy we-‘aphsiy, littéralement : « moi et mon néant ». « Moi et rien hors de moi » (we-‘ephes zulatiy), explique rashi (op. cit., t. 2, pp. 76-77). la Vulgate avait rendu le passage par : Ego sum, et extra me non est alia amplius. 28.¥en hébreu : hoïy more’ah we-nigue’alah / ha-‘iyr hay-yonah. Sophonie vise à nouveau la ville de Jérusalem. avec e.a. J. Vlaardingerbroek (op. cit., pp. 169-170), remarquons l’ambiguïté des termes mis en œuvre et le jeu qu’ils permettent : 1) morea’h, provenant de la racine mèm-resh-hé (ou mèm-resh-aleph), signifie en effet « rebelle » ; mais le vocable pourrait provenir également de la racine rèsh-aleph-hé (« voir ») et signifier quelque chose comme « être vu », « être illustre » ; 2) niguea’lah, niphal de la racine guimel-aleph-lamed, signifie « souillée » ; mais une deuxième racine composée des mêmes lettres veut dire, au qal : « racheter », « sauver », « délivrer » ; 3) hay-yonah, de la racine yod-nun-hé désigne celui qui « opprime », « vexe » ou « blesse » ; mais le substantif yonah désigne la « colombe », sans oublier un nom propre de prophète (voir supra, le livre de Jonas). « la récalcitrante, l’horrible ville qui opprime » peut donc aussi s’entendre comme « l’illustre, la ville rachetée, la ville colombe ». Sa rédemption est ainsi inscrite dans les termes mêmes de sa malédiction. d’où les ambiguïtés et les variations dans les versions et interprétations. retenons ici à titre d’exemples : Vae provocatrix, et redempta civitas, columba ! de la Vulgate (« Malheur, ville provocatrice, ville rachetée, colombe ! ») ; quant à rashi, il expliquait : « la ville [souillée] est comme une colombe, inepte et sans cœur » (op. cit., t. 2, p. 79).
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il ne commet pas d’iniquité, son jugement il le porte en pleine lumière tous les matins il n’y manque pas. Mais le gredin, lui, ignore la honte. 6. J’ai retranché les nations, rasées sont leurs hautes tours, j’ai saccagé leurs rues, plus un seul passant ! leurs villes sont vides, plus un seul homme, plus aucun habitant ! 7. Je disais : si tu m’avais craint, si tu avais reçu la réprimande, vraiment la demeure ne serait pas détruite, mais chaque fois que je sévissais, chacun de leurs actes reconduisait la corruption29. 8. attendez-moi donc — sentence d’adonaï — au jour où je me lèverai pour témoigner : à moi de réunir les nations, à moi de rassembler les royaumes, pour déverser sur eux ma colère, toute la fournaise de mes narines ! Vrai, par le feu de ma jalousie toute la terre sera consumée. 9. alors aux peuples je donnerai une lèvre nette30 afin que tous invoquent le nom d’adonaï et le servent d’une seule épaule. 29.¥« Vraiment la demeure ne serait pas détruite, / mais chaque fois que je sévissais […]. » ce passage est difficile. Vers la fin du verset 7, on lit dans le TM : we-lo’ yikaret me’onah kol asher paqadetiy ‘aleïyha […]. Me‘onàh (avec mapiq) signifie « sa demeure ». d’aucuns cependant choisissent l’interprétation proposée par les lXX, laquelle suppose qu’à l’origine on lisait me-‘eïyneïyha, « de ses yeux ». dhorme (pléiade), par exemple, traduit : « ainsi ne serait pas soustrait de ses yeux / tout ce par quoi je l’ai punie. » la Bible de Jérusalem adopte une solution semblable. Mais la Vulgate, rashi et aujourd’hui louis Segond, la nBS, la ToB, Vlaardingerbroek et chouraqui respectent tous la leçon du TM qui fait sens. nous les suivons sur ce point. 30.¥le verset 9 est capital. dans le TM on lit clairement le pluriel de ‘am, à savoir ‘ammiym (« peuples »), leçon corroborée par le manuscrit de Wadi Muraba’at, qui ajoute l’article : ha-‘ammiym (« les peuples »). or, quelques commentateurs estiment qu’il s’agit là d’une erreur, puisque le contexte aurait trait, exclusivement, au peuple des Judéens. Selon eux, il faut donc lire ‘ammiy (« mon peuple »), le pluriel universalisant ayant été ajouté plus tard. la Vulgate, rashi, l. Segond et J. Vlaardingerbroek traduisent ainsi le substantif au singulier avec le possessif de la première personne. dhorme, chouraqui, la Bible de Jérusalem et la ToB maintiennent cependant le pluriel du TM. nous faisons de même.
