Toute la meute

Page 1

Éditions Apogée ISBN 978-2-84398-444-0 15 € TTC en France

Robert Piccamiglio

Robert Piccamiglio Toute la meute

Né en 1949 de parents italiens et naturalisé français dix ans plus tard, Robert Piccamiglio a débuté comme manœuvre dans le bâtiment avant de travailler en usine. En parallèle il construit une œuvre littéraire importante dans le domaine de la poésie et du roman, notamment avec Chroniques des années d’usine (Albin Michel, 1999 et Pocket, 2002), La Valse dans le noir (Albin Michel, 2002) et Des bastringues, des fanfares (Le Rocher, 2007).

Toute la meute

Éditions Apogée

Toute la meute : autrement dit la foule compacte, le troupeau sanguinaire au sein duquel on peut si facilement se laisser aspirer, enfermer. C’est la hantise de celui que l’on suit ici et qui tente d’y échapper à sa façon. Dehors, dans les rues de la Petite Venise, ou le long du quai des Cordeliers, il marche à la recherche de la perle rare, l’impossible quête, la femme qui pourra porter dans la profondeur de son regard tout le bleu sentimental des océans et dans sa voix le plus beau des chants de sirène, prête à l’entraîner dans les grands fonds marins sans espoir de retour. Le narrateur de Toute la meute n’est qu’un homme ordinaire. Il occupe son temps entre l’usine et les femmes à travers lesquelles il tente désespérément de trouver un sens à sa vie. Mais en existe-il seulement un ? Casanova de foire, Don Juan de pacotille, il se présente pathétique et dérisoire en fanfaron de première classe.



Toute la meute


Collection « Piqué d’étoiles » créée par François Rannou, dirigée par Jacques Josse Du même auteur :

Aux éditions Encre et Lumière L’Homme-pierre, 2013 Une Procédure humaine, 2011 Cap au nord, 2011 Des Livres, 2010 Le Bon Dieu des Caraïbes, 2010 Maudites comédies, 2009 Chemin sans croix, 2006 Matteo, 2005 Saint-Germain des Fossés, 2004 Incantations, 2003

Aux éditions Albin Michel La Valse dans le noir, 2002 Chroniques des années d’usine, 1999 La Station-service, 1997 Aux éditions Pocket La Station-service, 1999 Chroniques des années d’usine, 2002 Aux éditions La passe du vent Mille plaines, mille bateaux, 2012

Aux éditions du Rocher Des Bastringues, des fanfares, 2007 Tous les orchestres, 2005 Bergame, 2004 De 1977 à 1997, l’essentiel de l’œuvre poétique et théâtrale de l’auteur a été publié par Jacques Brémond et chez une dizaine d’autres éditeurs.

© Éditions Apogée, 2014 ISBN 978-2-84398-444-0


Robert Piccamiglio

Toute la meute

Éditions Apogée


« Il est vilain. Il n’ira pas au paradis celui qui décède sans avoir réglé tous ses comptes. » Louis-Ferdinand Céline


Elle dit ne pas aimer la petite musique ni le message sur le répondeur téléphonique. Combiné noir avec des chiffres. Des lettres. Du vide. Ce n’est pas un message de bienvenue. Waltzinblack. Premières mesures entêtantes d’un morceau des Stranglers. La musique est à l’image de l’éternité. La même saveur. Mais on en connaît rien nous autres ici-bas à l’éternité. Men in Black titre l’album. Une belle pochette. Du noir et blanc. À l’intérieur une reproduction de la Cène du dernier repas. Une grande table. Le Christ. Les douze apôtres. Judas. L’œil torve. De quoi boire. Manger. Mourir. Ou espérer. Mais quoi ? Au téléphone on se fixe rendez-vous pour le lendemain matin à la terrasse d’une brasserie. Elle porte un nom précieux au goût nostalgique : À l’Air du temps. Le temps lui a passé. Coquin de mauvais sort. C’est l’âge qui pointe en sourdine. Sans tambours ni trompettes. Personne pour diriger l’orchestre. Jouer de la baguette. Ouvrir la marche de la 7


