Le Labyrinthe du Singe - Alain Roussel

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Alain Roussel

Le Labyrinthe du Singe

Six personnages singuliers sont réunis autour d’une table dans un café mal famé. Ils se sont évadés des légendes qui ont bercé notre enfance et notre adolescence. Ils se croient libres et complotent je ne sais quel projet funeste. L’un d’eux, Archibald, porte sur l’épaule un perroquet qui va se révéler bavard et sera l’instigateur bien involontaire d’une vaste quête autour d’un hypothétique trésor. Au bout de leur voyage, les compères feront la connaissance d’Aluminium Roussette, un individu machiavélique qui, d’emblée, se considère comme leur maître. En effet, tel un romancier, il semble disposer sur les personnages, qu’il prétend avoir créés, un droit de vie et de mort. Pourtant, la mise en scène qu’il a patiemment construite va se retourner contre lui et le renvoyer au néant de sa propre vie, dans le « labyrinthe du Singe ». Dans ce livre, l’auteur s’abandonne totalement à son plaisir d’écrire, mêlant humour, insolence et tendresse. Car c’est aussi une histoire d’amour fou, celle de Mélusine et de Raymondin, déjà célèbre au Moyen Âge grâce à Jean d’Arras, qui renaît ici, y compris dans son aspect le plus tragique.

Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-467-9 17 € TTC en France

Éditions Apogée

Alain Roussel est né en 1948, à Boulogne-sur-Mer. Il vit aujourd’hui à Rennes. Il s’inscrit dans une double démarche. L’une est d’ordre poétique et a fait l’objet de publications chez Lettres Vives et Cadex. L’autre revendique la liberté de la langue et le bonheur d’écrire ; l’humour y joue un rôle essentiel. Ses livres ont été publiés à La Différence, La clef d’argent et surtout aux Éditions Apogée, avec Chemin des équinoxes (2012).

Le Labyrinthe du Singe Alain Roussel


1 Un coup de dés Le vieil Indien squelettique traversait encore l’Atlantique à la nage quand Archibald, un perroquet sur l’épaule, entra dans le café. Un sombre pressentiment l’accablait, mais il n’en laissa rien paraître, et c’est avec un large sourire, hérité d’un ancêtre italien, qu’il referma derrière lui la porte de verre. D’un geste qui se voulait élégant, il secoua quelques pellicules de part et d’autre de sa vareuse. « Pas d’étoile ce soir pour jouer la dernière scène ! » se dit-il, non sans une certaine inquiétude, car il avait la parole prémonitoire, et cette réputation l’avait fait surnommer autrefois : « la calamité parlante ». D’un pas lent, comme s’il comptait les centimètres, il marcha vers le comptoir, s’y installa. « Sept mètres vingt-deux, il y a sept mètres vingt-deux de la porte d’entrée jusqu’ici », dit-il au barman interloqué, en commandant un demi. « Et quatre enjambées pour s’enfuir sans payer ! », ajouta-

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t-il, d’une voix qui se voulait drôle, mais sans y parvenir vraiment, et tout en comptant discrètement ses sous au fond de sa poche. Il remarqua, dans le cendrier posé sur le zinc, un cigare qui fumait encore. « Décidément, les lois sur la tabagie n’ont pas fait beaucoup d’émules dans le coin », se dit-il, et il salua, d’un mouvement de la main, les dernières volutes qui se dissipaient lentement vers le plafond jauni. Soudain, il prit un air stupéfait : la fumée, avant de se dissoudre, dessinait dans l’espace de minuscules têtes de mort. Grâce à cette singularité, il put aisément identifier le fumeur. Il ne pouvait pas se tromper. C’était, impossible d’en douter, son éternel rival dans l’exercice des sortilèges et des facéties en tous genres : Jim Maléfice. Ainsi, Jim Maléfice, ce dresseur de hiboux, ce dégustateur de bave de crapaud mélangée à la bière, ce danseur impénitent de tous les sabbats du monde qui plaisait tant aux sorcières jeunes ou vieilles, comtesses et paysannes, cadres et employées de bureau, ce guérisseur de jambes de bois, était venu, avait bu à cet endroit, juste avant lui, avant de repartir pour une destination inconnue. Le parfum qui flottait dans l’air attestait qu’il n’était pas parti seul ! Il avait entraîné dans son sillage, comme à son habitude, les rares femmes qui se trouvaient là, en ce lieu de perdition, hasard ou désœuvrement, à la grande déception d’Archibald qui, de ce fait, ne pouvait plus exercer son redoutable pouvoir de séduction, et, en ce monde ingrat, il se sentit soudain bien seul. « Jim Maléfice », murmura-t-il, d’une voix si basse qu’elle ne pouvait être accessible qu’aux chiens dont la présence dans ce café était

