Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-401-3 XX € TTC en France
Michel Wallon Le Pénitent de Furnes
Comme son nom ne l’indique pas, Michel Wallon est né en Flandre. Dans la partie française de cette région européenne, où l’on a particulièrement le goût de l’étrange. Il n’est donc pas étonnant que cela se retrouve au cœur de plusieurs de ses nouvelles.
Le Pénitent de Furnes
Éditions Apogée
Les nouvelles ici rassemblées ont pour cadres divers pays ou régions : la Flandre belge, l’Alsace, le Roussillon, l’Angleterre, l’Allemagne — pays que Michel Wallon connaît bien pour avoir été longtemps professeur au lycée français de Baden-Baden — l’Autriche et la Roumanie. Le fantastique dont elles sont imprégnées n’a rien d’effrayant. Le personnage à qui toutes ces histoires arrivent — et qui les raconte à la première personne, ce qui confère à l’ensemble une belle unité — entretient une sorte de familiarité avec les puissances invisibles. Il accueille (le plus souvent) avec calme et sérénité les « signes » (c’est d’ailleurs le titre de l’une des nouvelles) qui lui sont adressés, et s’efforce avec une touchante bonne volonté de faire ce qu’« on » lui demande. C’est un fantastique teinté d’humour que Michel Wallon nous propose dans ce court recueil.
Michel Wallon
Collection « Piqué d’étoiles » créée par François Rannou, dirigée par Jacques Josse
Du même auteur : Les Anges parmi nous (nouvelles), Éditions La main à la plume, Lille, Prix des Grands-Places, 1994 Promenade littéraire dans les rues de Perpignan, Éditions Mare Nostrum, Perpignan, 2004 Le Lapin de Bischwiller, Éditions Jérôme Do Bentzinger, Colmar, 2010 Une gare de briques roses, Éditions Talaia, Perpignan, 2011 Les Trois marches de la rue Jarente, Éditions Alzieu, Grenoble, 2011 Traductions de l’allemand La nature dans le sang (poèmes) Dieter P. Meier-Lenz, Éditions de la Rose de Verre, Amélie-les-Bains, 2008 L’Héritage (nouvelles), Fritz Werf, Éditions Apogée, Rennes, 2009
© Éditions Apogée, 2012 ISBN 978-2-84398-401-3
Michel Wallon
Le Pénitent de Furnes
Éditions Apogée
Le Pénitent de Furnes La petite fille qui me précédait avait demandé des frites et de la Vlaamse Karbonade. Je savais qu’il s’agissait de viande de bœuf mijotée dans de la bière avec des oignons. Mon tour venu, je demandai la même chose. Quand je fus muni d’une barquette fumante et d’une petite cuillère en plastique, je m’écartai un peu de la baraque et commençai à manger, tout en contemplant la place sur laquelle je me trouvais : la magnifique place de Furnes. Devant ce vaste quadrilatère bordé de somptueux monuments et de fières maisons aux pignons dentelés, construits en briques jaunes dans le plus pur style de la Renaissance flamande, comment n’aurais-je pas pensé au roman de Georges Simenon Le Bourgmestre de Furnes, dont l’action se déroule presque entièrement dans trois édifices qui donnent sur cette place : l’hôtel de ville, le café du Vieux Beffroi et la maison du bourgmestre ?
