DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES Chère lectrice, Cher lecteur, vous trouverez dans ce dossier plusieurs documents qui complètent certains chapitres du livre Les Lumières. Une introduction. Pour commencer, je reproduis intégralement Le Philosophe de Dumarsais, dont je n’ai pu citer que quelques passages dans le chapitre I. Le second document est la reproduction du « Système figuré des connaissances humaines », évoqué principalement dans le chapitre II. Je reproduis ensuite les Regrets sur ma vieille robe de chambre de Diderot, texte brièvement commenté dans le même chapitre. Les documents 4, 5 et 6, illustrent la partie consacrée au régime de la Librairie (Chapitre III, 2). J’ai choisi un exemple de page de titre portant la mention Avec Approbation & Privilège du Roi, un exemple d’Approbation (celle de Bélisaire par le censeur Bret), et un exemple de Privilège (celui qui a été accordé aux Lettres critiques de l’abbé Gauchat). Pour terminer, je reproduis intégralement le Dialogue entre un prêtre et un moribond de Sade, mentionné à plusieurs reprises (chapitres IV et V). Franck Salaün _______________ 1. César Chesneau DUMARSAIS (1676-1756), LE PHILOSOPHE Ce texte a d’abord paru anonymement dans les Nouvelles libertés de penser en 1743. L’article « Philosophe » de l’Encyclopédie en fournit une version abrégée et adaptée. De son côté, Voltaire en a donné deux éditions (voir H. Dieckmann, Le philosophe. Texts and Interpretation, 1948). Il n'y a rien qui coûte moins à acquérir aujourd'hui que le nom de philosophe ; une vie obscure et retirée, quelques dehors de sagesse avec un peu de lecture suffisent pour attirer ce nom à des personnes qui s'en honorent sans le mériter. D'autres qui ont eu la force de se défaire des préjugés de l'éducation en matière de religion se regardent comme les seuls véritables philosophes. Quelques lumières naturelles de raison et quelques observations sur l'esprit et le cœur humain leur ont fait voir que nul être suprême n'exige de culte des hommes, que la multiplicité des religions, leurs contrariétés, et les différents changements qui arrivent en chacune sont une preuve sensible qu'il n'y en a jamais eu de révélée et que la religion n'est qu'un passion humaine comme l'amour, fille de l'admiration, de la crainte et de l'espérance ; mais ils en sont demeurés à cette seule spéculation, et c'en est assez aujourd'hui pour être reconnu philosophe par un grand nombre de personnes. Mais on doit avoir une idée plus vaste et plus juste du philosophe et voici le caractère que nous lui donnons. Le philosophe est une machine humaine comme un autre homme ; mais c'est une machine qui, par sa constitution mécanique, réfléchit sur ses mouvements. Les autres hommes sont déterminés à agir sans sentir ni connaître les causes qui les font mouvoir, sans même songer qu'il y en ait.
Le philosophe, au contraire, démêle les causes autant qu'il est en lui, et souvent même les prévient et se livre à elles avec connaissance : c'est une horloge qui se monte, pour ainsi dire, quelquefois elle-même. Ainsi, il évite les objets qui peuvent lui causer des sentiments qui ne conviennent ni au bien-être, ni à l'être raisonnable, et cherche ceux qui peuvent exciter en lui des affections convenables à l'état où il se trouve. La raison est à l'égard du philosophe ce que la grâce est à l'égard du chrétien dans le système de saint Augustin. La grâce détermine le chrétien à agir volontairement ; la raison détermine le philosophe, sans lui ôter le goût du volontaire. Les autres hommes sont emportés par leurs passions sans que les actions qu'ils font soient précédées de la réflexion; ce sont des hommes qui marchent dans les ténèbres ; au lieu que le philosophe dans ses passions mêmes n'agit qu'après la réflexion ; il marche la nuit, mais il est précédé d'un flambeau. Le philosophe forme ses principes sur une infinité d'observations particulières ; le peuple adopte le principe sans penser aux observations qui l'ont produit : il croit que la maxime existe, pour ainsi dire, par elle-même ; mais le philosophe prend la maxime dès sa source ; il en examine l'origine, il en connaît la propre valeur, et n'en fait que l'usage qui lui convient. De cette connaissance que les principes ne naissent que des observations particulières, le philosophe en conçoit de l'estime pour la science des faits ; il aime à s'instruire des détails et de tout ce qui ne se devine point. Ainsi, il regarde comme une maxime très opposée au progrès des lumières de l'esprit, que de se borner à la seule méditation, et de croire que l'homme ne tire la vérité que de son propre fonds. Certains métaphysiciens disent : évitez les impressions des sens! Laissez aux historiens la connaissance des faits, et celle des langues aux grammairiens! Nos philosophes, au contraire, persuadés que toutes nos connaissances nous viennent des sens, que nous ne nous sommes fait des règles que sur l'uniformité des impressions sensibles, que nous sommes au bout de nos lumières, quand nos sens ne sont ni assez déliés, ni assez forts pour nous en fournir ; convaincus que la source de nos connaissances est entièrement hors de nous, il nous exhortent à faire une ample provision d'idées, en nous livrant aux impressions extérieures des objets ; mais en nous livrant en disciple qui consulte, et qui écoute, et non en maître qui décide et qui impose silence ; ils veulent que nous étudiions l'impression précise que chaque objet fait en nous, et que nous évitions de la confondre avec celle qu'un autre objet a causée. De là la certitude et les bornes des connaissances humaines. Certitude : quand on sent que l'on a reçu de dehors l'impression propre et précise que chaque jugement suppose ; car tout jugement suppose une impression extérieure qui lui est particulière. Bornes : quand on ne saurait recevoir des impressions ou par la nature de l'objet ou par la faiblesse de nos organes. Augmentez, s'il est possible, la puissance des organes, vous augmenterez les connaissances. Ce n'est que depuis la découverte du télescope et du microscope qu'on a fait tant de progrès dans l'astronomie et dans la physique. C'est aussi pour augmenter le nombre de nos connaissances et de nos idées que nos philosophes étudient les hommes d'autrefois et les hommes d'aujourd'hui. Répandez-vous comme des abeilles, nous disent-ils, dans le monde passé et dans le monde présent, vous reviendrez ensuite dans votre ruche composer votre miel. Le philosophe s'applique à la connaissance de l'univers et de lui-même ; mais comme l'œil ne saurait se voir, le philosophe connaît qu'il ne saurait se connaître parfaitement, puisqu'il ne saurait recevoir des impressions extérieures du dedans de lui-même et que nous ne connaissons rien que par de semblables impressions. Cette pensée n'a rien d'affligeant pour lui, parce qu'il se prend lui-même tel qu'il est, et non pas tel qu'il semble à l'imagination qu'il pourrait être. D'ailleurs, cette ignorance n'est pas en lui une raison de décider, qu'il est composé de deux substances opposées ; ainsi, comme il ne se connaît pas parfaitement, il dit qu'il ne connaît pas comment il pense ; mais comme il sent qu'il pense si dépendamment de
tout lui-même, il reconnaît que sa substance est capable de penser de la même manière qu'elle est capable d'entendre et de voir. La pensée est en l'homme un sens comme la vue et l'ouïe, dépendant également d'une constitution organique. L'air seul est capable de sons, le feu seul peut exciter la chaleur, les yeux seuls peuvent voir, les seules oreilles peuvent entendre, et la seule substance du cerveau est susceptible de pensées. Que si les hommes ont tant de peines à unir l'idée de la pensée avec l'idée de l'étendue, c'est qu'ils n'ont jamais vu d'étendue penser. Ils sont à cet égard ce qu'un aveugle-né est à l'égard des couleurs, un sourd de naissance à l'égard des sons ; ceux-ci ne sauraient unir ces idées avec l'étendue qu'ils tâtent, parce qu'ils n'ont jamais vu cette union. La vérité n'est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, et qu'il croie trouver partout. Il se contente de la pouvoir démêler où il peut l'apercevoir. Il ne la confond point avec la vraisemblance ; il prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, et pour vraisemblable ce qui n'est que vraisemblable. Il fait plus, – et c'est ici une grande perfection du philosophe, – c'est que, lorsqu'il n'a point le motif propre pour juger, il sait demeurer indéterminé. Chaque jugement, comme on a déjà remarqué, suppose un motif extérieur qui doit l'exciter ; le philosophe sent quel doit être le motif propre du jugement qu'il doit porter. Si le motif manque, il ne juge point, il l’attend et se console quand il voit qu'il l'attendrait