La Marseillaise

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CATALOGUE D’EXPOSITION

ISBN : 9782351251867 – Prix : 25€

LA MARSEILLAISE

Allons enfants de la Patrie Le jour de gloire est arrivé ! Contre nous de la tyrannie, L’étendard sanglant est levé, (bis) Entendez-vous dans les campagnes Mugir ces féroces soldats ? Ils viennent jusque dans vos bras Égorger vos fils, vos compagnes ! Aux armes, citoyens, Formez vos bataillons, Marchons, marchons ! Qu’un sang impur Abreuve nos sillons ! Que veut cette horde d’esclaves, De traîtres, de rois conjurés ? Pour qui ces ignobles entraves, Ces fers dès longtemps préparés ? (bis) Français, pour nous, ah ! quel outrage Quels transports il doit exciter ! C’est nous qu’on ose méditer De rendre à l’antique esclavage ! Aux armes, citoyens, Formez vos bataillons, Marchons, marchons ! Qu’un sang impur Abreuve nos sillons ! Quoi ! des cohortes étrangères Feraient la loi dans nos foyers ! Quoi ! ces phalanges mercenaires Terrasseraient nos fiers guerriers ! (bis) Grand Dieu ! par des mains enchaînées Nos fronts sous le joug se ploieraient De vils despotes deviendraient Les maîtres de nos destinées ! Aux armes, citoyens, Formez vos bataillons, Marchons, marchons ! Qu’un sang impur Abreuve nos sillons ! Tremblez, tyrans et vous perfides L’opprobre de tous les partis, Tremblez ! vos projets parricides Vont enfin recevoir leurs prix ! (bis) Tout est soldat pour vous combattre, S’ils tombent, nos jeunes héros, La terre en produit de nouveaux, Contre vous tout prêts à se battre ! Aux armes, citoyens, Formez vos bataillons, Marchons, marchons ! Qu’un sang impur Abreuve nos sillons ! Français, en guerriers magnanimes, Portez ou retenez vos coups ! Épargnez ces tristes victimes, À regret s’armant contre nous. (bis) Mais ces despotes sanguinaires, Mais ces complices de Bouillé, Tous ces tigres qui, sans pitié, Déchirent le sein de leur mère ! Aux armes, citoyens, Formez vos bataillons, Marchons, marchons ! Qu’un sang impur Abreuve nos sillons ! Amour sacré de la Patrie, Conduis, soutiens nos bras vengeurs Liberté, Liberté chérie, Combats avec tes défenseurs ! (bis) Sous nos drapeaux que la victoire Accoure à tes mâles accents, Que tes ennemis expirants Voient ton triomphe et notre gloire ! Aux armes, citoyens, Formez vos bataillons, Marchons, marchons ! Qu’un sang impur Abreuve nos sillons ! Nous entrerons dans la carrière Quand nos aînés n’y seront plus, Nous y trouverons leur poussière, Et la trace de leurs vertus, (bis) Bien moins jaloux de leur survivre, Que de partager leur cercueil, Nous aurons le sublime orgueil, De les venger ou de les suivre.

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Sommaire

Avant-propos

Par PIERRE NORA

Préfaces

Par JEAN-PIERRE BARBIER,

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JEANNE BARSEGHIAN et BENOÎT PAYAN

Introduction

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Par ALAIN CHEVALIER, FABRICE DENISE,

MONIQUE FUCHS, PAUL LANG et XAVIER REY

Genèse et contexte Les premiers pas du Chant de guerre pour l’armée du Rhin à Strasbourg et outre-Rhin

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Par MONIQUE FUCHS et GENEVIÈVE HONEGGER

Dans le monde germanique

35

Par BERNARD RICHARD

Lieux de mémoire, adresses de légende : à la recherche des origines de La Marseillaise à Strasbourg et outre-Rhin

38

Par DANIEL FISCHER

Des Marseillaise latino-américaines

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61

Par BERNARD RICHARD

L’armée du Rhin Par JULIEN VOINOT

L’hymne outre-Manche Par BERNARD RICHARD

Du Chant de guerre pour l’armée du Rhin à La Marseillaise : itinéraire d’une œuvre à succès

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Par MAXIME KACI

La Marseillaise presque espagnole

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Par BERNARD RICHARD

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Un chant de résistance La Résistance alsacienne et La Marseillaise Belgique, Marseillaise et Brabançonne La Marseillaise : chant de ralliement et de défi de la Résistance grenobloise La Marseillaise, Vichy, la Résistance et les Marseillais pendant la Seconde Guerre mondiale

