La Césure

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Collection « Piqué d’étoiles » créée par François Rannou, dirigée par Jacques Josse

Du même auteur Écrivains de Catalogne, Paris, Denöel, 1973.

© éditions Apogée, 2011 ISBN 978-2-84398-379-5

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Matilda Tubau-Bensoussan

La Césure

Éditions Apogée

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Ce fut d’abord une sensation de chaleur dans le bas-ventre, suivie de l’impression d’une minuscule vessie qui éclate au plus profond des entrailles. Le sang commença à couler avec lenteur, chaud comme une caresse, sur la face interne des cuisses. Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Elle abandonna précautionneusement son fauteuil et, d’une démarche raide, très lente, elle se dirigea vers les toilettes. Quand elle y parvint, déjà le haut de ses bas était maculé. Elle mit une épaisse serviette entre ses jambes et retourna s’asseoir au salon. Elle n’était pas effrayée, étonnée seulement. Que se passait-il dans son corps ?… Ce n’était pas la période normale. Ce ne pouvait être en aucun cas une fausse couche, alors quoi ? C’était aussi inattendu que si la mer s’était mise à monter à marée basse, l’ordre habituel était bouleversé. Cela lui procurait d’ailleurs une excitation presque joyeuse, la même que, petite fille, elle connaissait pendant les raids aériens. Elle était seule à la maison, c’était le début de l’après-midi et le soleil emplissait la moitié du salon, rendant plus éclatants les œillets dans le vase et les ors des cadres. Elle reprit son livre mais restait attentive à cette coulée silencieuse et chaude. Au bout de quelques minutes, la serviette, barrière dérisoire, était imprégnée. Il lui sembla qu’une mort infiniment apaisante lui faisait signe. Il suffit que j’appelle au secours comme quelqu’un qui se noie devant une plage remplie de monde, et l’on me tirera de là. Mais pour quoi faire ? Je suis si lasse ! Je ne suis

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pas désespérée, certes, rarement triste, mais je trouve fatigant de vivre, ces mille et un gestes de la vie quotidienne, ces obligations sociales ténues et résistantes comme une toile d’araignée m’épuisent. J’adore dormir… Le téléphone à portée de sa main brillait comme une tentation. Le sang maintenant avait transpercé ses vêtements et, libre enfin, descendait lourdement, tel un fleuve tropical, le long de ses jambes. C’est la première fois que je possède ma vie, que j’en fais ce que je veux. Le suicide ce n’est pas cela, le corps n’en veut pas, on l’assassine. Tandis qu’en ce moment, mon corps est paisible comme une rivière. Je dis un mot et la rivière redevient ce sage canal suivant toujours la même route, je dis un mot et je continue. Comme c’est fatigant et vain ! Je reste silencieuse et je plonge peu à peu. Peu à peu, tout devient silencieux. Je hais le bruit… Elle contempla la rigole rouge qui maintenant léchait ses chevilles. Une grosse mouche d’un vert doré, resplendissante, vint se poser sur un œillet. Elle marchait avec grâce sur le pétale frisé. La femme ébaucha un geste pour la chasser, mais se ravisa. Comme tu es fragile, ma pauvre mouche. D’un revers de main… C’est trop facile… D’un geste décidé, elle décrocha le téléphone. Au bout du fil, la voix bougonne de son mari. Quand elle prononça le mot d’hémorragie, la voix changea, devint affolée et soupçonneuse : « Mais comment ? Tu étais bien à midi, pourtant. Qu’est-ce que tu as fait ? » Elle regretta presque de l’avoir appelé. « Dépêche-toi. Viens me chercher, préviens le docteur Lamblard, et mène-moi à sa clinique. Cinq litres de sang, ce n’est pas beaucoup et j’en ai déjà perdu un ou deux. » Elle est maintenant allongée sur un lit très haut, étroit et dur. Un lit semblable, mais vide, se trouve dans le coin opposé de la chambre. Deux tables de nuit, deux chaises, deux armoires métalliques, le tout ripoliné. Pas une halte pour le regard

