Qu'est-ce que penser librement ?

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Éditions Apogée - 11 € TTC ISBN 978-2-84398-447-1

Ateliers populaires de philosophie

Nathalie Mon nin

Qu’est-ce que penser librement ?

Nathalie Monnin, agrégée de philosophie, est professeur à Redon. Elle a publié, chez Pleins Feux, On ne naît pas femme : on le devient (2005), et aux Belles Lettres, Sartre (2008).

ÉDITIONS APOGÉE

De ses pensées, chacun se sent entièrement libre et maître. N’existe-t-il pas cependant des chaînes aussi invisibles que la pensée est immatérielle ? On voit les difficultés qui suivent : comment le savoir ? Comment s’en libérer ? Comment être sûr que d’autres chaînes n’ont pas remplacé les premières ? Ce qui nous amène à notre ultime question : une pensée libre est-elle possible ? Et si oui, que serait-ce ? À quoi se verraitelle ? Peut-on définir des critères de reconnaissance d’une libre pensée ?

Qu’est-ce que

Penser

librement ? Nathalie Monnin


Collection Ateliers populaires de philosophie Cette collection a pour objet de publier des conférences données à Rennes par des professeurs de philosophie dans le cadre de la Société bretonne de philosophie. La vocation de cette association (loi 1901) est de mettre l’exercice de la pensée à la portée de tout citoyen, quelle que soit sa formation. Ces textes s’adressent ainsi au grand public.

Dans la même collection : L’Amour, échec de la philosophie ?, Yvan Droumaguet Une histoire philosophique de la nature, Patricia Limido-Heulot

Du même auteur : On ne naît pas femme : on le devient, Éditions Pleins Feux, 2005 Sartre, Les Belles Lettres, 2008

© Éditions Apogée, 2014 ISBN 978-2-84398-447-1


Nathalie Monnin

Qu’est-ce que

penser librement ?

Éditions Apogée


Ă€ mes fils, Marc et RĂŠmi Nalpas


I Les conditions extérieures d’une libre pensée L’apparente stupidité de cette question Interroger la liberté de la pensée semble, à première vue, stupide, pour trois raisons : d’abord, parce que personne ne pense qu’il ne pense pas librement. Il n’y a qu’à entendre nos adolescents affirmer avec tant de certitude combien ils maîtrisent leur vie, pensent ce qu’ils veulent (ce qui signifie selon eux : sans être influencé par leurs camarades ni par les divers médias) et sont tout à fait responsables ; il n’y a qu’à entendre les discours des uns et des autres dans le bus ou dans la rue, chacun fustigeant les autres de ne pas se rendre compte de ce qu’ils font — ce qui dit bien que moi, je sais, n’étant pas sous l’emprise de celui ou celle sous laquelle l’autre est forcément. « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », écrit Descartes en ouverture du Discours de la méthode (1637). On assimile d’emblée et avec évidence le fait de penser (et penser bien, avec bon sens) et la liberté de formuler cette pensée. Pour le dire autrement : voilà une chose dont personne, pour lui-même, ne doute et pour laquelle on ne formule même pas d’interrogation, d’où une difficulté supplémentaire, on le verra, à interroger ce qui ne se donne même pas comme objet possible d’interrogation.

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La deuxième raison réside dans une sorte de fierté par rapport à soi et aux autres. Descartes poursuit la phrase citée plus haut à propos du bon sens : « car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. » Douter de son propre bon sens n’est certes pas courant ; personne en effet ne se dit : « moi, je n’ai pas assez de bon sens, je pense comme mes parents » ou « comme mon mari » ou bien « moi, je ne pense rien, je ne sais pas penser, je ne peux pas penser par moimême, j’ai besoin d’abord d’aller consulter quelqu’un », car personne n’aimerait se dire qu’il ne pense pas par lui-même mais toujours par un autre, ce qu’on appellerait de la sottise ou de la lâcheté et personne n’aime être traité de sot ou d’esclave. On préfère en général être maître qu’esclave et la pensée libre est celle du maître. La troisième raison, déjà plus élaborée, consiste à se dire que, si on peut enchaîner un corps, car il y a de la prise, on ne peut le faire avec la pensée, qui est sans prise, sans matérialité. Ainsi, chacun d’entre nous revendique une pensée libre, c’est-à-dire par soi-même : une pensée libérée de l’influence des autres. On arrive alors à une première détermination : une pensée libre est une pensée libérée de l’influence des autres. Précisons qu’on peut, pour le contenu, penser la même chose qu’untel ; mais le plus important est le fait de reprendre à son compte ce contenu et c’est l’adhésion de son propre jugement à ce contenu qui seule donnera la capacité de défendre correctement une idée. C’est, en effet, ce qu’on peut éprouver lors d’une discussion : chacun aura fait cette expérience de rester court après avoir prononcé un avis. Nous avons dit ceci ou cela, mais nous sommes ensuite incapables de batailler un tant soit