inutilement. Le monde est plein de personnes d'esprit et de beaucoup d'esprit, qui jugent toujours : toujours ils devinent, car c'est deviner que de juger sans sentir quand on a le motif propre du jugement. Ils ignorent la portée de l'esprit humain ; ils croient qu'il peut tout connaître ; ainsi ils trouvent de la honte à ne point prononcer de jugement, et s'imaginent que l'esprit consiste à juger. Le philosophe croit qu'il consiste à bien juger. Il est plus content de lui-même, quand il a suspendu la faculté de se déterminer, que s'il était déterminé avant que d'avoir senti le motif propre de la décision. Ainsi il juge et parle moins ; mais il juge plus sûrement et il parle mieux. Il n'évite point les traits vifs qui se présentent naturellement à l'esprit par un prompt assemblage d'idées qu'on est souvent étonné de voir unies. C'est dans cette prompte liaison que consiste ce que communément on appelle esprit. Mais aussi c'est ce qu'il recherche le moins, et il préfère à ce brillant le soin de bien distinguer ses idées, d'en connaître la juste étendue et la liaison précise, et d'éviter de prendre le change en portant trop loin quelque rapport particulier que les idées ont entre elles. C'est dans ce discernement que consiste ce qu'on appelle jugement et justesse d'esprit. À cette justesse se joignent encore la souplesse et la netteté ; le philosophe n'est pas tellement attaché à un système qu'il ne sente toute la force des objections. La plupart des hommes sont si fort livrés à leurs opinions qu'ils ne prennent pas seulement la peine de pénétrer celles des autres. Le philosophe comprend le sentiment qu'il rejette avec la même étendue et la même netteté qu'il entend celui qu'il adopte. L'esprit philosophique est donc un esprit d'observation et de justesse, qui rapporte tout à ses véritables principes. Mais ce n'est pas l'esprit seul que le philosophe cultive, il porte plus loin son attention et ses soins. L'homme n'est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes de la mer ou dans le fond d'une forêt. Les seules nécessités de la vie lui rendent le commerce des autres nécessaire, et dans quelque état où il puisse se trouver, ses besoins et le bien-être l'engagent à vivre en société. Ainsi, la raison exige de lui qu'il connaisse, qu'il étudie et qu'il travaille à acquérir les qualités sociables. Il est étonnant que les hommes s'attachent si peu à tout ce qui est de pratique, et qu'ils s'échauffent si fort sur de vaines spéculations. Voyez les désordres que tant de différentes hérésies ont causés! Elles ont toujours roulé sur des points de théorie : tantôt il s'est agi du nombre des personnes de la trinité et de leur émanation ; tantôt du nombre des sacrements et de leur vertu ; tantôt de la nature et de la force de la grâce ; que de guerres, que de troubles pour des chimères!
Le peuple philosophe est sujet aux mêmes visions : que de disputes frivoles dans les écoles, que de livres sur de vaines questions! Un mot les déciderait, on ferait voir qu'elles sont indissolubles. Une secte aujourd'hui fameuse reproche aux personnes d'érudition de négliger l'étude de leur propre esprit, pour charger leur mémoire de faits et de recherches sur l'antiquité, et nous reprochons aux uns et aux autres de négliger et de se rendre aimables et de n'entrer pour rien dans la société. Notre philosophe ne se croit pas en exil en ce monde ; il ne croit point être en pays ennemi ; il veut jouir en sage économe des biens que la nature lui offre ; il veut trouver du plaisir avec les autres, et pour en trouver il faut en faire. Ainsi, il cherche à convenir à ceux, avec qui le hasard ou son choix le font vivre, et il trouve en même temps ce qui lui convient : c'est un honnête homme qui veut plaire et se rendre utile. La plupart des grands, à qui les dissipations ne laissent pas assez de temps pour méditer, sont féroces envers ceux qu'ils ne croient pas leurs égaux. Les philosophes ordinaires, qui méditent trop, ou plutôt qui méditent mal, le sont envers tout le monde : ils fuient les hommes et les hommes les évitent. Mais notre philosophe qui sait se partager entre la retraite et le commerce des hommes, est plein d'humanité*. C'est le Chrémès de Térence, qui sent qu'il est homme et que la seule humanité intéresse à la mauvaise ou à la bonne fortune de son voisin. Il serait inutile de remarquer ici combien le philosophe est jaloux de tout ce qui s'appelle honneur et probité : c'est là son unique religion. La société civile est, pour ainsi dire, la seule divinité qu'il reconnaisse sur la terre ; il l'encense, il l'honore par la probité, par une attention exacte à ses devoirs et par un désir sincère de n'en être pas un membre inutile ou embarrassant. Les sentiments de probité entrent autant dans la constitution mécanique du philosophe que les lumières de l'esprit. Plus vous trouverez de raison dans un homme, plus vous trouverez en lui de probité. Au contraire, où règnent le fanatisme et la superstition, règnent les passions et l'emportement. C'est le même tempérament occupé à des objets différents : Madeleine qui aime le monde, et Madeleine qui aime Dieu, c'est toujours Madeleine qui aime. Or, ce qui fait l'honnête homme, ce n'est point agir par amour ou par haine, par espérance ou par crainte**. C'est d'agir par esprit d'ordre ou par raison. Tel est le tempérament du philosophe ; or, il n'y a guère à compter que sur les vertus de tempérament. Confiez votre vin plutôt à celui qui ne l'aime pas naturellement, qu'à celui qui forme tous les jours de nouvelles résolutions de ne s'enivrer jamais. Le dévot n'est honnête homme que par passion ; or, les passions n'ont rien d'assuré ; de plus, le dévot, j'ose le dire, est dans l'habitude de n'être pas honnête homme par rapport à Dieu, parce qu'il est dans l'habitude de ne pas suivre exactement la règle. La religion est si peu proportionnée à l'humanité, que le plus juste fait des infidélités à Dieu sept fois par jour, c'est-à-dire, plusieurs fois. Les fréquentes confessions des plus pieux nous font voir dans leur cœur, selon leur manière de penser, une vicissitude continuelle du bien et du mal : il suffit sur ce point qu'on croie être coupable pour l'être. Le combat éternel où l'homme succombe si souvent avec connaissance, forme en lui une habitude d'immoler la vertu au vice ; il se familiarise à suivre son penchant et à suivre des fautes dans l'espérance de se relever par le repentir. Quand on est si souvent infidèle à Dieu, on se dispose insensiblement à l'être aux hommes. D'ailleurs, le présent a toujours eu plus de force sur l'esprit de l'homme que l'avenir ; la religion ne retient les hommes que par un avenir que l'amour propre fait toujours regarder dans un point de vue fort éloigné. Le superstitieux se flatte sans cesse d'avoir le temps de *
Homo sum, humani a me nihil alienum puto haeut : etc [Térence, Heautontimoroumenos, Acte I, sc. 1]. Oderunt peccare boni virtutis amore [Horace, Épîtres, I, 16]
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réparer ses fautes, d'éviter les peines, et de mériter les récompenses : aussi l'expérience nous fait assez voir que le frein de la religion est bien faible. Malgré les fables que le peuple croit du déluge, du feu du ciel tombé sur cinq villes ; malgré les vives peintures des peines et récompenses éternelles ; malgré tant de sermons et tant de prônes, le peuple est toujours le même. La nature est plus forte que les chimères : il semble qu'elle soit jalouse de ses droits ; elle se tire souvent des chaînes, où l'aveugle imagination veut follement la contenir : le seul philosophe qui sait en jouir, la règle par sa raison. Examinez tous ceux contre lesquels la justice humaine est obligée de se servir de son épée, vous trouverez ou des tempéraments ardents, ou des esprits peu éclairés, et toujours des superstitieux ou des ignorants. Les passions tranquilles du philosophe peuvent bien le porter à la volupté, mais non pas au crime : sa raison cultivée le guide et ne les conduit jamais au désordre. La superstition ne fait sentir que faiblement combien il importe aux hommes, par rapport à leur intérêt présent, de suivre les lois de la société. Elle condamne même ceux qui ne les suivent que par ce motif, qu'elle appelle avec mépris motif humain. Le chimérique est pour elle bien plus parfait que le naturel. Ainsi ses exhortations n'opèrent que comme doit opérer une chimère : elles troublent, elles épouvantent ; mais quand la vivacité des images qu'elles ont produite est ralentie, que le feu passager de l'imagination est éteint, l'homme demeure sans lumière, abandonné aux faiblesses de son tempérament. Notre sage qui, en n'espérant ni ne craignant rien après la mort, semble prendre un motif de plus