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Je cherchai des yeux ces trois bâtiments. Pour le premier, pas de doute : c’était ce magnifique monument dont la façade à deux frontons, dotée d’une loggia en pierre bleue, se dressait devant moi. Aucun café ne s’appelait Au Vieux Beffroi, mais plusieurs pouvaient avoir servi de modèle à Simenon. Quant à la maison du bourgmestre, il était difficile de déterminer laquelle correspondait le mieux à la description qu’en donne le romancier : « C’était une maison à pignon ouvragé, en briques noircies, au double perron de cinq marches avec balustrade en fer forgé. » Cela ne faisait pas très longtemps que j’avais lu Le Bourgmestre de Furnes, si bien que les détails de l’histoire étaient encore bien présents à ma mémoire. Un parvenu, fabricant de cigares, a réussi à devenir le maire de sa ville. Il est dur en affaires et mène la vie rude à sa femme. Un soir, on sonne à sa porte : c’est l’un de ses employés, un jeune homme du nom de Claes, qui a l’air aux abois. Il a besoin d’argent car une jeune fille attend un enfant de lui, et il lui est absolument impossible de l’épouser pour le moment. Si son patron ne lui donne pas une avance sur son salaire, il tuera son amie et se suicidera après. Apprenant qu’il s’agit de la fille de son ennemi politique, Terlinck, le maire, refuse et, cyniquement, le met à la porte. Un peu plus tard, on apprendra que le jeune homme a tiré un coup de feu sur la jeune fille, puis s’est donné la mort. Le bourgmestre n’éprouve aucun remords mais désormais, il évitera l’endroit de son bureau où, le soir du drame, se tenait l’infortuné quémandeur. Et il sera pour la jeune fille — qui n’a été
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que superficiellement blessée — un protecteur assidu (ce qui, d’ailleurs, causera sa perte). Ce que j’avais le plus aimé dans Le Bourgmestre de Furnes, ce n’était pas tant l’histoire en elle-même que l’atmosphère de la ville — admirablement rendue, à présent je m’en rendais compte davantage encore — et surtout les personnages, si vivants qu’il me semblait qu’ils allaient m’apparaître. Celui qui m’avait le plus impressionné c’était bien sûr Terlinck, le bourgmestre. Grand, massif, bourru et opaque, il était bien de la même famille que Maigret. Je me souvins aussi que dans un avant-propos, Simenon avertissait le lecteur qu’il ne connaissait pas Furnes, ni son bourgmestre, ni ses habitants. Mais sans doute avait-il écrit cela pour se mettre à l’abri d’éventuels ennuis, car comment croire qu’il n’était pas venu ici, qu’il n’avait pas humé l’air du lieu et bu dans un café de la place une chope de bière brune comme celle qu’on apporte systématiquement à Terlinck quand il arrive au Vieux Beffroi ? Et voici que l’envie me prenait de m’attarder dans la ville, d’y passer la nuit, afin de faire une petite enquête. Quand j’eus mangé ma dernière frite, trempée dans un reste de sauce de carbonade, je me dirigeai vers l’office du tourisme, qui se trouvait lui aussi sur la place. J’y fus accueilli par une mignonne jeune fille. – Tu auras du mal à en trouver une, me dit-elle quand je lui eus dit que je cherchais une chambre. Il n’y a pas beaucoup d’hôtels ici. Et puis, demain, c’est la procession.
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Et elle m’expliqua que chaque année, le dernier dimanche de juillet, avait lieu à Furnes la procession des Pénitents. Ce jour-là, des hommes vêtus d’une sombre robe de bure, le visage caché par une cagoule percée à la hauteur des yeux, défilaient en silence, pieds nus pour la plupart, et portant une croix. Cette tradition remontait à l’occupation espagnole. – Si tu ne trouves rien, dit encore la jeune fille, reviens ici. Aucun des rares hôtels de la cité n’avait de chambre libre. Dans chacun d’eux, on m’avait parlé de la fameuse procession. Je retournai donc à l’office du tourisme. – Il y a des particuliers qui louent des chambres, me dit l’aimable