clique. Aucune majorette au petit cul serré dans un short argenté pour nous accompagner. Vingt ans sont partis en vadrouille. Se sont perdus dans la grande marche du temps qui passe. A passé. Bouffés tout cru sur pieds. Un beau morceau de vie envolé. Disparu. Effacé. Barbaque de seconde zone. De premier ou de dernier choix. Ça change quoi ? Sacré convoi nos vies. Sacrée déglingue. En fin de course un enterrement de première ou de deuxième classe, comme dans les trains. Riches ou pauvres, la chanson est la même pour tous. Refrain. Désuète mélodie. Elle m’ensorcelle. Waltzinblack. Toujours la même rengaine qui se dérobe. Me taraude l’esprit. En rafales. La même histoire. La mère, morte aujourd’hui pourrait nous dire : il y a une justice en ce bas monde. Égale pour tous. La justice. Riche ou pauvre, la même destination. La boîte en chêne. Les scellés. La plaque en laiton. Gravé dessus un nom. Un prénom. Deux dates. Naissance. Mort. Tout ce qui reste d’une vie. C’est peu. Puis la descente au fond du trou. Les larmes. Retour au parking. Les discussions. Parler. Parler. De la pluie. Du beau temps. On a pas encore appris à se taire. Désespérant. La famille. Les vieux sentiments du passé. Serrements de mains. Embrassades. La chaleur. Sale atmosphère. Tout ce foutu soleil, le traître, ne nous ménage pas. Il cogne avec méthode et application au-dessus de nos têtes. C’était il y a longtemps. L’enterrement du père. En juin. Le jour de la Saint-Jean. L’année ? Je ne m’en souviens jamais. Au téléphone elle ajoute : – Je risque d’être en retard.

8


Me demande de l’attendre. Invoque les nombreuses obligations familiales. Prêtes à nous tomber dessus. À nous plaquer sans ménagement sur le sol. À nous écraser menu fretin. Encore une épouse respectable. Deux gosses. Des beaux. Fille. Garçon. Deux voitures. Une grosse cylindrée pour le mari. Une petite pour elle. Une marque anglaise. Une bagnole sympathique. Un bruit de moteur agréable. On l’entend venir de loin. La maison, belle elle aussi. Spacieuse. Située à l’écart de la ville. Pleine campagne. Partout des arbres. Des oiseaux joyeux. Charmants. Charmeurs. De la verdure. Pour y accéder on traverse un petit bois de chêne. Ce bois qui sert à fabriquer les cercueils. Pour les plus fortunés. Les autres se contenteront d’un bois de sapin. Moins onéreux. Chêne ou sapin, aucune différence pour celui, celle qui l’occupera. Paroles de la mère. Riche ou pauvre, dans la boîte on finira seul. À sec. Minable. La solitude, notre pain quotidien. Compagne silencieuse. Toujours fidèle au rendez-vous. Jamais en retard. Vivant ou mort, ça change quoi ? J’ai pris mes précautions. Informé ceux qui m’accompagnent. Seront-ils là mon tour venu ? Surtout ne m’enfermez pas dans une boîte. Je ne supporterai pas. Étouffer c’est bon pour les vivants. Pas pour les morts. Vous brûlerez toute la viande certifiée label rouge et noir. La marchandise avariée. Fatalement. En un seul lot. Le cœur. Le cerveau. L’esprit. Toutes les déglingues qu’il a connues. Auxquelles il a survécu. Mon âme plus sombre que celle du diable. Du bon dieu. Les deux compères, je les soupçonne de s’entendre à merveille pour brasser le jeu. Nous distribuer

9


les mauvaises cartes. Le cerveau finira dans les flammes. Ma boîte de pandore. À malice toujours ouverte. Sur son trente et un. En habits du dimanche pour les séduire les belles et les moins belles. La plupart prêtes à croire n’importe quoi. En premier lieu à l’amour. Aux sentiments. Pathétique. Consternant. Toutes les pensées amoureuses à l’agonie depuis longtemps. Au feu. Les flammes de l’enfer. Pas nécessaire de choisir une boîte onéreuse. Le sapin conviendra. Elle brûlera avec moi. Ne restera de ma misérable et médiocre existence de cavaleur, de Casanova d’opérette, d’infatigable, ridicule, absurde Don Juan, qu’un tas de cendres. Elles serviront d’engrais pour ces fleurs qui n’arrêtent pas de faner au fond du verger. Je n’ai aucune préférence pour l’endroit. N’importe où fera l’affaire. Toutefois attendez que vienne la pluie. Ses douceurs. Ses maigres consolations. Il y a vingt ans, la dame qui dit ne pas aimer la musique sur le répondeur, Waltzinblack, ni le message de bienvenue, j’allais l’attendre le soir à la sortie de son bureau situé en centre-ville. Une compagnie bancaire. Un bâtiment flambant neuf. Des grandes baies vitrées. Luminosité parfaite. Une architecture imposante. Le genre à vous sentir coupable, en franchissant les portes automatiques. Je me gardais de m’aventurer à l’intérieur. Me suis donc jamais senti coupable. Du moins en franchissant les portes automatiques d’une banque. Ailleurs de la culpabilité, j’en ai bouffé ma ration. Ensemble on commençait à se caresser dans l’ascenseur. Elle prenait soin de retirer son slip avant de sortir de la banque. De