d'être honnête homme pendant la vie, y gagne de la consistance, pour ainsi dire, et de la vivacité dans le motif qui le fait agir ; motif d'autant plus fort qu'il est purement humain et naturel. Ce motif est la propre satisfaction qu'il trouve à être content de lui-même en suivant le règles de la probité ; motif que le superstitieux n'a qu'imparfaitement : car tout ce qu'il y a de bien en lui, il doit l'attribuer à la grâce. À ce motif se rapporte encore un autre motif bien puissant, c'est le propre intérêt du sage, et un intérêt présent et réel. Séparez pour un moment le philosophe de l'honnête homme. Que lui reste-t-il? La société civile, son unique Dieu, l'abandonne, le voilà privé des plus douces satisfactions de la vie ; le voilà banni sans retour du commerce des honnêtes gens. Ainsi, il lui importe bien plus qu'au reste des hommes de disposer tous ses ressorts à ne produire que des effets conformes à l'idée de l'honnête homme. Ne craignez pas que, parce que personne n'a les yeux sur lui, il s'abandonne à une action contraire à la probité! Non, cette action n'est point conforme à la disposition mécanique du sage ; il est pétri, pour ainsi dire, avec le levain de l'ordre et de la règle ; il est rempli des idées du bien de la société civile ; il en connaît les principes bien mieux que les autres hommes. Le crime trouverait en lui trop d'opposition, il y aurait trop d’idées naturelles et trop d'idées acquises à détruire. Sa faculté d'agir est, pour ainsi dire, comme une corde d'instrument de musique montée sur un certain ton ; elle n'en saurait produire un contraire. Il craint de se détonner, de se désaccorder d'avec lui-même ; et ceci me fait ressouvenir de ce que Velleius dit de Caton d'Utique : « il n'a jamais fait de bonnes actions, dit-il, pour paraître les avoir faites, mais parce qu'il n'était pas en lui de faire autrement »*. D'ailleurs, dans toutes les actions que les hommes font, ils ne cherchent que leur propre satisfaction actuelle : c'est le bien, ou plutôt l'attrait présent, suivant la disposition mécanique où ils se trouvent, qui les fait agir. Or, pourquoi voulez-vous, parce que le philosophe n'attend ni peine ni récompense après cette vie, il doive trouver un attrait présent qui le porte à vous tuer ou à vous tromper? N'est-il pas, au contraire, plus disposé par ses réflexions à trouver plus d'attrait et de plaisir à vivre avec vous, à s'attirer votre confiance et votre estime, à s'acquitter des devoirs de l'amitié et de la reconnaissance. Ces sentiments ne sont-ils pas dans le fond de l'homme, indépendamment de toute croyance sur l'avenir? Encore *
Numquam recte fecit ut facere videretur, sed quia aliter facere non poterat [Velleius, II, 35].
un coup, l'idée de malhonnête homme est autant opposée à l'idée de philosophe, que l'est l'idée de stupide ; et l'expérience fait voir tous les jours que, plus on a de raison et de lumière, plus on est sûr et propre pour le commerce de la vie. « Un fou n'a pas assez d'étoffe pour être bon. »* On ne pèche que parce que les lumières sont moins faibles que la passion ; et c'est une maxime de théologie, vraie en un certain sens, que tout pécheur est ignorant.** Cet amour de la société, si essentiel au philosophe, fait voir combien est véritable la remarque de l'empereur Antonin : « Que les peuples seront heureux quand les rois seront philosophes, ou quand les philosophes seront rois. » Le superstitieux, élevé aux grands emplois, se regarde trop comme étranger sur la terre pour s'intéresser véritablement aux autres hommes. Le mépris des grandeurs et des richesses, et les autres principes de la religion, malgré les interprétations qu'on a été obligé de leur donner, sont contraires à tout ce qui peut rendre un empire heureux et florissant. L'entendement que l'on captive sous le joug de la foi, devient incapable des grandes vues que demande le gouvernement, et qui sont si nécessaires pour les emplois publics. On fait croire au superstitieux que c'est un être suprême qui l'a élevé au-dessus des autres : c'est vers cet être et non vers le public, que se tourne sa reconnaissance. Séduit par l'autorité que lui donne son état, et à laquelle les autres hommes ont bien voulu se soumettre pour établir entre eux un ordre certain, il se persuade aisément qu'il n'est dans l'élévation que pour son propre bonheur, et non pour travailler au bonheur des autres. Il se regarde comme la fin dernière de la dignité qui, dans le fond, n'a d'autre objet que le bien de la république et des particuliers qui la composent. J'entrerais volontiers ici dans un plus grand détail ; mais on sent assez combien la république doit tirer plus d'utilité de ceux qui, élevés aux grandes places, sont pleins des idées de l'ordre et du bien public et de tout ce qui s'appelle humanité, et il serait à souhaiter qu'on en pût exclure tous ceux qui, par le caractère de leur esprit ou par leur mauvaise éducation, sont remplis d'autres sentiments. * Le philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout par raison, et qui joint à un esprit de réflexion et de justesse les mœurs et les qualités sociables. De cette idée il est aisé de conclure combien le sage insensible des stoïciens est éloigné de la perfection de notre philosophe. Nous voulons un homme, et leur sage n'était qu'un fantôme : ils rougissaient de l'humanité, et nous en faisons gloire ; nous voulons mettre les passions à profit ; nous voulons en faire un usage raisonnable, et, par conséquent, possible, et ils voulaient follement anéantir les passions et nous abaisser au-dessous de notre nature par une insensibilité chimérique. Les passions lient les hommes entre eux, et c'est pour nous un doux plaisir que cette liaison. Nous ne voulons ni détruire nos passions, ni en être tyrannisés ; mais nous voulons nous en servir et les régler. On voit encore par tout ce que nous venons de dire, combien s'éloignent de la juste idée du philosophe ces indolents qui, livrés à une méditation paresseuse, négligent le soin de leurs affaires temporelles et de tout ce qui s'appelle fortune. Le vrai philosophe n'est point tourmenté par l'ambition ;* mais il veut avoir les douces commodités de la vie. Il lui faut, outre le nécessaire précis, un honnête superflu nécessaire à un honnête homme, et par lequel seul on est heureux ; c'est le fond des bienséances et des agréments. La pauvreté nous prive du bien-être qui est le paradis du philosophe : elle bannit loin de nous toutes les délicatesses sensibles et nous éloigne du commerce des honnêtes gens. D'ailleurs, plus on a le cœur bien fait, plus on rencontre d'occasions de souffrir de sa misère : tantôt c'est un plaisir que vous ne sauriez faire à votre ami ; tantôt c'est une occasion
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La Rochefoucauld. Omnis peccans est ignorans. * Définition du philosophe. * Horace [Épîtres, II, 17]: « omnis décuit Aristippum, color et status et res », etc. **
de lui être utile, dont vous ne sauriez profiter. Vous vous rendez justice au fond de votre cœur : mais personne n'y pénètre ; et quand on connaîtrait votre bonne disposition, n'est-ce point un mal de ne pouvoir la mettre au jour? À la vérité, nous n'estimons pas moins un philosophe pour être pauvre ; mais nous le bannissons de notre société, s'il ne travaille à se délivrer de sa misère. Ce n'est pas que nous craignons qu'il nous soit à charge : nous l'aiderons dans ses besoins ; mais nous ne croyons pas que l'indolence soit une vertu. La plupart des hommes qui se font une fausse idée du philosophe, s'imaginent que le plus exact nécessaire lui suffit : ce sont les faux philosophes qui ont fait naître ce préjugé par leur indolence et par des maximes éblouissantes. C'est toujours le merveilleux qui corrompt le raisonnable : il y a des sentiments bas qui ravalent l'homme au-dessous même de la pure animalité ; il y en a d'autres qui semblent l'élever au-dessus de lui-même. Nous condamnons également les uns et les autres, parce qu'ils ne conviennent point à l'homme. C'est corrompre la perfection d'un être que de le tirer hors de ce qu'il est, sous prétexte même de l'élever. J'aurais envie de finir par quelques autres préjugés ordinaires au peuple philosophe ; mais je ne veux point faire un livre. Qu'ils se détrompent. Ils en ont comme le reste des hommes, et surtout en ce qui concerne la vie civile : délivrés de quelques erreurs, dont les libertins mêmes sentent le faible et qui ne dominent guère aujourd'hui que sur le peuple, sur les ignorants et sur ceux qui n'ont pas eu le loisir de la méditation, ils croient avoir tout fait : mais s'ils ont travaillé sur l'esprit, qu'ils se souviennent qu'ils ont encore bien de l'ouvrage sur ce qu'on appelle le cœur et sur la science des égards.