100

Par ROBERT MENCHERINI

La Marseillaise et les Algériens

109

Par BERNARD RICHARD

Postérité artistique La Marseillaise et les beaux-arts au xixe siècle

94

Par GIL EMPRIN

91

Par BERNARD RICHARD

82

Par ÉRIC LE NORMAND

114

Par ALAIN CHEVALIER

La Marseillaise et les Polonais

133

Par BERNARD RICHARD

L’imaginaire de La Marseillaise dans la littérature du xixe siècle Par ÉLÉONORE REVERZY

L’Italie et La Marseillaise La Marseillaise dans le répertoire musical du xixe siècle, ou l’image de la France en miroir

152

Par MATHIEU SCHNEIDER

La Marseillaise active en Russie

165

Par BERNARD RICHARD

La Marseillaise au cinéma

168

Par MICHEL CIEUTAT et GEORGES HECK

La Marseillaise en Chine

179

Par BERNARD RICHARD

L’hymne national : un genre musical et son histoire

182

Par ESTEBAN BUCH

La Marseillaise en Indochine et au Viêt Nam Par BERNARD RICHARD

Annexes

149

Par BERNARD RICHARD

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Où vivaient les fédérés sur le territoire marseillais ?

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202

Par ANGELO ODORE

Chronologie

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Liste des œuvres

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Orientations bibliographiques

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Mystérieuse Marseillaise La Marseillaise est marquée d’une série de paradoxes qui ont accompagné sa longue histoire. Ce chant de guerre composé pour l’armée du Rhin en 1792, à Strasbourg, dans la période la plus intense de l’exaltation révolutionnaire et patriotique, entre la déclaration de guerre et la chute de la royauté, est devenu en trois ans l’hymne national de la République française. Il s’est imposé entre la solennité religieuse du Te Deum et le Ça ira ou La Carmagnole, issus d’une veine plus populaire. Cette improvisation incertaine d’un compositeur amateur, Rouget de Lisle, l’a emporté sur le Peuple, réveille-toi !, composé par un musicien confirmé, Gossec, à l’occasion du transfert au Panthéon du patriarche de Ferney. Cet hymne national, exprimant avec des paroles jugées parfois « sanguinaires » le patriotisme d’une nation en lutte, n’était pas destiné à franchir les frontières nationales. Or, il a fait le tour du monde, devenant au xixe siècle tout entier le signe de ralliement de tous les mouvements d’émancipations nationales, libérales et révolutionnaires. Jusqu’à ce que L’Internationale connaisse un succès comparable. Avec le triomphe de la République et l’officialisation de La Marseillaise comme hymne national de la France, s’amorce pourtant un retournement. La sacralisation même du chant, sa diffusion pédagogique obligatoire, du moins des deux premières strophes et de son refrain, entraînent une banalisation inévitable, une utilisation abusive à toutes fins, à commencer par les fins de banquet. Son accaparement par la bourgeoisie de la Troisième 6

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République appelle la concurrence des chansons propres à une classe ouvrière en pleine structuration. Lentement, mais sûrement, La Marseillaise passe de gauche à droite, pour devenir le chant d’orgueil national à l’ère de l’impérialisme triomphant. Pour schématiser, une histoire longue et lourde des crises et déchirements du xxe siècle, La Marseillaise devient l’enjeu de tous les partis et mouvements qui se disputent la République. Il y a une Marseillaise de droite, qui prend naissance avec les mouvements nationalistes et réactionnaires. Et même une Marseillaise d’extrême droite, celle des Ligues, de l’Algérie française et du Front national. Il y a une Marseillaise de gauche, celle du Front populaire et de la Résistance. Et même une Marseillaise d’extrême gauche, quand Maurice Thorez, en 1936, célèbre les noces du drapeau tricolore avec le drapeau rouge, de L’Internationale et de La Marseillaise. Chacune renvoie à une vision différente de la France et de son histoire. Cette appropriation partisane s’opère sur un fond d’effritement général de l’hymne, dont l’enseignement a cessé d’être obligatoire dans le secondaire. Amené personnellement à commenter La Marseillaise de Jean Renoir devant des classes de secondes, j’ai demandé qui, par hasard, connaissait l’auteur du chant. Plusieurs mains se sont levées pour proclamer d’une seule voix : « Zidane ». Cette erreur exprimait cependant une simple vérité : le transfert du chant de guerre aux compétitions sportives. Et pourtant ! En dépit de son affadissement, il suffit que la Nation, confondue aujourd’hui avec la République, doive faire face à une menace – comme les attentats djihadistes de janvier 2015 par exemple –, pour que La Marseillaise, chantée dans tout le pays par quatre millions de Français, retrouve sa capacité rassembleuse et son pouvoir éternel d’émotion. Il n’y a bien qu’une seule Marseillaise, unique et mystérieuse. Pierre Nora 7