employée. Tu pourrais par exemple essayer chez la veuve Weexsteen, qui habite de l’autre côté de la place, au-dessus de la librairie. Mme Weexsteen avait une chambre libre : la personne qui l’avait réservée (au printemps !) s’était décommandée au dernier moment. Je la pris, m’y installai, puis partis à la découverte de la ville, à la recherche de son âme et, par la même occasion, de celui qui avait si bien su la débusquer et la traduire. Mais bien vite je me retrouvai dans l’un des deux ou trois cafés qui pouvaient avoir inspiré Simenon pour son Vieux Beffroi, me persuadant que celui que j’avais choisi était le bon. L’atmosphère qui y régnait n’était pas précisément celle que le romancier a décrite dans son livre. Personne ne jouait au whist, et ce n’était pas l’odeur pointue du genièvre qui dominait. On était en plein été et la clientèle était surtout composée de touristes. Je me dis que
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pour avoir une idée de la véritable ambiance du café, il fallait y venir en dehors de la saison estivale. Mais, tout comme son collègue du livre, le patron essuyait sa pompe à bière après chaque usage et, ici aussi, les murs étaient couverts de blasons. Si bien que, mon imagination s’étant mise en action, je ne tardai pas à me convaincre que ce patron s’appelait Kees, comme celui du roman, et que j’allais voir entrer d’autres personnages du Bourgmestre de Furnes ; par exemple, Poterman, le tricheur. Je m’étais installé au comptoir, de manière à pouvoir bavarder avec le patron. Comme beaucoup d’habitants de Furnes, celui-ci avait lu le roman de Georges Simenon, mais il était incapable de dire si l’écrivain était venu ici pour se documenter et encore moins, bien sûr, si son établissement lui avait servi de modèle pour Le Vieux Beffroi. Alors je lui parlai de la procession qui aurait lieu le lendemain. Je lui demandai si les Pénitents étaient tout à fait anonymes ; si les gens de la ville ne savaient vraiment pas quelles personnes se cachaient ainsi sous ces cagoules. – En principe, non, me répondit le patron. Mais les Pénitents se connaissent entre eux, puisqu’ils s’habillent dans le même local. Enfin, pas tous. Il y a par exemple un grand type qui depuis très très longtemps arrive au dernier moment, tout habillé, dans une vieille voiture. Une voiture comme on n’en voit plus que dans les musées ou les rassemblements de old timers ! Il prend une croix, fait la procession pieds nus et s’en va comme il est venu, sans avoir parlé à qui que ce soit. – C’est un plaisantin ? dis-je.
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– Pas précisément ! me répondit le patron. Il serait plutôt du genre sinistre. D’ailleurs — vous le verrez vous-même demain — l’atmosphère de la procession n’est pas à la plaisanterie ! – Et vous dites qu’il vient depuis longtemps ? – Des dizaines d’années, et toujours dans la même guimbarde. Mon père me parlait déjà de lui quand j’étais enfant, c’est vous dire… – Il ne vieillit donc pas ? – Apparemment non. Mais, déguisé comme il est, c’est difficile de s’en rendre compte ! – Et on n’a jamais essayé de le suivre quand il repart après la procession ? – Non. Et puis, vous savez, il y a une telle foule ! Un tel trafic ! Quand je regagnai la maison de Mme Weexsteen, je ne pensais plus du tout à Simenon et à son roman, mais bien plutôt au mystérieux Pénitent dont m’avait parlé le patron du café. Ma logeuse m’attendait. Visiblement, elle avait envie de bavarder un peu. Elle aussi était au courant pour cet énigmatique personnage. Elle avait même sa petite idée sur la question. D’après elle, c’était un homme riche d’Ostende qui, il y avait très longtemps, alors qu’il roulait en état d’ivresse, avait renversé et tué un piéton. À la suite de cela, il avait fait le vœu de participer tous les ans à la procession de Furnes, et d’y venir avec la voiture qu’il conduisait ce jour-là et qui, bien sûr, ne servait plus qu’à cette occasion.