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dans les surfaces lisses et glacées de cette chambre cubique et monochrome, d’un blanc grisâtre. C’est propre, c’est hygiénique, mais c’est déprimant. Je vais demander tout de suite qu’on m’achète un bouquet de fleurs. Mais avant même d’atteindre la sonnette en forme de poire, grise aussi, qui pend à la tête du lit, elle se ravise. Non, elle ne peut pas importuner la sœur infirmière pour un caprice, cela ne se fait pas, elle se ferait mal voir. Brusquement la sœur, inconnue il y avait seulement une demi-heure, détenait sur elle un pouvoir redoutable. Il fallait se la concilier, l’amadouer par des sourires. À partir du moment où elle avait décroché le téléphone pour demander de l’aide, on l’avait prise en charge. D’abord son mari, il est vrai qu’il n’avait guère servi que de chauffeur, un chauffeur acariâtre et geignard qui envisageait déjà le pire superstitieusement, pour le conjurer. Mais enfin, c’était lui qui l’avait mise entre les mains des docteurs. On les appelle des praticiens. Pourquoi pas des manipulateurs ? Leur regard professionnel posé sur vous, non pas en tant qu’individu mais en tant qu’assemblage d’organes et de tissus, vous objective au plein sens du terme. C’était le docteur lui-même qui lui avait fait la première piqûre d’ergotine pour arrêter l’hémorragie. « Ce doit être un dérèglement hormonal, vous devez faire de l’hyperfolliculinie. Nous verrons cela plus tard. Pour l’instant, sœur Maria va vous accompagner à votre chambre et veillera sur vous. Couchez-vous et restez absolument immobile. » Dans l’ascenseur, dans le couloir menant à sa chambre, elle laissa encore tomber quelques gouttes rouges. La sœur pouvait avoir cinquante ans, les poils de sa moustache grisonnaient et la peau cireuse de son visage pendait mollement, comme si on l’eût évidée par le dedans, mais derrière ses lunettes cerclées d’acier — qui aujourd’hui, en dehors des bonnes sœurs ou des cantonniers retraités, achète des montures pareilles ? — ses yeux étaient aussi inexpressifs

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que ceux d’un nouveau-né. La voix était celle de la profession, nasillarde, un peu plaintive, monocorde. Mais l’accent était délicieux : « Oui, messié lé doctère », ou quelque chose comme ça. Elle se souvenait, à présent, que le médecin lui avait dit que dans sa clinique il n’y avait que des sœurs infirmières : « Elles ne réclament pas d’augmentation de salaire, elles ne sont jamais en retard, elles ne menacent pas de faire grève. » Et il avait ajouté : « Je les fais venir d’Espagne, elles sont plus dociles que les sœurs françaises. » La sœur l’aida à se déshabiller et la garnit avec du coton. « Je vous laverai quand ça ne coulera plus. » « De quelle région d’Espagne viens-tu ? » songeait-elle en la remerciant. « – Depuis combien d’années êtes-vous en France, ma sœur ? – Depuis sept ans. – Mais vous parlez très bien le français, mentit-elle. La sœur avait eu un bon sourire qui lui monta jusqu’aux yeux. – Oh oui, à présent je parle bien, mais au début c’était très difficile… Je vais vous quitter, restez bien sage, reposezvous. Si vous avez besoin de quelque chose vous n’avez qu’à sonner. » Oui, mais si elle sonnait pour des fleurs, on la tiendrait pour une malade désagréable, capricieuse. Pourtant elle avait besoin de fleurs. Il me faut un peu de couleur, un peu de parfum, un peu de beauté dans cette cellule, sinon je regretterai d’être venue. Le sang ne coulait presque plus. Elle se savait sauvée, elle était tout juste affaiblie, délicieusement. C’était la même sensation qu’elle éprouvait, petite fille, les jours où elle communiait. Le jeûne, les odeurs de cire, de fleurs et d’encens, la musique, l’exaltation religieuse, tout cela la faisait défaillir. Elle s’était évanouie pour de bon deux ou trois fois, elle en gardait le

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