S E N I A M U H S E C N E I C S
Louis Lafrenière Lorne Huston
1517 Les quatre-vingt-quinze thèses de Luther
1519-1521 Conquête de l’Empire aztèque
1527 Sac de Rome
1534 Acte de suprématie de Henri VIII
1520
1537 Reconnaissance des Indiens comme de véritables humains par Paul III 1543 De Revolutionibus de Copernic 1545-1563 Concile de Trente
1506 Début des travaux de SaintPierre de Rome
1530 1510 1540 1501 1519 Charles Quint empereur du Saint Empire
1550
1560
1582 Adoption du calendrier grégorien
1570 1559 Traités de Cateau-Cambrésis
1572 Saint-Barthélemy
1580
1590
1600
1598 Édit de Nantes
1588 Défaite de l’Invincible Armada
120
1600 Présentation de Hamlet de Shakespeare
LE XVIe SIÈCLE L’OCCIDENT DÉCHIRÉ PAR LES GUERRES DE RELIGION
u moment où Hernan Cortes s’empare de l’Empire aztèque, la crise religieuse embrase les consciences européennes. Si ces évènements relèvent de réalités distinctes, la conquête de l’Amérique et les guerres de religion se conjuguent néanmoins pour bouleverser le monde occidental. L’aventure atlantique ouvre sur l’exploitation du Nouveau Monde et transforme les économies européennes. D’explorateur, l’Occidental devient conquistador puis esclavagiste. Sur le plan intellectuel, le savoir de l’Antiquité est confronté à des réalités nouvelles que seules l’obser vation et l’expérimentation peuvent éclairer. Pour l’heure, l’Église étant trop préoccupée par la Réforme protestante et l’évangélisation, les savants peuvent sans trop s’inquiéter poursuivre leurs travaux. Dans le contexte des guerres de religion, les humanistes ne peuvent cependant pas bénéficier d’une telle liberté. Ils se heurtent en effet aux luttes politiques entre feudataires, rois et papes qui se nourrissent désormais de passions religieuses. Érasme est interdit. Thomas More est exécuté. La Renaissance se termine.
A
Élisabeth Ire, Portrait Armada (v.1588) attribué à George Gower. Huile sur bois, 98 cm x 72 cm, National Portrait Gallery, Londres.
121
LE POUVOIR ET L’ÉTAT LES MONARCHIES ET LA SCISSION DE LA CHRÉTIENTÉ OCCIDENTALE u début du XVIe siècle, la Réforme protestante ébranle la vie politique alors que le pouvoir monarchique est en pleine expansion. Dès lors, le pouvoir temporel s’émancipe peu à peu du pouvoir religieux et la nation émerge comme lieu possible d’identité collective. Toutefois, le processus de construction des identités nationales se fait de manière lente et inégale à travers l’Europe. Dans la tourmente, chaque État invente ses propres solutions. Les monarchies française et anglaise s’imposent à une noblesse divisée, qui contribue ainsi à l’épanouissement du pouvoir monarchique. Le Saint Empire et l’Italie ne parviennent pas à surmonter les divisions régionales. Le cas de l’Espagne est plus complexe : son unité est complétée sous Charles Quint, mais celui-ci multiplie ses couronnes. Ses ambitions se révèlent toutefois au-delà de ses moyens et entraînent la disparition du rêve impérial. Dès la fin du siècle, son déclin s’amorce. Quant à la papauté, elle sort grande perdante de la crise religieuse. Désormais, le pape n’agit plus à titre de dirigeant spirituel pour l’ensemble de l’Occident.
A
La Réforme protestante, un enjeu politique Qui donne à l’Évangile primauté sur l’autorité du clergé.
Recherche Qu’est-ce qu’une indulgence ? À quoi sert-elle ? Pour quels motifs l’Église en vend-elle ? Quelle est l’attitude des autorités temporelles envers cette pratique ?
La maturation de l’humanisme et la publication des quatre-vingt-quinze thèses de Martin Luther, condamnant la vente des indulgences, encouragent la progression d’un mouvement en faveur d’une réforme de l’Église. Tant des hommes d’Église, des universitaires que des proches du pouvoir politique (Marguerite de Navarre, soeur aînée du roi de France François Ier, par exemple) y participent. Essentiellement évangéliste, ce mouvement remet en cause le rôle de l’Église établie. La royauté est mal à l’aise : la critique contre la papauté, que les partisans de la Réforme (les réformés) ne contestent pas tous, ne lui nuit guère mais l’autorité royale s’appuie aussi sur le clergé, que les réformés remettent également en question. La Réforme protestante met fin à l’unité de l’Église chrétienne en Occident. Dès le milieu du XVIe siècle, la population est divisée entre ceux qui reconnaissent l’autorité du pape et ceux qui ne la reconnaissent MARTIN LUTHER (1483-1546) Luther lance la Réforme protestante après la publication de ses quatre-vingt-quinze thèses en 1517. Protégé par le duc de Saxe, il peut s’opposer à l’Église romaine sans risque d’être arrêté et condamné. Son oeuvre influence durablement le monde occidental et y provoque la division entre catholiques et protestants.
122
CHAPITRE 4 • Le XVIe siècle
Cranach l’Ancien, Portrait de Luther (1529). Huile sur panneau de bois, 37 cm x 23 cm, Galleria degli Uffizi, Florence.
Évangélisme
pas. Cette scission marque un tournant dans la transition entre le monde médiéval et le monde moderne puisque l’Église romaine concourt à définir les principaux éléments de l’identité spécifique de l’Occident au cours du Moyen Âge. Contrairement aux nombreuses contestations du pouvoir pontifical dans le passé, cette rupture est définitive, car elle est soutenue par des forces politiques : princes allemands, roi d’Angleterre, feudataires mécontents, bourgeoisie des Pays-Bas espagnols, notamment. Comme la liberté de culte est impensable à l’époque, la pratique religieuse des réformés qui rejettent l’autorité du pape relève de l’autorité temporelle. Ainsi, grâce à la protection de Frédéric III de Saxe, le luthéranisme grandit dans le Saint Empire alors que des courants plus marginaux sont vivement réprimés. Avec la promulgation des Ordonnances ecclésiastiques, rédigées par Jean Calvin, la ville de Genève adhère au calvinisme en 1541. Dépendante de l’autorité civile en principe, l’Église réformée en est indépendante dans les faits. En Angleterre, Henri VIII fait voter par le Parlement l’Acte de suprématie en 1534, faisant du roi le chef de l’Église d’Angleterre ; mais c’est Élisabeth Ire qui définit véritablement l’anglicanisme dans les Trente-neuf articles en 1563. En Écosse, John Knox, poursuivant la même démarche que Calvin, fait approuver en 1560 la Confession d’Écosse, fondant ainsi le presbytérianisme, appellation qui a servi très tôt à distinguer les protestants de ce pays de ceux d’Angleterre. (Voir « Une comparaison entre catholicisme et protestantisme », page 142.)
Luthéranisme Première confession protestante créée, la doctrine enseignée par Luther est définie dans la Confession d’Augsbourg en 1530.
Calvinisme Confession protestante qui a pris naissance à Genève. Elle se singularise par sa croyance en la prédestination.
Anglicanisme Confession protestante anglaise qui maintient une hiérarchie ecclésiastique comme dans le catholicisme. Le roi ou la reine en est l’autorité suprême.
Presbytérianisme Confession protestante d’inspiration calviniste qui naît en Écosse. Elle s’oppose à l’épiscopalisme anglican.
Les religions en Europe à la fin du XVIe siècle
Édimbourg
MER DU NORD
MER BALTIQUE
Copenhague
Münster
Londres Anvers
Wittenberg
Louvain
OCÉAN ATLANTIQUE
Meaux
Légende Anglicans Calvinistes Luthériens Catholiques romains Catholiques romains avec minorités protestantes Musulmans Orthodoxes Frontière du Saint Empire Cité catholique Cité protestante
Worms
Paris Nantes
Zurich
Augsbourg
Larochelle Cognac
Genève
Trente
MER NOIRE Montauban
Madrid Rome
0
270 km
M E R
M É D I T E R R A N É E
L’Occident déchiré par les guerres de religion
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Recherche À quoi correspond l’insurrection anabaptiste de Münster ? Comment démontre-t-elle que la liberté religieuse n’existe pas en Occident à l’époque ?
Même si l’unité religieuse est brisée, la pratique religieuse, elle, se renforce au XVIe siècle. Dans les faits, les luttes religieuses nourrissent les diverses expressions de la foi servant, d’une part, la montée des courants ultracatholiques et ultraprotestants et, d’autre part, le développement de la spiritualité intérieure.
Les princes, la Contre-Réforme et les guerres de religion Si les luttes religieuses affaiblissent l’autorité de l’Église, elles menacent aussi l’unité de certains ensembles politiques et deviennent cause d’affrontements entre des pays. Au point de départ, Charles Quint, qui n’a que dix-neuf ans lorsqu’il est élu empereur du Saint Empire en 1519, ne peut pas tolérer que des régions du Saint Empire adoptent une voie religieuse différente du catholicisme. Ses actions pour mater la résistance religieuse des princes qui soutiennent Luther et les assujettir (diète de Worms en 1521, Confession d’Augsbourg en 1530) restent sans effet dans une grande partie de l’Empire. C’est alors qu’y éclatent les guerres de religion. Elles font rage jusqu’à ce que la Paix d’Augsbourg, en 1555, reconnaisse aux princes du Saint Empire le droit de choisir leur confession religieuse et de la dicter à leurs sujets. Si l’Empire connaît alors une accalmie dans les guerres de religion, ailleurs en Occident la discorde s’amplifie lors de la convocation du concile de Trente (1545-1563). En 1545, le pape Paul III décide de convoquer ce concile sans inviter les représentants des chrétiens rebelles, ce qui entraîne la scission définitive de l’Église chrétienne d’Occident. C’est au cours de ce très long concile que l’Église lance la Contre-Réforme, dont l’un des volets vise à traquer l’hérésie. L’Église soutient donc activement les princes catholiques (surtout Philippe II d’Espagne) qui combattent les forces protestantes en Europe. Dans la seconde moitié du siècle, le calvinisme prend l’Europe d’assaut. Après le Saint Empire, les guerres de religion éclatent en Écosse, dans les Pays-Bas espagnols et en France. Ainsi, dans les Pays-Bas espagnols, les habitants souhaitent obtenir plus de liberté religieuse et parvenir à un arrangement comparable à la Paix
Les Gueux Le nom Gueux tire sans doute son origine d’un ralliement, en avril 1566, de nobles protestants et catholiques des Pays-Bas espagnols qui se sont présentés comme des mendiants avec des écuelles et des besaces pour se faire entendre de Marguerite de Parme, gouvernante des Pays-Bas espagnols. Ceux-ci réclament l’arrêt des persécutions contre la religion réformée afin de sauvegarder la liberté et les privilèges du pays.
124
CHAPITRE 4 • Le XVIe siècle
En France, les tensions naissent dès l’époque de François Ier. D’abord tolérant envers les réformés, sans doute parce qu’il n’y voit qu’un esprit de renouveau doctrinal, le roi se doit de prendre position à la suite de l’affaire des Placards de 1534, qui enclenche le mouvement de répression contre les réformés. En octobre 1534, des feuilles volantes sont affichées dans de nombreux endroits, et même jusque sur la porte de la chambre de François Ier à Blois. Sur ces placards sont dénoncés à la fois le faux sacrifice du Christ lors de la messe, le pape et les prêtres menteurs et blasphémateurs, l’idolâtrie de l’Église et la transsubstantiation. C’en est trop. François Ier demande au Parlement de France de juger pour hérésie les coupables. Dès lors, François Ier cherche à contraindre ses sujets au catholicisme. S’il y réussit pendant un temps, la France est à son tour plongée dans les guerres de religion à partir de 1560, et ce, jusqu’à l’Édit de Nantes en 1598. La Saint-Barthélemy en représente le moment fort. Fête religieuse dans le monde chrétien, elle fait aussi référence à un moment sombre des guerres de religion en France. Dans la nuit du 23 au 24 août 1572, plusieurs dirigeants du parti protestant rassemblés à Paris pour le mariage de Henri de Navarre (chef des protestants) et de Marguerite de Valois (soeur du roi Charles IX) sont tués sur l’ordre de la couronne française. Le massacre se poursuit dans les jours suivants et près de trois-mille personnes sont assassinées. Les guerres de religion dissimulent souvent de farouches oppositions entre les clans de la noblesse qui veulent s’approprier davantage de pouvoir par rapport au roi. À l’inverse, les rois y voient l’occasion de briser le carcan féodal qui entrave l’épanouissement de leur monarchie. Elles s’inscrivent donc dans le long processus de centralisation du pouvoir politique à la base des États modernes.
