Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-400-6 XX € TTC en France
Albert Bensoussan L’Immémorieuse
Albert Bensoussan est né en 1935 à Alger, où il a passé sa jeunesse. Il est professeur agrégé d’espagnol au lycée Bugeaud d’Alger jusqu’en 1961. Assistant en Sorbonne en 1963, il a enseigné à l’université de Rennes-2 de 1978 à 1995. Il est également un grand traducteur d’auteurs hispanophones et il a notamment traduit en français, chez Gallimard, l’essentiel de l’œuvre de Mario Vargas Llosa. Il a publié Faille chez Apogée en 2011.
L’Immémorieuse
Éditions Apogée
Au départ est la description de la ville. Mais laquelle ? Rennes où le narrateur a pris racine, ou Alger d’où il a fui ? Laquelle est choyée ou détestée, aimée ou rejetée ? Ce récit est un état des lieux — multiples, comme le sont ces visages qui défilent : l’épouse, maintenant en rade, entourée de roses blanches, mais aussi cette amoureuse d’antan dont le visage s’efface sur le cliché, comme le rivage abandonné ; et puis le fils exigeant, l’ami jaloux, les camarades, les comparses… La vie — la ville — est un choix, sur un coup de dé hasardeux, mais aussi un choc, à l’instar de cette boule rouge qui doit heurter les deux blanches sur le tapis du vert paradis. Le récit se déroule comme bandelettes de momie, instance faussement pérenne. Ce parcours d’un destin en raccourci fige le regard comme sur un album. Tout est de face, mais aussi tout reste flou, en profil perdu. Comme l’ingrate cité, ou la femme immémorieuse.
Albert Bensoussan
Collection « Piqué d’étoiles » créée par François Rannou, dirigée par Jacques Josse
Du même auteur, chez le même éditeur : Faille, 2011
© Éditions Apogée, 2012 ISBN 978-2-84398-400-6
Albert Bensoussan
L’Immémorieuse
Éditions Apogée
« Cet amour entre toi et moi est simple comme une chanson. Me voici au port, sauvé des eaux. Dans tes yeux, j’ai vu plus loin que le monde. » Les Bagnoulis
Le pingouin n’est pas l’albatros
Avant-dire Seul en grande maison, isolé en cité, silencieux loin des vagues, cheval fourbu ou cachalot en grève : narrateur saisi d’incertitude. Doit-on tout quitter et secouer ce sable sous les chaussures, sur les paupières ? Est-il temps de partir, mourir un peu, beaucoup, passionnément ? Lorsque la forêt s’élague et qu’orphelin feuillu, l’arborescent se dresse, l’heure est à l’abandon des clairières, à l’enclos des niches. Suffit de ramasser ses feuilles sous les rames, les replier en ailes, draper son cœur en bandelettes, décoller les racines, guetter un souffle d’air et pigeon vole, tapis vole… Pour l’essor, et la fuite, prière de liquider le gîte, dépeupler les murs, marchander sa peau d’ours, ainsi va toute chair. De prime abord, nécessité du diagnostic. Ce récit est un état des lieux.
Chapitre 1 MON RENNES, MARRAINE Je ne sais toujours pas si mon Rennes m’a pris dans ses bras, si cette ville est marraine. Comme naguère chaque soldat avait sa marraine de guerre. Et justement celle de mon père à la guerre de quatorze était de Breizh et, des années durant, nous en avons savouré le nom, ébahis par une si belle branche et tant de noblesse, qu’il nous épelait en longue phrase et souffle court jusqu’à sa mort : Mademoiselle la comtesse du Boucher de Perthes et de Crèvecœur. Et ce crève-cœur-là résumait pour nous toute la tragédie des tranchées et de ce trou d’obus où l’on avait ramassé papa… Dix lustres de résidence ininterrompue dans la cité que mon travail me destinait, que le destin avait choisie pour moi. Dans mes rêves, pourtant – avec toute la force d’une vision primordiale –, si je déam-
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bule en Rennes, c’est Alger que je nomme sur l’écran de mon inconscience. Les pages se superposent et se confondent. On naît dans une ville, on n’est que de cette ville. Pour moi, donc, c’est toujours dans Alger que je vis, sauf que… sauf que cette Babel s’appelle désormais Rennes. Banlieue d’un banni qui s’est bâtie à coup d’images, de visages. Et à l’autre cité, sur l’outre rive, les fantômes, les raccords, les mirages… Il y a entre Rennes et moi une filiation étonnante, car mon père m’y précéda et y vécut quelque trois années, à peine douloureuses, et sûrement gratifiantes, car c’est à Rennes que sa vie précaire de blessé de Grande Guerre fut préservée et définitivement affermie. 1915 nous le montre, barbu et amaigri, dans une chambre de l’hôpital militaire Ambroise Paré — aujourd’hui transformé en immeuble de grand standing aux entrées jalousement verrouillées. Stéphane aussi, notre grand fils, à la faveur d’une pneumonie lors de son service militaire à Rennes, connut les mêmes salles, hanta le même couloir blanc, et je m’émerveillais de pareille filiation ou d’un tel héritage. On voit sur la photo qu’il a la barbe bien taillée et soignée : c’est la comtesse de Crèvecœur, à ce qu’il nous dit, qui maniait les ciseaux. Encore
