Une histoire philosophique de la nature

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Éditions Apogée — 11 € TTC ISBN 978-2-84398-449-5

Ateliers populaires de philosophie

Patricia Limido-Heulot

Une histoire philosophique de la nature

Patricia Limido-Heulot, agrégée et docteur en philosophie, enseigne à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne. Elle a publié un ouvrage consacré à Ingarden et Husserl, La Controverse Idéalisme-Réalisme (2001) aux Éditions Vrin et dernièrement elle a dirigé un recueil d’articles aux PUR : Roman Ingarden. La phénoménologie à la croisée des arts (2013).

ÉDITIONS APOGÉE

Depuis la révolution copernicienne qui a permis à l’homme de devenir comme « maître et possesseur » de la nature jusqu’aux préoccupations écologiques actuelles, comment la nature est-elle conçue par l’Occident ? La nature n’est-elle qu’une vaste étendue, un grand réservoir de matières premières et de denrées ? Ou bien, désigne-t-elle notre terre, ce bien commun et précieux que nous devons sauvegarder au nom des générations futures ? Cette petite histoire de la nature vise à retracer, dans ces grandes lignes, la manière dont le monde occidental a pensé la nature en oscillant entre mécanisme et romantisme.

Une histoire

philosophique DE la

nature

Patricia Limido-Heulot


Collection Ateliers populaires de philosophie Cette collection a pour objet de publier des conférences données à Rennes par des professeurs de philosophie dans le cadre de la Société bretonne de philosophie. La vocation de cette association (loi 1901) est de mettre l’exercice de la pensée à la portée de tout citoyen, quelle que soit sa formation. Ces textes s’adressent ainsi au plus large public.

Dans la même collection : L’Amour, échec de la philosophie ?, Yvan Droumaguet Qu’est-ce que penser librement ?, Nathalie Monnin

Du même auteur : La Controverse Idéalisme-Réalisme (2001), Vrin Roman Ingarden. La phénoménologie à la croisée des arts (2013), PUR

© Éditions Apogée, 2014 ISBN 978-2-84398-449-5


Patricia Limido-Heulot

Une histoire philosophique

de la nature

Éditions ApogÊe



Introduction

« Peu à peu maintenant tout prenait corps et musique. […] Une phosphorescence blême huilait les bonds du fleuve et ses détours gras éclairaient au loin la plaine comme des lunes. Tout le ciel tiède battait contre la fenêtre. On entendait vivre la terre des collines débarrassées de gel, et loin, là-haut, dans la montagne, les avalanches tonnaient en écartant le brouillard, éclaboussant la nuit de gros éclairs ronds comme des roues. » Jean Giono, Le Chant du monde (1934) « Soyez féconds, croissez, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la, dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre. » Gn i, 28 L’Europe et l’ensemble du monde occidental ont développé depuis la Renaissance une conception très singulière de la nature et qui est encore la nôtre aujourd’hui. La nature est encore pour nous un grand réservoir de matières premières et de denrées, avant d’être un lieu d’harmonie et de plaisance auprès duquel il peut être souhaitable de se ressourcer. Cette conception mécaniste et instrumentale de la nature nous est propre et elle a une histoire que ce petit essai se propose de parcourir à grands traits pour situer en retour notre situation présente.

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Cette perspective est aussi l’occasion de ressaisir l’actualité de quelques textes de Descartes, car le philosophe a su concentrer et systématiser un certain nombre d’idéaux scientifiques et techniques que notre société continue de partager et de mettre en œuvre sans en avoir tout à fait conscience. En effet, même si cette conception physicienne et utilitariste de la nature a pu induire un certain « désenchantement du monde », et même si le romantisme a pu constituer une première forme de réaction esthétique et artistique à ce désenchantement, les résistances ont toutefois été vite balayées par les nécessités de l’économie et du développement industriel. Aujourd’hui, ce sont les pensées écologistes qui constituent une nouvelle forme de réaction à cette exploitation mondiale et généralisée de la nature. Il est intéressant et utile de s’interroger sur ces pensées (qu’il faut envisager au pluriel car il y a différents courants et différents sens de l’écologie), sur leurs sources et leurs implications, mais aussi sur les politiques de conservation de l’Unesco car, à leur tour, elles engagent une certaine idée de la nature qui n’est pas exempte d’ambiguïté et oscille entre mythe et nostalgie, entre peur et responsabilité. Retracer les temps forts et les enjeux philosophiques qui ont rythmé et orienté l’histoire de la notion de nature peut nous permettre, souhaitons-le tout du moins, de voir un peu plus clair dans les diverses conceptions qui dominent notre société et de comprendre en quelle mesure les pensées écologiques actuelles restent attachées à une certaine idée de la nature directement héritée de la pensée classique.