Recherche Les guerres de religion sévissent longuement en France, en Angleterre, dans les Pays-Bas espagnols et en Écosse. Où les rois en profitent-ils pour affermir leur autorité ?
Transsubstantiation Dans la religion catholique, la transsubstantiation est l’action divine par laquelle le pain et le vin sont convertis en la substance du corps et du sang de Jésus-Christ lors du sacrement de l’Eucharistie.
François Dubois, Massacre de la Saint-Barthélemy (v.1576). Huile sur bois, 94 cm x 154 cm, Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne.
d’Augsbourg. Successeur de Charles Quint, Philippe II entend bien y étouffer la montée du protestantisme. Le duc d’Albe, envoyé d’Espagne en 1567, exerce une répression sanglante contre les Gueux. Cependant, le prince Guillaume Ier d’Orange-Nassau défend l’autonomie des Pays-Bas. Une grande offensive des Gueux est même lancée à l’été 1572. L’enjeu devient international : les protestants français, appelés huguenots, et l’Angleterre d’Élisabeth Ire appuient les Gueux. Malgré certains succès militaires, les Gueux font bientôt face aux dissensions religieuses internes opposant catholiques et calvinistes. Philippe II profite de la situation pour renforcer le catholicisme dans le Sud des Pays-Bas espagnols. Le protestantisme se cantonne alors dans la région du Nord de ce pays.
?
Réflexion
En quoi la Réforme protestante peut-elle être considérée à la fois comme un facteur d’union et de désunion au sein des États occidentaux ?
L’Occident déchiré par les guerres de religion
125
L’épanouissement du pouvoir monarchique À l’affirmation monarchique du XVe siècle succède, au XVIe siècle, une autorité croissante des souverains sur leurs sujets. Le roi concentre de plus en plus entre ses mains les principales sources de pouvoir (loi, justice, armée, impôt) au détriment des grands feudataires et du clergé. Le roi s’efforce aussi de consolider l’unité territoriale du pays (par exemple, le roi d’Aragon s’empare de la Navarre et en France Henri II reprend les trois évêchés de Toul, Metz et Verdun dans le Saint Empire). Dans cette perspective, le monarque favorise l’émergence d’une seule identité « nationale » qui s’oppose aux particularismes régionaux et se superpose à l’identité chrétienne.
Recherche Où se situe la Navarre ? Quels pays peuvent être intéressés par ce territoire ?
Tant dans les royaumes catholiques que protestants, la religion en est une d’État selon le principe du cujus regio ejus religio, c’est-à-dire « à chaque roi sa religion ». Le latin, langue de culture par excellence de l’Occident, voit son importance diminuer au profit des langues nationales. Ainsi, en France, François Ier déclare l’utilisation du français obligatoire dans les actes juridiques avec l’Ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539. De plus, le mercantilisme permet à la monarchie de devenir un acteur central de la vie économique. C’est en son nom que les grandes explorations se poursuivent et que débute la colonisation d’exploitation (voir page 132).
Les espaces politiques européens au milieu du XVIe siècle
Norvège
Légende États de l’Église Monde musulman Ordre teutonique République de Venise Siège de Vienne de 1529
Suède Livonie
Écosse Édimbourg
MER DU NORD
Irlande
Courlande
MER BALTIQUE
Danemark
Dublin
Prusse
Angleterre Londres
Pays-Bas espagnols
Varsovie
Pologne
Anvers
SAINT EMPIRE
OCÉAN ATLANTIQUE
Verdun Paris
Metz
Toul Vienne
Hongrie
Augsbourg Buda Trente
France
Milan
Venise
MER NOIRE
Portugal
Madrid
Istanbul Rome
Lisbonne
Espagne
EMPIRE OTTOMAN
Royaume de Naples Lépante
Ceuta
0
Alger
270 km
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M E R
CHAPITRE 4 • Le XVIe siècle
M É D I T E R R A N É E
Un exemple de l’amplification du pouvoir monarchique : François Ier François Ier, roi de France de 1515 à 1547, est le principal artisan de l’épanouissement du pouvoir monarchique en France au XVIe siècle.
Sur la scène extérieure, François Ier cherche à accroître le territoire français, tant en Europe que dans le Nouveau Monde. C’est en son nom que Jacques Cartier prend possession du Canada en 1534.
Jean Clouet, Portrait de François Ier (v.1525-1530). Huile sur panneau de bois, 96 cm x 74 cm, Musée du Louvre, Paris.
Soutenant la Renaissance dans son pays en invitant des artistes italiens de renom comme Léonard de Vinci et le Primatice, en entreprenant des chantiers impressionnants (châteaux de Chambord, de Fontainebleau notamment), il contribue autant à l’éclosion de l’identité nationale (Ordonnance de Villers-Cotterêts, fondation du Collège de France en 1530, création de la future Bibliothèque nationale) qu’à l’affirmation de l’État. Il préserve de plus son autorité sur l’Église de France.
Dans cette perspective, la conception même du pouvoir monarchique se transforme. Dans l’esprit féodal, le pouvoir est pyramidal : le roi règne sur un royaume par l’entremise de ses vassaux. La monarchie moderne qui émerge au XVIe siècle met le roi au centre d’un royaume qu’il vise à gouverner directement. Le rêve d’un empire chrétien, tel qu’incarné par Charlemagne au Moyen Âge, s’estompe.
Recherche Malgré l’épanouissement du pouvoir monarchique, les rapports de vassalité continuent de marquer le monde occidental. À cet égard, que se passe-t-il en Prusse en 1525 ?
Recherche Au même moment que règne François Ier en France, le roi Henri VIII gouverne en Angleterre. En comparant leur situation respective, comment chacun concourtil à l’épanouissement du pouvoir monarchique dans son pays ? Qu’est-ce qui les rapproche ? Qu’est-ce qui les distingue ?
La fin du rêve impérial avec Charles Quint Charles Quint est le dernier grand empereur en Occident. Fils de Jeanne la Folle (fille d’Isabelle de Castille et de Ferdinand d’Aragon) et de Philippe le Beau (fils de Maximilien Ier et de Marie de Bourgogne), Charles Quint est élevé aux Pays-Bas. Ses origines bourguignonnes expliquent son opposition viscérale à la couronne française, même si le français est sa langue maternelle. D’abord prince des Pays-Bas espagnols en 1516, Charles Quint hérite de sa mère et de son grand-père la couronne espagnole. Il est reçu froidement par ses nouveaux sujets et son arrivée provoque même des révoltes nobiliaires et urbaines. Ce pays, qui lui est étranger, se trouve en pleine ascension grâce à la conquête du Nouveau Monde. Son élection comme empereur du Saint Empire en 1519 le place de plus à la tête d’immenses territoires, faisant de lui le plus puissant monarque d’Europe et ravivant l’importance de la fonction impériale. Tout au long de son règne, il se partage entre ses différentes possessions (sur ses quarante ans à la tête de l’Espagne, il n’en passe que seize dans le pays).
L’Occident déchiré par les guerres de religion
127
D’après Bernard Van Orley, Portrait de Charles Quint (v.1516). Huile sur bois, 36 cm x 26 cm, Musée du Louvre, Paris.
L’empereur Charles Quint.
?
Réflexion
Est-il possible d’imaginer, aujourd’hui, qu’un chef d’État vienne d’un pays étranger ? Qu’est-ce que cela nous enseigne sur les rapports entre le souverain et ses sujets au XVIe siècle ?
Cependant, Charles Quint n’arrive pas à faire renaître un empire occidental uni sous son autorité et celle de l’Église de Rome. Malgré toute sa puissance, il connaît de multiples échecs : il est incapable de chasser les Ottomans du continent européen, lesquels progressent jusqu’à Vienne, assiégée en 1529 ; en Méditerranée, les infidèles menacent constamment les flottes occidentales. Il est également impuissant devant la Réforme qui se propage d’abord dans le Saint Empire, puis un peu partout en Europe. De même, il échoue à harmoniser sa politique et celle de la papauté dans le cadre de l’intérêt universel de la chrétienté, d’où le sac de Rome (voir page 129). Sa rivalité avec François Ier dans les guerres d’Italie (voir page 130) l’éloigne en outre de sa mission de garant de la concorde entre les nations en Occident. Enfin, les abus commis contre les populations indigènes en Amérique sont dénoncés par Bartolomé de Las Casas. En 1556, Charles Quint, épuisé, abdique de sa couronne d’Espagne au profit de son fils Philippe II et de celle d’empereur au profit de son frère Ferdinand Ier. Charles Quint est l’un des rares rois à quitter le pouvoir avant sa mort, et son départ marque surtout la fin d’une certaine conception du pouvoir impérial en Occident. Depuis Charlemagne, l’empereur du Saint Empire romain germanique avait symbolisé le rêve de l’unité politique du monde occidental. Premier défenseur de la chrétienté, il était soutenu par l’Église au nom de laquelle il luttait contre l’infidèle, l’hérétique et le païen. Quoique la fonction impériale survive jusqu’aux guerres napoléoniennes, le rêve impérial s’étiole à la suite de son abdication, laissant la porte ouverte à l’essor des États monarchiques. Cela n’empêche toutefois pas l’Espagne d’occuper largement la scène occidentale.
LES RIVALITÉS POLITIQUES L’ESPAGNE À LA TÊTE DU MONDE OCCIDENTAL lors que les cités italiennes dominaient l’Occident grâce à leur dynamisme commercial au siècle précédent, le vent tourne au XVIe siècle. Le roi d’Espagne, que ce soit Charles Quint ou son fils Philippe II, apparaît désormais comme le personnage le plus puissant d’Occident. Dès lors, il se tient constamment au coeur des rivalités entre les pays. Qu’il s’agisse des rivalités coloniales émergentes, des disputes territoriales, du contrôle du Saint Empire ou de la Réforme, il profite des richesses de l’Amérique pour tenter d’imposer son autorité aux Européens, et ce, même à la papauté après le sac de Rome. Seul le roi de France est en mesure de lui contester son pouvoir alors que l’Angleterre tente au gré de ses alliances d’affermir son autorité sur les îles britanniques. Cependant, la défaite de l’Invincible Armada contre l’Angleterre en 1588 laisse entrevoir que la puissance de l’Espagne n’est pas sans limites.
A Recherche En 1580, le Portugal s’oppose à un puissant voisin. Lequel ? Quelles en sont les conséquences ?
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CHAPITRE 4 • Le XVIe siècle
Le déclin des villes italiennes La situation économique de Venise illustre bien le déclin des villes italiennes au XVIe siècle. Venise fait face à deux puissances économiques de taille : l’Espagne et le Portugal. Alors que le premier pays profite de l’or et de l’argent de l’Amérique, le second concurrence directement Venise grâce à son important empire commercial (voir « La multiplication des comptoirs commerciaux portugais », page 136). De plus, Venise est en butte à la progression de l’Empire ottoman. En 1540, les Vénitiens perdent leur dernière enclave commerciale dans les Balkans. Pourtant, même si elle est incapable de s’approvisionner directement sur les marchés asiatiques, Venise réussit toujours, comme intermédiaire, à canaliser une bonne partie du commerce des épices. Toutefois, de moins en moins de navires vénitiens quittent la Méditerranée, alors que des vaisseaux anglais et hollandais y affluent. Qui plus est, même si à la fin du XVIe siècle la flotte vénitienne est aussi importante numériquement qu’au début du siècle, la moitié de ses grands navires sont construits aux Pays-Bas espagnols.