2. DIDEROT ET D’ALEMBERT, SYSTÈME FIGURÉ DES CONNAISSANCES HUMAINES (ENCYCLOPÉDIE, T. I)
3. Denis DIDEROT, REGRETS SUR MA VIEILLE ROBE DE CHAMBRE OU AVIS À CEUX QUI ONT PLUS DE GOÛT QUE DE FORTUNE (1769) Le texte repris ici correspond à l’autographe de Diderot (B.N., Mss, N.a.fr.13004, fol.1-4, voir Diderot, Œuvres complètes, éd. dirigée par R. Lewinter, Paris, Club français du livre, t. VIII, 1971, p. 7-13). Diderot a ajouté la mention « Fragment du Salon de 1769 ». Ce texte, dans une version remaniée, a paru dans la Correspondance littéraire en 1769, puis a été imprimé en 1772.
Pourquoi ne l'avoir pas gardée ? Elle était faite à moi, j'étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner. J'étais pittoresque et beau. L'autre, raide, empesée, me mannequine. Il n'y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât, car l'indigence est presque toujours officieuse. Un livre était-il couvert de poussière ? Un de ses pans s'offrait à l'essuyer. L'encre épaissie refusait-elle de couler de ma plume ? Elle présentait le flanc. On y voyait tracés en longues raies noires les fréquents services qu'elle m'avait rendus. Ces longues raies annonçaient le littérateur, l'écrivain, l'homme qui travaille. À présent, j'ai l'air d'un riche fainéant. On ne sait qui je suis. Sous son abri, je ne redoutais ni la maladresse d'un valet ni la mienne ; ni les éclats du feu ; ni la chute de l'eau. J'étais le maître absolu de ma vieille robe de chambre ; je suis devenu l'esclave de la nouvelle. Le dragon qui surveillait la toison d'or ne fut pas plus inquiet que moi. Le souci m'enveloppe. Le vieillard passionné qui s'est livré, pieds et poings liés, aux caprices, à la merci d'une jeune folle dit depuis le matin jusqu'au soir : « Où est ma bonne, ma vieille gouvernante ! Quel démon m'obsédait le jour que je la chassai pour celle-ci. » Puis il pleure, il soupire. Je ne pleure pas ; je ne soupire pas ; mais à chaque instant je dis : « Maudit soit celui qui inventa l'art de donner du prix à l'étoffe commune en la teignant en écarlate! Maudit soit le précieux vêtement que je révère ! Où est mon ancien, mon humble, mon commode lambeau de calemande ? » Mes amis, gardez vos vieux amis. Mes amis, craignez l'atteinte de la richesse. Que mon exemple vous instruise. La pauvreté a ses franchises ; l'opulence a sa gêne. Ô Diogène, si tu voyais ton disciple sous le fastueux manteau d'Aristippe, comme tu rirais ! Ô Aristippe, ce manteau fastueux fut payé par bien des bassesses ! Quelle comparaison de ta vie molle, rampante, efféminée, et de la vie libre et ferme du cynique déguenillé ? J'ai quitté le tonneau où tu régnais pour servir sous un tyran. Ce n'est pas tout, mon ami. Écoutez les ravages du luxe, les suites d'un luxe conséquent. Ma vieille robe de chambre était une avec les autres guenilles qui m'environnaient. Une chaise de paille ; une table de bois ; une tapisserie de Bergame ; une planche de sapin qui soutenait quelques livres ; quelques estampes enfumées, sans bordure, clouées par les angles sur cette tapisserie ; entre ces estampes trois ou quatre plâtres suspendus formaient avec ma vieille robe de chambre l'indigence la plus harmonieuse. Tout est désaccordé. Plus d'ensemble, plus d'unité. Plus de beauté. Une nouvelle gouvernante stérile qui succède dans un presbytère ; la jeune épouse qui entre dans la maison d'un veuf ; le ministre qui remplace un ministre disgracié ; le prélat moliniste qui s'empare du diocèse d'un prélat janséniste causent moins de troubles que l'écarlate intruse n’en a causés chez moi. Je puis supporter sans dégoût la vue d'une paysanne. Ce morceau de toile grossière qui couvre sa tête ; cette chevelure qui tombe éparse sur ses joues ; ces haillons troués qui la vêtissent [sic] à demi ; ce mauvais cotillon court qui ne descend qu'à la moitié de ses jambes ; ces pieds nus et couverts de fange ne peuvent me blesser. C'est l'image d'un état que je
respecte. C'est l'ensemble des disgrâces d'une condition nécessaire et malheureuse que je plains. Mais mon cœur se soulève ; et, malgré l'atmosphère parfumée qui la suit, j'éloigne mes pas, je détourne mes regards de cette courtisane dont la coiffure à points d'Angleterre et les manchettes déchirées, les bas blancs et la chaussure usée me montrent la misère du jour associée à l'opulence de la veille. Tel eût été mon domicile, si l'impérieuse écarlate n'eût tout mis à son unisson. J'ai vu la Bergame céder la muraille à laquelle elle était depuis si longtemps attachée, à la tenture de Damas. Deux estampes qui n'étaient pas sans mérite, la Chute de la manne dans le désert, du Poussin ; et l'Esther devant Assuérus, du même ; l'une honteusement chassée par un Vieillard de Rubens : c'est la triste Esther ; la Chute de la manne dissipée par une Tempête de Vernet. La chaise de paille reléguée dans l'antichambre par le fauteuil de maroquin. Homère, Virgile, Horace, Cicéron soulager le faible sapin courbé sous leur poids et se renfermer dans une armoire marquetée, asile plus digne d'eux que de moi. Une grande glace s'emparer du manteau de ma cheminée. Ces deux jolis plâtres que je tenais de l'amitié de Falconet et qu'il avait réparés luimême, déménagés par une Vénus accroupie. L'argile moderne brisée par le bronze antique. La table de bois disputait encore le terrain, à l'abri d'une foule de brochures et de papiers entassés pêle-mêle et qui semblaient devoir la dérober longtemps à l'injure qui la menaçait. Un jour elle subit son sort ; et, en dépit de ma paresse, les brochures et les papiers allèrent se ranger dans les serres d'un bureau précieux. Instinct funeste des convenances ! tact délicat et ruineux ! goût ! goût sublime qui changes, qui déplaces, qui édifies, qui renverses, qui vides les coffres des pères ; qui laisses les filles sans dot, les fils sans éducation, qui fais tant de belles choses et de si grand maux ; toi qui substituas chez moi le fatal et précieux bureau à la table de bois, c'est toi qui perds les nations ; c'est toi qui peut-être un jour conduiras mes effets sur le pont Saint-Michel où l'on entendra la voix enrouée d'un juré crieur dire : « À vingt louis une Vénus accroupie ». L'intervalle qui restait entre la tablette de ce bureau et la Tempête de Vernet, faisait un vide désagréable à l'œil ; ce vide fut rempli par une pendule ; et quelle pendule encore ? une pendule à la Geoffrin ! une pendule où l'or contraste avec le bronze. Il y avait un angle vacant à côté de ma