Marco Merlini
Mario l’Espiègle Récits d’enfance et d’adolescence
Éditions à la Carte
Éditions à la Carte www.edcarte.ch Imprimerie Calligraphy.ch N° 1644 – septembre 2015 ISBN 978-2-88924-228-3
Préface « Un père a deux vies, la sienne et celle de son fils. » Jules Renard
Caro papà, ti scrivo in francese siccome lo parlo meglio che l’italiano. Il y a longtemps que je voulais écrire un livre sur mon papa, notre papi. J’ai aussi longtemps réfléchi à la façon d’allumer son souvenir. Papi était un homme simple et authentique. J’ai alors décidé de raconter des histoires simples, de l’enfance et de l’adolescence que nous avons vécue, Patrizia, Luca, Nini et moi avec lui et maman. En les rassemblant et les mettant sur le papier, je me suis parfois amusé. Parfois, j’ai été un peu ému. Je crois que j’ai voulu surtout rendre hommage à mon papa dont l’enfance n’a pas été heureuse. Il y a aujourd’hui près de nonante ans que papi a souffert et cela ne devait pas rester muet pour moi. Mario a été un papa tellement généreux, un chimiste méticuleux, un grand capitaine d’entreprise et un poète modeste et sincère de notre terre tessinoise. Son enfance a été bousculée, il a été battu. Or, je pense qu’aucune solitude n’est plus solitaire que celle d’un enfant qui n’a pas d’affection, d’un enfant qui, au soir d’une mauvaise journée, va se coucher tout seul, avec un sentiment d’injustice, sans le baiser de la nuit. Bien des années plus tard, lorsque je rentrais du travail, que j’allais m’asseoir sur le lit de Maximilien, de Nicolas, de Jessica, que je leur parlais quelques instants et riait avec eux ou les embrassais sur leur front assoupi, une joie profonde me prenait. Ces minutes fugaces auront été – sans doute aucun – les meilleurs moments de ma vie. Je n’en veux certes pas à la nonna Rita. Peut-être avait-elle été blessée dans une période lointaine que je ne connais pas. Elle avait aussi des bons côtés. Notre papa s’est ensuite reconstruit. Il nous a donné tout ce qu’il n’avait pas reçu. 6
Certes, il a gardé parfois des brusqueries, une autorité militaire, un peu d’intolérance. Il y avait ce contraste, la dureté de l’acier et la douceur du bois, la fermeté autoritaire mais rassurante, le sentiment caché mais persévérant, le regard métallique mais moqueur. Au moment de choisir un titre, je me suis arrêté à la malice de papi. « Mario l’Espiègle » lui va bien. Je raconte ainsi quelques souvenirs au plus près de ma mémoire. Je le dessine comme je le vois. Peut-être d’ailleurs que Patrizia, Luca et Nini l’ont vu ou m’ont vu autrement. Il a été un père aimant, mais son amour restait souvent en lui. Parfois, nous aurions aimé entendre : « Je vous aime ». Mais cela ne se disait pas tellement dans notre famille. Papi avait une autre façon d’exprimer son amour. Il fallait se surpasser. Lorsque je lui parlai de ma décision de devenir chirurgien – j’avais dix-huit ans – la réaction fut simple et directe. Il me dit : « Tu seras un clinicien émérite ». Ce fut presque un ordre. La mémoire ne dure pas longtemps. Je dédie ce livre à Sébastien, à Olivia, à Maximilien, à Nicolas, à Lorenzo, à Jessica. Je leur passe les souvenirs de leur grand-père à Chiasso, à Bulle, à Pully. En les écrivant, mille autres événements me sont revenus. Ils s’en iront avec nous. C’était juste le temps pour moi d’en évoquer quelques-uns dans le désordre. Le vingt-trois juin deux mil onze, lorsque papi s’en alla, Max me dit : « Néné, une vie bien remplie ». Oui, une vie bien remplie. Marco Pully, La Chaux-de-Fonds, Bruxelles, Liège, mai deux mil quinze 7
1939 : Mobilisation Générale, le lieutenant d’infanterie.
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1940 : Discussion amicale entre deux lieutenants et deux capitaines. Mario (à droite) se marre. Cette photo m’a fait chaud au cœur.
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Deuxième partie « Dans une autre vie, papa, j’aimerais te reprendre comme père. » Bernard Weber
Récits d’enfance et d’adolescence
1948 : Mario connaissait les avions. Démonstration aérienne au Tessin : au premier plan un chasseur Vampire de l’Armée de l’Air.
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Le planeur jaune
Papi était maladroit dans l’expression de son amour. Il donnait peu de caresses, encore moins de baisers. Pour son affection, il se dépassait. Il faisait quelque chose hors du commun. Nous étions petits, Nini n’était pas encore née. Papi construisit un planeur pour Luca et moi. Il le fit avec grand soin, en bois léger. Le squelette était tendu de papier laqué peint en jaune. Il avait de l’envergure et mesurait au moins un mètre vingt de largeur. Une ligne rouge traversait l’avant. Dans le museau, on devait glisser un cylindre d’acier dans une coulisse. Je pense qu’elle servait à stabiliser la pointe du planeur et évitait que le vent ne le retourne. Un dimanche après-midi, nous allâmes baptiser le planeur jaune. Dans la Mercedes cent huitante. Nous nous rendîmes, entre Bulle et Vuadens, dans une grande prairie. A l’une des extrémités se trouvait une petite colline. En hiver, les enfants y faisaient de la luge. Le planeur était en deux parties. L’aile large se fixait au fuselage avec deux élastiques croisés. Après avoir traversé les hautes herbes, nous gravîmes le monticule. Au sommet, papi attacha l’aile. Puis, regardant le ciel et observant la direction du vent, il lança le planeur d’un beau geste sous nos yeux. Le vaisseau céleste prit son envol. Il était magnifique, imposant, équilibré et libre. Nous avons admiré, papi, Luca et moi, ce vol régulier,
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récompense du travail minutieux de notre papa et témoin silencieux de son amour. Toutefois, près de cent mètres plus loin de la colline, passait une ligne électrique. Le planeur commençait à perdre harmonieusement de l’altitude pour se poser bientôt dans l’herbe. Il s’approcha de la ligne et d’un de ses poteaux et, soudain, son aile droite frappa le mât. Le planeur s’abattit d’un coup, l’aile cassée. Nous courûmes alors tous les trois vers le lieu de l’accident. L’aile était profondément blessée. Je revois encore le visage de papi. Il ne voulut pas nous montrer sa déception. Nous rentrâmes aux Jordils avec l’oiseau meurtri. Le planeur jaune ne vola plus. Vol unique, vol léger, moment éthéré d’amour de notre papi.
1946 Aérodrome de Magadino : pilote arrière, mon oncle Richino. C’est papi qui m’a appris que les avions suisses portent tous les lettres HB.
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