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interdite, ce qui fit que personne ne l’entendit quand il reprit : « Jim, te revoilà donc en travers de mon chemin, vieille fripouille aux relents de jusquiame, de stramoine, de fausse oronge et d’eau bénite à l’envers. Depuis notre dernière rencontre, c’était à Venise, je n’ai rien oublié de tes méfaits, de tes turpitudes, de tes arnaques, de tous ces tours pendables que tu m’as joués sans le moindre scrupule, allant jusqu’à me pousser du Pont du Rialto, un matin de novembre, dans les eaux glauques du canal, sous l’œil éclaboussé et furieux des gondoliers et le rire moqueur de quelques mouettes ! Cette fois, si je te retrouve, je saurai bien t’empêcher de nuire et te reconduirai à la frontière du néant d’où tu n’aurais jamais dû sortir. » Ayant dit cela, il cracha par terre, mais discrètement, car le tenancier le regardait à travers la meurtrière de deux petits yeux cruels qui l’éveillaient naturellement à la lâcheté. Sous ce regard pesant, il avait l’impression de porter un énorme sac rempli d’ours des montagnes. Il aurait voulu fuir, mais il craignait de ne pouvoir traîner le sac jusqu’à la sortie, et surtout, s’il lâchait le sac, d’être irrémédiablement rattrapé par les ours dont la sagesse populaire affirmait qu’ils pouvaient être particulièrement « mal léchés ». Aussi, pour se donner une contenance, prit-il l’initiative, en sifflotant très doucement afin de ne pas effaroucher la prestigieuse collection de moustiques du cafetier, lesquels tourbillonnaient au plafond à l’affût de quelque proie, d’observer discrètement ce qui se passait autour de lui. Le café était presque désert. Dans un coin pourtant, à proximité d’un pendu mauvais payeur qui gesticulait encore, accroché à une

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poutre, et protestait, d’une voix étranglée, de son innocence, quelques consommateurs attardés à l’allure de pirates, têtes patibulaires rassemblées à la lueur blafarde d’une crête-de-coq, s’acharnaient sur une malheureuse mouche qui n’en croyait plus ses membres. Ils allaient l’achever, après un long et inégal combat qui fait de la vie d’un homme une gloriole sans espérance, quand ils aperçurent Archibald. Celui-ci sentit aussitôt les regards converger vers lui. Il pouvait y lire mille intentions inavouables dont, en ce lieu mal famé, il était inévitablement l’objet. Il avait beau triturer dans sa poche une patte desséchée du lapin d’Alice, il n’était pas très rassuré. Il sentait plus ou moins confusément que le sort qu’on lui réservait n’était guère plus enviable que celui de la mouche qui gisait, inconsciente et meurtrie, sur la table, et avec laquelle bizarrement les tortionnaires, nonobstant la différence de taille, tenaient absolument à le comparer. « Un gros bourdon, avec des yeux globuleux, des pattes velues, des ailes striées de nervures et un air sournois », voilà ce qu’ils disaient ouvertement de lui, sans doute à cause de son pull rayé, passablement délavé, de marin en goguette et des quelques poils rebelles qui dépassaient de l’encolure, tandis que le patron du bar le toisait d’un œil soupçonneux, craignant que « c’te cochonnerie », comme il disait, ne vînt déposer des chiures sur son lustre « belle époque », « joyau de sa lumière intérieure », comme il disait. En cet instant fâcheux, Archibald regrettait amèrement de ne pas avoir inventé la poudre d’escampette qui l’aurait soustrait à la vindicte ambiante. Il lui fallait pourtant sauver la face dans cette partie d’œillades

