Préface de Raymond Boudon - Propos impertinents sur le cinéma français

Page 1

Propos impertinents sur le cinÊma français

Propos_impertinents.indd 1

19/02/13 10:29


DU MÊME AUTEUR

Élu du peuple, peuple, Plon, Plon, 1977. 1977. L’argent de laPlon, télévision, Flammarion, 1979. Téléviolence, 1978. Les anti-monarque de la Cinquième, lgdj (*), 1985. Télémanie, Plon, 1979. Le Sénat de dans société française, Economica, L’argent la la télévision, Flammarion, 1979. 1990. Regards sur l’audiovisuel lgdj(*), (*) 1985. : Les anti-monarques de la (1992-1998), Cinquième, LGDJ 1 : Une autreLGDJ bataille France ; Les t. finances locales, (*),de1989. t. 2 :dans Motslapour maux ; Le Sénat société française, Economica, 1990. t. 3sur : Pour qui sont ces tuyaux qui sifflent Regards l’audiovisuel (1992-1998), LGDJ sur (*) vos : têtes ? ; t. 4 : Feu pour de finFrance de législature ; t. 1 Uned’artifices autre bataille ; t. 5 : L’âge la télévision t. 2 Mots de pour maux ; ; t. 6 : Éducation, culture et télévision ; t. 3 Pour qui sont ces tuyaux qui sifflent sur vos têtes ? ; t. 7 : Lettre à mes collègues représentants du ;peuple ; t. 4 Feu d’artifices pour fin de législature 8 : Du t. modèle t. 5 L’âge de lacanadien télévisionà ;l’appel sud-africain ; t. 9 : En Europe centrale t. 6 Éducation, culture et et orientale télévision; ; t. 10 Extrême-Orient ; représentants du peuple ; 7 : En Lettre à mes collègues anifeste le secteur public sud-africain de l’audiovisuel t. 11 8 : M Du modèlepour canadien à l’appel ; et l’industrie française ; t. 9 : de Enprogrammes Europe centrale et orientale ; t. 12 du numérique. 10 : ÀEnl’heure Extrême-Orient ; t. 11 : Manifeste pour le secteur public de l’audiovisuel et l’industrie française de programmes ; t. 12 : À l’heure du numérique. La télévision, Flammarion, coll. « Dominos », 1996. Presse et démocratie, LGDJ (*), 1997. L’indispensable Sénat, Economica, 1998. Démocratie oblige, Economica, 1998. À propos du Sénat et de ceux qui voudraient en finir avec lui, L’Archipel, 1999. Anne de France – fille de Louis XI, duchesse de Bourbon, Fayard, 2002.

(*) Librairie générale de droit et de jurisprudence.

Propos_impertinents.indd 2

01/03/13 14:01


JEAN CLUZEL de l’Institut

Propos impertinents sur le cinéma français

P R E S S E S U NI VE R S I T A I R E S D E F R A N C E

Propos_impertinents.indd 3

26/02/13 09:50


isbn

978-2-13-062431-8

Dépôt légal — 1re édition : 2003, novembre 2e édition : 2013, mai © Presses Universitaires de France, 2003 6, avenue Reille, 75014 Paris

Propos_impertinents.indd 4

19/02/13 10:29


Sommaire

Préface, par Raymond Boudon

vii

Avant-propos — Héraclite ou Crésus ?

xi

Touche pas à mon cinéma

1 PREMIÈRE PARTIE

APRÈS TANT D’ILLUSIONS Chapitre

1 – La langue de bois

5

Chapitre

2 – Une guerre de cent ans sur fond de crises

15

Chapitre

3 – Le coq, l’autruche et le pélican font leur cinéma

31

Chapitre

4 – La méthode Coué

39

Chapitre

5 – Le cinéma français sacrifié ?

51

DEUXIÈME PARTIE

LES YEUX OUVERTS Chapitre

6 – En autarcie

71

Chapitre

7 – Branle-bas de combat !

83

Chapitre

8 – Le goût des autres et Le fabuleux destin d’Amélie Poulain

97

Chapitre

9 – Les magiciens du Québec

Chapitre 10 – Faiblesse d’une faiblesse ?

Propos_impertinents.indd 5

politique

109 ou

politique

d’une

123

19/02/13 10:29


VI

PROPOS IMPERTINENTS SUR LE CINÉMA FRANÇAIS

TROISIÈME PARTIE

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES Chapitre 11 – Face aux offensives du libre-échange

139

Chapitre 12 – L’enjeu

147

Chapitre 13 – Révolution copernicienne et course contre la montre

157

Chapitre 14 – Le nœud gordien

165

Chapitre 15 – L’Euro-cinéma

175 DOSSIERS

Chronologie simplifiée des initiatives les plus importantes prises par le gouvernement du Canada et par celui du Québec en faveur du cinéma et de l’audiovisuel

185

Caractéristiques du système danois de soutien à la production cinématographique et comparaison avec les procédures françaises

203

La culture, enjeu national, enjeu européen, enjeu mondial

209

Propos_impertinents.indd 6

19/02/13 10:29


préface

Ma présentation de cet ouvrage ne décrira pas ni ne discutera son contenu : Jean Cluzel est orfèvre en la matière, pas son préfacier. Je m’attacherai plutôt, en tant que sociologue, à l’historique de la réception du livre et je me risquerai à un pronostic sur le destin probable de cette réédition mise à jour, qui paraît juste dix ans après la première édition. Jean Cluzel y démontrait en 2003, chiffres à l’appui, que le cinéma français coûtait beaucoup plus cher au contribuable que la plupart des autres cinémas du monde occidental, sans être pour autant indubitablement meilleur. En tant que sénateur, Jean Cluzel s’était spécialisé sur les questions de communication et devint par la suite un familier de l’univers du cinéma. Il y a rencontré nombre de réalisateurs et de producteurs. Or, du jour au lendemain, presque tous lui tournèrent le dos : il avait violé un tabou. Personne n’accepta de le rencontrer sur un plateau ou devant un micro, à une ou deux exceptions près. Malgré cela, le livre ne se vendit pas trop mal, car il fut l’objet de ce qu’on peut appeler un pilonnage par le haut : peut-être certaines bonnes âmes se décidèrent-elles à en racheter des exemplaires, ce qui permit au livre de rentrer rapidement dans la catégorie des titres épuisés.

Propos_impertinents.indd 7

19/02/13 10:29


viii

propos impertinents sur le cinéma français

Aujourd’hui, la situation a changé : la commissaire européenne en charge de la culture, Mme Neelie Kroess, a décidé de s’attaquer à l’exception en Europe que représente le système français de subvention au cinéma. Tout cinéphile amateur admettra facilement que le cinéma allemand (Fassbinder, Herzog) ou autrichien (Hanecke), pour ne citer qu’eux, ne sont pas de moindre valeur que le cinéma français, bien qu’ils coûtent beaucoup moins cher au contribuable. La Commission de Bruxelles a donc décidé de frapper du poing sur la table. La presse française a relevé ce tournant du bout des lèvres. Ainsi, l’article du Point du 10 janvier, intitulé « Cinéma : le couperet de Bruxelles », n’occupe qu’une courte colonne (p. 24). Mais aujourd’hui n’est tout de même plus hier. À la mi-janvier, une émission de France Culture a été programmée à l’occasion du problème soulevé par la commissaire européenne. Cette fois, les deux points de vue ont été invités à s’exprimer ; le premier a été défendu par un représentant des intérêts corporatistes de l’industrie française du cinéma, tandis que son opposant a, grosso modo, repris les arguments fondés sur les données précises que Jean Cluzel avait présentées en 2003, dans ce livre qui se signale par sa clarté, sa concision et la richesse de son information. Il n’y a aucun doute, me semble-t-il, que le bouillonnement médiatique sur le sujet de l’aide de l’État français à l’industrie cinématographique est appelé à prospérer, peut-être pendant de longues années. Déjà, la presse a dû repérer, malgré sa sympathie viscérale pour les intermittents du spectacle, qu’ils étaient traités avec plus de bénignité en France que chez nos voisins : un autre cadeau de l’autorité publique aux frais du contribuable. Déjà, la presse a dû remarquer que Gérard Depardieu, un immense acteur certes, avait touché des cachets plusieurs fois supérieurs à ceux des plus grandes stars d’Hollywood.

Propos_impertinents.indd 8

19/02/13 10:29


préface

ix

Cette histoire m’a aussi vivement intéressé en tant que sociologue parce qu’elle est une remarquable illustration du célèbre théorème d’Olson, selon lequel il est des cas où la puissance des lobbies est telle, qu’elle est capable de neutraliser toute opposition. Ce théorème s’applique particulièrement bien au cas de la France. En raison de l’organisation du pouvoir politique qui la caractérise, la décision publique y est, sur les grands sujets de débat, le fait de compromis passés entre l’exécutif et des lobbies qui, de par leur nature, ont vocation à défendre des intérêts corporatistes, mais aussi à présenter leurs intérêts comme coïncidant avec l’intérêt général. C’est pourquoi une grève de la sncf est immanquablement présentée comme motivée par le souci de l’intérêt général. Puisque le mot lobby vient de l’américain, une importante précision, malheureusement pas toujours suffisamment connue, s’impose ici. Les lobbies américains n’ont en effet rien à voir avec les lobbies français. Les premiers sont des groupes de pression officiels, les seconds des groupes de pression occultes, qui pour cette raison ont tout naturellement intérêt à tenter de se parer des plumes du paon. C’est pourquoi ces groupes de pression ont été naguère décorés du titre imposant de « corps intermédiaires », une donnée linguistique symptomatique. Toute la presse se rallia avec un bel ensemble à ce nouveau vocabulaire. Mais pourquoi aller rechercher la vénérable notion de « corps intermédiaires » ? À l’évidence pour légitimer la structure duopolaire du pouvoir politique, qui distingue la France des démocraties voisines. Il était utile d’anoblir les lobbies à la française en leur conférant un titre positivement valorisé par la grande philosophie politique, celle de Tocqueville notamment. Je souhaite me garder de toute généralisation abusive, mais cet exemple suggère que la structure duopolaire du pouvoir politique français a aussi pour effet d’en faire

Propos_impertinents.indd 9

19/02/13 10:29


x

propos impertinents sur le cinéma français

une machine à couvrir le vrai d’un voile pudique. Le cas étudié par Jean Cluzel a donc aussi l’intérêt, qui n’est pas mince, d’avoir une portée qui le dépasse. La structure duopolaire du pouvoir politique français différencie en profondeur la France des démocraties voisines. Quand on compare le Parlement français au Storting norvégien ou au Bundestag allemand, son pouvoir apparaît en effet comme réduit à la portion congrue. Quant à l’opinion publique, elle n’a d’autre ressource que de descendre dans la rue sur les sujets qui la concernent. En raison du duopole caractérisant en France le pouvoir politique, la notion du « pouvoir de la rue » est familière pour tout Français, mais à peu près intraduisible en anglais ou en allemand : un autre symptôme linguistique très parlant, car nos voisins comprennent mal qu’à côté des pouvoirs classiquement décrits par Montesquieu il faille introduire le « pouvoir de la rue ». C’est que, dans les démocraties voisines, la voix de l’opinion est davantage portée par une représentation nationale dotée de plus de pouvoir qu’en France. Mais il faut bien reconnaître que le financement du cinéma n’est pas un problème auquel l’opinion soit sen­sible. En conséquence, on peut sans doute prédire que, faute d’opposition en France même, le couple exécutif/ industrie du cinéma résistera bec et ongles aux pressions de Bruxelles. Puis-je ajouter encore que ce que Raymond Aron a appelé avec bonheur la « monarchie républicaine » française, ne favorise pas l’éclosion des esprits indépendants : la plus belle distinction qui puisse être conférée à l’auteur d’un livre portant sur des phénomènes économiques et sociaux, tout comme d’un livre relevant des sciences de la nature. À la minorité des esprits indépendants, Jean Cluzel appartient assurément. Raymond Boudon

Propos_impertinents.indd 10

19/02/13 10:29


avant-propos

Héraclite ou Crésus1?

Les thuriféraires du système français de financement du cinéma ne sont pas de l’avis d’Héraclite, pour lequel « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Car ils paraissent avoir pris Crésus pour modèle, qui, l’histoire nous l’apprend, utilisait avec habileté et continuité les sables aurifères de la rivière Pactole. Pour filer la métaphore, le fleuve d’Héraclite a été, pour la circonstance, transformé en canal où glissent les péniches chargées d’approvisionner en numéraire les commissions et les bureaux chargés, eux, de les répartir entre les équipes sélectionnées, non par les clients ni par le public, mais par ceux qui les attribuent au nom de commissions cooptées. Depuis quelques décennies, le système français qui assure le financement du cinéma n’a pas changé ; pas plus dans ses moyens que dans ses méthodes. Même s’ils ne sont pas aussi fastueux que ceux de Crésus, notre cinéma n’en dispose pas moins de sommes importantes, notamment du fait des obligations légales imposées aux chaînes de télévision. En sachant – le paradoxe est inquiétant –

1.  Héraclite, 520-460 avant J.-C. ; Crésus, 561-546 av. J.-C.

Propos_impertinents.indd 11

01/03/13 14:01


xii

propos impertinents sur le cinéma français

qu’elles financent ainsi le tournage de films sans les avoir choisis mais sans l’obligation – heureusement – de les mettre à leurs programmes. Au surplus, le financement des films français est sanctuarisé, puisqu’il a obtenu – au niveau international – de bénéficier du statut d’exception culturelle. Seul au monde. Mais qui se soucie des conséquences d’une telle entorse aux traités internationaux ? Quant aux détails du financement public, il est si savamment organisé et d’une complexité telle, qu’il faut être au moins conseiller à la Cour des comptes pour en suivre les méandres sans se perdre. À vrai dire, il repose indirectement sur les contribuables, puisque – outre les différents avantages fiscaux accordés au cinéma et à ceux qui participent à son financement – la Sécurité sociale, elle-même, est mise à contribution1. Ce système permet de donner aux acteurs des cachets que les médias ont rendus publics en janvier 2013, et dont certains seraient supérieurs à ceux versés par Hollywood aux mêmes stars. Mais la guerre des émoluments ne présente pas grand intérêt. On peut toujours discuter de tout. Ce qui compte, ce sont les résultats en termes de fréquentation des salles en France et à l’étranger, et, bien davantage, après un délai raisonnable, éventuellement, de leur insertion dans les programmes de télévision. Lorsque, sur la suggestion de Raymond Boudon, les puf ont décidé la réédition d’un ouvrage paru en 2003, 1.  En épinglant le régime d’assurance chômage, la Cour des comptes a relancé le débat sur la réforme globale du système. Malgré les réformes de 2003 et de 2007, les règles du régime dérogatoire pour les intermittents du spectacle restent plus favorables que celles du régime de droit commun : tout assuré qui justifie 507 heures de travail (soit environ 3 mois) a droit au chômage pendant près de 8 mois. Alors qu’il ne gère que 150 000 affiliés dont 88 000 sont indemnisés, le régime des intermittents du spectacle pèse très lourd (1,1 milliard d’euros en 2011) et il est financé par l’ensemble des cotisants. Mais c’est une question qu’il faut aborder avec beaucoup de prudence et d’humanité.

Propos_impertinents.indd 12

01/03/13 14:01


avant-propos

xiii

je n’ai posé qu’une condition, celle qu’aucune modification ne soit apportée à ce qui avait été alors imprimé. Puisque rien n’avait été modifié du côté des porte-parole du système, je devais loyalement ne rien changer aux analyses et propositions faites en 2003 à la suite d’un Rapport présenté (en 1998) au nom de l’Office parlementaire d’évaluation des politiques publiques tout en tenant compte de deux audits qui eurent en leur temps une célébrité méritée, celui de mon quasi-homonyme Jean-Paul Cluzel et celui du conseiller d’État Jean-Pierre Leclerc1. Ce sera au moins un point d’accord avec les défenseurs du système : leur ligne de défense demeure, la mienne aussi. J’ajouterai simplement deux anecdotes. La première remonte à l’hiver 2000. C’était à Moscou alors qu’avec quelques confrères nous devions remettre le Grand Prix de l’Académie des sciences morales et politiques à Alexandre Soljenitsyne. Au dîner qui précéda la cérémonie, plusieurs personnalités de passage à Moscou s’étaient retrouvées. Parmi elles, un spécialiste renommé du système français de soutien à l’industrie cinématographique. Croyant bien faire, la maîtresse de maison aiguilla rapidement la conversation sur ce sujet. Mais ce fut aussitôt le court-circuit, puisque, à mes analyses très critiques, on me répondit : « Monsieur, vous devriez savoir que les navets d’aujourd’hui seront les succès de demain. » Douze ans plus tard, j’attends toujours la réalisation de cette prophétie. La seconde eut Varsovie pour cadre, à peu près à la même époque. Il s’agissait d’une rencontre entre profes-

1. Le rapport dont j’étais chargé avait été présenté à l’Office émanant de la représentation nationale entre 1996 et 1998 sous deux majorités différentes ; cet organisme était composé de 12 députés et 12 sénateurs ; le bureau de l’Assemblée nationale avait lancé cette étude à la demande du groupe communiste (en 1996) qui souhaitait être renseigné sur la situation de notre cinéma.

Propos_impertinents.indd 13

19/02/13 10:29


xiv

propos impertinents sur le cinéma français

sionnels polonais et français du Septième Art. Je devais prendre la parole au début et à la fin de l’échange qui dura deux jours. Mais j’ai décidé de rentrer à Paris le premier soir en raison de la réponse faite par un représentant français aux doléances de nos hôtes polonais. Ceux-ci se plaignaient du manque de soutien financier de l’État pour l’industrie du cinéma. Voici la réponse française : « Faites comme nous. Si notre gouvernement ne répond pas à nos demandes de financement, il nous suffit d’envoyer au Journal de 13 heures une star chargée de rappeler le ministre de la Culture à l’ordre. Et l’affaire est réglée. ». Il était difficile d’être moins élégamment agressif…

De 2003 à 2012 À lire les bilans triomphants du Centre national du cinéma, le cinéma français ne connaît pas la crise : « Après une année 2011 exceptionnelle avec plus de 217 millions d’entrées, la fréquentation des salles de cinéma est restée en 2012 à un niveau élevé : 204 millions d’entrées. Un résultat qui demeure nettement au-dessus de la moyenne des dix dernières années, avec une quatrième année consécutive au-delà du seuil des 200 millions d’entrées (contre 193,2 millions par an en moyenne). » La part de marché des films français est de 40,2% (après une année 2011 déjà exceptionnelle avec 40,9%). «  Avec 82 millions d’entrées, la fréquentation des films français reste à un niveau supérieur à la moyenne des dix dernières années (75,4 millions). » Encore plus spectaculaire : « La fréquentation des films français à l’international en 2012 a atteint 140 millions d’entrées, un chiffre qui dépasse le précédent record de 2008 (84,2 millions d’entrées). ». Tout cela est bel et bon. Mais ces performances tien­ nent à un nombre limité de films. À l’international, en

Propos_impertinents.indd 14

19/02/13 10:29


avant-propos

xv

particulier, les résultats exceptionnels de 2012 s’expliquent par les performances hors norme de trois films qui concentrent à eux seuls les deux tiers de la fréquentation globale recensée dans les salles étrangères : The Artist (13 millions d’entrées), Intouchables (31 millions d’entrées) et Taken 2 (46 millions d’entrées). Ce déséquilibre illustre le fossé croissant entre le nombre de films produits et les résultats qu’ils obtiennent, en France, en termes de fréquentation. En 2012, le nombre de films français « agréés » a atteint 279, soit + 32% par rapport à 2003. Évolution de la production cinématographique française Films agréés films d’initiative française

2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 183

167

187

164

185

196

182

203

207

209

dont films 100% 105 français

130

126

127

133

145

137

143

152

139

78

37

61

37

52

51

45

60

55

70

29

36

53

39

43

44

48

58

65

70

212

203

240

203

228

240

230

261

272

279

dont films de coproduction Coproductions à majorité étrangère Total

Or, que peut-on observer sur le nombre d’entrées obtenu par des films français ? Sur les dix dernières années, il n’a pas progressé de manière significative, les « bonnes années » étant celles où un ou deux films font un score exceptionnel : Les Bronzés 3 en 2006 ; Bienvenue chez les Ch’tis en 2008 ; Intouchables en 2011 ; Sur la piste du Marsupilami et La Vérité si je mens 3 en 2012.

Propos_impertinents.indd 15

19/02/13 10:29


xvi

propos impertinents sur le cinéma français

Évolution de la fréquentation cinématographique en France Entrées 2003 (millions)

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

74,1

Films français

60,5

75,3

64,2

84,2

65,2

86,4

73,7

88,8

82

Films américains

90,5

93,4

80,4

83,4

87,5

82,3 100,0 98,1

99,4

92,5

Films européens

19,7

19,1

27,6

16,9

22,1

17,9

28,9

49,7

20,2

31,0

Autres films

12,8

Total

173,5 195,6 175,6 188,7 178,4 190,2 201,5 206,9 217,1 204,31

7,8

3,4

4,2

3,6

3,6

7,1

3,5

Environ 80% de la totalité des entrées est réalisée, chaque année, par les films ayant fait plus de 500 000 entrées. En 2012, 33 films français et 51 films américains sont dans cette fourchette. Mais l’observation de l’évolution des chiffres de fré­­ quentation depuis 2003 démontre que ce rapport tend à se creuser d’année en année au profit de la production américaine et au détriment de la production française, du fait de la logique économique et de la politique de « blockbuster » des distributeurs et des exploitants. Sur les films grand public, la domination américaine est encore plus nette. En 2012, 4 films français ont réalisé plus de 3 millions d’entrées, alors que 8 films américains sont dans ce cas.

1. Source cnc, données provisoires au 31 janvier 2013.

Propos_impertinents.indd 16

19/02/13 10:29


avant-propos Films ayant réalisé plus de 500 000 entrées

xvii

2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012

Films français

32

34

39

39

31

39

39

34

35

33

Films américains

40

48

41

49

38

50

50

48

59

51

Films ayant réalisé plus 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 de 3 millions d’entrées Films français

3

4

1

7

2

2

3

5

2

4

Films américains

7

4

4

3

5

7

6

9

5

8

De l’art de la mise en bouche On peut certes se réjouir, avec le cnc, de ce que le cinéma français conserve une part de marché importante sur son territoire, mais c’est se masquer une réalité. En effet, pour comprendre ce qui sépare ceux qui comparent des chiffres bruts de ceux qui jugent en termes culturels, il suffit d’analyser ce qui se passe du côté de la télévision, qui constitue aujourd’hui le principal mode de diffusion des films de cinéma. (En 2011, 199 films ont été diffusés en première partie de soirée sur tf1, France 2, France 3 et M6. Ils ont réuni une moyenne de 3,93 millions de téléspectateurs.) De ce point de vue, le bilan est tout à fait significatif. En 2003, sur les 50 meilleures audiences, on recensait

Propos_impertinents.indd 17

19/02/13 10:29


xviii

propos impertinents sur le cinéma français

33 fictions françaises, aucune fiction étrangère, 4 films français, 1 seul film américain. En 2012 (année de l’élection présidentielle et des Jeux olympiques), sur les 50 meilleures audiences, on recensait 1 fiction française, 20 fictions américaines, 2 films français1, 2 films américains. Les 50 meilleures audiences à la télévision selon le genre 2003

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

Fiction française

33

25

28

21

3

8

0

1

1

1

Fiction étrangère

0

0

2

3

25

28

39

30

41

20

Films français

4

7

3

5

1

4

3

2

1

2

Films étrangers

1

3

5

2

3

2

0

1

1

2

Source : Médiamétrie

Depuis 2007, la quasi-disparition de la fiction française dans ce palmarès au profit de la fiction étrangère est pour le moins préoccupante, d’autant plus qu’elle est à contresens de ce que l’on observe dans la plupart des pays étrangers – Grande-Bretagne et Allemagne, mais aussi Italie, Pays-Bas et Suède –, où l’on constate au contraire un renforcement de l’audience des fictions nationales. C’est l’autre grande conséquence du système français de soutien à la production audiovisuelle, d’avoir sacrifié le financement de la création de fictions destinées à la télévision, au profit de la production cinématographique.

1.  La Grande Vadrouille (1966) et Les Bronzés font du ski (1978).

Propos_impertinents.indd 18

19/02/13 10:29


avant-propos

xix

Peut-être n’aurions-nous pas dû oublier que nous sommes le pays des frères Lumière, d’un Léon Gaumont, d’un Charles Pathé et de Méliès, lorsque, à la fin du xixe siècle, la France avait ouvert de façon conquérante le marché mondial du cinéma… Mais il y a bien longtemps, et peut-être nous faudrait-il vraiment savoir exister en ce début de siècle ? Il y a de toute évidence en France des créateurs de talent et des producteurs de valeur. Ce ne sont donc pas les personnes qui sont en cause, mais le système corporatiste, de plus en plus inadapté.

Et si le Parlement était entendu ? Les conclusions de l’Office parlementaire adoptées le 8 juillet 1998 et publiées par le bureau de l’Assemblée nationale le 7 octobre de la même année sont les parfaites synthèses de vérités connues et reconnues sur l’un des éléments les plus importants de la diffusion de la culture française. Voici brièvement résumé l’essentiel de ce Rapport (en 1998 !) : —— globalement, l’objectif de maintenir un cinéma français est atteint, mais au prix fort ; —— nous sommes passés d’une logique d’amortissement des coûts de production et de diffusion (par les spectateurs) à une logique de préfinancement à la charge d’organismes publics ou privés ; —— ce dispositif a contribué à déconnecter les entreprises du cinéma des contraintes du marché, c’est-à-dire du choix du public ; —— il a entraîné une perte de responsabilités en limitant quasi totalement la prise de risques ; —— la pénétration des films français en Europe est à un niveau très bas ; elle est pratiquement nulle dans la plus grande partie du globe.

Propos_impertinents.indd 19

01/03/13 14:01


xx

propos impertinents sur le cinéma français

Les résultats restent médiocres par rapport aux efforts déployés et aux financements obligatoires. L’explication en est simple : le dispositif français s’analyse comme un mécanisme d’encadrement et de redistribution d’obligations légales. Sans doute aurait-il fallu se souvenir que Crésus n’avait profité que d’avantages sans pérennité, alors que la formule d’Héraclite demeure éclatante de vérité. J. C.

Propos_impertinents.indd 20

01/03/13 14:01


Le démagogue et le réformateur « Et d’abord qu’est-ce qu’un démagogue et comment le distinguer d’un ami du peuple ? Si l’on veut donc bien marquer le trait qui distingue le démagogue du réformateur, ami du peuple, il faut insister sur cette différence : le réformateur signale un mal particulier et propose en même temps un moyen pratique et spécial de le guérir. Le démagogue, au contraire, s’en tient aux déclarations vagues et perpétuelles sur l’inertie ou la mauvaise volonté de l’État, sans révéler à l’État aucun moyen d’étendre à tous les citoyens la jouissance égale des biens de la terre. On voit aisément combien cette tactique, si connue du démagogue dans les sociétés modernes, est favorisée par la doctrine qui charge l’État du bien-être de tous les corps, comme on le chargeait autrefois du salut de toutes les âmes. »1 Anatole Prévost-Paradol, La France nouvelle, Michel Lévy, 1868 (p. 367-368).

Friands de rhétorique, les Français préfèrent inscrire les réformes dans leur Constitution ou leurs lois, plutôt que les appliquer ; sans trop se soucier des résultats. À l’aube du XXIe siècle, la situation du cinéma français en fournit le triste exemple. Mais, pour ne pas désespérer d’un peuple à qui l’Histoire doit beaucoup, pourrait-on lui proposer non les réformes qu’il a pris l’habitude de refuser, mais les adaptations indispensables à son environnement, c’est-à-dire à la mentalité et aux objectifs des peuples avec lesquels il a décidé de construire l’Europe ? 1. Extraits d’une citation parue dans Commentaire, p. 315, no 102, été 2003.

Propos_impertinents.indd 21

19/02/13 10:29


Propos_impertinents.indd 22

19/02/13 10:29


Touche pas à mon cinéma

C’est le conseil, qu’avec fermeté, me donnaient cinéastes et cinéphiles, lorsque, devant eux, j’osais exprimer mes inquiétudes quant à l’avenir du cinéma français. Quelles que fussent les origines de ces mises en garde, nos responsabilités – collectives – m’ont conduit à passer outre. Pendant de nombreuses années, j’ai mené le même combat pour notre télévision ; avec un succès mitigé, je dois l’admettre. Mais, à contempler le « paysage audiovisuel français » au début de ce siècle, n’avais-je pas eu raison de critiquer la politique suivie ? Et pourtant, aux yeux des détenteurs du pouvoir, j’avais eu tort ! Le tort de ne pas chanter à l’unisson les louanges de notre système d’organisation et de production audiovisuelles pourtant régulièrement mis à mal ; le tort de m’attrister du montant des ressources garanties des chaînes publiques les plus basses d’Europe – à peine le quart de celles de l’Allemagne1 ; le tort de dénoncer les dizaines de milliards (de francs) gaspillés dans des projets absurdes ou des abandons démagogiques ; le tort de stigmatiser le record de trains de réformes accompagnées de charrettes de décrets aussi inutiles que néfastes ; le tort, enfin, d’imaginer que David gagnait toujours contre Goliath. 1. Le Débat, no 121, septembre-octobre 2002, p. 178 et s.

Propos_impertinents.indd 1

19/02/13 10:29


2

PROPOS IMPERTINENTS SUR LE CINÉMA FRANÇAIS

Le combat que, depuis de nombreuses années, je mène pour le cinéma serait-il de même nature pour aboutir aux mêmes résultats ? Vraisemblablement. À ceci près que les intrigues sont ici plus raffinées, les manœuvres plus subtiles, les supercheries moins facilement décelables, les lobbies encore plus efficaces et l’opinion publique plus adroitement manipulée au détriment d’une industrie et d’un art beaucoup plus fragiles. Le statut dont bénéficie le cinéma français a pour conséquence d’en masquer les risques tout en contribuant à isoler notre pays au sein des instances internationales. La situation est si grave1 que l’on ne sait plus distinguer les bonnes des mauvaises propositions dans le déferlement de rapports qui, depuis une dizaine d’années, s’entassent dans les bureaux du gouvernement et du Parlement. Mais ceux qui aiment vraiment le cinéma devront bien quelque jour réagir au drame qui, sous leurs yeux, se noue. Car de son issue dépendront la place et l’influence de notre culture en Europe et dans le monde. C’est à un changement de perspectives que souhaite aboutir ce livre, à un discernement rigoureux des faiblesses de notre cinéma, afin d’en dégager mieux les forces et les possibilités. Je n’ose espérer que cette modeste contribution puisse jouer le rôle que put avoir celle d’un François Furet dans la construction d’une histoire lucide et délivrée de ses a priori idéologiques. C’est, néanmoins, au même effort de lucidité que j’invite le lecteur.

1. Le 4 juin 2003 sur France 3 dans l’émission animée par Anne Sinclair « Le choc des cultures » : « Le cinéma français peut-il mourir » ; sa conclusion : « Non, il ne peut pas mourir, mais il est en danger » (Le Monde du 5 juin 2003).

Propos_impertinents.indd 2

19/02/13 10:29


PREMI ÈRE PARTI E

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

LA LANGUE DE BOIS SUR FOND DE CRISES

UNE GUERRE DE CENT ANS

LE COQ, L’AUTRUCHE ET LE PÉLICAN

FONT LEUR CINÉMA

LA MÉTHODE COUÉ

LE CINÉMA FRANÇAIS SACRIFIÉ ?

Propos_impertinents.indd 3

19/02/13 10:29


Propos_impertinents.indd 4

19/02/13 10:29


Chapitre 1

LA LANGUE DE BOIS « Qui dit la vérité doit avoir un cheval pour décamper le plus vite possible. » Liève Joris1

Tous les rapports consacrés à notre cinéma national commencent, après les congratulations d’usage, par trois constats. Le premier salue les performances de la production cinématographique française dont le nombre de films ne cesse d’augmenter ; le second se félicite des financements mis en permanence à la disposition de cette production ; quant au troisième, il met en garde contre le risque d’une crise majeure susceptible de porter atteinte à l’existence même de notre cinéma. Mais professionnels et lobbyistes ne prêtent attention qu’aux deux premiers – ceux qui les flattent – jamais au troisième – celui qui les dérange. En un petit quart de siècle, ils se sont – pour la bonne cause prétendent-ils – transformés en frères quêteurs. Leur adresse et leur efficacité consistent à faire tenir pour vraie cette erreur que notre cinéma ne dépend que de l’importance et de la pérennité des aides publiques mises à leur disposition. L’air bien connu du « cinéma qui se bat pour son financement » ne scandalise personne puisque chacun, de sa plume ou de sa voix, s’enrôle dans les 1. Danse du Léopard, traduit du néerlandais par Daniel Losman, 512 p., Actes Sud, 2002.

Propos_impertinents.indd 5

19/02/13 10:29


6

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

bataillons formés et mobilisés pour, disent-ils, défendre la création et le cinéma. Or, s’engager pour seulement assurer le financement de la production cinématographique et non pour faire rayonner notre cinéma dans le monde, équivaut à mener un combat d’arrière-garde ; comme si les problèmes du cinéma se limitaient au nombre de films produits grâce aux aides publiques. Comme si l’on ne voulait rien comprendre de la complexité du cinéma – art et industrie – ; ni de la révolution qui modifie de façon vertigineuse les moyens de production, de diffusion et les modes de « consommation » des films ! On me permettra donc de présenter des analyses critiques dont les conclusions se trouvent à l’opposé de ce qu’il est convenu de considérer comme un modèle de politique en faveur d’une production cinématographique nationale. Je le ferai même si – de la part des thuriféraires du système de soutien – je ne devais m’attirer qu’incompréhensions et quolibets ; ce qui ne serait pas grave. En revanche, si mes propos devaient blesser les amoureux du cinéma et ceux que je respecte sincèrement parce qu’ils lui ont consacré leur vie, alors je le regretterais. C’est simplement par devoir de lucidité que je m’exprime. Mes analyses, aussi critiques soient-elles, ne sont que l’expression de la volonté d’être, pendant qu’il en est temps encore, utile à notre cinéma et à notre culture. Si nos armes sont différentes, le combat est le même. C’est le leur et c’est aussi le mien.

Au théâtre de l’Ambigu Il est dommage que la salle parisienne qui portait ce nom ait disparu en 1966, car elle aurait pu abriter le mélo-

Propos_impertinents.indd 6

19/02/13 10:29


LA LANGUE DE BOIS

7

drame du cinéma français où, selon la loi du genre, on aurait montré « les crimes perpétrés contre la vertu » ou, en termes s’appliquant à notre sujet, les conséquences maléfiques de ce que l’on appelle à tort un « système de soutien au cinéma » ; à tort, puisqu’il a pour seule logique de financer la production du plus grand nombre possible de films et que son objectif est purement quantitatif. Tout part de cette ambiguïté qui se trouve à la racine du mal, car tous les films ne font pas du cinéma. À quelques exceptions près, seuls comptent ceux qui trouvent leur public. En effet, le cinéma ne se limite pas aux scénaristes, aux producteurs, aux artistes et aux techniciens ; le cinéma ce sont aussi les diffuseurs et les exploitants de salles : le cinéma, ce sont aussi les critiques et les médias ; le cinéma, c’est aussi le public1. D’où il ressort que soutenir le cinéma ne se limite pas à garantir le financement du plus grand nombre possible de films sans tenir compte des choix du public. Et pourtant, un rapport2, commandé par le ministre de la Culture et de la Communication à un conseiller d’État (Jean-Pierre Leclerc), a bien pour titre : « Réflexions sur le dispositif français de soutien à la production cinématographique ». Mais les professionnels ont fait l’amalgame en traduisant : « Réflexions sur le dispositif français de soutien au cinéma ». « Car, s’exclament-ils en chœur, c’est la même chose. » Eh bien non, ce n’est pas la même chose et je m’en explique. Jean-Pierre Leclerc analyse la situation en 2002 d’un système de financement consacré – par les pouvoirs publics, à la demande des professionnels – à la production de films. Il ne s’intéresse donc ni au public national, 1. Sur France Inter, le 29 mai 2003 à 20 h 45 de Marc Ferro : « Un film appartient autant à ses spectateurs qu’à ceux qui le font. » 2. En février 2003.

Propos_impertinents.indd 7

19/02/13 10:29


8

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

ni au public international fidèles au cinéma français, puisqu’on ne le lui a pas demandé. Pas plus qu’il ne s’intéresse aux dérives financières et sociales dues à un système cogéré entre professionnels et fonctionnaires, car on ne le lui avait pas davantage demandé. En fonction de sa lettre de mission, Jean-Pierre Leclerc s’est donc normalement et seulement inquiété des sources de financement risquant de diminuer – voire de disparaître – (celles en provenance de Canal+ et autres chaînes de télévision) ; puis il s’est ingénié à en proposer de nouvelles. C’est pourquoi ce rapport excelle dans l’art de trouver de nouveaux moyens de financement. La dichotomie est donc totale entre le film produit et le public. Avec une grande honnêteté intellectuelle, le rapport consacre cependant ses premières pages au rappel de bien utiles vérités : Les films français à l’étranger 1 : « La reconnaissance mondiale des “genres” français et des acteurs qui les illustraient s’est progressivement muée en une diffusion plus modeste, voire confidentielle, de la production nationale sur les marchés étrangers » ( p. 11). Absence de relais bancaires : « Pour l’ensemble de ces motifs – marché étroit, risques élevés et rentabilité faible –, les pouvoirs publics ont très tôt fait le constat que l’industrie cinématographique intéressait peu le secteur bancaire » ( p. 13). L’inflation des budgets : « La production cinématographique demeure soumise aux tensions inflationnistes. Alors qu’il était à peu près stable, en francs courants, de l’après-guerre au milieu des 1. Les intertitres sont de l’auteur.

Propos_impertinents.indd 8

19/02/13 10:29


LA LANGUE DE BOIS

9

années 1970, le coût moyen des films a ensuite fortement progressé, augmentant de 770 % entre 1980 et 2000, chiffre sans rapport avec l’évolution de l’indice des prix à la consommation » ( p. 24).

La fragmentation à l’infini des sociétés de production « La dispersion des structures de production semble s’être encore accrue. Selon le CNC, le nombre de sociétés de production agréées, de l’ordre de 500 dans les années 1980, s’est élevé à près de 1 800 en 2001, atteignant un record historique. Néanmoins, seules 123 d’entre elles avaient produit, en moyenne, un film ou deux par an au cours des années 1999 à 2001 » ( p. 25). « Toujours selon le CNC, le capital social de la majorité de ces structures était égal au minimum prévu par la loi, soit 45 700 E. De fait, l’actif de ces sociétés était essentiellement constitué de parts de négatifs éventuellement conservées sur les films produits et de la réputation professionnelle dont jouissaient leurs dirigeants » (p. 25).

Les sanctions du public « En 2001, 20 films français ont réalisé plus de 1 million d’entrées, dont 6 à plus de 2 millions et 4 à plus de 5 millions (Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, La vérité si je mens – 2, Le placard, Le pacte des loups). La part du marché des films français était de 41 % et celle des films américains de 46 % » ( p. 38-39). « En 2002, 14 films ont réalisé plus de 1 million d’entrées dont 4 à plus de 2 millions (Huit femmes, Le boulet, L’auberge espagnole, Asterix mission Cléopâtre). Seul

Propos_impertinents.indd 9

19/02/13 10:29


10

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

Asterix a réalisé plus de 5 millions d’entrées (14,5, soit le deuxième meilleur score pour un film français depuis La grande vadrouille). La part de marché des films français est égale à 34 %, celle des films américains s’établit à 52 % » (p. 39).

Produire avec obstination des films qu’obstinément le public refuse d’aller voir Le sentiment s’impose que se tourne une page de l’histoire du cinéma français, car se profilent à l’horizon des facteurs de rupture dont il faudra bien un jour tenir compte. Le premier est la crise de Canal+, menacé à la fois par l’éclatement de la bulle des nouvelles technologies, la saturation annoncée de son marché national et la crise que connaissent, de façon générale, les films de cinéma présentés à la télévision. Le deuxième est lié à la fragilité du secteur de la distribution, qui reste le « maillon faible » de la filière. Le troisième est la menace, plus proche qu’on ne l’imagine, d’un impératif européen qui, sous couvert de libre-circulation interne, fera objectivement l’affaire du cinéma américain. En effet, il existe une logique propre à la direction de la concurrence à Bruxelles, qui la pousse à remettre en cause ce qu’elle considère comme une aide d’État, incompatible avec les règles du marché commun définies par le traité de Rome en 1957. À cette affaire que la France s’obstine à considérer comme faisant partie d’un secteur, pour elle, non négociable, il faudra bien trouver une solution européenne. Et pour que tout soit clair, il faut rappeler qu’en l’an 2000, sur 208 films français sortis cette année-là,

Propos_impertinents.indd 10

19/02/13 10:29


LA LANGUE DE BOIS

11

plus d’une centaine n’a totalisé que 1,9 % des entrées, soit quelques petits milliers de spectateurs par film...1. La même année, on apprenait que le « navet français » était hors de prix ; autrement dit que les mauvais films coûtaient très cher. Diviser le coût d’un film par le nombre de spectateurs donne des résultats effrayants2. Tout cela est parfaitement connu depuis les analyses développées dès 1992, dans le cadre d’un rapport commandé par le ministre de la Culture à mon presque homonyme Jean-Paul Cluzel. Sans exceptions, tous les rapports publiés par la suite ont décrit l’ambiguïté qui se trouve à l’origine de « crimes perpétrés contre la vertu », crimes de lèse-public dont le responsable n’est autre que notre système de soutien à la production cinématographique3.

Un bilan accablant En effet, le plus préoccupant n’est pas le gaspillage d’énergie, de talent et d’argent. Ce sont ses conséquences culturelles. Que l’on en juge. La France produit beaucoup de films, mais pour les fictions destinées à la télévision, elle se situe loin derrière l’Allemagne, la Grande-Bretagne, et même l’Espagne ou l’Italie. D’après l’Observatoire européen de l’audiovisuel, en 2001, l’Allemagne a produit 1 800 heures de fiction, le Royaume-Uni 1 463 heures, l’Espagne 1 306, l’Italie 761 heures, la France 553 heures seulement. C’est ainsi 1. Rapport Sénat no 276, annexe Michel Fansten, p. 59. 2. Capital, février 2000, dans un article intitulé : « Cinéma : la machine à faire des flops. » 3. L’année 2001 fut une année exceptionnelle, mais sur les 1 300 films français sortis entre 1995 et 2001, 700 – soit plus de la moitié – n’ont pas atteint 25 000 entrées.

Propos_impertinents.indd 11

19/02/13 10:29


12

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

que notre pays représente le seul cas d’industrie nationale de programmes ayant un niveau de production inférieur à celui de 19961.

Les enjeux : culture, démocratie et civilisation La vigueur et la multiplicité des prises de position en faveur de l’exception (ou de la diversité) culturelle ne doivent pas masquer la puissance qui, à notre époque, est celle des producteurs d’images américaines. Quels pays seront, dans ce domaine, les plus entreprenants, les plus efficaces ? Quelles cultures seront assez fortes, assez présentes sur les réseaux de diffusion pour faire entendre leurs messages ? Mais – dans leur grande majorité – spectateurs, téléspectateurs et autres internautes n’ont pas conscience de la constitution de ce vaste réseau d’influence à qui les impératifs de la culture, de la démocratie et de la civilisation sont assez étrangers. Or, si en démocratie, c’est le nombre qui l’emporte, encore faut-il que ceux qui sont le nombre le sachent. C’est pourquoi le risque est grand que, dans le face-à-face entre producteurs et diffuseurs d’un côté, consommateurs de l’autre, les premiers dominent de plus en plus facilement les seconds, grâce aux moyens d’influence de toutes sortes dont ils disposent. Sous nos yeux, l’imaginaire mondialisé nivelle les cultures et installe dans une étrange anomie les foules 1. En 2001 toujours, d’après le CSA, et malgré les contraintes introduites par les quotas, sur 2 280 heures de fiction diffusées par France 2, la fiction française représentait 560 heures (25 %), la fiction américaine 1 025 heures (45 %). En 1996, pour 1 978 heures de fiction diffusées par la chaîne, la production américaine avait représenté 674 heures, pour 565 heures de fiction française. Cette évolution s’est-elle faite au profit du cinéma français ? Non : en 2001, la chaîne a diffusé 70 films français, dont 39 en première partie de soirée. En 1996, elle avait diffusé 112 films français, dont 56 en première partie de soirée.

Propos_impertinents.indd 12

19/02/13 10:29


LA LANGUE DE BOIS

13

humaines qu’elle soumet aux règles et à la normalité que lui imposent les modes médiatisées. Si nous ne réagissions pas, nos sociétés seraient aussi profondément dévastées que le furent certaines régions du globe par le colonialisme au XIXe siècle. De nos jours, on ne peut croire qu’il existerait des frontières étanches à la désagrégation sociale, ni que des images consommées à haute dose, sans veille critique, puissent être sans influence sur l’évolution d’une société ; c’est ainsi que notre insouciance pourrait rapidement devenir destructrice. Dans l’intérêt de notre cinéma il nous faut donc commencer par poser les questions que l’on estime indécent d’évoquer. Ces questions, les voici : — Pourquoi favoriser une politique de financement de films qui sont, à ce point, rejetés par le public ? — Pourquoi refuser d’admettre que l’impact culturel d’un film est lié à l’importance de sa diffusion et, par conséquent, de son succès auprès du public ? — Pourquoi refuser d’admettre que le « résultat culturel » d’un film à diffusion restreinte – voire confidentielle – est aussi limité que peut l’être son résultat économique ? Bien que ce ne soit pas une vérité absolue, il existe une dépendance évidente entre les résultats culturels et l’accueil du public. — Pourquoi refuser de prendre en compte de telles vérités ? Sachant que les Américains en ont toujours fait les bases de leur politique cinématographique comme naguère nous savions le faire ! À l’origine, les objectifs affichés du système français furent à la fois économiques et culturels, tandis que les résultats obtenus étaient conformes à cette double ambition. Tel n’est plus le cas maintenant puisque les objectifs économiques – liés à la sanction du public – sont niés, pour la plupart.

Propos_impertinents.indd 13

19/02/13 10:29


14

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

Par contre, les objectifs effectifs correspondant à l’attente des corporatismes sont toujours rigoureusement atteints ; c’est d’abord un objectif de production de films de plus en plus nombreux, quels que soient les choix du public. C’est ensuite un objectif productiviste : faire travailler des entreprises, protéger des emplois quels qu’en soient les coûts culturels (audience confidentielle à l’étranger), financiers (prix et financement des films) ou sociaux (intermittents du spectacle). Si bien que la gestion planifiée entre professionnels et fonctionnaires a pris aussi bien le grand que le petit écran du cinéma français au piège d’un système n’existant plus qu’au travers de ses propres lois ; sans se préoccuper ni du public ni des gaspillages de talents, d’énergie et d’argent.