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Pourquoi exposer La Marseillaise et pourquoi maintenant ?

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Tant d’études, d’articles, de livres sont consacrés à ce qui est depuis plus de cent ans l’hymne national français. Analyses musicologiques, historiques, politiques ou sociologiques s’enchaînent depuis des décennies, tout comme les polémiques, les commémorations ou les fulgurances de l’actualité qui ravivent en France mais également partout dans le monde les accents si familiers de ce chant, de cette marche qui échappe à chaque fois au cadre auquel les institutions ont vainement tenté de l’enchaîner. La Marseillaise qui renferme en elle tant de désirs d’émancipation est un astre en perpétuelle mutation entre le zénith de l’éclat de sa gloire, lorsqu’il porte les êtres ou les peuples vers leur liberté, et le nadir d’une domination politique, militaire et économique qui se retourne contre lui, mais n’arrive cependant pas à l’épuiser. C’est certainement ce caractère protéiforme qui donne envie de tenter l’exposition pour mieux appréhender un sujet aussi complexe. Le bicentenaire de La Marseillaise en 1992 est passé depuis bientôt trente ans, il n’avait d’ailleurs pas éclipsé celui de 1789, quand, dans la nuit du 14 juillet 1989, elle a retenti sur la place de la Concorde, portée par la voix éblouissante d’une descendante d’esclave noir, Jessye Norman, drapée des trois couleurs... Le symbole était puissant au pied d’un obélisque égyptien plurimillénaire, devant le monde entier. Le centenaire cette fois, en 2015, du transfert des cendres de Rouget de Lisle aux Invalides fut l’occasion la plus récente de retrouver la dimension historique et nationale de La Marseillaise dans l’enceinte des Invalides et en ligne. Cependant, aucun musée n’a ouvert ses salles à ce chant né militaire, devenu patriotique et républicain autant que national et universel. L’idée d’une exposition dédiée à La Marseillaise est partie de Strasbourg qui avait toute légitimité à le faire. Mais que serait le Chant de l’armée du Rhin

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10. Dans un récit publié par Le Temps en date du 12 août 1830, repris ensuite par Ferdinand Reiber dans Elsässer Journal u. Niederrheinischer Kurier. Journal d’Alsace et le Courrier du BasRhin no 113 du 25 avril 1892, puis repris par de nombreux auteurs. Mais une telle cérémonie aurait-elle pu avoir lieu sans figurer au registre du conseil municipal de Strasbourg ? 11. Les 15 juillet et 29 août à Maulde, le 26 juillet à Colmar, enfin le 26 septembre à Paris d’après le Courrier de Strasbourg. 12. Le Courrier de Strasbourg du 26 septembre 1792, p. 906 et 907 publie une lettre de Kellermann, général en chef de l’armée du Centre au général Biron depuis le quartier général de Dampierre. 13. « Il est notoire que cette fameuse chanson, parole et musique, a été composée à Strasbourg, le printemps passé, et a l’ingénieur Delille pour auteur. »

Un succès strasbourgeois tout relatif On s’accorde généralement sur la première exécution dans les salons du maire le 26 avril. Selon Amé Thérèse Joseph Masclet 10, dans un récit publié en 1830, l’hymne aurait été exécuté publiquement avec ardeur le 29 avril, mais il n’en existe aucune trace officielle, que ce soit dans les registres du conseil municipal ou dans le Courrier de Strasbourg par exemple. Au vu de l’avis émis par de Dietrich auprès de son ami du Châtelet, on peut en douter quelque peu. Par ailleurs, cette exécution n’aurait pu ni bénéficier d’une large diffusion des paroles dans un délai aussi bref, ni naturellement du soutien d’une orchestration par un professionnel éminent comme cela avait été le cas pour l’Hymne à la liberté. L’état de guerre imposait d’autres priorités. Les Affiches de Strasbourg publient les paroles du Veillons au salut de l’empire le 12 mai 1792, tandis qu’il faut attendre le 7 juillet 1792 pour y lire la première publication à Strasbourg des paroles du Chant de guerre pour l’armée du Rhin : elle conclut un courrier de de Dietrich adressé au ministre de l’Intérieur pour se défendre de toute conspiration avec l’ennemi, cautionnant vraisemblablement