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hostiles, ponctuée de propos animaliers et manifestement déplacés, qui bafouaient son honneur déjà bien délabré. Il était temps pour lui d’utiliser au mieux son talent de débrouillardise qui faisait de lui, dans tous les pays du monde, le plus universel des Français. Dans un élan lyrique qui lui valut souvent d’être rossé par son public, il s’avança vers les matelots et déclama, le bras levé comme pour se concilier les forces du ciel : « Aussi vrai que l’étincelle a inventé l’amour et le tisonnier, aussi vrai qu’un dromadaire arrêté à un feu rouge me fait sursauter quand je traverse la rue, j’affirme que ma manivelle à manier tous les décors dévoilera ici même toutes les impostures de la vie, et même celles de l’éternité. Je ne cherche à offenser personne, mais le secret des ambulances expiatoires a été vendu à un Indien qui n’en sait rien encore et qui vous demande pardon. Pour ma part, quand le chant du rossignol célibataire s’élèvera dans la plaine, je raccommoderai les hortensias de ma grand-mère afin de l’inciter à me chanter, pour que je pleure à chaudes larmes dans ses jupons, une berceuse d’antan. Qu’on se le dise au coin des cheminées ou sous la pluie, ô ma bergère, allons, allons, peu m’importe. Je sais déjà que la victoire m’est acquise, même si je dois mordre le vent qui passe et qui s’ennuie. » Puis il se tut, soudain pensif, hochant la tête d’un air dubitatif et incrédule comme si lui-même ne comprenait pas vraiment ses propres mots. Les matelots se concertèrent. Ils parlèrent un long moment à voix basse. Relevant le col usé de sa vareuse, l’un d’eux, dont le crâne, soigneusement rasé sur les

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côtés, s’enorgueillissait au sommet d’une impressionnante « banane », s’exprima en ces termes : « Tu as bien parlé, étranger au teint blafard et aux pellicules innombrables qui recouvrent maintenant le sol d’un tapis soyeux, indice certain d’une naissance royale au milieu de la fange dont nous sommes tous ici les apôtres en raison de notre enfance malheureuse. À ton air menteur et hypocrite, nous reconnaissons en toi l’un des messagers du Créateur à qui nous devons la paille et le château, et tout particulièrement ses oubliettes. Tes paroles incompréhensibles, qui ne se laissent pas pervertir par les multiples pièges de la logique ordinaire et de la conversation banale, nous ont réconfortés, apaisant comme par enchantement nos mains échauffées par la correction exemplaire que nous venons d’infliger à la mouche. Nous te remercions chaleureusement de nous avoir sauvés à temps du tourment des cloques et des durillons qui nous fait si cruellement souffrir. Viens donc te joindre à nous et complotons ensemble, tout en buvant une bonne bière, contre les bêlements triomphants de ce siècle à moutons. » Archibald n’eut pas le temps de s’asseoir. La porte du café s’ouvrit. Une jeune femme entra. Elle était belle, avait le rire espiègle et l’allure sensuelle. Elle attisa aussitôt la lubricité des marins. Pour tenter de la séduire, chacun prenait des poses. Archibald adopta assez naturellement l’attitude royale d’un vieux loup de mer qui aurait vaillamment surmonté toutes les tempêtes et conquis toutes les femmes, là-bas, aux îles dont il ne précisait jamais l’emplacement, de peur qu’on ne tentât de lui ravir la

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plus belle créature de son sérail. C’était du moins ce qu’il aimait à faire croire, car, à l’évidence, s’il y avait une part de vérité dans ce qu’il racontait, elle n’était pas ailleurs que dans son imagination qu’il avait particulièrement fertile. Pour aller au sacrifice, autant que ce fût érotique. Moqueuse et perverse, l’adorable intruse s’avança en déhanchant l’espace, offrant en un décolleté flamboyant l’innocence de sa gorge à tous ces amateurs de perdition en eau trouble dont Archibald était en quelque sorte l’élément le plus représentatif par cette manière toute personnelle qu’il avait de prolonger, par la pensée, mais l’œil à l’appui, les courbes audacieuses jusqu’au slip minuscule dont il mettait déjà la résistance de l’élastique à l’épreuve. « Je m’appelle Mélusine », souffla-t-elle langoureusement, se mettant soudain, pour tous ces yeux écarquillés, à danser et à onduler de la croupe, évoquant les collines, les frissons parmi les ruines, les reflets dans l’étang tremblant sous la lune, les légendes crépusculaires dont celle de la redoutable veuve noire des fontaines dormantes qu’il est préférable de ne pas croiser le soir sur son chemin. « Enchanté », s’entendit répondre Archibald, non sans une certaine malice qui lui versait du champagne dans les yeux et qui lui tirait le sourire vers l’oreille d’un seul côté du visage, ce qui lui donnait l’air étrange d’un fumeur de pipe mais sans la moindre pipe. Tout en souriant ainsi, il cherchait un moyen de la séduire, d’autant plus que la cupidité aidant, il la soupçonnait, à l’étalage de ses bijoux, de connaître la cachette de plusieurs trésors