Propos_impertinents.indd 14

19/02/13 10:29


Chapitre 2

UNE GUERRE DE CENT ANS SUR FOND DE CRISES

Le cinéma français est, depuis sa naissance, confronté à un terrible défi : celui de devoir mener contre son concurrent américain une véritable guerre de cent ans ! C’est le 28 décembre 1895 au Grand Café – boulevard des Capucines à Paris – que naissait le 7e art. Rien ne dit que ce jour-là, une muse se soit penchée sur son berceau pour lui faire cadeau de la vie éternelle. Toute vie est un combat et, dès son enfance, le cinéma français devait l’apprendre à ses dépens. Le documentaire et la fiction sont pourtant nés dans notre pays ; avec les frères Lumière qui filment l’entrée d’un vrai train dans une vraie gare, et Méliès qui reconstitue en studio et le train et la gare. Profitant du triomphe que rencontre le cinématographe Lumière, trois Français s’élancent dans la production et l’exploitation de films : un artiste Georges Méliès et deux hommes d’affaires, Charles Pathé et Léon Gaumont. À eux trois en une petite dizaine d’années, ils vont conquérir le marché mondial. « Pendant quelques années, le premier Hollywood du monde a déroulé ses fastes en France. Il s’étendait vers 1900, autour de la rue des Vignerons à Vincennes. C’était l’empire de Charles Pathé, où 1 000 employés fabriquaient avec un brio oublié ces comédies anarcho-loufoques qui couraient la

Propos_impertinents.indd 15

19/02/13 10:29


16

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

planète (...) L’ironie, l’œil frisant, l’élégance des robes et les moustaches en croc étaient alors en vogue (...) C’est aussi le temps de Max Linder, le premier comique du cinéma à jouir d’une renommée universelle. »1

Et pourtant, dès 1896, les rivaux américains des frères Lumière lancent une campagne ayant pour thème : « L’Amérique aux Américains ». À Washington, on s’empresse de voter une loi rétroactive sur les droits de douane – le Dingley Bill – qui permettait de rendre illégale toute entrée de matériel déjà effectuée, si bien que le 28 juillet 1897, le représentant de la maison Lumière, craignant d’être arrêté, dut prendre la fuite en barque pour rejoindre un transatlantique en partance. Aux États-Unis la guerre fait rage entre des sociétés qui se disputent les brevets d’invention et prétendent à l’exclusivité du marché. Dès 1900, la Grande-Bretagne se lance dans le cinéma ; entre 1905 et 1909 on commence à tourner en Italie, au Danemark, en Russie, en Pologne, en Suède... Charles Pathé, conscient que la suprématie française devait s’appuyer sur des productions locales, crée des filiales à l’étranger : Barcelone en 1906, Moscou en 1907, Rome, Londres, Vienne et Budapest en 1909, puis en 1910 aux États-Unis où Pathé Frères produit notamment les premiers films de Pearl White ; rapidement la firme française va s’emparer de la moitié du marché américain. En 1912-1913 la domination du cinéma français est presque totale ; puisqu’à cette époque il occupe 85 % des écrans du monde entier. « Les premiers chefs-d’œuvre de l’écran sont français », rappelle Jean Tulard : Du voyage dans la lune à L’assassinat du duc de Guise. Suivront le Napoléon d’Abel Gance et Thérèse Raquin de Feyder. 1. Arte : « Le temps de Max », 26 décembre 2000. Compte rendu paru dans Télétemps, no 34, décembre 2000.

Propos_impertinents.indd 16

19/02/13 10:29


UNE GUERRE DE CENT ANS SUR FOND DE CRISES

17

Mais, en 1914, la production cinématographique française s’effondre, l’effort de guerre excluant toute autre activité. La paix revenue, notre cinéma, affaibli financièrement après cinq longues années d’inactivité, découvre qu’il a été dépassé par les Américains autant que par les Scandinaves et les Allemands ; ces derniers produisent 474 films de long métrage en 1922 et 271 en 1924 alors que la production française en aligne péniblement 70. Durant ces années, l’Allemagne a montré le chemin ; estimant qu’en raison de sa défaite militaire elle n’était liée par aucun accord international, elle décide d’appliquer un contingentement à l’importation des films afin de protéger sa production. En 1927, la Grande-Bretagne vote le Cinématograph Film Act créant un quota progressif : 7,5 % de films anglais en 1927 avec une augmentation annuelle régulière pour atteindre 20 à 25 % en 1935. La même année, l’Italie se dote à son tour de quotas ; désormais 10 % des films présents sur ses écrans seront italiens. En France, le profil de la production a complètement changé. Les trois grandes compagnies d’avant 1914 sont sur la touche : Pathé et Gaumont ont décidé de se consacrer à la distribution ; quant à Méliès, il a fait faillite. Dès 1920, des comités de défense se créent pour exiger des quotas à hauteur de 25 % en faveur des films français. Jusqu’en 1928, des commissions se succèdent sans conclusion jusqu’à ce que l’on aboutisse à un accord négocié par Édouard Herriot avec les États-Unis : les Américains pourront sortir 9 films en France s’ils achètent 1 film français ; mais l’échec fut immédiat puisqu’en 1928 les Américains achetèrent 30 films français – dont peu furent exploités – tandis qu’ils en présentaient 270 en France ; la lettre de l’accord était respectée, pas l’esprit !

Propos_impertinents.indd 17

19/02/13 10:29


18

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

Première crise : du marché mondial au marché francophone Les grands cinéastes du muet n’avaient jamais considéré la parole comme un atout. Pour eux, elle n’était qu’un pouvoir creux et trompeur destiné à impressionner, alors qu’ils voulaient élever le cinéma muet au rang d’art autonome. Marcel L’Herbier avec L’Argent, Luis Bunuel avec Un chien andalou, Theodor Dreyer avec La Passion de Jeanne d’Arc, avaient produit des chefs-d’œuvre. Mais avec l’arrivée du « parlant », le cinéma français a cessé d’être mondial pour devenir francophone. C’est alors que les États-Unis et l’Allemagne, les deux plus gros producteurs de l’époque choisissent – pour faire échec aux quotas – de tourner leurs films en différentes versions : française, anglaise, allemande, suédoise, espagnole... bien que l’invention du doublage en ralentisse la pratique.

Deuxième crise : du noir à la couleur Du noir considéré comme artistique à la couleur considérée comme vulgaire ! Henri Jeanson1, l’un des plus fameux dialoguistes du cinéma français (Hôtel du Nord) alors qu’il assistait à la projection de Jeunes filles à marier, l’un des premiers films en couleurs, s’écrie : « Jules Berry a de belles joues. Josseline Gaël est écarlate, la mer est plus bleue que le ciel, les murs de l’hôtel vert pomme. Que de peinture ! Que de peinture ! Ce n’est pas un film. C’est une croûte ! » 1. Critique publiée dans Le Canard enchaîné du 24 juillet 1935 ; citation reprise dans Jeanson par Jeanson, Éditions René Château, 2000.

Propos_impertinents.indd 18

19/02/13 10:29


UNE GUERRE DE CENT ANS SUR FOND DE CRISES

19

De 1932 à 1939 les accords bilatéraux permettent cependant au cinéma français de conserver quelques atouts ; et c’est à cette époque que, grâce à la qualité de ses films, il compte beaucoup de succès. René Clair sait utiliser le son comme une composante dramatique ou un contrepoint de l’action avec, entre autres, Le Million (1931). Après lui se confirment des talents qui assurent la renaissance d’un cinéma original et novateur, annoncée par L’Atalante de Jean Vigo (1934) et par quelques films de Jacques Feyder (Pension Mimosa, 1935). Ces réussites sont à porter au crédit du « réalisme poétique » ; les cinéastes, soutenus par des scénaristes comme Jacques Prévert, font un cinéma imprégné des rêves et des désillusions du temps. Cette époque est illustrée par des figures célèbres : Renoir (La grande illusion), Duvivier (Pépé le Moko), Marcel Carné (Quai des Brumes), René Clair (Sous les toits de Paris)... « Le public roi jouit alors d’un très grand respect », constatent deux historiens du cinéma, Jean Collet et Claude-Jean Philippe. La Seconde Guerre... Dans les années 1940-1944, malgré la censure, l’industrie cinématographique française n’est guère touchée. Le public est nombreux, la concurrence inexistante, le marché captif – comme les Français – et les salles combles. On se précipite pour voir les films de Becker, Clouzot, Autant-Lara, Bresson, Delannoy et bien d’autres, qui mettent en scène Jean Gabin, Suzy Delair, Pierre Fresnay, Saturnin Fabre, Danièle Darrieux, tant d’acteurs et d’actrices devenus mythiques. Pas moins de 990 films furent tournés entre 1940 et 1944, et parmi eux de nombreux chefs-d’œuvre : Les dames du bois de Boulogne, L’assassin habite au 21, Les visi-

Propos_impertinents.indd 19

19/02/13 10:29


20

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

teurs du soir, et encore Les enfants du paradis. La fréquentation des salles est alors considérable et la renommée des réalisateurs de l’époque sans égale faisant oublier les faillites en chaîne de l’avant-guerre. Avec émotion, les Français retrouvaient leur cinéma et la part des films nationaux atteignait 85 % du marché.

Troisième crise : les accords Blum-Byrnes À la Libération, c’est la découverte du nouveau cinéma américain mais, absent des salles pendant quatre ans, il ne séduit plus comme avant guerre. Et, par une ironie qui n’appartient qu’à l’histoire, c’est l’Amérique, jusque-là ennemie de la politique des quotas, qui en réclame l’application, car c’est pour elle la seule possibilité de retrouver son public. La renégociation par la France de sa dette de guerre comme la nécessité d’obtenir une aide financière pour sa reconstruction offre aux Américains les moyens de l’imposer. Le face-à-face entre l’ancien président du Conseil Léon Blum, choisi pour diriger la délégation française, et le secrétaire d’État au Commerce, James Byrnes fut catastrophique pour le cinéma français. L’accord qui en résulta mettait en place un système de « quotas à l’écran » très défavorable à la production française, à laquelle les salles étaient réservées quatre semaines par trimestre, leur programmation étant libre le reste du temps ! Si le gouvernement français n’avait pas mesuré les conséquences de cet accord, les Américains, eux, les avaient parfaitement comprises et anticipées. En fait, ils voulaient utiliser les films d’Hollywood comme autant de chevaux de Troie pour donner aux Européens le goût de

Propos_impertinents.indd 20

19/02/13 10:29


UNE GUERRE DE CENT ANS SUR FOND DE CRISES

21

la culture américaine, entraînant à leur suite toute une kyrielle de produits. Lorsque les professionnels découvrirent le contenu des accords signés le 28 mai 1946, ce fut la stupéfaction. Des protestations unanimes s’élevèrent, la chambre syndicale criant à la trahison et la profession tout entière réclamant des mesures compensatoires. Le 4 janvier 1948, une manifestation regroupait à Paris plus de 10 000 personnes (vedettes, producteurs, spectateurs) qui défilèrent pour la sauvegarde du cinéma français. Parmi eux, Marcel Carné, René Clément, Marcel Pagnol, Claude Autant-Lara, Jacques Becker et Jean Delannoy. Le gouvernement français sut alors prendre la dimension de l’enjeu et donna autant de satisfactions qu’il était nécessaire aux revendications des professionnels. Une révision des quotas fut aussitôt entreprise et – naïvement – les Français s’estimèrent satisfaits des résultats en ayant obtenu un contingentement dérogeant au principe général de libre-échange. Ils croyaient avoir établi un protectionnisme efficace ; mais c’était ignorer que les Américains boycotteraient spontanément les films français puisqu’ils n’acceptaient ni sous-titrage ni doublage ; ce fut donc un marché de dupes, où les deux signataires ne jouaient pas selon les mêmes règles. Finalement, la politique des quotas à l’écran ne fut jamais réellement appliquée. Les mesures protectionnistes elles-mêmes allaient, après le traité de Rome, s’estomper et, au fil des ans, la plupart d’entre elles tomber en désuétude. Cependant, à l’instigation des députés Gérard Jouve et Fernand Grenier, une loi fut votée en septembre 1948 créant une taxe spéciale additionnelle (TSA) sur les places de cinéma. L’État allait pouvoir prélever un pourcentage sur le prix des places de cinéma (11 % en 2003) dont le produit était reversé par l’intermédiaire du Centre national de la cinématographie (CNC) aux professions du cinéma.

Propos_impertinents.indd 21

19/02/13 10:29


22

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

Considérée comme une « épargne forcée » cette taxe fut mal perçue et contribua à donner une image négative au CNC naissant. Initialement, cette aide était automatique. Pour en corriger les effets que beaucoup qualifiaient de pervers, son dispositif fut complété par des aides attribuées non pas en fonction d’un critère purement comptable des entrées en salles, mais en prenant en compte la valeur esthétique. Au fil des ans d’autres aides se sont ajoutées, certaines – appelées sélectives – en faveur de la qualité. Elles arrivaient opportunément alors que se présentait une nouvelle génération de réalisateurs fraîchement sortis de l’IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques).

Quatrième crise : la perte du monopole de l’image La crise des années 1950 fut – et de loin – la plus terrible. Pendant des décennies, le grand écran avait eu le monopole de l’image ; en quelques années, il le perd au profit du petit écran, celui du récepteur de télévision. Un peu partout en Europe, les productions locales s’effondrent. C’est le cas en Italie comme en GrandeBretagne et, bien qu’à un moindre degré, en Allemagne. Le gouvernement français réagit aussitôt. Dès 1957, on reconnaît au réalisateur le droit moral sur son œuvre (à l’inverse des États-Unis où le producteur est détenteur du final cut, et, à ce titre, considéré comme l’auteur du film). En 1959, le ministre des Affaires culturelles, André Malraux, rattache le CNC à son ministère ; puis il crée le compte de soutien à l’industrie cinématographique, alimenté par la TSA (Taxe spéciale additionnelle). Cette appellation traduisait une évolution qui n’était pas seule-

Propos_impertinents.indd 22

19/02/13 10:29


UNE GUERRE DE CENT ANS SUR FOND DE CRISES

23

ment sémantique puisque l’objet du compte était de contrebalancer l’érosion de la fréquentation des salles engendrée par le développement foudroyant de la télévision1.

Cinquième crise : l’implosion du régime d’indemnisation-chômage des Intermittents du spectacle ou le prix d’une Omerta Cette crise a, pour particularité, d’être franco-française. Au cinéma des êtres vivent, aiment et souffrent. Pas seulement à l’écran ! Dans la réalité aussi. Derrière les noms célèbres et les grands rôles, au-delà des glorieux, des riches ou des chanceux, une multitude d’artistes, d’ouvriers, de techniciens et d’assistants participent aussi à l’industrie cinématographique. Leurs noms sont inscrits sur les génériques (mais qui leur accorde attention ?). Ils ont cependant un point commun, celui de vivre sous un régime particulier : l’intermittence. C’est un mot moderne pour qualifier le statut d’artiste. Autrefois, on disait de façon romantique « la bohême ». Aujourd’hui, leur vie professionnelle se déroule en trois temps : engagements précaires – petits boulots – allocations chômage. Une crise sociale doublée d’une crise financière Les « intermittents du spectacle », puisque tel est leur nom, sont engagés le temps d’un tournage ou d’un programme. Lorsqu’il est terminé, ils s’inscrivent au chômage en attendant l’engagement suivant. Cette indispensable « couverture » sociale atténue les risques de métiers où les emplois ne peuvent être permanents. 1. En 1956, le nombre de postes de télévision atteignait à peine 440 000, tandis que les entrées au cinéma dépassaient 400 millions par an. Aujourd’hui, on compte plus de 35 millions de postes et les entrées dans les salles se montent seulement à 185 millions. Les Français passent, en moyenne, 100 fois plus de temps devant leur poste de télévision que dans les salles de cinéma où la moitié d’entre eux va, en moyenne, cinq fois par an. Toutes chaînes confondues, la télévision propose plus de 5 000 films par an.

Propos_impertinents.indd 23

19/02/13 10:29


24

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

Le régime d’assurance chômage auquel ils sont affiliés est spécifique et dérogatoire au droit commun : 507 heures de travail dans l’année suffisent à ouvrir droit aux allocations chômage pendant un certain nombre de mois au prorata des cachets perçus. Cette crise est née et s’est développée chez nous en touchant profondément et injustement le monde du spectacle dans son ensemble ; tout en faisant appel à la solidarité interprofessionnelle pour le financement du système1. Depuis une quinzaine d’années, les gouvernements successifs ont tous été assez lâches pour reporter la responsabilité d’un drame social et d’un désastre financier sur ceux qu’il est convenu d’appeler les « partenaires sociaux » en prenant garde de ne pas ouvrir la boîte de Pandore où ces malheureux intermittents s’entassent. Mais, parfois, cette boîte s’entrouvre, laissant s’échapper lors de festivals ou sous les fenêtres du ministère de la Culture, des cohortes de manifestants déclenchant au besoin une grève quasi générale des théâtres parisiens. De rapport en rapport Déjà en 1997, un rapport remis, à sa demande, au ministre de la Culture, soulignait que ce régime, de manière paradoxale, « génère et accroît le risque qu’il est censé couvrir. Ainsi, un surcroît d’activité des entreprises en cause, loin de contribuer à l’équilibre financier du régime, en accroît le déficit (...). L’emploi intermittent 1. Est considéré comme intermittent du spectacle toute personne relevant des « annexes 8 et 10 » ajoutées au régime général d’assurance chômage en 1969. Soit, pour ce qui est de l’annexe 8, « les ouvriers ou techniciens employés en contrat à durée déterminée par une entreprise d’éditions d’images sonores, de productions cinématographiques et audiovisuelles, de diffusion de programmes de télévision... » et pour l’annexe 10 « les artistes ou techniciens du spectacle employés à contrat à durée déterminée par des organisateurs de spectacles, occasionnels et professionnels ». Comme le fait remarquer Jean-Paul Tribout, acteur et directeur artistique du festival de Sarlat, être intermittent du spectacle est un état. Pas un métier. « On est comédien, danseur, musicien. Personne n’a vocation à être intermittent. »

Propos_impertinents.indd 24

19/02/13 10:29


UNE GUERRE DE CENT ANS SUR FOND DE CRISES

25

chasse l’emploi permanent et par des procédés proches de la concurrence déloyale, l’entreprise “artificielle” sans véritable employeur contraint l’entreprise normale soit à disparaître, soit à l’imiter »1. Cette situation traduit non pas une dégradation de la situation économique du spectacle – toutes catégories confondues – mais, plutôt de manière paradoxale, son développement. Cet énorme déficit est la conséquence de conditions d’indemnisation qui, en dernière analyse, profitent davantage aux entreprises qu’aux artistes et aux techniciens. On est même en droit de se demander s’il ne constitue pas une facilité de caisse, permettant d’améliorer le financement de certaines sociétés de production ; tout en ayant pour conséquence d’accroître le déficit des caisses du régime général, en vertu du principe de solidarité interprofessionnelle. À la charge et au bon cœur du régime général D’après les conclusions de la Cour des comptes dans son rapport public pour 2002, ce dispositif « fait peser sur le régime général un surcoût de plus en plus lourd qui a représenté en 2001 la moitié du déficit de l’assurance chômage ». Les salariés cotisant au régime général d’assurance chômage sont donc en droit de se demander quelle différence de situation ou quelle considération tirée de l’intérêt général peut justifier une telle inégalité de traitement. Celle-ci est d’autant moins acceptable que les dérives du système ont été maintes fois identifiées et analysées soit par la Cour des comptes, soit par le Parlement. 1. Rapport de Pierre Cabanes. La politique suivie depuis le début des années 1980 eut pour conséquence une forte progression du nombre des intermittents (de 41 038 en 1991 à 96 500 en 2001) et, parallèlement, une aggravation exponentielle du déficit à la charge de l’UNEDIC (de 229 millions d’euros en 1991 à 738 millions d’euros en 2001). Cette année-là les prestations servies étaient évaluées à 838 millions d’euros et les cotisations encaissées à 100 millions d’euros.

Propos_impertinents.indd 25

19/02/13 10:29


26

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

Tout autant que les affiliés du régime général, les artistes et techniciens du spectacle pâtissent lourdement de cet état de choses. Les chiffres sont clairs : depuis les dernières années du XXe siècle leur situation s’est régulièrement dégradée. Les aller-retour entre chômage et activité se sont généralisés ; en effet, la pratique de l’alternance entre temps chômé indemnisé et reprise d’activité réduite est devenue majoritaire en 1985 (60 % des cas) puis quasi générale depuis 1992 (90 % des cas). En définitive, l’intermittence dans les professions du spectacle est plus un statut professionnel qu’un mode spécifique d’indemnisation du chômage1. La crise existe depuis les années 1980... Les ministres successifs de la Culture ont régulièrement rencontré les représentants, syndicats et patronaux du monde du spectacle pour faire le point et pour tenter de trouver une solution mais il n’en existe aucune, tel qu’est posé le problème. En effet, les dérives suscitées par les règles d’indemnisation ont abouti à une situation explosive où se trouve mis en accusation un système légitime dans ses principes, sans l’être ni dans sa pratique ni dans son financement. Et si les données de la crise étaient parfaitement connues, les solutions ne furent qu’à peine évoquées ... tandis que les maux allaient en empirant2. 1. Le seuil des 507 heures n’est pas aussi aisé à atteindre qu’on pourrait le croire. Bien des artistes ou des techniciens du spectacle perdent leurs droits d’une année sur l’autre quand ils ne sont pas parvenus à travailler suffisamment. D’après une simulation réalisée par l’UNEDIC pour l’année 2000, l’application aux chômeurs indemnisés (au titre des annexes VIII et X des règles de l’annexe IV qui concerne les travailleurs intérimaires) aurait pour conséquence d’exclure près de 13 000 intermittents du bénéfice de toute indemnisation et de réduire de 206 à 88 jours la durée moyenne d’indemnisation. Ces chiffres suffisent à démontrer que nombre d’intermittents se trouvent, faute d’engagements, dans les plus grandes difficultés. 2. La dérive financière du régime résulte à la fois d’une réglementation attractive et d’un mode de gestion sans contrôle suffisant. Réglementairement, tous les trois ans, les partenaires sociaux discutent des accords de la convention sur l’assurance chô-

Propos_impertinents.indd 26

19/02/13 10:29


UNE GUERRE DE CENT ANS SUR FOND DE CRISES

27

Les causes de cette Omerta : lâcheté et cynisme. Pour finir en guérilla Lâcheté d’abord. Puisque, depuis de nombreuses années, les gouvernements successifs connaissaient parfaitement l’importance de ces problèmes. Par exemple, en 1998, un rapport établi au nom de l’Assemblée nationale et du Sénat avait signalé la croissance exponentielle du déficit du régime d’indemnisation du chômage pour les intermittents du spectacle et attiré l’attention du gouvernement sur l’injustice de son financement. Lâcheté, parce que les finances publiques n’étaient pas concernées et que les gouvernements pouvaient agir comme autant de Ponce-Pilate. Lâcheté, parce que les paillettes de la culture permettaient de célébrer la gloire d’un système servant si parfaitement la politique culturelle sans qu’il en coûta un centime à l’État. Vingt-quatre députés et sénateurs s’étaient exprimés au nom de l’Office parlementaire d’évaluation des politiques publiques1 supprimé depuis lors. Cet organisme avait été saisi le 2 décembre 1996 par le Bureau de l’Assemblée nationale, sur l’initiative du groupe communiste, d’une demande d’étude sur la situation du cinéma français. Au passage on notera ces deux dates : décembre 1996, puis juillet 1998, remise du Rapport. Si les pompiers réagissaient avec une égale lenteur, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus de forêts dans le midi de la France ! Il est vrai qu’entre temps la dissolution du printemps 1997 était passée, bien que le rapporteur élu par une majorité de droite ait été confirmé par une majorité de gauche. mage. Lors de leur réunion de décembre 2002, ils s’étaient engagés à ce que les annexes 8 et 10 de cette convention concernant les artistes et techniciens du spectacle fassent l’objet d’une discussion particulière, mais soient renégociés, quoi qu’il arrive, avant le 30 juin. L’accord s’est donc fait à cette date butoir. 1. Rapport no 1107, Assemblée nationale et no 11 Sénat (publié en octobre 1998). L’auteur en avait été le rapporteur.

Propos_impertinents.indd 27

19/02/13 10:29


28

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

Quoi qu’il en soit, en juillet 1998, gouvernement, médias, professionnels et syndicats étaient donc parfaitement éclairés. Et personne ne pouvait, à l’époque, imaginer que nul ne prendrait de décision à la suite de ce Rapport (pourtant largement diffusé), alors que trois de ses parties étaient consacrées aux aspects sociaux et aux dérives identifiées : — L’organisation du travail : un cadre contraignant et peu respecté (p. 60) ; — Un système de protection sociale généreux et détourné par les conditions concrètes d’organisation du travail (p. 61) ; — Les conséquences du détournement du statut d’intermittent (p. 65). On ne pouvait être plus clair. Et c’est parce que ces vingt-quatre parlementaires l’avaient été que l’Omerta s’est abattue : politique, médiatique et corporatiste. Mais chacun sait que toute Omerta se nourrit de lâchetés. Cynisme ensuite. Puisque, comme – en juin et juillet 2003 – les médias l’ont enfin révélé, le système profite avant tout aux principales chaînes de télévision (secteur public et secteur privé) ainsi qu’à leurs fournisseurs, « c’est un secret de famille bien gardé »1 (...) « Si tu parles, tu cours le risque de perdre ton travail, résume Florian, ingénieur du son dans l’audiovisuel. Et puis, on ne va pas mettre le couteau sous la gorge de petites boîtes en permanence au bord de la faillite. (...) Comme la majorité des intermittents du spectacle qui officient dans l’audiovisuel (chaînes publiques, privées ou sociétés de production) Florian a été la victime à demi consentante et le témoin de nombreux abus (...). Employés à temps plein, rémunérés à temps partiel, vacances financées par l’UNEDIC, prolifération de “faux intermittents”, non1. Journal du Dimanche, 6 juillet 2003.

Propos_impertinents.indd 28

19/02/13 10:29


UNE GUERRE DE CENT ANS SUR FOND DE CRISES

29

paiement quasi systématique des heures supplémentaires (...) le secteur de l’audiovisuel forme une vaste zone de non-droit qui grève les comptes du régime spécifique d’assurance chômage des intermittents du spectacle en déficit chronique (...) Dans son rapport pour 2002 la Cour des comptes n’hésite pas à suspecter des comportements frauduleux, tout en soulignant la difficulté à les déceler puisqu’ils reposent sur une connivence entre employeurs et salariés. Une Omerta qui arrange les premiers et dont les seconds se satisfont, faute de mieux. »1 Guérilla enfin. Car il faut bien prendre en compte l’ampleur, le caractère répétitif et l’agressivité grandissante des mouvements sociaux qui désorganisent régulièrement la vie du pays. On ne peut qu’être dubitatif sur notre capacité à vivre selon les règles de la démocratie lorsque la société civile donne de tels signes d’aveuglement ; pas seulement quelques malheureux intermittents, mais beaucoup d’autres parmi les plus célèbres et les moins mal lotis. Pourrait-il s’agir d’un suicide collectif ? — Oui, si l’on tient compte des festivals touchés à mort parmi les 650 recensés qui assurent une grande partie de la renommée estivale de la France auprès de millions de touristes et d’amateurs d’art. — Oui, si l’on persiste à vouloir défendre éternellement un régime d’assurance chômage dont les cotisations représentent 13 % des allocations versées et dont le déficit a triplé en dix ans. — Oui, si l’on continue à permettre que les chaînes publiques de télévision, parce qu’elles sont chroniquement sous-financées, se défaussent d’une partie de leurs obligations sur la solidarité interprofessionnelle. 1. Journal du Dimanche, 6 juillet 2003.

Propos_impertinents.indd 29

19/02/13 10:29


30

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

— Oui, si l’on continue à imposer lourdement les chaînes privées pour financer chaque année des dizaines de films destinés à la casse. — Oui, si l’on ne réprime pas durement la fraude et les fraudeurs. Suicide collectif, certainement. Mais comment raisonner le désespoir de celles et de ceux qui ne savaient pas que l’indispensable mise en ordre du régime pourrait avoir pour conséquence de les rejeter. Ce n’est pas au nom de la logique, ce n’est pas au nom de la raison que l’on brandit drapeaux rouges ou drapeaux noirs et que l’on transfère sur autrui ses peurs et ses frustrations1. Pour ce qu’il en fut des festivals de l’été 2003, politiques et professionnels n’auraient-ils pas dû écouter l’avertissement de Bernard Faivre d’Acier : « Quant au public, il est, comme de coutume, oublié. C’est décidément un mal français que d’appeler l’usager à se ranger à vos côtés tout en lui portant manifestement tort. »2 N’estce pas un jugement sans appel et la France serait-elle en proie à un vertige d’anéantissement culturel3 ? 1. Communiqué du collectif « Restons vivants », le samedi 16 août 2003 : « Pour ou contre la grève ? Pour, certains jours ; contre, d’autres jours : mais toujours pour, de deux solutions, choisir la troisième » (Le Figaro, 18 août 2003, p. 12). 2. Le Monde, 1er juillet 2003. 3. Sachant que le système français est tout à la fois le plus généreux et le plus opaque, le plus ouvert à la fraude et aux fraudeurs, et, finalement, le plus coûteux pour les entreprises et les salariés du régime général de quel système d’assurance chômage dispose-t-on en d’autres pays européens ? Aux Pays-Bas une organisation spécifique d’indemnisation du chômage a été mise en place depuis 1981 mais il ne concerne que quelques milliers de personnes. En Allemagne les intermittents sont au nombre de 140 000 sur 650 000 qui travaillent pour les productions culturelles ; l’État et les entreprises de la culture participent pour 50 % au financement du système mais le statut tendrait actuellement vers une certaine précarisation. En Italie, un projet de loi est à l’étude pour assurer la protection des acteurs et de tous ceux qui travaillent dans les métiers du spectacle. En Autriche sur les quelque 2 000 acteurs que compte ce pays, la situation financière d’environ 1 400 d’entre eux est instable, voire précaire pour 600 à 700.

Propos_impertinents.indd 30

19/02/13 10:29


Chapitre 3

LE COQ, L’AUTRUCHE ET LE PÉLICAN FONT LEUR CINÉMA

Le coq, emblème de la France ! Ce n’est pas d’hier. Il était déjà celui de la Gaule, par rapprochement euphonique entre Gallia et gallus. C’était aussi l’opinion de César par comparaison entre le comportement de ce volatile et celui – un peu vaniteux – des Gaulois. Poussant son fier cocorico, le coq estime en effet qu’il commande au soleil de se lever. Mais ce n’est pas en cocoricotant chaque matin que la réalité devient autre. Quant à l’autruche, pour vouloir ignorer le danger lorsqu’elle en sent la menace, elle enfouit sa tête sous le sable ou sous son aile. C’est ainsi que ce volatile s’ajoute à notre bestiaire national et emblématique. Des cocoricos, on en entend tous les jours. On redresse la tête pour un prix obtenu au Festival de Locarno en l’an 2000 alors que, la même année, le palmarès de la France à Cannes était moins que moyen ; on exhibe, triomphant, une critique du Los Angeles Times, applaudissant à l’un de nos films mais en oubliant de dire que le chroniqueur n’a pu voir le film qu’en projection privée car il n’est distribué dans aucune salle ; on clame que notre système de soutien est un modèle que l’Europe nous envie sans évoquer ses échecs internationaux ; on chante les louanges de tel ou tel auteur dont personne ou presque n’ira voir le film...

Propos_impertinents.indd 31

19/02/13 10:29


32

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

Tandis que le coq pousse ses cocoricos, l’autruche s’évertue à demeurer aveugle. Dès les années 1980, déjà, on savait que nos compatriotes – comme le monde entier à l’exception de l’Inde – privilégiaient la production américaine. Mais, la tête dans le sable, l’autruche ne voulait rien voir, rien entendre et tout ignorer. C’est ainsi que des comportements de coq et d’autruche ont rendu nécessaire l’intervention de l’État représenté par le pélican, pourvoyeur pour ses enfants immatures d’une nourriture qui leur tombe toute prête dans le bec !

L’État et la culture : un tandem historique Il est vrai qu’en France, depuis des siècles, s’est établie une solide tradition d’interventionnisme, du Roi – depuis François Ier – puis de l’État – sous toutes les Républiques. Dans les affaires de la culture, État et artistes sont compagnons de longue date. Par tradition nationale, l’influence politique de la France et son rayonnement artistique et intellectuel sont posés en équivalence. Le général de Gaulle se situait dans le droit fil de cette idée en créant, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et au sein du ministère des Affaires étrangères, une Direction générale des relations culturelles explicitement chargée de compenser, par une ambitieuse politique de présence culturelle à l’étranger, le recul de la puissance française. Du reste l’opinion publique ressent comme une menace contre la nation elle-même tout ce qui peut lui paraître porter atteinte à la création artistique. Elle attend donc de ses gouvernants qu’ils prennent explicitement en charge la défense des intérêts culturels. Cette attitude n’a cependant jamais impliqué que notre culture reste hexagonale ni qu’elle soit fermée aux

Propos_impertinents.indd 32

19/02/13 10:29


LE COQ, L’AUTRUCHE ET LE PÉLICAN

33

influences étrangères ! Tout au contraire ; par tradition, la France est accueillante aux artistes d’où qu’ils viennent, comme elle est ouverte au cosmopolitisme artistique. La tragédie lyrique, le grand opéra, l’opéra bouffe furent inventés par des Italiens ou des Allemands établis à Paris (Lulli, Gluck, Rossini...). Deux des gloires du théâtre français contemporain furent des immigrés : Beckett et Ionesco. Jamais notre pays n’a refusé de s’enrichir de la culture du monde ; au contraire, il a toujours voulu incorporer à son génie tout ce qui est fécond dans la création étrangère, essayant de restituer aux autres nations le résultat de cette intégration, sous label français, à vocation universelle. Telle était bien la conviction intime d’André Malraux – à la veille de devenir ministre des Affaires culturelles – qui s’écriait, à Tokyo, en 1958 : « Il est temps que la France prenne l’initiative d’exprimer le génie profond des peuples. C’est à elle qu’il revient d’être une métropole de l’art et de l’esprit, chargée de diffuser la connaissance et de révéler au monde ses chefs-d’œuvre. » Cette pensée, constamment cultivée depuis le XVIe siècle tant par l’État que par les artistes – admise et soutenue par le public – fonde notre politique d’aide à la création, et par conséquent, récuse les reproches de protectionnisme en matière de produits culturels régulièrement formulés par les États-Unis. C’est cette conception qui, fondamentalement, justifie les aides au cinéma. À tel point, qu’un Premier ministre a pu déclarer1 : « La France porte une certaine conception du cinéma – une conception exigeante. Elle se sent responsable de l’avenir du cinéma et pas seulement de l’avenir de son cinéma (...) Si nous nous battons aujour1. Lionel Jospin, en clôture d’un colloque organisé lors du Festival de Cannes en mai 2000.

Propos_impertinents.indd 33

19/02/13 10:29


34

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

d’hui pour une industrie du cinéma forte en France, ce n’est pas pour le seul cinéma français. Nous le faisons pour tous les autres pays, pour tous les autres cinémas, pour le cinéma. »

L’État-providence culturel1 Sous la IIIe République, l’État limitait ses actions culturelles à une triple mission : patronner les arts, protéger le patrimoine, instruire artistiquement le public. La première est héritée du mécénat royal. Les deux autres furent définies par Condorcet et l’abbé Grégoire qui, sous la Convention, avaient explicitement demandé que la protection du patrimoine et la présentation des arts majeurs soient inscrites dans les programmes de l’instruction primaire obligatoire2. Ce système a perduré jusqu’au milieu du XXe siècle avec la particularité de faire prendre en charge les affaires culturelles par l’État lui-même. Rousseau est le père de cette théorie religieusement enseignée à des générations d’universitaires et d’artistes : « Les Beaux-Arts doivent servir de moyens pour accroître et assurer le bonheur des hommes. » Et qui peut assurer leur bonheur si ce n’est l’État afin que, pour reprendre les mots de Rousseau, « le citoyen, jusque dans son humble cabane, s’instruise, s’élève et s’améliore par les Beaux-Arts ». Ce credo rousseauiste selon lequel l’art accroît nécessairement le bonheur et la vertu des hommes, fonde, à partir de 1789, la mission assignée à l’État envers la création 1. Expression due à la sociologue Dominique Schnapper : « De l’État-providence à la démocratie culturelle », dans Commentaire, no 68, 1995. 2. À leur suite, Guizot et Jules Ferry ont prévu des heures de musique et de dessin dans l’enseignement public élémentaire et primaire.

Propos_impertinents.indd 34

19/02/13 10:29


LE COQ, L’AUTRUCHE ET LE PÉLICAN

35

française : les arts sont les enfants de la Liberté et des droits de l’homme. Ainsi la défense des droits de l’homme est-elle identifiée à celle de la culture française1.

Un liberticide ? Ce véritable article de foi laïque amène tout naturellement à qualifier de liberticide toute remise en cause des situations acquises au bénéfice des artistes, et, par extension, de tous ceux qui travaillent à l’expression de l’une ou l’autre des formes de la culture. On pourrait même voir pointer du doigt, comme une avancée de la barbarie, tout affaiblissement des positions de nos artistes sur les marchés culturels. Toucher aux différentes formes du système de soutien à la production cinématographique français participerait de ce liberticide. Voilà pourquoi, le système a survécu grâce à d’importants charrois législatifs et réglementaires, faisant suite à la valse des commissions nommées et des rapports demandés par chaque nouveau ministre de la Culture... Au XIXe siècle, la situation était différente : les interventions culturelles de l’État se limitaient à la protection du patrimoine, alors que la vie artistique reposait sur un foisonnement d’initiatives privées (entrepreneurs de spectacles, presse, édition...) s’adressant à une bourgeoisie avide de légitimer son nouveau rôle social par l’appropriation de la culture. Au fur et à mesure des bouleversements qui ponctuèrent le XXe siècle – conflits mondiaux et crises financières entre autres – les sources qui, jusqu’alors, assuraient le financement de la culture se sont – sauf aux États-Unis – trouvées à peu près taries. 1. Maryvonne de Saint-Pulgent, communication faite à l’Académie des sciences morales et politiques le 26 juin 2000.

Propos_impertinents.indd 35

19/02/13 10:29


36

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

C’est alors que, sous les IVe-Ve Républiques, l’État a compensé par des ressources et des emplois publics ce recul de l’initiative privée. Simultanément ont proliféré les textes en faveur de l’ensemble des professions liées à la culture. Tout a été réglementé : composer une chanson, faire des fouilles archéologiques, collectionner des œuvres... L’investissement financier décidé par les pouvoirs publics a pris valeur de symbole pour l’opinion française et celle-ci réagirait mal à toute remise en cause de ce rôle de l’État ; voilà pourquoi paternellement et affectueusement le pélican nourrit son cinéma, mais n’empêche ni le coq ni l’autruche de céder l’un à la vanité et l’autre à l’aveuglement !

Le pouvoir et les intellectuels La France est le seul pays au monde où les intellectuels entretiennent des liens aussi étroits avec le pouvoir ; c’est ce qui permet à ceux qui poursuivent l’œuvre des Lumières de rappeler à l’ordre, si nécessaire, les hommes politiques. Dans son livre Du bonheur d’être français, l’écrivain allemand Ulrich Wickert1 illustre, avec malice, les dérives nées de rapports de connivence – pour ne pas dire de complaisance – existant à Paris entre les politiques et les intellectuels. Il précise « qu’en Allemagne il n’est pas imaginable qu’un écrivain et encore moins un philosophe demande un rendez-vous au chef de l’État pour le faire changer de politique. C’est pourtant ce qui se passa le 22 juin 1992 lorsque Bernard-Henri Levy appela l’Élysée pour exposer à François Mitterrand son analyse sur le drame en Bosnie. Il fut reçu sans délai »... Cet entretien 1. Paris, Éditions du Félin, 2001.

Propos_impertinents.indd 36

19/02/13 10:29


LE COQ, L’AUTRUCHE ET LE PÉLICAN

37

eut pour résultat, le 28 juin, l’atterrissage du président de la République française à Sarajevo. Mais tout cela fut sans effet puisque, en décembre 1995, les accords signés à l’Élysée étaient, d’après Bernard-Henri Levy lui-même, pires que ceux de Munich où « l’on n’avait pas demandé à la victime de contresigner son arrêt de mort ».

Un nouveau public pour le cinéma ? L’idée de démocratiser la culture est une autre forme de rousseauisme : plus il y aurait de jeunes Français bénéficiant d’une politique de démocratisation de la culture, plus le niveau culturel de la population s’élèverait. On ne peut évidemment que le souhaiter, mais force est de reconnaître que l’accroissement du nombre de bacheliers n’a guère eu d’effets sur l’évolution du nombre de lecteurs, qu’il s’agisse de journaux ou de livres ! Quant au cinéma, on estime qu’en augmentant toujours ses moyens financiers, on devrait attirer davantage de public. C’est ce qu’un Premier ministre appelait de ses vœux à Cannes, en mai 2000, lorsqu’il déclarait : « Le cinéma national sera d’autant plus vivant, créatif et prospère qu’il s’enracinera dans un public de cinéphiles. » Il convenait donc, selon lui, d’offrir « à l’ensemble des collégiens et lycéens français la chance d’une véritable éducation cinématographique ». Or, cette envolée lyrique est illusoire, car elle présume que ce public saurait préférer la production française à toute autre... Comme si l’on pouvait imposer de choisir des films français par devoir national ! « Et, s’interrogeait Aurélien Ferenczi1 à propos du maigre succès de la fête du cinéma organisée en 2003 à 1. Télérama, 2 juillet 2003, p. 20.

Propos_impertinents.indd 37

19/02/13 10:29


38

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

Paris, si c’étaient, tout simplement, les films qui étaient moins bons, moins attirants ? Un Cannes morose, des sorties pléthoriques qui se télescopent sans la moindre lisibilité, on a tendance à croire que c’est le cinéma dans son ensemble qui a besoin d’une opération séduction autre qu’un tarif réduit. »

Propos_impertinents.indd 38

19/02/13 10:29


Chapitre 4

LA MÉTHODE COUÉ

« Chaque jour, à tous points de vue, je vais de mieux en mieux. » Cette formule, le bon Dr Coué la faisait réciter à ses patients qui, en s’autosuggestionnant, avançaient – du moins s’en persuadaient-ils – sur la voie de la guérison. Politiques et « professionnels de la profession » sont à l’évidence friands de cette méthode. Veut-on que la crise du cinéma soit terminée ? Alors, en 1998 – année plutôt terne – Unifrance, association chargée d’assurer la promotion des films français à l’étranger, scande : « Nous sommes sortis de la crise... »1 Veut-on, toujours la même année, que les résultats soient excellents ? Alors le CNC se rassure : « Les mauvais résultats sont davantage d’ordre conjoncturel que le reflet d’une tendance lourde. Nous n’avons pas connu un tel engouement (de la production) depuis 1982. »2 Veut-on se valoriser ? Alors l’Union des producteurs de films affirme en 1999 : « Notre position de premier producteur de films en Europe, le deuxième du 1. Un représentant d’Unifrance, dans l’Audiovisuel, de septembre 1998. Cette année-là, 47 millions de spectateurs avaient choisi des films français sur un total de 170 millions d’entrées en salles. 2. Interview, Le Figaro du 31 décembre 1998.

Propos_impertinents.indd 39

19/02/13 10:29


40

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

monde et d’alternative essentielle à la grande production américaine... »1 Mais est-on sérieux ? D’abord, si – comme il se doit – on tient compte du cinéma indien, nous ne sommes pas le deuxième, mais le troisième2. Certes, en 2001, la France a atteint un niveau de production qui n’avait été dépassé que dans les années 1970 et en 1981 ; avant que les films pornographiques ne soient exclus du mécanisme de soutien financier. Le chiffre est élevé et les tenants de la méthode Coué peuvent, cette année-là à bon droit, se glorifier de l’importance de cette production. Mais ce n’est pas le choix du public qui l’explique, ce n’est que l’utilisation des crédits délégués à cet effet (taxes, achats obligatoires, aides diverses). Le bon Dr Coué, quant à lui, ne comprend pas pourquoi on ferait une différence entre les films vus par un public et les films produits. C’est bien tout le problème, disent quelques-uns ; mais, clament les autres, c’est tout l’intérêt du système français de soutien au cinéma, oubliant qu’en bonne logique ce n’est pas de soutien au cinéma que l’on peut se targuer mais de soutien à la production d’un nombre de plus en plus important de films.

Un casino pour le cinéma Nous en sommes arrivés à ce résultat parce que le compte de soutien fonctionne comme un véritable casino ; mais, entendons-nous, un casino à la française où les joueurs ne perdent jamais ! 1. Un représentant de l’Union des producteurs de films (La Croix, 10 mai 1999). 2. En 2001, l’Inde a produit 800 films pour quelque 5 milliards de spectateurs indiens ; les États-Unis, 445 pour 1 milliard et demi de spectateurs américains et la France, 204 pour 186 millions d’entrée en salles (dont 77 millions pour les films français).

Propos_impertinents.indd 40

19/02/13 10:29


LA MÉTHODE COUÉ

41

Voici comment (à peine virtuellement) les jeux sont organisés. À ce casino du cinéma, ce sont essentiellement les adversaires qui vous font gagner : films américains (grâce à la TSA) et chaînes de télévision (grâce aux obligations réglementaires). Chaque jour, les clics du jackpot résonnent et, chaque année, les joueurs encaissent des millions d’euros. À ce casino du cinéma français, les croupiers euxmêmes (les commissions) donnent gratuitement les jetons nécessaires aux joueurs (les professionnels du cinéma). Certes, personne ne perd. C’est garanti. En raison du principe de l’aide automatique, calculée sur les recettes dégagées, celui qui a tourné un film est assuré de jouer à nouveau. Quant aux débutants, ils peuvent aussi tenter leur chance. Il suffit qu’ils se présentent à l’accueil, toujours compréhensif, toujours empressé. Des croupiers spécialisés dans le recrutement de jeunes et nouveaux joueurs, en l’espèce la commission d’avances sur recettes, leur donnent, toujours gratuitement, les indispensables jetons leur permettant de s’asseoir autour de la table. Théoriquement, ils devraient les rendre (au moins en partie) ; mais au casino du cinéma, on n’est pas chicaneur... Pour être persuadé de la véracité de cette fable, il suffit d’examiner un cas un peu extrême, mais qui, sans être généralisé à l’ensemble de la production française, n’en constitue pas moins l’un de ses principaux aspects. Quelques-uns l’ont depuis longtemps compris, sachant tout l’intérêt qu’ils peuvent tirer du système. Une combinaison astucieuse permet en effet à monsieur Tout-lemonde de faire, lui aussi, son cinéma.