sa bonne foi et son patriotisme. Pourtant, de juillet à octobre, on n’entend plus parler de l’œuvre à Strasbourg. Les six strophes originales sont toutefois publiées dans le Courrier de Strasbourg du 4 septembre, sans titre et sans auteur, cependant que le Ça ira ponctue des fêtes civiques ou autres à maintes reprises 11. Après la victoire de Valmy du 20 septembre 12 et l’intervention du ministre de la Guerre Joseph Servan ordonnant à François Christophe Kellermann de jouer La Marseillaise en guise de Te Deum (ill. 4), on commence à trouver mention plus régulière du futur hymne national. Ainsi dans le Courrier de Strasbourg du 27 octobre 1792 13, soit six mois après sa création, La Marseillaise est officiellement chantée à Strasbourg lors de la célébration de la victoire de l’armée en Savoie. Le cortège ordonné à cette occasion passe par la place d’Armes devant la Maison Rouge, où sur une estrade « sera chantée l’hymne dite des Marseillois 14 ». Outre que sa diffusion à Strasbourg semble discrète entre avril et octobre 1792, le chant dédié au maréchal Luckner (général de l’armée du Rhin) n’est jamais cité dans le cadre des comptes rendus publiés à propos des exploits de l’armée du Rhin, alors qu’il paraît

14. C’est peut-être à cette cérémonie que faisait référence Masclet. ILL. 3 Correspondance de Philippe de Dietrich (1er janvier 1792 - 26 mai 1792), citant le chant de guerre qui « n’est pas très marchant » Reichshoffen, Archives de Dietrich ILL. 4 The Marseille’s Hymn sung by the marseillois going to battle by general Kellerman’s army, instead of the Te Deum as ordered by the national Convention and at the different theatres in Paris, 1794 Paris, Bibliothèque nationale de France

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ILL. 3

LA MARSEILLAISE

GENÈSE ET CONTEXTE

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LES PREMIERS PAS

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49 LA MARSEILLAISE

Des Marseillaise latino-américaines

DANS LE MONDE

Haya de la Torre, leader de la gauche péruvienne, harangue ses partisans et entonne en 1931 l’hymne de son parti, l’APRA, qui a adopté alors la mélodie de La Marseillaise (« Aux armes, Apristas ! »)

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L’Amérique latine qui, au début du xixe siècle, s’émancipa de l’Espagne et du Portugal, remplaça souvent son ancienne mère patrie par la France, mère de substitution. De nouveaux hymnes, entraînants et guerriers, adoptent bientôt des formules – et des valeurs – inspirées de La Marseillaise. Fréquemment anti-hispaniques, ils remplacent la Marche royale espagnole, une musique sans paroles que le public écoutait en silence. Ces hymnes sont souvent réputés avoir été écrits « par un poète dans une nuit de fièvre ».

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Du Chant de guerre pour l’armée du Rhin à La Marseillaise : itinéraire d’une œuvre à succès Par Maxime Kaci

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LA MARSEILLAISE

GENÈSE ET CONTEXTE

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Largement diffusé hors de Strasbourg, le Chant pour l’armée du Rhin rayonne jusque dans le sud de la France. Un bataillon de fédérés marseillais, se l’étant approprié, chante l’hymne à chaque étape du trajet de Marseille à Paris et amplifie ainsi sa renommée à travers le pays. Le chant devient alors La Marseillaise. 1. Michel Vovelle, « La Marseillaise », dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », vol. 1 « La République », p. 113. 2. Constant Pierre, Les Hymnes et les chansons de la Révolution : aperçu général et catalogue avec notices historiques, analytiques et bibliographiques, Paris, Imprimerie nationale, 1904, p. 231.

