Je pense que je vais tomber

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Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-415-0 12 € TTC en France

Jean-Pierre Védrines Je pense que je vais tomber

Jean-Pierre Védrines est né en 1942 dans l’Hérault. Poète et romancier, il anime des ateliers d’écriture. Il dirige la revue littéraire La Main millénaire. Il a déjà publié chez Apogée, La Danse de cœur (2009).

Éditions Apogée

J’étais clown au cirque Romano et je faisais rire les enfants. Puis je suis devenu fildefériste. Maintenant me voilà funambule avec l’idée de quitter le malheur. Mais on n’échappe pas à sa condition. Remarquez, je ne sais pas si la marche sur le fil va m’entraîner jusqu’à cette chose éloignée, sur l’autre rive, au pays où l’on ne se nourrit que de l’ombre des choses, où l’on mène une vie d’ombre… Mais quel être humain connaît jamais son destin ? Personne.

Je pense que je vais tomber Jean-Pierre Védrines


Collection « Piqué d’étoiles » créée par François Rannou, dirigée par Jacques Josse

Du même auteur, chez le même éditeur : La Danse de cœur, 2009

© Éditions Apogée, 2012 ISBN 978-2-84398-415-0


Jean-Pierre Védrines

Je pense que je vais tomber

Éditions Apogée


« Je suis le soldat qui veille, la limite qu’on n’atteint pas. » Évelyne Morin, Un retour plus loin. « Être funambule ce n’est pas un métier, c’est une manière de vivre. Une traversée sur un fil est une métaphore de la vie. Il y a un début, une fin, une progression et si l’on fait un pas de côté, on meurt. Le funambule relie les choses éloignées. C’est sa dimension mystique. » Philippe Petit


i Je pense que je vais tomber. Elle me retient, certainement. Elle me montre le fil tendu. Je voudrais lui parler, mais la force me manque. J’entends une musique douce. Un crissement de pneus. Puis plus rien. Peut-être que le brouillard se lève. J’essaie de reconnaître le son de sa voix. Son visage. Qui est-elle ? Je ne sais pas si, endormi, je suis en train de rêver ou si, vivant, j’aborde un territoire inconnu. Soudain, ma tête s’alourdit. Je retiens à peine mon souffle. Peut-être me reste-t-il assez de force pour aller me réfugier dans l’ombre, à l’abri de cet arbre ? Peu à peu, comme si je sortais du sommeil, me revient la réalité de ma situation. Je suis un funambule sur un fil. Je suis dans le ciel, je me concentre sur mon équilibre en marche vers les nuages. Oui, c’est certainement cela : j’ai un balancier dans les mains. Elle est là. Je l’entends qui murmure à mon oreille des paroles que j’ai du mal à comprendre : « Tu vas tomber si tu n’y prends garde… » 5


Mais tomber d’où ? Est-ce que je sais encore où je suis ? Je marche sur un fil. En équilibre, les cheveux au vent. Je ne sais ce qui m’arrive. Dans quelques instants, il fera nuit. Je ne tomberai peut-être pas. Elle me dira que j’ai eu de la chance. Peut-être touchera-t-elle mon front de sa main fine. Peut-être. Je sais en tout cas qu’elle ne me poussera pas dans le vide, qu’elle respectera la froideur de la nuit, la naissance des premières étoiles. Peu à peu des bribes de ma vie me reviennent. À vrai dire, cela n’a pas grande importance. Tout finit par s’achever. Un jour. Qui suis-je ? Ma mémoire est douloureuse. J’ai mal à la tête. Pourtant, un nom me vient aux lèvres : Jean Amarante. Oui, je me nomme Jean Amarante. Je ne porte pas un nom célèbre comme vous pouvez le constater. D’ailleurs, comme la plupart d’entre vous, je n’ai pas choisi mon nom. Il me vient de ma naissance, de mon père pour être plus précis, de mon grand-père, en droite ligne de mes ancêtres. Eux aussi ont porté ce nom, le mien aujourd’hui, puis ils ont disparu à l’orée du crépuscule. Pour ne plus être, pour ne plus exister. L’un d’eux fut prénommé comme moi, à moins que ce soit moi qui ne lui ait emprunté son identité. Il s’est habillé de mon nom et de mon prénom, voilà trois siècles : Jean Amarante, dit

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le bûcheron. C’était un homme robuste qui vivait dans la forêt et abattait les arbres.

À vrai dire, quand je l’ai découvert dans la généalogie de la famille, cela m’a fortement impressionné. Je me suis dit, que la vie avait peut-être un sens, après tout.


ii En ce moment, je me sens léger. J’écoute le bruit du vent qui joue autour de moi. Si je continue de marcher dans l’ombre sans tomber peut-être arriverai-je au-dessus des lumières de la ville, peut-être marcherai-je enfin au-dessus des toits luisant de pluie. Mais marcher sur un fil, un balancier dans les mains est une rude épreuve, croyez-moi. Comment ? Oui, je l’entends. Elle me parle de l’aube froide. Elle me demande de regarder tout droit devant moi, de ne pas observer mes pieds car je risquerais d’être entraîné dans le vide. Qu’est-ce que je fais là ? Je ne sais pas. Je suis un funambule. Je vis de mon art. Voilà tout. Je vis une histoire comme on n’en trouve que dans les livres. Pourtant, je marche. Mon cœur bat. Je sens au bout de mes doigts la flamme douce de l’air.

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Elle me demande de bien tenir le balancier avec mes paumes, sans fermer les mains, simplement en serrant à peine le bois, en le caressant, en le laissant flotter à hauteur de mon ventre. D’après elle, c’est le balancier qui me permet de rester en équilibre et me porte à cause de son poids et c’est la foi que j’ai en lui qui me fait avancer. Elle me souffle à l’oreille que tout cela est incompréhensible, n’est-ce pas ? Quasiment absurde. Mais que le balancier me porte. Je trouve que je suis un équilibriste merveilleux, un homme de lumière, un acrobate comme on en voit peu, et que mes pirouettes sur le fil sont magiques. Mon travail est exactement celui-là : celui d’un poète qui clame le mystère de la vie. À chaque pas que je fais, sous la protection de la forme courbe de mon balancier, je pense que je vais tomber. Mais elle me parle. Elle me dit que lorsque j’arriverai au bout du fil tendu, j’aborderai sur l’autre rive, et que je foulerai le sol du pays des ombres. Sa voix me rassure. Une sensation de tiédeur, soudain, me traverse. Je pense que cela vient des étoiles. Leurs petites lumières guident mes pas dans la nuit noire. Leur musique m’émeut. Il me semble que le besoin de me nourrir m’a quitté. Cependant, j’ai le goût de l’eau sur les lèvres. Je marche dans la nuit comme attiré par cette douce lumière qui flotte devant moi. J’ai beau ouvrir les yeux, je ne vois rien d’autre que la luminosité qui me guide.

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Elle me parle, m’indique la limite à ne pas franchir. Quelle limite ? Je ne sais trop. Une limite, c’est si fragile. Je dois tenir encore de longues heures au-dessus du précipice. Jusqu’à cet instant, je n’ai jamais dit à quiconque que j’avais passé mon enfance dans un cirque, que j’étais devenu à la grande joie des enfants, le clown Pépé du cirque Romano. À dire vrai, je ne me souviens plus très bien de ces années-là. Mais j’entends encore le rire des enfants, leurs applaudissements, leurs cris : « Pépé ! Pépé ! »


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