Propos_impertinents.indd 41

19/02/13 10:29


42

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

L’itinéraire d’un cinéma gâté Point n’est besoin de concevoir une œuvre au propos audacieux ou qui corresponde véritablement aux attentes du public des salles. Il suffit de savoir utiliser le système sans oublier qu’à un moment ou à un autre de la course aux aides cinématographiques il faut avoir la télévision avec soi. Le journal Le Monde commentant le bilan présenté par le CNC pour l’année 2000 notait : « La production française semble davantage répondre à la montée des besoins des chaînes, qu’à la nécessité artistique et économique de chaque film. »1 Quelques conditions s’avèrent cependant nécessaires – en respectant les procédures administratives – pour obtenir une carte de producteur agréé par le CNC moyennant un apport financier de 38 000 E. Étant devenu producteur, le travail consiste alors à réunir ce que l’on appelle « un tour de table » autour d’un projet séduisant, en limitant au maximum la prise de risque. On restera donc dans le créneau du film à petit budget (de l’ordre de 1 à 2 millions d’euros). Dans ce cas, la décision de faisabilité du film est prise sur dossier. Plus connu sous l’appellation de « package » ce document administratif comprend le casting – qui, dans ce cas, sera sans grande prétention –, le devis de production, le nom du réalisateur et le scénario. Le sujet du film sera choisi pour être dans l’air du temps, les partenaires financiers en appréciant la pertinence par rapport aux créneaux culturels du moment. Il est donc inutile, pour le scénariste, de faire preuve d’un talent à la Costa-Gavras. On calibrera l’œuvre à mettre en bobine en optant pour une comédie dramatique pas 1. Le Monde des 14 et 15 mai 2000 : commentaires du bilan présenté par le CNC.

Propos_impertinents.indd 42

19/02/13 10:29


LA MÉTHODE COUÉ

43

trop misérabiliste, se démarquant néanmoins des séries et des téléfilms puisque, chaque année, près de la moitié de la production nationale y est consacrée. Mais, en définitive, un film de cette catégorie, compte tenu du scénario choisi et de l’absence de têtes d’affiches, a toutes les chances de ne faire que peu de recettes en salles ; ou pas du tout. Peu importe, acquis par une chaîne soucieuse de respecter ses obligations d’achat, il sera présenté à un horaire tardif et la messe sera dite. La France peut donc se vanter de produire un grand nombre de films, sans se soucier ni d’argent qui ne manque pas, ni de public qui, lui, fait défaut. Si l’industrie automobile fonctionnait selon le même schéma, on produirait chaque année 4 millions de voitures pour 3 millions d’acheteurs et 1 million de voitures iraient immédiatement à la ferraille. Certes, comparaison n’est pas raison ! Il n’empêche qu’un système qui va à l’encontre de la satisfaction du public pour lequel il produit est aussi mauvais pour les biens culturels que pour les biens industriels. Fort heureusement, il existe, de temps en temps, un miracle ; ce n’est pas une apparition divine mais celle du public ; c’est arrivé pour Venus Beauté (Institut) un film de Tonie Marshall, qui obtint le succès et la place méritée lui revenant sur une chaîne en prime time ; mais ce fut après avoir été couronné de quatre césars en l’an 2000.

Le choix des commissions En amont du public, sans contact avec lui, et en fonction des procédures réglementaires, les commissions siégeant au CNC décident des films jugés dignes de recevoir telles ou telles aides financières. Ces commissions agis-

Propos_impertinents.indd 43

19/02/13 10:29


44

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

sent selon leurs goûts, choisissant, sans appel, d’aider tel ou tel film. Le seul critère de sélection n’est pas la qualité (du scénario entre autres), mais l’idée que s’en font les autorités dispensatrices. Du goût du public, il n’est pas question. Comme dans toute économie cogérée on reste entre soi ; c’est-à-dire, dans le secteur du cinéma, entre fonctionnaires et professionnels. Va-t-on changer les méthodes et les procédures ? Au vu des résultats obtenus, le bon sens et l’intérêt général l’exigeraient. Mais, si l’on agite le spectre de la réforme – dans l’intérêt du cinéma français –, ceux qui sont chargés d’exécuter une politique, finalement désastreuse, sont d’accord pour conclure avec le CNC que « ce bilan ne doit pas remettre en cause notre politique cinématographique »1. On croit rêver ou, plus exactement, on est en plein cauchemar.

Le scénario parent pauvre ? Depuis « la nouvelle vague » au début des années 1960, le scénario est devenu le parent pauvre et méprisé du cinéma français. Pendant quarante ans, on a fait de l’éreintement du scénario un sport national ! C’était l’époque où François Truffaut déclarait le scénariste persona non grata, tandis que Jean-Luc Godard, en prenant son café du matin, préparait les scènes de la journée. Le CNC lui-même s’est aperçu du danger et de l’erreur : en 1997, il a créé un collège pour l’aide à la réécriture des scénarios soumis à la commission d’avance sur recettes, suivi, en 1999, d’une mission de réflexion et de propositions sur l’écriture de scénarios. Rien que ça ! 1. Un représentant du CNC dans Le Figaro-Économie du 31 décembre 1998.

Propos_impertinents.indd 44

19/02/13 10:29


LA MÉTHODE COUÉ

45

« La plupart des scénarios présentés sont bâclés », déclarait Alain Riou critique au Nouvel Observateur et membre de la Commission d’avance sur recettes. Écrire un scénario est un vrai métier, une fonction à ce point irremplaçable, qu’il devrait être financé dès l’origine d’un projet, et non comme c’est trop souvent l’usage en France, seulement si le tournage se réalise ; il suffit d’entendre la voix d’une « femme de l’art » pour en être convaincu. Danièle Thompson sait de quoi elle parle, elle à qui le public doit tant de succès. « Derrière la réussite d’un film, souligne-t-elle, il y a souvent celle d’un scénariste. Et, derrière son échec, fréquemment une absence de scénario. »1 Cela n’a d’ailleurs pas d’importance, puisque, comme le soulignait Depardieu dans L’Événement du jeudi : « Les producteurs s’engraissent, que leurs films marchent ou pas, il n’y a aucune sanction. » Et Godard lui-même a pu déclarer : « En France, il y a quelquefois des producteurs ruinés, jamais de pauvres ! » Dans ce contexte, les jeunes réalisateurs ont une grande chance, celle d’être à peu près totalement subventionnés pour leur premier film, voire pour le deuxième. Mais rarement pour le troisième. Un producteur reconnu comme Robert Nador, ose publiquement exprimer ce que beaucoup murmurent : « Nous avons un cinéma de jeunes réalisateurs débutants faisant tourner des comédiens débutants. Aucun jeune cinéaste n’a grandi avec l’idée du succès. On ne leur donne pas la chance de faire mûrir leur talent. La télé étant devenue le commanditaire de tout le métier, le cinéma est relégué au rang de laboratoire. Coupée de son public, cette jeune génération valide du même coup un cinéma se cherchant des excuses et qui se veut le reflet d’une réalité extrêmement déprimante. » 1. Le Point, 5 mai 2000.

Propos_impertinents.indd 45

19/02/13 10:29


46

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

La France qui, à juste titre, s’honore de ses écrivains est moins fière de ses scénaristes. Serait-il plus facile d’écrire un roman qu’un scénario ? Le diagnostic de Charles Gassot, producteur entre autres films du Goût des autres, est sans appel : « Je souhaite que l’on investisse davantage pour des scénarios. Actuellement, le travail est insuffisant. Sur 10 ou 12 films en écriture, je n’en sors que 2 ou 3 par an, les meilleurs. »1 Et le public français a depuis longtemps tranché en faveur du scénario. Le public, oui ; mais pas les commissions du CNC.

Drapeau en berne pour nos exportations Le public étranger a les mêmes réactions que le public français. Nos exportations sont encore un domaine où les satisfecit du Dr Coué ressortissent à la même méthode. On hésiterait même à évoquer le sujet si, avant Le fabuleux destin d’Amélie Poulain nous n’avions eu Le cinquième élément ! Durant l’année 1997, ce film avait généré les trois quarts des recettes à l’exportation encaissées en Amérique du Nord, alors qu’il représentait la moitié de nos ventes en Europe et en Asie. Ce qui permit au CNC d’écrire – en fanfaronnant – que nos exportations avaient doublé en 1997. Et pourtant, Unifrance n’hésite pas à déclarer que « le rayonnement de notre créativité à travers le monde » fait rimer « promotion et exportation »2. Mais faut-il vraiment se mettre à l’unisson lorsqu’on se réjouit d’avoir recensé 20 000 entrées payantes lors d’un festival du film français à Acapulco et quelques milliers à celui de La Paz ? 1. Le Figaro, 27 avril 2000. 2. Un représentant d’Unifrance, L’Audiovisuel, septembre 1998.

Propos_impertinents.indd 46

19/02/13 10:29


LA MÉTHODE COUÉ

47

Aux États-Unis – d’après le CNC lui-même – le taux de pénétration du cinéma français est négligeable ! « Le public américain est toujours féru de cinéma français à condition qu’on le lui montre », s’exclame avec un humour ravageur Jack Valenti au cours d’une semaine du film français de Los Angeles où le public américain était plus que restreint. Il faut avouer, à la décharge de maigres spectateurs, qu’on leur proposait des films « intimistes » qu’en France on avait à peine regardés. Entre autres, L’arrière pays (un homme vient enterrer sa mère dans le Gers) et Dis-moi que je rêve (un jeune, psychologiquement fragile, élevé chez des agriculteurs en haute montagne). On voudrait que les autres aiment et achètent ce que nous n’aimons ni n’allons voir ! Le cinéaste Patrice Leconte résume la situation en déclarant : « Le public reste seul juge. Ce qui gouverne, c’est la notion d’envie. Elle ne se commande pas ; on ne la contrôle pas. Nous, pas plus que les Américains. C’est quelque chose d’impalpable. Les spectateurs ne sont pas des troupeaux de veaux qu’on entraîne au cinéma. »1 Le respect du public. Le retour au goût du public ; la réhabilitation du public. Voilà des objectifs qui pourraient, s’ils étaient atteints, faire revivre le cinéma français. Mais le bon Dr Coué ne l’entend pas de cette oreille.

Chaque année des dizaines de films à la casse C’est une évidence : grâce à son système de soutien, la France a pu demeurer la première puissance européenne en nombre de films produits. Mais ce record cache, sous la quantité, la sanction du public en salles. Il suffit pour s’en convaincre de consulter le rapport annuel du Centre national de la cinématographie. 1. La Croix, 3 février 1999.

Propos_impertinents.indd 47

19/02/13 10:29


48

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

Par exemple, en 2001, sur les 204 films français sortis en première exclusivité, 10 ont dépassé 2 millions d’entrées et 10 autres, le million1. Que sont devenus les 184 restants ? La réponse est la suivante : — 13 ont totalisé entre 500 000 et 1 000 000 d’entrées ; — 43 entre 100 000 et 500 000 entrées ; — 27 entre 50 000 et 100 000 entrées ; — 13 entre 25 000 et 50 000 entrées ; — une soixantaine ont tout juste séduit quelques milliers de spectateurs ; — tandis qu’une vingtaine n’a bénéficié d’une sortie technique que pour justifier du statut d’œuvre cinématographique ! La question est donc posée : faut-il financer chaque année quelque 200 films alors que seulement une poignée d’entre eux connaît le succès ?

Pourquoi cautionner un tel gâchis ? Parce que, selon la pensée unique dominante, il faut faire beaucoup de films pour en obtenir un qui plaise au public. Et l’on fait appel aux grands ancêtres pour justifier ce raisonnement ; ce serait une règle datant des frères Lumière, selon laquelle un film sur dix trouverait son public. En conséquence, moins on ferait de films, moins il y aurait de chances pour que l’un d’entre eux rencontre le succès. On devrait tout d’abord faire remarquer que les frères Lumière travaillaient avec leur propre argent, sous leur propre responsabilité. Ce qui n’est pas aujourd’hui le 1. Sur 204 films produits, 20 ont su conquérir 72 % des spectateurs et les 184 autres sont dû se partager 28 % (source : Rapport Sénat no 276, annexe Michel Fansten, p. 59).

Propos_impertinents.indd 48

19/02/13 10:29


LA MÉTHODE COUÉ

49

cas des producteurs. Il faudrait, ensuite, s’interroger sur les limites de la « règle » en question. Dans une mine d’or, si vous tapez à côté du filon, même si vous remuez des tonnes de terre, vous n’obtiendrez pas une pépite ! Combien de chercheurs d’or sont morts de leur obstination à creuser dans des concessions épuisées...

Les « perdants » du système La fable pourrait s’arrêter là. Or, depuis Ésope repris par La Fontaine, toute fable a sa morale. Celle-ci est particulièrement tragique : au jeu de ce casino du cinéma, il existe aussi des perdants. Qu’on en juge : Contrairement à ce qu’on leur dit, les artistes sont abusés à qui l’on fait croire qu’ils font un film, c’est-à-dire un spectacle pour un public. Alors que, pour un grand nombre d’entre eux, ils ne font que de la figuration destinée à la seule pellicule, ou à ce qui en tient lieu maintenant. Contrairement à ce qu’on leur dit, les créateurs sont abusés à qui l’on fait croire que la France leur donne la meilleure place et les meilleurs moyens, alors que plus de la moitié de leurs œuvres intéresse si peu de spectateurs. Contrairement à ce qu’on leur dit, les Français sont abusés à qui l’on fait croire qu’ils sont premiers de la classe avec 182 millions d’entrées en salles en 2002, sans préciser que le plus grand nombre d’entre eux est infidèle au cinéma français. Contrairement à ce que l’on dit et que l’on voudrait faire croire, la culture française n’est pas servie comme elle le devrait, puisque la présence du cinéma français à l’étranger est pratiquement insignifiante.

Propos_impertinents.indd 49

19/02/13 10:29


Propos_impertinents.indd 50

19/02/13 10:29


Chapitre 5

LE CINÉMA FRANÇAIS SACRIFIÉ ?

Lettre taiwanaise Une jeune étudiante taiwanaise chargée de rédiger une étude sur le financement du cinéma européen pour le compte du centre culturel taiwanais de Paris me faisait part de son désarroi en ces termes : « Les lois françaises relatives au soutien financier de l’industrie cinématographique me semblent d’une complication et d’un désordre extrêmes et les façons de les décrire souvent incompréhensibles. » Désemparée, elle s’interrogeait : « Pourquoi ? » ; perplexe, elle s’inquiétait « si, dans la pratique, cela avait causé des problèmes » et, pragmatique, se demandait si les dispositifs en vigueur « étaient efficaces et fonctionnels en encourageant le développement de l’industrie cinématographique ». Lucide enfin, elle souhaitait être éclairée sur le point de savoir s’il existait « une gradation entre arrêté, décret, instruction, directive et décision réglementaire ». Ces interrogations pour être candides n’en étaient pas moins pertinentes et, pour tenter d’y répondre, les faiblesses d’un dispositif, souvent présenté comme la panacée, apparaissaient aussitôt.

Propos_impertinents.indd 51

19/02/13 10:29


52

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

Financement public ? Si tous les pays aident leur industrie cinématographique, les mécanismes de soutien financier mis en œuvre sont cependant fort différents d’un pays à l’autre : aides directes financées sur le budget de l’État comme au Danemark, ou par les Länder comme en Allemagne ; affectation d’une partie des recettes de la loterie en Grande-Bretagne ; avantages fiscaux en Allemagne et en Irlande ; aides à l’exportation aux ÉtatsUnis... De plus, mais en Europe seulement, ces dispositifs s’accompagnent dans de nombreux pays d’obligations réglementaires ou d’engagements contractuels associant les chaînes de télévision à la production cinématographique. L’originalité du système français repose sur l’absence d’aides financées directement par le budget de l’État ; les crédits inscrits au titre du ministère de la Culture ont pour seul objet le financement d’actions de diffusion culturelle ou de valorisation du patrimoine. Quant aux interventions des collectivités territoriales en faveur du cinéma, elles sont encore marginales. En France, le système de soutien à la production cinématographique est, pour l’essentiel, financé par les contributions fixées par lois et règlements et que supportent les entreprises de diffusion des films : salles de cinéma, chaînes de télévision, éditeurs vidéo ; c’est donc, pour l’essentiel, un financement public. La taxe spéciale additionnelle sur les entrées en salles (TSA) frappe tous les spectateurs qu’ils choisissent un film d’initiative française ou de tout autre origine ; comme les films français sont minoritaires sur leur marché, il n’est pas exagéré de prétendre que les films étrangers procurent la majorité des ressources collectées au titre de cette

Propos_impertinents.indd 52

19/02/13 10:29


LE CINÉMA FRANÇAIS SACRIFIÉ ?

53

taxe (11 % en moyenne du prix du billet). Mais, par l’intermédiaire du CNC1, ces sommes sont distribuées au bénéfice des seuls producteurs nationaux ou communautaires ; c’est précisément ce qui fait problème à la France lors des négociations internationales et d’abord au sein de l’Union européenne. Les obligations d’investissement imposées à la production cinématographique des chaînes nationales hertziennes représentent plus de 35 % de son financement ; il s’agit principalement du préachat de droits de diffusion (32 %) et, dans une moindre mesure, d’apports en coproduction (3,7 %), alors que près des deux tiers des films produits ne sont jamais diffusés en clair par une chaîne française. Ce dispositif est complété par un apport de fonds privés provenant de sociétés de financement du cinéma et de l’audiovisuel (SOFICA), qui bénéficient d’un régime fiscal et adapté à leur objet. L’ensemble s’appuie sur un système de crédit et de garanties bancaires, organisé autour de l’Institut de financement du cinéma et des industries culturelles (IFCIC), permettant aux producteurs d’obtenir dans des conditions favorables des avances de trésorerie en tenant compte des contrats passés ou des aides attendues. On le voit bien ; à la différence de ce que certains prétendent, le soutien financier à la production de films est bien d’origine publique – législative ou réglementaire ; les spectateurs français contribuant pour moins de 20 % aux recettes de leur cinéma. Paradoxalement, la modernisation du parc de salles et l’accroissement du nombre de spectateurs n’ont pas provoqué une augmentation des recettes tirées de l’exploitation. Car ces évolutions ont entraîné un profond 1. Art. 57 de la loi de finances du 30 décembre 1995.

Propos_impertinents.indd 53

19/02/13 10:29


54

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

déséquilibre dans les conditions de présentation des films. En effet, le développement des multiplexes en accentuant la concentration du secteur de la distribution a eu pour conséquence une rotation de plus en plus rapide des films. Le nombre de salles nécessaires en première semaine pour assurer la sortie des films qui visent une large diffusion ayant augmenté, les coûts de sortie s’en sont trouvés accrus. Finalement, la situation profite aux films américains plus qu’aux films français. C’est ainsi qu’en l’an 2000, sur les 26 films sortis dans plus de 500 salles, 20 étaient américains 5 seulement étaient français. La même année, le nombre moyen de salles en première semaine d’exclusivité était de 83 pour les films français et de 190 pour les films américains. De plus, notre cinéma n’est que faiblement financé par les cinéphiles étrangers. En effet, la part de nos recettes d’exportation varie entre 13 et 16 % par an ; elle dépend du succès d’un très petit nombre de titres-événements à l’image des œuvres de Luc Besson, Jeanne d’Arc ou Le cinquième élément, et, plus récemment, du Fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet. Les recettes de l’édition vidéo (DVD) continuent à bénéficier d’abord aux films américains. Contrairement aux États-Unis où elle constitue, depuis plusieurs années, une source substantielle de financement, la vidéo ne contribue encore que de manière marginale à la production des films français. Les producteurs de notre pays ont dû attendre une initiative politique taxant plus largement les DVD au profit du compte de soutien. Il est vrai que la France se distingue des États-Unis, pays où les principaux éditeurs vidéo sont des filiales de majors qui, pour cette raison, participent directement au financement des films.

Propos_impertinents.indd 54

19/02/13 10:29


LE CINÉMA FRANÇAIS SACRIFIÉ ?

55

Une période s’achève La création, par la loi de finances de 1984, de la taxe sur les recettes des chaînes de télévision fut suivie par l’engagement obligatoire des chaînes dans la production cinématographique. Elle a permis au cinéma de survivre à la crise provoquée par la diminution de la fréquentation en salles. Ce fut une période faste, car la croissance régulière des ressources en provenance des chaînes de télévision évita au cinéma de trop souffrir du recul de la fréquentation au cours des années 1980. Ce volontarisme politique a sauvé le cinéma français d’une crise mondiale que les États-Unis ont surmontée en augmentant leurs exportations. On le voit, chacun s’est battu avec ses armes ; aux uns la réglementation et les taxations, aux autres la conquête de nouveaux publics. Mais la politique choisie par la France a-t-elle quelque chance d’être poursuivie ? Rien n’est moins sûr. En effet, depuis le début des années 2000, les chaînes de télévision sont elles-mêmes confrontées à des difficultés financières ; la conséquence directe en est la diminution du produit de la taxe sur les recettes des chaînes1. Les raisons de cette évolution sont multiples mais on peut y voir l’un des effets pervers de l’inflation de la production cinématographique. Les films qui totalisent de bons résultats à l’audimat sont, dans la quasi-totalité des cas, ceux qui ont déjà rencontré un large succès dans les salles. Or, le nombre de films qui dépassent le cap du mil1. En 1990, les films représentaient 3,9 % de l’offre de programmes télévisuels pour 10,29 % de l’audience, soit une moyenne de 106 heures d’écoute. En l’an 2000, si les films sont plus nombreux – 5 % de l’offre – ils ne représentent que 7,3 % de l’audience, soit une moyenne de 76 heures d’écoute.

Propos_impertinents.indd 55

19/02/13 10:29


56

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

lion d’entrées en salles n’a pas augmenté au même rythme que la production cinématographique ; en revanche, s’accroît de manière importante le nombre de films qui totalisent moins de 25 000 (et même moins de 10 000) entrées en salles ; il est évident que ceux-ci ne peuvent intéresser davantage les téléspectateurs que les spectateurs : mêmes causes, mêmes effets. Ces deux facteurs conjugués, diminution de l’intérêt du téléspectateur pour les films de cinéma et concurrence plus aiguë entre les chaînes, réduisent l’appétence des diffuseurs pour les films. Ils ont pour conséquence un moindre attrait des investisseurs pour la production cinématographique. Les milieux du cinéma ont parfaitement anticipé ce renversement de tendance qu’ont accéléré les difficultés financières du groupe Vivendi Universal accrues de l’inflation des droits sportifs1. Ils ont donc demandé que de nouvelles ressources soient mises en œuvre afin de maintenir constante une enveloppe financière qui risque fort d’être encore écornée après la renégociation avant décembre 2004 de la convention qui lie Canal+ à l’État. La décision d’augmenter l’imposition de la vidéo, dernière en date, est la plus importante ; elle s’inscrit dans le scénario qui se répète inlassablement : une ressource une fois tarie est aussitôt remplacée par une autre... Du reste, un rapport interne au CNC, publié en juillet 2002, fruit d’un groupe de travail mis en place à la fin de l’année 2001, avait déjà répondu aux espoirs de la profession en proposant la révision à la hausse de la taxe sur la vidéo qui « interviendrait opportunément pour rééquilibrer les ressources du compte de soutien, qu’il s’agisse des crédits affectés aux aides automatiques ou aux aides sélectives ». 1. Canal+ étant la chaîne du cinéma et du sport.

Propos_impertinents.indd 56

19/02/13 10:29


LE CINÉMA FRANÇAIS SACRIFIÉ ?

57

De l’argent, toujours plus d’argent, demandé à l’État par le biais de taxes et d’obligations réglementaires sans chercher à étendre le public. Les conséquences de cette crise sont d’autant plus importantes que l’augmentation du nombre des films s’accompagne, sous la pression du marché, d’une inflation du coût des plus chers d’entre eux, parce qu’ils sont à vocation commerciale ; de facto, ils absorbent une part croissante des ressources disponibles. Les autres films ont de plus en plus de difficultés pour réunir les fonds nécessaires. Mais à quoi peut donc servir une machine qui tourne à vide ? Nul n’ose poser la question, la réponse officielle étant que l’importance purement quantitative de la production est – selon une conception empruntée à Stakhanov – le gage de sa vitalité ! Il est vrai que l’avance n’est pas décidée sur un projet mûri, tant sur le plan artistique que sur le plan économique ; elle l’est sur présentation du scénario. Cette attitude est la marque d’une certaine conception du cinéma dans laquelle l’œuvre, pour ne rien dire du produit, a tendance à s’effacer derrière une idée...

De nouveaux supports À côté des salles, à côté des récepteurs de télévision, de nouveaux supports et de nouveaux canaux de diffusion ont cependant surgi. On pouvait espérer qu’ils ouvriraient une autre période faste pour le cinéma, mais il n’en fut rien car l’expérience a montré qu’ils ont surtout profité aux films ayant déjà obtenu le succès lors de leur sortie en salles ; il s’agit là d’une constatation vérifiée par des centaines d’exemples ; par ses choix, le public est plus fort que toutes les commissions du CNC passées, présentes et à venir. Certes, quelques films ont connu une brillante carrière après un premier échec commercial ; c’est même sur

Propos_impertinents.indd 57

19/02/13 10:29


58

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

cette rarissime exception que s’appuient les défenseurs d’une politique « productiviste » du cinéma ; nul ne peut nier qu’il existe des exceptions mais on ne peut bâtir une politique nationale et internationale du cinéma à partir d’exceptions. Si les dispositifs du soutien financier à la production cinématographique française ont permis à notre cinéma d’exister – et ce n’est pas un mince résultat –, un changement radical s’impose maintenant. Ce n’est pas seulement d’une politique de production de films dont il faudrait se préoccuper, mais de politique du cinéma. En définitive, ce système de soutien peut être assimilé à un service public et c’est presque à tort que l’on parle d’une industrie cinématographique car une industrie se finance par la vente de ses produits ; or, le cinéma français est organisé selon les règles d’un service public financé par les voies législative et réglementaire et non par ses spectateurs ; c’est une force, mais c’est un risque. C’est une force par temps calme, mais c’est un risque par temps orageux, car le service public, s’il présente des avantages incontestables, souffre d’un handicap, celui de la quasi-impossibilité de s’adapter ou de se réformer. Et chacun peut constater qu’en ce début de siècle, les dangers l’emportent sur les avantages alors que la profession doit faire face à une guerre menée sur deux fronts : le front intérieur et le front extérieur.

La noria en service sur le premier front1 Ce curieux système rappelle étrangement l’inoubliable scène de La folie des grandeurs où Don Salluste et son valet Blaise... alias Louis de Funès et Yves Montand décou1. Le budget du compte de soutien géré par le CNC s’établit à 447,9 millions d’euros répartis en subventions durant l’exercice 2002 (bilan pour 2002 présenté par le CNC en mai 2003, p. 69).

Propos_impertinents.indd 58

19/02/13 10:29


LE CINÉMA FRANÇAIS SACRIFIÉ ?

59

vrent le mécanisme de la noria, une roue à petits godets qui, inlassablement actionnée par les prisonniers, remonte l’eau du puits : encore un peu d’efforts et la noria tourne ! Encore un peu d’argent, et la caméra tourne ! Ce mécanisme infernal que Don Salluste comprit à ses dépens fait pourtant le bonheur de ceux qui refusent d’assumer l’impopularité d’une réforme mettant en cause son implacable logique. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir été averti de ses effets pervers. L’inspecteur général des finances, Jean-Paul Cluzel, dans un rapport remis en 1992 à Jack Lang, alors ministre de l’Éducation nationale et de la Culture, avait déjà souligné la nécessité « d’adapter les mécanismes de soutien, afin de redonner à la sanction du public, notamment celui des salles, la place prépondérante qu’elle a perdue ». Ce rapport dénonçait une situation dont la description n’a rien perdu de son actualité et qui mérite d’être citée : « Le cinéma français n’offre ni les thèmes ni les visages qui correspondent aux attentes d’un public de plus en plus jeune, alors que, les films d’aventure, les comédies, les films policiers, les films de science-fiction, les films d’animation, qui sont les genres plébiscités par les publics des salles, surtout les plus jeunes, sont plus faiblement représentés que naguère au sein de la production cinématographique française. » La conclusion était sévère. « Le dispositif de soutien mis en place par les pouvoirs publics atteint aujourd’hui ses limites, tant du point de vue de l’extrême complexité de ses mécanismes que pour le volume financier que l’on peut lui consacrer, ajoutant même qu’il exonère trop les producteurs de la recherche du succès public, notamment en salle. » Sur le sort réservé à ses propositions – datant de 1992 –, l’auteur du rapport n’était pas dupe : « Une grande partie des professions protestera. » Mais elles n’eurent pas à protester puisque, comme les précédents, ce rapport ne vécut

Propos_impertinents.indd 59

19/02/13 10:29


60

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

pas plus longtemps que ce que vivent les roses. Ce fut dommage, car bien des années plus tard, il n’a pas vieilli ; et pour cause, puisque le système n’a pas changé ! L’Office parlementaire (Assemblée nationale et Sénat) d’évaluation des politiques publiques, dans un rapport analysant les aides à la production cinématographique, avait conclu – en 1998 – que « les risques (des mécanismes de soutien pour l’avenir du cinéma) ont été jusqu’à ce jour couverts par l’augmentation des ressources mobilisées par les chaînes, dans le cadre des obligations réglementaires ; mais ils seraient ravivés par la stagnation du chiffre d’affaires des principaux contributeurs (Canal+ et TF1 notamment) si survenaient une baisse de l’audience TV, une dégradation du marché publicitaire ou l’émergence de nouveaux concurrents ». Ce rapport ayant été transmis au bureau de l’Assemblée nationale, les pouvoirs publics ne sauraient prétendre qu’ils ignoraient tout de la situation de crise dans laquelle se trouvait – en 1998 – notre cinéma.

Astérix et la potion magique en service sur le second front À la suite des BD relatant les fameuses aventures d’Astérix, des millions de Français se sont précipités pour applaudir les films qui s’en sont inspirés. À l’évidence, les tribulations des « irréductibles Gaulois » flattent notre orgueil national. Mais si ces fameux Gaulois sont invincibles, ils ne le sont que chez eux et là se limite leur ambition. La politique actuelle du cinéma n’est-elle pas une autre version de ces aventures ? La potion magique existe bel et bien ; elle s’appelle « intervention de l’État », mais elle n’est efficace qu’à l’intérieur ; et encore, à quel prix !

Propos_impertinents.indd 60

19/02/13 10:29


LE CINÉMA FRANÇAIS SACRIFIÉ ?

61

Faut-il voir, dans cette introversion, la marque de l’attitude du lobby du cinéma : ni franchement socialiste, ni franchement libéral, faisant peu confiance au public, mais une confiance totale à l’État imposant les taxes puis, avec les représentants des corporatismes, en redistribuant le produit. Peu nombreux sont ceux qui s’aperçoivent que le système a pratiquement perverti toute la filière en compromettant son avenir, sauf peut-être un Luc Besson, qui, en octobre 2000, a créé la société Europa Corp : « Pour que le cinéma français puisse continuer à se développer, il faut que chaque mois un film français soit capable d’intéresser le public. » Il l’a dit et il a commencé à le faire. Si le dispositif financier et réglementaire a permis au cinéma français de connaître les succès que l’on sait en nombre de films produits, le prix à payer en échecs est élevé. Deux raisons en imposent la révision : le système conduit à l’isolement de la France au sein des instances européennes et internationales et il ne peut assurer le succès des films français dans les pays étrangers à commencer par les pays européens.

La croissance de la fréquentation des salles ne profite qu’à un petit nombre de films En 1990, le nombre des entrées dans les salles de cinéma des 15 pays de l’Union européenne était descendu à 580 millions, contre plus de 4 milliards au début des années 1950 (7 fois moins). Il est remonté aux environs de 900 millions au début du XXIe siècle. On trouve un mouvement similaire en France : entre la fin des années 1940 et le début des années 1990, le nombre des spectateurs en salles a été divisé par trois, passant de 355 millions de spectateurs en 1960, à 122 millions en 1990, pour remonter à 184 millions en 2002.

Propos_impertinents.indd 61

19/02/13 10:29


62

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

La modernisation des salles, la poursuite du développement des multiplexes ainsi que, semble-t-il, le succès des cartes d’abonnement ont joué un rôle moteur dans l’amélioration récente de la fréquentation des salles françaises ; le nombre moyen de séances, par spectateur français et par an est de 5,6. Mais près de la moitié des français ne va jamais au cinéma1. Spectateurs français et films français Nombre de films sortis en première exclusivité

Nombre d’entrées (en millions) Année

Total

93 94 95 96 97 98 99 00 01 02

133 124 130 137 149 171 154 166 187 184

Films français 47 35 46 51 51 47 50 47 77 65

35,1 28,3 35,2 37,5 34,5 27,6 32,4 28,6 41,4 35,0

% % % % % % % % % %

Nombre de films ayant obtenu plus de 1 million d’entrées

Total

Films français

Total

Films français

396 407 397 386 394 448 525 544 506 488

154 145 147 150 151 173 209 208 204 200

35 32 36 34 41 40 37 38 49 46

8 9 10 14 12 6 9 8 20 15

Données (en chiffres arrondis pour les colonnes 2 et 3), extraites du Bilan 2002 – CNC (mai 2003) et du Rapport Sénat no 276 (annexe Michel Fansten).

La hausse de la fréquentation s’est accompagnée d’une progression importante du nombre de films distribués, et d’un choix persistant du public en faveur d’un petit nombre de films. Ainsi en 2002 sur les 488 films (français et étrangers) sortis en première exclusivité, les 30 pre1. Pour 60,2 millions d’habitants en France, 184 millions d’entrées en salles (en 2002). Par comparaison, la même année : aux États-Unis, pour 281,4 millions d’habitants, près de 1 milliard et demi d’entrées.

Propos_impertinents.indd 62

19/02/13 10:29


LE CINÉMA FRANÇAIS SACRIFIÉ ?

63

miers films ont représenté 55 % des entrées ; de façon identique, sur les 65 millions d’entrées obtenues par les 200 films français sortis cette année-là, plus de la moitié a été obtenue par les 15 films ayant dépassé 1 million d’entrées. Le secteur de la distribution subit les conséquences de ces choix du public : l’augmentation du nombre de films programmés s’accompagne d’une inflation galopante du nombre de copies1. Au milieu des années 1990, il était exceptionnel qu’un film soit programmé sur plus de 500 écrans ; en 2003 une quarantaine de films sont présentés en 500 copies, une vingtaine en 600, une dizaine en 700 et quelques-uns en 800. Pour le seul mois d’octobre 2002 les spectateurs franciliens se sont vu offrir 55 films contre 47 en 1999 et 32 en 1997. Il résulte de cette situation une rotation de plus en plus rapide des films. Aujourd’hui, plus que jamais, les spectateurs se déplacent pour voir les succès annoncés : une star consacrée ou une histoire vantée par les médias, même si de temps à autre le « bouche à oreille » peut introduire quelques exceptions à la règle, à l’image du fameux « Être et Avoir ». Par voie de conséquence, les critères économiques, pratiquement refusés en France au stade de la production, s’imposent tout naturellement aux secteurs de la distribution et de l’exploitation2. Pourquoi les corpo1. Le coût de fabrication d’une copie est de l’ordre de 1 200 E en VF, de 2 000 E en VO sous-titrée. 2. Si l’on prend pour exemple les salles Europalaces, au nombre de 632, représentant 25 % du marché, on s’aperçoit que la bataille entre programmateurs est impitoyable. Elle entraîne une rotation très rapide, trop rapide des films. Au cours de la semaine du 2 au 8 octobre 2002 les 5 236 écrans de France se sont vu proposer 5 497 copies consacrées aux 20 films occupant les premières places du Box-Office. Par voie de conséquence un film est retiré de l’affiche dès que la fréquentation se stabilise à plus ou moins 1 500 entrées par semaine et de très nombreux films ne restent que quelques jours à l’affiche.

Propos_impertinents.indd 63

19/02/13 10:29


64

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

ratismes n’ont-ils jamais voulu admettre une évidence qui crève les yeux, sinon parce qu’elle condamne le système ?

Le cinéma à la télévision En 2002, chaque téléspectateur a regardé en moyenne 73 heures de films de cinéma et 250 heures de fictions télévisuelles (selon le CNC). Engagée depuis 1991, la baisse de l’audience des films sur les chaînes hertziennes s’est poursuivie en 2002. Les résultats d’audience reflètent une érosion persistante du cinéma français présenté à la télévision. En outre, les chaînes ont diffusé moins de films français sauf pendant la période estivale, peu porteuse en termes d’audience. Dans ce contexte, le cinéma américain demeurant plus performant, l’érosion financière se poursuit. Les chaînes de télévision réalisant moins d’audience diffusent moins de films français et réduisent d’autant leurs achats. Pour les cent meilleures audiences cinématographiques à la télévision en 2002, l’écart s’est creusé entre les films américains et les films français : les premiers demeurant majoritaires (52 films) tandis que le nombre de longs métrages français accuse une baisse par rapport à 2001 (37 contre 47).

La vidéo Le « cinéma à domicile », télévision et surtout vidéo, s’est doté de nouveaux atouts : chaînes numériques accessibles par le câble ou le satellite ; écrans larges et plats ; rétro-projection ; vidéo-projection ; image numérique ; son hi-fi stéréo Dolby. Le développement rapide du DVD va donner à ce phénomène une dimension nou-

Propos_impertinents.indd 64

19/02/13 10:29


LE CINÉMA FRANÇAIS SACRIFIÉ ?

65

velle. Après avoir triplé en 2000, les achats de DVD ont doublé en 2001 pour augmenter encore de 30 % en 2002 ! L’hégémonie américaine s’impose pour le classement des cent meilleures ventes : 76 films américains, 18 français, 4 britanniques, 1 canadien et 1 japonais. Internet est également destiné à distribuer des films et d’autant plus vite que la plupart des internautes sont cinéphiles. L’accès aux très hauts débits permettra de télécharger des films et de les visionner sur ordinateur ou de les copier sur DVD destinés à l’équipement familial. Ces vecteurs dont le développement est vertigineux fragilisent encore davantage le cinéma français face au cinéma américain.

Exportations françaises et domination américaine En 2002, les films américains ont réalisé plus de 9 milliards d’entrées dans le monde, dont 7,4 milliards en dehors des États-Unis. Toujours en 2002, dans les salles hors de France, les films français ont réalisé 55 millions d’entrées dont 42 millions pour les films tournés en langue française. Ce qui, en langage CNC1, traduit « un record pour les films en langue française ». Un tel cocorico paraît assez incongru si l’on considère, la part du film français en Europe2 : — Allemagne, en 2001 : 1,6 % ; — Espagne en 2002 : 3,7 % ; — Italie en 2002 : 6,1 % ; — Grande-Bretagne : négligeable. 1. Page 26 du rapport CNC de mai 2003. 2. Rapport du CNC de mai 2003, p. 79 à 82.

Propos_impertinents.indd 65

19/02/13 10:29


66

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

Ailleurs, dans le monde, la situation de nos films est identique à ce qu’elle est outre-Manche. Tout cela n’empêche pas l’auteur de ce paragraphe du rapport du CNC pour 2002 d’en sous-titrer un passage « Un cinéma français à rayonnement international »1. Ce qui, en français courant, signifie : « Vouloir faire prendre des vessies pour des lanternes. » Mais les Français qui consacrent moins d’argent pour aller au cinéma que pour acheter des sorbets ou des crèmes glacées2 n’y prêtent guère attention. Il est vrai que les moyens mis en œuvre par les Américains pour assurer le développement de leur industrie cinématographique sont à la mesure des enjeux qu’elle représente pour eux : aux États-Unis un régime fiscal favorable ; en dehors des États-Unis et notamment en Europe, un contrôle à peine partagé du système de distribution des films et du parc de salles3. Il serait illusoire de croire que la force du cinéma américain ne relève que du jeu du marché et du dynamisme de ses entreprises. Outre la puissance de leur marché intérieur et la qualité de leurs films, les majors américaines ont en effet bénéficié, et bénéficient encore, de multiples avantages fiscaux à l’exportation. Le principal d’entre eux consiste, pour les entreprises américaines, à pouvoir se faire facturer, par une filiale off shore, les frais 1. Page 27 du rapport du CNC pour 2002. 2. Les dépenses des ménages en « glaces et sorbets » pour l’année 2000 ont été de 1,1 milliard d’euros (source : INSEE/la consommation des ménages). On notera que les recettes de confiserie des exploitants de salles (69 millions d’euros en 2000) sont du même ordre que la part de recettes (91 millions d’euros) qui revient aux producteurs français sur le produit de l’exploitation en salles de leurs films. 3. De Margaret Menegaz, patronne des Films Losange, productrice et distributrice (Être et avoir, Dogville) élue le 2 juin 2003 présidente d’Unifrance – succédant à Daniel Toscan du Plantier –, cette déclaration : « Il va sans doute falloir (...) écouter les trois acteurs principaux avec lesquels travaille Unifrance : l’exportateur, l’auteur et le producteur. Il faut arrêter de taper sur le cinéma américain et balayer devant notre porte » (L’Express, 19 juin 2003, p. 68).

Propos_impertinents.indd 66

19/02/13 10:29


LE CINÉMA FRANÇAIS SACRIFIÉ ?

67

relatifs à la commercialisation de leurs films à l’étranger, et à déduire ces coûts de leurs revenus imposables. Ces aides ont contribué à la constitution puis au renforcement de positions dominantes sur les marchés étrangers, notamment au niveau de la distribution et de l’exploitation. À l’époque, elles étaient strictement interdites sur le marché américain lui-même, mais en face d’elles les réglementations nationales et européennes étaient démunies, ou indifférentes1. En 2002, les films américains qui obtenaient 94 % des entrées sur leur marché national, en attiraient 64 % dans les salles européennes. Le chiffre d’affaires du cinéma français, pourtant réputé être « le troisième cinéma mondial »2 représente, toutes exploitations confondues, moins de 2 % de celui des seules majors du cinéma américain. Le handicap du cinéma français face au cinéma américain est déjà suffisamment important pour que nous ne le creusions pas volontairement, par exemple en produisant chaque année une centaine de films destinés à des spectacles confidentiels. Et l’on comprend, contrairement à ce qui nous est asséné, qu’aucun pays n’envie notre système de soutien à la production cinématographique, puisque aucun n’a jamais eu l’idée de le copier. Comme l’admet Jean-Louis Missika : « Nous nous trouvons dans une situation où le système, parce qu’il a atteint ses limites, doit être profondément adapté. La réglementation actuelle ne l’étant plus, il faut inventer autre chose. »3 Jérôme Clément, reconnaissant qu’Anglais, Allemands, Irlandais, par exemple, aident leur cinéma tout autant que 1. Michel Fansten, rapport du Sénat. 2. Après ceux des États-Unis et de l’Inde. Mais très, très loin derrière eux. 3. Dans Toutes les vérités sont bonnes à dire, p. 309-310.

Propos_impertinents.indd 67

19/02/13 10:29


68

APRÈS TANT D’ILLUSIONS

nous mais d’une façon différente, exprime un avis identique : « Ailleurs, on traite le cinéma comme une industrie avec des aides adaptées à une industrie alors que nous le traitons comme une œuvre culturelle avec des systèmes d’aide à la culture cinématographique. Bientôt, nous ne pourrons plus tenir parce que la législation nationale dans un monde ouvert à tous vents a du mal à s’appliquer. »1 Certes, le système d’aide à la production cinématographique a permis de sauver l’essentiel du potentiel de production. Il n’empêche que le cinéma français et la télévision française, constituent les parfaits miroirs d’une France des images et de la fiction qui paraît incapable de s’adapter au monde actuel. Si bien que deux lignes directrices s’imposent pour mettre en place une autre politique ; d’une part, la modification du système français condamné par ses résultats mêmes et, d’autre part, la modification des règles du jeu en vigueur au niveau européen. Ces deux démarches sont indissociables ; le cinéma français ne sera durablement défendu que dans la mesure où la politique qui l’inspire prendra une dimension européenne ; ayons donc le courage de prendre conscience de la réalité : il ne faut pas changer le système mais changer de système pour mieux servir notre culture et notre cinéma. 1. Dialogue sur France-Inter, émission « Diagonales » en mars 2000.

Propos_impertinents.indd 68

19/02/13 10:29


DEUXI ÈME PARTI E

LES YEUX OUVERTS

EN AUTARCIE

BRANLE-BAS DE COMBAT !

LE GOÛT DES AUTRES

ET LE FABULEUX DESTIN D’AMÉLIE POULAIN LES MAGICIENS DU QUÉBEC

FAIBLESSE D’UNE POLITIQUE OU POLITIQUE D’UNE FAIBLESSE ?

Propos_impertinents.indd 69

19/02/13 10:29


Propos_impertinents.indd 70

19/02/13 10:29


Chapitre 6

EN AUTARCIE

L’autarcie est selon le Petit Robert1 « l’état de ce qui se suffit à soi-même » ; et, parce qu’elle s’apparente à de la suffisance, elle est toujours mauvaise conseillère. En voici quelques exemples : si l’on situe les Français pour la lecture des quotidiens nationaux, on les retrouve au 25e rang mondial2 ; si l’on recherche des Français dans la liste des Nobel de littérature, il faut remonter à 1985 pour trouver un prix attribué à Claude Simon. La dernière palme d’Or au festival de Cannes date de 1993 et dans un secteur plus populaire, celui de l’Eurovision, en 1977 pour une première place française3 ? Il est vrai que, dans son édition de 1866, le Larousse définissait l’autarcie comme un « sentiment de satisfaction intérieure, de bien-être, et de contentement de son état ». Il est également vrai que nous nous plaçons tellement au-dessus des autres ! Un exemple de cette arrogance fut 1. Édition de juin 2000. 2. Le Monde, Le Figaro et Libération tirent – au total – à moins de 1 million d’exemplaires chaque jour. « La France est au 23e rang mondial pour la consommation de papier journal. Elle représente 2 % du marché. À peine plus que la consommation du Los Angeles Times et beaucoup moins qu’USA Today. La France, c’est aussi le tiers du marché allemand et moins du tiers du marché anglais » (Jean-Claude Brognaux, discours prononcé devant la Société professionnelle des Papiers de Presse, Paris, 16 mai 2003). 3. Marie Myriam avec L’Oiseau et l’enfant.