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rougissant, il ajoutait : et elle me coupait les ongles des pieds De retour de la guerre, il épousa maman, et plus tard, se rendant en Métropole, en bon fonctionnaire, tous les deux ans, il ne manquait jamais de revoir sa Bretagne, et des lieux chers à sa mémoire ou sa survie : Saint-Malo, Quimper — moi j’entendais « qu’un père » et savais bien de quel prix le miracle —, Douarnenez (un douar breton ?) et Rennes, surtout, où l’on sait qu’il logea dans un de ces établissements scolaires aménagés pour l’accueil des blessés, à deux pas de la Vilaine, me disait-il, et j’ai cru longtemps que c’était le collège Saint-Vincent, rue de Paris. Monique Sklaresky, historienne de la ville, me l’avait bien confirmé. Non non, c’était bien rue de Paris, mais au siège du cercle Paul-Bert, numéro 30 bis, créé avant le siècle et dont les locaux furent, de 1914 à 1918, transformés en Hôpital Militaire de Campagne (appellation contrôlée). C’est Stéphane, notre fils, qui me l’a appris, en savant professeur d’histoire. Voilà bien l’intime raison qui me poussa vers ce poste de maître-assistant à la Faculté des Lettres de Rennes en 1966, au sortir de trois années d’assistanat à la Sorbonne. En filiation et fidélité. Et papa fut ravi de me rendre épisodiquement visite, avec maman, et je les amenais toujours dans quelque crêperie, rue du Chapitre ou rue Saint-
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Melaine où il viderait une ou deux bolées de cidre en essuyant la mousse autour de ses lèvres. Et nous ne manquions pas de traverser le jardin du Thabor, dont un vieux cliché montre qu’il accoutumait, en 1915, de s’asseoir sur quelque rocher du vieux parc, quand l’eau coulait encore dans les cascades. Ou de déambuler sur cette place de la Mairie, dont il évoquait l’harmonieux emboîtement de la courbe saillante de l’Opéra avec la façade concave de l’Hôtel de Ville. Et puis il me montrait les rails résiduels en se rappelant quelque plaisante escapade d’autrefois à Cesson, terminus de l’ancien tramway. Les années se sont écoulées. J’étais devenu maître d’études, j’avais des centaines d’élèves, une poignée de disciples, et, désormais en retrait, il en reste au bas mot un millier dont beaucoup me sont attachés. Ce sont eux qui constituent les liens les plus forts qui me tissent à la vilaine ville. Et j’y marche toujours d’un pas vif, avec la même assurance que ces preux de la reine Anne de Bretagne (et de Jérusalem), rivalisant place des Lices, à deux pas du gibet. Et lorsqu’on me demande : mais enfin Alger, pourquoi ne pas y retourner ? je réponds toujours que ce qui a disparu — définitivement — de ma ville natale, c’est sa géographie humaine. Ce sont tous ces visages qui ne sont plus et que je ne caresse,
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désormais, que dans ma tête. J’y suis, certes, retourné une fois, pour voir et revoir, vingt ans après l’Indépendance ce qui était ma ville, mais j’avais beau parcourir toutes les rues, que je possédais à fond, aucune tête ne me retenait, aucun bras pour m’arrêter, et nul ne me faisait signe : j’étais un étranger pour les gens du pays et la cité m’était devenue orpheline. Au point d’éprouver quelque crainte, car l’on disait déjà le pays peu sûr ; alors j’arpentais les venelles de la Casbah, où se trouvaient nos synagogues, et aussi les « Maisons Honnêtes », doux euphémisme, en glissant dans ma poche, mais le titre en évidence, El Moudjahid, l’organe officiel du parti en place. Quand au retour j’ai raconté cela à mes amis algériens de Rennes, ils ont éclaté de rire : « Bête, hmar que tu es, avec cette carte de visite, « ils » auraient pu t’égorger ! » Depuis 1982 je sais que je n’y reviendrai pas. Malgré les films de Moknèche — Viva Laldjérie, Délice Paloma… —, ou plutôt par ce qu’il me montre de ce pays qui fut le mien et que je méconnais à jamais. Chaque image projetée, un couteau qui me transperce. Chaque ride de Biyouna, une larme à mes lèvres. Chaque chant, une chaloupe à la mer À l’issue, je me retrouve au nadir, le moral dans les talons, le cœur en bandoulière, vibrant
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et ne volant plus. Mon Algérie a la voix rauque et cassée, ma vieille cité, les murs lépreux, lézardés. À rebours, Rennes est mon lieu de vie où tant de regards croisent le mien, et tant de bras se tendent, tant de mains pour me presser, me serrer. Sans compter qu’à faire le décompte des années vécues là-bas et celles où je suis ici, forcément Rennes est devenue ma vraie ville, ma seule cité mémorable — et l’autre, immémorieuse. Il me revient cette phrase, d’humour aimable, du doyen Marache, cet Auvergnat qui sut m’accueillir généreusement en Bretagne quand j’intégrai en 1966 sa Faculté des Lettres de la place Hoche. Recevant un jour l’hispaniste Noël Salomon, natif des côtes de la Rance, mais ayant fait toute sa carrière à Bordeaux, il lui lança donc : « Vous avez quitté la Bretagne à vingt ans, moi cela vingt ans que je suis ici : à nous deux nous faisons tout un Breton ! » Moi, un tiers algérois, deux tiers rennais. (Marlé n’a jamais bien pu le prononcer, pour elle j’étais « rené »).
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