Le sac de Rome : la soumission de la papauté à l’Espagne Lorsque Clément VII est élu pape en 1523, il s’allie à François Ier dans les guerres d’Italie (voir page 130). Mal lui en a pris. Victorieux à Pavie (dans le nord de l’Italie) en 1525, Charles Quint laisse un temps ses troupes sans solde. Les mercenaires espagnols, italiens et germaniques se paient à même le territoire : ils pillent villes et villages sur leur passage. Florence les repousse, mais Rome est bientôt assaillie. Pendant plus d’un mois (mai 1527), la ville et le Vatican sont mis à sac par les mercenaires. La glorieuse cité de la Renaissance est baignée de sang. La moitié de la population, n’ayant pas pu fuir, périt lors de cet épouvantable carnage. Charles Quint laisse faire. Le pape, réfugié dans son château, voit les mercenaires perpétrer les massacres. Cela suffit à la papauté pour qu’elle appuie dorénavant les volontés de l’Espagne.
Recherche Le sac de Rome n’est pas sans conséquences immédiates sur un tout autre terrain, le divorce de Henri VIII. Quel lien est-il possible d’établir entre ce divorce et la position du pape Clément VII à ce sujet ?
Les rivalités entre la France et Charles Quint En 1519, Charles Quint, grâce notamment à l’or du banquier Fugger (voir « Une bourgeoisie commerçante et industrielle active », page 94), devance le roi de France François Ier dans l’élection à la couronne du Saint Empire romain germanique. La France est encerclée mais le jeu de ses alliances lui permet de s’opposer efficacement à Charles Quint. Pour contrebalancer la pression sur le front du Saint Empire romain germanique, François Ier joue d’audace et s’allie aux Ottomans de Soliman le Magnifique. Ce dernier octroie à François Ier en 1536 des capitulations, c’est-à-dire des privilèges commerciaux, financiers et juridiques. En échange, François Ier reconnaît l’autorité de Soliman sur les territoires conquis dans les Balkans. Véritable chef-d’oeuvre de la diplomatie française, cette première entente avec les infidèles, qui fait scandale en Europe, permet à François Ier d’obtenir l’appui du sultan à la politique française en Méditerranée à
L’Occident déchiré par les guerres de religion
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Taddeo Zuccaro, Entrée de Charles Quint et de François Ier à Paris (1557-1566). Fresque, Salle des fêtes, Villa Farnèse, Caprarola, Italie.
Le détail de cette fresque illustre l’entrée à Paris en 1540 de Charles Quint. François Ier est à l’avant-plan, à cheval, Charles Quint se tient légèrement en retrait, vêtu de noir.
l’encontre de l’empereur Charles Quint. François Ier soutient aussi les protestants en Allemagne. De plus, pour contrer l’influence de l’alliance des couronnes espagnole et anglaise (mariage de Catherine d’Aragon avec Henri VIII de 1509 à 1533), il noue des alliances matrimoniales avec l’Écosse (mariage de sa fille Madeleine de France puis celui de Marie de Guise en 1538 avec Jacques V). Il doit cependant s’avouer vaincu dans ses prétentions italiennes lors des guerres d’Italie. Défait à Pavie en 1525, il est fait prisonnier par Charles Quint. Les conditions de paix du traité de Madrid (1526) sont terribles pour la France, tant sur le plan économique que territorial, mais ne sont pas respectées par François Ier une fois remis en liberté. Après avoir tenté vainement de s’opposer aux visées hégémoniques de Charles Quint, François Ier finit par l’accueillir à Paris en 1540 afin de négocier un nouvel équilibre politique en Occident.
Les guerres d’Italie Alors qu’émergent les premiers États modernes, les guerres d’Italie (1494-1559) apparaissent comme les dernières guerres de nature féodale. Elles s’inscrivent aussi dans l’opposition grandissante entre l’Espagne et la France, entremêlées des prétentions de la papauté. En 1494, le roi de France Charles VIII revendique la couronne de Naples en s’appuyant sur les droits hérités de son père (voir « Les prétentions étrangères sur le royaume de Naples », page 85). Il conquiert facilement le royaume, mais soulève contre lui l’opposition de Milan et de Venise, de Maximilien Ier (Saint Empire), de Ferdinand d’Aragon et même du pape Alexandre VI. Isolé dans Naples, Charles VIII doit finalement abandonner sa nouvelle conquête. La France reprend l’offensive sous Louis XII, qui veut de plus le duché de Milan. Après la conquête du Milanais (1499), Louis XII s’allie à Ferdinand d’Aragon pour prendre Naples. Toutefois Ferdinand le trahit et règne seul sur Naples. Les échecs français se multiplient alors au point que Louis XII est chassé définitivement d’Italie en 1513. Les guerres continuent sous François Ier qui, plus heureux au départ (il reprend Milan en 1515), s’enlise à son tour. Les guerres d’Italie se terminent sous Henri II : la France renonce définitivement à ses visées italiennes avec les traités de CateauCambrésis (1559).
Recherche Malgré la toute-puissance de l’Espagne, les traités de Cateau-Cambrésis tentent d’instaurer un équilibre des forces entre les principaux pays d’Europe. Qu’en est-il ?
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CHAPITRE 4 • Le XVIe siècle
Les luttes reprennent de plus belle entre la France et l’Espagne sous le règne de Henri II de 1547 à 1559. Ce dernier arrache plusieurs territoires aux Espagnols, dont trois évêchés dans le Saint Empire (Toul, Metz et Verdun). Par contre, la situation est plus difficile dans les territoires italiens. Finalement, les traités de Cateau-Cambrésis mettent un terme, pour un temps, aux guerres entre ces puissances européennes. Tout en consolidant les territoires français, les traités signés marquent la prépondérance de l’Espagne de Philippe II dans la politique européenne.
La domination de l’Irlande par l’Angleterre Du côté de l’Angleterre, les Tudor, établis au pouvoir à la suite de la guerre des Deux-Roses (1455-1485), sont bien décidés à faire valoir leur autorité sur l’Irlande. Même si les rois d’Angleterre se prétendent seigneurs d’Irlande depuis le Moyen Âge, ce titre reste plus théorique que réel, et la population d’origine anglo-normande n’occupe qu’une mince bande côtière sur la mer d’Irlande. Henri VIII prend prétexte d’une révolte des Irlandais, en 1537, pour se proclamer roi d’Irlande, qu’il assujettit de plus à l’Acte de suprématie. Les monastères sont dissouts et les avoirs de l’Église catholique sont confiés aux hommes sûrs de la nouvelle Église anglicane. Marie Tudor, pourtant catholique, met en place une politique de colonisation anglaise de l’île. Toutefois, c’est sous le règne d’Élisabeth Ire que le conflit s’inscrit véritablement dans les guerres de religion qui embrasent l’Europe. Après la défaite de l’Invincible Armada en 1588, des troupes espagnoles viennent prêter main-forte à un soulèvement général en Irlande. Les rebelles finiront par accepter un traité de paix au début du siècle suivant (1603). Celui-ci ne règlera pourtant aucune des questions religieuses ou politiques en litige. ÉLISABETH Ire (1533-1603) Le règne d’Élisabeth Ire, de 1558 à 1603, est un point tournant dans l’histoire anglaise. Assurant l’indépendance de son royaume face aux prétentions espagnoles et françaises, elle en soutient le développement économique et impose définitivement le protestantisme (l’anglicanisme). Elle participe au mouvement de colonisation et aux explorations. À travers tout cela émerge une brillante renaissance culturelle dont Shakespeare devient le symbole. Élisabeth Ire, fille de Henri VIII et d’Anne Boleyn, contribue ainsi largement à l’épanouissement du pouvoir monarchique en Angleterre.
Recherche Philippe II tente d’unir la destinée de son pays à celle de l’Angleterre. De quelle façon ?
?
Réflexion
La stabilité politique que connaît l’Espagne au XVIe siècle, sous Charles Quint et Philippe II, impressionne. Est-ce un facteur déterminant pour expliquer sa capacité à se placer en tête des pays européens ? Comparez sa situation à celle de la France et de l’Angleterre.
La défaite de la flotte espagnole, l’Invincible Armada, est le premier échec de l’Espagne sur la scène européenne. En 1588, Philippe II envoie une puissante flotte espagnole attaquer l’Angleterre. Il souhaite punir Élisabeth Ire qui a fait exécuter Marie Stuart, ancienne reine d’Écosse prétendante au trône d’Angleterre, et rétablir le catholicisme dans ce pays. Encore une fois l’Espagne se présente comme le principal défenseur du catholicisme en Occident, elle qui a fait pression sur la couronne française lors de la Saint-Barthélemy et qui lutte depuis vingt ans contre les Gueux aux Pays-Bas. Toutefois, l’aventure contre l’Angleterre tourne mal. La flotte espagnole a été mise à mal par la tempête et la flotte britannique, conduite par de fins capitaines, dont Francis Drake, Martin Frobisher et Walter Raleigh. Cette Sur les cent-trente vaisseaux composant l’Invincible défaite présage la fin de la suprématie espagnole sur Armada au départ, seule la moitié a réussi à regagner les mers. Pour le moment toutefois, l’Espagne est l’Espagne sans même avoir jamais atteint les côtes britanniques. toujours maîtresse de l’espace colonial. L’Occident déchiré par les guerres de religion
École anglaise, Navires anglais et l’Armada espagnole (fin XVIe siècle). Huile sur bois, 112 cm x 144 cm, National Maritime Museum, Londres.
Les premiers signes d’affaiblissement de l’Espagne
131
L’OCCIDENT ET LE MONDE L’OCCIDENT À LA CONQUÊTE DU MONDE es explorations se poursuivent au XVIe siècle, car il reste à compléter le trajet menant aux Indes par la route de l’ouest, ce que Fernand de Magellan réussira en 1522 pour le compte de l’Espagne. Avec ce dernier s’achèveront à proprement parler les grandes découvertes : les repères fondamentaux de la mappemonde se dessinent désormais aux regards des Occidentaux ; Gerardus Mercator en présentera la projection cartographique en 1569. Les grandes découvertes mènent irrémédiablement à l’établissement de nouveaux rapports avec le monde non européen. Ainsi la présence espagnole modifie complètement la réalité de l’Amérique. La conquête du territoire, l’anéantissement des empires aztèque et inca par les conquistadors, le déclin démographique indigène, l’arrivée de milliers d’esclaves africains, l’évangélisation des populations autochtones et la réorganisation des économies régionales dans une perspective mercantiliste contribuent à dénaturer le continent et à y enclencher un processus irrémédiable d’occidentalisation. La colonisation d’exploitation est en marche. De son côté, le Portugal, outre sa colonisation du Brésil, réussit à implanter une série de comptoirs commerciaux en Afrique, en Arabie et en Asie (voir « La multiplication des comptoirs commerciaux portugais », page 136), ouvrant ainsi la voie aux prétentions européennes sur le contrôle mondial des grandes voies commerciales. Les autres pays européens ne sont pas indifférents. Ils soutiennent des expéditions pour explorer les côtes américaines et les mers arctiques, mais les résultats se font attendre. Seuls les Hollandais réussissent en fin de siècle à ébranler l’hégémonie exercée par l’Espagne et le Portugal, rattaché à la couronne d’Espagne en 1580.
L
Conquistador Mot d’origine espagnole signifiant « conquérant ». Il désigne habituellement les aventuriers espagnols partis à la conquête de l’Amérique centrale et du Sud à la suite des voyages de Christophe Colomb. Généralement de petite noblesse, ces individus voient dans le Nouveau Monde un lieu idéal pour assouvir leur quête de prouesses militaires et d’enrichissement.