Propos_impertinents.indd 71

19/02/13 10:29


72

LES YEUX OUVERTS

donnée lors de la retransmission en direct de l’Eurovision 2002, ou plus exactement par les commentaires des deux animateurs (France 3) au demeurant personnages fort célèbres. Ce n’était de leur part, que mépris, plaisanteries de corps de garde, sur l’apparence, la tenue vestimentaire ou la prestation de tel ou tel artiste étranger, allant même jusqu’à conseiller aux téléspectateurs français d’aller aux toilettes. afin d’éviter ce spectacle. Pour terminer en dénigrant tel ou tel pays, au point de suggérer de ne jamais s’y rendre. Cette forme culturelle de l’autarcie n’a pu naître et se développer qu’en raison de la soumission de l’État aux goûts et aux intérêts corporatistes ; combien il est étrange de se mettre à leurs ordres, au détriment de l’intérêt général qui exige pourtant : « Le dépassement des intérêts particuliers, ce qui confère à la loi, expression de la volonté générale, compétence pour définir les fins qui s’imposent à l’ensemble des citoyens. »1

« Le niveau monte, le livre baisse » En 1990, selon Marcel Gauchet, on « arrive à 535 000 étudiants dans le secteur des lettres et sciences humaines mais le nombre des livres achetés par ce public formidablement élargi s’est effondré. Avec ce résultat très remarquable que tout se passe à peu près comme s’il n’y avait pas eu multiplication par 40 ou 50 (depuis le début du siècle) du public théoriquement formé à la lecture de ces ouvrages. Une « démocratisation » pour rien ? (...) « On a un indice convergent de cet état de fait avec la lecture des journaux. Il fut un temps où l’on pouvait 1. Conseil d’État, rapport public 1999 : l’Intérêt général, Renaud Denoix de Saint-Marc, p. 12, Études et documents, no 50, Paris, La Documentation française.

Propos_impertinents.indd 72

19/02/13 10:29


EN AUTARCIE

73

mettre en parallèle la croissance des effectifs universitaires et la courbe de diffusion du Monde. Il y a beau temps, là aussi, qu’elles ont décroché sans qu’on voie que d’autres titres en aient bénéficié. Ni Libération à gauche, ni Le Figaro à droite n’ont vu leurs ventes dopées par le doublement de ce qu’on pourrait croire être leur lectorat potentiel. Ce public supposé avide de “formation générale” ne s’intéresse pas plus aux journaux qu’aux livres (...) Mais ne doutons pas que nos spécialistes de la hausse du niveau et nos théoriciens de la démocratisation de la culture sauront très vite dissiper ces apparences funestes. Gageons qu’ils ont en magasin de quoi nous rassurer sur l’avenir radieux que ce déchaînement de l’incuriosité prépare. »1

Au secours du système À l’occasion du festival de Cannes, en mai 2003, de nouvelles preuves de la soumission des Pouvoirs publics aux corporatismes allaient être apportées grâce à l’obtention de perfusions financières complémentaires dont le système de soutien à la production cinématographique avait besoin pour survivre : — Contribution accrue des produits de la vente des films sur les supports vidéo (notamment le DVD) au financement de la production cinématographique, en espérant ainsi compenser la baisse des ressources en provenance des chaînes de télévision. — Création de fonds d’aide à la production par les collectivités territoriales, les Conseils régionaux devant remplir les fonctions de chefs de file. — Développement d’abris fiscaux (imité de l’Allemagne) et aménagement des Sofica (sociétés de financement du cinéma bénéficiant d’avantages fiscaux). — Aides à l’exportation par un dispositif d’escompte permettant aux ventes internationales d’être davantage intégrées au processus de production. 1. Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, « Tel », 2002, p. 172, 174 et 175.

Propos_impertinents.indd 73

19/02/13 10:29


74

LES YEUX OUVERTS

— Augmentation de l’enveloppe consacrée aux avances sur recettes ; doublement de l’aide à l’écriture du scénario, sachant qu’en raison de systèmes différents, le cinéma américain consacre jusqu’à 10 % de ses budgets au développement de ses projets, le cinéma français se limitant à 2 % (encore faut-il ajouter que le pourcentage américain est calculé sur des budgets bien supérieurs aux budgets français). — Mesures promises en faveur des industries techniques. — Création d’un observatoire de la production cinématographique, et code de bonne conduite pour la distribution en salles... Et cette liste n’est pas exhaustive.

En mai 2003, la France du cinéma a donc, à nouveau, refusé de tenir compte des choix du public. Néanmoins, l’on pouvait retrouver, au fil des interviews, les mêmes satisfecit, régulièrement repris depuis une vingtaine d’années, comme les célèbres marronniers des journalistes : — « Le nombre de spectateurs a retrouvé des niveaux atteints il y a bien longtemps » ; — « Les films français ne se sont jamais aussi bien vendus dans le monde », etc. Sans sous-estimer la bonne volonté des prescripteurs, on ne me tiendra pas rigueur, du moins je veux l’espérer, d’affirmer que ces « ravaudages » étaient nécessaires dans la logique du système mais sans aucune efficacité pour l’accroissement du public aussi bien national qu’international.

La voie d’un Luc Besson Il est rare de trouver chez un cinéaste français autant de liberté à l’égard des corporatismes, autant de lucidité dans l’analyse de l’environnement international, et autant de courage pour adapter à notre époque les recettes des Méliès, des Lumière et autres Pathé. Lisons-le1 : « On a compris que pour s’en sortir, il ne suffisait pas d’accuser la fatalité ou les Américains, mais 1. Télérama, 30 avril 2003.

Propos_impertinents.indd 74

19/02/13 10:29


EN AUTARCIE

75

qu’il fallait remonter ses manches, mettre les mains dans le moteur. Bosser. Le milieu traîne quand même des idées étriquées et figées depuis la Nouvelle Vague. Seule, une élite pourrait faire du cinéma ; l’auteur est sacré et tout ce qu’il fait est bon puisque c’est un artiste. Pour moi, le cinéma est un triangle créatif : auteur, réalisateur, acteur. C’est un compromis qui doit pousser à l’humilité (...) Chez Europa Corp [sa société] la structure est au service du film et pas l’inverse (...) Un film, c’est un acte de création ; il faut être respectueux dès sa première étape, sa fabrication. Mais rien n’empêche d’être plus performant, plus inventif pour la deuxième étape, la vente, une fois que le film a trouvé son autonomie, sa couleur (...) Les barrières que j’ai réussi à faire tomber pour moi, j’ai envie de les faire tomber pour les autres. J’ai envie que leur énergie soit dépensée à créer et pas à lutter pour financer leur film. (...) Est-ce répréhensible d’avoir envie de construire un studio comme en possèdent toutes les grandes villes européennes ? (...) C’est difficile d’admettre que le succès n’est lié qu’au travail. Cela renvoie les gens à leurs faiblesses, car l’on préfère toujours imaginer que l’autre triche plutôt qu’accepter que l’on n’a pas assez travaillé, ou que l’on a peut-être un peu moins de talent. » Encore faut-il savoir que chez Europa Corp les ventes de cette société de production ont dépassé 50 % à l’international, et que Luc Besson a « produit six films qui ont attiré 23 millions de spectateurs »1. Mais n’est-ce pas ce succès lui-même qui contribue à isoler Luc Besson des milieux officiels du cinéma français ?

1. Chiffres arrêtés à fin 2002.

Propos_impertinents.indd 75

19/02/13 10:29


76

LES YEUX OUVERTS

Incantations et encensoirs ! Il est vrai que si, au temps de Sully, les deux mamelles de la France étaient « labourage et pâturage », elles sont, à notre époque, devenues « incantations et encensoirs ». Incantations : « défendons, défendons, il faut défendre le cinéma », clame-t-on à l’unisson, tant il est vrai qu’en France, les attitudes des gens en place ne changent guère d’un gouvernement à l’autre, voire d’un siècle à l’autre. Nos ancêtres catholiques organisaient des processions dites des rogations ; celles-ci étaient censées attirer les bénédictions divines sur les récoltes. Aujourd’hui, nous lançons des « manifs » pour favoriser les récoltes les plus diverses mais qui se traduisent toujours en espèces sonnantes et trébuchantes ! On doit cependant reconnaître un progrès puisque, si la bienveillance divine fut toujours incertaine, les gouvernements, eux, ne restent jamais insensibles à ceux qui demandent d’une main en brandissant de l’autre un bulletin de vote. Quant aux encensoirs, ils se « balancent » à tout propos. Félicitations et congratulations pleuvent, surtout lors des soirées de « récompenses » où l’on remet lauriers et trophées au nom d’un public à qui personne n’a songé à demander quoi que ce soit. Il faut alors s’interroger : Que fait-on dans un pays où l’on s’épuise en incantations et en félicitations ? Eh bien, on ne change rien ! Tandis que les nouvelles technologies – de production et de diffusion – se développent, on vante un cinéma – confidentiel, mais qui sert d’alibi culturel – tout en tenant à distance ceux qui osent produire des films pour le public. À cet égard, la levée de boucliers provoquée par la mise sur le marché des cartes d’abonnement a parfaitement illustré comment fonctionnent les mécanismes corporatistes du cinéma.

Propos_impertinents.indd 76

19/02/13 10:29


EN AUTARCIE

77

Bonbons, esquimaux, chocolats glacés Les « purs » – ou plus exactement les puristes – de la cinéphilie ont-ils raison de se considérer comme les gardiens du « vrai » cinéma ? Voulant chasser « les marchands du Temple », ils ne comprennent pas que les complexes cinématographiques puissent offrir de nombreuses distractions en supplément des films. Par dérision, ils les appellent des « cinémas pop-corn ». Or, c’est oublier qu’à l’origine, les salles de cinéma n’offraient pas seulement des films ; des artistes y produisaient des spectacles vivants ; on présentait les fameuses actualités aujourd’hui bien utiles à nos archives ; et, durant l’entracte, on vendait les non moins fameux « bonbons, esquimaux, chocolats glacés ».

Du ticket à la carte Aujourd’hui, tout le monde est désormais prié d’avoir une carte. Une carte pour quoi ? Pour tout ! Pour téléphoner, se garer, voyager, payer son épicier, acheter ses vêtements, commander par correspondance. Ou pour passer des heures devant des chaînes payantes de télévision. Cartes d’abonnement, de fidélité, de crédit, tous les actes de la vie quotidienne sont maintenant « encartés ». Plus qu’une mode, la carte s’est imposée comme un service facile et rapide, tandis que producteurs et commerçants y voyaient un moyen d’attirer et de fidéliser leur clientèle. Alors que, dans tous les domaines de la consommation et de la distribution, les choses ne sont plus comme avant, seul, le cinéma, bastion résistant en forme de salle obscure s’accrochait au bon vieux ticket. Ceux qui ont choisi de réagir ont fait leurs comptes, mesuré les avantages de se mettre au goût du jour, et...

Propos_impertinents.indd 77

19/02/13 10:29


78

LES YEUX OUVERTS

proposé une carte de cinéma. C’était une révolution de répondre ainsi à l’évolution des relations spectateursspectacle. À l’époque du lancement, c’était au printemps 2000, la carte forfaitaire donnait libre accès à toutes les salles d’un réseau pour 1 176 F par an, ce qu’une stratégie marketing bien conçue présenta sous une formule mieux adaptée : 98 F par mois, prélevés automatiquement sur le compte bancaire des abonnés. La première, celle d’UGC, fut bientôt suivie par ses deux clones, Ciné à volonté (Pathé) et Le Pass (Gaumont-MK2). Mais, alors que, dans tous les secteurs de la vie courante, l’arrivée de la carte s’était effectuée en douceur, dans le milieu cinématographique, elle mit aussitôt le feu aux poudres. La guerre des cartes fut déclarée ! Puis elle se déchaîna avec une violence qui fit trembler sur leurs bases les temples culturels que le monde entier admire et nous envie. Pas du côté des spectateurs, certes. Eux ne s’en plaignirent pas. Au contraire, ils adoptèrent même volontiers ce sésame du cinéma, calculant qu’après trois séances, l’entrée leur revenait de moins en moins cher. Mais, du côté des exploitants indépendants, ce fut la révolte. Ils y virent un mauvais coup, une concurrence déloyale. Ils appelèrent l’État au secours : le ministère de la Culture s’adressa donc au Conseil de la concurrence, souhaitant que la direction d’UGC retirât cette carte par laquelle le conflit était arrivé ! Les exploitants opposés au système expliquaient pourquoi, à leurs yeux, il ne pouvait fonctionner et pourquoi il ne devait pas fonctionner ! Au-delà de cinq entrées par mois et par spectateur, disaient-ils, les distributeurs des cartes perdraient de l’argent ! Et d’expliquer qu’il fallait rémunérer les ayants droit (auteurs, producteurs, distributeurs) sur la base de 33 F la place... alors que le spectateur – à carte forfaitaire – n’aura lui payé, à ce titre, qu’à

Propos_impertinents.indd 78

19/02/13 10:29


EN AUTARCIE

79

peine 10 F. « Si ça marche, explique l’un d’eux, je risque de déposer le bilan en faisant 9 000 entrées par semaine, contre 2 700 aujourd’hui. » Et tel autre de renchérir : « C’est de la folie ! Vendre une carte en espérant que les spectateurs ne viendraient pas au cinéma ! » De la folie ou de la caricature ? Trop d’entrées mèneraient à la faillite ? Un grand nombre de spectateurs à prix réduit serait nuisible et mieux vaudrait un petit nombre à part entière ? Un meurtre par sur-consommation ? N’est-ce pas un raisonnement en forme de sophisme démontrant l’ignorance de la loi des grands nombres, celle que le secteur des assurances applique depuis des lustres. Jamais aucun assureur ne s’est plaint d’avoir trop d’assurés. Il calcule même le montant de la prime d’assurance en fonction du risque d’accidents et du nombre d’assurés. La guerre des cartes menaçant de continuer et faute de pouvoir supprimer purement et simplement l’objet du conflit en l’interdisant, le gouvernement, fidèle à sa tactique, instaura une « paix » armée en renforçant les réglementations non sans avoir appelé le Parlement à la rescousse en introduisant un additif dans un dispositif législatif sur... les régulations économiques ! Ce remue-ménage eut le mérite de révéler les profondes contradictions qui existent au sein de cet univers autarcique. Alors même que près de la moitié des Français ne va jamais au cinéma ! L’introduction de la carte eut toutefois le mérite de contraindre ses principaux adversaires à l’utiliser, bien que l’on ait pu lire dans un magazine professionnel1, qu’il fallait : « Continuer à se battre pour arrêter cette carte, malgré son succès énorme. »

1. Le Film français, 20 octobre 2000.

Propos_impertinents.indd 79

19/02/13 10:29


80

LES YEUX OUVERTS

Une étincelle Et pourtant, en février 2003, un éclair zébrait le ciel du XIIIe arrondissement de Paris : — Le Monde : « MK2 allume à Tolbiac l’étincelle du cinéma » ; — La Croix : « Le MK2 Bibliothèque, nouveau fleuron du réseau Karmitz » ; — Figaroscope : « Duo sur canapé ». Serait-ce une conversion aux méthodes modernes pour Marin Karmitz, qui – après l’IDHEC, à la fin des années 1950 – s’est lancé dans le cinéma militant ? Serait-ce que celui qui fut de toutes les luttes pour les films d’auteur, pour le cinéma difficile, pour les salles d’indépendants aurait changé de camp ? « MK2 Bibliothèque » a ouvert ses portes le 19 février 2003 ; situé dans l’un des angles du parvis de la BNF – côté voies ferrées – ce multiplexe (14 salles et 2 712 fauteuils, canapés à deux places avec accoudoir amovible comme dans les trains) occupe un vaste espace. On y trouve trois restaurants (Jules et Jim, Limelight, Mcafé) une boutique de DVD, une autre réservée au label de disques Harmonia Mundi, etc. Sa référence ? Il explique que ce « sont les studios de l’époque de Griffith, ouverts sur la nature extérieure, mais avec plein de décors intérieurs ».1 « Un amour de l’épure, de l’essence des choses ? “Dans ce pool MK2 on ne distingue guère de renouvellement. Hormis Raphaël Nadjari, un jeune Français mais dont les films ont New York pour cadre, aucun des noms qui ont porté la nouvelle ‘nouvelle vague’ hexagonale ces 1. Le Monde, 20 février 2003.

Propos_impertinents.indd 80

19/02/13 10:29


EN AUTARCIE

81

dernières années n’y figure. Le talent est rare, et le jeune talent encore plus, rétorque sèchement Marin Karmitz. Dans leur cinéma, on ne voit pas apparaître beaucoup de culture et d’histoire. C’est un monde et ce sont des artistes sans mémoire. Je ne saurais pas quoi leur dire. J’ai toujours rêvé et soutenu à l’inverse un cinéma qui donne du poids aux mots. L’équivalent du travail d’un Beckett ou d’un Giacometti” (...) Le personnage campe dans sa singularité. Il heurte ou séduit. »1 Mais il faut donner libre cours à la satisfaction de constater qu’un modèle de modernité cinématographique vient de naître : dans cet extraordinaire complexe la vie et le cinéma se confondent puisque « le Home cinéma et le cinéma traditionnel cohabitent au mieux »2.

La tentation de Byzance L’autarcie est tout à la fois cause et conséquence de la pensée unique qui semble s’être emparée de la France dès les lendemains de Mai 68. Comment les œuvres de l’esprit pourraient-elles se développer normalement dans un pays englué dans son uniformisme ? Il est vrai que le système français de formation de l’opinion publique est unique en son genre puisque l’idéologie dominante est formée par de petits groupes qui, suivant les mêmes modes, sont convaincus de la justesse de leur pensée à l’exclusion de toute autre. Ce n’est pas par goût du conformisme que l’on devient conformiste, mais par volonté d’exister en système d’autarcie. En notre temps, et en France, céder à la tentation de Byzance, c’est ne pas regarder là où il faut, au moment 1. La Croix, 15 et 16 février 2003. 2. Figaroscope, 19 au 25 février 2003.

Propos_impertinents.indd 81

19/02/13 10:29


82

LES YEUX OUVERTS

où il le faut ; c’est confondre l’essentiel et l’accessoire comme cela s’est passé lorsque les Byzantins disputaient du sexe des anges alors que les armées turques resserraient leur étau sur la deuxième Rome. Autarcie, uniformisme, pensée unique sont les trois conséquences d’un manque d’esprit critique. Il nous est devenu difficile d’accepter les confrontations d’idées autant que les exigences de l’action puisque l’on ne sait plus – ou l’on ne veut plus savoir – pourquoi ni comment agir. Par réaction, d’aucuns cèdent aux sirènes libertaires alors que d’autres s’abîment dans les communautarismes. Sous nos yeux se met en place une société : « constituée de communautés hostiles [et qui] se nourrit de l’hostilité dont chacune peut être l’objet »1. Ne serait-il pas temps que notre cinéma reprenne vie afin de jouer son double rôle de fédérateur et de lien social ? 1. Libération, 24 avril 2003, p. 3.

Propos_impertinents.indd 82

19/02/13 10:29


Chapitre 7

BRANLE-BAS DE COMBAT !

C’est à cet ordre que les matelots obéissaient en mettant « bas » les branles (hamacs) de l’entrepont pour se préparer au combat. Ne pourrait-il en être de même pour ceux qui veulent sortir notre cinéma de l’ornière ? Imitant les marins, ils n’attendraient leur victoire que d’eux-mêmes ; ni d’une loi nouvelle, ni d’un règlement nouveau, ni d’un financement arrivant comme un deus ex machina mais de leur courage et de leur adresse, bref de leur comportement. Difficile ? Certes ; mais existe-t-il un autre choix ? Si nous acceptions d’adopter une telle attitude, nous pourrions reprendre cette aventure du cinéma commencée par nos ancêtres et, de surcroît, nous retrouverions notre place aux avant-postes de la culture.

« Tailler » dans les commissions Tailler, éliminer. On hésite à énumérer des mots suggérant une « taille » tant ils déplaisent aujourd’hui. Et pourtant il faudrait commencer par les commissions qui fonctionnent au sein du CNC.

Propos_impertinents.indd 83

19/02/13 10:29


84

LES YEUX OUVERTS

En fait, tailler dans le système qui régit notre cinéma nécessiterait une véritable révolution des mentalités. L’affaire n’est pas nouvelle ; cette suggestion figurait déjà en 1992 dans le rapport de Jean-Paul Cluzel sur la politique française du cinéma : « Le CNC – pouvait-on lire – est à la fois une administration publique aux pouvoirs régaliens (gestion du compte de soutien, activité juridique et réglementaire), et une organisation “corporative” (délivrance d’autorisations professionnelles pour couvrir une partie des frais de fonctionnement du centre, “cogestion” du secteur par des commissions de professionnels). Il est donc naturellement porté vers les solutions consensuelles, là où des décisions plus volontaristes s’imposeraient souvent. » Le rapport préconisait ce qui, par prudence de style, était appelé « pistes de réforme » mais qui pourraient tout aussi bien s’appeler des opérations de « taille », en réduisant de façon drastique le nombre des commissions abritées par le CNC. Afin, précisait le rapport en dénonçant l’archaïsme du système, de « mettre fin au corporatisme excessif qui entoure la plupart des actes de gestion du CNC ». Pour comprendre cette dérive bureaucratique, il faut remonter aux décisions d’André Malraux. En décembre 1965, il présentait le budget de la culture à l’Assemblée nationale : « Le cinéma français qui compte, c’est-à-dire un très petit nombre de films, ce sont presque toujours des œuvres de jeunesse (...) une sorte de cinéma d’amateur d’une certaine génération à laquelle nous devons absolument donner tous les moyens. » À la même époque son directeur de cabinet Gaëtan Picon en précisait l’ambition : « N’attendons pas que le public demande autre chose que les films de Fernandel, la grivoiserie du music-hall français, la fastueuse médiocrité de notre opéra comique : c’est à nous de l’habituer à mieux. »

Propos_impertinents.indd 84

19/02/13 10:29


BRANLE-BAS DE COMBAT !

85

Éternel débat franco-français, mais, en 1965, avait-on vraiment raison ? Pour les objectifs, certainement ; quant aux moyens, la réponse doit être nuancée. Surtout si l’on prend connaissance de la thèse de Frédéric GimelloMesplomb, chercheur au CNRS1 ; ses analyses d’une grande rigueur scientifique permettent de comprendre le rôle de l’État à travers la composition des commissions et le financement d’un système cogéré. Ce chercheur a dépouillé 14 500 pages du Journal officiel afin de dresser la liste des membres successifs de la commission d’avance sur recettes et de mettre au clair les choix de chaque gouvernement. Non pour s’en offusquer, mais pour avoir confirmation qu’aucune désignation n’est neutre, même s’il est convenu de prétendre à la neutralité absolue de l’État. Frédéric Gimello-Mesplomb s’est ainsi aperçu – avant même la Cour des comptes – que les remboursements des avances sur recettes comptabilisés du 1er janvier 1960 au 31 décembre 1998, n’atteignaient qu’un peu plus de 10 %, en moyenne, des sommes reçues ; cette procédure obéit à des règles particulièrement généreuses qui relèvent plus de la subvention que d’une avance. Ou à fonds presque perdus ? Certes, les fonctionnaires, artistes ou représentants des professions qui font partie de ces commissions ne sont pas en cause à titre personnel ; nul ne met en doute leur bonne volonté ou leur dévouement ; ce qui est en question, c’est le système lui-même. Par exemple, les décisions d’avances sur recettes – pour se limiter à elles – sont prises par des commissions où ne siègent que de rares producteurs et dont les représentants du public sont absents ; on ne voit du reste pas comment on pourrait les 1. Thèse en cinéma : « Enjeux et stratégies de la politique de soutien au cinéma français » (Université de Toulouse-Le Mirail, 2000, 320 p.).

Propos_impertinents.indd 85

19/02/13 10:29


86

LES YEUX OUVERTS

appeler à siéger ! Qui aurait autorité pour les désigner ? Mais le public se trouve dans les salles et il juge ; lui aussi sans appel. Pourquoi lui refuse-t-on de tenir compte de son verdict ?

« La vérité si je mens » Au fil des années, le pouvoir corporatiste, allié au pouvoir administratif, s’est peu à peu substitué au pouvoir politique qui, lui, n’y a jamais vu de mal. Mais, au lieu de libérer l’énergie créatrice des auteurs, le système a donné la priorité aux droits acquis, aux rentes de situation, et aux positions établies ; si bien que, d’un bout à l’autre de la chaîne professionnelle, le conservatisme triomphe. Une administration perfectionniste et toute-puissante se mêlant de tout, contrôle tout tandis que l’hypertrophie parisienne, le parisianisme de l’État et de la culture ont provoqué d’abord, entretenu ensuite, une véritable anémie de la création. On se prend à rêver du temps où les artistes pouvaient donner libre cours à leur imagination alors que, sans le savoir, ils inventaient un art nouveau. Du reste, Louis Skorecki rappelle comment, au début du XXe siècle, tout cela était né : « La figure du cinéaste, telle que nous la connaissons n’avait pas encore été inventée. Le cinéaste n’existait pas. Il travaillait, mais il n’existait pas. Ni son rôle, ni sa fonction n’étaient définis. C’était un nom parmi d’autres sur d’interminables génériques, l’un des rouages anonymes du merveilleux cinéma d’usine des grands studios : lui-même longtemps considéré comme un simple artisanat anonyme et collectif (...) Tant que le cinéaste n’existait pas, le cinéma régnait dans le monde. Le metteur en scène, le réalisateur, c’était juste un

Propos_impertinents.indd 86

19/02/13 10:29


BRANLE-BAS DE COMBAT !

87

employé, un artiste d’usine. Le temps n’était pas venu où on lui tisserait des légendes. Pas encore. »1 C’était l’aurore du cinéma. La France en connaîtrait-elle le crépuscule ?

Cinéma sous perfusion et Français sous hypnose Posez la question suivante à l’un de ces Français qui forment le public : quel est le deuxième cinéma au monde ? Il vous répondra : le nôtre. Demandez-lui : avec combien de films ? Il vous dira : beaucoup. Sont-ils de qualité ? Il affirmera : oui, et souvent meilleurs que les films américains. Si vous lui dites que, sur les 180 à 200 films produits chaque année, 15 à 20 seulement font recette en salles, il ne vous croira pas. Ce simple test suffit à faire comprendre que deux périls menacent le cinéma français : l’inconscience des uns et la puissance des autres. L’inconscience est française ; la puissance, américaine. L’inconscience est enkystée chez nos compatriotes qui ne soupçonnent pas les conséquences de cette soumission aux images venues d’outre-Atlantique ; quant à la puissance américaine, elle est dopée tout autant par la mise en service des nouvelles technologies que par l’accélération de la mondialisation. Si l’on ne peut agir sur la puissance des États-Unis, du moins dépend-il de nous d’en finir avec une inconscience à l’origine de nos déboires cinématographiques. Ne pourrions-nous produire pour le public européen, et au-delà, comme nous savons – presque – le faire pour le public français ! 1. Libération, 2 août 2002, p. 22.

Propos_impertinents.indd 87

19/02/13 10:29


88

LES YEUX OUVERTS

Que nenni, puisque les professionnels de la profession ont trouvé la solution miracle en obtenant aide et protection de l’État. Admettons qu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, et afin de supporter les chocs d’Hollywood, leurs requêtes fussent normales. Mais, en substituant la sanction des commissions du CNC à celle du public, tout en se repliant sur le seul marché hexagonal, ils ont choisi la voie de la passivité ; pas celle du dynamisme. Comme, tous comptes faits, la situation était plutôt confortable, ils ont persévéré ! Et ce qui devait arriver arriva : un cinéma sous perfusion et des Français sous hypnose. Un cinéma sous perfusion : les professionnels en maîtrisent parfaitement la technique. Des Français sous hypnose : celle due aux illusions auxquelles ils s’abandonnent.

Cannes en mai 2003 À part les thuriféraires habituels, journalistes et critiques de cinéma n’ont guère été tendres pour le festival de Cannes, cuvée 2003. Les yeux s’ouvriraient-ils et les oreilles entendraient-elles ? Michèle Stouvenot, en quelques lignes, a résumé l’avis général et pris acte d’un retournement de l’opinion1. « Jamais, de mémoire de festivaliers, on n’aura vu palmarès plus taquin. À 16 heures, dimanche 25 mai, l’affaire était pliée. Jean Rochefort lui-même n’a opposé aucune résistance. (...) Sous les yeux d’un Gilles Jacob effondré dans son fauteuil et sans un sourire, le jury a donné la palme d’Or et le prix de la mise en scène à Ele1. Journal du Dimanche, 1er juin 2003.

Propos_impertinents.indd 88

19/02/13 10:29


BRANLE-BAS DE COMBAT !

89

phant, de Gus Van Sant, un film minimaliste, très “fraise des bois”, commandé par la chaîne de télévision indépendante américaine HBO et qui a un avantage supplémentaire : à sa sortie, en octobre, il ne devrait pas attirer les foules. Projeté pour les Cannois, simples spectateurs, il a déjà réussi à vider la salle. Le Cannois est frivole. « Naturellement, Elephant est interprété par des acteurs non professionnels, le fin du fin. Le festival est une chose beaucoup trop sérieuse pour la confier à des stars glamoureuses. (...) Le prix d’interprétation féminine est revenu non pas à Nicole Kidman, Charlotte Rampling ou Ludivine Sagnier – un choix qui aurait été atrocement conformiste et conventionnel – mais à l’actrice canadienne d’Invasions barbares, excellente mais inconnue. Elle s’attendait si peu à cet honneur qu’elle était déjà repartie au Canada. « Ce palmarès n’a suscité aucune polémique. Les festivaliers dans leur majorité avaient déjà quitté Cannes. Malgré son exploit, le jury, et c’est tout à son honneur, est resté modeste. Ce n’est pas que Patrice Chéreau refuse de répondre aux questions des journalistes – les derniers qui s’intéressent encore au festival –, c’est qu’il ne peut pas : il tourne un film en Allemagne et il est surbooké... »

Anticipation ? En réalité, la France est au milieu du gué. Entre la rive protégée qu’elle voudrait ne pas quitter, et celle du monde nouveau que, de gré ou de force, elle devra aborder. Déjà, 10 à 20 films français – plus ou moins selon les années – savent rencontrer le succès public sans avoir renoncé à la qualité artistique. C’est encore trop peu. Nous pourrions faire beaucoup mieux. Mais la voie est

Propos_impertinents.indd 89

19/02/13 10:29


90

LES YEUX OUVERTS

néanmoins tracée et le pari est pris par une partie des réalisateurs et producteurs français, de se libérer du système corporatiste. Ils veulent renouer avec l’esprit et les méthodes des grands du cinéma qui – de part et d’autre de l’Atlantique – ont su répondre aux attentes et aux goûts du public. Dès lors, pourquoi devrions-nous rester au milieu du gué ? Le tournant d’une révolution copernicienne pourrait être pris par l’industrie cinématographique française malgré les crispations, les oppositions et les entêtements que toute réforme suscite ici. Et d’abord – pourquoi pas ? – en s’inspirant de deux exemples, l’un donné par un Marcel Carné, et l’autre par un Roman Polanski.

Sous la coupole du Palais de l’Institut Le 15 décembre 1999, Sir Peter Ustinov recevait Roman Polanski au sein de l’Académie des beaux-arts, et Pierre Schœndœrffer remettait son épée au nouvel académicien. Est-ce en raison de cet événement parisien que l’adjectif académique n’a pas manqué de fuser, sitôt la palme d’Or du festival de Cannes attribuée, en mai 2002, à Roman Polanski pour son film Le pianiste ? Outre que l’on confond « adacémisme » et « classicisme », on aurait tort de ne pas aimer le cinéma de Roman Polanski sous prétexte qu’il ne flirte pas avec l’air du temps. Voici comment Sir Peter Ustinov introduisit son discours de réception : « Il est évident que les choses ont changé et pour le mieux. Vous vous rendez compte qu’un homme d’origine polonaise a demandé volontairement à un homme d’origine russe de l’accueillir au sein de l’Institut de France ! (...) En 1933, Roman Polanski est né à Paris. Pas en Pologne, mais à Paris. (...) Papa

Propos_impertinents.indd 90

19/02/13 10:29


BRANLE-BAS DE COMBAT !

91

Polanski a choisi de retourner en Pologne à l’aube du conflit. Les conséquences de cette décision furent immenses et douloureuses. (...) La persécution des Juifs commençait, et la mère de Roman envoyée dans les camps de concentration. En dépit du fait qu’un mur avait été construit pour isoler le ghetto, le père de Roman s’arrangeait pour que son fils s’évade de l’enceinte et aille chez une autre famille, catholique, dans la ville de Cracovie (...) Un jour, Roman a réussi à s’introduire dans le ghetto. Il voulait tout simplement voir son père. Celui-ci n’était pas chez lui. Tout à coup, Roman l’apercevait dans une longue colonne de Juifs qui venaient d’être constitués prisonniers par les Allemands et qui marchaient, gardés par des soldats, vers une destination inconnue. Consterné, le garçon accompagna la colonne dans son trajet. Soudainement, son père, l’ayant vu, quittait le rang. Le petit l’approchait. Du bout des lèvres le père a soufflé “Fous le camp !”. Étonné par le ton abrupt et inamical, Roman a changé de direction et s’est éloigné. »1 Il faudra attendre bien des années avant que cet épisode tragique soit relaté dans Le pianiste. Sir Peter Ustinov, devait, en terminant son discours, dévoiler le secret de Roman Polanski qui « a su se conformer aux règles hollywoodiennes, mais par pure intelligence, non par conviction ». Le système avait rejeté Marcel Carné. Roman Polanski, lui, a rejeté le système et personne n’a jamais demandé autre chose à ce cinéaste d’Europe centrale, à la vie plusieurs fois martyrisée, qui, après avoir fait sienne la culture française, s’est immergé dans la bouillonnante et industrieuse activité cinématographique des États-Unis d’Amérique. 1. Extraits du discours prononcé sous la Coupole le 15 décembre 1999, par Sir Peter Ustinov, membre associé étranger de l’Académie des beaux-arts – selon le texte édité par l’Académie.

Propos_impertinents.indd 91

19/02/13 10:29


92

LES YEUX OUVERTS

Polanski rend hommage à Marcel Carné, son prédécesseur à l’Institut « Tous les deux, nous avons le même goût du tournage en studio, la même manie du détail, le même intérêt dans la composition du cadre, la même logique des mouvements de caméra et du rythme du film. Marcel Carné avait son Jacques Prévert, moi j’ai eu mon Gérard Brach. (...) » « Les enfants du Paradis1 demeure le plus bel hommage rendu par le spectacle au spectacle. Arletty, inoubliable Garance, polarise les désirs de tous les hommes qui traversent sa vie ; elle cherche le grand amour mais le fuit et se perd dans la foule du carnaval. Scène grandiose qui reste un moment fort du film ; 2 000 figurants y participent. La caméra tourbillonne et virevolte avec les danseurs. Bien qu’à l’époque on ne dispose que d’un matériel lourd, peu maniable, difficile, le metteur en scène obtient une fluidité, un mouvement merveilleux. « Mais la “nouvelle vague” s’annonce. Elle va reléguer brutalement les grands cinéastes d’avant. On tourne des films à petits budgets, dits “films d’auteurs”, en très peu de temps, en décors naturels, ce qui amènera petit à petit la mort de nos studios. Pour ma part, je regrette cette disparition. Je persiste à penser que des décors réalisés par des techniciens de talent suscitent plus d’émotion et de vérité que des décors naturels où l’action doit se conformer aux lieux, et non pas l’inverse. « Toutefois, on ne peut nier que la “nouvelle vague” ait apporté un souffle nouveau au cinéma français. Et pourtant ce souffle en a éteint un autre. (...) » 1. En 1993, les professionnels du cinéma, réunis au Zénith, désignent Les enfants du Paradis, meilleur film français de tous les temps. Et en 1995, l’Académie européenne, à Bruxelles, classe Les enfants du Paradis parmi les trois meilleurs films de l’histoire du cinéma.

Propos_impertinents.indd 92

19/02/13 10:29


BRANLE-BAS DE COMBAT !

93

« Lorsqu’il dit moteur ! le metteur en scène veut rendre accessible la vision du film qu’il porte en lui et donner une forme physique à son imagination en la matérialisant. »1 Est-ce que, à partir de cette époque, le cinéma français, emporté par la télévision, se serait détruit luimême ? Le reflux des spectateurs tendrait à le faire croire. Pourtant, les succès d’un Polanski ayant les mêmes conceptions des rapports entre le cinéma et le public que celles de Marcel Carné tendraient à confirmer que le déclin n’était pas inéluctable. Mais, entre les deux, que de gâchis !

Polanski tel qu’en lui-même Le « réalisme » de son cinéma n’est pas un simple naturalisme, tirant vers le sentimentalisme, le pathos ou le misérabilisme. Au contraire, Polanski est un cinéaste soucieux d’offrir une description du réel plus juste, plus insolite, plus complexe qu’on ne le croit (Le locataire), éclairant les évidences oubliées et les détails négligés. L’auteur de Cul-de-sac offre au spectateur plus qu’il n’a l’habitude d’en attendre et d’en voir. Ce n’est pas à Zola qu’il faut penser, mais plutôt à Kafka, bien qu’en France, on prenne trop souvent Kafka pour uniquement tragique en faisant l’impasse sur son humour. À propos de Chinatown, Polanski a fait cette remarque : « Mon seul regret fut de découvrir au montage – et il était trop tard – qu’il (Noah) tenait sa fourchette et son couteau comme un Européen pour manger le poisson. J’ai été stupéfait de ne pas l’avoir remarqué au tournage. Les Américains n’utilisent le couteau que pour couper, 1. Extraits du discours prononcé, sous la Coupole, le 15 décembre 1999 par Roman Polanski succédant à Marcel Carné (1901-1996), selon le texte édité par l’Académie des beaux-arts, p. 9 à 21.

Propos_impertinents.indd 93

19/02/13 10:29


94

LES YEUX OUVERTS

ensuite ils le reposent sur la table et reprennent la fourchette. » À l’inverse de toute idéalisation ou de tout lyrisme qu’impose un certain type de cinéma hollywoodien, ce souci du réel et du concret aboutit à une mise en scène détachée, au rythme lent, tranquille, flegmatique mais élégant. Cet art de mettre le concret en relief ne va pas sans une ironie au cœur même du cinéma de Polanski, car il existe chez lui une joyeuse angoisse devant la réalité ; en cela, il est bien cinéaste d’Europe centrale, sachant allier le drame et le ridicule, la tragédie et le comique. Son cinéma n’a pas pour objectif de surprendre le spectateur, ou de l’entraîner sur des chemins difficiles, mais au contraire de lui présenter une réflexion ironique sur la nature humaine et de l’installer cinématographiquement, esthétiquement, dans une complicité émouvante. Cet amour du cinéma, cette recherche du contact avec le public lui ont insufflé la volonté de surmonter les difficultés du métier. Du reste, sous la Coupole le 15 décembre 1999, il a parfaitement énuméré « les principaux problèmes que rencontre tout cinéaste dans le monde actuel, et présenté les solutions imaginées pour, envers et contre tout, continuer à tourner et continuer à trouver son public ».

« Le pianiste »1 Roman Polanski, refusant de mettre en scène La liste de Schindler, a trouvé à travers le livre autobiographique 1. Film français, britannique, allemand, polonais produit par Alain Sarde et Robert Benmoussa – avec Adrien Brody, Thomas Kretschmann, Emilia Fox, Frank Finlay, Valentine Pelka. Il a été tourné au printemps 2001 à Berlin dans les studios de Babelsberg, puis à Varsovie dans le quartier Praga où fut recréée la rue principale du ghetto. Ce film – le 16e de Polanski – a obtenu sept césars et trois oscars.

Propos_impertinents.indd 94

19/02/13 10:29


BRANLE-BAS DE COMBAT !

95

de Wladislaw Szpilman1, Le pianiste, matière à mettre en scène une histoire qui lui était proche, sans tomber dans une simple évocation de son passé. « Le réalisateur ne raconte pas sa propre histoire mais celle, extraordinaire, de Wladyslaw Szpilman qui, en 1943 avait 32 ans. Pianiste virtuose, compositeur, il interprète le Nocturne en ut dièse mineur de Chopin pour la radio polonaise quand la Luftwaffe détruit l’émetteur. Il survit à la déportation, aux massacres, puis, lorsqu’à la Libération la radio recommence à émettre, il joue en direct les dernières mesures du Nocturne interrompu six années auparavant. En 1946, il fait paraître Mort de la ville, qui retrace la vie dans le ghetto de Varsovie et raconte comment un officier allemand, Wilm Hosenfeld, l’aida à survivre. Sitôt la parution, les autorités communistes interdisent le livre. Cinquante ans plus tard, son fils Andrzej le retrouve, oublié sur une étagère de la bibliothèque familiale, et le fait publier sous le titre Le pianiste. (...) Roman Polanski a choisi de faire se croiser l’histoire de Szpilman et la sienne propre, mêlant ses souvenirs personnels au récit du musicien, adapté par le scénariste Ronald Harwood. Le film devant être tourné en anglais (...) Polanski décida de porter son choix sur l’acteur Adrien Brody. »2

L’universel à bon compte Le 24 mars 2003, un communiqué émanant du ministère français de la Culture se terminait ainsi : « Le film [Le pianiste] est l’illustration parfaite de la capacité du cinéma français à fabriquer des œuvres ambitieuses et 1. Robert Laffont, 1996. 2. Le Nouvel Observateur, semaine du 23 mai 2002, no 1959, Arts-Spectacles, article de Pascal Merigeau.

Propos_impertinents.indd 95

19/02/13 10:29


96

LES YEUX OUVERTS

universelles, susceptibles de réunir les publics les plus larges à travers le monde. »1 Ce film est-il universel parce que français (très partiellement du reste) ou français parce qu’universel ? Poser la question est en même temps y répondre. Les illusions de l’ambition française seraient-elles vraiment sans limites ? Et ne vaudrait-il pas mieux nous inspirer de l’exemple de ceux qui ont su maîtriser leur art sans emprunter ni chemins corporatistes ni couloirs ministériels ? 1. Communiqué du ministère du 24 mars 2003, sous le titre : « Oscars, Aillagon félicite Polanski. »

Propos_impertinents.indd 96

19/02/13 10:29


Chapitre 8

LE GOÛT DES AUTRES ET LE FABULEUX DESTIN D’AMÉLIE POULAIN

« Sans forfanterie » Incontestablement, le film d’Agnès Jaoui Le goût des autres a répondu au goût du public français. Même si « des goûts et des couleurs, on ne discute pas », les recettes de ce succès sont simples : un scénario – écrit avec Jean-Pierre Bacri –, solidement travaillé ; des dialogues brillants ; des personnages à l’image de la vie, dans une ambiance à contre-courant du « politiquement correct » qui rend assommants tant de films français : ici, ni « lamentation sociale ni désespérance molle »1 ; une promotion organisée elle aussi en fonction du public : le producteur, qui, à cette époque, avait déjà 7 films à son actif dépassant chacun les 2 millions d’entrées, avoue simplement : « Sans forfanterie, je pense avoir le goût des autres. »2 Cette convergence de « professionnalisme », d’audace et de sérieux a porté ses fruits. 1. Claude Baignères dans Le Figaro du 1er mars 2000. 2. Charles Gassot, interview dans Le Journal du Dimanche du 26 mars 2000, Gassot croit à la primauté du triumvirat producteur-réalisateur-scénariste. Il a acheté des espaces publicitaires pour la bande annonce de ce film dont le comique a séduit les spectateurs. Il a également choisi avec soin la date de sortie du film, et l’affiche a fait l’objet de nombreuses études, etc.

Propos_impertinents.indd 97

19/02/13 10:29


98

LES YEUX OUVERTS

Et si, de plus, c’était un très bon film ? Il faut en effet se poser la question car nous vivons dans un univers où le conformisme et l’esprit de clan règnent en maîtres ; on ne sait donc plus très bien distinguer un chef-d’œuvre d’une œuvre de circonstance puisque tout paraît se valoir. Mais qu’arrive un véritable film, alors s’impose le bouche à oreille et le public s’enthousiasme. Voici, comment le traduit Isabelle Adjani : « Naïf, pataud, il (le personnage central) demande ensuite à la comédienne, qu’est-ce qu’il y a de plus difficile pour les acteurs ? Retenir les textes ? Elle lui répond : c’est de dépendre du désir des autres... Eh bien c’est exactement ça ! Je suis reconnaissante à Bacri et Jaoui d’avoir rendu à notre travail la vertu de l’éblouissement. Tout est là. C’est pour ça que je fais ce métier. Pour être une source. Exprimer un millième de millième d’éclat de Mère Thérésa ou de Martin Luther King dans un geste d’amour et de foi en l’homme. En resacralisant la vie, en permettant de la sublimer par une présence et un texte, il y a des rôles qui confèrent à l’acteur une fonction de saint laïc. Je suis actrice pour donner de l’amour. Voilà. Et j’en reçois en retour. »1 Existerait-il un « art de cultiver le goût des autres » comme il existe des « arts poétiques » ou des « arts d’aimer » ? Certes, la rencontre d’un film et d’un public demeure une mystérieuse alchimie dont personne ne peut prétendre détenir le secret. Mais celui qui fabrique le produit doit mettre toutes les chances de son côté pour aller à la rencontre de ceux qui le reçoivent. Auteur, producteur, réalisateur, artistes ne doivent pas chercher, comme on le répète à l’envi, à se faire plaisir mais à satisfaire des spectateurs. Car, finalement, ce sont eux, et eux seuls, 1. Le Monde, 23 décembre 2000, interviewée par Annick Cojean.

Propos_impertinents.indd 98

19/02/13 10:29


LE GOÛT DES AUTRES...