fenêtre. Cet angle demandait un secrétaire qu'il obtint. Autre vide déplaisant entre la tablette du secrétaire et la belle Tête de Rubens, et rempli par deux Lagrenée. Ici c'est une Madeleine du même artiste ; là, c'est une esquisse ou de Vien ou de Machy ; car je donnai aussi dans les esquisses ; et ce fut ainsi que le réduit édifiant du philosophe se transforma dans le cabinet scandaleux du publicain. J'insulte aussi à la misère nationale. De ma médiocrité première, il n'est resté qu'un tapis de lisières. Ce tapis mesquin ne cadre guère avec mon luxe, je le sens. Mais j'ai juré, et je jure, car les pieds de Denis le philosophe ne fouleront jamais un chef-d'œuvre de la Savonnerie, je réserverai ce tapis, comme le paysan transféré de sa chaumière dans le palais de son souverain réserva ses sabots. Le matin, lorsque couvert de la somptueuse écarlate, j'entre dans mon cabinet, si je baisse la vue, j'aperçois mon ancien tapis de lisières ; il me rappelle mon premier état, et l'orgueil s'arrête à l'entrée de mon cœur. Non, mon ami, non, je ne suis point corrompu. Ma porte s'ouvre toujours au besoin qui s'adresse à moi ; il me trouve la même sensibilité ; je l'écoute ; je le conseille ; je le secours ; je le plains. Mon âme ne s'est point endurcie. Ma tête ne s'est point relevée. Mon dos est bon et rond, comme ci-devant. C'est le même ton de franchise. C'est la même affabilité. Mon luxe est de fraîche date et le poison n'a point encore agi. Mais qui sait ce que le temps peut amener ? Qu'attendre de celui qui a oublié sa femme et sa fille, qui s'est endetté, qui a cessé d'être époux et père, et qui, au lieu de déposer au fond d'un coffre
fidèle une somme utile... Ah, saint prophète, levez vos mains au ciel ; priez pour un ami en péril, dites à Dieu : « Si tu vois dans tes décrets éternels que la richesse corrompe le cœur de Denis, n'épargne pas les chefs-d'œuvre qu'il idolâtre ; détruis-les, et ramène-le à sa première pauvreté » ; et moi, je dirai au ciel de mon côté : « Ô Dieu, je me résigne à la prière du saint prophète et à ta volonté ; je t'abandonne tout ; reprends tout ; oui, tout, excepté le Vernet ; ah laisse-moi le Vernet. Ce n'est pas l'artiste, c'est toi qui l'as fait. Respecte l'ouvrage de l'amitié et le tien. Vois ce phare ; vois cette tour adjacente qui s'élève à droite ; vois ce vieil arbre que les vents ont déchiré. Que cette masse est belle! Au-dessous de cette masse obscure, vois ces rochers couverts de verdure. C'est ainsi que ta main puissante les a fondés ; c'est ainsi que ta main bienfaisante les a tapissés. Vois cette terrasse inégale qui s’étend du pied de ces rochers vers la mer ; c'est l'image des dégradations que tu as permis au temps d'exercer sur les choses du monde les plus durables. Ton soleil l'aurait-il autrement éclairée? Dieu, si tu anéantis cet ouvrage de l'art, on dira que tu es un dieu jaloux. Prends en pitié les malheureux épars sur cette rive. Ne te suffit-il pas de leur avoir montré le fond des abîmes? Ne les as-tu sauvés que pour les perdre? Écoute la prière de celui-ci qui te remercie. Aide les efforts de celui-là qui rassemble les tristes restes de sa fortune. Ferme ton oreille aux imprécations de ce furieux. Hélas, il se promettait des retours si avantageux ! Il avait médité le repos et la retraite ; il en était à son dernier voyage. Cent fois dans la route, il avait calculé par ses doigts, le fond de sa richesse ; il en avait arrangé l'emploi : et voilà toutes ses espérances trompées ; à peine lui reste-t-il de quoi couvrir ses membres nus. Sois touché de la tendresse de ces deux époux. Vois la terreur que tu as inspirée à cette femme. Elle te rend grâces du mal que tu ne lui as pas fait. Cependant son enfant, trop jeune pour sentir à quel péril tu l'avais exposé, lui, son père et sa mère, s'occupe du compagnon fidèle de son voyage. Il rattache le collier de son chien. Fais grâce à l'innocent. Vois cette mère fraîchement échappée des eaux avec son époux. Ce n'est pas pour elle qu'elle a tremblé. C'est pour son enfant. Vois comme elle le serre contre son sein ! Vois comme elle le baise ! Ô Dieu, reconnais les eaux que tu as créées. Reconnais-les et lorsque ton souffle les agite, et lorsque ta main les apaise. Reconnais les sombres nuages que tu avais rassemblés et qu'il t'a plu de dissiper. Déjà, ils se séparent, ils s'éloignent ; déjà la lueur de l'astre du jour renaît sur la face des eaux. Je présage le calme à cet horizon rougeâtre. Qu'il est loin cet horizon! Il ne confine point avec le ciel ; le ciel descend au-dessous et semble tourner autour du globe. Achève d'éclaircir ce ciel. Achève de rendre à la mer sa tranquillité. Permets à ces matelots de remettre à flot leur navire échoué. Seconde leur travail. Donne-leur des forces, et laisse-moi mon tableau. Laisse-le-moi comme la verge dont tu châtieras l'homme vain. Déjà ce n'est plus moi qu'on visite, qu'on vient entendre ; c'est Vernet qu'on vient admirer chez moi. Le peintre a humilié le philosophe. » Ô mon ami, le beau Vernet que je possède! Le sujet est la fin d'une tempête sans catastrophe fâcheuse. Les flots sont encore agités ; le ciel couvert de nuages ; les matelots s'occupent sur leur navire échoué ; les habitants accourent des montagnes voisines. Que cet artiste a d'esprit! Un petit nombre de figures lui a suffi pour rendre toutes les circonstances de l'instant qu'il a choisi. Comme toute cette scène est vraie! Comme tout est peint avec légèreté, facilité et vigueur! Je veux garder ce témoignage de son amitié ; je veux que mon gendre le transmette à ses enfants, ses enfants aux leurs, et ceux-ci aux enfants qui naîtront d'eux. Si vous voyiez le bel ensemble de ce morceau ; comme tout en est harmonieux ; comme les effets s'y enchaînent ; comme tout se fait valoir sans effort et sans apprêt ; comme ces montagnes de la droite sont vaporeuses ; comme ces rochers et les édifices surimposés sont beaux ; comme cet arbre est pittoresque ; comme cette terrasse est éclairée ; comme la lumière s'y dégrade ; comme ces figures sont disposées, vraies, agissantes, naturelles, vivantes ; comme elles intéressent ; la force dont elles sont peintes ; la pureté dont elles sont dessinées ; comme elles se détachent du fond ; l'énorme étendue de cet espace ; la vérité de ces eaux ; ces nuées, ce ciel, cet horizon ; ici le fond est privé de lumière et le devant éclairé, c’est l’opposé du technique commun. Venez voir mon Vernet ; mais ne me l'ôtez pas.