10


le fourrer au fond de son sac. Une femme organisée. Je m’en souviens encore aujourd’hui de ces vieux ascenseurs avec des portes en bois. On les refermait d’un mouvement sec. Gosse, je les ai beaucoup pratiqués avec d’autres petits merdeux de mon âge. Un jeu. Notre récréation du jeudi. On rentrait. On refermait la porte. On partait pour la grande aventure des après-midi entiers. On montait. On descendait. On remontait. On redescendait. Comme dans l’existence. Toujours on monte. Toujours on redescend et souvent plus vite qu’on ne le croit. Un jeu. Notre manège à nous. Très amusant. Gratuit. Pour nous les gosses d’ouvriers. Des bonnes à tout faire. Les parents n’avaient pas le fric pour nous payer de vrais tours de manège sur le Champ de Mars qui borde le lac de la Petite Venise. On se contentait des ascenseurs dans les immeubles de riches. La ville en était pleine. De riches. D’immeubles. D’ascenseurs. Parfois un méchant concierge tentait de nous courser. On s’en tirait avec un doigt d’honneur : – Je vais appeler la police. Je vais appeler la police ! Il hurlait. Le fourbe. L’angoissé des étages. Jamais vu venir la police. On se cavalait rapide. Pas pour nous les traquenards. Plus tard, on ne pourrait pas les éviter. On changeait d’immeubles de riches. De concierge. On avait le choix. Ça remonte à loin. À l’enfance. Une autre vie. Me suis souvent demandé combien on en avait. Question stupide. On en a qu’une. Une détrousseuse. À peine le temps de se retourner sur nos nombreuses incapacités

11


qu’elle a déjà levé le camp. Replié les grandes voiles. Mis toute la marchandise au clou. Au mont-de-piété. Je radote. Gesticule. En vain. Je philosophe. Moi qui me méfie des grands penseurs. Qui savent. S’étalent dans les livres. Vous transforment la tête en plomb. Vous refilent d’authentiques vertiges. D’affreuses migraines. La gerbe. Oubliant la signification du mot pudeur. Les maniaques de la parole. Je m’égare. À quoi bon s’attarder ? On commençait la dame et moi à se caresser dans l’ascenseur. Pratique. Elle vivait au sixième étage. Le dernier. On pouvait y entendre la pluie masturber tendrement les tuiles du toit. Romantique à souhait. S’aimer en entendant la pluie tomber. Pas besoin de lui ôter sa petite culotte de soie noire ou blanche. Elle était planquée au fond de son sac avec les produits de beauté. Les clés. Les papiers. Tout ce qui nous encombre la vie. Elle s’ouvrait magnifiquement, le dos appuyé contre la paroi de l’ascenseur. Paupières à demi closes. Cuisses écartées. Les doigts, minuscules lutins jouent leur partition à merveille. Ils se faufilent dans sa petite boîte magique. Insolente. Humide à souhait. Chairs roses. Tendres. Accueillantes. Vœu exaucé. L’origine du monde. Les souvenirs reviennent au pas de charge. L’appartement est petit. Une chambre. Elle fait office de salon. Le matelas directement posé sur le plancher. Une cuisine à l’américaine. Un balcon. Il donne sur une cour intérieure. Il nous arrive l’été par temps d’orage de baiser dessus. Je la prends par derrière. Son ventre s’appuie contre la barrière

12


métallique. Ses seins font de la voltige au-dessus du vide. Il nous observe d’un œil lubrique. Le vide. Il y a ce vieux type sur le balcon d’en face qui profite de notre petit spectacle amoureux. Une paire de lunettes d’approche collée sur les yeux. Quand on le croise dans l’ascenseur, il nous remercie d’un sourire. De paroles à peine audibles. Nous dit : – Surtout ne vous privez pas. Faites comme si je n’étais pas là. C’est naturel. J’aime vous regarder. Je suis devenu si vieux. J’ai quoi à vivre ? Quelques années. J’en ai déjà tellement vécu. Je suis seul. Ma femme est morte. Plus de nouvelles de mes enfants. Vous deux êtes tout ce qu’il me reste. Voilà pour l’inventaire du paysage qui s’ouvre devant nos yeux. On le partage quelques heures les jours de la semaine. Rarement le dimanche ou les jours fériés. C’est moi à cette époque qui suis chargé d’obligations familiales. Du solide. Du vrai parpaing. La dame respectable n’arrive qu’avec dix minutes de retard. C’est peu si l’on regarde à quelle vitesse va le monde qui nous enferme. Nous engloutit. Nous. Nos semblables. Pantins désarticulés tournant sur euxmêmes. Pauvres équilibres suspendus au-dessus du vide de leur existence. Piètres jongleurs. Obscurs illusionnistes. Clowns tristes aux numéros éculés. Le cirque est en ville. C’est nous-mêmes sous le grand chapiteau qui menons la revue. Elle n’est pas brillante. On se persuade du contraire. On se trompe. On va de médiocrité en médiocrité. On en bouffe chaque jour que le bon dieu

13


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.