99

qui font le succès ou l’échec d’un film. On remarque d’ailleurs que, dans certains domaines où l’interventionnisme des commissions de sélection est moindre, voire absent, les résultats sont meilleurs ; à preuve, le documentaire et les dessins animés. La démarche qui consiste à satisfaire le public, base de tout échange réussi, devrait normalement s’appliquer au cinéma. Or, tel n’est pas le cas. La rencontre « des autres » – le public français et le public international – n’en est plus, depuis longtemps, l’objectif principal. En France, en raison d’un système cogéré, on veut imposer aux spectateurs le choix de leurs soirées : « Vous devez aimer ce que l’on a choisi pour vous ; vous devez faire confiance, non pas à votre goût, mais à ceux qui décident à votre place... » « Il faut attirer le public vers des films difficiles », affirme le CNC. Autrement dit, continuer à faire des films déclarés « d’art » ou maquillés de militantisme et peu importe si le public ne les apprécie pas ! C’est lui qui a tort, qui manque de goût, qui n’est pas cultivé... Et pourtant, seule la faveur du public assure la pérennité d’une entreprise de spectacle. Ainsi faisons-nous du colbertisme à l’envers en cloîtrant notre cinéma au lieu de mener une politique offensive pour le faire apprécier par d’autres peuples. La France, qui se situe parmi les meilleurs exportateurs de produits industriels et de services est le plus mauvais exportateur de biens culturels. Films, livres, disques, presse, séries télévisées, etc., ne sont connus à l’étranger que d’une infime minorité. Dans la plupart des régions du monde, la pénétration culturelle française est à peine quantifiable. Et comment interpréter un article de presse vantant « le triomphe de Depardieu » aux ÉtatsUnis dans Le comte de Monte-Cristo, sachant que cette fiction française n’a été reçue – mais pas forcément

Propos_impertinents.indd 99

19/02/13 10:29


100

LES YEUX OUVERTS

regardée – que par les 500 000 foyers américains (en moyenne pour les trois épisodes) abonnés à une toute petite chaîne câblée.

Amélie Poulain, un signe ? Dans son dernier numéro de décembre 2001, Télérama titrait « 2001, année de tous les records pour le cinéma français ». Était-ce la confirmation de l’arrivée d’une nouvelle nouvelle vague ? Oui, si l’on en croit les sondages faits à l’époque puisque 80 % des personnes interrogées trouvaient les films français « de meilleure qualité », « plus grand public », « plus accessibles », « plus attractifs ». Deux ans auparavant, dans une enquête identique, le cinéma français avait été jugé « lent, difficile, ennuyeux ». Accepterait-on de s’inspirer de Molière qui, écrivant ses pièces pour le public, rencontre toujours le succès plusieurs siècles après ? ou de Raymond Devos martelant : « C’est le public qui sanctionne l’œuvre cinématographique ou audiovisuelle et le public seul. » Ou, de façon plus simple mais tout aussi justement, en reviendrait-on à des films qui touchent le cœur, que l’on aime à revoir, à des films tournés pour être des succès, préparés pour l’être, à des films destinés aux publics, à des films éloignés du message politique ou psychanalytique mais aussi et peut-être surtout des films qui ne seraient plus bâclés ; bref, des films dont on peut assurer qu’en plus des publics de l’année de sortie, ils en trouveraient les années suivantes et qu’en supplément des publics français d’autres suivraient et d’abord en Europe. Voici ce que dévoile Jean-Pierre Jeunet au sujet d’Amélie Poulain : « Il s’agit de mon film le plus personnel, j’y ai mis toutes les petites choses, les personnages,

Propos_impertinents.indd 100

19/02/13 10:29


LE GOÛT DES AUTRES...

101

les trouvailles, les émotions, les gags et les anecdotes que j’avais notés depuis des années dans des tas de carnets. J’ai vidé d’un coup toute ma boîte à idées, jusqu’à épuisement du stock. C’est peut-être pour cela que certains ont la bonté de voir dans Amélie une idée derrière chaque plan. » Pour le dialogue, on pense à Prévert, à Queneau, à Perec ; pour le cadre, ce fut Montmartre ; pas le SacréCœur, mais la rue Lepic ; par fidélité à un Paris de carte postale ? Non, parce que Jean-Pierre Jeunet aime un quartier qu’il a découvert jeune homme puis qu’il a choisi pour y vivre. Déjà, lors de la présentation à la presse, au cinéma Normandie, devant plus de 800 personnes une salve d’applaudissements avait accompagné le retour de la lumière. Cet enthousiasme s’est maintenu au fil des jours et des soirs (432 salles en premières semaines) ; on a même vu des spectateurs se lever et applaudir comme cela n’arrive généralement qu’au théâtre. Robert Belleret (Le Monde) conclut : « Personne ne songe à reprocher au film de n’être pas un film militant, tous acceptant le postulat qu’il s’agit d’un conte où la réalité est coloriée. » L’héroïne est serveuse dans un bar de Montmartre, le fameux Bar des deux moulins, en référence au MoulinRouge et au Moulin de la Galette. Sa vie est si simple que son plus grand plaisir est de casser la croûte des crèmes brûlées, ou de faire des ricochets sur le canal SaintMartin, mais aussi d’observer les gens en laissant son imagination divaguer. Et le hasard lui fait découvrir tout à la fois sa vocation et son pouvoir : rendre les gens heureux en intervenant dans leur vie. Audrey Tautou – qui incarne Amélie – est une fille de province, de Montluçon au cœur de la France ; Audrey, parce qu’elle a échangé province contre quartier d’allure

Propos_impertinents.indd 101

19/02/13 10:29


102

LES YEUX OUVERTS

provinciale, ne s’est donc pas trouvée dépaysée à Montmartre et n’a aucun mal à s’identifier aussi parfaitement à son personnage. Remarquée par Jean-Pierre Jeunet, dans Vénus Beauté (Institut), pour un césar du meilleur espoir féminin, elle avait commencé son initiation dramatique à l’atelier théâtre du lycée Mme de Staël à Montluçon, puis elle avait suivi le cours Florent, poursuivant, parallèlement, un Deug de lettres modernes. Elle porte en elle – on le voit dans son sourire –, une large part du réalisme poétique qui fait le charme du film. Plébiscité en France – même à Cannes mais pas en compétition – le film a obtenu un triomphe à Berlin en décembre 2001. Il a même été nommé pour l’oscar du meilleur film étranger. Certes, on n’a pas assisté à un remake de la bataille d’Hernani ! Quoique, pour l’établissement de leur palmarès 2001 les lecteurs de Télérama et la rédaction de l’hebdomadaire se soient divisés ; les lecteurs plébiscitant Amélie Poulain en première place très en avant par rapport à la deuxième, alors que les journalistes ne l’avaient même pas retenu parmi les dix premiers films de l’année. Que lui reprochaient-ils ? Réponse de l’un d’eux : « Oh, l’humble vie des humbles gens vue par le petit bout de la lorgnette chinée aux puces, une certaine “delermisation” (...) du cinéma français ; petite bière, dés à coudre (...) oh, cet écœurement qui vous gagne après griserie passagère, cette candeur confite, cette hypersophistication du bricolage, ce confinement de maisons de poupée (...) Oh, pardon Audrey, désolé Amélie, mais une envie d’air, soudain. » ... Il faut sans doute s’interroger sur les cocoricos repris en chœur qui, dès fin décembre 2001 ont salué, cette fois-ci « le fabuleux destin du cinéma français », puis ont continué, tout au long de l’année suivante. Une analyse

Propos_impertinents.indd 102

19/02/13 10:29


LE GOÛT DES AUTRES...

103

critique de cet engouement ne plaira certainement pas aux imitateurs de notre coq national. Il faut quand même l’oser : si, comme on le répète à l’envi, le système qui soutient la production cinématographique française est si performant, il faudrait que l’arbre ne cachât pas la forêt car les succès de 2001 ont été obtenus sans s’embarrasser de la ligne officielle pour trois raisons : — en étendant le réseau de multiplexes, sans tenir compte des manifestations d’opposants, hurlant à la mort des petites salles, derniers refuges de ce qu’ils prétendent être le seul vrai cinéma ; — en n’écoutant pas ceux qui criaient au loup lors du lancement des cartes forfaitaires et en ne les interdisant pas malgré d’inopportunes déclarations ministérielles ; — parce que la vingtaine de films (soit le dixième de la production de l’année) qui ont fait le succès de notre cinéma en 2001 n’a pas été bâtie sur les modèles prônés par les commissions du CNC. Or, les inspirateurs de la politique française de soutien à la production cinématographique ne se sont pas aperçus que les Américains n’avaient fait qu’adapter à l’ère industrielle les recettes françaises : scénarios, dialogues, tournage, distribution, exploitation. C’est précisément ce que surent faire les auteurs et les équipes du Goût des autres et du Fabuleux destin d’Amélie Poulain, pour se limiter à ces deux films qui, de surcroît font aimer la France même si, pour le second, il s’agit d’un conte et non d’un essai sociologique. De même que les Américains utilisent films et séries comme autant de supports de communication, Montmartre est redevenu à la mode1, grâce à la 1. Comme l’a montré l’émission « Des racines et des ailes » de Patrick de Carolis (France 3, 23 juillet 2003).

Propos_impertinents.indd 103

19/02/13 10:29


104

LES YEUX OUVERTS

vingtaine de millions de spectateurs séduits dans le monde (plus de 10 millions en France1, et sa carrière est loin d’être terminée). Ce n’est évidemment pas une raison pour faire à la chaîne des films de cette veine ; du moins peut-on noter que le public ne boude jamais son plaisir. Et si les Français aimaient que leur cinéma s’intéresse à ce qui les intéressent ? Comment expliquer autrement le succès du film (en réalité un documentaire) de Nicolas Philibert Être et avoir tourné sans vedettes, sans tapage, mais avec intelligence dans le scénario et tendresse exprimée par les personnages : un instituteur et ses élèves d’une classe unique dans un petit village du Puy-deDôme. Précédé d’une critique flatteuse, ce film n’a pas démenti la réputation acquise dès les premières semaines en salles et le succès s’est amplifié au fil des mois2. Qu’on se le dise ! Si on se le dit, ce bouche à oreille vaudra toutes les commissions du CNC et tous les observatoires créés par les gouvernements passés, présents et à venir.

Comment font les autres ? Cessons d’être introvertis et regardons ailleurs. Du côté d’autres pays. Certains, dans des domaines économiques il est vrai – mais la démarche est la même quelles que soient les exportations –, donnent l’exemple. Ils adaptent leur stratégie à l’objectif principal que constitue la rencontre avec l’autre. 1. Juin 2003. 2. Près de 2 millions de spectateurs atteints en juin 2003.

Propos_impertinents.indd 104

19/02/13 10:29


LE GOÛT DES AUTRES...

105

Ainsi la Finlande est devenue le leader mondial des téléphones portables. Un pari risqué pour ce pays de quelque 5 millions d’habitants. Mais où l’on a compris que, pour se positionner dans un monde où la concurrence est acharnée, il faut laisser s’exprimer la créativité. Depuis toujours Nokia, née en 1865, était spécialisée dans le papier ; elle s’est reconvertie, et avec succès, dans les technologies nouvelles. Ainsi la Nouvelle-Zélande, ce petit pays du bout du monde, avec seulement 3,8 millions d’habitants, souffre de sa position insulaire excentrée. Vu l’étroitesse de son marché domestique, cette île n’avait qu’une solution pour développer son économie : l’ouverture au monde et la recherche de marchés nouveaux. Pour ce faire, les Néo-Zélandais ont totalement modifié leurs traditions : alors que leur pays était depuis toujours orienté vers l’élevage de moutons, ils ont voulu connaître les besoins d’autres clients que ceux intéressés par la viande ou la laine. Ils ont alors décidé de rechercher de nouveaux débouchés et se sont mis à créer des productions à l’intention d’autres clientèles. Résultats : puisque leur plus proche voisin, le Japon, raffole des crevettes d’eau douce, les Néo-Zélandais en ont produit. Pour pouvoir exporter, ils ont franchi tous les barrages et satisfait à toutes les exigences nippones. De même pour le cerf : puisque le bois de cet animal, considéré en Asie comme aphrodisiaque, se vend très bien, ils ont étudié toutes les espèces de cerf, recueilli les meilleures graminées pour les pâturages, acquis de l’expérience pour le traitement de la venaison et multiplié les recherches en laboratoire. Résultat : le « cerf de Nouvelle-Zélande » est acheté dans le monde entier, tant pour le bois que pour la viande. On pourrait multiplier les exemples avec les kiwis et le vin blanc. Même dans le secteur du cinéma, la NouvelleZélande a su s’imposer, notamment avec le film de la réa-

Propos_impertinents.indd 105

19/02/13 10:29


106

LES YEUX OUVERTS

lisatrice Jane Campion, La leçon de piano1. En 1992, elle a remporté la palme d’Or à Cannes, puis, en 2001 – et en France – leur Seigneur des anneaux fut plébiscité par plus de 6 millions et demi de spectateurs2. Si leur cinéma reste encore modeste, il affiche néanmoins des succès internationaux. La leçon est entendue : passer de la mentalité, du « SAM SUFFIT » à celle de l’explorateur, du « je suis bien chez moi » à celle du désir de rencontres. Et, par conséquent, vouloir s’ouvrir aux goûts des autres ; car les recettes du succès sont partout et toujours les mêmes. Le système qui assure, pour encore un peu de temps, l’importance de la production cinématographique française est fondamentalement nocif ; sous nos yeux, il développe ses contresens, et multiplie les échecs, même s’ils sont habilement camouflés. Or, des publics composés de milliards de spectateurs sont à portée de notre cinéma, comme de tout autre... Mais à condition de faire effort pour les connaître et satisfaire leurs goûts.

Au royaume du Danemark « Être ou ne pas être » : la fameuse interrogation du prince de ce petit pays pourrait également s’appliquer au cinéma. Parce qu’au Danemark, justement, il a décidé d’être. Et, pour que le résultat corresponde aux espérances, la production cinématographique a dû s’inscrire dans un contexte rendant indispensable l’intervention publique : faible population, langue peu pratiquée en dehors des frontières, coûts de production élevés. 1. Financé par des capitaux français. 2. Juin 2003.

Propos_impertinents.indd 106

19/02/13 10:29


LE GOÛT DES AUTRES...

107

Et pourtant, on parle de « miracle danois ». L’explication est simple : depuis une trentaine d’années, le cinéma danois bénéficie du soutien le plus ferme qui soit, mais aussi le plus sanctionné qui puisse être. Car il fonctionne d’une manière particulière : sans commissions et reposant sur un petit nombre de décideurs. Les Danois ont compris depuis longtemps que les décisions d’octroi d’une aide financière lorsqu’elles sont prises par des commissions aboutissent à des compromis en série, sans obligatoirement tenir compte des goûts du public. C’est pourquoi, au Danemark, le soin de décider si un projet de film doit bénéficier ou non d’une aide publique est confiée à des fonctionnaires – véritablement responsables au sens où on l’entend en Scandinavie. Un « consultant » exerce sa fonction pendant une période limitée. Il ressemble donc étrangement à un responsable d’entreprise, motivé et sanctionné. Car un contrôle financier s’exerce à tous les stades de la production avec obligation de résultats1. La politique danoise pourrait constituer, pour la France, un véritable modèle dans la mesure où une large place est faite à la responsabilité ; de plus, elle repose sur l’idée que l’encouragement à la production d’œuvres cinématographiques doit satisfaire le public et non les commissions chargées de distribuer les subventions. L’accent est également mis sur les contrôles de comptabilité puisque six mois au plus tard après la sortie du film l’Institut danois doit recevoir les comptes définitifs, certifiés par un comptable agréé. Ainsi, la responsabilité des choix est clairement individualisée ; enfin, elle ne s’arrête pas avec la sélection d’un scénario puisqu’elle se prolonge jusqu’à la sortie du film achevé. 1. Dossier no 2 : « Caractéristiques du système danois de financement de la production cinématographique et comparaison avec les procédures françaises » (p. 223 et s.).

Propos_impertinents.indd 107

19/02/13 10:29


108

LES YEUX OUVERTS

Le Danemark, qui poursuit les mêmes objectifs que la France, le fait avec des moyens très différents. La production cinématographique danoise attire 30 % du public, chiffre tout à fait honorable compte tenu de la taille et des moyens du pays. Il existe même un certain nombre de salles appartenant aux autorités publiques. Dans ce pays – c’est une différence essentielle avec le nôtre – tous ceux qui perçoivent des aides en sont réellement responsables ; on retrouve donc au Danemark comme au Canada l’application des mêmes principes de liberté et de sanction, de dynamisme et de rigueur, et, enfin, de respect du public. Mais faut-il obligatoirement être Danois pour le comprendre ?

Propos_impertinents.indd 108

19/02/13 10:29


Chapitre 9

LES MAGICIENS DU QUÉBEC

De l’Atlantique au Pacifique, des Grands lacs à l’Arctique, d’est en ouest traversé par six fuseaux horaires, voici le Canada avec sa trentaine de millions d’habitants (la moitié de la France), largement ouvert à l’immigration. Ce pays fut longtemps caractérisé par le dualisme anglophones (majoritaires) – francophones (minoritaires sauf au Québec)1. Mais les Canadiens issus d’autres cultures et d’autres langues sont de plus en plus nombreux. Comme le Canada s’est installé dans une société multiculturelle, un tel choix l’oblige à réaffirmer sans cesse son unité. Sa très longue frontière avec le pays le plus puissant du monde et dont les industries médiatiques sont envahissantes, l’oblige à soutenir constamment l’originalité de sa culture. À l’est de cet immense territoire, la province de Québec est fière de ses 6 millions de francophones qui se battent pour défendre leur héritage français. L’affirmation de la revendication identitaire au Québec a d’ailleurs favorisé l’essor de la francophonie tout entière puisque

1. Près de 15 % des Québécois sont anglophones et 1 million de francophones canadiens habitent en dehors du Québec.

Propos_impertinents.indd 109

19/02/13 10:29


110

LES YEUX OUVERTS

son deuxième sommet fut organisé en septembre 1987, dans la capitale de la Belle Province1. S’il est intéressant d’évoquer le Québec à propos de notre cinéma, c’est que, toutes proportions gardées, nous sommes, du point de vue linguistique, confrontés à un risque similaire : celui d’être submergés par la langue anglaise. La population francophone du Québec, immergée dans l’océan anglophone d’Amérique du Nord, se trouve dans une situation comparable à celle de la francophonie dans le monde (de l’ordre de 2 % d’un côté et 2 à 3 % de l’autre). En examinant comment Canada et Québec ont défendu leur identité, notamment grâce à leur politique de soutien au cinéma ainsi qu’aux productions audiovisuelles, on découvre des politiques qui pourraient servir de modèles à la France. Côtoyant les États-Unis, d’un océan à l’autre, les Canadiens sont conscients de leur double vulnérabilité, linguistique et culturelle ; mais ils ne sont pas gens à se laisser intimider. La lutte, à commencer par celle contre les éléments, ne leur a jamais fait peur.

Les débuts d’une politique résolument culturelle La défense de leur identité a toujours été clairement définie ; toutes les activités, toutes les productions qui, de près ou de loin, ressortissent à la culture (radio, télévision, audiovisuel, cinéma, vidéos, dessins animés, livres, spectacles) sont tenues de respecter le critère du « contenu canadien »2. 1. Les francophones de l’Acadie, de l’Ontario et des autres provinces ont forcément moins de pouvoirs politiques que les Québécois. Mais ils luttent aussi avec acharnement pour préserver leur héritage français. 2. Pour être admissibles à des aides fiscales ou financières publiques, les produits culturels – émissions de télévision, films, disques, vidéo-clips, spectacles, livres – doi-

Propos_impertinents.indd 110

19/02/13 10:29


LES MAGICIENS DU QUÉBEC

111

On peut situer le point de départ de cette politique en 1928, la radio ayant démarré vers 1923. À cette époque, les Canadiens pouvaient craindre que leurs faibles radios ne deviennent de simples affiliées des grands réseaux américains qui se montraient très agressifs. Le gouvernement créa donc une commission d’études, la Commission Aird, du nom de son président. Celle-ci comptait trois membres dont un ingénieur québécois, directeur de l’École polytechnique de Montréal. La commission ayant recommandé la création d’une société d’État pour la radio – une radio publique – c’est ce qui, en 1936, fut réalisé avec la Société Radio-Canada (française et anglaise). Cette décision était symbolique de la politique audiovisuelle du Canada en résistance aux influences américaines. Aux États-Unis, PBS (chaîne publique) fut créée beaucoup plus tard et n’eut jamais l’importance de Radio-Canada. Mais, pour être efficace, cette politique devait avoir deux lignes de force, toutes les deux pancanadiennes : l’une anglophone et l’autre francophone. Dès le départ, Radio-Canada fut donc un organisme bilingue et biculturel : pour tout le Canada une direction française à Montréal et une direction anglaise à Toronto.

La Révolution des années 1960 au Québec Radio-Canada – avec la radio d’abord puis, en 1952, avec la télévision – fut l’un des principaux facteurs de la naissance du mouvement appelé au Québec la « révolution tranquille ». vent se conformer à des exigences minimales en matière de contenu canadien ou de contenu québécois. Cependant, seules la radio et la télévision sont assujetties à des obligations de diffusion d’un pourcentage minimal de contenu canadien (quotas).

Propos_impertinents.indd 111

19/02/13 10:29


112

LES YEUX OUVERTS

Au tournant des années 1960, le Québec devait en effet connaître des transformations majeures. Tout évoluait, la famille, la religion, les mœurs, l’éducation, l’économie, la conscience politique elle-même. De façon schématique, on situe cette révolution lors de l’élection, en 1960, d’un gouvernement libéral centre gauche dirigé par un ex-ministre libéral fédéral, Jean Lesage. Ce gouvernement succédait à celui de l’Union nationale, gouvernement autoritaire et nationaliste. Une des premières décisions dans le domaine culturel du nouveau pouvoir fut d’abolir la censure. Rapidement, il allait entreprendre nombre d’autres réformes : du système d’éducation, de la fonction publique, des législations sociales et, pour la première fois dans l’histoire du Québec, étaient créés deux ministères, pour des secteurs aussi importants que ceux de l’Éducation et de la Culture. Les Québécois avaient acquis la certitude qu’ils pouvaient changer beaucoup de choses s’ils en décidaient, et ils le décidèrent. Un Office du film du Québec (OFQ) fut créé en 1961. Enfin, à la suite de manifestations en faveur du film Hiroshima mon amour, le Bureau de censure connut ses dernières heures. Mais il fallut attendre 1964 pour que soit votée la loi sur le cinéma et que le Bureau de censure ne puisse plus décider de coupures. Puis fut donné le coup d’envoi à une production québécoise rapidement affirmée dans les longs métrages, la production audiovisuelle et l’animation. Entre 1960 et 1976, plus de 300 longs métrages furent produits. En 1959, avaient été créés le festival international du film de Montréal et le festival du cinéma canadien. En 1963, pour la première fois, un film québécois entrait en compétition officielle au festival de Cannes avec Pour la suite du monde de Pierre Perrault. En 1969, le Conseil québécois pour la diffusion du cinéma était fondé en ayant pour mandat « la promotion, la diffusion et la pla-

Propos_impertinents.indd 112

19/02/13 10:29


LES MAGICIENS DU QUÉBEC

113

nification du cinéma québécois ». Après l’adoption d’une loi-cadre sur le cinéma en 1975, l’Institut québécois du cinéma devait prendre le relais.

La politique du contenu canadien Il existe actuellement – en radio – deux réseaux privés en langue anglaise et deux réseaux privés en langue française dont l’un est obligatoirement disponible dans tout le pays. Le droit canadien permet au Parlement de déléguer à des organismes de régulation (radiodiffusion, transport, énergie, etc.) le pouvoir de faire des règlements ayant force de loi. Cette politique du contenu canadien est rapidement devenue célèbre grâce au règlement très exigeant du CRTC (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes) touchant la radio et la télévision. Par exemple, en décidant d’établir des quotas pour la chanson à la radio ; actuellement 35 % en contenu canadien assortis d’un minimum de 65 % de chansons en langue française pour les chaînes françaises. C’est une politique que la France n’adopta que beaucoup plus tard. C’est par le cinéma – après la radio et la télévision – que s’est poursuivie cette action de promotion culturelle. Pas seulement pour protéger les industries culturelles canadiennes de l’hégémonie américaine. Mais aussi pour rendre ces industries offensives et compétitives, alors que le système français est avant tout protectionniste. Là se trouve une différence essentielle entre les deux pays. Les Québécois considèrent l’aide à la production cinématographique comme une intervention en faveur d’un secteur qui, tout en étant culturel, doit être géré en fonction de responsabilités et de sanctions nettement définies et dont les résultats sont toujours sous contrôle. Téléfilm Canada, société d’État et la société de déve-

Propos_impertinents.indd 113

19/02/13 10:29


114

LES YEUX OUVERTS

loppement des industries culturelles (SODEC) conçoivent leur rôle comme celui d’investisseurs responsables de leurs engagements financiers. C’est pourquoi Téléfilm partage, à l’instar du producteur et des autres investisseurs, les risques inhérents à tout investissement, mais, à ce titre, il a droit à une part des revenus si le film devient un succès commercial. De plus, la préoccupation de rejoindre le public prend de plus en plus d’importance aussi bien dans les objectifs des politiques gouvernementales que dans les pratiques des organismes de soutien. Jusqu’en 1999, pour être admissible à un investissement de Téléfilm Canada, un long métrage devait avoir obtenu une avance d’un distributeur canadien expérimenté. Depuis lors, Téléfilm exige que soit déposé un plan de mise en marché détaillé. Ce document doit décrire la nature et l’ampleur de la campagne promotionnelle accompagnant le lancement, le nombre de copies mises en circulation, l’étendue de la couverture du territoire et le montant du budget publicitaire. Ce plan doit également garantir un potentiel d’entrées proportionnel à l’investissement en production demandé à Téléfilm Canada, et il doit être respecté sous peine de sanctions. En mai 2003, le gouvernement du Québec a précisé sa politique du cinéma en établissant clairement que la priorité n’était pas d’accroître le volume de titres produit annuellement, mais plutôt la compétitivité et le pouvoir d’attraction du cinéma auprès du public québécois et d’ailleurs. Cette orientation a porté ses fruits ; le cinéma québécois connaît de remarquables succès ; plusieurs films ont réalisé des recettes-guichet variant de 2,5 M$ à 8 M$ au Québec1 : Les Boys I, II et III, Elvis Gratton, La vie après 1. Ce qui est considérable pour un marché de 6 millions de francophones où le prix moyen du billet est de l’ordre de 6 $ canadiens.

Propos_impertinents.indd 114

19/02/13 10:29


LES MAGICIENS DU QUÉBEC

115

l’amour et L’Odyssée d’Alice Tremblay (comédies populaires grand public), Laura Cadieux I et II (adaptés de Michel Tremblay), Séraphin un homme et son péché (mélodrame historique : 8 M$ en 2002) et, déjà, Les invasions barbares de Denys Arcand. De tous les cinémas nationaux, le cinéma québécois a connu la plus forte augmentation de fréquentation en salles1. Et, si le volume de films d’initiative française produits annuellement en France ne cesse de croître, le nombre de ceux qui, parmi eux, sont acquis pour distribution au Québec ne cesse de décroître. Il est donc ici concrètement démontré que l’augmentation constante du nombre de films produits annuellement par un pays n’est nullement un gage d’amélioration de son rayonnement international2.

Les recettes du succès Le cinéma québécois s’est lui-même forgé de toutes pièces ; par des lois de sauvegarde ; par des mesures fiscales (en créant la déduction pour amortissement puis le système des crédits d’impôts)3 ; par des aides financières directes (investissements) de la SODEC (Société de développement des entreprises culturelles)4 ; en prenant en main sa propre distribution ; en produisant pour la télévi1. Son taux de croissance (entre le début et la fin de la décennie 1990) a été de 171 % comparativement à 55 % pour le cinéma américain et 29 % pour le cinéma français. Sur son marché intérieur il attire plus de spectateurs que le cinéma français, malgré une plus grande présence de titres, en faveur du cinéma français. 2. D’après les cumulatifs, la pénétration des films français au Québec est allée en décroissant : 89 % pour la période 1985-1989, 51 % en 1990-1994 et 37 % en 19951999. 3. La Déduction pour amortissement (DPA) permettait à chaque investisseur de déduire de son revenu imposable la totalité d’un investissement dans une production audiovisuelle québécoise. Le Crédit d’impôt remboursable (CIR), en vigueur depuis 1991, est basé sur les dépenses de main-d’œuvre encourues dans le cadre de la production. 4. Voir L’aide fiscale en dossier, no 2, p. 221.

Propos_impertinents.indd 115

19/02/13 10:29


116

LES YEUX OUVERTS

sion des films dont les taux d’écoute dépassent ceux des séries américaines ; en multipliant les coproductions ; en s’affirmant à l’exportation ; bref, en ayant choisi de mener une politique tout à la fois rigoureuse et dynamique. Le cinéma québécois, à partir d’une importance démographique relativement limitée, s’est remarquablement développé grâce à un système performant de lois et d’institutions provinciales et fédérales ; sans jamais perdre de vue ses obligations à l’égard du public. Il a misé plutôt sur son originalité que sur l’imitation de la cinématographie dominante. « On sait que ça ne sert à rien d’essayer de les surpasser [les Américains] dans ce qu’ils savent faire, remarque la productrice Denise Robert, mais leurs réussites nous stimulent pour raconter au mieux nos histoires à nous. » Des films comme Le déclin de l’empire américain ou Jésus de Montréal de Denys Arcand ont remporté des succès populaires sans précédent tant au Canada qu’à travers le monde1. Les comédies populaires jouissent de la faveur du public québécois qui s’y précipite. Si bien que les cinéastes québécois ont décidé de se battre sur tous les fronts en produisant non seulement des longs métrages, mais aussi des coproductions, notamment avec la France, et en se tournant vers la télévision. Chez eux, pas de « barrières » entre cinéma et télévision : les créateurs, les comédiens, les investissements, circulent librement d’un écran à l’autre.

Une identité fortement défendue Tout en étant officiellement bilingue, le Canada, terre d’immigration, est conscient de sa fragilité. L’identité 1. Alors que ces deux films ont réalisé respectivement 2,5 et 2,7 millions de dollars canadiens de recettes au Québec, ils ont atteint près de 20 millions à l’exportation.

Propos_impertinents.indd 116

19/02/13 10:29


LES MAGICIENS DU QUÉBEC

117

culturelle y est présentée comme étant toujours en construction, et non comme une donnée intangible. Voisin immédiat du plus important producteur d’images, le Canada, dès la fondation de son système audiovisuel, a pris conscience de la vulnérabilité de sa production nationale et, par conséquent, de la nécessité de sauvegarder une industrie autonome de programmes. Films et produits audiovisuels sont en effet directement perçus comme éléments fondamentaux de l’identité culturelle du pays. L’existence d’un Québec qui possède un poids politique, démographique, économique et culturel très important dans l’ensemble canadien a contribué de façon continue à la vitalité culturelle du Canada. Ne serait-ce parce que, à partir des années 1970, le gouvernement du Québec a créé un certain nombre d’institutions qui ont accru la vigueur du secteur audiovisuel. En 1986, un rapport du groupe de travail (CaplanSauvageau) sur la politique de radiodiffusion, devait rappeler les principes de base qui allaient inspirer toute la politique culturelle du Canada : « À la différence de la législation américaine sur les radiocommunications, conçue d’abord à des fins de coordination, la politique canadienne de la radiodiffusion a toujours poursuivi des objectifs sociaux et culturels. C’est un attribut essentiel de la souveraineté nationale de déterminer l’usage des fréquences radioélectriques destinées à la radiodiffusion au Canada. » Et encore : « Poussé par l’urgence, le Canada a toujours assigné à la radiodiffusion, la mission de refléter la réalité canadienne. On sent à l’œuvre, dès le début, une volonté de considérer la radio et la télévision comme un outil de création, d’éducation et d’information au service des Canadiens, et non seulement comme un moyen de divertissement. L’abondance nou-

Propos_impertinents.indd 117

19/02/13 10:29


118

LES YEUX OUVERTS

velle des canaux n’en garantit ni l’accès, ni l’usage en ce sens. »1 Le Canada a donc réussi à maintenir une capacité de production cinématographique et audiovisuelle indépendante au plus près de son identité culturelle2. L’importance des produits culturels canadiens ne peut cependant s’expliquer par les seuls soutiens financiers ; il faut donc chercher ailleurs les autres causes de ces succès insolites pour un observateur français. Ils s’expliquent par une politique assortie d’obligations et de sanctions. C’est ce qui fait la différence essentielle avec la politique française où les sanctions autres que celles des milieux professionnels sont rejetées.

Le Canada a démontré que le modèle exemption culturelle - pluralisme est supérieur au modèle exception culturelle - diversité Les Canadiens lancent sur les ondes et les antennes, leurs programmes en les soutenant financièrement, puisqu’ils ont fait accepter par leur puissant voisin le droit d’agir ainsi. Lorsque le Canada a négocié l’Accord de libre-échange-Nord-Américain (ALENA), il était évident, dès le début des pourparlers, que rien de ce qui touche au domaine culturel ne serait – pour lui – négociable. Selon les termes du traité (États-Unis, Canada, 1. Entre 1950 et 1986, plusieurs rapports contribuèrent à élaborer et préciser les méthodes et les moyens de la politique culturelle canadienne. Le plus complet est certainement celui de la commission Massey-Lévesque. M. Massey était un diplomate qui fut un temps gouverneur général. Le dominicain Georges-Henri Lévesque, doyen de la faculté des sciences sociales de l’Université de Laval, a beaucoup œuvré au développement du mouvement de pensée qui conduisit à la révolution tranquille. 2. Globalement, le cinéma québécois (comme la plupart des cinématographies nationales) éprouve toujours de grandes difficultés pour connaître un rayonnement international soutenu et constant. Traditionnellement, les comédies populaires, qui connaissent d’immenses succès populaires au Québec, s’exportent peu.

Propos_impertinents.indd 118

19/02/13 10:29


LES MAGICIENS DU QUÉBEC

119

Mexique), les industries canadiennes de l’édition (publication, distribution ou ventes de livres et périodiques), de l’audiovisuel (production, distribution et vente de films et vidéocassettes), de la musique et de l’enregistrement sonore (publication, édition, distribution ou vente) figurent au chapitre des exemptions aux clauses dudit accord. Au cours des négociations, les Canadiens n’ont pas proposé l’ « exemption » mais ils l’ont durement négociée pour la totalité de leurs industries culturelles. Alors que la France, en 1993, n’a défendu qu’une exception pour le cinéma et l’audiovisuel ; ainsi le Canada et la France ont mis en œuvre deux politiques de soutien fondamentalement différentes, dans leurs méthodes et dans leurs moyens. Cependant, il serait risqué d’affirmer que le Canada pourrait ne plus se défendre de façon offensive. Ce serait une erreur : les secrétaires successifs au Commerce des États-Unis ne cessent d’affirmer que les Canadiens sont dans l’erreur. De plus, l’ALENA laisse aux États-Unis une marge d’action qui s’apparente pratiquement à un pouvoir de représailles. C’est pourquoi le combat entrepris au niveau international pour faire reconnaître la supériorité du principe du pluralisme culturel et le bien-fondé des mesures nécessaires pour le protéger n’a jamais été relâché par le Canadiens. Les Canadiens ne se sont jamais posé la question de savoir ce qu’ils pouvaient mais ce qu’ils voulaient obtenir. Non pour prendre acte de la diversité culturelle, mais pour garantir le pluralisme culturel1. En effet, la diversité culturelle n’est « qu’un concept en 1. Art. 2 de la Déclaration universelle, adoptée en novembre 2001 par la Conférence générale de l’Unesco : « Le pluralisme culturel constitue la réponse politique au fait de la diversité culturelle. Indissociable de la vie démocratique, le pluralisme culturel est propice aux échanges culturels et à l’épanouissement des capacités créatrices qui nourrissent la vie publique. »

Propos_impertinents.indd 119

19/02/13 10:29


120

LES YEUX OUVERTS

trompe l’œil, rendant compte d’une donnée de la nature (biodiversité) ; condition même du vivant, sans exprimer le moindre volontarisme ou la moindre dynamique en défense contre l’hégémonie dont elle constituerait l’antidote. Le concept de pluralisme culturel est mieux adapté pour exprimer des choix collectifs, de construction volontaire [ce qui fut l’objectif du Canada] dans le cas d’une organisation spécifique, échappant conjointement au dogme préalable de l’échange marchand qui structure l’OMC et à l’exclusivité des États »1. Ayant choisi comme méthode l’exemption culturelle et comme objectif le pluralisme culturel, le Canada a démontré que ce modèle était supérieur à celui de l’exception-diversité ; la meilleure preuve en est qu’il fonctionne en permettant les expressions culturelles anglophones, francophones et celles des minorités qui, ensemble, forment le Canada d’aujourd’hui.

Le modèle exemplaire aurait-il migré d’un rivage à l’autre de l’Atlantique ? La politique canadienne et québécoise du cinéma, après quarante ans d’interventionnisme, pragmatique mais rigoureusement encadré, a donc permis de créer une industrie dynamique pour l’ensemble des produits culturels. Tout en réussissant à soutenir de façon exemplaire la francophonie au niveau mondial. La France du XVIIIe siècle avait méprisé ses cousins isolés sur « quelques arpents de neige » que Louis XV léguait à l’Histoire tout en laissant ce peuple seul, face à l’adversaire. La France d’aujourd’hui pourrait heureusement prendre modèle sur certaines mesures de la politique québécoise du cinéma : des aides publiques dis1. Serge Regourd, L’exception culturelle, « Que sais-je ? », no 3647, 2002, p. 123.

Propos_impertinents.indd 120

19/02/13 10:29


LES MAGICIENS DU QUÉBEC

121

tribuées directement et contrôlées rigoureusement ; des programmes et des films destinés au public national comme au public international, un consensus pour préparer les décisions et, une fois celles-ci prises, la volonté de les faire appliquer tout en les contrôlant. Certes, tout n’est pas parfait dans la Belle Province mais si nous sommes presque dix fois plus nombreux que les Québécois, nous ne faisons pas dix fois mieux. Bien au contraire1 ! Il est vrai que le Canada et le Québec présentent par rapport à la France trois exceptions. La première est celle d’une politique plus efficace aux trois niveaux : provincial, fédéral et international ; la deuxième est celle des méthodes qui laissent peu de place aux corporatismes ; la troisième relève de l’attitude des milieux politiques, intellectuels, universitaires et artistiques québécois. En utilisant les leviers dont disposent les gouvernements du Canada et du Québec, ils ont réussi à inventer puis à faire adopter – par la voie démocratique – des politiques culturelles audacieuses, à créer puis à administrer des institutions dans les sphères cinématographiques et audiovisuelles. Ces trois exceptions – par rapport à la France – ont permis de maintenir vivante l’expression d’une culture française au Québec comme au Canada. C’est une réussite sans complexe (ni d’infériorité, ni de supériorité) à l’égard de leurs voisins américains. Grâce à leurs politiques culturelles, le Canada dans son ensemble et le Québec en particulier ont réussi là où la France risque d’échouer. Et c’est ainsi que – pour ce qui concerne l’efficacité de la politique culturelle – le modèle paraît avoir migré d’un rivage à l’autre de l’Atlantique, de Paris à Montréal ! 1. Dossier no 1 : « Chronologie simplifiée des initiatives les plus importantes prises par le gouvernement du Canada et par celui du Québec en faveur du cinéma et l’audiovisuel » (p. 215).

Propos_impertinents.indd 121

19/02/13 10:29


Propos_impertinents.indd 122

19/02/13 10:29


Chapitre 10

FAIBLESSE D’UNE POLITIQUE OU POLITIQUE D’UNE FAIBLESSE « Celui qui ignore vers quel port il se dirige ne trouve jamais de vent favorable. » Senèque.

L’irruption fracassante des nouvelles technologies de la communication qu’utilise à son profit l’hyperpuissance américaine menace toute identité culturelle ; la française comme les autres. Depuis longtemps, la France a organisé sa défense, en protégeant les droits d’auteur, en soutenant le cinéma et l’ensemble des productions culturelles, tout en veillant à maintenir le consensus politique qui fait de cette défense une priorité nationale. Or, ces trois piliers sont ébranlés par le cyclone du libre-échange qui secoue le monde. Le régime français des droits d’auteur serait un obstacle à la libre circulation des biens et des services culturels ; les mécanismes de soutien à la production cinématographique seraient contraires aux principes de concurrence ; le consensus politique ne serait, au mieux, que l’expression d’un manque de lucidité, au pire la protection d’intérêts corporatistes.

Ou bien, ou bien... Certes, la France aurait pu faire le choix de s’abandonner aux seules lois du marché, renonçant ainsi à

Propos_impertinents.indd 123

19/02/13 10:29


124

LES YEUX OUVERTS

la défense de son identité culturelle et linguistique. Demain, elle qui possède une agence de presse de renommée mondiale, pourrait également accepter de n’être informée que par les networks américains. Elle a donc décidé de résister, mais comment et en fonction de quelle politique ? En 1993, elle avait organisé la contre-offensive au nom de l’exception culturelle avec, pour objectif, de protéger des lois du commerce international ses produits liés à sa culture et à sa langue. Encore eût-il fallu, pour que cette politique fût efficace, et avant toute rencontre internationale (du type de celle de Seattle en 1999), qu’elle eût auparavant converti à ses idées la majorité de ses partenaires européens. Mais elle n’y est jamais vraiment parvenue ; parce que l’exception culturelle a toujours été perçue par nombre d’entre eux comme la défense d’un secteur particulier dans lequel la France avait des intérêts spécifiques mêlant ambitions étatiques, intérêts corporatistes et intérêts marchands, et non comme l’affirmation d’un principe de portée universelle. Pour Philippe Tesson : « Ce que l’on appelle [chez nous] l’exception culturelle relève de ces matières économiques qui posent à la France des difficultés lorsqu’elle doit concilier sa politique nationale, ses engagements à l’échelle mondiale et les orientations communes à l’Union européenne auxquelles elle a souscrit (...) Le souci de la France est de défendre son marché et ses intérêts commerciaux dans le domaine des industries culturelles. Cet objectif n’est pas condamnable en soi. Encore faut-il, par devoir d’honnêteté, le définir dans sa nature exacte et reconnaître qu’il débouche sur une forme de protectionnisme économique. »1 1. La France et ses démons, Paris, PUF, décembre 2002, p. 42.

Propos_impertinents.indd 124

19/02/13 10:29


FAIBLESSE D’UNE POLITIQUE...

125

C’est ce qui explique pourquoi, au sein de l’Union européenne (celle des quinze) aucun accord – concernant la liberté pour les États de protéger leurs industries culturelles – n’a jamais été total, jamais clair. Et c’est pourquoi la France a toujours dû se contenter de formules en demi-teinte en oubliant que, si la force d’une chaîne se mesure à celle du maillon le plus faible, en cette affaire, plusieurs des maillons de l’Union européenne étaient peu solides ; mais notre pays a toujours refusé d’en tenir compte. Telle est la faiblesse de la politique française. Et la faiblesse de la France est d’en avoir fait sa politique.

La France divisée De plus, au moment des grandes manœuvres préparant le passage au numérique, les Français sont partis en ordre dispersé. Parce que les responsabilités des chaînes du secteur public destinées à l’international sont mal définies, malgré le foisonnement de propositions établies à rythme accéléré, mais toujours sans suite. Et parce que, dans le secteur voisin, les opérateurs privés coopèrent mal. On a donc pu constater que les premières manifestations de la coexistence entre bouquets français de satellites avaient donné lieu à des alliances séparées avec des partenaires étrangers. Il est non moins regrettable que cette compétition les ait conduits à promouvoir des standards incompatibles en matière de décodeurs. L’intérêt national bien compris eût été de s’accorder sur un standard commun afin de créer un véritable marché français, sur lequel ils auraient pu s’appuyer afin de pouvoir se mesurer en bonne position avec les concurrents étrangers.

Propos_impertinents.indd 125

19/02/13 10:29


126

LES YEUX OUVERTS

La France aveuglée À l’aube du XXIe siècle, la France apparaît bien faible dans son combat pour la survie de sa culture et de sa langue – intimement liées. Le plus grave est que, ne paraissant pas en avoir conscience, elle livre une de ces batailles d’arrière-garde dont elle a le secret. Sans doute ferait-elle mieux de regarder autour d’elle. Elle verrait arriver la tempête et s’esquiver ceux de ses partenaires qu’elle considère pourtant comme ses alliés naturels. Si la France ne comprend pas qu’elle s’est affaiblie, c’est parce qu’elle a placé ses espoirs dans un système de protection dont elle refuse de reconnaître l’aspect illusoire. Alors qu’outre-Atlantique, à la faveur des rapprochements entre câblo-opérateurs, entreprises de télécommunications, studios de production et détenteurs de droits, de fantastiques arsenaux d’images se sont constitués. Là-bas, cette évolution a été facilitée par la disparition de la séparation entre la production, la distribution et la diffusion, grâce à la suppression en 1993 des FinSyn rules (Financials interest and syndication rules). Paradoxalement, la réalité d’un marché européen unifié n’existe que pour les productions américaines puisque les seuls programmes réellement fédérateurs en Europe sont américains.

La France isolée L’évolution vertigineuse des techniques de production, de diffusion et de consommation des produits culturels a rendu obsolètes les réglementations nationales. Avec l’arrivée de la technologie numérique, s’ils ne veulent pas être mis en coupe réglée par les groupes multi-

Propos_impertinents.indd 126

19/02/13 10:29


FAIBLESSE D’UNE POLITIQUE...

127

nationaux de la communication, des programmes audiovisuels et du cinéma, les États européens n’auront d’autre issue que d’unir leurs efforts. En ordre dispersé, ils ne pourraient que subir les lois de forces écrasant tout sur leur passage. La France a du reste donné un autre exemple d’isolement à Bruxelles, le 30 juin 1997, lors du vote d’un compromis établi entre le Parlement européen et le Conseil des ministres. Le texte de l’accord comportait bien l’obligation de diffuser une majorité d’œuvres européennes dans les programmes audiovisuels. Mais la règle des quotas, après avoir été adoptée, se trouvait assortie de la mention « chaque fois que cela est réalisable (...) et par des moyens appropriés » ; par conséquent, ce fut, à peine camouflée, une fin de non-recevoir à la suite d’un compromis laborieusement établi.

L’Europe : premier champ de bataille Une évolution récente a conduit les détenteurs de droits américains à diffuser directement leurs programmes en Europe, alors qu’auparavant ils les vendaient à leurs collègues européens. De plus, en augmentant le nombre de chaînes, la télévision numérique va mécaniquement multiplier les programmes américains offerts en France même puisque, dans le secteur de l’audiovisuel, notre pays n’est pas autosuffisant. Seules, la possession de stocks de films et de programmes ainsi que la capacité à en produire de nouveaux auraient pu mettre la France en situation de soutenir un siège qui s’annonce périlleux. Produire des images en quantité suffisante et de qualité satisfaisante – attirant des publics – demeure la seule voie pour assurer la survie de toute culture et de toute

Propos_impertinents.indd 127

19/02/13 10:29


128

LES YEUX OUVERTS

identité ; la française comme les autres. Puisque la France doit impérativement soutenir financièrement ses industries culturelles – en raison de l’exiguïté de son marché et à défaut d’exporter suffisamment – elle doit convaincre de leurs intérêts communs ses partenaires de l’Union européenne ; ceci afin d’affronter avec quelques chances de succès les négociations au niveau international.

