Direct live

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Alain Jégou

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En 2012, Alain Jégou décide de se lancer dans la rédaction d’un recueil regroupant certains de ses textes déjà publiés sur les musiques rock ainsi que des inédits. La formule direct live, empruntée au journalisme, évoque les concerts, les albums live des groupes des années 1960 et 1970, mais aussi la volonté de se coltiner à ses souvenirs, se remettre en prise directe avec une époque révolue pour en écrire une histoire subjective. « J’envisage une série de poèmes inspirés par tous ces concerts qui ont sacrément marqué certaines de mes années de jeune con. En essayant bien sûr de ne pas sombrer dans le nostalgique gluant. » Ces proses poétiques naviguent entre le journal de bord et la chronique de disques. Chaque texte crée une connexion entre un album ou une chanson précise, que ce soit « Spoonful » des Cream ou « Unknown soldier » des Doors, et une période particulière de la vie de l’auteur, comme une autobiographie sous bande-son rock à fort volume qui embarque irrésistiblement le lecteur.

Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-465-5 15 € TTC en France

Éditions Apogée

Alain Jégou, marin pêcheur à Lorient, traquait autant les poissons que les mots. Proche des poètes de la Beat Generation et des Amérindiens, sa poésie fleure les vents du large et les chairs salées des territoires affranchis. Il a obtenu de nombreux prix pour ses œuvres : le prix Livre et Mer Henri-Queffélec et le prix Xavier-Grall en 2008 pour Passe Ouest et Ikaria LO 686070 (Éditions Apogée), le prix de la Compagnie des Pêches / Étonnants Voyageurs et le prix Albatros / Sail The World en 2012 pour Ne laisse pas la mer t’avaler (Éditions des Ragosses). Il est décédé en mai 2013.

Alain Jégou


Captain Beefheart Université de Toronto 1974 *

* De ce texte, Alain Jégou n’a écrit que le titre…


Dizzy Gillepsie *

Trumpet Kings Montreux Jazz Festival 16 juillet 1975

Le flux des mots dévale, déboule, cascade, furieusement exalté, sans retenue, l’esprit swingue et souffle dans l’espace encombré, pollué par les millions de pensées mornes et poisseuses, balance sa prose dans l’air flapi, tel un sax, son chorus idoine dans les cœurs anéantis par les peines et contrariétés de la vie. Le leitmotiv patraque surmonte ses déconvenues et fait péter les bribes de mouise exaspérante. Le phrasé débride avec la même fougue que les notes sur le clavier de Monk, dans le cornet de l’oiseau Parker ou la trompette de Mister « Bebop » Gillespie. Parfois il fait une pause, se coule dans la torpeur bluesy, s’envoie quelques goulées d’un jaja plus câlin, aux nuances éthérées et feeling féerique. La dope des sentiments volute alors dans l’air et s’éparpille en escarbilles de mots et d’arcanes réfractaires. Puis, le jeu se joue de la lumière et laisse sourdre son jus sur la portée poignante des amours débraillés. Mêmes

* Précédemment publié sous le titre « Ti-Jean » dans Papy Beat Generation (pages 63 à 66), ce texte évoque Jack Kerouac et ses proches.

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émotions, angoisses et compassions, partage dans la profonde détresse des hommes. Nashua, Lowell, Pawtucket… La voie crispée, grêlée de tourments et d’embûches. Les nuits troubles et sinistres, les ricanements des spectres, les frôlements perfides et pétrifiants des créatures de l’ombre et le long, terrible, inexorable calvaire d’un petit être aux bravoures et bontés exemplaires. Visions et mort de Gérard, l’enfant martyr « avec son visage pur et tranquille, son air mélancolique, et le petit linceul doux et pitoyable de ses cheveux qui retombaient sur son front… », le frère aîné, kidnappé par les anges, « pauvre ti Loup », son corps enfoui à jamais dans la « tristesse froide et torturée de Lowell. » Et puis Pa, et puis Ma, et Ti-Nin, leurs cœurs salement noués, prostrés devant la terre ouverte, craquelée, poussier mortuaire épandu sur leurs larmes profondément catholiques en ce si triste jour de juillet 1926. Lourd fardeau solidement amarré aux chiches joies de l’enfance. Secouer le joug de l’affliction et de la culpabilité. Échapper aux curés, aux nonces apocalyptiques, leurs attitudes austères et leur bourrage de mou. Enfoncer son crâne meurtri et mortifié dans le brasier éblouissant de la fiction. Cultiver quelques riffs littéraires et bâtir l’œuvre qui fera galvaniser les foules, au rythme de sa « prosodie bop spontanée. » Encore à tout berzingue, se pinter d’horizons et de contrées louftingues, brûler le dur, traverser l’océan, se bâfrer de sensations et de visions, puis regagner le havre, poser son sac à terre dans le coinsteau familial où se refaire une santé, se requinquer la fiole pour faire diluer le poison, faire saillir, jaillir l’émotion pure à chaque nouveau jet de doigts sur le clavier accort. 94