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10. d’au-delà des fleuves de Kush, mes suppliants, mes dispersés apporteront mon offrande. 11. plus de honte ce jour-là à cause de tes actes de rébellion contre moi, car j’écarterai de ton sein les orgueilleux qui pavoisent : ils ne se pavaneront plus devant ma montagne sainte ! 12. en toi je laisserai un peuple humble et petit : 13. dans le nom d’adonaï s’abritera le reste d’israël. ils ne commettront pas d’injustice, ils ne diront rien de faux, dans leur bouche pas de langue mensongère. haltes et pâturages leur seront assurés, plus de rabatteurs ! 14. chante, fille de Sion, crie de joie, israël ! Sois heureuse et le cœur plein d’allégresse, fille de Jérusalem. 15. adonaï a levé ta sentence, il a chassé ton ennemi. il est, adonaï, roi d’israël au milieu de toi, tu ne craindras plus le mal. 16. en ce jour-là il sera dit à Jérusalem : n’aie pas peur, Sion, que tes mains ne faiblissent pas. 17. héros qui sauve, adonaï ton dieu est au milieu de toi. pour toi il se réjouit, il jubile — il pense à son amour31 — pour toi il pousse des cris de joie. 18. les écartés de la fête je les rassemblerait — ils étaient loin de toi — pour qu’ils ne fléchissent pas sous l’insulte à cause d’elle32. 31.¥autre passage problématique. Yaĥariysh be- ‘ahabato est la leçon du TM. cela peut être lu comme : « il se taira en son amour ». ainsi faisait la Vulgate (silebit in dilectione sua) et rashi : « il gardera le silence dans son amour » ; ce dernier expliquait : « dans Son amour, il couvrira tes péchés. c’est ainsi que Jonathan l’a également traduit : “il sautera sur ton péché, dans Son amour” » (op. cit., t. 2, pp. 82-83). Se référant à la lXX, la BhS suggère de lire plutôt yeĥaddesh be-ahabato, « il renouvellera (en) son amour ». dhorme (pléiade) accepte cette correction : « il te renouvelle son amour » ; « dans son amour il te renouvelle », propose de son côté la ToB. en revanche, l. Segond lisait : « il gardera le silence dans son amour. » et chouraqui : « il se tait en son amour. » cependant, une autre lecture nous semble plausible, puisqu’à la forme hiphil (haĥaresh), le verbe (racine : ĥeth-resh-shin) signifie non seulement « se taire », mais aussi « projeter », « penser ». dieu se réjouirait en pensant à son amour. 32.¥« À cause d’elle » : à cause de Jérusalem ? le verset 18 est très incertain et diversement interprété. restant au plus près du TM, notre traduction est aussi conjecturale
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19. Voici : j’entre en action contre tous tes oppresseurs ; en ce temps-là je sauverai la boiteuse, la rejetée je la ramasserai33, sur toute terre où ils ont subi l’opprobre je leur ferai connaître nom et renom. 20. Je vous ferai revenir en ce temps-là, je vous rassemblerai, je vous donnerai nom et renom parmi tous les peuples de la terre, quand je ramènerai tes captifs sous tes yeux — dit adonaï.
que celles présentées jusqu’à présent. dhorme (pléiade), se basant en partie sur la lXX et Osée 12,10, aboutit à une lecture très différente : « J’enlèverai loin de toi la menace, l’opprobre qui pèse sur toi. » Quant à la Vulgate, elle avait compris : « ces hommes vains qui s’étaient éloignés de la loi, je les rassemblerai, car ils t’appartenaient ; tu n’éprouveras plus de honte à leur sujet » (Nugas, qui a lege recesserant, congregabo, quia ex te erant, ut non habeas super eis opprobrium). rashi, lui, entendait ‘asaphtiy (un accompli « prophétique » de ‘asaph) non comme « je rassemblerai », mais comme… « j’anéantirai » (acception possible d’un verbe ambigu, comme nous l’avons souligné dans l’introduction) ; il paraphrase le segment de la sorte : « J’anéantirai ceux qui ont été exclus de Mes solennités, qui ne gardaient ni le shabbat, ni les fêtes » (op. cit., t. 2, pp. 82-83). c’est dire que la syntaxe flottante et l’ambivalence des termes excluent toute lecture univoque… 33.¥cf. Michée 4,6-7.
