Un rêve de verticalité, autour de Gaston Bachelard - Françoise Ascal

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La figure du philosophe Gaston Bachelard (18841962), qui toute sa vie cultiva une « conscience de racine » et une éthique du « redressement », s’est imposée. C’est à travers le prisme de sa poétique que l’auteur a exploré notre relation aux éléments et par-delà, au cosmos. En écho à ce travail, neuf regards très personnels viennent se poser sur Bachelard (Marie Alloy, Laurent Contamin, Antoine Emaz, Alain Freixe, Abdellatif Laâbi, Werner Lambersy, Béatrice Libert, Jean-Luc Pouliquen, Florence Trocmé).

Françoise Ascal

Un rêve de verticalité Un rêve de verticalité

L’idée de « terre-mère » rassurante, enveloppante, qui accompagnait nos ancêtres a sombré, en même temps que les grands effondrements du xxe. En deux ou trois générations, la relation s’est inversée : il appartient désormais aux habitants de la terre de soigner leur planète. Souci écologique, obsession du « naturel » répondent-ils à des besoins nouveaux d’hommes « séparés » ? D’humains manquant d’humus ? À l’ère du virtuel, quelles forêts obscures, quels archaïsmes habitent encore nos pensées les plus rationnelles ?

Se tenir droit malgré la violence du monde, tenter de résister à toute forme de soumission, c’est de cela dont il s’agit.

Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-393-1 17 € TTC en France

Éditions Apogée

Après Rouge Rothko (2009), Un rêve de verticalité est le sixième ouvrage de Françoise Ascal publié aux éditions Apogée.

Françoise Ascal


Collection « Piqué d’étoiles » créée par François Rannou, dirigée par Jacques Josse

Du même auteur, chez le même éditeur : Un automne sur la colline, 2003 La Table de veille, 2004 Cendres Vives suivi de Le Carré du ciel (nouvelle édition), 2006 Issues, 2006 Rouge Rothko, 2009 Chez d’autres éditeurs : Fracas d’écume, Atelier La Feugraie/Le Noroît, 1992 Dans le sillage d’Icare, Cirrus, avec des dessins de Jacques-Pierre Amée, 1997 Le Fil de l’oubli, Calligrammes, 1998 L’Encre du sablier, Double Cloche, avec des estampes d’Yves Picquet, 1999 L’Issue, Les Petits Classiques du Grand Pirate, avec une photographie de Gaël Ascal, 1999 Le Vent seul, Double Cloche, avec des estampes d’Yves Picquet, 1999 Le Sentier des signes, Arfuyen, avec des calligraphies de Ghani Alani, 1999 La Hutte aux écritures, À Travers, avec des peintures de Jacques Clauzel, 2001 L’Arpentée, Wigwam, 2003 Mille étangs, avec des peintures de Philippe Aubry, Travers, 2006 Perdre trace, Tipaza, avec des peintures d’Alain Boullet, 2008 Si Seulement, Calligrammes, avec des fusains d’Alexandre Hollan, 2008 Noir-Racine, Al Manar, livre d’artiste avec des aquarelles de Marie Alloy, 20 exemplaires, septembre 2009 Langue de sable, « livre pauvre » de Daniel Leuwers, manuscrit, six exemplaires, avec des peintures de Jean-Pierre Thomas, septembre 2009 Un désir d’aube, Atelier de Villemorge, livre d’artiste avec un bois gravé de Jacky Essirard, 16 exemplaires, décembre 2009

© éditions Apogée, 2011 ISBN 978-2-84398-393-1


Françoise Ascal

Un rêve de verticalité Journal de Rentilly Autour de Gaston Bachelard

Éditions Apogée


Cet ouvrage a été édité avec le soutien de la communauté d’agglomération de Marne-et-Gondoire / Parc culturel de Rentilly


En janvier 2010, j’étais accueillie pour neuf mois par le « Parc culturel de Rentilly », en Seine-et-Marne, à une trentaine de kilomètres à l’est de Paris. Je bénéficiais d’une résidence de poésie dans le cadre d’un programme littéraire du conseil régional d’Île-de-France. L’origine de ce domaine remonte au xvie avec la construction d’un premier château. Au fil du temps sont apparues des perspectives à la française, des bassins, des fontaines, un parc à l’anglaise, une orangerie et, conçus pour ceux qui en furent les derniers possesseurs privés, la famille des chocolatiers Menier, des bains turcs. En 1988, le domaine a été vendu à un organisme public d’aménagement qui projetait d’en faire un « parc d’affaires ». L’opposition des élus locaux et des associations de riverains est parvenue, au terme de plusieurs années de lutte, à faire échouer cette reconversion mercantile. Aujourd’hui, le parc, le château et ses dépendances sont la propriété de la communauté de communes de Marne et Gondoire. Ils constituent un ensemble privilégié pour la vie culturelle — expositions, spectacles, résidences d’artistes. Une bibliothèque, située dans l’ancienne orangerie, abrite plus de 7 000 ouvrages consacrés à l’histoire et l’art des jardins, ainsi qu’aux diverses formes de l’expression artistique contemporaine. D’emblée, ce qui frappe en pénétrant dans ce domaine, ce sont ses arbres immenses (séquoias, hêtres pourpres, cèdres du Liban) qui se détachent sur un fond de verdure semblant courir jusqu’à l’horizon alors qu’on sait la banlieue, la ville nouvelle, l’autoroute, le RER, tout proches. Les 56 hectares du parc, dont une partie laissée libre

