Qui sont les betes

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Didier Heulot enseigne la philosophie à Rennes.

Éditions Apogée — 11 € TTC ISBN 978-2-84398-455-6

Ateliers populaires de philosophie

Didier Heulot ÉDITIONS APOGÉE Qui sont les bêtes ?

Notre attitude envers les bêtes révèle notre bêtise, non la leur. Soit nous les prenons pour des machines et nous prétendons que leur souffrance n’est rien. Soit nous en faisons des parents éloignés et nous en faisons des égaux. Notre bêtise est d’abord notre ignorance. Comment les connaître ? Ne statuant pas sur ce qu’ils sont, nous avons alors tous les droits sur eux et les transformons en objets industriels et économiques. Ou, à l’inverse, ils deviennent notre modèle de moralité et nous leur accordons des droits en ne nous attribuant que des devoirs. Notre bêtise est ensuite notre démesure. Que leur devons-nous ? À la suite du biologiste Jakob von Uexküll, l’animal est pensé ici comme un sujet qui perçoit, imagine, agit et constitue son milieu. L’anthropomorphisme est défendu comme méthode, tant pour la science que pour la morale, afin d’être moins bête et en restant surpris par ce qu’ils sont.

Qui

sont les

Bêtes ?

Didier Heulot


« Les amoureux fervents et les savants austères Aiment également, dans leur mûre saison, Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires » Charles Baudelaire, « Les chats » dans Les Fleurs du mal


Introduction

Le souci pour l’animal est manifeste par le nombre d’ouvrages qui lui sont consacrés aujourd’hui. Mais ce souci n’est pas nouveau. Le Silence des bêtes d’Élisabeth de Fontenay montre la variété des approches philosophiques qu’il a suscitées depuis l’Antiquité jusqu’à maintenant, faisant du silence des animaux ce autour de quoi nous tournons sans jamais pouvoir en réduire le mystère et qui les protège de nos invasions langagières et rationnelles mises en échec. Ce silence en est l’essence et le rempart, comme une carapace ou un endroit hors de portée, comme une cachette. La question s’est toujours posée, lancinante et ne permettant que des hypothèses : que sont-ils ? Ou pour le dire autrement et proposer un point de vue actuel, qui révèle mieux notre embarras : qui sont-ils ? Cette question ne serait pas si importante si elle ne mettait en jeu notre humanité. La grande proximité que nous avons avec l’animal peut se décliner depuis la différence absolue jusqu’à la ressemblance familière. À chaque fois, c’est au moyen d’une conception que nous avons de lui que nous nous donnons une idée de nous-mêmes. C’est pourquoi l’assimilation de l’animal à la machine est apparue comme le premier moment important, puisqu’en faisant de la machine le modèle de l’animal, il éloigne absolument l’animal de l’homme. Important pour cette autre raison que nous n’en avons pas fini avec lui et que ce modèle est 5


encore présent sous des formes modernes. En répondant à Montaigne pour qui les deux êtres n’étaient pas si différents, Descartes tranche en faveur de la spécificité humaine au détriment d’un animal mécanique. Quelles sont les raisons qui l’y poussent ? Comment comprendre ce qui apparaît si contraire à l’intuition commune ? Comment comprendre que cette idée soit encore présente ? Que répondre à ceux qui font disparaître l’animal sous la machine ? La seconde idée n’est pas moins présente, qui propose l’exact contraire. L’animal est si proche de l’homme qu’entre les deux il n’existe plus qu’une différence de degrés et nous serions des animaux plus complexes. Idée de plus en plus présente, soutenue par les primatologues et les paléoanthropologues. Cette fois, les différences sont si peu relevées qu’elles n’apparaissent plus et l’animal est vu comme un signe annonciateur de ce qu’est l’homme. De là à voir en l’homme et l’animal des machines perfectionnées, il n’y a qu’un pas que la science peut parfois faire. Que répondre à ceux qui font disparaître l’homme sous l’animal ? Peuton réellement confondre les deux ? Ne risque-t-on pas de ne plus savoir lequel est l’homme puisqu’il est un animal comme un autre et lequel est l’animal puisqu’il est comme un homme ? Peut-on penser l’animal comme un sujet qui ne serait pas un homme ? La question de la nature de l’animal est centrale puisqu’elle conditionne notre attitude envers lui. S’il est une machine, sa souffrance devient insignifiante et il est totalement disponible. S’il est un être sensible proche de l’homme, ses droits doivent être reconnus et proches de ce que sont les droits de l’homme. Dans l’un et l’autre cas, l’homme est nécessairement au centre et ne peut être un animal, lui seul pouvant instaurer un droit ou une morale.