Des grandes découvertes à la colonisation d’exploitation Les Espagnols prennent possession des nouvelles terres des Antilles que Christophe Colomb a découvertes. Contrairement aux Asiatiques, les indigènes en Amérique ne sont pas des commerçants intéressants aux yeux des Européens. Ils n’ont pas d’épices, de soie ni de porcelaine à offrir, mais les Espagnols s’aperçoivent rapidement de la valeur de leurs terres. Les gisements d’or et d’argent attisent leur convoitise tout comme les sols pour la culture du sucre. Ils s’arrogent donc la propriété des terres selon le régime de l’encomienda. La conquista espagnole amplifie le phénomène en multipliant les territoires conquis. La chute des populations indigènes et leur remplacement par des esclaves renforcent la domination que les Espagnols exercent sur le continent.
La conquista espagnole dans le Nouveau Monde Après l’ouverture du Nouveau Monde à l’Espagne par Colomb (voir « Le rôle de Christophe Colomb », page 91) s’ensuit la conquista espagnole, de 1511 environ à 1550. Dès le départ, cette conquête est une entreprise privée. La colonisation d’exploitation ne consiste pas en un peuplement massif 132
CHAPITRE 4 • Le XVIe siècle
Recherche En quoi Cortes et Pizarro sont-ils très représentatifs du conquistador ?
C’est ainsi que Diego Vélazquez d’abord dans les Antilles puis Hernan Cortes au Mexique et Francisco Pizarro au Pérou s’installent comme conquistadors en Amérique latine. Aux yeux de Cortes, le continent est un immense ensemble de terres prometteuses de richesses inouïes. Cortes profite des rivalités entre les peuples indigènes et, grâce aux armes à feu, détruit l’Empire aztèque. Toutefois, le conquistador doit justifier juridiquement son pouvoir. Il demande donc aux chefs indigènes de reconnaître la donation pontificale de ces terres aux Rois Catholiques, ratifiée dans le traité de Tordesillas (voir page 89), et de se soumettre comme vassaux. Comme ceux-ci obtempèrent rarement, le massacre commence. À celui-ci succèdent le pillage et la mise en place d’un nombre encore plus grand d’encomiendas. Dès 1550, une large partie de l’Amérique latine est soumise aux Espagnols et aux Portugais. Cortes attaquant une cité aztèque au Mexique.
École espagnole, La prise de Tenochtitlan par Cortes (XVIe siècle). Huile sur bois, Collection privée/Bridgeman Art Library. © The London Art Archive/Alamy.
de l’Amérique par les Espagnols et les Portugais : la petite noblesse qui prend possession des terres entend bien plutôt exploiter la main-d’oeuvre indigène pour s’enrichir en faisant croître les économies locales à des fins mercantiles. Le conquistador signe un véritable contrat avec la couronne espagnole. Celle-ci lui octroie un mandat qui le reconnaît comme futur gouverneur d’un ensemble de territoires conquis. Il s’engage en contrepartie, à titre d’encomendero, à respecter les « instructions royales » et bien sûr à verser à la couronne sa part du butin. Il se doit aussi de favoriser l’évangélisation des populations.
Le régime de l’encomienda Selon le régime de l’encomienda, le roi espagnol confie (encomendar) ses sujets amérindiens à un colon (encomendero) afin de le récompenser pour ses services, comme dans la pratique médiévale du suzerain qui remet un fief à son vassal. Le régime de l’encomienda consiste en un ensemble de droits et devoirs reconnus par le roi aux colons et à leurs descendants sur les communautés amérindiennes. Ceux-ci perçoivent en or, en nature ou en travail le tribut dû à l’Espagne par les Amérindiens. En contrepartie, les colons doivent protéger les Amérindiens, les convertir au christianisme et les « civiliser ». Dans les Antilles, au Mexique et au Brésil, la production sucrière, principale production d’exportation du Nouveau Monde au XVIe siècle, engendre la création de vastes domaines. À cette production s’ajoutent les cuirs, les produits tinctoriaux (cochenille, indigo et bois de teinture), le tabac et bientôt le café, le cacao et le coton. Le régime juridique de l’encomienda, dénoncé par les dominicains comme Las Casas, permet de tirer profit à bon compte des possibilités des sols d’Amérique en exploitant les populations autochtones. Ainsi donc, l’Amérique latine offre aux Espagnols un potentiel d’enrichissement.
Recherche Évaluez le cheminement de Las Casas. Comparez sa situation à celle de Colomb.
L’Occident déchiré par les guerres de religion
133
L’esclavage en Amérique latine
?
Réflexion
Comment expliquer que le choc microbien ne touche que les Amérindiens et non les Européens ?
?
Réflexion
Pourquoi l’expression de colonisation d’exploitation est-elle justifiée pour décrire le phénomène qui prend forme au XVIe siècle ?
La population indigène décline rapidement dans les Antilles à cause du choc microbien : les Européens qui arrivent en Amérique apportent avec eux des bactéries (de la variole et de la rougeole principalement) contre lesquelles les populations indigènes n’ont aucun anticorps. Conséquemment, Charles Quint autorise dès 1518 l’importation de Noirs. La traite de ceux-ci se structure. À elle seule, l’Amérique espagnole reçoit près de soixante-quinze-mille Africains au XVIe siècle. Les Portugais s’imposent rapidement comme les principaux fournisseurs. Déjà établis en Afrique, ils recourent eux-mêmes, à la suite de leur implantation au Brésil vers 1530, à une main-d’oeuvre servile de plus en plus importante ; à la fin du siècle, ils ont près de quinze-mille esclaves destinés au travail. Au départ, cette main-d’oeuvre est employée à diverses fins : tâches domestiques, prospection des rivières, pêche d’huîtres perlières, transport des marchandises (muletier), cultures spécialisées. Le développement de l’économie sucrière accélère toutefois la traite des Noirs dans les grandes plantations. Tout concourt à l’utilisation croissante de ceux-ci : leur endurance au dur travail sous les tropiques et leur exploitation depuis un demi-siècle dans les plantations en Méditerranée et dans les îles portugaises (Madère et les Canaries). Les Indiens d’Amérique, pour leur part, travaillent déjà dans les mines dans le cadre de la mita. D’origine inca, cette pratique, adoptée par les Espagnols, consiste à réquisitionner un septième de la population mâle pour le travail dans les mines de mercure ou d’argent. Les indigènes redoutent la mita, corvée faiblement rémunérée, qui dégénère souvent en une exploitation meurtrière.
L’Europe face à l’hégémonie de l’Espagne et du Portugal Les métaux précieux du Nouveau Monde espagnol et la percée des Portugais aux Indes soulèvent la convoitise de l’Europe. Jaloux de leurs succès, les autres pays ne reconnaissent pas le traité de Tordesillas (voir page 89). Pendant que l’Espagne, avec Amerigo Vespucci et Fernand de Magellan, et le Portugal, avec Pedro Alvarez Cabral, continuent de soutenir le travail des explorateurs, les autres pays européens multiplient à leur tour les voyages au XVIe siècle. Giovanni de Verrazano et Jacques Cartier travaillent pour le compte de la France. L’Angleterre poursuit ses voyages d’exploration avec, entre autres, Jean Cabot, Francis Drake, John Davis. À défaut de découvrir de riches gisements d’or et d’argent ou un passage au nordouest vers l’Asie, ces explorations débouchent sur de timides tentatives de colonisation en Amérique. Au milieu du siècle, la France avec Nicolas Durand de Villegagnon au Brésil, puis les Anglais avec Walter Raleigh en Amérique du Nord en 1585 tentent leur chance. Quant aux Hollandais, ils convoitent en fin de siècle les routes commerciales portugaises en Asie et financent l’exploitation sucrière au Brésil. Tout cela augure des bouleversements importants pour le siècle suivant. Pour l’heure cependant, les guerres de religion en Europe freinent l’ardeur de la majorité de ces pays, et ces premières tentatives de colonisation s’avèrent vaines. 134
CHAPITRE 4 • Le XVIe siècle
Les espaces coloniaux vers 1550
AMÉRIQUE DU NORD EUROPE
OCÉAN PACIFIQUE
OCÉAN ATLANTIQUE Mexico Acapulco
Saint-Domingue
Veracruz
Puerto Belo
Lima
Japon Melilla
Ormuz
Arguin
SAO TOMÉ
OCÉAN PACIFIQUE
Chine Diu
AFRIQUE
Macao
Indes
Goa Cochin Colombo
Manille
Loanda Mozambique Sofala
PHILIPPINES MOLUQUES
Malacca
Mombasa
DU SUD
Rio de Janeiro
0
Ceuta
Elmina
Belem Sao Luis Recife AMÉRIQUE Bahia
Potosi
Légende Espagne Portugal
ASIE
AÇORES
Bantam
OCÉAN INDIEN
OCÉANIE
Valparaiso Buenos Aires
Traité de Tordesillas
1640 km
L’Église apostolique et la colonisation Dès le XVe siècle, l’Église romaine fait preuve de prosélytisme : elle s’efforce de convertir à sa foi de nouveaux adeptes. Lors du concile de Constance (1414-1418), elle cherche d’abord, sans succès, à ramener dans son giron l’Église orthodoxe grecque. De plus, les grandes découvertes font miroiter le rêve d’une Église universelle. Sous la gouverne des souverains espagnols, Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille, l’apostolat de l’Église rayonne : dès 1511, un premier groupe de dominicains débarquent à Saint-Domingue ; en 1524, douze franciscains arrivent au Mexique. Les Rois Catholiques ne fondent pas moins de trente évêchés avant 1530. Les Portugais, de leur côté, piétinent. La création de comptoirs commerciaux en Afrique puis aux Indes n’est en effet guère propice à l’apostolat. La fondation de la Compagnie de Jésus anime toutefois, au milieu du siècle, le mouvement d’évangélisation : François Xavier se lance dès 1542 dans l’évangélisation des Indes. Il poursuit même sa mission au Japon puis en Chine.
Apostolat Propagation de la foi en continuité avec la mission des apôtres.
?
Réflexion
Le succès des missions de François Xavier vers l’Asie peut-il être du même ordre que celui des missionnaires en Amérique ?
La fin des appels à la croisade Alors qu’encore au XVe siècle les papes Eugène IV et Pie II exhortent la chrétienté à de nouvelles croisades contre les infidèles, ces appels cessent pratiquement au début du XVIe siècle. La fin de ces appels découle de plusieurs facteurs. D’une part, cela tient aux luttes internes entre les monarques occidentaux auxquels se joint le pape. Les guerres d’Italie (voir page 130) canalisent une large part de l’attention des princes d’Italie, de la France, du Saint Empire, de l’Espagne et même de la papauté. À ce long L’Occident déchiré par les guerres de religion
135
conflit s’ajoutent aussi les guerres de religion que soulève la Réforme. D’autre part, le sultan ottoman Soliman le Magnifique devient bientôt, plutôt qu’un ennemi, un interlocuteur crédible auprès des chancelleries occidentales, parce qu’il administre ses nouveaux territoires en faisant preuve de tolérance envers les populations chrétiennes ainsi qu’envers les juifs restés sur place et parce qu’il est ouvert au commerce avec l’Europe. Absorbé par les guerres d’Italie, Charles Quint, le défenseur attitré de la chrétienté, voit en outre son attention retenue par les corsaires ottomans en Méditerranée occidentale et la progression des forces du sultan en Hongrie. Les préoccupations de reconquête de la Terre sainte s’estompent donc.