Le rêve toujours, bien amerloque, rivé aux basques, résistant aux agressions de l’asphalte, des fascinations troublantes, des bitures impudentes, des shrapnels de shit et d’amphétamines, des revers de chamailles avec la sueur des rues et la crasse des clandés. Se fondre dans le moule ringue, nippé de neuf, rasé de frais, empaqueté dans la défroque ad hoc pour épouser la blonde et lui faire une nichée de gentils chiards, futurs bons citoyens de la Grande Amérique. Déboussolé entre le miel du ciel et le fiel de la terre, désemparé entre amour et péché, tiraillé entre l’ombre radine et la lumière radieuse, entre un petit bonheur branque et la fougueuse passion qui fulgure et foudroie, entre Mémère et Allen, entre Maggie et Tristessa, entre Carolyn et Neal *… Toujours le cœur entre deux fièvres, sentiments et ferveurs, qui font flipper l’ego et brouiller les pensées. Toujours plus lourd et déplumé, l’oiseau loser galère à s’envoler. Il en bave et claudique sur le tarmac, souffle, grinche, s’énerve, glaviote, pleure, sue sang et cognac, pour décoller son gros cul de Canuck déjanté. Et l’écrit après ça ? Le fluide flux enjoué des mots ? L’incandescente libération inhalée à toutes pompes ? Le fécond négoce avec l’infalsifiable beauté du monde ? L’invulnérable écho des visions, passées, présentes ou à venir ? Toujours aussi puissant, pénétrant, époustouflant, subjuguant. * Les noms évoqués correspondent à des héros de plusieurs romans de Kerouac, dont les personnages sont inspirés par ses proches : Allen Ginsberg, Maggie Cassady, Tristessa, Carolyn et Neal Cassady (Sur la route).

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À nulle autre semblable, l’impro magnifique, tel un shoot de lumière, exalte et transporte loin, toujours plus loin, hors le champ de torpeur et de macération des ternes sphères littéraires.


Vladimir Vyssotski * Enregistrement clandestin Mexique Avril 1977

Le vent frais enivrait les élus Les faisait tomber, ressuscitait les morts Parce que si l’on n’a pas aimé Alors on n’a pas vécu et l’on n’a pas respiré ! **

Brin d’herbe noyé dans l’eau narquoise et facétieuse. La folle essence de feu râpeuse de circonstances et de poisses imbuvables. Zubrowka Tatanka, la toute belle et enivrante amie, racoleuse lieuse des sabots barges, des houles grégaires. Enjôleuse de naseaux, de poitrails et de flancs hystériques. Boulets de viande, de cuir, de corne et de panique, déferlant dans la nuit broyeuse de rêves chenus et d’impulsions ludiques. Zubrowka, la toute frêle et transparente amie, dérobeuse des halos et des palots lunaires, réfrénant à elle seule les quintes et les brelans de suicidaires envies. Shampouineuse * Texte précédemment publié dans Gracias a la vida (section « Vodka », pages 10-13). ** Traduction de paroles de « Ballade d’amour » du chanteur russe dont les chansons furent interdites en URSS. 97


des brumes et des défaites stellaires. Lessiveuse des relents, des nausées, des coliques fanatiques. Naufrageuse des clandés et des mitards poissards. Farceuse pouilleuse dans les quartiers de haute futilité, les chais d’esbroufe et d’arrogance. Miroir aux mille saveurs, humeurs et amertumes. Chanfrein des chiffonnades, des ratatouilles de cœur et ragoûts de rancœurs. Collutoire d’illusions et de chagrins d’amour. Zubrowka, la toute tendre et troublante égérie, pulpeuse, affectueuse, talentueuse, mielleuse aura de petite vertu, attribuée sans conteste à la matière fébrile, aux carnes incongrues et fièvres clandestines. Zubrowka, la teigneuse et ravageuse lubie. Brandon de suc au ventre dans l’innervé des troubles et morsures accablantes fait feu de toutes angoisses, foudres et injonctions. Timbre timbré des pensées agressées par l’acoustique des limbes, la rumeur des flores, des faunes affiliées au sarcasme des marées. Suint de foutre et d’écume, de rage au flux caustique. Purpura impulsif échoué à petites gorgées sur l’estran bouleversé, les langues de sable, de roc et d’anxiété. Mixture symphonique aux accents sardoniques, folâtrant à toute heure sur les courants contraires aux missions éphémères. Zubrowka, la fouineuse et indiscrète chipie. Petite pute ramoneuse de conduits encrassés, d’idiomes et idioties aux multiples encrages et caractères craquelés, plus quelques fines ratures et chorus endémiques noyés dans l’absolu confus des flux internes et mouvements conflictuels qui font rifler les sens et brusquer l’échéance. Zubrowka, la fidèle au béguin éternel. L’amante dispendieuse qui vaut le prix d’une vie. L’unique, l’excentrique, l’exclusive et fatidique compagne qui berne le temps d’un blues toutes les malignes folies.