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L’animal peut-il prétendre au statut de personne ? Les animaux ont-ils des droits et avons-nous des devoirs envers eux ? Une morale est-elle possible, qui limite nos droits sur eux et instaure une communauté avec eux ?


I L’animal-machine L’idée selon laquelle l’animal serait une machine peut sembler étrange car elle contredit notre intuition ou nos attachements affectifs avec l’animal. Nous n’y voyons pas d’abord une mécanique bien faite, mais un être capable de souffrir, de ressentir des émotions et avec lequel nous pouvons communiquer. Autrement dit, un être vivant comme nous et avec nous. C’est l’idée que nous nous en faisons de la façon la plus spontanée. C’est aussi l’idée de l’animal que Montaigne défend. L’enjeu n’est pas l’animal, mais bien l’homme. L’homme en tant qu’être vivant dans la nature tout comme l’animal et l’homme qui se définit dans son rapport de « commerce » avec l’animal. Plus ressemblant aux animaux qu’à Dieu, l’homme doit retrouver sa place et se faire plus humble. Descartes, homme de science, répondra à Montaigne, 70 ans après, en inversant les positions respectives. La célèbre formule cartésienne selon laquelle « il faut nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » nous rend plus proches de Dieu que de l’animal. De celui-ci, Descartes retire la pensée et le langage pour le réduire à un assemblage de matière dont les mouvements sont compréhensibles par les lois de la mécanique et de la géométrie. Si l’homme est comme Dieu, pouvant connaître les lois naturelles, l’animal est comme une machine, corps sans esprit et matière inerte. 8


On le voit, les réponses à la question de la nature de l’animal sont contraires l’une de l’autre. Quand Montaigne nous rappelle notre ressemblance avec lui, Descartes nous en différencie absolument. Ce balancement est symptomatique et se répète encore aujourd’hui. Nous pouvons caresser et chérir un animal au point d’en faire un ami. Et nous pouvons, en même temps, réduire les animaux d’élevage à des machines à produire des œufs ou de la viande. Nous pouvons les voir comme des semblables et, en même temps, nous acceptons les conditions insupportables de leur utilisation industrielle. Nous pouvons les aimer et les haïr. Quel camp choisir ? Reprenons les termes du débat qui a opposé Montaigne à Descartes.

Montaigne et la communication naturelle L’homme est un animal comme les autres Plusieurs fois reprise dans l’« Apologie de Raimond Sebond » (Essais, livre ii, chap. 12, 1576), la formule de Montaigne est connue : « Il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête. » Au fond il y a appartenance à une même nature entre l’homme et l’animal. L’identité serait excessive, mais il y a proximité, parenté, ressemblance, et d’une proximité plus grande qu’entre les hommes eux-mêmes, parce que chaque homme ajoute sa différence avec l’animal à celle de l’autre homme. La référence est animale, l’écart est humain. Penser l’homme à partir de l’animal comme le résultat d’un jeu avec son animalité ne lui ôte rien. L’homme est un animal comme les autres. C’est le christianisme qui est visé ici car c’est l’homme qui a été fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, pas