« La composition chantée à Strasbourg en avril 1792 va, en un certain sens, échapper à son auteur : appropriée, et répercutée en écho, jusqu’à devenir La Marseillaise, patrimoine commun 1. » Comme le souligne Michel Vovelle, la circulation de l’œuvre de Rouget de Lisle entre Strasbourg, Marseille, Paris et l’ensemble du territoire national contribue fortement à en infléchir la signification, à en accroître la portée symbolique jusqu’à en faire un emblème républicain. Les titres successifs qui lui sont attribués sont de précieux indicateurs, tout comme les contextes d’interprétation et les réactions collectives suscitées. Du Chant de guerre pour l’armée du Rhin à l’hymne républicain s’écrit une histoire dans laquelle s’engouffrent de nombreux acteurs aux origines diverses et aux statuts variés, une histoire de l’intrusion des citoyennes et des citoyens dans la sphère publique et politique au cours d’un moment charnière, celui de la naissance de la République et de la mobilisation pour la défense nationale.

De l’Alsace à la Provence, le chant de guerre radicalisé

pas moins un rôle fondamental puisqu’il est le théâtre d’une première appropriation majeure. Pour les acteurs méridionaux, directement confrontés aux menées contre-révolutionnaires, l’appel aux armes ne saurait se réduire à une mobilisation contre les ennemis de l’extérieur, mais résonne aussi comme une puissante incitation à combattre ceux de l’intérieur. Le chant militaire voit sa dimension révolutionnaire renforcée. Une circulation initiale incertaine Il demeure très difficile d’identifier les premières étapes de circulation de l’œuvre depuis son lieu de naissance strasbourgeois. Seule certitude : l’œuvre se propage rapidement sur des supports complémentaires. Elle est relayée dans les correspondances officielles et personnelles des soldats stationnés à Strasbourg. La musique, avec une dédicace au général Luckner, est envoyée à Bâle et Sélestat. Les premières circulations imprimées sont également rapides. Le Chant de guerre pour l’armée du Rhin est édité par Dannbach, imprimeur de la Feuille de Strasbourg, repris ensuite dans différents périodiques comme les Affiches de Strasbourg (7 juillet 1792), puis la Trompette du père Duschesne imprimé à Paris (23 juillet 1792) 2. Les soldats qui se déplacent entre l’arrière et le front au cours de cette période d’intense mobilisation sont aussi des relais. De simples voyageurs de commerce ont de même colporté le chant. Est-ce par ce biais que l’œuvre rayonne jusqu’à Montpellier ? Toujours est-il que la composition de Rouget de Lisle y est très vite adoptée. Montpellier, escale radicale entre l’Alsace et la Provence

Dès le 17 juin 1792, à Montpellier, le Chant de guerre pour l’armée du Rhin est interprété Au cours de l’été 1792, si le foyer méridio- publiquement lors d’une cérémonie. Le nal n’est ni le premier, ni le seul à entendre succès est immédiat puisqu’un mois plus l’œuvre composée à Strasbourg, il n’en joue tard, à l’occasion de la commémoration

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ITINÉRAIRE D’UNE ŒUVRE À SUCCÈS

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21. Huile sur toile, 37,5 × 55,8 cm, passée en vente pour la dernière fois chez Sotheby’s New York ; aujourd’hui collection particulière américaine. ILL. 9 Jean Béraud, Marseillaise, 1880 Huile sur toile Collection particulière ILL. 10 Auguste Rodin, L’Appel aux armes Modèle 1879 ; fonte 1925 Fondeur Alexis Rudier Bronze Philadelphie, Philadelphia Museum of Art

ILL. 9

peintre Jean Béraud (1849-1935) de 1880, libérée de toutes les pesanteurs du genre : dans la belle lumière du premier 14 juillet républicain, sur fond d’immeubles pavoisés, le peuple de Paris, une mosaïque sociale, remonte la rue Saint-Antoine depuis la Bastille en chantant à tue-tête l’hymne national 21 (ill. 9). Pour les autorités et les « Beaux-Arts », La Marseillaise n’est cependant pas un sujet anodin ; il faut asseoir durablement la république et la célébrer. Jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, les travaux vont toutefois privilégier Rouget de Lisle au détriment des volontaires de 1792. Tout se passe comme si la liberté républicaine acquise tarissait l’inspiration qui avait atteint des sommets à l’époque romantique. Il est vrai aussi que la génération des artistes nés pendant la Révolution française s’était éteinte. En dehors de l’exceptionnelle esquisse d’Auguste Rodin (1840-1917) L’Appel aux armes ( ill . 10), le thème du départ des volontaires est relégué sur des basreliefs accompagnant des statues de Rouget de Lisle. Pour le monument à la