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est appelée « forêt », forment une enclave dans un paysage en pleine mutation. Mon projet d’écriture s’est rapidement focalisé sur le désir de « répondre » à ce lieu singulier — à sa beauté très domestiquée — en questionnant le statut de la « nature » dans notre monde contemporain. De quelle nature s’agit-il ? Qu’a-t-elle à nous dire de nous-mêmes, de notre société ? L’idée de « terre-mère » rassurante, enveloppante, qui accompagnait nos ancêtres a sombré en même temps que les grands effondrements du xxe siècle. En deux ou trois générations, la relation s’est inversée : il appartient désormais aux habitants de la terre de soigner leur planète. Souci écologique, obsession du « naturel » répondent-ils à des besoins nouveaux d’hommes « séparés » ? D’humains manquant d’humus ? À l’ère du virtuel, quelles forêts obscures, quels archaïsmes habitent encore nos pensées les plus rationnelles ? La figure du philosophe Gaston Bachelard, grand arpenteur de l’imaginaire s’il en fut, s’est imposée. J’ai entrepris de relire la part de son œuvre consacrée aux éléments. C’est à travers le prisme de sa poétique que je me suis aventurée pour interroger notre relation à la nature et par-delà au cosmos. Né en 1884 et mort en 1962, Gaston Bachelard est un autodidacte issu du monde rural de l’Aube. Toute sa vie il cultivera sa « conscience de racine ». Devenu professeur à La Sorbonne, au faîte des honneurs, il se signale par son bon sens paysan, son indifférence à la hiérarchie, qui lui vaudront plus tard d’être enfermé dans l’image réductrice d’un « père tranquille ». Cependant, Bachelard est un penseur audacieux, inventif, libre, qui écrit dans une langue de poète et fait de celui-ci un quêteur de sens nécessaire à toute société.

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Refaire avec lui le trajet en direction de l’eau, de l’air, du feu, de la terre a été l’occasion d’un bonheur rare et, plus encore, d’une invitation à résister aux figures imposées, au monde tel qu’il se dessine aujourd’hui. En écho à ce « journal de Rentilly », j’ai proposé à quelques poètes et artistes de me confier un témoignage sur « leur » Bachelard, manière d’essaimer la « parole aimante » de ce philosophe. Je les en remercie vivement.

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I

Hiver



Rentilly, 6 janvier 2010

Quelques flocons. Le silence. Sensation de profondeur, de calme. Espace qu’il va falloir apprivoiser. Temps suspendu, derrière les grandes fenêtres, temps de blancheur dans lequel je dois me glisser. En douceur. Ou peut-être en violence. Je ne sais pas encore.

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Il y a dix ans exactement, à la même heure, je roulais dans une autre blancheur, dans l’effroi des arbres mutilés, foudroyés, abattus. La tempête venait de sévir. Je traversais le chaos des petites routes de Seine-et-Marne pour rejoindre et caresser le visage de ma mère, une dernière fois. Ce 6 janvier, la paix venait de tomber sur son corps de vieille dame usée. Dix ans plus tard, j’entre dans une forêt cicatrisée. J’ai devant moi le temps d’une gestation pour faire naître un livre. Que Bachelard m’emporte sans nostalgie vers l’ailleurs, vers le vif-argent du vivant, cet imprévisible que j’espère.

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En cette période, le parc n’est pas ouvert au public. Aucun bruit ne trouble ma solitude. L’atelier pourrait être une salle monastique. Retraite volontaire dont je n’attends pas un retirement, mais une ouverture. Occasion d’aiguiser l’écoute, le regard, à la faveur de cette eau calme. Désir de transparence : voir/entendre, le fond comme la surface, ensemble.

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Ce sera donc une expérience, un séjour dégagé de la glu du quotidien qui poisse les mains, qu’on le veuille ou non, qu’on sache ou non que rien ne se passe loin de lui/hors de lui.

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J’irai à la rencontre des arbres. Les saluer. Les toucher de la paume. Le ciel est bas, d’un gris tendre. À moi de rejoindre le feu. À moi d’habiter en poète ce fragment d’espace.

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Le poids du lieu. Impossible de l’ignorer. Comme si la terre n’avait pas le même âge partout, la même gravité. La cour rectangulaire, les pavés, le kiosque, les écuries, le graphisme noir et dur des branches derrière les vitres pèsent plusieurs siècles. Nous autres, humains de passage, empruntons quelques éclats à la durée, histoire d’avoir moins peur. Pourtant la mort bat, ici aussi. Travaille sous l’écorce. Mais plus discrètement qu’ailleurs.

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Profondeur du silence. Les mots en paraissent plus proches. À fleur de terre. Rien ne vient s’interposer entre le regard et le mot qui a envie de naître. Ici, je peux entendre le besoin des mots d’apparaître. Même sous la neige. Qui a besoin de nous ? de moi ? Comment savoir dans le tumulte ordinaire ? Se peut-il qu’une phrase réclame attention, ici, dans ce silence habité ? une phrase pas plus importante qu’une pousse de pissenlit ? une phrase qui n’ajoutera rien, n’aura rien à offrir de nouveau sous le soleil. Non, je n’entends pas des voix, je ne me crois pas investie d’une mission ! Il est juste question d’une infime vibration sur la peau. Un « vent d’aigrette » peut-être, celui qu’André Breton sentait sur ses tempes lorsque la poésie l’émouvait ? Ce serait trop dire. La phrase dont je parle est nue, inutile, perdue d’avance autant qu’obstinée à vivre.

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Écrire : une entreprise d’arrachement à la partie lourde de l’être.

Écrire pour respirer. Parce que la vie coupe le souffle.

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