Iggy Pop

Apollo Manchester Octobre 1977 *

Les poètes maudits grignotent les os de Rimbaud. Petits poucets glandeurs paumés dans les saccages et tourments de la vioque terre désacralisée, étriqués dans leur punkitude, leur uniforme rebelle et leurs féroces attitudes. Cramés jusqu’à la moelle, ils gerbent sur la rosée des matins bucoliques et exhibent leur bite enduite de beurre de cacahuète sous les projos prolos d’un bunker enfumé. Search and destroy ** glaviote James Österberg ***, l’Iguane du Michigan, dans un râle magistral. Wait and see, le ciel d’Ann Arbor s’embrase lorsque Iggy lâche la bonde à son flux obsessionnel. « La merde d’Iggy est verte » et les riffs des Stooges ont le beat noir et sang, aussi dépravés que les ciboulots des roadies, bande de cinglés, qui gravitent teigneux autour du groupe.

* Une vidéo d’Iggy Pop interprétant la chanson « The Passenger » (tirée de l’album Lust For Life, label RCA, 1977) circule sur Internet. ** « Search And Destroy » est une chanson de l’album Raw Power, d’Iggy And The Stooges (1973). *** James Newel Österberg Jr est le vrai nom d’Iggy Pop.

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« Les roadies les plus meurtriers qu’on puisse imaginer » affirme l’Iguane au regard chargé de downers. Ici, le ciel suce de la bruine et bave sur le rivage paisible. Les bardes du cru mâchouillent les touffes d’ajoncs qui poussent sur la lande. La merde des sonneurs est grise et les riffs des binious ont le beat baba, aussi cool que les korrigans qui gravitent autour des bagadous. « Les fans les plus pacifistes qu’on puisse imaginer » affirme Job Chouchen, le druide à la langue chargée de lambigs frelatés.


Patti Smith *

Mannheimer Rosengarten 15 mars 1978

The power to dream / to rule To wrestle the world from fools Le pouvoir de rêver / de décider D’arracher le pouvoir des mains des imbéciles ** Des riffs intimes, tendres et sincères. Poèmes sans vergogne au rythme débridé. Des images peaufinées, des tons incandescents, nuances en déshérence sur le parvis des songes. Dissidence outremer contre manifeste glauque. Témoignage siphonné d’un destin hors circuit, sincère et vulnérable, loin le quotidien mesquin et ses pitoyables effets de langue. Esprit du visionnaire plongé volontiers en marge des courants de pensées planifiées. Comme une évidence, un swing dans le buffet de la vie avachie. Le rythme dans la peau, magie de l’instrument au langage détonnant. * Patti Smith est une chanteuse américaine née en 1946. ** Paroles de la chanson « People Have The Power » qui ouvre l’album de 1988 Dream Of Life (sur le label Arista).

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Balayer les barèmes, revisiter les théorèmes, réhabiliter les blasphèmes, ourdir le complot de survie dans une langue neuve, loin les discours distordus des tenants du pouvoir. Un son décapant, loin les flonflons abrutissants des charmeurs de serpents. Rébellion de lumière contre laïus austère. Ruades sacrilèges de fanaux marginaux. Exprimer la sensation, le sentiment. Poétiser pour divulguer, transmettre le message décomplexé, le partager généreusement. Se glisser en loucedé dans les méninges et sous la peau de l’autre, pour lui soumettre nos propres émotions, notre allégresse, nos ivresses, nos délires et douleurs, nos peines et détresses. Trouver suffisamment d’audace et de force pour construire, modeler, fignoler, le message osé. Mettre notre cœur à nu pour attirer l’autre dans notre univers secoué. Ne plus patauger seul dans la fange meurtrière. Évader de concert avec la minorité amie. Exprimer l’indiscipline. Poétiser pour dénoncer le processus dégradant. S’affirmer, se revendiquer, tels qu’au plus profond de nous-mêmes nous sommes. Ne rien shunter ni maquiller. Poèmes sans vergogne au rythme fourbi de vocables rageurs. Revendiquer haut et fort, toujours.