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LA MARSEILLAISE

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22. Agrandissement au double au musée Rodin à Paris (1912-1918) et monument commémoratif de Verdun (1917-1919 ; actuellement promenade des frères Boulhaut). 23. Un départ des volontaires, bas-relief modeste en plâtre signé de Jean-Baptiste Belloc (1863-1919), récemment apparu sur le marché de l’art, était sans doute prévu pour accompagner un monument commémoratif non identifié. 24. Bronze de 1904 à Riom, square Virlogeux, maquette en plâtre au musée Denon à Châlon-sur-Marne, la première version de 1903 qui se trouvait à Agen a été fondue pendant la Seconde Guerre mondiale ; éditions réduites par la maison Thiebaut. 25. Maquette en pierre marbrière au Musée historique de la Ville de Strasbourg, le monument finalement érigé à Strasbourg en 1919 sera détruit en 1940 et reconstitué en 1980. ILL. 11 Ernest Dagonet, La Marseillaise, 1903 Fondeur Thiébaut Frères, Paris Bronze Musées de Châlonsen-Champagne

ILL. 11

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défense de Paris de Courbevoie, Rodin présenta en 1879 une esquisse refusée sur laquelle, au-dessus d’un mourant inspiré d’un Christ de Michel-Ange, une figure féminine ailée portant un bonnet, les bras en V, poings serrés, semble crier avec véhémence « Allons enfants de la patrie ! » Le modello fut agrandi au double en 1912 avant de devenir une œuvre monumentale pendant la guerre 22. Comme le disait Rodin lui-même avec modestie et justesse : « On a fait si peu de chemin depuis La Marseillaise de Rude qui crie elle aussi de toutes ses forces. » Loin de ce chefd’œuvre expressif de Rodin, les bas-reliefs de Clément Léopold Steiner sur le socle du monument de Choisy-le-Roi de 1882, La Marseillaise entraînant les soldats de la République à Valmy et Les Enrôlements volontaires fondus en 1942 mais dont les empreintes ont été conservées, sont loin de renouveler les sujets 23. Ultimes propositions après 1900, celle d’Ernest Dagonet (1856-1926) en 1903 pour une Marseillaise en ronde bosse, incarnée par une jeune femme en marche, vêtue en jeune tambour et brandissant un rameau d’olivier (ill. 11). La sculpture est dédiée aux soldats de l’an II (Valmy, Jemmapes, Hondschoote, Wattignies, Fleurus) 24. L’œuvre n’est guère originale dans sa conception, mais elle a de l’allant et de la tenue. Bien plus viril et massif est le projet de 1909 d’Alfred Marzolff (1867-1936) pour le concours d’un monument aux morts des batailles de Wissembourg qui ne fut pas réalisé : deux vigoureux soldats de 1793 avançant au combat protègent l’étendard de la liberté. Ce groupe, qui avait été primé en seconde position, fut sculpté en grand et érigé à Strasbourg en 1919, en tant que monument de La Marseillaise 25 ( ill. p. 41). C’est l’ultime avatar du genre. En effet, après 1880, dans les dernières décennies et jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, la principale incarnation de La Marseillaise se concentrera sur le personnage de Rouget de Lisle, à commencer en 1882 par les deux monuments dans

LA MARSEILLAISE ET LES BEAUX-ARTS AU XIX e SIÈCLE

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ILL. 4 Isidore Pils, Rouget de Lisle chantant La Marseillaise pour la première fois, 1849 Huile sur toile Strasbourg, Musée historique de la Ville de Strasbourg – Dépôt du musée du Louvre

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ILL. 4 ILL. 4 Paul Henreid dans Casablanca. Réalisé par Michael Curtiz, 1942 ILL. 5 Oskar Werner dans Jules et Jim. Réalisé par François Truffaut, 1962