À Seattle, la diversité culturelle comme objectif L’ouverture d’un nouveau cycle de négociations dit « cycle du millénaire », dans le cadre de l’OMC à Seattle (30 novembre au 3 décembre 1999), avait incité les gouvernements européens à abandonner la notion d’exception culturelle qui apparaissait à la plupart des pays comme purement et simplement protectionniste. La défense de la diversité culturelle lui fut alors substituée en tant qu’objectif à atteindre ; mais l’idée d’exception culturelle n’avait pas disparu de l’esprit des négociateurs français. Le mandat conféré au négociateur européen Pascal Lamy par les États membres, et adopté le 26 octobre 1999 par le Conseil de l’Union européenne disposait que « l’Union veillera, pendant les prochaines négociations de l’OMC, à garantir, comme dans le cycle de l’Uruguay, la possibilité pour la Communauté et ses États membres de préserver et de développer leur capacité à définir et mettre en œuvre leurs politiques culturelles et audiovisuelles pour la préservation de leur diversité culturelle ». Bien que les négociations engagées à Seattle aient échoué, il n’est pas douteux que la question de la diversité culturelle surgira de nouveau ; mais combien de pays soutiendront la position française ? Or, tout se jouera sur

Propos_impertinents.indd 128

19/02/13 10:29


FAIBLESSE D’UNE POLITIQUE...

129

la révision de l’article 133, § 6, du traité de Nice, portant sur les compétences partagées ou non entre les membres de la Communauté et les États membres.

Quelle ligne diplomatique pour la France ? Une seule est possible pour elle : convaincre ses partenaires de défendre en commun l’expression des cultures européennes. On peut du reste espérer que des alliés pourraient venir d’autres parties du monde ; du Canada, exemplaire en ce domaine ; des pays d’Amérique latine qui souhaiteront certainement eux aussi, s’émanciper de leur trop puissant voisin. Enfin, à l’intérieur des États-Unis euxmêmes, l’existence de fortes minorités (hispanique, par exemple) pourrait inciter de nombreux Américains à vouloir bénéficier de la diversité culturelle. Mais ces espoirs pour le long terme ne devraient pas nous empêcher de faire – immédiatement – notre mea culpa, car si la France est fragilisée, c’est parce qu’elle fut trop longtemps négligente. Par orgueil ou par inconscience, elle s’est crue riche d’un patrimoine culturel si ancien et si brillant qu’il lui paraissait inépuisable et indestructible. Elle n’a pas vu venir le danger né de méthodes de production, de distribution et de diffusion industrielles. Ceux qui sont assez lucides savent que l’exception culturelle n’est qu’une mauvaise réponse à une bonne question. Existe-t-il de bonnes réponses ? Certainement. Mais, si elles sont faciles à expliquer, elles sont difficiles à appliquer. Et elles le seront de plus en plus à la suite de l’entrée de ces dix pays qui, avec nous, vont construire la nouvelle Europe.

Propos_impertinents.indd 129

19/02/13 10:29


130

LES YEUX OUVERTS

L’évolution des procédures décisionnelles Depuis 1993, l’Union européenne savait qu’elle s’élargirait à plusieurs pays de l’Europe centrale et orientale. Il lui fallait donc, de rencontre en rencontre, et de traité en traité, tenter d’y adapter son système institutionnel. Un pas important avant la rédaction et l’adoption d’une Constitution européenne, fut franchi par le Conseil intergouvernemental de Nice (7, 8 et 9 décembre 2000). Dans la perspective de l’élargissement de l’Union – à 25 –, l’utilisation du vote à la majorité qualifiée1 a été étendue à 27 nouveaux domaines dont la politique commerciale, le secteur des services et la propriété intellectuelle. À la demande expresse de la France, les accords concernant la culture, l’éducation et la santé devaient continuer à être pris à l’unanimité. Mais ce qui était possible en 2000, le sera-t-il en 2005, ou 2006 ? L’Europe chemine lentement – trop lentement sans doute – bien que l’œuvre en cours d’accomplissement mérite le temps passé et la prudence des politiques ; mais la construction européenne pourrait être rendue encore plus difficile, si le monde évoluait tragiquement et si, subissant de nouveaux bouleversements internationaux, l’Europe n’avait plus le temps de prendre le temps. 1. L’Union européenne (à 15) comptait 375 millions d’habitants. À 27, elle en comptera 481 millions (Ramsès 2002, p. 281, Paris, IFRI-Dunod éd.). Réunis en Conseil européen à Nice les 7, 8 et 9 décembre 2000, les chefs d’État ou de gouvernement des pays de l’Union européenne sont parvenus à un accord sur l’élaboration d’un nouveau traité visant à améliorer le fonctionnement du triangle institutionnel de l’Union européenne, dans la perspective de l’élargissement. Le poids de chaque État a été réévalué en fixant les modalités qui, dès 2005, permettront d’atteindre la majorité qualifiée. Pour qu’une décision soit adoptée, il faudra nécessairement qu’un nombre de voix (255 voix sur 345 pour 27 membres) soit recueilli et que la majorité des États ait voté favorablement. En outre, un État pourra demander que la majorité qualifiée représente au moins 62 % de la population de l’Union. La France, comme les autres grands pays, disposera de 29 voix. Les « petits » États ont obtenu qu’un accord ne puisse être pris sans l’aval de 14 États sur 27.

Propos_impertinents.indd 130

19/02/13 10:29


FAIBLESSE D’UNE POLITIQUE...

131

En effet, si depuis la fin des années 80 chacun s’était habitué à des dénouements démocratiques et quasi fraternels à tous les problèmes, il risque de ne plus en être de même en ce début du XXIe. Au printemps 2003, l’Union européenne est donc apparue pour ce qu’elle est : une union économique et monétaire sans politique étrangère, c’est-à-dire sans que les pays membres aient décidé, une fois pour toutes, de sceller entre eux une communauté de destin. Il est devenu clair « qu’une politique étrangère ne verrait jamais le jour dans un cadre intergouvernemental (...). En effet, la politique étrangère relève de la logique de l’action et non de la logique de la législation ; elle ne se construit ni ne se conduit par des votes. Elle incombe à une autorité propre, qui consulte, qui écoute, mais qui décide seule et qui est jugée en fin de mandat sur ses actes »1. Ce qui est vrai de la politique étrangère l’est tout autant de la politique culturelle parce que, l’une et l’autre, garantissent l’indépendance d’un peuple. La première par le choix des alliances, la seconde par la fidélité à la langue et à la culture. Il est même apparu du devoir d’un membre français de la Commission européenne de s’inquiéter pour l’avenir et d’ouvrir officiellement une réflexion « permettant de concilier la défense de la diversité culturelle avec l’abandon progressif de la règle de l’unanimité qui prévaut pour les questions de culture »2.

1. Alain Lamassoure, France Forum, 1er trimestre 2003, p. 13. 2. Michel Barnier, membre de la Commission européenne.

Propos_impertinents.indd 131

19/02/13 10:29


132

LES YEUX OUVERTS

« Au cinéma des cinéastes » Le 8 juillet 2003, la société civile des AuteursRéalisateurs-Producteurs (ARP) organisait une rencontre à Paris pour examiner certaines décisions du Conseil européen de Thessalonique (20-22 juin 2003) rejetant le principe du vote à l’unanimité pour la conclusion d’accords commerciaux concernant les services culturels et audiovisuels. Celles-ci allaient à l’encontre des positions françaises au secours desquelles se mobilisèrent aussitôt les professionnels. Au cours des débats de l’ARP trois interventions s’étaient néanmoins inscrites dans la logique du Conseil de Thessalonique. — De Pascal Lamy, commissaire européen en charge du commerce international : « Dans une Union à 25, l’unanimité est un droit de veto pour tous, et pas seulement pour la France ; c’est tout simplement l’instrument de notre paralysie. En effet, avec ce droit de veto, à 25, il sera toujours possible de trouver un État membre de l’Union – et un seul ! – pour briser le consensus européen qui existe aujourd’hui en matière de protection et de promotion de la diversité culturelle. Dans une Union à 25, la majorité permet, l’unanimité interdit. »1 — De Jérôme Clément, président d’Arte : « La diversité culturelle est un objectif largement partagé en Europe et une idée qui a beaucoup progressé. Il ne s’agit donc plus de mener un combat de pionniers, mais de savoir comment, aujourd’hui, à travers cette Constitution qui se prépare, nous pouvons faire pour le défendre. »2 1. Voir dossier no 3, p. 262, texte intégral de la lettre adressée par M. Pascal Lamy à M. le Ministre de la Culture. 2. Colloque organisé au Cinéma des cinéastes, à Paris, le 8 juillet 2003. Propos cités par Le Figaro-Économie du 10 juillet 2003 (Paule Gonzalès).

Propos_impertinents.indd 132

19/02/13 10:29


FAIBLESSE D’UNE POLITIQUE...

133

— De Michel Rocard, président de la Commission culture du Parlement européen : « J’ai défendu la règle de l’unanimité, mais j’ai fait une erreur. (...) ce n’est pas une clause de papier qui nous servira de protection. »1 En conclusion, les membres de l’ARP devaient exprimer le regret que l’un des leurs n’ait pas été reçu par M. le Président Valéry Giscard d’Estaing et que « les artistes n’aient pas été consultés dans le cadre des travaux de la Convention européenne »2. Cette réaction permet de mieux comprendre combien les milieux intellectuels et artistiques français se trouvent éloignés de nos partenaires européens. Avec une certaine malice, Serge Regourd stigmatise cette autre exception française : « ... cette capacité exceptionnelle des professionnels du cinéma et de l’audiovisuel à défendre leurs intérêts comme aucun autre secteur de la culture et, peut-être comme aucun autre milieu social, auprès des plus hautes autorités de l’État et avec le soutien des grands médias... notamment audiovisuels. »3 Mais il n’en va pas à Bruxelles comme il en va à Paris. Il a donc fallu transiger.

Le compromis des 9 et 10 juillet 2003, adopté par la Convention à Bruxelles... Après deux jours de débats terminés par la mise aux voix de la proposition française d’amendement et après un laborieux marchandage, un texte de compromis était voté par la Convention. Il prévoyait : « Le maintien de la règle de l’unanimité pour la conclusion d’accords com1. Colloque organisé au Cinéma des cinéastes, à Paris, le 8 juillet 2003. Propos cités par Le Figaro-Économie du 10 juillet 2003 (Paule Gonzalès). 2. Compte rendu, rédigé par Yannick-Éleonore Scaramozzino, publié le 10 juillet 2003, p. 2. 3. Serge Regourd, op. cit., p. 115.

Propos_impertinents.indd 133

19/02/13 10:29


134

LES YEUX OUVERTS

merciaux dans le domaine des services culturels et audiovisuels. »1 Mais, on devait retrouver une condition restrictive identique à celle qui, en juin 1997, avait déjà inspiré Bruxelles2. En effet, cet article du texte de la Convention se termine par ces mots : « Dans la mesure où [ces accords] risqueraient de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l’Union. »3 Dès lors, en cas de contestation, à quelle partie appartiendra-t-il de prouver que le risque existe ou n’existe pas, rendant ou non obligatoire le vote à l’unanimité : à ceux qui l’estiment réel, ou à ceux qui pensent le contraire ? D’où risquent de surgir la possibilité des contentieux en cascades.

... et le prix à payer En apparence, la France sortait victorieuse de ce débat en ayant obtenu un traitement particulier pour la conclusion des accords commerciaux concernant les services culturels et audiovisuels ; une fois de plus, elle gagnait contre les néolibéraux en s’opposant aux risques d’invasion des produits culturels venus d’ailleurs ; une fois de plus, elle obtenait qu’un traité international tout entier, bâti sur la libéralisation du commerce des biens et des services, contienne une exception en en excluant l’application pour certains produits ; une fois de plus, était reconnue l’exception française pour la culture ; une fois de plus, le 1. Le Monde, 3-4 août 2003, p. 8, Thomas Ferenczi. 2. Voir supra, p. 151. 3. Rapport de synthèse de la Convention européenne (diffusé le 23 juillet 2003), p. 5 (rédaction française) : « En ce qui concerne la politique commerciale, pour les accords dans le domaine des services culturels et audiovisuels – qui jusqu’ici sont conclus d’un commun accord par les États membres et par la Communauté – le projet conserve l’unanimité, dans la mesure où ces accords risqueraient de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l’Union, qui figure à l’article 3 de la première partie parmi les objectifs de l’Union. »

Propos_impertinents.indd 134

19/02/13 10:29


FAIBLESSE D’UNE POLITIQUE...

135

véritable statut politique conféré à la conception française était reconnu par la Communauté européenne. Mais, en réalité, la France en sortait affaiblie car ce compromis avait un prix : d’accord en accord, de traité en traité, elle se trouve de moins en moins souvent en tête du peloton. À Bruxelles, en juillet 2003, il lui a fallu en passer par un véritable marchandage ; ce qui en soi n’est pas très glorieux et ce qui l’est encore moins lorsqu’il s’agit de défendre la culture. Que l’on en juge : « Il a fallu accorder au Danemark, l’un des plus farouches opposants, l’unanimité en matière de transports maritimes, et neutraliser l’Espagne qui se montrait inflexible (...) Mais aussi accepter de maintenir la règle de l’unanimité sur quelques sujets clés : l’immigration pour contenter les Allemands, la fiscalité pour rassurer les Britanniques », tandis que « l’éducation et la santé [avaient] disparu du texte mais l’essentiel [estimait-on] du côté français [avait] été sauvé »1. De plus, avertissements et admonestations n’avaient pas manqué lors des débats ; de Mme Teija Tilikainen, représentante du gouvernement finlandais : « Introduire l’unanimité pour certains secteurs des services ferait relever de l’unanimité les accords internationaux et nuirait à la capacité d’agir sur la scène internationale » ; du représentant néerlandais, Gijs de Vries : « Le Conseil européen de Thessalonique a limité le mandat de la Convention à des modifications techniques et le passage de la majorité qualifiée à l’unanimité pour la culture et l’audiovisuel est loin d’en constituer une. Si on introduit l’unanimité dans le commerce des services, c’est une manière de nous lier les mains. Quand on négocie au niveau international, il faut être un partenaire à part entière, pour aboutir à des décisions. » Et le représentant du gouverne1. Le Monde, 3 et 4 août 2003.

Propos_impertinents.indd 135

19/02/13 10:29


136

LES YEUX OUVERTS

ment espagnol, Alfonso Dastis de s’étonner « que l’on défende l’unanimité pour atteindre un objectif de l’Union »1. Certes, le gouvernement français – en raison des pressions subies – ne pouvait, semble-t-il, adopter une autre attitude ; chacun a du reste rendu un hommage remarqué à l’esprit compréhensif des négociateurs, ainsi qu’à l’habileté et à l’autorité du président de la Convention M. Valéry Giscard d’Estaing. Mais les sourires qui exprimaient le soulagement de la représentation française ne purent cacher le scepticisme de nombreux conventionnels. Les Français, d’après eux, avaient-ils si peu confiance en leurs arguments qu’ils redoutaient de ne pas entraîner un nombre suffisant de voix européennes pour former une majorité qualifiée ? Le slogan « La France seule » eut, entre les deux guerres, son heure de célébrité ; il était et il demeure absurde. 1. Correspondance de la Presse, 10 juillet 2003, p. 7.

Propos_impertinents.indd 136

19/02/13 10:29


TRO I S I ÈME PARTIE

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

FACE AUX OFFENSIVES DU LIBRE-ÉCHANGE

L’ENJEU

RÉVOLUTION COPERNICIENNE ET COURSE CONTRE LA MONTRE LE NŒUD GORDIEN

Propos_impertinents.indd 137

L’EURO-CINÉMA

19/02/13 10:29


Propos_impertinents.indd 138

19/02/13 10:29


Chapitre 11

FACE AUX OFFENSIVES DU LIBRE-ÉCHANGE

La dimension mondiale Depuis longtemps, les Américains ont compris que l’exportation de produits et de services culturels pouvait tenir une place importante aussi bien pour leur balance commerciale que pour leur influence dans le monde. Si le département d’État n’entretient ni grands services culturels dans ses ambassades, ni direction des relations culturelles au niveau central, la culture américaine s’exporte mieux que toute autre et l’effet d’imitation vient par surcroît. En raison de conceptions aussi différentes dans le secteur des services culturels, il est normal que les États-Unis et la France se trouvent souvent en opposition. Pourquoi cette différence de conception – et d’action – est-elle si difficile à comprendre en France ? Et pourquoi ne savons-nous lutter qu’en nous opposant alors qu’il suffirait de nous organiser pour produire et pour exporter dans le cadre d’accords internationaux nettement définis ? Pour ce qui est de l’utilisation de la langue, pourquoi n’admettons-nous pas qu’identité culturelle et communauté linguistique ne se confondent pas forcément ? Des peuples de même langue ne partagent pas totalement les

Propos_impertinents.indd 139

19/02/13 10:29


140

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

mêmes références culturelles. Inversement, une culture nationale peut s’exporter et se partager en d’autres langues que celle dans laquelle elle s’est forgée : Molière et Victor Hugo, Renoir et Truffaut, Charles Trenet et Juliette Gréco sont aimés par des dizaines de millions de non-francophones. Fort heureusement, quelques producteurs et distributeurs français ont pris l’initiative de se regrouper pour présenter leurs films doublés ou sous-titrés dans la langue de leurs clients potentiels. Tourner dans une langue autre que le français ne constitue pas un obstacle pour que l’œuvre soit éligible aux mécanismes d’aide du compte de soutien, et même qu’elle soit considérée comme française. En effet, un film est classé comme « français » par le CNC, ou plus exactement d’ « initiative française », dès lors que sa production est à majorité française, quelle que soit la langue de tournage. Telle est la position de la France, confirmée par Daniel Toscan du Plantier dans l’une des dernières interviews qu’il lui fut donné d’accorder à la presse1 : « Pour ma part, je crois surtout à la notion d’initiative plus que de nationalité. L’essentiel, c’est l’initiative française, l’impulsion donnée par un producteur français, même si elle s’exprime en anglais. » Malheureusement, par rapport à leurs concurrentes, les productions françaises souffrent de trois handicaps qui limitent leur capacité d’exportation. Les choix Si les commissions du CNC ne suivent guère les goûts du public français, elles sont aux antipodes des goûts du public mondial, mis à part celui des festivals. 1. Le Figaro, 11 février 2003.

Propos_impertinents.indd 140

19/02/13 10:29


FACE AUX OFFENSIVES DU LIBRE-ÉCHANGE

141

La production L’une des conséquences les plus préoccupantes de l’émiettement des sociétés françaises tient aux investissements insuffisants dans le développement des projets aussi bien que dans les préparatifs en amont du tournage. La distribution La capacité à distribuer des programmes et des films aux quatre coins de la planète constitue la clé de la domination du marché mondial par les Américains. Dans tous les autres pays – sauf l’Inde –, les structures de distribution n’ont connu qu’un développement restreint ; la conséquence en est l’extrême morcellement de la distribution sur le continent européen. Alors que les films américains sont distribués en Europe et dans le monde entier par une dizaine de grandes compagnies, on peut compter quelque 900 distributeurs pour 19 pays d’Europe occidentale, soit plus de distributeurs que de films (600) produits chaque année en Europe.

Le libre-échange Le débat récurrent sur l’exception culturelle – souvent confondue avec la diversité culturelle – résulte de la contradiction existant entre la mondialisation croissante des marchés, fondés sur la prohibition des mesures de discrimination d’un côté, et, de l’autre, l’existence de systèmes nationaux de régulation de protection et d’interventions financières. Certes, la France accomplit des efforts sans équivalent pour la défense et la promotion de sa langue et de sa culture. Mais, en dépit des actions engagées, les succès obtenus sont aussi insuffisants que précaires puisqu’ils permettent tout juste à certains produits culturels d’exister en France, mais dans l’indifférence quasi totale de l’Europe.

Propos_impertinents.indd 141

19/02/13 10:29


142

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

Avant-hier, c’était le renouvellement de la directive Télévision sans frontières. Et, par conséquent, la possibilité confirmée pour un opérateur d’émettre librement dans l’espace audiovisuel européen, à la seule condition qu’il soit autorisé dans un pays, aussi peu regardant soit-il, quant à l’application des obligations de la directive. Hier, il a fallu faire face au projet d’AMI (Accord multilatéral sur l’investissement) ayant pour objectif de renforcer la protection des investisseurs et d’encourager la libéralisation des régimes d’investissement1. L’émotion suscitée par ce projet était compréhensible car il s’inscrivait dans le cadre d’une offensive d’ensemble des milieux favorables au libre-échange. Les mesures préconisées, si elles avaient été décidées, auraient pu ruiner des années de politique culturelle française. Mais, sous cette forme, ou sous une autre, l’offensive réapparaîtra tant que la France, isolée, et tant que l’Europe enfin unie n’auront pas compris que la seule possibilité pour elles de s’opposer au libre-échange culturel sera de faire adopter et mettre en œuvre une politique européenne d’exemption culturelle pour assurer le pluralisme culturel. Pour bien saisir la perversité du projet AMI il faut remonter en mai 1995, lorsque, à l’initiative des ÉtatsUnis, les 29 pays membres de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) avaient entamé une négociation en vue de conclure un accord multilatéral sur l’investissement. Ce projet de traité avait pour objet de favoriser, dans les pays de l’OCDE, la libre circulation des investissements, sans que ceux-ci soient entravés par des mesures de protection nationale, qu’il s’agisse de biens corporels ou incorporels, de titres, de droits de propriété intellectuelle ou de droits conférés par la loi. 1. Avril 1998.

Propos_impertinents.indd 142

19/02/13 10:29


FACE AUX OFFENSIVES DU LIBRE-ÉCHANGE

143

Après de multiples réunions préparatoires, la rencontre, qui aurait dû aboutir à l’adoption de ce texte, eut lieu en avril 1998. En fonction des principes libéraux classiques en matière de commerce international, le projet soumis aux États de l’OCDE tendait à interdire toute discrimination dans le traitement accordé aux investisseurs originaires d’autres pays que ceux de leur zone. De plus, il innovait quant au règlement des contentieux entre États. À côté des procédures classiques, il prévoyait, en effet, la possibilité du recours direct d’un investisseur contre un État signataire sur la base d’une violation des dispositions de l’Accord. Cette règle différait donc de celle prévue dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), selon laquelle seul un État peut engager une procédure à l’encontre d’un autre État. Cependant, la date limite pour la fin des négociations, initialement fixée aux 27 et 28 avril 1998, ne put être respectée. Le texte du communiqué clôturant la réunion du 27 avril de cette année-là, ouvrait en langage diplomatique « une période d’évaluation et de nouvelles consultations entre les parties ». En dépit de ce report qui a permis d’éviter le pire, la plus grande vigilance s’impose car l’affaire n’est pas terminée ; elle est seulement suspendue, véritable épée de Damoclès menaçant notre politique culturelle. Parce qu’il était – au départ – de nature fondamentalement économique, ce projet, s’il avait été adopté, aurait remis en cause notre droit de la propriété littéraire et artistique ainsi que nos politiques de soutien à la production cinématographique et aux programmes audiovisuels. Mais, le 3 décembre 1998, le retrait français entraînait le dessaisissement de l’OCDE et l’abandon du projet d’Ami.

Propos_impertinents.indd 143

19/02/13 10:29


144

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

De fausses bonnes idées Compte tenu de l’attachement de l’ensemble de la communauté occidentale aux principes du libéralisme économique (depuis le traité de Rome en 1957), il n’est pas étonnant que la France se soit trouvée isolée dans sa défense de l’exception culturelle (ou de la diversité, ce qui n’est pas qu’une confusion sémantique). On ne saurait donc continuer à se satisfaire des incantations habituelles comme le renouvellement de l’appui à la Déclaration solennelle adoptée par l’Unesco1. Nul ne saurait contester la nécessité de défendre la spécificité des biens culturels afin d’assurer le pluralisme culturel ; mais les déclarations faites à Paris en février 2003 suggérant d’organiser un Porto Alegre de la culture en France, inquiètent cependant par leur méconnaissance des mécanismes régissant les négociations commerciales internationales, d’autant plus que les offres de libéralisation émanant des États-Unis sont toujours acceptées par les pays en développement désireux de bénéficier de la clause de la nation la plus favorisée.

Face à la puissance des États-Unis... « À nous de faire préférer la culture française », pourrait-on dire en plagiant la formule sans complexe d’une célèbre campagne publicitaire. Ce qui est vrai à l’échelle du monde, l’est tout autant sur notre propre sol. À nous de faire que les produits importés d’outre-Atlantique – diffusés au cinéma ou par la télévision – ne constituent 1. Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle, adoptée en novembre 2001 à Paris (voir supra, p. 119).

Propos_impertinents.indd 144

19/02/13 10:29


FACE AUX OFFENSIVES DU LIBRE-ÉCHANGE

145

pas le commun dénominateur culturel qui ferait le « lien social » des Français du XXIe siècle ! En tout état de cause, notre intérêt est de nous faire comprendre des États-Unis, mais aussi de faire effort pour les comprendre ; et, par exemple de savoir que les Américains disposent à eux seuls d’un État-continent que favorisent trois orientations : atlantique, pacifique et sud-américaine, ou encore que le dernier recensement (en 2000) faisait apparaître une population de 281 millions d’habitants qui pourrait atteindre 340 millions en 2025 en raison d’une poussée démographique impressionnante1. L’histoire des États-Unis c’est aussi la fascination qu’ils ont exercée sur de nombreux peuples. Avec le temps, ce pays est pratiquement devenu une « nation de nations ». Un résident sur dix est né à l’étranger. Un million de personnes arrivent chaque année : 47 % sont des Latino-Américains, 34 % des Asiatiques et 17 % des Européens. Avant 2050 les Anglo-Saxons blancs ne devant plus être majoritaires, les États-Unis passeraient alors du melting-pot (intégrant les individus) au multiculturalisme ; ce qui constituerait un aspect nouveau de la démocratie américaine.

... à nous d’exister Au début de ce siècle, nous savons que le nombre d’Américains qui s’intéressent vraiment à notre pays est faible. C’est pourquoi les États-Unis ne peuvent comprendre notre protectionnisme culturel, ni admettre notre opposition à une libéralisation des échanges couvrant également les produits culturels. 1. 5,3 millions d’habitants en 1800 ; 75,9 millions en 1900 ; 281 millions en 2000.

Propos_impertinents.indd 145

19/02/13 10:29


146

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

Ils voient tout naturellement dans cette attitude française une manifestation d’antiaméricanisme viscéral1. Il est donc indispensable de leur faire comprendre que telle n’est pas notre façon de voir. Mais aussi de leur tenir un discours franc et clair ; car les préjugés qui se sont accumulés au fil des années ne pourront disparaître du jour au lendemain. Si nous faisions un effort pour comprendre les Américains, peut-être pourraient-ils accepter, en retour, d’en faire un à notre égard ? Nous serions alors mieux placés pour leur faire admettre que nous n’accepterons jamais d’immoler notre culture sur l’autel du libre-échange. 1. « Les Pères fondateurs n’ont pas conçu l’Union européenne contre l’Amérique. En fait, ils ont voulu l’Europe... contre l’Europe elle-même, pour en finir avec les nationalismes et le bellicisme qui l’ensanglantaient depuis mille ans. Il n’en demeure pas moins souhaitable que la coopération transatlantique puisse comporter un volet européen source d’une capacité autonome d’agir » (Jean-François Revel, Le Point, 25 avril 2003, p. 45).

Propos_impertinents.indd 146

19/02/13 10:29


Chapitre 12

L’ENJEU

La révolution numérique en entraînant la multiplication du nombre de chaînes de télévision aura pour conséquences l’augmentation des besoins de programmes, la fragmentation des publics, la position dominante des détenteurs de droits et l’influence déterminante des entreprises internationales qui pourront investir massivement aussi bien pour produire que pour distribuer et diffuser. Dès lors, l’enjeu est clair. Il est celui de la pérennité de notre culture. Nous vivons – en ce début de siècle – une nouvelle période de la mondialisation marquée par l’uniformisation des idées et des modes de vie, sous l’influence prédominante du modèle américain. Tous ceux qui sont attachés à leur histoire, à leur langue, à leurs manières d’être et de vivre éprouvent de l’angoisse face à cette uniformisation qui confine à l’unilatéralisme. Aucun pays ne saurait accepter la destruction de sa culture car, à terme, ce serait condamner un peu de la civilisation elle-même ; il ne s’agit donc pas d’une affaire propre à un peuple : c’est l’humanité tout entière qui se trouve concernée. Si les hommes se sont toujours battus pour des frontières ou des richesses, ils commencent à lutter pour

Propos_impertinents.indd 147

19/02/13 10:29


148

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

défendre leur culture et leur langue, c’est-à-dire leur art de vivre. Cette prise de conscience partie des États développés s’est rapidement étendue aux pays émergents dont il faut espérer que l’opinion pèsera sur les futures négociations au sein de l’OMC1 ; c’est ainsi que la liberté des expressions culturelles est un enjeu politique fondamental pour l’humanité. L’affaire ainsi présentée est assez différente de ce que, depuis plusieurs décennies, la France en veut comprendre. Sans doute parce qu’elle a toujours refusé d’admettre que les images diffusées par les films et la télévision – si elles reflètent la société – en même temps la modèlent. Rappelant la formule de McLuhan : « Le message, c’est le médium », Francis Balle précise que « le mode de transmission d’une culture influe sur cette culture et la transforme. En d’autres termes, il est clair que les moyens de diffusion et de communication, loin d’être neutres, déterminent les modes de penser, d’agir et de sentir de la société ». Ce n’est donc pas seulement comme éléments de divertissement que films et programmes de télévision sont reçus. Il faut également s’interroger sur l’influence des messages qu’ils adressent. Or, les productions américaines (films et séries) diffusent une représentation de la société et une image de la vie qui ne sont pas les nôtres. Il n’est évidemment pas question de faire de l’antiaméricanisme viscéral. Car l’aspect des choses ici visé est exactement le même que pour la défense de la langue française. C’est une belle et riche langue que l’anglais mais ce n’est pas une raison pour que les Français parlent franglais. Au contraire, on ne saurait mieux faire en culti1. Créée le 1er janvier 1955, son siège est à Genève ; l’Organisation mondiale du commerce regroupe 148 pays (chiffre de septembre 2003) ; son mode de décision est le consensus.

Propos_impertinents.indd 148

19/02/13 10:29


L’ENJEU

149

vant une langue qui soit purement anglaise, afin de devenir polyglotte ne serait-ce que pour combattre notre fâcheuse incapacité nationale à ne parler aucune langue étrangère. Que l’on raisonne alors de même lorsqu’il s’agit de films et de programmes de télévision. La France a créé deux secteurs publics, le premier au service de son cinéma, le second au service de sa télévision. L’un et l’autre se justifieraient mieux s’ils étaient préservés de la médiocrité et si cette médiocrité n’incitait spectateurs et téléspectateurs français à choisir en si grand nombre des films et des programmes américains, et si nos chaînes de télévision n’allaient se ravitailler majoritairement auprès des productions du système le plus sauvagement commercial qui soit : celui d’Hollywood. Mais est-ce que, du même coup, on reconnaîtrait qu’il ne serait pas si mauvais que ça ? Ce n’est certainement ni ce que l’on pense ni ce que l’on veut imiter. Et pourtant, on ne demande aux États-Unis que ce qu’ils ont de plus médiocre dans la catégorie des divertissements faits uniquement pour plaire au plus grand nombre, de manière à obtenir la meilleure audience dans la concurrence sauvage que se font là-bas les diffuseurs auprès des agences de publicité ! Et nous pensons, bêtement, que ce qui est bon pour les Américains le serait aussi pour les Français. Nous assumons ainsi la responsabilité du nivellement par le bas de notre société. Sans qu’aucune voix ne s’élève pour le regretter. Pour George Ross1 : « Ces produits sont autant d’idées, d’images et de rêves largement en provenance d’une culture unique mais qui ont un impact sur toutes les autres. Les régions les moins développées économi1. Directeur du Centre d’études européennes de l’Université Harvard, ÉtatsUnis, dans Le Monde diplomatique (août 2000).

Propos_impertinents.indd 149

19/02/13 10:29


150

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

quement absorbent les derniers produits culturels de New York et de Hollywood, au même titre que les Français, les Suédois ou les Australiens. » Étant donné les intérêts financiers qui sont en jeu, producteurs et diffuseurs ne reculent devant aucun moyen. Il n’est pas question, pour eux, de chercher à former l’esprit, non plus qu’à élever le goût. Il est plus sûr, plus efficient, de s’adapter à la médiocrité qui n’exige aucun effort, comme à la brutalité qui fascine, puisque la violence dont on use et abuse est comprise sans aucun effort par les spectateurs et téléspectateurs du monde entier. L’acte de violence peut se dispenser de scénario, de doublage ou de sous-titrage ; c’est toujours l’un des deux ressorts du théâtre antique – inventés par les Grecs – l’amour et la mort ; en traduction moderne : le sexe et la violence. En constatant cette évolution qui n’est pas seulement sémantique, peut-on croire que la civilisation ait vraiment progressé en quelque vingt-cinq siècles ?

Une grande confusion Certes, tout n’est pas mauvais dans les films américains. Mais ce qu’ils comportent d’esprit et d’idéal moral nous échappe. Ils ne nous en donnent pas moins, jour après jour, un tableau de la vie américaine, si dévié qu’il soit par les impératifs des producteurs et faussé par notre inaptitude à bien comprendre. On nous montre un cadre matériel d’existence, des habitudes de vie, des types de comportement, bref une forme de civilisation. Est-ce un mal ? En soi, non. Mais cela le devient dans la mesure où ces images prennent systématiquement la place de celles qui nous montreraient comment on vit en France et comment une ancienne et complexe tradition nous a donné une manière de voir et de faire qui n’est pas forcé-

Propos_impertinents.indd 150

19/02/13 10:29


L’ENJEU

151

ment ce qu’il y a de mieux au monde, mais qui est la nôtre, comme l’est notre langue et qui, jusqu’à preuve du contraire, doit – dans notre intérêt – le rester. Qu’avons-nous donc à faire de partager tous les mythes qui alimentent la société américaine1 ? En concurrence avec ceux d’autres pays à travers le monde et à travers l’histoire, oui, car ce serait alors source d’enrichissement. Mais certainement pas en réservant la plus grande partie de nos achats de fiction (films et séries) aux États-Unis. Après tout, nous aimerions aussi savoir comment vivent les autres peuples, en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique latine. Depuis les Dallas, Dynastie, Santa Barbara et autres Urgences, nous savons passer d’un ranch texan à un commissariat californien ou à des salles d’hôpitaux, des rivalités d’argent ou de cœur aux misères de la drogue ; toujours sous forme d’images convenues et stéréotypées, avec un scénario qui, dans le fond, est le même. Mais qui ne correspond guère à nos manières d’être et de vivre, en un mot à notre culture. Il nous faudrait savoir que nous sommes spectateurs de l’irréalité ; mais si nous ne le savons pas – ou si nous refusons d’en admettre l’évidence – nous risquons de croire que là est la vraie vie. Souvenons-nous des Albanais qui, à la fin du dernier siècle, voulaient débarquer en Italie. Ils étaient attirés par les images des feuilletons américains, doublés en italien, qu’ils réussissaient à capter grâce à leurs antennes de télévision ; d’autant plus amère fut pour eux la réalité des choses ! Le problème n’est pas fictif. Il est celui que depuis les 1. « Le Français partage avec toutes les autres nationalités cette caractéristique très particulière qui consiste à trouver la vie américaine familière. La rue de San Francisco est familière. Pas celle de Rome ou de Berlin. C’est la conséquence directe de la puissance américaine, de sa société, de son image et de la notion de modernité qu’elle véhicule » (Patrick Le Lay, La France et ses démons, Paris, PUF, 2002).

Propos_impertinents.indd 151

19/02/13 10:29


152

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

années 1970 se sont posé les Canadiens français. Voisins immédiats des États-Unis et vivant dans un environnement anglophone, ils savaient, eux, les atteintes que films et séries émanant de la société dominante, pouvaient porter à une autre culture, la leur. « La culture, déclarait une commission canadienne sur l’audiovisuel en 1976, c’est le milieu social et intellectuel qui façonne la pensée, le style de vie, les valeurs et les comportements d’un peuple et lui confère des caractéristiques qui le distinguent des membres d’une autre culture. » Une telle définition aide à mieux comprendre le rôle que films et séries télévisées peuvent jouer dans l’évolution d’un milieu social qui forme le tissu propre à une nation en aidant, soit à le consolider, soit à le détériorer. Le prestige que films et séries donnent à ce qu’ils montrent ne peut manquer de transformer plus ou moins en modèles les images de la vie américaine qui nous sont offertes jour après jour. Le spectateur a beau ne pas tout comprendre, il en retient à la longue comme une sorte d’image composite qui se forme en lui, riche en contenu latent, plus encore qu’en contenu manifeste. Cette image ne reflète pas, nous le savons, ce qu’il y a de meilleur dans la société américaine. Ce n’est pas elle qui peut éduquer des Français comme tels, c’est-à-dire augmenter leur capacité de s’adapter aux conditions de vie créées par notre géographie et notre histoire, nos mœurs, nos paysages, nos défauts et nos qualités.

Le fond du problème Pour comprendre ce qui est en jeu, il est bon d’en revenir à Gabriel Tarde1 pour qui les êtres humains imitent ceux qu’ils admirent, ou ceux qui disposent d’une auto1. Juge d’instruction à Sarlat à la fin du XIXe siècle, et sociologue.

Propos_impertinents.indd 152

19/02/13 10:29


L’ENJEU

153

rité. Gabriel Tarde déplorait déjà que Paris imposât ses modes à la France tout entière, que ce soit pour le langage, les idées, les meubles et les vêtements. Il en accusait le télégraphe ou le train, courroies de transmission à l’époque. Que ne devrions-nous craindre aujourd’hui ? Les enfants s’éduquent en imitant les grandes personnes qui agissent sur eux plus par ce qu’elles font et ce qu’elles sont que par ce qu’elles disent. Selon Paul Guillaume : « L’influence de l’imitation dans la vie humaine est immense. La plus grande partie de l’éducation, au sens le plus général du mot, c’est-à-dire de l’assimilation, par l’enfant et par l’homme, des manières d’agir, de sentir et de penser de son milieu, le développement des techniques, du langage, des besoins, des croyances de tous les éléments culturels portés par la tradition, reposent sur l’imitation. Une société humaine est un ensemble d’individus qui s’imitent les uns les autres. Là où s’arrête l’expansion d’un courant d’imitation, là se trouve la véritable frontière morale d’une société. »1 L’occupation de nos écrans par les images d’une civilisation si différente de la nôtre est un fait dont la psychologie sociale nous permet de comprendre le mécanisme et de mesurer le danger. En admirant et en copiant des manières de faire qui ne sont pas les nôtres, nous adoptons inévitablement aussi la mentalité qui leur est sousjacente, c’est-à-dire tout un ensemble de points de vue, d’idées, de croyances, de préférences et de refus, bref un certain outillage mental et un certain système de valeurs. L’influence que nous subissons va donc plus loin qu’on ne pourrait le croire d’abord. À proprement parler, elle nous déracine de notre milieu originel pouvant aller jusqu’à faire de nous de véritables émigrés de l’intérieur. Ce 1. Paul Guillaume, « L’imitation chez l’enfant », Manuel de psychologie. Paris, 1932, 5e éd., 1948, p. 60.

Propos_impertinents.indd 153

19/02/13 10:29


154

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

risque peut sembler formel pour ceux qui profitent d’un enracinement fort par leur culture, leur famille, leur travail. Par contre, il est considérable chez tous ceux qui n’en bénéficient pas. À quel milieu voulons-nous nous agréger ? Quels points de vue sont les nôtres sur la famille, l’amour, l’argent, la mort, l’organisation des rapports sociaux, la vie matérielle et la vie de l’esprit ? Si nous voulons que la norme soit celle de l’Américain moyen, telle que films et séries nous la montrent, non sans des distorsions comparables à celles que la mentalité française connaît dans nos vaudevilles, alors continuons. Offrons-nous en spectacle jour après jour the american way of life sous la forme médiocrement standardisée qui nous est inlassablement proposée. Mais si ce n’est pas ce que nous voulons, alors il faut limiter la place donnée à ce spectacle quotidien qui tend à faire disparaître ce qui demeure en nous du génie de la France, suivant une expression qui, pour paraître ridicule hors des moments dramatiques de notre histoire, n’en recouvre pas moins une réalité certaine. Il ne s’agit pas de nous renfermer sur notre « pré carré » mais, là comme ailleurs, de donner toute sa place au pluralisme ; or, ce n’est pas ce que nous faisons, puisque nous ouvrons, largement nous-mêmes, nos grands et petits écrans aux fictions américaines1. À vrai dire, le problème ainsi posé est nouveau puisqu’il ne date guère que d’un demi-siècle ; c’est pourquoi, il nous prend au dépourvu, si bien que le mal sera peut-être fait lorsque nous commencerons à songer aux solutions et aux mesures qui ne pourront même plus être des remèdes. 1. Depuis le début des années 1970, Les feux de l’amour embrasent chaque jour des millions et des millions d’écrans de télévision ; la série compte près de 7 500 épisodes dont environ 3 000 diffusés en France depuis 1989. Chaque jour se retrouvent plus de 3 millions de fidèles en France et de 100 millions dans le monde (TV Magazine, juillet 2003).

Propos_impertinents.indd 154

19/02/13 10:29


L’ENJEU

155

L’universalité en question Faudrait-il pour autant imposer au cinéma et à la télévision un nationalisme culturel ? Certainement pas. Et pourtant, ce qui frappe bien des étrangers amis de la France lorsqu’ils viennent nous voir, c’est à quel point nos films et nos séries ont réduit leurs préoccupations aux plus petits horizons de l’Hexagone. Ce qui est dangereux pour assurer l’authenticité de la culture française, ce n’est pas de nous inspirer de ce qu’il y a de supérieur dans toutes les autres, mais bien de subir ce qu’il y a en elles de médiocre. Ne serait-ce pas notre premier devoir de nous en préserver ? Tel est l’enjeu. Les Canadiens l’ont compris. Pourquoi pas nous ? Nous devrions savoir, comme le rappelle François Cheng « qu’on ne peut atteindre le général que par le particulier ». (...) « Pour nous convaincre davantage de cette évidence, on pourrait observer encore l’exemple de grands créateurs humains. Citons, du côté de l’Occident, le cas d’un Vinci, d’un Rembrandt, d’un Bach, d’un Mozart, d’un Shakespeare, d’un Cervantès ou d’un Hugo. Il n’y a pas d’êtres plus particuliers qu’eux, enracinés qu’ils sont dans une époque, dans un pays, dans une culture. Pourtant tous, ils ont atteint la dimension universelle et sont capables de toucher les personnes de l’autre bout du monde, car à partir d’un terroir natif, ils ont posé les questions fondamentales et cherché à y répondre avec toute la profondeur des aspirations humaines qu’ils portaient en eux. »1

1. Le Nouvel Observateur, 2-8 janvier 2003.

Propos_impertinents.indd 155

19/02/13 10:29


156

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

L’affaire du siècle Il existe une autre mondialisation que celle des économies de marché ; née avec la fin de la guerre froide et l’implosion de l’URSS, elle s’est développée de façon vertigineuse grâce aux nouveaux moyens utilisés par la communication et le divertissement : la télévision d’abord, l’Internet ensuite. Cette nouvelle possibilité d’échanges en « rendant visibles les différences culturelles et les inégalités (...) est probablement l’une des ruptures les plus importantes du XXIe siècle. Le monde est devenu un village global sur le plan technique ; il ne l’est pas sur le plan social, culturel et politique »1. D’où il ressort que si la France reconnaît comme l’une de ses missions essentielles de contribuer au pluralisme des cultures, elle doit sortir de ses frontières hexagonales et savoir retrouver, pour ses idées et ses arts, la dimension universelle – et déjà européenne – qu’elle n’aurait jamais dû abandonner. 1. Dominique Wolton, L’autre mondialisation, Flammarion, 2003.

Propos_impertinents.indd 156

19/02/13 10:29


Chapitre 13

RÉVOLUTION COPERNICIENNE ET COURSE CONTRE LA MONTRE

En décembre 2001, un coup de tonnerre éclatait. JeanMarie Messier venait de déclarer morte l’exception culturelle française. À ceux qui l’accusaient d’assassiner notre culture, il répondit1 en termes, cette fois-ci, politiquement corrects, que ses « déclarations reflétaient exactement la position française et européenne depuis plusieurs années, mais [il] préférait parler de diversité plutôt que d’exception ». À vrai dire, la France a toujours cédé à l’illusion de ses ambitions, quelles que soient les formules utilisées telles que : exception culturelle, spécificité culturelle... sans trop se préoccuper de la signification qu’elles pouvaient avoir pour nos partenaires au cours de négociations internationales. En fait, ce que défend la France, ce n’est pas une exception, mais une méthode qui permet de soutenir financièrement la production cinématographique et audiovisuelle avec les résultats que l’on sait. Les multiples rapports commandés depuis les années 1980 – en dépit de la lucidité de leurs analyses – n’ont jamais pu, en raison de la puissance additionnée des lobbies et des corporatismes, contribuer à faire adopter les réformes nécessaires. 1. Libération du 20 décembre 2001, et Le Figaro du 4 janvier 2002.

Propos_impertinents.indd 157

19/02/13 10:29


158

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

Mais est-ce parce que les idées sont défendues par les puissances culturelles du moment qu’elles doivent échapper à toute analyse critique ? C’est pourtant ce qui justifiait l’attitude de ceux qui condamnèrent Galilée lorsque celui-ci affirma après Copernic que la Terre tournait autour du Soleil. Et c’est bien le même type d’erreur que commettent les défenseurs du système français de soutien à la production cinématographique.

Copernic et Galilée ont osé... Si nous acceptions de nous inspirer d’eux, nous découvririons que le cinéma ne tourne pas autour de son financement – comme on le prétend –, mais autour de son public – comme on veut l’ignorer. Le financement n’amène pas le public, alors que le public amène le financement ! Nous devrions comprendre que, dans la lutte entre le cinéma français et le cinéma américain, deux systèmes sont en cause et non deux pays. Ce n’est pas la France qui perd contre les États-Unis ; c’est le système français qui perd contre le système américain, et qui, de surcroît, entraîne la défaite de la France au plan international. C’est donc à une véritable révolution copernicienne qu’il faut convier les professionnels du cinéma. Dans l’intérêt de la culture française et dans l’intérêt de la France, afin que le cinéma français retrouve sa place au sein de la galaxie cinématographique européenne d’abord, mondiale ensuite.