Joan Baez & Mercedes Sosa * The Roman Amphiteatre Xanten, Germany 5 juin 1988

Gracias a la vida ** Que me ha dado tanto Me ha dado las risas Y me ha dado el ilanto Los dos materiales que forman mi canto Merci à la vie Qui m’a tant donné Elle m’a donné les rires Et m’a donné les pleurs Les deux matériels qui forment mon chant

* Mercedes Sosa (1935-2009) est une chanteuse argentine qui dût s’exiler après son arrestation en 1979 pour fuir la dictature de son pays. Quelque temps avant sa mort, Alain Jégou demanda à son grand ami Georges Le Bayon de retrouver pour lui un disque de cette artiste. ** « Gracias a la Vida » est une chanson écrite en 1966 par Violeta Parra (une chanteuse chilienne) et est reprise par Mercedes Sosa dès 1971. Elle l’interprète en duo avec Joan Baez, le 5 juin 1988 à Xanten. Gracias a la vida est également le titre d’un court recueil d’Alain Jégou de 2004.

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Rares états d’âme doux et apaisants, une espèce de félicité accordée sans apparente raison. Un cadeau du ciel, un don du firmament. Un rayon de lumière intense immiscé subrepticement dans l’obscurité mortelle de la destinée. Échappé pour un temps au fardeau des convenances, au rituel des apparences, au spectacle affligeant de l’existence qui décline et fout le camp. Orienté vers la touche, décrété marginal, simple spectateur, étranger aux actions et prises de position grégaire, déresponsabilisé, enfin libre d’évader et de batifoler comme bon lui semble, de prendre pleine possession de lui-même, d’échapper aux cascades de broutilles, d’inepties et d’embrouillaminis obstruant son horizon souriant. Retrouver quelques plaisirs discrets, moult visions dociles et refrains apaisants, toutes ces belles envies qui font chanter la vie.


Remerciements Nous tenons à remercier Pierre Rannou et les éditions Hors-Sujet, Franck Cottet et les éditions Le chat qui tousse, ainsi que Bruno Geneste et les éditions Blanc-Silex.


Table des matières

Préface 7 André Verchuren 19 Les Chats sauvages 20 Bob Dylan 23 Pete Seeger 25 The Animals 27 Them 28 Rolling Stones 29 Vince Taylor 30 Jefferson Airplane 32 Gribouille 34 The Who 36 Grateful Dead 39 Chuck Berry 42 Buffy Sainte-Marie 45 Cream 49 The Fugs 51 Velvet Underground 52 Jimi Hendrix Experience 54

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MC5 57 Creedence Clearwater Revival 60 Phil Ochs 62 Claude Nougaro 64 Canned Heat 66 Paco Ibáñez 71 Janis Joplin 76 Led Zeppelin 80 Doors 81 Frank Zappa 86 Léo Ferré 88 Ten Years After 90 François Béranger 91 Captain Beefheart 92 Dizzy Gillespie 93 Vladimir Vyssotski 97 Iggy Pop 99 Patti Smith 101 Joan Baez & Mercedes Sosa 103


Alain Jégou

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En 2012, Alain Jégou décide de se lancer dans la rédaction d’un recueil regroupant certains de ses textes déjà publiés sur les musiques rock ainsi que des inédits. La formule direct live, empruntée au journalisme, évoque les concerts, les albums live des groupes des années 1960 et 1970, mais aussi la volonté de se coltiner à ses souvenirs, se remettre en prise directe avec une époque révolue pour en écrire une histoire subjective. « J’envisage une série de poèmes inspirés par tous ces concerts qui ont sacrément marqué certaines de mes années de jeune con. En essayant bien sûr de ne pas sombrer dans le nostalgique gluant. » Ces proses poétiques naviguent entre le journal de bord et la chronique de disques. Chaque texte crée une connexion entre un album ou une chanson précise, que ce soit « Spoonful » des Cream ou « Unknown soldier » des Doors, et une période particulière de la vie de l’auteur, comme une autobiographie sous bande-son rock à fort volume qui embarque irrésistiblement le lecteur.

Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-465-5 15 € TTC en France

Éditions Apogée

Alain Jégou, marin pêcheur à Lorient, traquait autant les poissons que les mots. Proche des poètes de la Beat Generation et des Amérindiens, sa poésie fleure les vents du large et les chairs salées des territoires affranchis. Il a obtenu de nombreux prix pour ses œuvres : le prix Livre et Mer Henri-Queffélec et le prix Xavier-Grall en 2008 pour Passe Ouest et Ikaria LO 686070 (Éditions Apogée), le prix de la Compagnie des Pêches / Étonnants Voyageurs et le prix Albatros / Sail The World en 2012 pour Ne laisse pas la mer t’avaler (Éditions des Ragosses). Il est décédé en mai 2013.

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