Avec le temps les dettes s'acquitteront ; le remords s'apaisera ; et j'aurai une jouissance pure. Ne craignez pas que la fureur d'entasser des belles choses me prenne. Les amis que j'avais, je les ai et le nombre n'en est point augmenté. J'ai Laïs, mais Laïs ne m'a pas. Heureux entre ses bras, je suis prêt à la céder à celui que j'aimerai et qu'elle rendrait plus heureux. Et pour vous dire mon secret à l'oreille, cette Laïs qui se vend si cher aux autres, ne m'a rien coûté.
4. EXEMPLE DE PAGE DE TITRE : BÉLISAIRE DE MARMONTEL
5. EXEMPLE D’APPROBATION : BÉLISAIRE
6. EXEMPLE DE PRIVILÈGE : LES LETTRES CRITIQUES DE L’ABBÉ GAUCHAT
7. SADE, DIALOGUE ENTRE UN PRÊTRE ET UN MORIBOND (VERS 1782) Composé par Sade vers 1782, durant son emprisonnement à la prison de Vincennes, ce dialogue a été publié pour la première fois par Maurice Heine sur la base du manuscrit en 1926. Il a été réédité par G. Lély (Œuvres complètes, Cercle du livre précieux, 1966-1967, t. XIV) et M. Delon (Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, Pléiade, 1990, voir la « Note sur le texte » p. 1118-1119). LE PRÊTRE : Arrivé à cet instant fatal où le voile de l’illusion ne se déchire que pour laisser à l’homme séduit le tableau cruel de ses erreurs et de ses vices, ne vous repentez-vous point, mon enfant, des désordres multipliés où vous ont emporté la faiblesse et la fragilité humaine? LE MORIBOND : Oui, mon ami, je me repens. LE PRÊTRE : Eh bien, profitez de ces remords heureux pour obtenir du Ciel, dans le court intervalle qui vous reste, l’absolution générale de vos fautes, et songez que ce n’est que par la méditation du très saint sacrement de la pénitence qu’il vous sera possible de l’obtenir de l’Éternel. LE MORIBOND : Je ne t’entends pas plus que tu ne m’as compris. LE PRÊTRE : Eh quoi! LE MORIBOND : Je t’ai dit que je me repentais. LE PRÊTRE : Je l’ai entendu. LE MORIBOND : Oui, mais sans le comprendre. LE PRÊTRE : Quelle interprétation... ? LE MORIBOND : La voici... Créé par la nature avec des goûts très vifs, avec des passions très fortes ; uniquement placé dans ce monde pour m’y livrer et pour les satisfaire, et ces effets de ma création n’étant que des nécessités relatives aux premières vues de la nature ou, si tu l’aimes mieux, que des dérivaisons [sic] essentielles à ses projets sur moi, tous en raison des ses lois, je ne me repens que de n’avoir pas assez reconnu sa toute-puissance, et mes uniques remords ne portent que sur le médiocre usage que j’ai fait des facultés (criminelles selon toi, toutes simples selon moi) qu’elle m’avait données pour la servir. Je lui ai quelquefois résisté, je m’en repens ; aveuglé par l’absurdité de tes systèmes, j’ai combattu par eux toute la violence des désirs que j’avais reçus par une inspiration bien plus divine, et je m’en repens ; je n’ai moissonné que des fleurs, quand je pouvais faire une ample récolte de fruits... Voilà les justes motifs de mes regrets ; estime-moi assez pour ne m’en pas supposer d’autres. LE PRÊTRE : Où vous entraînent vos erreurs, où vous conduisent vos sophismes! Vous prêtez à la chose créée toute la puissance du Créateur, et ces malheureux penchants vous ont égaré, vous ne voyez pas qu’ils ne sont que des effets de cette nature corrompue, à laquelle vous attribuez la toute-puissance. LE MORIBOND : Ami, il me paraît que ta dialectique est aussi fausse que ton esprit. Je voudrais que tu raisonnasses plus juste, ou que tu ne me laissasses mourir en paix. Qu’entends-tu par « Créateur », et qu’entends-tu par la « nature corrompue »? LE PRÊTRE : Le Créateur est le maître de l’univers, c’est lui qui a tout fait, tout créé, et qui conserve tout par un simple effet de sa toute-puissance. LE MORIBOND : Voilà un grand homme assurément ! Eh bien, dis-moi pourquoi cet homme-là, qui est si puissant, a pourtant fait selon toi une nature si corrompue. LE PRÊTRE : Quel mérite eussent eu les hommes, si Dieu ne leur eût pas laissé leur libre arbitre ? et quel mérite eussent-ils eu à en jouir s’il n’y eût eu sur la terre la possibilité de faire le bien et celle d’éviter le mal?
LE MORIBOND : Ainsi ton dieu a voulu faire tout de travers, uniquement pour tenter ou pour éprouver sa créature : il ne la connaissait donc pas, il ne se doutait donc pas du résultat? LE PRÊTRE : Il la connaissait sans doute, mais, encore un coup, il voulait lui laisser le mérite du choix. LE MORIBOND : À quoi bon, dès qu’il savait le parti qu’elle prendrait et qu’il ne tenait qu’à lui, puisque tu le dis tout-puissant, qu’il ne tenait qu’à lui, dis-je, de lui faire prendre le bon ? LE PRÊTRE : Qui peut comprendre les vues immenses et infinies de Dieu sur l’homme, et qui peut comprendre tout ce que nous voyons? LE MORIBOND : Celui qui simplifie les choses, mon ami, celui surtout qui ne multiplie pas les causes, pour mieux embrouiller les effets. Qu’as-tu besoin d’une seconde difficulté, quand tu ne peux pas expliquer la première ? et dès qu’il est possible que la nature toute seule ait fait ce que tu attribues à ton dieu, pourquoi veux-tu lui aller chercher un maître? La cause de ce que tu ne comprends pas est peut-être la chose du monde la plus simple. Perfectionne ta physique, et tu comprendras mieux la nature ; épure ta raison, bannis tes préjugés, et tu n’auras plus besoin de ton Dieu. LE PRÊTRE : Malheureux! je ne te croyais que socinien, j’avais des armes pour te combattre, mais je vois bien que tu es athée, et dès que ton cœur se refuse à l’immensité des preuves authentiques que nous recevons chaque jour de l’existence du Créateur, je n’ai plus rien à te dire. On ne rend point la lumière à un aveugle. LE MORIBOND : Mon ami, conviens d’un fait : c’est que celui des deux qui l’est le plus doit assurément être plutôt celui qui se met un bandeau que celui qui se l’arrache. Tu édifies, tu inventes, tu multiplies : moi je détruis, je simplifie. Tu ajoutes erreurs sur erreurs : moi je les combats toutes. Lequel de nous deux est aveugle? LE PRÊTRE : Vous ne croyez donc point en Dieu? LE MORIBOND : Non. Et cela pour une raison bien simple : c’est qu’il est parfaitement impossible de croire ce qu’on ne comprend pas. Entre la compréhension et la foi, il doit exister des rapports immédiats ; la compréhension est le premier aliment de la foi ; où la compréhension n’agit point, la foi est morte, et ceux qui, dans tel cas, prétendraient en avoir, en imposent. Je te défie toi-même de croire au Dieu que tu me prêches, parce que tu ne saurais me le démontrer, parce qu’il n’est pas en toi de me le définir, que par conséquent tu ne le comprends pas, que, dès que tu ne le comprends pas, tu ne peux plus m’en fournir aucun argument raisonnable, et qu’en un mot tout ce qui est au-dessus des bornes de l’esprit humain est ou chimère ou inutilité ; que ton dieu ne pouvant être que l’une ou l’autre de ces choses, dans le premier cas je serais un fou d’y croire, un imbécile dans le second. Mon ami, prouve-moi l’inertie de la matière, et je t’accorderai le Créateur ; prouvemoi que la nature ne se suffit pas à elle-même, et je te permettrai de lui supposer un maître. Jusque-là n’attends rien de moi, je ne me rends qu’à l’évidence, et je ne la reçois que de mes sens ; où ils s’arrêtent ma foi reste sans force. Je crois le soleil, parce que je le vois ; je le conçois comme le centre de réunion de toute la matière inflammable de la nature, sa marche périodique me plaît sans m’étonner. C’est une opération de physique, peut-être aussi simple que celle de l’électricité, mais qu’il ne nous est pas permis de comprendre. Qu’ai-je besoin d’aller plus loin ? Lorsque tu m’auras échafaudé ton Dieu au-dessus de cela, en serai-je plus avancé, et ne me faudra-t-il pas encore autant d’effort pour comprendre l’ouvrier que pour définir l’ouvrage? Par conséquent, tu ne m’as rendu aucun service par l’édification de ta chimère, tu as troublé mon esprit, mais tu ne l’as pas éclairé, et je ne te dois que de la haine au lieu de reconnaissance. Ton Dieu est une machine que tu as fabriquée pour servir tes passions, et tu l’as fait mouvoir à leur gré, mais dès qu’elle gêne les miennes, trouve bon que je l’aie culbutée ; et dans l’instant où mon âme faible a besoin de calme et de philosophie, ne viens