L’ÉCONOMIE ET LA SOCIÉTÉ LA MISE EN PLACE DE L’ÉCONOMIE MONDIALE es grandes explorations aboutissent, au XVIe siècle, à l’exploitation du Nouveau Monde et à la multiplication des comptoirs commerciaux. Les Portugais, suivis bientôt des Hollandais, remplacent les intermédiaires arabes, africains et asiatiques qui commandaient les grandes routes commerciales. Lisbonne devient la plaque tournante des épices et autres produits asiatiques. Le régime de l’encomienda, instauré en Amérique latine par les Espagnols, facilite de plus l’augmentation des cultures d’exportation, dont principalement celle du sucre. En outre, le commerce européen est vivifié par les arrivages d’or et d’argent espagnols, qui engendrent cependant la montée de l’inflation. Cette poussée en force du commerce change les perceptions économiques et les réalités sociales. Le mercantilisme s’étend et la bourgeoisie accroît par conséquent son importance, même si la noblesse domine toujours. De même, l’exploitation du sol dans certains pays européens s’éloigne de plus en plus des pratiques autarciques et s’oriente nettement vers le grand commerce au détriment de la petite paysannerie et des besoins locaux.
L
La multiplication des comptoirs commerciaux portugais
Recherche Tracez un portrait d’Albuquerque. Comparez ce dernier à Cortes.
136
CHAPITRE 4 • Le XVIe siècle
Alors que l’Espagne se lance en Amérique dans la colonisation d’exploitation, les Portugais choisissent, pour s’enrichir, de mettre en place un réseau de comptoirs commerciaux aux Indes et en Asie. Pour ce faire, ils doivent d’abord déloger les musulmans, qui contrôlent l’océan Indien. Le conquistador Alfonso de Albuquerque s’en charge. La domination des mers par le Portugal modifie par la suite graduellement la situation à son avantage. Puis, les Portugais doivent imposer leur présence aux souverains indigènes, laquelle prend des formes différentes selon les régions. À l’occasion, la conquête règle la question. Des postes comme Goa (aux Indes), Malacca (en Asie du Sud-Est) ou Ormuz (en Arabie) sont en fait de véritables citadelles érigées par les Portugais qui leur donnent accès au marché intérieur. Par contre, les postes de Cochin ou de Calicut aux Indes, par exemple, tiennent à des ententes avec des souverains locaux pour lesquels le Portugal agit
comme « protecteur ». Le représentant du Portugal signe alors avec ces souverains un traité à portée perpétuelle qui fixe le prix des épices et les droits de douane à leur remettre, ce qui permet au Portugal de détenir le monopole commercial. Enfin, le Portugal établit des relations commerciales avec des États comme le Sumatra (en Indonésie) où les indigènes préservent leur entière souveraineté. Les Portugais se servent de métaux (cuivre, argent, étain, plomb, mercure), de toile, de draps et d’alun comme monnaie d’échange pour obtenir les produits qu’ils importent, notamment des épices. Avec le temps, ils utiliseront plutôt des denrées locales acquises au moyen du commerce interrégional comme monnaie d’échange.
Document historique Alfonso de Albuquerque et les musulmans Albuquerque rend compte ici à Manuel Ier, roi du Portugal, de l’élimination des musulmans implantés à Goa (aux Indes). S’appuyant sur la population hindoue sans doute intéressée à se débarrasser de ses anciens maîtres, Albuquerque profite de la position minoritaire des musulmans pour les tuer. J’ai brûlé la ville et tout passé au fil de l’épée […]. Durant quatre jours et sans trêve, vos hommes ont versé le sang […]. Nous n’avons fait grâce de la vie à aucun musulman, on en a rempli les mosquées et on y a mis le feu. J’ai demandé que l’on ne tue ni les paysans [hindous] ni les brahmanes. On a compté six-mille morts musulmans et musulmanes […]. Je n’ai laissé sur pied aucune sépulture ni aucun édifice islamique […]. J’ai donné les biens et les terres de la mosquée à l’église que j’ai fait édifier à l’intérieur des remparts et que j’ai placée sous l’invocation de sainte Catherine. MAYEUR, JEAN-MARIE ET COLL. (dir.) (1994). Histoire du christianisme des origines à nos jours : De la Réforme à la Réformation (1450-1530) (tome VII, p. 581). Paris, Desclée De Brouwer.
Le développement de l’économie sucrière Considéré encore au milieu du XVIe siècle comme un produit de luxe, au même titre que les épices, le sucre est offert, dès la fin de ce siècle, sur la plupart des grands marchés européens. La raison en est fort simple : la baisse des prix et la croissance de la production stimulent un engouement peu commun pour celui-ci. L’augmentation du nombre de plantations dans le Nouveau Monde, grâce à l’exploitation des esclaves et à la disponibilité des capitaux d’une bourgeoisie montante, n’est pas étrangère au phénomène. Dans une perspective mercantiliste, l’économie du Nouveau Monde doit servir les intérêts des métropoles européennes. Si l’Espagne met sur pied les premières plantations dans les Antilles puis au Mexique, c’est le Portugal qui est le premier producteur mondial de sucre. Une étroite association le relie alors aux Pays-Bas espagnols, les marchands hollandais ouvrant les marchés européens et finançant largement la production du sucre. L’Occident déchiré par les guerres de religion
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L’agriculture anglaise orientée vers le grand commerce
Bruegel l’Ancien, Repas de noces (1568). Huile sur toile, 124 cm x 164 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne.
Les économies nationales reposent encore pour l’essentiel au XVIe siècle en Europe sur le travail de la terre. Il faut le dire et le redire : la principale richesse demeure la possession de terres. Les arrivages d’or et d’argent du Nouveau Monde ont beau être abondants, jamais ils n’égaleront en valeur la production de blé. À titre d’exemple, la valeur de la production de blé en Méditerranée au XVIe siècle est trente-cinq fois supérieure à la valeur des métaux précieux en provenance de l’Amérique. Conséquemment, il faut retenir que le mode de vie en Europe découle du calendrier agricole et que l’organisation sociale est encore largement dominée par le régime seigneurial. De nouvelles pratiques agricoles voient néanmoins le jour.
Ainsi, les propriétaires terriens en Angleterre, la gentry en tête, sont attirés par la rentabilité du commerce européen de la laine (une des princiAu début des Temps modernes, c’est le pain qui constitue pales fibres utilisées pour le vêtement) en comla base de l’alimentation quotidienne, à raison de un kilogramme de pain par jour par personne. La farine paraison des rentes seigneuriales qu’ils retirent blanche du blé était destinée aux nobles alors que les de la culture de leurs terres par les paysans. Par paysans consommaient un pain noir (composé en tout conséquent, ils expulsent ces derniers, reprenou en partie de farine de seigle ou d’avoine). nent en main les terres communales où tout un chacun pouvait laisser paître ses bêtes et convertissent leurs terres en pâturage pour les moutons, condamnant ainsi de nombreuses familles à l’errance et à la famine. Pour s’assurer la mainmise sur leurs terres, les proRecherche priétaires terriens les clôturent, d’où le terme enclosure. Même si l’Angleterre Thomas More occupe une ne devient pas totalement une « terre à moutons », comme le dénonce place de choix parmi les Thomas More dans son livre L’utopie, ce mouvement dit des enclosures humanistes de la première prend une importance grandissante et attache l’agriculture à des usages moitié du XVIe siècle. Que commerciaux glissant ultimement vers le capitalisme (voir « D’un merretenez-vous de son apport ? cantilisme triomphant à la montée du capitalisme », page 177). Ni les révoltes populaires ni les lois proclamées n’endigueront ce mouvement.
La gentry La gentry est un groupe social anglais hétéroclite uni par l’importance de ses revenus et par son mode de vie. À proprement parler, sont associés à ce groupe tous les grands propriétaires terriens d’origine commerçante, artisanale, financière (les gentlemen). Ils se distinguent par la possession d’un manoir, l’importance de leurs terres agricoles, l’absence de travail manuel, l’emploi d’une domesticité importante, un peu comme les nobles. Ils partagent leur temps entre des activités administratives et politiques. Ce sont eux qui siègent à la Chambre des communes et qui accaparent de plus en plus les fonctions administratives de l’État. Ne possédant aucun des privilèges de la noblesse (port d’armes, absence d’imposition, justice particulière entre autres) malgré son mode de vie, ce groupe n’en demeure pas moins un acteur central dans la société anglaise.
138
CHAPITRE 4 • Le XVIe siècle
La montée de l’inflation en Europe L’inflation est une donnée constante du XVIe siècle. Elle est causée par l’abondance de métaux précieux en provenance de l’Amérique, qui engendre l’augmentation des prix des biens de consommation. Sévissant d’abord en Espagne, l’inflation se répercute partout en Europe. Les conséquences en sont importantes : elle anéantit, à terme, l’économie espagnole et favorise à l’échelle européenne l’ascension de la bourgeoisie. En Espagne, Philippe II pratique une politique économique à courte vue. Dans une perspective mercantiliste, il cherche à conserver les métaux précieux, gages de puissance. L’inflation touchant les produits espagnols en premier, ceux-ci sont de moins en moins compétitifs par rapport aux produits des autres pays européens, meilleur marché, dont l’affluence ruine l’industrie locale. En Europe, les salaires croissent beaucoup moins vite que les prix. Alors que la bourgeoisie s’enrichit par le commerce, les autres groupes sociaux ont tendance à s’appauvrir. Les Pays-Bas espagnols, dont l’économie repose largement sur le commerce, en profitent. Leur volonté de se soustraire à la couronne espagnole s’explique d’autant mieux.
Document historique L’inflation selon un observateur espagnol En 1556, un théologien espagnol, Martin de Azpilcueta, décrit le phénomène de l’inflation. Tout comme son contemporain français Jean Bodin, il en propose ici une explication. Le prix de toute marchandise augmente si elle est d’une grande nécessité et disponible en petite quantité ; de même la monnaie, en tant que chose vendable, objet de tout contrat d’échange, est une marchandise et, partant, son prix s’élèvera étant donné le grand besoin dont on en a et la petite quantité dont on dispose. Par ailleurs, dans un pays où la monnaie manque, toute offre de marchandises et même de travail, se fait à un prix moindre que dans un pays où elle se trouve en abondance. L’expérience prouve qu’en France, où il y a moins de monnaie qu’en Espagne, le pain, les tissus, la main-d’oeuvre valent beaucoup moins et qu’en Espagne même, à l’époque où il y avait moins d’argent, l’offre de marchandises et de travail des hommes se faisait à un prix moindre qu’après que la découverte des Indes l’eut couverte d’or et d’argent. DELOUCHE, FRÉDÉRIC ET COLL. (1992). Histoire de l’Europe (p. 216). Paris, Hachette.
Dans ce contexte, une nouvelle réalité économique prend alors forme en Europe, la concurrence. Les économies les plus dynamiques distancent les autres. Même si les décisions politiques donnent une orientation largement mercantiliste aux économies nationales, les germes du capitalisme commercial poussent déjà.
L’Occident déchiré par les guerres de religion
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Un univers bourgeois d’avant-plan : les Pays-Bas espagnols
Les Pays-Bas espagnols au milieu du XVIe siècle MER DU NORD
Constitués de puissantes villes commerciales et d’une campagne prospère, les Pays-Bas espagnols se trouvent au début du XVIe siècle dans une situation privilégiée, car ils sont liés au destin de la puissante Espagne et dotés d’une administration centralisée (voir « L’Espagne à la tête du monde occidental », page 128). Ils sont avantagés tant par leur position géographique que par leur réalité politique. Sur le plan géographique, l’accès direct à la mer du Nord en fait une plaque tournante du commerce européen. C’est dans les villes de Bruges et d’Anvers, où a été fondée la première Bourse commerciale au monde en 1460 et la plus grande ville européenne de son temps, que se brassent les affaires du monde entier. Pendant que l’or et l’argent en provenance de l’Amérique provoquent une inflation galopante en Espagne, les villes commerçantes des Pays-Bas espagnols en profitent pour s’imposer sur le marché espagnol avec des produits moins chers. Les bourgeois des Pays-Bas espagnols achètent à bas prix et revendent à profit.