C’est à François Truffaut que l’on doit, en 1962, l’une des plus touchantes exploitations du filon patriotique dans Jules et Jim, adapté du roman d’Henri-Pierre Roché (1953). Touchante, car plus culturelle que nationaliste. Jules (Oskar Werner) est sur le point d’épouser Catherine (Jeanne Moreau), tout autant aimée de lui que de son ami Jim (Henri Serre). Catherine annonce, au téléphone, à ce dernier que Jules va lui enseigner la boxe française. Jim taquine son copain en répondant à Catherine que Jules va le faire avec « une pointe d’accent autrichien ». Jules s’offusque amicalement en rétorquant qu’il n’a plus d’accent et, pour le prouver, lui récite la première strophe de La Marseillaise avec, bien sûr, un très fort accent germanique (« contre nous de

la türannie... ») (ill. 5) ! Suivent des images d’actualités qui donnent à voir la déclaration de guerre en 1914, accompagnées de quelques mesures de l’hymne français, jouées sur un piano mal accordé. Une belle expression d’une amitié entre deux garçons, l’un français, l’autre allemand, qui aiment la même femme et n’ont aucun sens des conflits politiques internationaux. La Marseillaise est au service de l’amitié qui peut rapprocher, voire unifier, des

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LA MARSEILLAISE AU CINÉMA

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ILL. 6 Peter Sellers dans The Pink Panther (La Panthère rose). Réalisé par Blake Edwards, 1964

cultures et des histoires, jusque-là trop longtemps considérées comme incompatibles. Le temps était venu de désacraliser ce chant à la manière de Blake Edwards qui, dans La Panthère rose (1964), l’utilise pour introduire son personnage de l’inspecteur Jacques Clouseau (Peter Sellers), à la fois employé de la Sûreté nationale et incarnation inénarrable de la maladresse (ill. 6).

ILL. 6

Irrévérences En 1947, Jean Aurenche et Pierre Bost adaptent Le Diable au corps de Raymond Radiguet. Le roman avait fait scandale lors de sa parution en 1923. Le film de Claude Autant-Lara en provoqua un autre à sa sortie. La situation évoquée ne pouvait que choquer aux lendemains de deux guerres mondiales : une infirmière mariée, Marthe Grangier (Micheline Presle), prend pour amant un étudiant, François Jaubert (Gérard Philipe), alors que son époux est sur le front et, en outre, tombe enceinte. Dans le film, La Marseillaise est chantée par les clients d’un café où l’on annonce la

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L’hymne national : un genre musical et son histoire Par Esteban Buch

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Apparu en Europe e au xviii siècle, le genre musical de l’hymne national se diffuse ensuite au reste du monde, sous des régimes politiques divers qui convoquent tous l’idée de nation. De par leurs trajectoires imbriquées, ces hymnes racontent des époques et une histoire – plus globale – des identités.

1. Voir Esteban Buch, La Neuvième de Beethoven. Une histoire politique, Paris, Gallimard, 1999, chap. 1-3. 2. Discours de M.-J. Chénier à la Convention, 1er nivôse an II, cité dans Julien Tiersot, Les Fêtes et les chants de la Révolution française, Paris, Hachette, 1908, p. 205.

La voix unique de la nation La nation a une voix, cette voix devient audible dans un chant collectif, ce chant collectif recrée la nation : telle pourrait être, en résumé, l’idée qui sous-tend l’invention du genre musical de l’hymne national à partir du XVIIIe siècle, en Angleterre et en France d’abord, un peu partout dans le monde ensuite. Pendant toute l’histoire de la modernité, l’idée de la voix unique de la nation apparaît dans des régimes de toute sorte, des plus démocratiques aux plus totalitaires, intégrée à la boîte à outils des États-nations, voire de leur carte de visite lors des échanges diplomatiques ou sportifs. Ce rituel performatif des corps qui chantent ensemble, et qui s’incarne dans des chansons souvent composées indépendamment des pouvoirs constitués, est adopté par des États-nations qui, sur tous les continents, cherchent désormais leur légitimité dans le peuple, plutôt que dans la tradition dynastique, dans la croyance religieuse et/ou dans la force brute. Il persiste aujourd’hui alors que la communication politique a complètement changé, suite notamment aux techniques qui démultiplient les voix enregistrées et/