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peu pour cette idée, elle nous semble tout à coup, à nousmêmes aussi, ou inconséquente, ou absurde, ou inutile et, pour tout dire, étrangère. Parfois, dans un excès d’orgueil, on s’y accroche, ce qu’on se reproche ensuite. Le plus sage serait bien sûr d’y renoncer tout de suite, mais ça n’est justement jamais simple pour notre amour-propre. C’est donc un signe de reconnaissance certain de l’intériorisation d’une pensée que d’être capable de la défendre, de trouver des arguments en cours de discussion alors qu’on n’y avait pas pensé avant. Nous avons maintenant quelques éléments de réponse à notre question : qu’est-ce que penser librement ? On peut dire que c’est d’abord la revendication de la maîtrise de soimême sur ce qui se passe dans notre tête. Nous pouvons ajouter que penser librement, c’est penser par soi-même et non par les autres et enfin, que nous pouvons être assurés de la liberté de notre pensée par l’inventivité dont nous sommes capables dans l’argumentation d’une pensée, ce qui serait le signe certain que ce contenu de pensée est bien le nôtre et pas celui des autres.

Comment la question n’est pas si stupide On peut cependant objecter à cette première réponse ce qu’on appelle aujourd’hui les lavages de cerveau — pas seulement dans les sectes, mais aussi dans les régimes politiques durs tels que cela a pu être pratiqué en ex-URSS. Plus largement, et sans aller jusqu’au lavage de cerveau, tout le monde sait ce qu’est la manipulation : faire croire à un individu que telle pensée est bien la sienne alors qu’on s’est employé à la lui insuffler. On a aussi vu quelques faux psychologues créer de faux souvenirs (de viol ou autre) à des patients confiants. Cette objection est de taille puisque, 9


effectivement, il va falloir réévaluer notre critère et donc, également, notre définition : comment être sûr que le soi par lequel je prétends penser est bien le mien et non celui d’un autre ? Le problème que pose cette question vient de la nature du soi et de la pensée : ce sont en effet des objets invisibles, transparents, immatériels, insaisissables et sans marque de fabrique, sans indication de leur provenance — pas d’étiquette de traçabilité sur ce type d’objet. À vrai dire, si nous réfléchissons sur la nature de la pensée, il faut convenir que nous avons à faire à un curieux objet : immatériel, qui semble flotter, sans attache et sans indication sur lui-même de sa propre valeur. Qu’est-ce qui fait, finalement, que j’adhère à une pensée plutôt qu’à une autre ? Pour éclairer cette difficulté, prenons l’exemple de ces femmes qui affirment porter le voile intégral de leur propre gré parce qu’elles adhèrent totalement et sont en plein accord avec la pensée que la femme doit se cacher aux yeux des autres, parce qu’elle est impure ou que la beauté de la femme doit d’office être cachée. Cet exemple, si difficile à concevoir pour une femme occidentale est, reconnaissons-le, troublant car relativement indécidable : l’une place sa liberté dans le fait de porter le voile tandis que l’autre la place dans le fait de refuser ce voile. Or ce qui importe n’est pas de réduire le contenu de la liberté à un fait (porter ou pas le voile), mais la signification de ce fait ; qui me commande de faire ceci ou cela : moi-même, par réelle conviction, ou la tradition, l’autorité ou la peur d’un époux ou d’une société ? Nous en revenons, pour décider de la liberté de la pensée, à son origine : qui pense en moi quand je formule l’interdiction ou pas du port du voile ? Est-ce moi-même, très sincèrement et très librement, ou bien sont-ce les autres à travers moi, ma culture ? On voit

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avec cet exemple toute la difficulté à penser un soi pur, indépendant de son entourage, puisque chaque parti accusera l’autre, au fond, non pas d’un choix individuel mais d’un choix seulement culturel. Comment contourner cette difficulté : est-il possible de penser hors des traditions, hors de sa propre culture pour avoir une pensée réellement indépendante ? Et l’indépendance est-elle seule garante de la liberté de penser ? Comme nous ne savons pas, à ce point de notre réflexion, si une pensée indépendante (de notre culture, des traditions, de l’environnement) est possible — c’est ce que nous cherchons —, nous contournerons cette difficulté en posant la question de la manière suivante : de quel point de vue faut-il se placer pour juger qu’une pensée est réellement libre ou pas ? Pour le dire autrement : existe-t-il un point de vue absolument indépendant d’où il serait possible de se placer pour juger de la liberté ou pas d’une pensée ?