pas l’épouvanter de tes sophismes, qui l’effraieraient sans la convaincre, qui l’irriteraient sans la rendre meilleure ; elle est, mon ami, cette âme, ce qu’il a plu à la nature qu’elle soit, c’està-dire le résultat des organes qu’elle s’est plu de me former en raison de ses vues et de ses besoins ; et, comme elle a un égal besoin de vices et de vertus, quand il lui a plu de me porter aux premiers, elle l’a fait, quand elle a voulu les secondes, elle m’en a inspiré les désirs, et je m’y suis livré tout de même. Ne cherche que ses lois pour unique cause à notre inconséquence humaine, et ne cherche à ses lois d’autres principes que ses volontés et ses besoins. LE PRÊTRE : Ainsi donc tout est nécessaire dans le monde ? LE MORIBOND : Assurément. LE PRÊTRE : Mais si tout est nécessaire, tout est donc réglé ? LE MORIBOND : Qui te dit le contraire? LE PRÊTRE : Et qui peut régler tout comme il l’est, si ce n’est une main toutepuissante et toute sage? LE MORIBOND : N’est-il pas nécessaire que la poudre s’enflamme quand on y met le feu? LE PRÊTRE : Oui. LE MORIBOND : Et quelle sagesse trouves-tu à cela? LE PRÊTRE : Aucune. LE MORIBOND : Il est donc possible qu’il y ait des choses nécessaires sans sagesse, et possible, par conséquent, que tout dérive d’une cause première, sans qu’il y ait ni raison ni sagesse dans cette première cause. LE PRÊTRE : Où en voulez-vous venir? LE MORIBOND : À te prouver que tout peut être ce qu’il est et ce que tu le vois, sans qu’aucune cause sage et raisonnable le conduise, et que des effets naturels doivent avoir des causes naturelles, sans qu’il soit besoin de leur en supposer d’antinaturelles, telle que le serait ton Dieu qui lui-même, ainsi que je te l’ai déjà dit, aurait besoin d’explication, sans en fournir aucune ; et que par conséquent dès que ton dieu n’est bon à rien, il est parfaitement inutile ; qu’il y a grande apparence que ce qui est inutile est nul et que tout ce qui est nul est néant. Ainsi, pour me convaincre que ton Dieu est une chimère, je n’ai besoin d’aucun autre raisonnement que celui que me fournit la certitude de son inutilité. LE PRÊTRE : Sur ce pied-là, il me paraît peu nécessaire de vous parler de religion. LE MORIBOND : Pourquoi pas ? Rien ne m’amuse comme la preuve de l’excès où les hommes ont pu porter sur ce point-là le fanatisme et l’imbécillité. Ce sont des espèces d’écarts si prodigieux, que le tableau, selon moi, quoique horrible, en est toujours intéressant. Réponds avec franchise, et surtout bannis l’égoïsme. Si j’étais assez faible que de me laisser surprendre à tes ridicules systèmes sur l’existence fabuleuse de l’être qui me rend la religion nécessaire, sous quelle forme me conseillerais-tu de lui offrir un culte? Voudrais-tu que j’adoptasse les rêveries de Confucius plutôt que les absurdités de Brahma ? adorerais-je le grand serpent des nègres, l’astre des Péruviens, ou le Dieu des armées de Moïse ? à laquelle des sectes de Mahomet voudrais-tu que je me rendisse ? ou quelle hérésie de chrétiens serait selon toi préférable? Prends garde à ta réponse. LE PRÊTRE : Peut-elle être douteuse ? LE MORIBOND : La voilà donc égoïste. LE PRÊTRE : Non, c’est t’aimer autant que moi que de te conseiller ce que je crois. LE MORIBOND : Et c’est nous aimer bien peu tous deux que d’écouter de pareilles erreurs. LE PRÊTRE : Eh ! qui peut s’aveugler sur les miracles de notre divin Rédempteur? LE MORIBOND : Celui qui ne voit en lui que le plus ordinaire de tous les fourbes et le plus plat de tous les imposteurs. LE PRÊTRE : Ô dieux, vous l’entendez et vous ne tonnez pas!
LE MORIBOND : Non, mon ami, tout est en paix, parce que ton Dieu, soit impuissance, soit raison, soit tout ce que tu voudras enfin dans un être que je n’admets un moment que par condescendance pour toi, ou si tu l’aimes mieux pour me prêter à tes petites vues, parce que ce Dieu, dis-je, s’il existe comme tu as la folie de le croire, ne peut pas pour nous convaincre avoir pris des moyens aussi ridicules que ceux que ton Jésus suppose. LE PRÊTRE : Eh quoi ! les prophéties, les miracles, les martyrs, tout cela ne sont pas des preuves? LE MORIBOND : Comment veux-tu, en bonne logique, que je puisse recevoir comme preuve tout ce qui en a besoin soi-même? Pour que la prophétie devînt preuve, il faudrait d’abord que j’eusse la certitude complète qu’elle a été faite. Or, cela étant consigné dans l’histoire, ne peut plus avoir pour moi d’autre force que tous les autres faits historiques, dont les trois quarts sont fort douteux. Si à cela j’ajoute encore l’apparence plus que vraisemblable qu’ils ne me sont transmis que par des historiens intéressés, je serai comme tu vois plus qu’en droit d’en douter. Qui m’assurera d’ailleurs que cette prophétie n’a pas été faite après coup, qu’elle n’a pas été l’effet de la combinaison de la plus simple politique, comme celle qui voit un règne heureux sous un roi juste, ou de la gelée dans l’hiver ? Et si tout cela est, comment veux-tu que la prophétie, ayant un tel besoin d’être prouvée, puisse elle-même devenir une preuve? À l’égard de tes miracles, ils ne m’en imposent pas davantage. Tous les fourbes en ont fait, et tous les sots en ont cru. Pour me persuader de la vérité d’un miracle, il faudrait que je fusse bien sûr que l’événement que vous appelez tel fût absolument contraire aux lois de la nature, car il n’y a que ce qui est hors d’elle qui puisse passer pour miracle : et qui la connaît assez pour oser affirmer que tel est précisément le point où elle s’arrête et précisément celui où elle est enfreinte? Il ne faut que deux choses pour accréditer un prétendu miracle : un bateleur et des femmelettes. Va, ne cherche jamais d’autre origine aux tiens, tous les nouveaux sectateurs en ont fait, et, ce qui est plus singulier, tous ont trouvé des imbéciles qui les ont crus. Ton Jésus n’a rien fait de plus singulier qu’Apollonius de Thyane, et personne pourtant ne s’avise de prendre celui-ci pour un dieu. Quant à tes martyrs, ce sont bien assurément les plus débiles de tous tes arguments. Il ne faut que de l’enthousiasme et de la résistance pour en faire, et tant que la cause opposée m’en offrira autant que la tienne, je ne serai jamais suffisamment autorisé à en croire une meilleure que l’autre, mais très porté en revanche à les supposer toutes les deux pitoyables. Ah! mon ami, s’il était vrai que le Dieu que tu prêches existât, aurait-il besoin de miracles, de