Groningue Frise
Drenthe
Hollande Amsterdam Utrecht Delft
Zélande
Overijssel Gueldre
Dordrecht Anvers
Gand
Flandre
Brabant
Bruxelles
Artois Hainaut Picardie Cateau-Cambrésis
Limbourg Namur Liège Luxembourg
Metz Verdun Toul
FRANCE
0
105 km
SAINT EMPIRE
Légende Premiers noyaux de réformés vers 1520 Les trois évêchés Conquêtes ou reconquêtes de Charles Quint Principautés ecclésiastiques Frontière du Saint Empire
Recherche Comment expliquer que la Hollande supplante le Portugal en Asie après 1580 ?
?
Réflexion
Alors que l’économie féodale traditionnelle subsiste encore en Europe, le capitalisme commercial s’est développé en tout premier lieu en Angleterre et dans les Pays-Bas espagnols. Quel rôle faut-il alors attribuer aux cités italiennes ?
Loin de détruire l’économie du pays, les luttes des Gueux (voir page 124) concentrent plutôt l’activité commerciale dans le nord des Pays-Bas espagnols, soit la Hollande. La ville d’Amsterdam prend un essor véritable alors qu’Anvers décline dans le dernier tiers du siècle. La Hollande domine les marchés du blé, de l’équipement naval, de l’armement et du poisson (hareng). Grâce à ses flûtes, des navires permettant de transporter de grandes charges, elle contrôle l’exportation de la majorité du métal produit par la Suède, de la laine des moutons espagnols, d’une partie du sel du Danemark, du blé de la Pologne et des étoffes de laine non finies d’Angleterre. Les commerçants de la Hollande exportent même leurs capitaux vers l’Amérique puisqu’ils financent majoritairement la production portugaise du sucre au Brésil, dont ils dirigent de plus en plus le commerce. La tentation est dès lors forte de s’attaquer aux marchés asiatiques des épices jusqu’ici aux mains du Portugal.
LES COURANTS DE PENSÉE LE MONDE DES IDÉES DANS LA TOURMENTE RELIGIEUSE ET LA QUESTION DE L’HUMANITÉ DES AUTRES PEUPLES lors que la réalité socioéconomique est en pleine mutation, le XVIe siècle est confronté à une résurgence des fanatismes qui tranche avec la diversité des débats d’idées du XVe siècle. La violence réelle de cette époque puise ses racines d’abord dans une crise d’identité religieuse. Celle-ci aura à son tour un impact fondamental sur la pensée politique : les
A
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CHAPITRE 4 • Le XVIe siècle
guerres de religion cassent le moule des réflexions anciennes. Enfin, l’anéantissement des populations autochtones en Amérique révèle les limites de la pensée occidentale à concevoir pleinement l’humanité des autres civilisations.
La défaite de l’humanisme devant le retour du religieux La pensée humaniste au sens large poursuit sa lancée au début du XVIe siècle. Thomas More, Didier Érasme surtout, visent à réformer la pensée de l’Église en tenant compte des nouvelles interprétations des textes fondamentaux entreprises au XVe siècle (voir « La pensée thomiste », page 98). Cette relecture des textes, généralement admise par l’Église, suscite la controverse, provoque de vives discussions, mais n’est pas refusée en bloc par les autorités religieuses. Au contraire, en dépit de ses commentaires virulents contre l’incompétence du clergé et des moines, Érasme est habituellement appuyé par les papes Jules II et Léon X. Cependant, même si les humanistes travaillent activement au renouveau de la pensée de l’Église, rares sont ceux qui vont suivre Luther ou Calvin dans leur rupture avec Rome. C’est que la critique des doctrines de l’Église par les protestants est tout autre que celle des humanistes.
Le protestantisme contre la pensée humaniste Lorsque Luther affiche ses quatre-vingt-quinze thèses contre les indulgences en 1517, il ne fait pas de l’analyse critique de textes. Il affirme que l’Église a perdu le chemin de la foi chrétienne. Il déclare que Rome s’est tellement empêtrée dans ses rêves de puissance terrestre qu’elle a oublié la toute-puissance de la grâce divine. Si la vente des indulgences paraît à Luther tellement scandaleuse, ce n’est pas principalement parce qu’elle sert à financer le train de vie luxueux des papes, c’est parce qu’elle entretient les fidèles dans l’illusion que leur salut est assuré de cette manière alors qu’il n’en est rien.
Document historique La colère de Luther Les thèses numéros 32 et 45 contre les indulgences illustrent la révolte viscérale de Luther. 32.Ils seront éternellement damnés avec ceux qui les enseignent, ceux qui pensent que des lettres d’indulgences leur assurent le salut. 45.Il faut enseigner aux chrétiens que celui qui, voyant son prochain dans l’indigence, le délaisse pour acheter des indulgences, ne s’achète pas l’indulgence du Pape mais l’indignation de Dieu. ÉGLISE ÉVANGÉLIQUE EN ALLEMAGNE (1996-2005). Les quatre-vingt-quinze thèses théologiques sur la puissance des indulgences. (Page consultée le 2 mars 2009 à l’adresse suivante : http://www.ekd.de/fr/ theses.html>.)
L’Occident déchiré par les guerres de religion
141
En effet, Luther soutient que seule la grâce de Dieu assure le salut, ce que les humanistes réfutent car ils proclament la responsabilité humaine du libre arbitre par rapport au bien et au mal. Le protestantisme voit pour sa part dans cette idée une manifestation d’orgueil mal placé et une atteinte à l’idée que Dieu est tout-puissant. Comment imaginer, tonnera un autre chef des protestants, Calvin, que le commun des mortels puisse décider, par ses seules actions, de son propre salut ? Dieu, dans sa toute-puissance, qui règne sur terre depuis toujours et pour toujours, n’a-t-il pas déjà tout prévu ? Les protestants accréditent ainsi les thèses de saint Augustin sur la nature humaine : celle-ci est nécessairement faible, irrémédiablement entachée par le péché originel. Une comparaison entre catholicisme et protestantisme Ce tableau fournit quelques différences essentielles entre catholicisme et protestantisme. À noter que dès qu’il y a rupture avec l’autorité unique du pape, les confessions protestantes se diversifient. Ces éléments descriptifs s’appliquent moins à l’anglicanisme, qui partage avec les Point de comparaison
protestants le refus de reconnaître l’autorité du pape mais conserve la structure d’autorité hiérarchique caractéristique de l’Église catholique. Il ne refuse pas non plus la doctrine du salut par les oeuvres professée par Rome.
Catholicisme
Protestantisme
Doctrine du salut
La grâce divine assure le salut mais les oeuvres humaines y contribuent.
Seule la grâce divine peut assurer le salut.
Fondement de la doctrine
Déterminé par le pape et les textes officiels de l’Église, dont la Bible en premier lieu. Les commandements de l’Église catholique ont un poids équivalent aux commandements de Dieu.
Il n’y a que la volonté divine qui compte. Puisque la Bible est d’inspiration divine, les chrétiens doivent suivre ses enseignements mais l’interprétation de la Bible relève de la responsabilité de chacun. C’est Dieu dans sa miséricorde qui choisira à qui Il accordera sa grâce.
Organisation
Organisation hiérarchique. Le pape est le représentant de Dieu sur terre. Il nomme ses assistants (évêques et cardinaux). Les règles des ordres religieux doivent être approuvées par le pape.
Les protestants ne reconnaissent pas l’autorité du pape, ni celle d’aucun intermédiaire entre Dieu et l’âme de chacun. Il n’y a pas de rapport d’autorité religieuse entre un pasteur protestant et les fidèles. Tous les fidèles doivent promouvoir la volonté de Dieu sur terre (sacerdoce universel). Les pasteurs protestants sont nommés par la communauté des fidèles. Le clergé protestant peut conseiller et aider les fidèles mais il ne peut pas influencer les décisions de Dieu. Il n’existe pas d’ordres religieux. Il n’y a pas de saints.
Le clergé peut accorder l’absolution des péchés. Les saints peuvent intercéder auprès de Dieu en faveur des âmes sur terre. Offices
Priorité aux rites et aux symboles visuels de la magnificence de l’autorité divine.
Simplicité du culte ; importance de la pratique communautaire (du chant notamment) pendant les offices.
À ces différences fondamentales de doctrine correspondent aussi une série de ruptures culturelles qui choquent tout autant les consciences restées fidèles à l’Église de Rome : le clergé n’est plus tenu au célibat, les monastères et couvents sont abolis, les protestants arrachent souvent les tableaux 142
CHAPITRE 4 • Le XVIe siècle
Dirck van Delen, Épisode de la crise iconoclaste en 1566 (1630). Huile sur toile, 50 cm x 67 cm, Rijksmuseum, Amsterdam.
et les sculptures, cassent les vitraux, blanchissent les fresques lorsqu’ils s’emparent d’une église catholique. En effet, puisque les protestants rejettent l’idée d’intercession de la Vierge ou d’autres saints, ils sont très méfiants à l’égard des images pieuses. En cela, ils rejoignent les autres religions monothéistes et l’Église chrétienne d’Orient (voir « L’image dans la culture chrétienne d’Occident », page 71).
La Contre-Réforme catholique Pendant une génération, la chrétienté hésite entre la rupture définitive et la réconciliation. Des représentants éminents, tant chez les catholiques que chez les protestants, travaillent à rétablir l’unité de l’Église mais ce sera finalement le mouvement de rupture qui l’emportera lors du concile de Trente (1545-1563). La Contre-Réforme que l’Église adopte au cours de ce concile comporte deux grands volets. D’une part, l’Église montre sa volonté de mettre en place une réforme interne touchant l’organisation ecclésiastique et les pratiques religieuses ; il faut mieux former le clergé, mieux instruire les fidèles dans la vraie foi. D’autre part, l’Église veut traquer l’hérésie partout où elle se manifeste, en appuyant les princes catholiques (voir « Les princes, la Contre-Réforme et les guerres de religion », page 124) et en réorganisant l’Inquisition romaine, qui dresse notamment une liste des livres interdits de lecture aux chrétiens (l’Index). Les deux volets de la ContreRéforme impliquent enfin que les catholiques portent le flambeau de l’évangélisation auprès des païens (voir « L’Église apostolique et la colonisation », page 135). Bref, à l’affirmation d’une foi renouvelée chez les protestants, les catholiques répliquent surtout par un renouveau de la foi catholique mais aussi par la bouche de leurs canons. Les guerres de religion sont ainsi d’autant plus meurtrières qu’elles allient la passion infinie de la foi à la puissance militaire des États. Devant une telle explosion de forces destructrices, les humanistes n’arrivent pas à se faire entendre. Leurs appels à un échange d’idées rigoureux au sein de l’Église tombent comme autant de gouttelettes d’eau dans un feu qui embrase le continent tout entier. Les humanistes finiront par être malmenés autant par les protestants que les catholiques. Thomas More, par exemple, sera exécuté par les anglicans à cause de son refus de souscrire à la contestation de l’autorité pontificale alors qu’Érasme verra ses écrits mis à l’Index par les autorités catholiques.
En Suisse, au Danemark, en France, dans le Saint Empire et surtout dans les Pays-Bas espagnols, les protestants détruisent les images dans les églises anciennement catholiques.
Recherche Décrivez la mission générale des jésuites. Quel rôle spécifique les jésuites jouent-ils dans la Contre-Réforme ?
Un nouveau débat politique : Est-il légitime de tuer un tyran ? La pensée politique, basée jusqu’alors sur l’opposition entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, est profondément ébranlée par les guerres de religion. Si au XVe siècle les discussions portaient sur les fondements du pouvoir pontifical (voir « L’articulation d’une critique du pouvoir pontifical », page 68), elles sont maintenant marquées par une réflexion sur les assises du pouvoir monarchique. L’Occident déchiré par les guerres de religion
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Le Caravage, Judith et Holopherne (1598). Huile sur toile, 145 cm x 195 cm, Galleria Nazionale d’Arte Antica, Rome.