Comment la question de la liberté nous renvoie à celle de la vérité Ce qu’il faut préciser alors, c’est la nature de ce point de vue. Pour qu’il soit indépendant de tout environnement, de toute culture, il faudrait qu’il n’émane pas d’un sujet, c’està-dire d’un certain point de vue culturel. Par exemple, pour reprendre la question du voile : il faudrait pouvoir se situer à un point de vue tel qu’on ne pourrait juger ni négativement ni positivement du fait de se voiler, c’est-à-dire qu’on s’interdirait de dire qu’une femme voilée s’aliène, qu’elle est victime d’une manipulation mentale qui consiste à lui faire croire qu’être voilée, c’est affirmer sa liberté. Mais on s’interdirait aussi le point de vue de la femme occidentale selon lequel le voile signifie la soumission de la femme, son 11


aliénation alors qu’être libre, c’est obéir à soi-même. On s’interdirait finalement de porter un jugement en termes de vrai ou de faux, et on s’interdirait aussi de définir la liberté. Point de vue neutre, certes, mais à quoi nous servirait-il puisqu’il serait incapable de nous aider à choisir la voie la meilleure ? On voit pointer ici un nouvel élément de la réflexion : la fausseté et, donc, la vérité d’une pensée. N’est-ce pas là le critère ultime avec lequel on juge de la liberté ou pas d’une pensée ? La pensée libre serait celle qui serait libérée du mensonge, de l’erreur, de l’illusion, autant de fausseté induite par la manipulation des autres. Mais identifier la liberté de la pensée avec sa vérité ne résout pas la question de savoir ce qu’est une libre pensée, ça la redouble au contraire : qu’est-ce qui nous garantit que, nous, nous sommes dans la vérité ? Si penser librement, c’est être libéré des erreurs, le problème de la pensée libre revient à un problème de connaissance, et il s’agit de savoir comment connaître ou reconnaître la vérité. Faisons le point sur le chemin parcouru : si la question de la liberté de pensée pouvait apparaître stupide, on s’est rendu compte qu’en réalité, elle se posait bel et bien car il n’est pas du tout sûr que notre pensée, même immatérielle, soit sans attache. C’est peut-être là même sa plus grande illusion : de croire qu’on ne peut emprisonner que la matière, et c’est même encore plus problématique quand on y réfléchit bien : autant un corps enchaîné se voit, s’éprouve et demande lui-même à ce qu’on brise ses chaînes, autant les chaînes de la pensée sont, comme elle, immatérielles. Comment donc les voir ? Et, si on ne les voit pas, comment avoir l’idée qu’il faudrait s’en délivrer, c’està-dire comment avoir l’idée qu’on est enchaîné ? Et, par conséquent, comment avoir l’idée de s’en libérer ?

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la psyché, de l’âme. Il y a là un choix tout à fait personnel qui consiste peut-être dans une décision de l’esprit : ne pas croire ce qui apparaît comme évident et rompre avec les explications mythologiques. C’est ce qui est arrivé aux premiers penseurs grecs. L’école de Milet, avec Thalès (600 ans av. J.-C.), commence à poser des questions qui nous paraissent aujourd’hui étonnantes parce qu’on a oublié notre propre savoir et sa longue histoire : ainsi, on s’étonne des tempêtes, des nuages, du bois qui brûle et qui se change en cendres… Bref, on s’étonne que le monde change, on s’étonne de tout changement. Tout à coup, le monde devient surprenant pour la pensée qui voit, qui aperçoit le changement et s’en étonne. Cela signifie qu’on ne s’en étonnait pas avant, et qu’à un moment donné de notre histoire humaine, des gens s’en étonnent. Comme les phénomènes de changement, à ce momentlà, dérangent, les philosophes y apportent plusieurs types de réponses qui toutes reviennent à se demander ce qui, à travers tous ces changements, subsiste. Peu importent les réponses des uns ou des autres ; ce qui est marquant est qu’ils ne répondent plus que ce sont les dieux qui subsistent, qui ordonnent toutes choses et qui seuls sont fiables, mais ils répondent par des éléments : soit l’eau, soit l’air, soit le feu ou encore l’infini sont les éléments qui subsistent et qui expliquent les changements. Ainsi, dans Les Penseurs grecs avant Socrate. De Thalès de Milet à Prodicos (1964), on peut lire que : « Thalès de Milet, qui, le premier, a traité ces questions, dit que l’eau est l’origine des choses et que le dieu, c’est l’intelligence qui fait tout avec l’eau » ;

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Qu’est-ce que penser librement ?

Nathalie Monnin, agrégée de philosophie, est professeur à Redon. Elle a publié, chez Pleins Feux, On ne naît pas femme : on le devient (2005), et aux Belles Lettres, Sartre (2008).

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librement ? Nathalie Monnin


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