Propos_impertinents.indd 158

19/02/13 10:29


RÉVOLUTION COPERNICIENNE

159

Un exemple entre mille Créée par Georges Cravenne, en 1975, l’Académie des arts et techniques du cinéma – présidée jusqu’en février 2003 par Daniel Toscan du Plantier –, organisa la cérémonie des 28es césars le 22 février au théâtre du Châtelet à Paris ; la retransmission en était assurée par Canal+. Voici comment les choses se passent : « L’Académie des Césars compte 3 100 artistes et professionnels qui votent en deux tours à bulletins secrets pour déterminer, dans 29 catégories, d’abord les nommés, puis les lauréats. Les membres de l’Académie sont répartis en 12 collèges. Pour être inscrit sur l’une de ces listes, il faut avoir deux parrains et avoir contribué, au cours des années précédentes, à un film soumis au vote de l’Académie. Les membres de l’Académie votent dans toutes les catégories, à l’exception des Césars techniques choisis par les professionnels des branches concernées. »1 Il s’agit donc bien d’un système fermé ; on est entre soi, entre professionnels du début à la fin du processus pour terminer en apothéose avec la remise des Césars. On tourne, mais en rond, puisque nulle part, il n’est question du public. Au secours Copernic. Au secours Galilée !

Les autres pays se battront contre nous, sans nous ou avec nous ? La muse du septième art, appelée par Jean Cocteau « la dixième muse », ne fut manifestement pas avare des épreuves qu’elle n’a cessé d’infliger à son protégé fran1. Le Monde, 15 février 2003.

Propos_impertinents.indd 159

19/02/13 10:29


160

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

çais ! Et la série continue puisque les États-Unis dominent le monde des images et des sons, en fournissant l’essentiel des distractions et des rêves nécessaires aux hommes, comme le souligne Jacques Attali1 : « Si le rêve américain a nourri les projets de millions de citoyens de l’Amérique, il est maintenant devenu celui de la quasitotalité de la planète. Par le biais de la musique, du cinéma et des jeux vidéo, il n’est plus personne, en Europe, en Asie ou en Afrique, qui ne se berce de l’illusion de vivre un jour dans un monde qui ressemblerait à celui que l’on voit dans les multiples spectacles venu d’outre-Atlantique. » À cet attrait s’ajoutent les conséquences des transformations dues aux nouvelles technologies qui, elles aussi, profitent à la puissance dominante. Celles-ci reposent sur la dématérialisation des supports (il n’est plus besoin de pellicule pour le cinéma) et court-circuitent les intermédiaires entre fournisseurs de contenu et consommateur final. C’est tout le système du cinéma, tel que nous le connaissons, qui va imploser. Toute la partie technique du métier tels que vérifications, dépôts des copies, risque de rapidement disparaître. Certes, les distributeurs pourraient, à condition d’en acquérir les droits, utiliser d’autres modes de commercialisation des films sur les réseaux en ligne : téléchargement de films et diffusion en streanning sur les réseaux à haut débit, et le cinéma ne ferait que suivre l’exemple donné par la musique. Mais les distributeurs français auront-ils la possibilité de s’adapter ? Ou la volonté de le tenter ? Les productions culturelles pourraient donc, par leur processus de fabrication, de distribution, et de consommation, ressembler tellement à toutes les productions de masse que, tout naturellement, l’idée d’exemption cultu1. L’Express, octobre 2000.

Propos_impertinents.indd 160

19/02/13 10:29


RÉVOLUTION COPERNICIENNE

161

relle s’imposera à l’Europe à condition qu’elle ait le courage et la volonté de défendre ses identités culturelles ; c’est-à-dire sa part de civilisation. Il n’est pas douteux, en effet, que le mouvement de concentration des sociétés américaines produisant programmes audiovisuels et films va se poursuivre ; celles qui survivront seront de plus en plus puissantes, après avoir mené entre elles des combats à mort. Alors que l’avancée des technologies est foudroyante, les groupes internationaux dominants devront adapter sans cesse leurs stratégies en fonction de la vision que chacun aura de l’avenir. Puisqu’aux États-Unis se poursuivra la constitution de méga-groupes, leurs concurrents des continents européen et asiatique devront choisir entre la dispersion de leurs forces et la création de groupes, eux aussi, de taille internationale à partir de la consolidation de leur stature continentale. Le malheureux exemple donné en 2002 par Vivendi-Universal a démontré que l’on ne peut « ni diriger ni gérer une entreprise à travers l’océan (...) car il est difficile pour les gens en France de comprendre comment les choses marchent aux ÉtatsUnis... où les réseaux télévisés touchent une centaine de millions de foyers et les réseaux câblés 85 millions »1. Ces entreprises qui vivent de la publicité et des abonnements possèdent d’immenses moyens financiers ; mais, au début du XXIe siècle, leur avenir ne dépend plus exclusivement de leurs clients (annonceurs et abonnés) ; il dépend également de la réponse qu’ils sauront donner à la révolution numérique. Voici comment l’explique Barry Diller : « Le monde devient un univers numérique. Tout ce qui est écrit ou dit, tout ce qui relève de la transcription devient digitalisé en 0 ou en 1 tout en donnant 1. Interview de Barry Diller (président de Vivendi Universal Entertainement), et de Bill Gates, Le Figaro, 26 et 27 octobre 2002.

Propos_impertinents.indd 161

19/02/13 10:29


162

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

des copies parfaites. La capacité à protéger ou à commercialiser une œuvre est ainsi biaisée. Le système mondial créé par le numérique permet de constater que tout est là pour que les gens se l’approprient. Si l’on étend cette logique à toutes les créations, cela conduit à abolir le copyright et le droit de propriété. Il y aura des solutions mais nous avons besoin d’au moins cinq ans, voire de dix pour y parvenir. » Et Bill Gates de conclure en affirmant une volonté d’exploration sans limites : « Nous voulons que l’univers numérique se développe complètement. Nous reconnaissons les droits des créateurs, mais nous ne voulons mettre de menottes à personne afin de ne pas ralentir la révolution numérique. »

Le séisme

DVD

« C’est l’histoire d’une révolution expresse, qui débute en 1998 sous la forme du Digital Versatile Disc, fine galette de 12 cm. Les chiffres de cette ascension fulgurante donnent le vertige : 49,2 millions de DVD ont été vendus en France, en 2002, contre 32,7 millions de cassettes VHS... Et l’explosion de ce marché provoque déjà des transformations dans l’ensemble des industries du cinéma. En effet, le DVD rapporte désormais plus d’argent aux majors que l’exploitation des films en salles : 30 % des recettes proviennent des billets d’entrées contre 60 % pour la vente de DVD... »1

1. Train de vie – Magazine du cinéma, à la disposition des voyageurs en TGV, mai 2003, p. 20.

Propos_impertinents.indd 162

19/02/13 10:29


RÉVOLUTION COPERNICIENNE

163

Tout va bouger : jusqu’à des « prix cassés » dans les salles de cinéma et des automobiles équipées comme à la maison ! « En Angleterre EasyCinema lance la séance discount. Un ticket de cinéma pour un peu moins de 0,30 E ! Tel est le tarif lancé outre-Manche par Stelios Haji-Ioannou. Le fondateur d’EasyJet, l’une des premières compagnies aériennes britanniques proposant des billets d’avion discount, vient en effet d’ouvrir un cinéma d’un nouveau genre à Milton Keynes, ville moyenne du centre de l’Angleterre. Cet EasyCinema applique les mêmes règles tarifaires qu’EasyJet. »1 En diminuant les coûts, il peut baisser les prix et donc attirer un plus grand nombre de clients. Les automobiles vont s’équiper, elles aussi. L’essor de la vidéo offre une revanche aux passagers arrière, avec l’installation d’écrans pour cassettes et DVD. « À bord des familiales, les constructeurs proposent d’installer un équipement permettant aux enfants de visionner, sagement installés sur la banquette arrière, une cassette ou un DVD à partir d’un écran fixé entre les sièges ou intégré dans les appuie-tête, voire dissimulé dans le pavillon de toit et basculant automatiquement, comme dans un avion. »2

Le temps de l’action Si la France veut vraiment jouer un rôle dans la production cinématographique mondiale, elle n’a donc pas de temps à perdre. Et puisque de tous côtés les échéances nous pressent, ne les fuyons pas ! 1. La Croix, 4 juin 2003, p. 21. 2. Le Monde, 6 juin 2003, p. 27.

Propos_impertinents.indd 163

19/02/13 10:29


Propos_impertinents.indd 164

19/02/13 10:29


Chapitre 14

LE NŒUD GORDIEN

Il n’existe de réponse simple aux problèmes compliqués qu’en tranchant dans le vif ; ce qui, pour l’affaire qui nous occupe, exige de ne plier ni devant les corporatismes ni devant les lobbies. Car, pour une large part, ceux-là et ceux-ci sont responsables des difficultés que, depuis plus d’un quart de siècle, connaît notre cinéma ; le moment est donc venu d’agir ; c’est-à-dire de choisir entre eux et le cinéma. Pourquoi ne pas se référer au mythe du nœud gordien qui fit, en 1955, l’objet d’un film ? Un producteur – friand de peplums – avait mis en scène la vie d’Alexandre le Grand en faisant appel à Richard Burton. Prêtant ses traits au roi de Macédoine, l’acteur avait renouvelé le geste historique consistant à trancher le nœud gordien – célèbre dans la mythologie. Ce nœud qui attachait le joug de l’attelage au timon du char de Gordius (roi de Phrygie) était si artistement formé qu’on ne pouvait en découvrir les deux extrémités ; tellement compliqué et si serré que nul n’était parvenu à le dénouer. Or, un vénérable oracle avait promis l’empire d’Asie à qui pourrait y réussir. Après plusieurs tentatives infructueuses, Alexandre, d’un coup d’épée, trancha le nœud mystérieux, éludant ainsi l’oracle plutôt qu’il ne l’accomplissait. Il

Propos_impertinents.indd 165

19/02/13 10:29


166

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

n’empêche que, vingt-trois siècles plus tard, c’est toujours en imitant Alexandre que de manière rapide et définitive on résout toute difficulté.

En France maintenant « Au gouvernement, comme dans l’opposition, chacun doit désormais choisir son camp : soit la thérapie de choc pour moderniser le pays à marches forcées, en prenant le risque d’affronter les corporatismes ; soit la poursuite d’un déclin pas si tranquille, car débouchant inéluctablement sur une nouvelle progression de l’extrême droite. “Si les Français qui firent la Révolution étaient plus incrédules que nous en fait de religion, il leur restait une croyance admirable qui nous manque, ils croyaient en eux-mêmes”, soulignait Tocqueville. (...) Longtemps, la France s’est enivrée du mythe de la révolution, en cultivant le refus de la réforme. Aujourd’hui délivrée des vertiges idéologiques, elle doit récuser le conservatisme quiet pour assumer la réforme, sans laquelle une démocratie se flétrit avant de tomber. »1 Ce qui – rapporté au cinéma – signifie que, contrairement à ses « bulletins météo-maison » annonçant imperturbablement un beau soleil dans un ciel d’orage (sic), notre système de production de films et de programmes est en peine d’affronter sans faiblir les tempêtes qui s’annoncent. Une évidence s’impose en effet à qui veut bien jeter un œil au-delà des frontières hexagonales. L’Allemagne, en soutenant financièrement son cinéma plus largement que la France, participe aux réunions européennes et 1. Nicolas Baverez, « Le déclin français ? », Commentaire, été 2003, no 102, p. 315.

Propos_impertinents.indd 166

19/02/13 10:29


LE NŒUD GORDIEN

167

mondiales sans agiter le chiffon rouge de l’exception culturelle allemande. Les chaînes germaniques – pas plus que les chaînes britanniques – (du secteur public pour l’un et l’autre pays) ne sont citées à Bruxelles pour concurrence déloyale ; mais il arrive que les chaînes françaises le soient ! Parce que la BBC ne perçoit pas de recettes publicitaires et qu’en Allemagne la publicité est interdite de télévision après 20 heures alors qu’en France sans d’importantes ressources commerciales le secteur public de l’audiovisuel n’existerait pas dans sa configuration actuelle. Au surplus, l’Allemagne est prudente ; elle est habile et, de plus, elle est puissante ; trois qualités qui comptent en diplomatie. C’est donc avec un coup d’épée qu’il nous faut agir...

L’exception culturelle, nœud gordien du cinéma français La seule solution qui puisse sauver les cultures européennes face à la formidable machine américaine d’uniformisation consiste à abandonner la politique dite de l’exception culturelle et à faire adopter dans le cadre de traités internationaux le principe de l’exemption culturelle pour l’ensemble de l’Europe unie. Si les Canadiens l’ont fait inscrire dans le traité de l’ALENA, c’est parce que cette formule était la seule que les Américains pouvaient comprendre et admettre ; pour eux les produits culturels sont aussi des marchandises et leur développement s’inscrit dans un réseau de contraintes économiques et commerciales sans dérogation possible aux règles de la libre concurrence qui sont celles du commerce international. Mais – c’est toute la différence juridique – ils ont accepté qu’au bénéfice du Canada leur caractère singulier les en

Propos_impertinents.indd 167

19/02/13 10:29


168

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

exempte1. Ce n’est donc pas une dérogation aux règles posées par un accord, mais la reconnaissance que cet accord ne s’applique pas à ce cas ; d’où la nécessité pour le Pays qui se met hors des règles d’inventer une politique culturelle, de la mettre en place, d’en assumer le financement et de le contrôler rigoureusement, tant en fonction des résultats culturels qu’en fonction de l’utilisation des fonds publics. Rien ne devrait donc s’opposer à ce qu’une clause – imitée du traité de l’ALENA – soit incluse dans l’accord qui réglera au sein de l’OMC – c’est-à-dire pour le monde entier – le financement des services et des produits culturels, car on ne voit pas comment les Américains pourraient, aux mêmes conditions, s’opposer ici à ce qu’ils ont accepté ailleurs2. Il apparaît clairement, en se référant au traité de l’ALENA, que le gouvernement d’Ottawa, en négociant l’exemption culturelle, avait simultanément défendu le Québec et la francophonie ; ce fut l’intelligence du gouvernement fédéral, dans un Canada en majorité anglophone, que d’engager avec les États-Unis et le Mexique une négociation au nom d’un pays bilingue et biculturel. Ce que le Canada a su faire pour ses deux composantes, l’Europe unie devra savoir le faire pour l’ensemble des pays qui la composent. Tous ont les mêmes droits à la préservation de leur culture, et de leur langue. Celles-ci vivent ou meurent ensemble ; elles se développent ou dis1. L’exception place en dehors de la règle, ce que les États-Unis et beaucoup d’autres avec eux n’accepteront sans doute jamais. C’est bien ce que le Canada avait compris plaidant pour l’exemption qui – elle – affranchit de toute obligation ; c’est ce qui leur a permis de mener une politique culturelle offensive. 2. Dans le « Que sais-je ? », no 3647, op. cit., p. 143, ayant pour titre L’exception culturelle (2002), Serge Regourd, après avoir estimé que la position soutenue à Seattle en 1999 (exception culturelle) était « illusoire, voire indécente », apporte de solides arguments à la thèse de l’exemption à laquelle il donne toutefois le nom d’exclusion culturelle. À la différence des mots près, les analyses et les conclusions sont, ici et là, identiques.

Propos_impertinents.indd 168

19/02/13 10:29


LE NŒUD GORDIEN

169

paraissent ensemble ; on ne les imagine pas l’une sans l’autre parce qu’elles expriment – ensemble – l’âme d’un peuple. Même si l’anglais est devenu la langue des affaires, et précisément parce qu’elle l’est devenue, les langues – toutes les langues – de l’Europe doivent être reconnues1 dans le cadre de l’OMC, pour ce qui concerne la culture et l’éducation ; en bref pour tout ce qui représente leur part de civilisation. Si la France affirmait qu’elle ne demande rien pour elle qu’elle ne demande pour tous, elle prouverait qu’elle lutte pour l’exemption culturelle européenne ; seule capable de garantir le pluralisme culturel échappant au dogme de l’échange marchand mais aussi à l’exclusivité de l’État : cela suppose que soient réalisées deux réformes limitant l’impact des « corporatismes » sur les décisions engageant notre pays au plus haut niveau ; l’une mettrait fin au système de cogestion de la production cinématographique et l’autre réduirait les protections du statut de la fonction publique en cas d’exercice d’un mandat parlementaire ou d’une participation gouvernementale. Savoir mettre un terme au système corporatiste qui soutient le cinéma comme la corde soutient le pendu Le 14 juin 1791, l’Assemblée constituante votait l’interdiction des corporations (loi Le Chapelier) en indiquant notamment que : « Maîtres et compagnons ne peuvent prendre des arrêtés sur leurs prétendus intérêts communs. » En clair, la liberté du travail l’emportait sur la liberté d’association ; cette loi a survécu à son auteur – guillotiné en 1794 – puis elle fut abrogée par étapes, en 1864, 1884 et 1901. C’est ainsi que les syndicats d’abord, les associations ensuite, eurent droit de cité. 1. Mais non en les inscrivant dans la Constitution de l’Europe unie comme l’ont proposé certains hommes politiques le 7 avril 2002 au « Cinéma des cinéastes » dans le cadre du festival de Paris (Le Monde du 9 avril 2002).

Propos_impertinents.indd 169

19/02/13 10:29


170

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

Mais, combien a-t-il fallu de luttes ouvrières, combien de sang versé, combien de batailles politiques, pour aboutir à la légalisation des syndicats puis des associations ? Par contre, en notre pays, n’est-il pas évident que la défense des intérêts particuliers, celle des droits acquis, voire des privilèges, a pris allègrement le pas sur l’intérêt général ? On l’a vu au cours des grèves et des manifestations de novembre et décembre 1995 (gouvernement Juppé) comme on devait le voir lors des démissions – sur pressions – de Christian Sautter (Finances, le 2 novembre 1999) et de Claude Allègre (Éducation nationale, le 27 mars 2000), sous le gouvernement Jospin...1. Chaque fois le gouvernement a cédé et chaque fois l’intérêt général s’est effacé devant les intérêts corporatistes. En octobre 2000, une magistrale leçon de pouvoir corporatiste avait même été donnée à Varsovie. Le responsable français d’un syndicat professionnel n’avait pas hésité, au cours d’une réunion franco-polonaise consacrée au cinéma, à déclarer que si le gouvernement de Paris s’avisait de ne pas céder aux demandes et objurgations des professionnels, il suffisait de faire passer une vedette au JT de 20 heures pour que le ou la ministre s’inclinât aussitôt ! Mais il n’avait pas ajouté que c’était au mépris de la place de notre culture et de 1. Le Monde, 31 mars 2000, sous la signature d’Alexandre Garcia : « Le remaniement du gouvernement et le départ des ministres contestés de l’Éducation, des Finances et de la Fonction publique n’ont pas dissuadé les fédérations de fonctionnaires de la CGT et de FO de maintenir leur journée d’action prévue jeudi 30 mars. Tout en se déclarant ouvertes à des discussions, les organisations syndicales réitèrent leur refus de toute remise en question des retraites des fonctionnaires. Les départs de Christian Sautter, d’Émile Zuccarrelli et de Claude Allègre n’auront rien changé à l’affaire : comme elles l’avaient annoncé le 22 mars, au lendemain des déclarations de Lionel Jospin sur les retraites, les fédérations de fonctionnaires FO et CGT ont maintenu, jeudi 30 mars, la journée d’action à laquelle elles avaient appelé pour protester contre la remise en question de la situation des fonctionnaires en matière de retraites et pour réclamer des moyens supplémentaires. »

Propos_impertinents.indd 170

19/02/13 10:30


171

LE NŒUD GORDIEN

notre production cinématographique en Europe et dans le monde1. Puisqu’il est largement démontré qu’il est impossible de réformer le système, il faudra bien en arriver à changer de système. Savoir mettre une limite aux protections du statut de la fonction publique en cas de mandat parlementaire ou de participation gouvernementale En 1975, les Anglais ont fait voter par la Chambre des communes le « disqualification act ». Chez eux, un fonctionnaire démissionne de son poste lorsqu’il fait acte de candidature ; en cas de non-élection ou de non-réélection, la réintégration n’est jamais garantie. Les deux statuts de fonctionnaire et d’élu (national ou européen) sont, en Grande-Bretagne, considérés comme incompatibles. Chez eux, les liens doivent être coupés entre ceux qui dirigent les administrations publiques et ceux qui les servent. Tel n’est pas le cas en France où un fonctionnaire peut être élu sans perdre aucun de ses droits, y compris la réintégration et la retraite prise, s’il le souhaite, à partir de 50 ans (selon une loi datant de 1875). Il n’est question, ici, on l’aura compris ni d’avantages, ni de salaires, mais du cumul pouvant exister entre deux statuts, celui de la fonction publique et celui de la fonction législative ou gouvernementale. Il n’est pas davantage question de refuser à un fonctionnaire le droit d’être élu. Il s’agit simplement de respecter l’égalité de tous devant les fonctions électives : risques, avantages et obligations doivent être les mêmes pour tous les citoyens. 1. Cinéma français :

public public Cinéma américain : public public Cinéma indien : public public

Propos_impertinents.indd 171

national international national international national international

40 à 65 millions 40 à 60 millions 1 milliard 500 millions plus de 7 milliards 5 milliards n.c.

19/02/13 10:30


172

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

Et pourtant, la volonté populaire cherche, depuis un quart de siècle, à se libérer de l’influence de tous les corporatismes à l’aide du seul moyen à sa disposition : le bulletin de vote. Ne pouvant faire mieux, les électeurs ne peuvent faire plus. Mais, depuis longtemps, les corporatismes soumettent à leur volonté et à leurs intérêts tous les gouvernements, qu’ils soient de droite ou de gauche. C’est ce que le corps électoral n’accepte plus en le manifestant au moyen d’alternances pratiquement automatiques depuis 1978. En effet, depuis cette date, aucune majorité n’a été reconduite : la droite élue en 1978 est battue en 1981 ; elle gagne en 1986 et la gauche la remplace en 1988 ; celle-ci perd en 1993, revient en 1997 pour quitter le pouvoir en 2002. Cette frénésie d’alternances est une autre exception française car, si l’alternance politique est preuve de bonne santé en régime démocratique, la France est bien le seul pays où, depuis 1978, celle-ci s’exerce systématiquement à chaque consultation législative. Mais il est vrai que les engagements pris par toute majorité élue et arrivant au pouvoir sont régulièrement remis en question sous la pression des corporatismes ! Peut-être faudrait-il « méditer sur le fait que chez nous, à chaque élection, l’équipe au pouvoir perd. Tandis qu’en Espagne, au Royaume-Uni, en Allemagne, et maintenant en Belgique, elle gagne. Le système et la vie politique belges ne manquent pas d’étrangetés. Mais, à tout prendre, c’est plutôt les nôtres, avec le feuilleton insensé des scrutins de 2002 qui ressemble à une histoire... belge »1. Ce que les Anglais ont compris depuis 1975, pourquoi les Français ne le comprendraient pas ? Sans doute parce que les corporatismes les plus puissants sont en France, 1. Olivier Duhamel, Journal du Dimanche, 1er juin 2003, au sujet de l’alliance entre les libéraux (bleus) et les socialistes (rouges) qui gouvernent associant « les tenants de la baisse d’impôts à ceux des programmes sociaux, comme chez leurs voisins néerlandais ».

Propos_impertinents.indd 172

19/02/13 10:30


LE NŒUD GORDIEN

173

pour l’essentiel, issus des services publics et des entreprises publiques. Et que s’organise entre eux un front du refus, expression d’un profond conservatisme rendant impossible toute adaptation au monde moderne. Il est donc indispensable qu’après le temps des dialogues sociaux avec syndicats et professionnels – sous le contrôle des citoyens – la démocratie politique l’emporte. En prenant modèle sur les Britanniques, il deviendrait impossible, en France, de cumuler les protections du statut de la fonction publique avec un mandat parlementaire. Le cordon ombilical serait alors coupé entre la fonction publique d’un côté, le Parlement et le gouvernement de l’autre1. Chacun est conscient des blocages de la société française : politiques, sociaux, professionnels, administratifs et culturels. Mais en ce début de XXIe siècle tout gouvernement est – dès sa prise de fonction – au pied du mur et l’intérêt de la France n’est pas qu’il recule devant l’obstacle : « Si la société française n’est pas capable de conduire à son terme ce qui n’est après tout qu’un vaste marchandage, c’est à désespérer de sa capacité démocratique. »2 Ce qui suppose que les règles de la démocratie s’imposent aux dérèglements de la démagogie. Les exemples – pour le secteur des produits culturels – du Canada et du Danemark prouvent que l’on ne peut aboutir à des résultats conformes à l’intérêt général sans une triple mobilisation des professionnels, des partenaires sociaux, et des fonctionnaires, s’ajoutant à un « engagement constant et déterminé du plus haut niveau de l’État »3. 1. Voir À propos du Sénat et de ceux qui voudraient en finir avec lui, Éditions de l’Archipel, 1999, p. 54 et s. En France, selon les législatures, à majorité de droite comme de gauche, depuis une trentaine d’années, députés et ministres sont toujours, pour plus ou moins de la moitié, issus de la fonction publique. 2. Esprit, février 2003, p. 145 et 147 : « Réformes, l’habileté ne suffit pas », de Bernard Perret. 3. Ibid.

Propos_impertinents.indd 173

19/02/13 10:30


174

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

La jungle ou la démocratie ? Tel est le choix qui, à l’aube du XXIe siècle, se présente à la France. Mais les Français en ont-ils conscience ? « Il faut bien que le gouvernement comprenne que ce n’est pas lui qui décide », lançait un manifestant repris sur France 2, le 6 juin 2003. La même semaine, une affiche avait été apposée sur les murs de l’Université de Tolbiac à Paris (Faculté de droit) qui proclamait : « L’agresseur n’est pas celui qui se révolte, mais celui qui réforme. » Et Bruno Frappat qui le rapportait, de conclure : « En serions-nous arrivés, en France, à une génération où le bonheur suprême serait de ne rien faire d’autre que ce qui fut fait avant ? La révolte, stade ultime du conservatisme ? »1 Pourrait-on alors espérer que les citoyens français admettent, avec Marcel Gauchet2 « quand il s’agit d’action sur les êtres et non sur les choses [qu’il] n’est pas de substitut possible : la question de l’organisation de l’autorité et du contrôle exige d’être traitée pour elle-même ». L’application de la loi de la majorité – sous réserve des contrôles d’usage – est assurément la meilleure qui puisse s’appliquer. Faire prévaloir l’avis de la majorité est, en effet, le moins mauvais système que l’on ait trouvé pour exercer la démocratie, parce que c’est la manière de contredire le moins possible la volonté du plus grand nombre de citoyens. Tout autre système comporte plus d’injustices et le risque de plus nombreux désordres. 1. La Croix, 7 juin 2003. 2. Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, « Tel », 2002, p. 185.

Propos_impertinents.indd 174

19/02/13 10:30


Chapitre 15

L’EURO-CINÉMA

Pourrait-on, à quelque cinq siècles de distance, comparer notre époque à celle que connurent les contemporains de Gutenberg inventant l’imprimerie et de Christophe Colomb découvrant le nouveau monde ? Nous qui avons inventé l’Internet et dont le nouveau monde s’appelle l’Europe, nous devons être acteurs et bâtisseurs, après avoir été visionnaires. Nous avons donc, en ce siècle et parce que nous sommes la France, à construire l’Europe avec nos partenaires pour, ensemble, faire honneur à nos responsabilité mondiales.

L’Europe en héritage Lorsque la démocratie a frappé à la porte des pays d’où elle avait été chassée dans le sang, il a fallu la conforter, l’encourager et l’aider. L’unification de l’Allemagne fut comme le révélateur de bonnes méthodes : pacifiques mais énergiques, mesurées mais fermes ; elle aurait pu déstabiliser la patiente construction européenne élaborée dès l’après-guerre. Au contraire, ce fut un levier puissant de propagation de la démocratie à l’Est. Grâce à elle, une nouvelle page de l’histoire du

Propos_impertinents.indd 175

19/02/13 10:30


176

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

continent s’est tournée, mais, pour la première fois, ce fut dans la paix1. De tous côtés, des hommes d’État, durant une cinquantaine d’années, avaient su faire entendre la voix de la raison pour nouer entre leurs pays ces liens indissolubles qui font aujourd’hui la force et le rayonnement de l’Europe. Sans idéal, ils n’auraient pu surmonter le passé. Sans courage, ils n’auraient pu entraîner les hésitants. Sans vision d’avenir, ils n’auraient pu dessiner les contours d’une Union de paix garantie et de culture partagée. Pour réussir l’élargissement à 25, puis à 27 maintenant décidé, il faut, d’un même élan, balayer les méfiances qui pourraient encore exister entre partenaires et donner raison aux bâtisseurs d’avenir. À cette grande œuvre il manque cependant la clef de voûte. L’Europe est devenue – ou redevenue – une puissance économique mondiale, parce que la richesse des nations est une donnée cumulative ; les efforts conjugués des entrepreneurs, des travailleurs et des États du continent ont permis qu’il en soit ainsi. Il est sans doute plus difficile – et plus illusoire – d’imaginer que l’Europe devienne rapidement une puissance militaire. Car dans ce domaine, les forces se détruisent plus fréquemment qu’elles ne s’additionnent. Mais il est en notre pouvoir comme il est de notre 1. À la suite du découpage de l’Allemagne en 1945 et de la politique d’occupation suivie par les alliés (États-Unis, Grande-Bretagne, URSS, France) deux États antagonistes se sont fondés en 1949. La RFA a contesté la légitimité de la RDA jusqu’au 3 octobre 1990 lorsque celle-ci a renoncé à son existence étatique. Le chancelier Kohl a su, avec un grand sens politique, brûler les étapes : 9 novembre 1989 : chute du mur de Berlin ; 28 novembre 1989 : plan en dix points d’Helmut Kohl pour unifier l’Allemagne ; 18 mars 1990 : premières élections libres en RDA ; 1er juillet 1990 : union monétaire, économique et sociale : équivalence entre le mark de l’Ouest et le mark de l’Est ; 31 août 1990 : signature du traité d’État réalisant l’unification pour les deux gouvernements allemands ; 3 octobre 1990 : réunification de l’Allemagne entraînant la disparition de la RDA.

Propos_impertinents.indd 176

19/02/13 10:30


L’EURO-CINÉMA

177

devoir de faire de l’Europe une puissance culturelle. Car la culture est le seul moyen de métamorphoser une réalité économique bien vivante, en une force capable d’influencer le cours de l’Histoire au nom des deux valeurs dont l’Europe est porteuse, la démocratie et l’humanisme. À cet égard, le défi est majeur puisqu’il en va de l’avenir de notre civilisation. Or, Robert Schuman, l’un des pères de l’Europe, a exprimé le regret de n’avoir pas commencé son action par une Europe de la culture. Mais il faut reconnaître que dans les années 1950, l’Europe devait parer au plus pressé ; elle s’est donc, à petits pas, constituée autour des marchés du charbon et de l’acier ; du moins fut-ce le mérite des fondateurs d’avoir ouvert le chemin de la construction européenne. La culture qui n’était pas, en 1957, visée par le texte de Rome s’est introduite par la voie de la jurisprudence. C’est ainsi que l’arrêt Sacchi d’avril 1974 avait précisé que « sont soumis aux règles relatives à la libre circulation des marchandises, les échanges concernant tous matériels, supports de son, films et autres produits utilisés pour la diffusion des messages télévisés ». Cette jurisprudence fut intégrée au traité de Maastricht en 1992. Mais que de temps à rattraper avant de pouvoir « débattre de la culture sans peur des affrontements » pour reprendre les termes de Dominique Wolton1. Car les questions suscitées par cette intrusion de la culture dans la construction européenne sont nombreuses. Quel type d’environnement juridique envisager pour la production et la diffusion des biens culturels – et donc cinématographiques ? Quelles garanties donner pour assurer la pluralité culturelle ? Quel régime d’aide pour 1. Dominique Wolton, « L’Europe de la culture : danger immédiat », Le Monde, 9 novembre 2000.

Propos_impertinents.indd 177

19/02/13 10:30


178

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

maintenir une production nationale, indispensable soutien de l’identité culturelle sans pour autant se fermer aux échanges et à la compétition ? Quelles modalités de coopération possible en Europe ? Et pour quelle politique culturelle européenne ? Certes, l’Europe est faite d’espaces culturels distincts, voire disjoints. Mais on y sent, en remontant l’histoire, le souffle hérité de l’Antiquité gréco-romaine, les apports judéo-chrétiens, les flux et reflux de l’Islam, les atrocités aussi, au fil des siècles et surtout du XXe... Mais quelle belle réussite d’avoir redonné l’espérance à tout un continent !

Le cinéma fédérateur En 1915, le film de Griffith Naissance d’une nation illustrait comment les différents États américains avaient accédé à leur maturité ; la nation américaine a naturellement trouvé dans ce film l’expression de son unité et de sa singularité. Telle est la puissante capacité du cinéma : implanter dans l’imaginaire la vision du futur. C’est ce que peut faire le cinéma – aussi bien français que celui des autres – pour accélérer la construction de l’Europe1. On objectera que les États-Unis d’Amérique ont mis presque cent quarante ans à se construire alors que le temps est ce qui nous manque le plus. Mais c’est précisément parce qu’elle n’en a pas beaucoup devant elle, que l’Europe se doit de brûler les étapes, et le cinéma peut l’y aider. En 2001, 625 films ont été produits par les pays de l’Union européenne. Sur un total de 929 millions de 1. En 1900 avec 390 millions d’habitants, l’Europe représentait le quart de la population mondiale ; en 1950, avec près de 550 millions, encore 21,8 % ; au milieu du XXIe siècle, elle n’en pèserait plus qu’environ 7 % alors que l’Inde et la Chine auraient, chacune, près de 1 milliard 500 millions d’habitants.

Propos_impertinents.indd 178

19/02/13 10:30


L’EURO-CINÉMA

179

spectateurs, la part de marché des films nationaux représentait 32 % contre 64 % pour les films américains. Le rapprochement de ces chiffres donne la mesure du défi à relever mais aussi des possibilités du marché européen. Pourquoi n’essaierions-nous pas de l’investir, alors que les Européens prennent de plus en plus conscience de leur destin commun ? Certains rapprochements inattendus font rêver : aviation et cinéma par exemple. Ce sont, en effet, des inventions contemporaines car, tandis que tournaient les hélices des pionniers de l’air, tournaient aussi les bobines des pionniers de l’écran. Quelques générations plus tard, les deux compères semblent encore tenir la comparaison !1. Mais ce n’est pas en se demandant : « Y a-t-il un pilote dans l’avion ? » que l’Europe a construit l’Airbus ! Après la dernière guerre, la France exsangue accusait un net retard dans l’aéronautique par rapport à la GrandeBretagne et à l’Allemagne. Et pourtant, relevant le défi, elle a pris la tête des pays constructeurs. Finalement, en 1981, ce n’est pas un seul mais deux « pilotes » qui firent ensemble voler le premier Airbus ! Bel exemple d’une coopération au niveau européen qui a créé des milliers d’emplois, suscité des innovations technologiques, satisfait un nombreux public et tenu la concurrence avec l’industrie américaine. Pourquoi une telle réussite ne servirait-elle pas de modèle au cinéma ? Lui aussi dépend d’une industrie, 1. Dominique Strauss-Kahn : « Chacun mesurait, quand il allait voir un film européen, dans quelle partie du monde cette œuvre avait été écrite. (...) chacun saisissait qu’il existait sur notre continent quelque chose qui, au-delà de nos différences, nous distingue des modèles qui prévalent ailleurs, aux États-Unis comme au Japon, en Inde comme en Chine. (...) Le processus de formation d’une nation est évidemment long et complexe. Mais c’est toujours par rapport à d’autres qu’une nation se constitue ; c’est toujours dans le regard des autres qu’une nation existe. Aussi, même si la nation européenne n’en est qu’à ses balbutiements, elle se constitue (...) » (Le Monde, 26 février 2003).

Propos_impertinents.indd 179

19/02/13 10:30


180

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

nécessite des investissements, doit répondre à l’attente d’un public et faire face à une concurrence internationale. C’est pourquoi les mêmes règles pourraient s’appliquer à des secteurs si différents en apparence mais si proches par leur histoire et leurs méthodes. La comparaison pourrait même être poussée puisque l’audiovisuel (en incluant le cinéma) est, selon Jack Valenti, parmi les premiers postes des exportations américaines.

À l’heure de la jeune Europe En juin 2003 paraissait La vie à en mourir1. Ce livre présentait un choix de dernières lettres de Français tombés entre 1940 et 1944 sous les balles allemandes à l’issue de procès à huis clos où seule la haine dictait les jugements. Une dernière faveur était accordée à ces condamnés, celle d’écrire quelques mots à leurs proches, parents, épouses, fiancées, frères, sœurs. Ils ne mouraient pas dans le désespoir mais dans la fierté, en situant leur sacrifice au niveau de l’honneur, c’est-à-dire de l’Histoire. Ces mots écrits au seuil de la mort devraient être connus des jeunes générations qui, sans le savoir assez, ont pour écrasante charge de donner un sens à ces sacrifices : l’Europe à construire dans la démocratie alors que disparaissent enfin les tragiques frontières de 1919 et de 1945. Faut-il rappeler que, dès 1949, le plan Marshall fut conçu pour reconstruire l’Europe dévastée ? Mais qu’il ne fut pas seulement un plan d’aide économique puisqu’il comprenait aussi un volet pédagogique ; dès le début des années 1950, des responsables européens de tous milieux purent accomplir des missions aux ÉtatsUnis, grâce à des bourses et des stages, en universités et 1. La vie à en mourir – Lettres de fusillés, 1941-1944, Lettres choisies et présentées par Guy Privopissko, Paris, Éd. Tallandier, 2003, 368 p.

Propos_impertinents.indd 180

19/02/13 10:30


L’EURO-CINÉMA

181

en entreprises, afin de s’initier aux techniques du progrès économique et de la productivité. Un demi-siècle plus tard, l’Europe des Quinze a décidé de ne pas rester fermée sur elle-même mais de s’ouvrir à l’Europe centrale et orientale. Encore faut-il comprendre l’importance du handicap que représentent, dans les pays de l’Europe « kidnappée » – pour reprendre l’expression de Milan Kundera –, le nombre de générations qui n’ont pas été formées à la prise de responsabilités ; pour les pays occupés, de 1945 à 1989 et, pour l’ex-URSS, de 1917 à 1991. Aujourd’hui, la Russie contemple avec stupeur le terrifiant bilan de ses souffrances. Néanmoins, comme l’analyse Hélène Carrère d’Encausse1, et malgré les drames qui accompagnent la phase actuelle de son histoire, « la Russie fait désormais partie du monde civilisé européen, occidental. Le système de valeurs autour duquel doit se construire – ou se reconstruire – son avenir se résume en trois mots : liberté, démocratie, réformes ». C’est pourquoi les pays de l’ouest de l’Europe devront savoir accomplir en faveur des pays de l’Europe centrale et orientale un effort comparable à celui que l’Allemagne de l’Ouest a fait pour la République démocratique allemande, lors de la réunification, et lorsque fut décrétée l’équivalence entre le mark de l’Ouest et celui de l’Est. C’était, sans le dire, un véritable plan Marshall auquel, volens nolens, l’Union européenne a financièrement participé : en 1990, l’Allemagne a su montrer la voie à l’Europe. Aujourd’hui, une urgence – différente, mais tout aussi vitale – s’impose. Celle d’aider au développement des cinémas du continent2. 1. Hélène Carrère d’Encausse, La Russie inachevée, Fayard, 2000. 2. Un mécanisme inspiré des mêmes principes fut mis en place en 2002 par le festival de Cannes qui cofinance, avec des sponsors, la Ciné-fondation. Celle-ci accueille régulièrement de jeunes cinéastes du monde entier mais particulièrement de l’Europe de l’Est.

Propos_impertinents.indd 181

19/02/13 10:30


182

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES

La place et le rôle de la France Puissions-nous être capables de nous imposer à nousmêmes ce que nous suggérons aux autres de faire ! Car il n’est pas certain que, sans lucidité, sans courage, sans persévérance, la France puisse bénéficier longtemps encore de l’autorité morale que lui valent son histoire, son attachement aux valeurs de civilisation et le caractère universel qu’elle donne à ses messages. Sa place et son influence au sein d’une Europe en construction dépendent aussi de l’image qu’elle offre et de la façon dont les Français sauront répondre aux défis de cette commune entreprise de civilisation. En janvier 2003 – année de la célébration du 40e anniversaire du traité de l’Élysée entre l’Allemagne et la France réconciliées – les élus des deux nations autrefois rivales ont pu s’émerveiller des progrès accomplis. Être conscients du chemin parcouru devrait maintenant nous inciter à redoubler d’efforts en faveur d’une politique européenne du cinéma, partie la plus populaire de la culture. Une telle conception du rôle de la France ne s’imposerait pas : elle ouvrirait une voie. Elle ne forcerait pas : elle attirerait. Elle ne contraindrait pas : elle entraînerait. Si la France avait assez de lucidité, de courage et de persévérance pour s’engager ainsi, elle abandonnerait la politique des illusions pour celle des ambitions. Le cinéma français pourrait enfin cesser de tourner en rond. Pour véritablement contribuer au développement du pluralisme culturel en France, en Europe et au-delà1. 1. De Mme Viviane Reding, commissaire européenne pour l’Éducation et la Culture, à la 60e Mostra de Venise (août 2003) : « Si nous voulons construire la famille européenne avec le plein respect de ses identités, nous devons échanger notre savoirfaire, et le cinéma est la meilleure voie d’une ouverture aux autres. »

Propos_impertinents.indd 182

19/02/13 10:30


DOSSIERS

1 – Chronologie simplifiée des initiatives les plus importantes prises par le gouvernement du Canada et par celui du Québec en faveur du cinéma et de l’audiovisuel — Leur aide fiscale 2 – Caractéristiques du système danois de soutien à la production cinématographique et comparaison avec les procédures françaises 3 – La culture : enjeu national, enjeu européen, enjeu mondial

Propos_impertinents.indd 183

19/02/13 10:30


Propos_impertinents.indd 184

19/02/13 10:30


Dossier no 1

CHRONOLOGIE SIMPLIFIÉE DES INITIATIVES LES PLUS IMPORTANTES PRISES PAR LE GOUVERNEMENT DU CANADA ET PAR CELUI DU QUÉBEC EN FAVEUR DU CINÉMA ET DE L’AUDIOVISUEL

Gouvernement du Canada

Gouvernement du Québec 1911

1912 1919

1923

Premières stations de radio commerciales de langues anglaise et française au pays. Création du Canadian Government Motion Picture Bureau, ancêtre de l’ONF.

Propos_impertinents.indd 185

1923

Première législation sur les « vues animées », prohibant l’accès aux salles de cinéma des mineurs (moins de 15 ans) non accompagnés d’un parent ou tuteur. Création du Bureau de censure des vues animées. Première station de radio expérimentale au Québec et au Canada : XWA de Montréal (deviendra CFCF). À Montréal, il s’agit de la station CKAC liée au journal La Presse. Marque le début de la propriété croisée multimédia.

19/02/13 10:30


186

PROPOS IMPERTINENTS SUR LE CINÉMA FRANÇAIS Gouvernement du Canada

1924

Premier réseau public de radio au pays, celui des Chemins de fer nationaux du Canada.

1926

Premier radiodiffuseur éducatif au Canada : CKUA, Edmonton, propriété de l’Université de l’Alberta.

1929

Rapport de la Commission Aird recommandant une politique de radio publique.

Propos_impertinents.indd 186

Gouvernement du Québec

1926

Menace de boycott des Majors américains pour protester contre la sévérité du Bureau de censure des vues animées.

1927

L’interdiction aux mineurs non accompagnés d’adultes est peu respectée et un incendie au cinéma Laurier Palace entraîne la mort de 78 enfants. La loi est modifiée en 1928 et consacre l’interdiction d’accès aux salles de cinéma des moins de 16 ans. Les pouvoirs du Bureau de censure sont étendus aux affiches et à la publicité dans les journaux.

1929

Adoption par le gouvernement du Québec de la première loi sur la radio au pays.

1930

Avec le cinéma parlant, essor rapide de la distribution et de la présentation en salles de « films parlant français » sous l’impulsion notamment de la compagnie de distribution France-Film.

1931

Adoption par le gouvernement du Québec d’une loi sur les licences et la responsabilité civile en matière de radiodiffusion.

19/02/13 10:30


187

DOSSIERS Gouvernement du Canada

Gouvernement du Québec Première station de télévision expérimentale au Québec et au Canada, VE9EC copropriété de la station CKAC et du journal La Presse.

1932

Établissement par les tribunaux de la compétence fédérale sur la radiodiffusion. Adoption de la première loi canadienne sur la radiodiffusion et création de la Commission canadienne de radiodiffusion (CCR). Premier règlement de la CCR sur le contenu canadien à la radio (1933).

1936

Révision de la loi canadienne sur la radiodiffusion. Création de la Société Radio-Canada (SRC), chargée de fournir un service public national de radio.

1939

Création de l’Office national du film du Canada (ONF). 1941

Propos_impertinents.indd 187

Création du Service de ciné-photographie du Québec ; principalement une cinémathèque de films pédagogiques. Quelques cinéastes pigistes l’alimentent, dont Maurice Proulx et Albert Tessier. – Premier réalisateur francophone à l’ONF : Vincent Paquette. Bientôt suivi d’autres : Jean Palardy, Maurice Blackburn, Jean-

19/02/13 10:30


188

PROPOS IMPERTINENTS SUR LE CINÉMA FRANÇAIS Gouvernement du Canada

1947

Les Majors américaines, menacées de voir leurs activités limitées au Canada, signent une entente avec le gouvernement fédéral (le « Canadian Cooperation Project »). Ils s’engagent à faire plus de place au Canada et aux Canadiens dans leur production cinématographique annuelle (longs métrages et courts métrages de début de programme).

1948

Début de la télévision américaine (50% de la population canadienne réside près des frontières et peut capter les stations américaines).

Propos_impertinents.indd 188

Gouvernement du Québec 1941

Paul Ladouceur, JeanYves Bigras, René Jodoin...

1943

Privé d’approvisionnement en films français par le conflit mondial, le distributeur-exploitant J. A. de Sève encourage la production locale de longs métrages en français. Une quinzaine de films québécois de langue française seront produits entre 1944 et 1953 : Le père Chopin, Le curé de village, Un homme et son péché, La petite Aurore, l’enfant martyre, Tit-Coq...