TABLE DES MATIÈRES
Translittération de l’hébreu ………………………………………………… Abréviations …………………………………………………………………
7 8
Préliminaire. Le rouleau des Douze ……………………………………… Naissance d’un rouleau ………………………………………………… Incidence de l’Histoire ………………………………………………… L’ordre des douze. Compilation ou composition? ……………………… Étapes supposées d’une rédaction : nouvelle hypothèse ………………… Pourquoi traduire et commenter (encore) les Douze? ………………… Une poésie spécifique …………………………………………………… Une dramaturgie singulière …………………………………………… Entre humain, trop humain et pas-homme ……………………………
9 9 12 13 18 21 23 27 31
OSÉE
Le chœur d’Osée …………………………………………………………… Le livre d’Osée ………………………………………………………………
35 38
JOËL
Prophètes et sauterelles ……………………………………………………… Le livre de Joël ………………………………………………………………
75 83
AMOS
Amos dans l’œil du cyclone ………………………………………………… 97 Le livre d’Amos ……………………………………………………………… 105
390
Table des matières
OBADYAH
Obadyah, Édom, la fraude et la trahison …………………………………… 137 Le livre d’Obadyah ………………………………………………………… 146 Jérémie 49, 7-22 …………………………………………………………… 150 JONAS
Jonas en mer et sur terre …………………………………………………… Aspects d’un petit livre hors norme …………………………………… Lectures chrétiennes …………………………………………………… Lectures juives ………………………………………………………… Échos et rayonnement de Jonas dans la Bible hébraïque ………………… L’Islam et Yunus ………………………………………………………… Jonas dans la littérature ………………………………………………… Le livre de Jonas ……………………………………………………………
155 155 165 170 177 180 181 87
MICHÉE
Michée traverse le temps …………………………………………………… 199 Le livre de Michée …………………………………………………………… 204 NAHUM
Nahum et la chute de Ninive ……………………………………………… 229 Le livre de Nahum …………………………………………………………… 235 HABACCUC
Prophétie, satire et prière de Habaccuc …………………………………… 249 Le livre de Habaccuc ………………………………………………………… 253 SOPHONIE
Sophonie, les guerres et les consolations de YHWH ……………………… 265 Le livre de Sophonie ………………………………………………………… 268 AGGÉE
Aggée, le temple et la parole ………………………………………………… 281 Le livre d’Aggée ……………………………………………………………… 288 ZACHARIE
Oracles et visions de Zacharie ……………………………………………… 299 Le livre de Zacharie ………………………………………………………… 309
Table des matières
391
MALACHIE
Malachie, les fils de Lévi et le peuple ……………………………………… 367 Le livre de Malachie ………………………………………………………… 372
Table des matières ………………………………………………………… 389
le livre et le rouleau 39
cv_De Haes Douze_cv_De Haes 16/05/12 13:35 Page1
Le
rouleau biblique des douze « petits prophètes » a fait l’objet, depuis un demi-siècle, de nombreux questionnements, de mises au point, de polémiques. Frans De Haes les a traduits à nouveau, tenant compte de la recherche exégétique récente et essayant de saisir ces textes au plus vif de leur langue, de leurs voix émues, sans tomber dans les pièges du mimétisme ou du littéralisme. Nourri d’une solide connaissance de l’hébreu biblique, mais aussi d’une expérience poétique propre, le traducteur a visé un français clair, nerveux et rythmé, afin de mieux faire entendre la poésie qui fait vibrer Osée, Joël, Amos et les autres. Priorité a donc été donnée à la concision et à la densité cumulative qui caractérisent, en hébreu, les appels, invectives, implorations, narrations et visions des prophètes. Un préliminaire substantiel, des introductions à chaque prophète et des notes précises initient le lecteur aux richesses et difficultés de la langue et aux divers problèmes de lecture ; ils insistent aussi sur le lien de cette poésie spécifique avec ce qu’il y a de plus novateur dans la littérature contemporaine.
9 782872 992164
Diffusion : cerf www.editionslessius.be
Le rouleau des Douze • Frans De Haes
le livre et le rouleau
ISBN: 978-2-87299-216-4
Le rouleau des Douze Prophètes d’Israël et de Juda
Illustration de c ouverture © 2012 Marte Sonnet – Les petits prophètes.
Frans DE HAES, romaniste, longtemps attaché aux « Archives et Musée de la Littérature » (Bibliothèque royale de Belgique), a publié au sujet des œuvres de Lautréamont, Georges Bataille, Philippe Sollers et Dominique Rolin. Il est traducteur de poésie du néerlandais et de l’hébreu. Parmi ses ouvrages : Poésie hébraïque du IVe au XVIIIe siècle (Gallimard, 1992) et une traduction de Samuel Ha-Naguid, Guerre, amour, vin et vanité (Éd. du Rocher, 2001). Il collabore régulièrement à la revue L’Infini.
Frans De Haes