Des guerres de religion aux droits inaliénables du peuple ? Les papes du Moyen Âge proclamaient leur droit de déposer les princes (voir « Les décrets du Dictatus papae », page 46) et se donnaient le droit de délier les sujets de l’autorité d’un prince qui manquait gravement à ses devoirs. Mais les guerres de religion contestent ces droits. À quoi sert un décret d’excommunication prononcé par un pape à l’égard d’un souverain protestant ? D’autre part, qui peut autoriser les sujets protestants à se soulever contre un tyran catholique ? Après le massacre des huguenots lors de la Saint-Barthélemy (voir page 125), le chef des calvinistes en Suisse, Théodore de Bèze, avance dans De jure magistratum (1575) qu’il est légitime de déposer, voire de tuer un tyran. Le jésuite espagnol Juan de Mariana, pour sa part, défend essentiellement la même thèse en 1590 dans son traité De rege et regis institutione (Du roi et de la royauté). Ces arguments seront repris par les révolutionnaires anglais, américains et français aux siècles suivants pour justiL’exemple biblique de Judith qui tue l’oppresseur de son fier le droit inaliénable du peuple à renverser un peuple est couramment utilisé à l’époque des guerres de religion pour évoquer l’idée de la légitimité de tuer un tyran. gouvernement injuste.
Des guerres de religion à la monarchie absolue ? Recherche Qui est Jean Bodin ? Comment comprendre que ce défenseur de la monarchie puisse être, par ailleurs, un adepte de la démonologie ? Certains historiens voient en lui à la fois un partisan de l’hermétisme et un précurseur des Lumières. Comment est-ce possible ?
Les théologiens protestants et catholiques du XVIe siècle sont encore très loin d’une telle interprétation démocratique, mais certains juristes s’affolent déjà à l’idée que n’importe qui puisse désormais se croire autorisé à tuer le roi. Des partisans d’un État absolu se lèvent. L’un de ceux-là est le philosophe Jean Bodin. En 1576, il publie sa République, véritable enquête sur la nature de l’État. La souveraineté indivisible de l’État lui apparaît seule garante de l’ordre et de la prospérité de la nation. L’intérêt de son raisonnement tient, entre autres, à la distinction qu’il fait entre les hommes et les institutions : l’État doit maîtriser tous les pouvoirs mais les hommes qui y exercent le pouvoir doivent respecter les institutions.
La polémique sur l’unité de la famille humaine La conquête de l’Amérique force les Occidentaux à repenser leurs rapports aux autres civilisations. Cette rencontre des civilisations s’est traduite par l’anéantissement des populations indigènes en Amérique latine. Des quelque vingt-cinq-millions d’Amérindiens vivant sur le territoire du Mexique à la veille de la conquête, il n’en reste guère plus que un-million à la fin du XVIe siècle. Même si la vaste majorité de ces décès est liée au choc microbien, il faut reconnaître qu’il y a eu des millions de victimes par meurtre direct ou par suite de mauvais traitements. Si les Européens ont infligé un massacre d’une telle ampleur aux indigènes, c’est qu’ils ne les reconnaissent pas comme entièrement humains, et ce, 144
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malgré l’obligation qu’ils ont de les évangéliser. Même après l’encyclique du pape Paul III qui proclame leur humanité (Sublimus Dei, 1537), certains théologiens, dont Juan Gines de Sepulveda, humaniste célèbre et traducteur d’Aristote, allèguent que les « Indiens » constituent un peuple inférieur, incapables de dominer leurs passions par la raison. Ils croient donc que ces derniers sont naturellement destinés à l’esclavage.
Recherche En quoi Sepulveda, Las Casas et Montaigne peuvent-ils tous être considérés comme des humanistes ?
Dans l’ensemble, la position de Las Casas sera la position officielle de l’Occident, tant au sein de l’Église catholique que dans les lois espagnoles, ce qui témoigne de la capacité critique de la pensée occidentale à cette époque. Toutefois, une réflexion plus poussée permet d’en voir les limites. Il faut d’abord souligner que la couronne espagnole soutient le point de vue de Las Casas non seulement pour des raisons religieuses mais aussi (surtout ?) parce qu’elle s’oppose à la puissance de la noblesse coloniale installée en Amérique : donner libre cours à la domination des encomenderos sur les Amérindiens, c’est donner des moyens à ce corps social de menacer l’autorité de la monarchie. Deuxième aspect à retenir, les critiques les plus violentes à l’égard des conquistadors espagnols proviennent de la propagande protestante contre le catholicisme. Les gravures comme celle de Théodore de Bry témoignent davantage d’une guerre d’images dans le cadre des guerres de religion que d’une capacité d’autocritique de la pensée occidentale ; il ne se trouve guère de gravures semblables sur les crimes équivalents commis par les protestants hollandais ou anglais. Une troisième limite importante sur la portée de cette argumentation théorique tient au fait qu’elle n’a pas de conséquences réelles sur le traitement réservé aux Amérindiens. Ceux-ci ne sont pas jugés dignes d’ailleurs de participer aux discussions. Enfin, rien dans ces débats ne conteste la légitimité de la pratique de l’esclavage comme telle. Las Casas considère que les idées d’Aristote, exprimées par Sepulveda, ne s’appliquent pas à la situation des Amérindiens mais il ne conteste pas leur application aux Noirs d’Afrique. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que naîtra Gravure dans la première édition latine (1598) de la Brevisima Relacion de la destruccion de las Indias de Las Casas (1552). un mouvement anti-esclavagiste. L’Occident déchiré par les guerres de religion
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Théodore de Bry, Les cruautés des Espagnols (1598). Bibliothèque nationale de France, Paris.
Toutefois, ce ne sont pas tous les Européens qui conçoivent les rapports entre chrétiens et païens dans ces termes. Las Casas prône l’unité fondamentale de la famille humaine. Tout en étant convaincu que le niveau de civilisation des Amérindiens est moins développé que celui des Européens, il avance qu’ils sont capables de comprendre la parole du Christ : « Nous sommes tous des enfants de Dieu », dit-il, rien ne motive leur réduction en esclavage. Il y a même des penseurs du XVIe siècle qui estiment que les « sauvages » sont supérieurs aux Européens. S’ils ont été vaincus, dit Michel Eyquem de Montaigne, ce n’est pas parce qu’ils sont naturellement inférieurs, ni parce qu’ils n’ont pas eu l’occasion d’exploiter leur plein potentiel, c’est que la méchanceté (européenne) triomphe sur leur bon naturel.
LES SCIENCES ET LES TECHNIQUES LES SCIENCES À LA CROISÉE DES CHEMINS ans un premier temps, le XVIe siècle bénéficie des connaissances des savants de l’Antiquité grâce au travail des imprimeurs. Mais, justement parce qu’il en dispose, bientôt tout bascule. Aux environs de 1530, le monde qui s’offre au regard des Occidentaux après les grandes découvertes dépasse l’entendement traditionnel. Les savoirs des Anciens se révèlent problématiques. Les voyages d’exploration permettent de découvrir de nouvelles sociétés, ainsi qu’une multitude de plantes et d’animaux que personne n’avait même imaginés. Le contexte est propice à se lancer sur de nouveaux sentiers pour renouveler les sciences. Ce renouvellement remet en question la vision statique de l’Univers préconisée par l’Église, qui continue de dicter son message grâce, entre autres, à l’Inquisition au moment où la Réforme bat son plein.
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L’influence encore prégnante du savoir antique Dans la foulée du siècle précédent, le début du XVIe siècle est marqué par la conviction que la connaissance se trouve dans les textes de l’Antiquité gréco-romaine. L’université enseigne encore la physique d’Aristote, les mathématiques d’Euclide, la médecine d’Hippocrate, de Claude Galien et d’Avicenne, l’astronomie de Claude Ptolémée. La quête de manuscrits antiques, encouragée par des mécènes comme Léon X, pape de 1513 à 1521, permet de nourrir cette tradition. Quant aux « nouvelles » connaissances acquises grâce à l’expérimentation, elles ne peuvent, dans cette optique, que confirmer la valeur des textes anciens. Ainsi, les quelques dissections d’êtres humains effectuées dans les cours de médecine servent à illustrer l’anatomie selon Galien : si, par mégarde, l’observation d’un organe semble contredire le texte, c’est qu’il doit s’agir d’une malformation ou alors d’une modification consécutive à la mort. Si Pline ou Dioscoride décrivent des plantes inconnues ou des animaux fabuleux, c’est que les Européens en ont perdu la trace. Soutenu par l’essor de l’imprimerie et l’intérêt des imprimeurs, ce recours aux savoirs de l’Antiquité s’est révélé stimulant et profitable. Ainsi Nicolas Copernic, même s’il vit en Pologne, dispose des Éléments d’Euclide et de l’Almageste de Ptolémée. De plus, ces écrits ont des répercussions tangibles. En effet, les observations astronomiques et l’usage des latitudes recommandées par Ptolémée concourent aux grandes découvertes.
Un renouvellement de l’histoire naturelle Avec la découverte de l’Amérique et l’intensification de l’exploration de l’Asie, le bagage de connaissances des Européens s’accroît considérablement. Des civilisations inconnues dans l’Antiquité sortent de l’ombre, comme celles des Incas et des Aztèques. Les explorateurs constatent
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Les sentiers du renouveau des sciences Toujours dominée par la scolastique, la réflexion sur les grandes lois régissant la matière n’évolue guère. Malgré son caractère ésotérique, l’hermétisme permet toutefois des avancées importantes comme en témoignent l’astrologie, l’astronomie, l’alchimie et la médecine.
La vitalité de l’astrologie À la suite de l’intérêt suscité par l’hermétisme au XVe siècle, l’astrologie obtient la faveur des grands comme des plus humbles de la société. Elle nourrit l’imaginaire et participe au désir des êtres de mieux connaître leur destin. Elle est liée à la science par ses observations. Nombreux sont ceux pour qui toute science est impossible sans la connaissance du mouvement des planètes, des réalités du zodiaque. Johannes Kepler, tout en poursuivant ses études astronomiques, travaille à la rédaction d’almanachs. Les puissants, que l’astrologie conforte dans l’exercice du pouvoir, sont avides de savoir si les cieux leur sont cléments. Ainsi, Élisabeth Ire a à ses côtés l’astrologue John Dee. Bien sûr, tous ne participent pas à cet engouement pour l’astrologie : Érasme s’en tient loin, Montaigne la ridiculise. Cependant, nul ne peut en nier l’importance. Mais qu’en est-il alors de l’astronomie ?
Recherche Les protestants seront-ils plus ouverts aux nouvelles idées professées par les savants ? Retenez l’exemple de Michel Servet et celui de Nicolas Copernic. Approfondissez d’autres exemples à l’aide des biographies de Mikael Agricola et de Tartaglia.
?
Réflexion
Pourquoi l’astronomie n’estelle pas encore distincte de l’astrologie au XVIe siècle ?
Nostradamus et Catherine de Médicis. Gravure sur bois (1880). © akg-images.
l’existence d’espèces végétales ignorées d’eux, qu’ils exportent en Europe : pomme de terre, tomate, maïs, courge, cacao, poivron et tabac. Les Européens se mettent à cultiver les plantes exotiques dans les jardins botaniques que le XVIe siècle inaugure (Pise en 1543, Padoue en 1545), surtout en raison des valeurs médicinales que celles-ci possèdent. Le monde animal réserve aussi quelques surprises : éléphants, rhinocéros, singes, tamanoirs, toucans, dindes et autruches sont exhibés au retour des expéditions maritimes.
Une remise en question du modèle astronomique Le modèle d’Univers communément admis à l’époque est celui conçu au IIe siècle par Ptolémée. La Terre y occupe la position centrale ; le Soleil et les planètes tournent autour de celle-ci sur des trajectoires parfaitement circulaires. Les astronomes du XVIe siècle sont conscients que les prévisions du modèle ne sont pas justes et que celui-ci reste sans réponse aux problèmes concrets, comme celui du calendrier utilisé, le calendrier julien. Devant ces difficultés, deux stratégies sont adoptées : les uns essaient de corriger le modèle traditionnel à l’aide d’observations plus rigoureuses alors que d’autres tentent de le remettre en cause.