1945

Loi prévoyant la création de services de radiodiffusion publique québécois (n’a pas de suite immédiate, voir 1968).

19/02/13 10:30


189

DOSSIERS Gouvernement du Canada 1949

Début de la câblodistribution au Canada (Montréal et Toronto) ; activité régie par le ministère des Transports fédéral dès 1950.

1950

Révision de la loi constitutive de l’ONF. Sa mission : faire connaître et comprendre le Canada aux Canadiens et aux autres nations. Extension de ses champs d’activité.

1951

Rapport de la Commission royale (MasseyLévesque) sur le développement des arts, des lettres et des sciences ; avec des sections pour le cinéma et la radiodiffusion.

1952

Début de la télévision de la SRC. Stations à Montréal, Toronto, Ottawa.

1953

Autorisation de la première station de télévision privée au Canada à Sudbury, Ontario.

Propos_impertinents.indd 189

Gouvernement du Québec

1952

L’arrivée du réseau français de Radio-Canada contribue à un bouleversement politique, social et culturel majeur de la société québécoise. Contrairement à la CBC (réseau anglais), la SRC n’a pas de concurrent dans sa langue (i.e. réseaux américains) ni de sources d’approvisionnement étrangères en émissions de langue originale française. Elle va donc « inventer » une télévision québécoise, dont le succès ne s’est jamais démenti.

19/02/13 10:30


190

PROPOS IMPERTINENTS SUR LE CINÉMA FRANÇAIS Gouvernement du Canada

1956

Déménagement de l’ONF à Montréal.

1957

Création du Conseil des arts du Canada. Rapport de la Commission royale (Fowler) sur la radiodiffusion, qui conduit à... Nouvelle loi sur la radiodiffusion. Création d’un organisme de régulation de la radio et de la télévision, distinct de la SRC, le Bureau des gouverneurs de la radiodiffusion (BGR). Il a un pouvoir de recommandation auprès du ministre des Transports aux fins d’accorder des licences de radiodiffusion.

1958

Gouvernement du Québec 1956

Affirmation progressive des francophones au sein de l’ONF jusqu’à la création formelle de l’Équipe française en 1959, puis d’une Production française en 1964.

1959

Début de la réglementation du BGR en matière de diffusion de contenu canadien à la télévision.

1959

Création du Festival international du film de Montréal (durera jusqu’en 1968), financé par trois niveaux de gouvernement (fédéral, provincial, municipal).

1960

Autorisation de la première station de télévision privée de langue française, Télé-Métropole.

1960

Télé-Métropole, connaît un grand succès populaire. Elle évoluera pour devenir (en 1971) la tête de premier réseau privé de télévision de langue française, le Réseau TVA.

1961

Autorisation du premier réseau de télévision de langue anglaise (CTV) qui compte 8 stations affiliées.

1961

Création de l’Office du film du Québec (OFQ).

Propos_impertinents.indd 190

19/02/13 10:30


191

DOSSIERS Gouvernement du Canada

Gouvernement du Québec 1962

Publication du rapport Régis sur la censure, qui recommande l’abolition de la censure et son remplacement par une classification des films par groupes d’âge. Les recommandations du rapport ne seront traduites dans une nouvelle législation qu’en 1964, mais dès 1963, un nouveau président est nommé (André Guérin) et les pratiques de l’organisme se libéralisent.

1963

Commission royale d’enquête (Glassco) sur l’organisation gouvernementale fédérale. Importante section sur la SRC. Signature du premier accord sur les relations cinématographiques France-Canada.

1963

Redémarrage de la production de longs métrages dans le secteur privé avec À tout prendre de Jutra, Amenita Pestilens de Bonnière, Trouble-Fête de Patry, etc. Création de la Cinémathèque canadienne qui deviendra la Cinémathèque québécoise en 1971.

1964

ONF : Pierre Juneau devient le premier directeur de la Production française. La structuration de l’ONF en Production anglaise et Production française ne sera plus modifiée.

1964

Pour la suite du monde, de Pierre Perrault représente le Canada à Cannes. C’est le premier long métrage québécois (produit à l’ONF) en compétition officielle. En 1965, Le chat dans le sac de Gilles Groulx a été présenté à la Semaine de la critique. – Le Bureau de la censure est aboli et remplacé par un Bureau de surveillance du cinéma, qui classe par groupes d’âge mais ne coupe plus les films. En

Propos_impertinents.indd 191

19/02/13 10:30


192

PROPOS IMPERTINENTS SUR LE CINÉMA FRANÇAIS Gouvernement du Canada

Gouvernement du Québec 1964

conséquence, l’interdiction d’accès aux moins de 16 ans est levée.

1965

Commission d’étude sur la radiodiffusion (Fowler), suivi d’un Livre blanc sur la radiodiffusion (1966) puis d’une...

1968

Nouvelle loi sur la radiodiffusion, créant le CRTC (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes) (qui succède au BGR). Ses pouvoirs sont largement augmentés et son champs de juridiction s’étend désormais à la câblodistribution. Loi créant la Société de développement de l’industrie cinématographique canadienne (SDICC), société publique dont la mission est d’aider au financement de la production de longs métrages canadiens. Deviendra plus tard (1984) Téléfilm Canada.

1968

Loi créant l’Office de radiotélévision du Québec, le diffuseur éducatif public québécois, mieux connu sous le nom de Radio-Québec. Inauguration des bureaux à Montréal.

1969

Arrêté en Conseil du gouvernement fédéral sur la propriété canadienne de la radio, de la télévision et de la câblodistribution, exigeant le dessaisissement des intérêts étrangers supérieurs à 20% dans toute entreprise de radiodiffusion canadienne.

1969

Création du Conseil québécois pour la diffusion du cinéma, organisme créé par les associations professionnelles pour palier les carences de l’intervention gouvernementale au soutien du cinéma québécois. Fermera ses portes en 1976, après l’adoption d’une loi-cadre (1975) et la création de l’Institut québécois du cinéma (1976).

Propos_impertinents.indd 192

19/02/13 10:30


193

DOSSIERS Gouvernement du Canada

Gouvernement du Québec

1970

Nouveaux règlements du CRTC sur le contenu canadien à la télévision

1971

Règlement du CRTC sur le contenu musical canadien à la radio.

1971

Création du Festival international du film en 16 mm, par Claude Chamberland et Dimitri Eipides. Deviendra le Festival international du nouveau cinéma (en activité).

1973

Adoption par le CRTC d’une politique de contenu minimum (75%) de musique vocale de langue française à la radio de langue française. (Le pourcentage sera ramené à 65% à partir de 1980.) Création à Ottawa du Bureau des festivals, organisme chargé de coordonner la présence des films canadiens dans les festivals internationaux et de promouvoir le cinéma canadien à l’étranger. Sera plus tard intégré à Téléfilm Canada.

1973

Le CRTC accorde une licence réseau à RadioQuébec. Après discussions fédérales-provinciales, il est établi qu’en qualité de diffuseur éducatif, l’existence de Radio-Québec relève d’une juridiction (Éducation). Celle-ci est clairement dévolue aux provinces par la Constitution et donc de l’autorité du gouvernement du Québec mais, en tant qu’entreprise de radiodiffusion, Radio-Québec demeure assujettie aux pouvoirs réglementaires du CRTC.

1974

Les cinéastes québécois occupent le Bureau de surveillance du cinéma pour protester contre la lenteur du gouvernement du Québec à adopter une loicadre sur le cinéma.

1975

Adoption d’une première loi, cadre sur le cinéma au Québec.

1975

Instauration par le CRTC d’une politique de canaux de télévision communautaires, que doivent offrir les entreprises de câble.

Propos_impertinents.indd 193

19/02/13 10:30


194

PROPOS IMPERTINENTS SUR LE CINÉMA FRANÇAIS Gouvernement du Canada

1976

La juridiction sur les télécommunications passe du ministère des Transports au CRTC.

1982

Début de la télévision payante au Canada. Rapport du Comité Appelbaum-Hébert sur la politique culturelle canadienne. Importantes sections sur le cinéma, la radiodiffusion, le rôle de la SRC et de l’ONF.

1983

Document d’orientation du ministère des Communications : vers une nouvelle politique canadienne de radiodiffusion, qui

Propos_impertinents.indd 194

Gouvernement du Québec 1976

Création de l’Institut québécois du cinéma (IQC) qui soutient financièrement la production cinématographique et audiovisuelle. Opérationnel à partir de 1977. Transformation de l’OFQ en Direction générale du cinéma et de l’audiovisuel (DGCA).

1977

Création du Festival international des films du monde (FIFM) par Serge Losique (toujours en activité).

1978

Entente entre les gouvernements québécois et français visant à l’implantation d’un projet pilote de diffusion de programmes français (TF1) au service de base de la câblodistribution. La chaîne TVFQ-99 voit le jour en 1979. Elle deviendra TV5 en 1987.

1982

Début de la télévision payante (films) de langue française : Premier Choix et TVEC qui fusionneront en 1984 pour devenir Super Écran. Rapport de la Commission d’étude sur le cinéma et l’audiovisuel, présidée par Guy Fournier.

19/02/13 10:30


195

DOSSIERS Gouvernement du Canada donne le coup d’envoi à une révision en profondeur de la loi sur la radiodiffusion de 1968.

1984

Gouvernement du Québec 1983

Adoption d’une nouvelle loi sur le cinéma. L’IQC devient un organisme qui conseille le ministre sur la politique du cinéma ; il a le pouvoir d’approuver le plan d’aide et les programmes de la Société générale du cinéma, société publique qui administre ces programmes financiers. Hausse considérable du montant annuel des aides (150 %). Le bureau de surveillance devient la Régie du cinéma.Fondement législatif du principe d’encadrement des activités de distribution des entreprises étrangères au Québec qui conduira à la signature de l’entente Bacon-Valenti (voir 1986).

Début des canaux spécialisés (chaînes thématiques) canadiens de langue anglaise. Adoption d’une nouvelle politique du film et de la vidéo qui entraîne la transformation de la SDICC en Téléfilm Canada. Son soutien est recentré en faveur de la production télévisuelle. Création du Fonds de développement de la production d’émissions canadiennes (FDPEC). Ajustements à la mission de l’ONF. Début du système d’accréditation des émissions canadiennes par le CRTC.

Propos_impertinents.indd 195

19/02/13 10:30


196

PROPOS IMPERTINENTS SUR LE CINÉMA FRANÇAIS Gouvernement du Canada

Gouvernement du Québec

1988

Rapport d’un Comité des communes sur les communications et la culture sur la radiodiffusion canadienne. Adoption d’une nouvelle politique canadienne de radiodiffusion par le ministère des Communications. Investissement Canada : Établissement de lignes directrices concernant les investissements étrangers dans le domaine de la distribution cinématographique. Elles interdisent la prise de contrôle d’entreprises de distribution canadienne par des intérêts étrangers. Elles limitent les activités de nouvelles entreprises étrangères à la distribution de films qu’elles ont ellesmêmes produits.

1991

Adoption d’une nouvelle loi sur la radiodiffusion (toujours en vigueur). Le CRTC voit son pouvoir de surveillance et de réglementation renforcé. Rapport sur la situation économique de la télévision canadienne (GirardPeters).

1991

Rapport du groupe conseil sur une politique de la culture et des arts (Arpin). Ce texte va contribuer à des changements structuraux dans les systèmes d’aide. Sert toujours de base aux interventions du gouvernement québécois dans le secteur des arts et de la culture. Création du Crédit d’impôt remboursable (CIR) à la production audiovisuelle québécoise.

1993

Adoption par le CRTC de la politique dite des avantages tangibles. Elle s’ap-

1992

Création du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ).

Propos_impertinents.indd 196

19/02/13 10:30


197

DOSSIERS Gouvernement du Canada

Gouvernement du Québec

plique lors de transactions et oblige l’acquéreur à verser un pourcentage équivalent (depuis 1999) à 10 % de la valeur de la transaction en télévision (6 % en radio) à titre d’avantages tangibles pour le système canadien de radiodiffusion (i.e. dépenses de programmation canadienne excédant ses obligations normales, subvention à des organismes de formation ou perfectionnement, à des fonds privés de financement de la production d’émissions canadiennes, etc.) 1994

Création par le CRTC du Fonds de production, alimenté par des contributions des câblodistributeurs et finance la production d’émissions canadiennes. Le CRTC en assume la direction. Deuxième ronde d’autorisation de services spécialisés de langue française par le CRTC. Deux services sont autorisés : RDI (Information continue) et Canal D (Documentaires). Adoption par le CRTC d’une politique qui établit les dépenses de programmation canadienne des services spécialisés en pourcentage de leurs recettes annuelles brutes de l’année précédente.

Propos_impertinents.indd 197

1994

Création de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) qui devient le guichet unique pour toutes les formes d’aide (projet/entreprise, automatique/sélective) aux industries culturelles : Édition, Cinéma, Disques et spectacles, Télévision, Métiers d’art. La SODEC poursuit le mandat de la SOGIC et intègre l’IQC (rebaptisée CNCT) comme instance consultative en son sein.

19/02/13 10:30


198

PROPOS IMPERTINENTS SUR LE CINÉMA FRANÇAIS Gouvernement du Canada

Gouvernement du Québec

1995

Rapport du Groupe de travail sur la radiodiffusion directe à domicile par satellite (Ritchie, Rabinovitch, Tassé) qui conduit à l’adoption de décrets du gouverneur en Conseil ordonnant au CRTC de lancer un appel de demandes de licences de services de distribution par satellite et de services de programmation à la carte par satellite. Adoption du CIR au niveau fédéral.

1995

Création du Fonds d’investissement de la culture et des communications (FICC), doté d’un capital initial de 15 M$ et alimenté notamment par le Fonds de solidarité des travailleurs du Québec (FSTQ) et la SODEC. Création de la Financière des entreprises culturelles (FIDEC), dotée d’un capital initiale de 45,5 M$, qui a pour partenaires le FSTQ, la SODEC, la Banque nationale et des partenaires privés. Ce sont des sociétés de capital de risques.

1996

Rapport du Comité d’examen des mandats SRC, ONF, Téléfilm (Juneau, Murray, Herrndorf) qui propose notamment le retrait de la publicité à la SRC et un financement public compensatoire (mais cette recommandation n’a pas été retenue). Le ministère du Patrimoine canadien décide de participer au financement du Fonds de production. Il devient le volet Programme de droits de diffusion du Fonds canadien de télévision , qui englobe les activités de Téléfilm Canada (FDPEC) sous le volet Programme de participation au capital (PPC). Le CRTC transfère à Patrimoine canadien la gou

1996

Révision de la loi de Radio-Québec, qui devient Télé-Québec. Renforcement de sa mission culturelle et recours plus systématique à la production indépendante (plutôt qu’interne).

Propos_impertinents.indd 198

19/02/13 10:30


DOSSIERS Gouvernement du Canada

199 Gouvernement du Québec

vernance du PDD. Troisième ronde d’autorisation de services spécialisés de langue française par le CRTC. Quatre services sont autorisés : LCN, Télétoon, MusiMax, Canal Vie. 1998

Entrée en service des entreprises de distribution par satellite de radiodiffusion directe (SRD) qui concurrencent le câble. Elles doivent contribuer 5 % de leurs recettes brutes au financement d’émissions canadiennes dont au moins 80 % (4 des 5 %) au volet PDD du Fonds canadien de télévision. Les câblodistributeurs doivent en faire autant, mais peuvent déduire leur contribution à la télévision communautaire jusqu’à un maximum de 40 % (2 des 5 %). Le CRTC confère au réseau privé de télévision généraliste de langue française de Groupe TVA le statut de réseau national, qui rend sa distribution obligatoire au service de base de toutes les principales entreprises de télédistribution à l’étendue du Canada.

1999

Adoption d’une nouvelle Politique canadienne du long métrage, assortie d’une injection importante de ressources financières additionnelles (50 M$),

Propos_impertinents.indd 199

19/02/13 10:30


200

PROPOS IMPERTINENTS SUR LE CINÉMA FRANÇAIS Gouvernement du Canada

1999

qui met l’accent sur la nécessité de rejoindre le public canadien. Quatrième ronde d’autorisation de services spécialisés de langue française par le CRTC : Quatre nouveaux services s’ajoutent : Canal Évasion, Historia, Séries+ et Z. Début dle la câblodistribution numérique.

2000

Autorisation de Artv (partenariat Radio-Canada, Télé-Québec, Arte, et secteur privé).

2001

CRTC

2002

À la date du 31 août, il existait 109 services de télévision spécialisée, payante ou à la carte canadiens en opération, analogiques ou numériques, de langues anglaise, française et autres. Une cinquantaine de services étrangers sont également distribués, dont quelques-uns de langue française : Planète, Paris-Première, EuroNews, RFO.

2003

Publication en juin du rapport du Comité permanent du Patrimoine sur la radiodiffusion et les télécommunications cana-

: Autorisation des premiers services de télévision spécialisée et payante canadiens distribués uniquement en mode numérique.

Propos_impertinents.indd 200

Gouvernement du Québec

2001

Cinq services numériques de langue française de catégorie 1 sont autorisés mais ne sont toujours pas entrés en opération, en raison du taux de pénétration encore trop limité.

2003

19/02/13 10:30


201

DOSSIERS Gouvernement du Canada

Gouvernement du Québec

diennes au XXIe siècle, présidé par Clifford Lincoln. Propose notamment une révision/fusion des lois sur la radiodiffusion, les communications et les télécommunications, une révision de la mission du CRTC, un financement stable pour la télévision publique, le maintien des exigences de propriété canadienne des entreprises de radiodiffusion, etc. (93 recommandations).

Adoption en mars d’une nouvelle politique québécoise du cinéma et l’audiovisuel. Elle est reconduite par le nouveau gouvernement élu en avril. Adoption d’un dépôt légal obligatoire pour les œuvres cinématographiques et télévisuelles. La Cinémathèque québécoise en sera le dépositaire.

Chronologie préparée par : Pierre Juneau A été Directeur de la production française de l’Office national du film du Canada, Président du premier festival international de Montréal, Président du Conseil de la radiotélévision canadienne, Sous-ministre de la Communication du Canada et Président de la Société Radio-Canada. Et Michel Houlé Consultant indépendant dans le secteur des industries culturelles depuis le début des années 1980. Il a réalisé plusieurs études sur le cinéma et la production audiovisuelle au Canada et au Québec ; auteur (avec Alain Julien) du premier dictionnaire du cinéma québécois.

Propos_impertinents.indd 201

19/02/13 10:30


LEUR AIDE FISCALE

L’aide fiscale du gouvernement du Québec a représenté en moyenne, en 2001-2002, un peu moins de 18 % des devis de l’ensemble des longs métrages québécois. À cette forme de soutien fiscal relativement universel peuvent s’ajouter des aides financières directes octroyées sur une base sélective et sous forme d’investissement dans la production : en moyenne, un peu moins de 15 % des devis de l’ensemble des longs métrages québécois en 2001-2002. Le total des deux formes d’aides, en soutien du gouvernement québécois atteint presque le tiers des devis (32 % en 2001-2002). Elles sont administrées par la SODEC, « guichet unique » d’intervention du gouvernement québécois en matière d’industries culturelles. Le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) agit dans d’autres sphères d’activités culturelles, au moyen d’aides directes aux artistes et aux créateurs. Quant aux aides de nature fiscale (CIR), environ 60 % des déboursés totaux vont aux longs métrages québécois de langue française et 40 % aux longs métrages québécois de langue anglaise (ou autre). La SODEC a pour politique de répartir ses aides financières directes sur la base de 80 % aux productions de langue française – ce qui correspond au prorata de la population du Québec, francophone à 80 % –, et 20 % aux productions de langue anglaise ou autre. Au niveau fédéral la politique est généralement de répartir les ressources globales, notamment celles de Téléfilm Canada, sur la base d’un tiers français / deux tiers anglais.

Propos_impertinents.indd 202

19/02/13 10:30


Dossier no 2

CARACTÉRISTIQUES DU SYSTÈME DANOIS DE SOUTIEN À LA PRODUCTION CINÉMATOGRAPHIQUE ET COMPARAISON AVEC LES PROCÉDURES FRANÇAISES

EXTRAITS D’UN RAPPORT PRÉSENTÉ EN MAI 2003 PAR LA COMMISSION DES FINANCES DU SÉNAT

« Revoir la règle du jeu1, mieux évaluer l’efficacité des aides publiques au cinéma » La politique danoise pourrait constituer une source d’inspiration dans la mesure où elle fait une large place à l’idée de responsabilité et paraît reposer sur l’idée que l’encouragement à la production d’œuvres de qualité doit s’inscrire dans une démarche d’investissement plus que de subvention2.

1. Rapport no 276 (2002-2003), annexé au procès-verbal de la séance du 6 mai 2003. Rapporteurs Yann Gaillard (Groupe de l’Union pour un mouvement populaire) et Paul Loridant (Groupe communiste républicain et citoyen) ; le président de la Commission étant Jean Arthuis (Groupe de l’Union centriste) et le rapporteur général Philippe Marini (UMP). Ce document est complété par un rapport de Michel Fansten consacré au « cinéma français face à l’évolution technologique et à la transformation des marchés ». 2. P. 50 du rapport.

Propos_impertinents.indd 203

19/02/13 10:30


204

PROPOS IMPERTINENTS SUR LE CINÉMA FRANÇAIS

Une référence intéressante pour faire évoluer l’avance sur recettes Le rapport de M. Michel Cretin, conseiller-maître à la Cour des comptes, de 1992 fait état des critiques de fond sur la procédure [française] que l’on retrouve fréquemment énoncées aujourd’hui : arbitraire des choix, encouragement à la production d’œuvres sans public, influences occultes, irresponsabilité des membres de la commission protégés par l’anonymat des votes, médiocrité des choix résultant d’une procédure collective qui joue nécessairement au détriment des projets et des talents originaux. (...) La procédure est régie par des règles généreuses, notamment en matière de remboursement, que le rapport Leclerc suggère opportunément de rendre plus rigoureuses car elles sont conformes à la logique d’une procédure, qui relève de l’aide plus que de la coproduction. (...) Symétriquement, le système danois fait une place manifestement importante à la responsabilité individuelle1.

Mettre en œuvre un système auditable sur les plans financier et artistique2 [le modèle danois] L’Institut danois du film gère deux mécanismes d’aide : — une aide automatique, dite « 60-40 scheme », qui permet à cet organisme d’accorder des aides pouvant aller jusqu’à 40 % sans évaluation qualitative du projet ; — une aide sélective, dite « consultant scheme », destinée à favoriser le développement et la production de films de long métrage sur la base d’une évaluation des mérites artistiques du projet. Le système est d’autant plus intéressant que le Danemark est un pays actif sur le plan cinématographique. En 2001, il a 1. P. 51 du rapport. 2. P. 51 du rapport.

Propos_impertinents.indd 204

19/02/13 10:30


DOSSIERS

205

produit 24 films qui ont représenté une part de marché de 30 %. Le nombre d’entrées a atteint 12 millions1. L’échelle financière des films produits est différente. En 2000, un film danois était aidé à près de 40 % et avait un coût moyen de 1,6 million d’euros, soit moins du tiers du coût moyen d’un film français. L’examen des règles qui président aux demandes d’intervention, souligne le caractère très financier des préoccupations de l’institut danois du film2. L’accent est également mis sur les questions de comptabilité et de reporting. C’est ainsi que six mois au plus après la sortie du film, l’institut du film danois doit être destinataire de comptes définitifs certifiés par un comptable agréé.

L’intérêt d’une pluralité de « guichets » personnalisés3 Dans le système danois, l’aide sélective se caractérise par l’existence de plusieurs guichets. On compte 3 consultants, choisis pour trois ans (prolongeables deux ans) parmi des professionnels confirmés pour distribuer environ 17 millions d’euros de subventions à la fois pour les films de fiction et les documentaires. Une telle organisation ne manque pas de rappeler la solution radicale évoquée dans le rapport Cretin précité consistant à abandonner le système de la commission au profit d’une délégation de pouvoir à un petit nombre de personnalités choisies par le ministre et personnellement responsables, chacune pour son compte, de la gestion des fonds qui leur sont confiés. L’intérêt de ce type de proposition est évident : la responsabilité des choix est d’abord clairement individualisée ; elle est ensuite complète, en ce sens qu’elle ne s’arrête pas à la sélec1. Pour une population de 5,3 millions d’habitants. 2. Les demandes de subventions doivent notamment comporter un plan de production, une liste des personnes employées, un budget présenté suivant un modèle standard, un plan de financement (cash flow plan), un contrat de distribution ou une lettre d’intention ayant le même objet, un plan de promotion et de communication... 3. P. 52 du rapport.

Propos_impertinents.indd 205

19/02/13 10:30


206

PROPOS IMPERTINENTS SUR LE CINÉMA FRANÇAIS

tion d’un scénario mais se prolonge jusqu’à la sortie du film achevé. (...) Le système [français] actuel de guichet unique, marqué par un mode de fonctionnement très impersonnel qui se traduit, notamment, par la rotation très rapide du président de la commission et des personnalités composant chaque collège, ainsi que par le recours au vote à bulletin secret, est organisé comme un examen dans lequel les candidats ont de bonnes chances de se retrouver membres du jury et réciproquement. La collégialité systématique qui caractérise la procédure actuelle, n’est pas dénuée d’effets pervers, notamment parce que l’on aurait tendance à niveler les apports financiers dans un souci d’équilibre. Dans le cas où l’on cesserait de considérer l’avance sur recettes comme une sorte de bourse pour en faire un investissement dans un produit d’innovation culturelle, dégagé de la pression de la rentabilité à court terme, la référence au modèle danois et à certains égards britannique prend tout son sens. (...)

Faut-il encadrer le nombre de films soutenus ?1 La plupart des rapports administratifs relatifs au cinéma s’interrogent, en dépit de formules prudentes, sur l’existence d’une forme de surproduction cinématographique. Tel est notamment le cas du rapport Leclerc qui conclut : « Sans tomber dans le malthusianisme, force est de constater qu’il existe une limite pratique et non seulement financière, à la production cinématographique française, dont il y a tout lieu de se demander si, s’agissant du nombre des films produits, elle n’a pas été atteinte, voire dépassée, par les chiffres exceptionnels des années 2001 et 2002. » Cette observation rejoint celle formulée dans le rapport de Michel Cretin, qui soulignait l’importance sans doute excessive de la part accordée au premier collège chargé d’aider les 1. P. 54 du rapport.

Propos_impertinents.indd 206

19/02/13 10:30


DOSSIERS

207

premiers films et estimait « probablement illusoire de penser révéler chaque année 25 nouveaux réalisateurs ». On voit bien s’esquisser une opposition entre deux attitudes : d’un côté, on trouve les experts issus de l’administration, qui mettent en cause, plus ou moins ouvertement, l’absence de systèmes de régulation et soulignent le risque pour l’État de favoriser une offre inadaptée aux contraintes de l’exploitation cinématographique, surtout trop abondante par rapport aux possibilités d’absorption du marché ; de l’autre, les professionnels qui s’inquiètent de tout ce qui pourrait brider leur liberté créatrice et revendiquent le droit à produire des œuvres hors marché jugées indispensables à la vitalité du secteur. (...) Faut-il, pour autant, définir une forme de numerus clausus et encadrer le nombre de films soutenus discrétionnairement par l’État sur la base de critères artistiques ? Même si ce souci n’a rien de révolutionnaire dans la mesure où ce plafonnement existe déjà, de fait, pour les premiers films1, vos deux rapporteurs ne vont pas jusque-là, mais se contentent de souhaiter que l’on ne produise qu’un nombre de films cohérent avec les possibilités d’exposition au public2. 1. Au cours des trois derniers exercices connus, 2000, 2001 et 2002, la commission d’avance sur recettes a retenu respectivement 19, 23 et 28 projets (faisant apparaître des « taux de sélectivité » par rapport au nombre de projets examinés de 5,9 %, 6,4 % et 7,6 %) parmi lesquels seuls 15, 17 et 10 ont été réalisés, ce qui marque une baisse très sensible du « taux de concrétisation », qui n’atteint plus en 2002 que 36 % contre près de 80 % en 2000 (rapport, p. 55). 2. Rapport, p. 54 et 55. Les rapporteurs de la commission des Finances ont fait ressortir cette fin de paragraphe en utilisant un caractère gras.

Propos_impertinents.indd 207

19/02/13 10:30


Propos_impertinents.indd 208

19/02/13 10:30


« D’avoir aperçu la terre promise n’assure pas d’y entrer. » Marcel Gauchet1.

Dossier no 3 LA CULTURE, ENJEU NATIONAL, ENJEU EUROPÉEN, ENJEU MONDIAL Avec d’autres États-nations, la France a choisi de construire l’Europe. Parce qu’elle en fut l’une des plus ardentes pionnières, il est de son intérêt comme il est également – on me permettra de le croire – de l’intérêt de l’Europe qu’elle en soit l’un des modèles les plus aboutis. C’est dans cet esprit que j’ai demandé à M. Pascal Lamy commissaire européen en charge du commerce international, l’autorisation de publier le texte intégral de la lettre qu’il avait, le 3 juillet 2003, adressée à M. le ministre de la Culture à Paris et dont la presse avait, à l’époque, donné de larges extraits. Il me l’a aimablement accordée par courrier du 9 juillet et je l’en remercie sincèrement. Ce texte présente les voies et moyens du pluralisme culturel aux trois niveaux : national, européen et mondial ; tout en rappelant nos responsabilités dans le cadre de l’Union européenne.

1. La démocratie contre elle-même, op. cit., avant-propos XXVIII.

Propos_impertinents.indd 209

19/02/13 10:30


210

PROPOS IMPERTINENTS SUR LE CINÉMA FRANÇAIS

MEMBRE

PASCAL LAMY COMMISSION

DE LA

EUROPÉENNE

Bruxelles, le 3 juillet 2003 Monsieur le ministre de la Culture Ministère de la Culture et de la Communication 3, rue de Valois – Paris Monsieur le ministre, Je ne peux que me réjouir de constater, à la lecture de votre lettre du 1er juillet 2003 que vous me faites l’amitié de m’interpeller directement. Je m’étais en effet étonné de vous voir saisir le responsable1 d’un parti politique français que je connais bien, au mois de mai dernier, deux jours avant son Congrès, pour lui demander de me transmettre un message de « rappel à l’ordre ». Et je m’étais étonné plus encore de lire, dans la lettre que vous m’aviez ensuite adressée, des propos qui s’apparentaient à des pressions que vos fonctions, et les miennes, interdisent. Je vous avoue en effet m’être interrogé sur l’ignorance dans laquelle vous semblez être du serment que les Commissaires européens prêtent devant la Cour de justice de n’accepter aucune instruction venant d’un gouvernement national. Sur la question de la réduction du taux de TVA sur les disques et les cassettes sonores dont vous me saisissez dans votre lettre du 1er juillet, je partage avec mes collègues de la Commission l’objectif d’harmonisation et de simplification du régime des taux réduits. Mais cet objectif doit, selon moi, pouvoir se conjuguer avec d’autres, comme par exemple la promotion de la diversité culturelle qui est un engagement fort de l’Europe. Je suis donc personnellement favorable à l’inclusion du disque et de la musique enregistrée dans les produits bénéficiant d’un taux réduit pour des raisons de cohérence (couvrir, dans l’esprit du Traité, l’ensemble des produits culturels) et d’efficacité (notamment en ce qui concerne la lutte contre la piraterie) et parce que l’industrie s’est engagée à transmettre le gain de 1. M. François Hollande [note de l’auteur].

Propos_impertinents.indd 210

19/02/13 10:30


DOSSIERS

211

ce taux réduit aux consommateurs, ce qui affaiblit les risques associés à cette mesure. Je suis, de la même manière, hostile à la suppression du taux réduit dans le domaine de la réception de radiodiffusion et de télévision. Le risque de nombreux déséquilibres économiques qu’elle pourrait créer me semble imparfaitement évalué, tant en ce qui concerne la télévision payante que, par ricochet, le financement du cinéma en Europe ou les impacts sur les industries liées au secteur. Au regard de ces risques, les effets de distorsion de concurrence invoqués ne me semblent pas fondés – les parts de marchés respectives, les publics, les modes de consommation entre diffusion TV et distribution par Internet étant extrêmement dissemblables. Sur ces deux points, c’est pour moi une interprétation concrète de la diversité culturelle qui est en jeu. Je réponds ainsi, sans préjuger la position du Collège auquel j’appartiens, au premier courrier que vous m’avez adressé. J’ai toujours milité en faveur de l’inscription de la promotion de la diversité culturelle parmi les objectifs de l’Union, changement constitutionnel essentiel pour faire progresser la prise en compte de la culture dans l’ensemble de nos politiques européennes, dans la réalité et non dans la rhétorique. Tous les résultats de la Convention ne sont pas à la hauteur de cette ambition. Ainsi, le projet de Constitution arrêté par la Convention ne dépasse pas l’approche défensive du respect de la diversité et des identités nationales. Or, respecter n’est pas promouvoir et le texte constitutionnel se contente de codifier l’existant. Je le regrette, ainsi que le silence des Conventionnels les plus attachés à cette question. J’ai tout autant regretté que les défenseurs de la culture, et vous en êtes, ne soient pas sensibles au véritable enjeu de la Convention dans ce domaine : celui de rétablir l’équilibre entre marché et culture au sein même de l’Union. À mes yeux, deux combats essentiels n’ont pas été menés : celui des services d’intérêt général, ou services publics, dans lesquels s’inscrit la politique culturelle de nos États membres ; celui de la conciliation des règles de concurrence (aides d’État, concentrations) avec la diversité culturelle et le pluralisme d’expression. Il me semble qu’il y avait là deux enjeux majeurs pour la vie culturelle et démocratique européenne. Je constate avec éton-

Propos_impertinents.indd 211

19/02/13 10:30


212

PROPOS IMPERTINENTS SUR LE CINÉMA FRANÇAIS

nement et regret que les batailles ont été menées ailleurs, dans des domaines où elles sont dorénavant gagnées. Je veux parler en effet de l’opposition d’une majorité de milieux culturels français à l’extension du vote à la majorité qualifiée aux quelques niches où l’unanimité est toujours requise, notamment pour tout ce qui touche aux échanges culturels. Or, c’est précisément parce que je suis un fervent défenseur de la diversité culturelle, c’est précisément parce que je souhaite que l’Union européenne se fixe des objectifs de promotion de la culture que je suis, aujourd’hui, en faveur de cette extension. Pourquoi cette position ? Dans une Union à 25, l’unanimité est l’instrument de notre paralysie, tout simplement. Vous ne pouvez l’ignorer, dans une Union à 25, l’unanimité est un droit de veto pour tous et pas seulement pour la France. Avec ce droit de veto, à 25, il sera toujours possible de trouver un État membre de l’Union – et un seul ! – pour briser le consensus européen qui existe aujourd’hui en matière de protection et de promotion de la diversité culturelle. Dans une Union à 25 – c’est ce qui fonde ma conviction – la majorité permet, l’unanimité interdit. C’est donc tout simplement notre capacité d’action qui est en jeu. Permettez-moi de vous en donner trois exemples. Dans l’Europe de demain, pensez-vous réellement qu’il sera possible de trouver un consensus pour apporter le soutien actif de l’Union européenne à la Convention sur la diversité culturelle dont la France souhaite avec tant de ferveur la création au sein de l’Unesco ? Une large majorité existe aujourd’hui au sein de l’Union pour faire avancer ce projet, qui pourrait donc bénéficier du soutien décisif d’une position communautaire unie. Mais il suffira d’un de nos États membres pour faire échouer cette position commune. Vous savez comme moi qu’il existe hors d’Europe des États qui n’auront pas grande difficulté à trouver les moyens de pression adéquats pour obtenir ce « veto libéral ». Le vote à la majorité qualifiée, c’est aussi, il faut y songer, la capacité de nous défendre au sein de l’OMC. Imaginez qu’un pays tiers prenne un jour des mesures illégales au regard des règles de l’accord général sur le commerce des services, et qui affecte par exemple la diffusion de films ou de disques européens. Pour faire

Propos_impertinents.indd 212

19/02/13 10:30


DOSSIERS

213

juger l’affaire, le Commissaire européen en charge du Commerce devra aller devant le tribunal de l’OMC, l’Organe de règlements des différends. Si l’Union européenne gagne son procès, elle sera en mesure de faire appliquer des sanctions. Pour les faire appliquer, elle aura besoin du soutien de la majorité des États membre. Et, de nouveau, il suffira du veto d’un seul pour les bloquer. Songez-y bien, Monsieur le ministre : par conviction ou par intérêt, il sera toujours aisé de trouver un État qui sera susceptible de prendre pareille position. Voulez-vous vraiment nous priver de tout moyen de réplique ? Enfin, la majorité qualifiée, c’est aussi le moyen d’assurer que l’ensemble des politiques de l’Union seront irriguées par le principe de la diversité culturelle inscrit au rang des objectifs de l’Union européenne dans notre future Constitution, je l’ai indiqué. Ce n’est pas à vous, dont je ne veux douter des engagements européens, que je dois rappeler la position de votre gouvernement à la Convention. Celui-ci a plaidé, par la bouche de son représentant, M. le ministre des Affaires étrangères, pour le passage à la majorité qualifiée dans le domaine de la politique culturelle européenne, comme d’ailleurs en politique étrangère. Je vois mal la cohérence qu’il y a à accepter de jouer le jeu de la majorité qualifiée en interne pour la politique culturelle et de la refuser en externe, pour une partie de son expression internationale, celle des services culturels. Dès lors, la seule réflexion que nous devons véritablement mener me paraît être la suivante : voulons-nous jouer ou non le jeu de l’Europe dans le domaine de la Culture ? Estimons-nous, nous Européens, que nous avons besoin de l’Europe pour la défense de nos intérêts à long terme sur la scène mondiale, arguant du fait que nous sommes plus forts ensemble qu’en ordre dispersé ? Souhaitons-nous que l’Europe prolonge, hors de nos frontières, les succès internes acquis grâce à des programmes comme Média plus ou Télévision sans Frontières, qui ont montré leur efficacité pour soutenir et développer la création européenne ? Si les réponses à ces questions sont affirmatives, alors la cohérence politique et intellectuelle veut que l’on s’en donne les moyens. Dans une Europe qui s’élargit, demain à 25, après-demain à 30 ou plus, la majorité qualifiée est le premier d’entre eux.

Propos_impertinents.indd 213

19/02/13 10:30


214

PROPOS IMPERTINENTS SUR LE CINÉMA FRANÇAIS

Que l’on me comprenne bien. La question n’est pas de retirer aux États membres leur compétence dans le domaine de la coopération culturelle internationale. Elle est simplement de conserver la cohérence de l’action commerciale de l’Union pour les rares points de croisement entre le domaine commercial et le domaine de la culture, et ceci selon un principe simple. Là où il y a échange, intérieur ou extérieur, l’Union est seule compétente, comme le manifeste déjà la directive de Télévision sans Frontières et sa défense sur la scène internationale sous la forme de la protection de notre marché communautaire dans les négociations de l’OMC. Par contre, là où il y a promotion des coopérations et soutien à la création, c’est la règle des compétences complémentaires qui s’applique, à savoir l’absence d’harmonisation et la compétence conjointe des États membres et de l’Union. Le traité actuel, en son article 151, est d’ailleurs limpide : l’action de l’Union au titre de la politique culturelle « stricto sensu » ne concerne pas les aspects commerciaux. Ceux-ci relèvent du marché intérieur. Aujourd’hui, la bataille de la « diversité culturelle » est gagnée en Europe. Nous ne sommes plus dans le contexte de la fin des années 1980 où la France a dû – je peux personnellement en attester – batailler pour défendre ce qui a été baptisé à l’époque comme « l’exception culturelle », c’est-à-dire cette niche de vote à l’unanimité au sein de la politique commerciale. Aujourd’hui, la France peut et doit regarder autour d’elle. Et ce faisant elle verra que les Européens, avec lesquels elle construit son avenir, l’ont rejointe sur ses positions. Il existe dans l’Europe de demain une majorité solide d’États et de peuples qui partagent ses objectifs. Vous l’avez vousmême constaté lorsque vous avez signé, à Cannes avec les quatorze autres ministres de la culture européens, une déclaration commune pour la promotion de la diversité culturelle. Je vous prie... Pascal Lamy Commissaire européen en charge du Commerce international

Propos_impertinents.indd 214

19/02/13 10:30


Table des matières

Préface, par Raymond Boudon Avant-propos — Héraclite ou Crésus ?

Touche pas à mon cinéma

vii xi

1 PREMIÈRE PARTIE

APRÈS TANT D’ILLUSIONS Chapitre 1 – La langue de bois Au théâtre de l’Ambigu La fragmentation à l’infini des sociétés de production Les sanctions du public Produire avec obstination des films qu’obstinément le public refuse d’aller voir Un bilan accablant Les enjeux : culture, démocratie et civilisation

5 6 9 9 10 11 12

Chapitre 2 – Une guerre de cent ans sur fond de crises Première crise : du marché mondial au marché francophone Deuxième crise : du noir à la couleur Troisième crise : les accords Blum-Byrnes Quatrième crise : la perte du monopole de l’image Cinquième crise : l’implosion du régime d’indemnisationchômage des intermittents du spectacle ou le prix d’une Omerta

15 18 18 20 22

Chapitre 3 – Le coq, l’autruche et le pélican font leur cinéma L’État et la culture : un tandem historique L’État-providence culturel Un liberticide ? Le pouvoir et les intellectuels Un nouveau public pour le cinéma ?

31 32 34 35 36 37

Propos_impertinents.indd 215

23

19/02/13 10:30


216

PROPOS IMPERTINENTS SUR LE CINÉMA FRANÇAIS

Chapitre 4 – La méthode Coué Un casino pour le cinéma L’itinéraire d’un cinéma gâté Le choix des commissions Le scénario parent pauvre ? Drapeau en berne pour nos exportations Chaque année des dizaines de films à la casse Pourquoi cautionner un tel gâchis ? Les « perdants » du système

39 40 42 43 44 46 47 48 49

Chapitre 5 – Le cinéma français sacrifié

51

Lettre taiwanaise Financement public ? Une période s’achève De nouveaux supports La noria en service sur le premier front Astérix et la potion magique en service sur le second front La croissance de la fréquentation des salles ne profite qu’à un petit nombre de films Le cinéma à la télévision La vidéo Exportations françaises et domination américaine

51 52 55 57 58 60 61 64 64 65

DEUXIÈME PARTIE

LES YEUX OUVERTS Chapitre 6 – En autarcie « Le niveau monte, le livre baisse » Au secours du système La voie d’un Luc Besson Incantations et encensoirs ! Bonbons, esquimaux, chocolats glacés Du ticket à la carte Une étincelle La tentation de Byzance Chapitre 7 – Branle-bas de combat ! « Tailler » dans les commissions « La vérité si je mens » Cinéma sous perfusion et Français sous hypnose Cannes en mai 2003 Anticipation ? Sous la coupole du Palais de l’Institut Polanski rend hommage à Marcel Carné...

Propos_impertinents.indd 216

71 72 73 74 76 77 77 80 81 83 83 86 87 88 89 90 92

19/02/13 10:30


217

TABLE DES MATIÈRES Polanski tel qu’en lui-même « Le pianiste » L’universel à bon compte Chapitre 8 – Le goût des autres et Le fabuleux destin d’Amélie

Poulain

« Sans forfanterie » Amélie Poulain, un signe ? Comment font les autres ? Au royaume du Danemark Chapitre 9 – Les magiciens du Québec Les débuts d’une politique résolument culturelle La révolution des années 1960 au Québec La politique du contenu canadien Les recettes du succès Une identité fortement défendue Le Canada a démontré que le modèle exemption culturelle - pluralisme est supérieur au modèle exception culturelle - diversité Le modèle exemplaire aurait-il migré d’un rivage à l’autre de l’Atlantique ? Chapitre 10 – Faiblesse d’une politique ou politique d’une

faiblesse ?

Ou bien, ou bien... La France divisée La France aveuglée La France isolée L’Europe : premier champ de bataille À Seattle, la diversité culturelle comme objectif Quelle ligne diplomatique pour la France ? L’évolution des procédures décisionnelles « Au cinéma des cinéastes » Le compromis des 9 et 10 juillet 2003 adopté par la Convention à Bruxelles... ... et le prix à payer

93 94 95 97 97 100 104 106 109 110 111 113 115 116 118 120 123 123 125 126 126 127 128 129 130 132 133 134

TROISIÈME PARTIE

POUR UN CINÉMA DE TOUS LES POSSIBLES Chapitre 11 – Face aux offensives du libre-échange La dimension mondiale Le libre-échange De fausses bonnes idées

Propos_impertinents.indd 217

139 139 141 144

19/02/13 10:30


218

PROPOS IMPERTINENTS SUR LE CINÉMA FRANÇAIS

Face à la puissance des États-Unis... ... à nous d’exister Chapitre 12 – L’enjeu

144 145 147

Une grande confusion Le fond du problème L’universalité en question L’affaire du siècle

150 152 155 156

Chapitre 13 – Révolution copernicienne et course contre la

montre

157

Copernic et Galilée ont osé... Un exemple entre mille Les autres pays se battront contre nous, sans nous ou avec nous ? Le séisme DVD Tout va bouger : jusqu’à des « prix cassés » dans les salles de cinéma et des automobiles équipées comme à la maison ! Le temps de l’action

158 159 159 162

Chapitre 14 – Le nœud gordien En France maintenant L’exception culturelle, nœud gordien du cinéma français Savoir mettre un terme au système corporatiste qui soutient le cinéma comme la corde soutient le pendu Savoir mettre une limite aux protections du statut de la fonction publique en cas de mandat parlementaire ou de participation gouvernementale La jungle ou la démocratie ? Chapitre 15 – L’Euro-cinéma

163 163 165 166 167 169 171 174 175

L’Europe en héritage Le cinéma fédérateur À l’heure de la jeune Europe La place et le rôle de la France

175 178 180 182

DOSSIERS

Dossier no 1 Chronologie simplifiée des initiatives les plus importantes prises par le gouvernement du Canada et par celui du Québec en faveur du cinéma et de l’audiovisuel Leur aide fiscale

Propos_impertinents.indd 218

185 202

19/02/13 10:30


TABLE DES MATIÈRES

219

Dossier no 2 Caractéristiques du système danois de soutien à la production cinématographique et comparaison avec les procédures françaises

203

Dossier no 3 La culture, enjeu national, enjeu européen, enjeu mondial

Propos_impertinents.indd 219

209

19/02/13 10:30


Propos_impertinents.indd 220

19/02/13 10:30


Cet ouvrage a été reproduit par IGS-CP à L’Isle-d’Espagnac (16)

Propos_impertinents.indd 221

19/02/13 10:30


Propos_impertinents.indd 222

19/02/13 10:30


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.