Collection « Piqué d’étoiles » dirigée par Jacques Josse créée par François Rannou
© éditions Apogée, 2010 ISBN 978-2-84398-368-9
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Jacques Jouet Jacques Roubaud
À Lorient
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En mars 2009, la ville de Lorient s’écrit de toute part lors d’une manifestation ludique que le CDBB a imaginée autour des écritures contemporaines : “Lorient, mode d’emploi”, titrée ainsi en hommage à Georges Perec, fondateur de l’OULIPO. Tandis que les lumières de la littérature et des nouveaux murmures imaginés par Olivier Cadiot s’incarnent sur la scène du théâtre, l’OUvroir de LIttérature POtentielle rencontre la ville : il change de trottoir, invente de drôles de parcours, modifie la perception et révèle une mémoire devenue invisible et pourtant active de signes qui envahissent le quotidien. Nous sommes à Lorient, ville au nom géographiqueexotique, “musical”, qui appelle à constituer une carte du monde imaginaire, appelle aussi des écrivains à écrire sur elle, à partir d’elle, pour elle. C’est ainsi que nous avons invité Jacques Jouet et Jacques Roubaud, deux héros de ces temps modernes, deux marcheurs de talent, à sillonner la ville, à ouvrir ses potentialités d’orientation, à “trouver de la grandeur dans l’ordinaire”. Sous leurs plumes, Lorient devient le théâtre de scènes inattendues qui deviennent des poèmes à voix, à voir, à entendre et à éprouver. Bénédicte Vignier Directrice artistique du CDDB-Théâtre de Lorient, Centre dramatique national
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Jacques Jouet
À Lorient Poèmes
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Histoires, 1 : Quai des Indes
S’être arrêté quelques jours à Lorient suppose une apostrophe tombée dans l’océan qui bouge sous le nom d’un port de mer. Oui, l’Orient, comme direction, comme orientation, justement le Levant redoublant le le, et vers lequel on ne part plus aussi décisivement que jadis en prenant tous les risques un bateau sur quatre ne revient pas entier avec sa charge (apostrophe, océan, orientation, redoublant, risques, charge) le Lorient de mon enfance était en ruines tandis que le locéan de la même époque était intact une bombe dans la mer = un coup d’épée dans les eaux quoi de plus grave qu’une marée noire, remember Erika qui ne veut pas dire « j’ai trouvé » mais bel et bien « j’ai coulé » le commerce partait du quai des Indes et y rapparaissait (ruines, intact, eaux, Erika, « j’ai coulé », rapparaître) de longs mois plus tard, s’il se faisait qu’il eût eu bonne fortune
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atteint les Indes, je voudrais qu’à Mahé ou Pondichéry il y ait un vieux quai des Frances ou des Europes avec s une ville est liée pieds et poings à des matériaux, des richesses canons, charbons, poissons, tissus d’indienne, lames de Tolède commerce triangulaire où les armes sont les nouveaux nègres (fortune, Pondichéry, Europes, richesses, Tolède, nouveaux nègres) La richesse d’une ville est dans le nom, le sol, dans le plan dans les caves, sur les façades, signée dans l’architecture pour le poisson, le grand frigorifique est une cathédrale au lieu d’un sous-marin sans écailles, sans arêtes, sans ouïes sans nageoires et sans otolithes, au lieu d’un bar de ligne qui n’a pas d’hélice et n’en a pas moins sûrement navigué (richesse, architecture, frigo, sous-marin, otolithes, navigué) le père veut que le fils travaille là où le pain est sûr c’est-à-dire à l’arsenal, la pêche bat de l’aile a du plomb toujours besoin de bras pour corriger l’envasement du port et la machine à mâter les bateaux, qui est sur les gravures
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ne mâte pas toute seule et non plus à ses moments perdus la ville ne reste pas les deux pieds dans ses sabots de quais (le pain, le plomb, envasement, mâter, moments perdus, quais) je me promène sur le quai des Indes vêtu du dhoti ou vêtue du sari et nus pieds sur les pavés aux arêtes émoussées, une Malabaraise et deux Coromandelliennes belles déambulent aussi dans mes pensées qu’elles pimentent écarquillent leurs yeux noirs fixés sur les miens qu’elles pigmentent une adresse de plus parmi des quantités, le quai des Indes (dhoti, sari, émoussées, pensées, yeux noirs, quantités) lieu des listes, lieu des comptes et lieu des inventaires.