martyrs et de prophéties pour établir son empire ? Et si, comme tu le dis, le cœur de l’homme était son ouvrage, ne serait-ce pas là le sanctuaire qu’il aurait choisi pour sa loi? Cette loi égale, puisqu’elle émanerait d’un dieu juste, s’y trouverait d’une manière irrésistible également gravée dans tous et d’un bout de l’univers à l’autre ; tous les hommes, se ressemblant par cet organe délicat et sensible, se ressembleraient également par l’hommage qu’ils rendraient au dieu de qui ils le tiendraient ; tous n’auraient qu’une façon de l’aimer, tous n’auraient qu’une façon de l’adorer ou de le servir, et il leur deviendrait aussi impossible de méconnaître ce dieu que de résister au penchant secret de son culte. Que vois-je au lieu de cela dans l’univers ? Autant de dieux que de pays, autant de manières de servir ces dieux que de différentes têtes ou de différentes imaginations. Et cette multiplicité d’opinions dans laquelle il m’est physiquement impossible de choisir serait, selon toi, l’ouvrage d’un dieu juste? Va, prédicant, tu l’outrages, ton Dieu, en me le présentant de la sorte ; laisse-moi le nier tout à fait, car s’il existe, alors je l’outrage bien moins par mon incrédulité que toi par tes blasphèmes. Reviens à la raison, prédicant : ton Jésus ne vaut pas mieux que Mahomet, Mahomet pas mieux que Moïse, et tous les trois pas mieux que Confucius, qui pourtant dicta quelques bons principes pendant que les trois autres déraisonnaient. Mais en général tous ces
gens-là ne sont que des imposteurs, dont le philosophe s’est moqué, que la canaille a crus et que la justice aurait dû faire pendre. LE PRÊTRE : Hélas ! elle ne l’a que trop fait pour l’un des quatre. LE MORIBOND : C’est celui qui le méritait le mieux. Il était séditieux, turbulent, calomniateur, fourbe, libertin, grossier farceur et méchant dangereux, possédait l’art d’en imposer au peuple, et devenait par conséquent punissable dans un royaume en l’état où se trouvait alors celui de Jérusalem. Il a donc été très sage de s’en défaire, et c’est peut-être le seul cas où mes maximes, extrêmement douces et tolérantes d’ailleurs, puissent admettre la sévérité de Thémis. J’excuse toutes les erreurs, excepté celles qui peuvent devenir dangereuses dans le gouvernement où l’on vit ; les rois et leurs majestés sont les seules choses qui m’en imposent, les seules que je respecte, et qui n’aime pas son pays et son roi n’est pas digne de vivre. LE PRÊTRE : Mais enfin vous admettez bien quelque chose après cette vie ? Il est impossible que votre esprit ne se soit pas quelquefois plu à percer l’épaisseur des ténèbres du sort qui nous attend : et quel système peut l’avoir mieux satisfait que celui d’une multitude de peines pour celui qui vit mal et d’une éternité de récompenses pour celui qui vit bien? LE MORIBOND : Quel, mon ami? celui du néant. Jamais il ne m’a effrayé, et je n’y voit rien que de consolant et de simple ; tous les autres sont l’ouvrage de l’orgueil, celui-là seul l’est de la raison. D’ailleurs il n’est ni affreux ni absolu, ce néant. N’ai-je pas sous mes yeux l’exemple des générations et régénérations perpétuelles de la nature? Rien ne périt, mon ami, rien ne se détruit dans le monde ; aujourd’hui homme, demain ver, après-demain mouche, n’est-ce pas toujours exister? Et pourquoi veux-tu que je sois récompensé de vertus auxquelles je n’ai nul mérite, ou puni de crimes dont je n’ai pas été le maître ? peux-tu accorder la bonté de ton prétendu Dieu avec ce système, et peut-il avoir voulu me créer pour se donner le plaisir de me punir, et cela seulement en conséquence d’un choix dont il ne me laisse pas le maître? LE PRÊTRE : Vous l’êtes. LE MORIBOND : Oui, selon tes préjugés ; mais la raison les détruit, et le système de la liberté de l’homme ne fut jamais inventé que pour fabriquer celui de la grâce, qui devenait si favorable à vos rêveries. Quel est l’homme au monde qui, voyant l’échafaud à côté du crime, le commettrait, s’il était libre de ne pas le commettre? Nous sommes entraînés par une force irrésistible et jamais un instant les maîtres de pouvoir nous déterminer pour autre chose que pour le côté vers lequel nous sommes inclinés. Il n’y a pas une seule vertu qui ne soit nécessaire à la nature, et réversiblement, pas un seul crime dont elle n’ait besoin, et c’est dans le parfait équilibre qu’elle maintient des uns et des autres, que consiste toute sa science. Mais pouvons-nous être coupables du côté dans lequel elle nous jette? Pas plus que ne l’est la guêpe qui vient darder son aiguillon dans ta peau. LE PRÊTRE : Ainsi donc le plus grand de tous les crimes ne doit nous inspirer aucune frayeur? LE MORIBOND : Ce n’est pas là ce que je dis : il suffit que la loi le condamne, et que le glaive de la justice le punisse, pour qu’il doive nous inspirer de l’éloignement ou de la terreur, mais, dès qu’il est malheureusement commis, il faut savoir prendre son parti, et ne pas se livrer au stérile remords. Son effet est vain, puisqu’il n’a pas pu nous en préserver, nul, puisqu’il ne le répare pas : il est donc absurde de s’y livrer, et plus absurde encore de craindre d’en être puni dans l’autre monde, si nous sommes assez heureux que d’avoir échappé de l’être en celui-ci. À Dieu ne plaise que je veuille par là encourager au crime ! il faut assurément l’éviter tant qu’on le peut, mais c’est par raison qu’il faut savoir le fuir, et non par de fausses craintes qui n’aboutissent à rien et dont l’effet est sitôt détruit dans une âme un peu ferme. La raison, mon ami, oui, la raison toute seule doit nous avertir que de nuire à nos semblables ne peut jamais nous rendre heureux, et notre cœur, que de contribuer à leur félicité est la plus grande pour nous que la nature nous ait accordé sur la terre. Toute la morale
humaine est renfermée dans ce seul mot : « rendre les autres aussi heureux que l’on désire de l’être soi-même » et ne leur jamais faire plus de mal que nous n’en voudrions recevoir. Voilà, mon ami, voilà les seuls principes que nous devions suivre, et il n’y a besoin ni de religion, ni de dieu pour goûter et admettre ceux-là : il n’est besoin que d’un bon cœur. Mais je sens que je m’affaiblis, prédicant ; quitte tes préjugés, sois homme, sois humain, sans crainte et sans espérance ; laisse là tes dieux et tes religions ; tout cela n’est bon qu’à mettre le fer à la main des hommes, et le seul nom de toutes ces horreurs a plus fait verser de sang sur la terre que toutes les autres guerres et les autres fléaux à la fois. Renonce à l’idée d’un autre monde, il n’y en a point ; mais ne renonce pas au plaisir d’être heureux et d’en faire en celui-ci. Voilà la seule façon que la nature t’offre de doubler ton existence ou de l’étendre... Mon ami, la volupté fut toujours le plus cher de mes biens ; je l’ai encensée toute ma vie, et j’ai voulu la terminer dans ses bras : ma fin approche, six femmes plus belles que le jour sont dans ce cabinet voisin, je les réservais pour ce moment-ci ; prends-en ta part, tâche d’oublier sur leurs seins, à mon exemple, tous les vains sophismes de la superstition, et toutes les imbéciles erreurs de l’hypocrisie. NOTE : Le moribond sonna, les femmes entrèrent, et le prédicant devint dans leur bras un homme corrompu par la nature, pour n’avoir pas su expliquer ce que c’était que la nature corrompue.