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l’animal qui est une créature de Dieu mais n’en possède ni la dignité ni la charge de représenter le pouvoir divin. L’œuvre terminale et signe de la perfection divine est l’homme. De sorte que l’homme est supérieur et que l’animal est à sa disposition, au même rang que les plantes. La séparation chrétienne se place entre l’homme et le reste de la création. La séparation que propose Montaigne se situe entre Dieu et l’ensemble de la création, hommes compris : il faut « nous ramener et nous joindre au nombre. Nous ne sommes ni au-dessus ni au-dessous du reste ». Contre le dogmatisme religieux, Montaigne n’oppose que sa croyance qui se suffit à elle-même. Il n’y a pas de différence entre les hommes et les animaux, cette croyance n’est pas plus impossible que la croyance inverse, défendue par la foi de l’Église. Quand bien même celle-ci serait plus convaincante parce que défendue au moyen des raisonnements des Pères de l’Église, elle n’en demeure pas moins une croyance. La raison en a été la servante, augmentant et faisant accepter ce qui doit être cru, sans pour autant la hausser au rang de vérité. Croyance contre croyance, la raison n’y ajoute rien. De sorte que les raisonnements sont de trop et que les histoires et les exemples fabuleux peuvent bien suffire. Platon, Aristote, Plutarque ou les stoïciens formeront la bibliothèque où Montaigne se servira. Les exemples sont nombreux : un lion devant combattre dans l’arène refuse tout à coup le combat parce qu’il reconnaît celui qui, des années auparavant, l’avait soigné et sauvé ; les bœufs du jardin de Suse qui comptent si bien les tours pour puiser l’eau qu’ils refusent d’en faire un de plus après le centième habituel ; le chien qui remplit la jarre de cailloux afin de parvenir à laper le peu d’huile qui s’y trouve. Même intelligence que l’homme : savoir compter, se souvenir, être

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ingénieux, et même morale : être reconnaissant ; rien n’est impossible à l’animal qui ne se trouve déjà en l’homme. Historiettes sans force dira-t-on, contre la foi religieuse bien installée dans les esprits. Il serait ridicule de croire ces histoires, trop invraisemblables pour être vraies. Sauf que précisément il s’agit de croire et que rien ne décide de la croyance que ce qu’on désire croire. Et si c’était vrai ? Et si ces aptitudes qu’on refuse aux animaux étaient des aptitudes plus refusées qu’irréelles ? Même s’il s’agit d’histoires, qui ne convainquent que ceux qui veulent se laisser convaincre, pourquoi refuser d’emblée le pouvoir de compter ou de réfléchir, ou d’utiliser les conjonctions que contient notre langage ? Pourquoi ne pas admettre que les animaux sont capables de rire ou de pleurer, d’avoir des préférences affectives, ou même des attitudes religieuses de compassion ou de tristesse devant la mort ? Pourquoi donc ne pas renverser l’ordre et penser les animaux depuis nos capacités, de sorte qu’il serait possible de les voir à l’œuvre, sans être aveuglés par une croyance qui nous empêche d’ouvrir les yeux et de voir ce qui est. Si l’animal peut compter ou avoir de la gratitude, alors il n’est pas autre que nous. L’homme peut bien se penser supérieur à l’animal, cela ne tient qu’à une croyance et une vanité dont il doit se défaire : « C’est par une fierté vaine et opiniâtre que nous nous préférons aux autres animaux. » L’humilité est de rigueur et la vanité doit se reconnaître comme le seul motif secret de cette supériorité affichée. L’humble est celui qui se tient pour l’égal de l’animal devant Dieu, dont la création englobe sans distinction les hommes, les animaux et les plantes. La nature est ce grand tout qui redonne à chaque créature sa place. L’humilité de la foi chrétienne n’est que prétendue et sa vanité est de se croire ressemblant à Dieu.

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Notre attitude envers les bêtes révèle notre bêtise, non la leur. Soit nous les prenons pour des machines et nous prétendons que leur souffrance n’est rien. Soit nous en faisons des parents éloignés et nous en faisons des égaux. Notre bêtise est d’abord notre ignorance. Comment les connaître ? Ne statuant pas sur ce qu’ils sont, nous avons alors tous les droits sur eux et les transformons en objets industriels et économiques. Ou, à l’inverse, ils deviennent notre modèle de moralité et nous leur accordons des droits en ne nous attribuant que des devoirs. Notre bêtise est ensuite notre démesure. Que leur devons-nous ? À la suite du biologiste Jakob von Uexküll, l’animal est pensé ici comme un sujet qui perçoit, imagine, agit et constitue son milieu. L’anthropomorphisme est défendu comme méthode, tant pour la science que pour la morale, afin d’être moins bête et en restant surpris par ce qu’ils sont.

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