Source : Séjour à Lorient en décembre 2008. — Lorient, la Bretagne et la traite (xviie-xixe siècles), Cahier de la Compagnie des Indes, n°9/10, 2006.
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au port les voitures sont garées les bateaux sont garés, où sont passés les chauffeurs où sont rangés les capitaines ?
Paysages, 1
Événements, 1 : Au bain
Au Foyer de l’Amitié les actifs du troisième âge ont accueilli sur leur mur une copie sur contreplaqué par des élèves d’une école d’art de la Suzanne au bain du Tintoret (et aux vieillards).
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Événements, 2 : Une coque chante
« Une coque chante » et l’énoncé n’est pas absurde de la bouche d’un poissonnier de l’anneau des poissonniers dans les halles de Merville. Ayant servi une livre de coques les secouant dans le sachet il eut l’oreille pour entendre l’une d’elle sonner mal et capable de rendre triste le son de toutes les autres et le goût dans la casserole.
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dans sa grande complexité articulatoire la grue indiscrète le grutier articulé petit qui vide le bateau chypriote
Paysages, 2
Portraits, 1 : Poème portrait de Johanna Nouël
Je vois une jeune femme vêtue majoritairement de noir et qui a soigneusement calculé trois accents blancs dans son habillage Je sais que la jambe droite croisée sur le genou gauche est un signe de décontraction volontaire Je remarque une petite cicatrice tenace au côté d’une main et une deuxième au cou du pied beaucoup plus bénigne provoquée peut-être par des ronces Je souligne que les yeux à l’iris noir sont soulignés de noir et que le V blanc du petit haut fait écho aux deux V blancs du bout des chaussures J’ignore si l’étoile tatouée sur le bras — que je n’ai pas vue tout de suite, que je n’ai vue que furtivement et que je reverrai pas — est solitaire ou si elle fait partie d’une constellation répandue sur tout le corps Je pense que la bouche fine entre les joues généreuses est capable de rire très largement Je suis sûr que le Bic cristal qui jure un peu avec la bague en argent ne vient pas, lui, de chez le bijoutier Je me demande si les craquements volontaires des articulations de la main sont un signe de maîtrise ou de fragilité — plutôt de maîtrise Je parie que les lunettes fines aux branches larges sont d’acquisition récente
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Je refuse de croire que le collier au pendentif torsadé qui repose délicatement dans le décolleté n’a pas été choisi parmi quinze autres possibles en raison des vêtements du jour Je vois une jeune femme vêtue majoritairement de noir et qui a soigneusement calculé trois accents blancs dans son habillage.
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Histoires, 2 : Pantoum de bois, de pierre et de béton
La pierre aura été morte démolie chaque matin toujours la même baraque un arbre pousse, mais jamais à vue d’œil la lenteur naturelle de la nature chaque matin toujours la même baraque en planches, le provisoire est ce qui dure la lenteur naturelle de la nature pour un caractère acquis : un millénaire en planches, le provisoire est ce qui dure qui remplace à peu près la ville rasée pour un caractère acquis : un millénaire au bas mot est requis, c’est subliminal qui remplace à peu près la ville rasée reprenons du début : Lorient allemand au bas mot est requis, c’est subliminal avec quelle fourchette saisir l’Histoire ? reprenons du début : Lorient allemand pour les sous-marins allemands port d’attache avec quelle fourchette saisir l’Histoire pour qu’elle soit savoir et non instrument ?
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Jacques Roubaud
Lorient infra-ordinaire (26 + 2 poèmes)
20-26 mars 2009
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1 Rue Trescat
(remerciements à Olivier Salon)
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2 Rues Védrines et de Saint-Exupéry Jules Védrines avait baptisé son avion, « La Vache » Il descendait souvent pour brouter l’herbe De celui de « Saint-Ex » on ne connaît pas le nom « Petit Prince », sans doute Pendant la première guerre mondiale À Digne (Basses-Alpes) Dans la cour Au bord de la rue Prête-à-Partir, Avec les autres écolières ma mère Chantait « As-tu vu Vitrine Dans son vol-au-vent Qui jetait des pommes Sur les Allemands Une bombe éclate Guillaume est foutu « Adieu chère France Je te verrai plus’ »
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3 Rue Toulliou Happy Birthday !
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4 Les mouettes, dimanche « Dans Lorient désert, quel devient notre ennui ! »
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5 Rue du Chant des Oiseaux (24 avril, 11 heures du matin) silence Silence SILENCE !
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6 Rue Jules Verne Pendant la nuit Le sous-marin Est venu Respirer Rue Jules Verne
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