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dont celui de son corps était sans doute le plus magnifique fleuron, auréolé d’un parfum de framboise sauvage qui transportait Archibald dans une extase exquise où il avait l’impression, injuriant l’univers, de chevaucher la crinière des choses. « Permettez-moi de me présenter à mon tour, dit-il : Archibald, le magicien ». Et, ce faisant, d’un geste habile de prestidigitateur, art dans lequel il excellait depuis l’enfance, il fit disparaître le collier de perles qui magnifiait la gorge de Mélusine dont la réaction ne fut pas celle, toute d’admiration, qu’il escomptait, bien au contraire. Elle estima ce tour de passe-passe ridicule, parla de sa dignité bafouée par la faute d’un petit jongleur des rues. Elle exigea qu’il lui rendît son bijou sur le champ, ce dont Archibald était bien incapable, n’ayant appris à réaliser la manipulation que dans un seul sens, celui dont, bien entendu, il pouvait tirer le meilleur profit, et qui avait contribué au fil des années à accroître ses richesses, montres et portefeuilles surtout, dont il gonflait sa doublure autant par avarice que pour se protéger du froid et d’éventuels coups de couteau. Il pesta un moment contre l’imperfection de son tempérament qui le vouait à l’échec et fit face courageusement aux rires et quolibets des matelots. Après lui avoir jeté un regard méprisant où il put lire le récit intégral de sa chute dans le répertoire des fantasmes féminins, Mélusine lui tourna délibérément le dos qu’elle avait superbe, tel qu’il se révélait dans l’échancrure de sa robe largement fendue jusqu’aux fesses. Il suivit d’un œil fiévreux et désespéré la fuite de ses escarpins vernis

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jusqu’à la table des marins qui, profitant de l’aubaine, lui tendirent aussitôt une chaise. Archibald, dans son for intérieur, une véritable citadelle semée d’arquebuses et de meurtrières, n’acceptait pas d’être vaincu. Ce n’était pas qu’il réfutât son indéniable petitesse, mais d’une certaine façon il s’aimait bien et ne se trouvait, après tout, pas si petit que cela, comparé aux plus grands microbes de la morale contemporaine et aux « petits gris », escargots dont il connaissait les mœurs pour en avoir fait l’élevage dans une baignoire. Rassuré par cette comparaison avantageuse, il s’approcha de la table. Royalement assise au milieu des flibustiers, jambes découvertes et l’air lointain, Mélusine continuait de le tenir à distance. Il essaya de nouveau de lui sourire, mais de l’autre côté du visage, celui qui, dans sa position, était tourné vers elle. Rien n’y fit. Il comprit qu’il venait peut-être de la perdre à jamais. Il aurait voulu parler, élever un monument à sa gloire dans la pierre des mots, la nommer femme oiseau ou femme soleil, ce qui l’aurait aidé à échapper à la malédiction serpentine qui pesait sur elle du poids de la terre, mais rien ne lui venait aux lèvres. Il restait là, indécis, dans sa grande détresse silencieuse qui, du coup, le portait à la provocation. Autant par désespoir que pour se faire comprendre malgré tout, il se lança dans une mimique extravagante qui tenait à la fois de la déclaration amoureuse et du troc. Tantôt, recroquevillé aux pieds de la princesse, il se faisait chien de bonne compagnie, mendiant d’un regard plaintif une caresse qui se faisait cruellement attendre, tantôt il sortait de sa poche de banales clefs de voiture