I La conquête de la nature Dans la chanson que reprend Victor Hugo dans Les Misérables, il est dit que c’est toujours la faute à Rousseau, ici on dirait plutôt que c’est la faute à Descartes ! Il s’agit bien sûr d’une boutade et, à prendre les choses strictement, cette remarque est injuste. Il est excessif, et même absurde à certains égards, d’imputer à Descartes seul la situation de détérioration, d’exploitation et d’instrumentalisation du monde naturel par la technique. Mais on peut néanmoins se référer à sa philosophie comme à une des sources principales et exemplaires de la conception moderne de la nature, car il s’est fait très tôt le théoricien des possibilités extraordinaires que les sciences physiques pourraient donner à l’homme, en favorisant une maîtrise grandissante de la nature et de ses ressources. Mais il va de soi que dans cette perspective Descartes n’a pas été le seul philosophe ni le seul théoricien de ce qui est devenu une attitude spécifique du monde occidental et il a largement profité de diverses avancées théoriques qui ont commencé avant lui et se sont poursuivies après lui. Simplement, on peut considérer sans excès qu’il a pleinement participé à la naissance de la modernité, qu’il y a contribué et a su en exprimer la teneur et les convictions essentielles. La naissance de la modernité découle de ce que Kant a nommé la révolution copernicienne. Avant de revenir sur le sens précis de cette expression, on peut dire pour commencer

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que cela désigne l’ensemble du processus intellectuel qui a débuté avec Copernic et a trouvé son couronnement avec Newton. Ce processus singulier a donné naissance à la constitution des deux pôles du savoir occidental : le sujet pensant et l’objet connaissable, le sujet et l’objet, le moi et le monde, instaurant par là même une dichotomie irréductible entre l’ordre de la pensée — une pensée législatrice, dominatrice, apte à une connaissance profonde et surplombante — et l’ordre du monde objectif, c’est-à-dire l’ensemble homogénéisé des « objets » à connaître, à mesurer, à calculer, à contrôler, à prévoir, etc. C’est en cela que se tient le fondement même de la société occidentale — scientifique, physicienne et technicienne — pour laquelle le monde est un ensemble de données (muettes, indifférentes et neutres quant à la valeur) qu’il faut déchiffrer, décoder pour les dominer et les instrumentaliser. « Connaître pour prévoir, prévoir pour agir », telle sera la devise d’Auguste Comte : mettre la nature au service de l’homme pensant. Autrement dit — et en une formule que Descartes a ciselée de telle manière qu’elle est passée à la postérité — grâce à la science, l’homme occidental est en mesure de devenir « comme maître et possesseur de la nature ».

Renaissance et modernité : la maîtrise de l’espace Parce qu’il n’y a pas de pensée spontanée et que la modernité ne commence pas seulement au xviie siècle avec Descartes, il faut rappeler que les prémisses de cette révolution se situent dans le quattrocento qui a non seulement produit les chefs-d’œuvre de l’art italien, mais encore

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Ces différentes cartes supposent de mener une réduction d’échelle pour se lancer dans la représentation du monde, pour faire entrer l’espace à trois dimensions dans l’espace plan de la carte. Cette opération pratique, consistant à agrandir ou réduire l’échelle, est déjà une transformation géométrique qui conserve les proportions tout en changeant les mesures et qui habitue le regard à la surface homogène de l’espace géométrique. Ainsi se laissent pressentir les potentialités de la carte en tant que modèle réduit de l’espace réel permettant une vue d’ensemble sans commune mesure avec les limites de la vision naturelle ; le monde commence à s’élargir sous les yeux des Européens. La plus ancienne carte nautique conservée — la carte pisane (retrouvée à Pise) — daterait de 1291, et l’on sait que Marco Polo qui avait emprunté un itinéraire terrestre pour aller en Chine en 1271, a choisi la voie maritime pour son retour entre 1291 et 1295, et on peut supposer qu’il a dû se servir d’une carte de ce type. Au contraire de ces premières cartes dont la dimension pratique et utilitaire était indéniable, les mappemondes (quelque six cents mappemondes médiévales ont été conservées) donnent une vision théologique et symbolique du monde. Elles présentent une image de la création et du monde habité tel qu’il était pensé depuis la Bible, avec Jérusalem en son centre. Ces cartes dessinent de manière stylisée un T dans un O, où le « T » représente la Méditerranée diffuse entre les trois continents et le « O » désigne le fleuve océanique entourant le monde à la manière d’un cercle fermé. Le monde ayant été, selon le texte biblique, partagé entre les trois fils de Noé — Sem, Cham et Japhet, occupant respectivement l’Europe, l’Afrique et l’Asie — la mappemonde présente le résultat de ce partage, quelquefois aussi figuré sur trois feuilles, comme trois feuilles de