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– Mais, lui fis-je remarquer, il ne doit plus être très jeune ! – Ah ça non ! Mais, vous savez, il n’est pas impossible que ce soit l’un de ses fils qui vienne maintenant accomplir ce vœu à sa place… Je me couchai tout émoustillé : le Pénitent à la voiture antédiluvienne viendrait-il le lendemain ? La procession devait commencer à 15 h 30 ; mais bien avant cette heure, j’étais sur le pied de guerre. Je ne m’étais pas placé sur le parcours de la procession, mais rôdais aux abords de la place, espérant voir venir le fameux Pénitent dans son ancestral engin. J’attendis longtemps, mais quand le cortège se mit en branle, celuici n’était toujours pas arrivé. J’en avais déjà fait mon deuil et m’apprêtais à rejoindre la foule qui se pressait sur la place et dans les rues adjacentes, quand j’entendis une curieuse pétarade et vis apparaître un véhicule archaïque, qui s’immobilisa à quelques mètres de moi. Une sorte d’immense moine aux pieds nus et au visage cagoulé en sortit, qui se hâta vers la procession. Pour l’atteindre, il devait traverser la foule, qui était particulièrement dense à cet endroit. Je vis avec ébahissement qu’il y parvenait sans peine, car, fascinés par sa stature et l’éclat de son regard, les spectateurs s’écartaient devant lui sans qu’il eût à dire le moindre mot ! Je m’engageai à sa suite et me retrouvai rapidement au premier rang. Je vis alors l’homme s’avancer vers un Pénitent et… s’emparer de la croix qu’il portait ! Celuici essaya bien de s’y cramponner, mais il n’insista pas
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longtemps et la lui abandonna. Quel diable d’homme était-ce là ? Et quel pouvoir — quasi magique — il possédait ! Alors une idée me vint. Une idée complètement farfelue, délirante, qui me fit rire intérieurement, malgré la solennité de l’instant et le caractère tragique de cette procession venue de la sombre Espagne du xviie siècle. J’imaginai que, tout comme leurs frères de chair et de sang, les personnages littéraires devaient rendre des comptes à leur arrivée dans l’au-delà, et que l’étrange Pénitent que je voyais là n’était autre que… Terlinck, le Bourgmestre de Furnes, à qui sa dureté de cœur avait valu de devoir faire tous les ans — et jusqu’à la fin des temps — cet acte de pénitence, sur les lieux mêmes où elle s’était exercée ! (Évidemment, à ce compte-là, il fallait aussi supposer que le père Grandet avait pu être condamné à servir à perpétuité dans l’Armée du Salut, et qu’Emma Bovary, qui avait abandonné son enfant à un souillon de nourrice, pouvait très bien à l’heure qu’il était — et pour l’éternité — être puéricultrice dans une maternité de Rouen ! Mais pourquoi pas, après tout ?) Quand l’immense Pénitent arriva à ma hauteur, je sentis soudain mon enjouement me quitter et faire place à une impression étrange. Comme mû par une force extérieure, je dis à mi-voix : « Baas ! (C’est ainsi que dans Le Bourgmestre de Furnes tout le monde appelle Terlinck.) » Alors il se produisit une chose incroyable : l’homme s’arrêta, m’adressa un regard d’une infinie tristesse, et d’une voix sourde me dit : « C’est toi, Claes ? » (Faut-il rappeler que « Claes » est le nom du jeune homme que
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dans le roman de Simenon Terlinck éconduit un soir de novembre et qui, peu après, se donne la mort ?) Frappé de stupeur, je ne pus articuler un mot. Alors le Pénitent reprit sa marche d’un pas lourd, comme écrasé par le poids de sa croix. Quand j’en fus capable, je demandai autour de moi : « Il a bien dit : “C’est toi, Claes ?”, n’est-ce pas ? » Mais les gens qui m’entouraient ne me comprenaient pas. Je voulus aller rejoindre le Pénitent, mais je m’aperçus rapidement que j’étais comme prisonnier de la foule. Je ne pus m’en extraire qu’à la fin de la procession, au moment de la dislocation générale. Alors je courus vers la rue où l’homme avait garé son véhicule. De loin, je le vis qui le mettait en marche à la manivelle. Le temps que j’arrive jusque-là, que je franchisse le cordon de badauds qui observaient la scène, l’étrange personnage s’en allait… Alors je fus pris d’un rire nerveux : qu’est-ce que je m’étais mis en tête ! Tout cela était trop bête ! Il devait être fréquent qu’un Pénitent s’entende interpeller par un spectateur qui avait cru le reconnaître et que, un peu aveuglé par sa cagoule, il se trompe sur l’identité du curieux. Oui, vraiment, j’étais stupide de m’engager à ce point dans les romans que je lisais ! Je devais y mettre un peu plus de distanciation, que diable ! À ce moment, à l’endroit où l’homme avait fait démarrer sa voiture à la manivelle, je vis par terre un paquet de cigares vide. Je le ramassai. Il portait la marque Vlaamsche Flag. La marque des cigares que dans Le Bourgmestre de Furnes fabrique Terlinck…