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qu’il prétendait être celles du Paradis, ou encore s’identifiait au désespoir à grand renfort de gestes significatifs qui évoquaient irrésistiblement le monastère, l’asile, voire la prison, et qui arrachaient des yeux des marins pourtant endurcis quelques larmes vite séchées. Soudain, sans raison apparente, son visage s’empourpra, ses sourcils se froncèrent, et il devint, on ne sait trop pourquoi, une incarnation de la colère divine dans l’exercice de ses châtiments exemplaires. Il gifla l’un des matelots pour toutes les fautes qu’il n’avait pas commises, le gifla encore pour le plaisir, puis une dernière fois pour célébrer la gratuité qui l’élevait d’un seul coup, par la magie d’une claque magistrale, au plus haut niveau de la hiérarchie céleste, à l’égal des dieux et des démons qui peuplent le monde d’injustices et de tragédies sordides. Les superstitieux marins, craignant la vengeance du ciel, n’osaient trop rien dire et camouflaient le mieux qu’ils pouvaient leur haine derrière les verres fumés des lunettes de soleil fort opportunément sorties de leurs poches. L’un d’eux pourtant, qui répondait au nom prédestiné de Thomas, après avoir vainement cherché le long du mur une improbable sonnette d’alarme qui lui aurait permis d’arrêter brusquement le train de la vie lancé à toute allure dans cette histoire insensée, se leva soudain, excédé. Il but d’un seul trait sa bouteille de bière, la retourna et, la brandissant, en menaça Archibald comme l’ultime remède à tous les maux, divins ou pas. Cette réaction inattendue calma d’autant plus l’ardeur d’Archibald que les autres marins, imitant leur confrère, s’étaient également dressés, l’air menaçant, les

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sourcils en dards de guêpes, agitant leurs bras dans sa direction comme d’énormes pinces qui, en l’occurrence, n’avaient rien à voir avec des pinces à sucre. Il commençait à craindre pour sa santé, qu’il avait toujours eue excellente. Jetant un regard inquiet vers la porte et les fenêtres, il s’apprêtait manifestement à s’enfuir de toute la vitesse de ses longues jambes ciselées au fil du temps pour ce rôle ingrat, mais somme toute très utile, surtout en ces circonstances tragiques, lorsque le perroquet, qui jusque-là s’était tu, s’interposa. Il dormait depuis longtemps sur l’épaule de son maître, rêvant, dans la lumière verte de ses plumes où sa tête se tassait confortablement, d’îles lointaines et de mers exotiques, s’imaginant parmi les contrebandiers des temps héroïques, sur un de ces vieux navires à la cargaison douteuse, plutôt que sur le perchoir d’une cage dorée dans un bel appartement parisien, à répéter « bonjour Jacquot » à tous les visiteurs imbéciles et émerveillés qui répondaient exactement de la même façon. Les gesticulations d’Archibald venaient de le réveiller, et il va sans dire qu’il était de fort méchante humeur. Toisant l’assistance avec superbe, il s’annonça lui-même sans plus attendre : « Sa Majesté, le Perroquet ». Mais un silence incrédule accueillit ses paroles, ce qui eut inévitablement pour effet d’accentuer son mécontentement qu’il manifesta d’un revers d’aile rabattue dignement sur sa poitrine, à la manière d’un gentilhomme relevant sa cape pour laver l’affront face à une assemblée de soudards. Il chercha l’indispensable rapière à son côté gauche. Croyant l’avoir trouvée, la brandissant, l’air déjà vainqueur, vers ses adversaires, il

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poussa soudain un terrible hurlement : il venait de s’arracher, en guise d’épée, la plus belle plume de sa parure ! Décidément, ce jour n’était pas pour lui. Après tout, cette querelle n’était pas la sienne. Qu’ils se débrouillent ! Et il décida de se rendormir. Il se dit que la meilleure manière d’y parvenir, dans tout ce brouhaha, était de compter, à voix haute et monotone. Il se lança : « Un, deux, trois, quatre… » Au début, Mélusine et ses compagnons de fortune ne prêtèrent qu’une oreille distraite à cette litanie agaçante, mais l’étrange animal avançait si loin dans la suite des nombres qu’ils finirent par en être intrigués. Que pouvait-il bien compter avec un tel entêtement ? Ne comptait-il pas un fabuleux trésor qu’il était sans doute le seul à connaître, à en juger par la mine étonnée et déconfite de son propriétaire, Archibald, qui partageait le même soupçon que ses rivaux ? Où l’avait-il caché ? C’était précisément la question ! « Parle, parle », crièrent fébrilement les matelots, à l’unisson. Mais le perroquet, dédaignant ces considérations mercantiles, poursuivait, sans se laisser troubler, sa route interminable parmi les nombres. « Laissez-moi faire », dit Mélusine. Elle prit une allure caressante, évitant cependant, pour des raisons évidentes, d’être trop féline. Avec une délicatesse qui n’appartient qu’aux fées, elle lissa du bout de son index la tête de l’oiseau qui s’émouvait visiblement de ce traitement de faveur, d’ordinaire réservé à l’espèce canine, et qui, éperdument amoureux, regardait sa bienfaitrice d’un œil glauque, au bord de la pâmoison. Nous allions

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