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trèfle. Cette tripartition dit assez le caractère idéal de la représentation du monde où seul le discours mythique (et non la projection des cercles célestes) inspire la main du cartographe. Ces cartes ou ces mappemondes sont de magnifiques œuvres d’art mais elles devaient être bien peu utiles aux marins. C’est pourquoi, la navigation réelle se dote dans le même temps de moyens et d’outils plus précis. La géographie et la cartographie se développent de manière à rendre le monde de plus en plus visible et comme à portée de main. Les progrès de la géographie vont croissant avec la redécouverte des textes de Ptolémée autour du xive siècle et leur traduction en latin. En effet, la Géographie de ce grand savant grec d’Alexandrie était perdue depuis le ive siècle, alors même qu’il avait développé une géographie mathématique déjà très précise et qui retrouvera peu à peu une place privilégiée dans la science cartographique naissante. Car paradoxalement l’Antiquité grecque puis romaine avait commencé par connaître d’abord et mieux le ciel qui est loin de nous que la terre sur laquelle on vit. En effet le ciel se donne à la vue à travers le mouvement des planètes, il s’offre comme un spectacle entièrement déployé qu’il est alors possible de comprendre par l’outil mathématique en calculant les positions des planètes. Les corps célestes et leurs positions sont ainsi réductibles à des points, à des trajectoires et à des mouvements que l’on peut situer sur une carte du ciel. En revanche, la terre dans son immensité horizontale échappe aux regards car nous y sommes immergés et non pas spectateurs ; nous n’y avons pas de surplomb, pas de regard englobant sa totalité. Notre cécité revendique alors une béquille, un auxiliaire qui permette une vision synoptique du monde. Telle sera la fonction cardinale de la géographie que Ptolémée a clairement

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identifiée puisqu’il déclare que « la géographie vise à donner une vue d’ensemble », à offrir comme une peinture du monde pour combler les connaissances partielles et lacunaires auxquelles nous contraignent notre place et notre organisation sensorielle. Aussi, cette géographie que Ptolémée voulait savante va recourir aux outils mathématiques servant à la connaissance du ciel. Il a d’ailleurs poussé assez loin cette étude au point que la cartographie moderne va hériter de ses avancées et de son vocabulaire. Ainsi les notions de « latitude » et de « longitude » tout comme celle d’antipode, l’usage d’orienter les cartes en plaçant le nord en haut et l’est à droite, la notion d’échelle, la mise au point de méthodes de projection des surfaces sphériques, tous ces outils que Ptolémée avait déjà élaborés vont permettre à la Renaissance de représenter le monde habité mais encore d’en poursuivre l’exploration et d’en accroître la domination intellectuelle et réelle. C’est cette ambition d’une connaissance universelle et rationnelle du monde initiée par Ptolémée que la modernité va développer avec des moyens nouveaux, tout en s’appuyant sur la redécouverte des sciences anciennes. Ajoutons enfin, pour terminer ce rappel sur les apports du quattrocento, le rôle très important qu’a joué la découverte des règles de la perspective picturale par Brunelleschi et Alberti. Elles aussi ont fait avancer la pensée rationnelle et favorisé une certaine conception de l’espace comme dominable et calculable. Car si la perspective est d’abord un secret d’atelier, un moyen au service de la peinture, elle est aussi et déjà une méthode de calcul géométrique servant à déterminer les proportions des figures relativement à leur éloignement de manière à produire l’illusion de la profondeur, et elle fournit des solutions pratiques pour

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Patricia Limido-Heulot, agrégée et docteur en philosophie, enseigne à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne. Elle a publié un ouvrage consacré à Ingarden et Husserl, La Controverse Idéalisme-Réalisme (2001) aux Éditions Vrin et dernièrement elle a dirigé un recueil d’articles aux PUR : Roman Ingarden. La phénoménologie à la croisée des arts (2013).

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Depuis la révolution copernicienne qui a permis à l’homme de devenir comme « maître et possesseur » de la nature jusqu’aux préoccupations écologiques actuelles, comment la nature est-elle conçue par l’Occident ? La nature n’est-elle qu’une vaste étendue, un grand réservoir de matières premières et de denrées ? Ou bien, désigne-t-elle notre terre, ce bien commun et précieux que nous devons sauvegarder au nom des générations futures ? Cette petite histoire de la nature vise à retracer, dans ces grandes lignes, la manière dont le monde occidental a pensé la nature en oscillant entre mécanisme et romantisme.

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