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ou diffusées à distance, c’est-à-dire les voix dissociées des corps 1. Au cœur de l’apparition de ce dispositif moderne de production de la nation, on retrouve La Marseillaise. Celle de Rouget de Lisle, bien sûr, celles de chez Dietrich à Strasbourg ou du bataillon des Marseillais, entonnées dans les salons ou criées dans la rue, reproduites dans des journaux et bientôt par des institutions (ill. 1). Mais aussi celle, presque oubliée, de Rouget de Lisle et Marie Joseph Chénier, qui encore sous la Révolution française marque la transformation spectaculaire du chant combattant en musique d’État. En effet, Chénier écrit de nouvelles paroles sur la mélodie de Rouget de Lisle pour la Fête de l’Être suprême du 20 prairial de l’an II (8 juin 1794), à la demande du peintre Jacques Louis David, qui conçoit minute par minute le déroulement de cette grande fête révolutionnaire. Venant après un Hymne à l’Être suprême écrit par Théodore Désorgues et François Joseph Gossec, le chant collectif sur l’air de Rouget de Lisle représente la culmination de la mise en scène monumentale de David au Champ-de-Mars. Cette scène fait des gens assemblés les représentants symboliques des hommes et des femmes du pays tout entier, comme dans un théâtre de la légitimité démocratique, qui toutefois est imposé du haut vers le bas par l’appareil d’État. C’est d’ailleurs le même Marie Joseph Chénier qui, après Thermidor, pointera la contradiction à la Convention : « Quand il s’agit de fêtes publiques, quand un peuple tout entier doit se réjouir, il est absurde de lui prescrire tous ses mouvements ainsi que l’on commande l’exercice à des soldats 2. » La nation ainsi réunie est une et indivisible, comme le veut la doctrine républicaine française. Et pourtant, lors de la Fête de l’Être suprême elle reconnaît une division fondamentale,

L’HYMNE NATIONAL : UN GENRE MUSICAL ET SON HISTOIRE

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CATALOGUE D’EXPOSITION

ISBN : 9782351251867 – Prix : 25€

LA MARSEILLAISE

Allons enfants de la Patrie Le jour de gloire est arrivé ! Contre nous de la tyrannie, L’étendard sanglant est levé, (bis) Entendez-vous dans les campagnes Mugir ces féroces soldats ? Ils viennent jusque dans vos bras Égorger vos fils, vos compagnes ! Aux armes, citoyens, Formez vos bataillons, Marchons, marchons ! Qu’un sang impur Abreuve nos sillons ! Que veut cette horde d’esclaves, De traîtres, de rois conjurés ? Pour qui ces ignobles entraves, Ces fers dès longtemps préparés ? (bis) Français, pour nous, ah ! quel outrage Quels transports il doit exciter ! C’est nous qu’on ose méditer De rendre à l’antique esclavage ! Aux armes, citoyens, Formez vos bataillons, Marchons, marchons ! Qu’un sang impur Abreuve nos sillons ! Quoi ! des cohortes étrangères Feraient la loi dans nos foyers ! Quoi ! ces phalanges mercenaires Terrasseraient nos fiers guerriers ! (bis) Grand Dieu ! par des mains enchaînées Nos fronts sous le joug se ploieraient De vils despotes deviendraient Les maîtres de nos destinées ! Aux armes, citoyens, Formez vos bataillons, Marchons, marchons ! Qu’un sang impur Abreuve nos sillons ! Tremblez, tyrans et vous perfides L’opprobre de tous les partis, Tremblez ! vos projets parricides Vont enfin recevoir leurs prix ! (bis) Tout est soldat pour vous combattre, S’ils tombent, nos jeunes héros, La terre en produit de nouveaux, Contre vous tout prêts à se battre ! Aux armes, citoyens, Formez vos bataillons, Marchons, marchons ! Qu’un sang impur Abreuve nos sillons ! Français, en guerriers magnanimes, Portez ou retenez vos coups ! Épargnez ces tristes victimes, À regret s’armant contre nous. (bis) Mais ces despotes sanguinaires, Mais ces complices de Bouillé, Tous ces tigres qui, sans pitié, Déchirent le sein de leur mère ! Aux armes, citoyens, Formez vos bataillons, Marchons, marchons ! Qu’un sang impur Abreuve nos sillons ! Amour sacré de la Patrie, Conduis, soutiens nos bras vengeurs Liberté, Liberté chérie, Combats avec tes défenseurs ! (bis) Sous nos drapeaux que la victoire Accoure à tes mâles accents, Que tes ennemis expirants Voient ton triomphe et notre gloire ! Aux armes, citoyens, Formez vos bataillons, Marchons, marchons ! Qu’un sang impur Abreuve nos sillons ! Nous entrerons dans la carrière Quand nos aînés n’y seront plus, Nous y trouverons leur poussière, Et la trace de leurs vertus, (bis) Bien moins jaloux de leur survivre, Que de partager leur cercueil, Nous aurons le sublime orgueil, De les venger ou de les suivre.

La Marseillaise 03/05/2021 14:30


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