Catherine de Médicis et l’astrologue Nostradamus préparant une potion en 1560. Catherine de Médicis a créé trois postes officiels d’astrologue à la cour de France, postes qui ne seront supprimés qu’au siècle suivant.
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Du calendrier julien au calendrier grégorien Jusqu’au XVIe siècle, les Européens utilisent le calendrier dit julien en référence à Jules César. Basé sur une année de trois-cent-soixante-cinq jours et un quart, le calendrier fonctionne sur un cycle de quatre années de trois-cent-soixante-cinq jours et une année à laquelle une journée est ajoutée au mois de février. Comme l’année n’est pas de 365,25 jours mais de 365,2422166 jours, l’usage du calendrier julien a engendré au fil des siècles un décalage avec la réalité : en 1582, les Européens se retrouvent avec plus de dix jours de retard. C’est pourquoi ce calendrier sera remplacé par le calendrier grégorien, du nom du pape d’alors, Grégoire XIII. Selon ce calendrier, plus conforme à la réalité, les années se terminant par deux zéros doivent être divisibles sans reste par quatre-cents pour être bissextiles.
Edward Grant, « Celestial orbs in the latin Middle Ages ». Isis, juin 1987, vol. 78, no 2, p. 152-173.
Les pays catholiques s’empressent d’adopter le calendrier grégrorien mais les pays protestants et orthodoxes y voient une marque de la domination du pape. Les régions luthériennes (germaniques et scandinaves) ne l’emploieront qu’au XVIIe siècle. L’Angleterre ne s’y résout qu’en 1752. Le monde orthodoxe (Grecs, Russes, Slaves) conservera jusqu’au XXe siècle le calendrier julien.
Tycho Brahé symbolise parfaitement ceux qui cherchent à corriger le modèle traditionnel. Figure dominante du siècle en astronomie, il passe plusieurs années de sa vie à améliorer la précision de ses observations dans l’espoir d’en déduire un meilleur modèle. Tout comme Ptolémée ou Aristote, il place toujours la Terre au centre du système solaire. En opposition à Copernic, il n’en accepte pas moins l’idée que les autres planètes tournent autour du Soleil.
Version simplifiée du système de Copernic, tirée de son ouvrage De revolutionibus orbium coelestium.
Le modèle de Ptolémée.
Le modèle de Copernic.
Copernic adhère à la deuxième voie. Il a lancé la révolution astronomique en soutenant que le Soleil occupe le centre de l’Univers connu alors (héliocentrisme), soit le système solaire, et que la Terre est une planète qui, comme les autres, non seulement tourne autour du Soleil, mais encore tourne sur elle-même. Cette idée, véritablement révolutionnaire, suppose que la Terre est en mouvement et que les autres planètes sont des astres semblables à la Terre. Pour l’heure, Copernic propose cette idée sous forme d’hypothèse en soulignant sa conformité avec la pensée hermétique. Il ne va pas plus loin car son analyse exige une nouvelle physique du mouvement qui n’existe pas encore. Au XVIe siècle, l’idée générale qui s’impose à tous est qu’ils vivent dans un monde aux fondements immuables. Rejeter cette conception, c’est accepter que le monde auquel ils appartiennent est en mouvement. Cette appréciation des réalités n’est guère imaginable à cette époque.
Fastfission.
L’alchimie, un précurseur de l’expérimentation scientifique
Le modèle de Tycho Brahé.
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Au même titre que l’astrologie, les alchimistes du XVIe siècle s’inscrivent pleinement dans la pensée hermétique qui s’épanouit alors. Ils conçoivent que la matière est animée d’une certaine forme de vie et que la transmutation des métaux est possible puisque ceux-ci sont des corps mixtes. Ainsi, les alchimistes imaginent que les veines d’or ou de cuivre dans le sous-sol représentent en quelque sorte des branches de gigantesques arborescences souterraines. L’analogie devient évidente : au même titre qu’il est possible de cueillir un fruit de l’arbre, il est possible d’extraire le minerai que produit le sous-sol. Ce minerai, en poussant, peut se
transformer. Ainsi en va-t-il par exemple du plomb argentifère. Le plomb, en croissant, atteindrait une forme plus mature, l’argent. Le fruit cueilli meurt. Il en irait de même pour les métaux. Mais l’alchimiste peut espérer réactiver la vitalité du métal par ses expériences en laboratoire. Ce faisant, le métal pourrait atteindre une forme plus noble. Dès lors, il devient imaginable de produire de l’or ou tout autre métal précieux. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que l’impossibilité de la transmutation des métaux sera établie.
Transmutation La transmutation est la transformation d’une substance en une autre et donc d’un corps chimique en un autre.
Bien que les fondements théoriques de l’alchimie ne puissent donner naissance à la science moderne, les expériences poursuivies par les alchimistes favorisent une meilleure observation des éléments naturels. À ce titre, l’alchimie peut être considérée comme un précurseur de l’expérimentation scientifique. En effet, les alchimistes accordent beaucoup d’importance aux appareils utilisés : ils croient que les formes des instruments exercent une influence mystique sur les transformations des produits. Leur intérêt pour la chose les amène à perfectionner les appareils pour les expériences et à améliorer différentes techniques, comme la distillation, la calcination, la sublimation. De même, ils recherchent des produits chimiques qui complètent les végétaux et les remplacent même. À ce titre, les alchimistes sont les premiers à faire un inventaire des ressources naturelles contenues dans le sol et dans l’air afin de posséder tous les ingrédients imaginables nécessaires à leurs opérations de transmutation.
La médecine, entre la pratique empirique et l’alchimie À première vue la médecine progresse peu au XVIe siècle ; la saignée demeure le grand remède appliqué à tous les maux communément appelés fièvres. Mais au XVIe siècle, de plus en plus de médecins s’élèvent contre l’autorité des Anciens, dont André Vésale qui critique la synthèse anatomique de Galien. Paracelse construit sa propre théorie générale. Participant à l’épanouissement de l’alchimie, il défend l’idée des analogies ou des correspondances entre le microcosme, le corps humain, et le macrocosme, l’Univers. D’après lui, le savoir médical ne vient pas des livres mais bien de l’étude de la nature. Le médecin doit s’unir en quelque sorte à la maladie pour comprendre les forces spirituelles qui agissent sur le malade. D’inspiration hermétique, la théorie de Paracelse scandalise nombre de ses contemporains qui s’en tiennent encore à la théorie générale des humeurs (voir « L’observation du corps et la médecine », page 17). Selon Paracelse,
Bruegel l’Ancien, L’alchimiste (1556). Estampe, Cabinet des Dessins et d’Estampes, Berlin. © akg-images.
Les alchimistes du XVIe siècle en viennent à concevoir que l’alchimie permet d’expliquer autant comment fonctionne le règne minéral que les règnes végétal et animal : autrement dit, que la matière est en perpétuelle réaction et que les maladies du corps humain, par exemple, sont d’ordre chimique. Ils cherchent aussi à découvrir un élixir guérissant toutes les maladies et conférant la vie éternelle.
Sublimation Au sens général, sublimation signifie « purification ». Aux XVe et XVIe siècles, il s’agit du procédé alchimique d’épuration d’un corps solide qui est transformé en vapeur après avoir été chauffé. En chimie moderne, le mot sublimation désigne le passage d’un état solide à un état gazeux sans qu’il y ait passage par l’état liquide.
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Homéopathie Pratique consistant à administrer des préparations fortement diluées d’une substance causant des symptômes similaires à ceux observés chez les malades.
les causes de la maladie tiennent à une invasion du corps par quelque poison. De là le besoin de renouveler les traitements en recourant aux principes de l’homéopathie et en employant de nouvelles drogues. Par ailleurs, la médecine accorde une plus large place à l’observation et l’expérimentation. L’anatomie progresse avec Vésale. La pharmacologie s’améliore entre autres grâce à Paracelse et la chirurgie évolue avec Ambroise Paré.
Recherche Vésale et Copernic sont des figures de transition dans l’évolution des sciences. En quoi innovent-ils ? En quoi sont-ils encore marqués par l’autorité des Anciens ?
LES RÉSONANCES DANS LE MONDE DES ARTS LE TRIOMPHE DE LA RENAISSANCE DANS LES COURS DE L’OCCIDENT es recherches des humanistes sur les sources antiques qui ont inspiré les artistes italiens du XVe siècle aboutissent à une synthèse au début du e XVI siècle qui incarne désormais la sensibilité classique de la Renaissance italienne et fait de la péninsule italienne le foyer culturel de l’Occident. Les artistes trouvent une occasion exceptionnelle pour exprimer leur talent lorsque le pape Jules II lance le chantier colossal de la basilique Saint-Pierre de Rome. Bientôt les monarques, dont les rêves de magnificence n’ont rien à envier à ceux des papes, emboîtent le pas. Toutefois, au cours du siècle, la Réforme protestante et la Contre-Réforme catholique pèsent de tout leur poids sur la production artistique. La peinture flamande, si dynamique au siècle précédent, souffre de ces dissensions religieuses.
Raphaël, L’École d’Athènes (1509-1510). Fresque, 549 cm x 770 cm, Chambre de la Signature, Palais pontifical, Vatican.
L
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L’apogée de la Renaissance italienne C’est avec L’École d’Athènes, cette oeuvre célèbre de Raphaël reproduite ci-dessous, que nous pouvons observer l’un des modèles qui va façonner les mentalités pour les générations à venir. Cette fresque illustre en effet particulièrement la célébration de la culture antique, un classicisme propre à la Renaissance italienne et l’affirmation du pouvoir pontifical.
La célébration de la culture antique
Les liens étroits entre les idéaux de l’Antiquité et les espoirs de la Renaissance sont soulignés par le fait que plusieurs philosophes d’antan y figurent sous les traits des contemporains de Raphaël : le mathématicien grec Euclide (IIIe siècle avant notre ère) prend les traits de Bramante, premier architecte de la basilique Saint-Pierre de Rome, alors que le philosophe grec Héraclite (VIe-Ve siècle avant notre ère) se présente sous la forme de Michel-Ange.
Raphaël, détail de L’École d’Athènes (1509-1510). Chambre de la Signature, Palais pontifical, Vatican.
Manifestement, cette immense fresque constitue un hommage à la culture antique. En cela, elle s’inscrit en continuité avec le XVe siècle (voir « La référence gréco-latine », page 107). Il y a une différence de taille cependant : ici, ce n’est pas la mythologie romaine qui est à l’honneur mais le rayonnement culturel d’Athènes ; et surprise des surprises, Aristote ne règne plus en autorité suprême, il est désormais en dialogue avec Platon. En fait, toute la scène est organisée de façon à mettre en valeur ce dialogue nouveau, au XVIe siècle, entre les partisans de Platon et Aristote. La main de Platon pointe vers le haut pour indiquer le caractère idéaliste de sa pensée, alors que celle d’Aristote est orientée vers la terre pour souligner l’importance qu’il accorde à l’observation du monde réel. Dans la niche, du côté de Platon, est représentée une statue d’Apollon, patron des poètes, alors que c’est Athéna, déesse de la raison, qui se situe du côté d’Aristote.
Raphaël lui-même se représente en tant que défenseur des beaux-arts sur le même plan que les arts libéraux.
Un classicisme propre à la Renaissance italienne Cette fresque puise également dans le langage architectural de l’Antiquité romaine et de l’Antiquité grecque les éléments d’un classicisme renouvelé. En effet, ici comme dans le Parthénon d’Athènes ou le Panthéon de Rome, c’est l’impression d’ordre, d’harmonie, d’équilibre, de raison qui domine. Toutefois, s’il y a hommage à l’Antiquité, il n’y a pas de servilité. Raphaël s’inspire plus directement des idées architecturales récentes comme celles de Filippo Brunelleschi ou de Bramante plutôt que de copier des exemples précis du passé antique. Le classicisme de Raphaël est en outre renforcé par l’utilisation rigoureuse d’une trouvaille de la Renaissance italienne, la perspective linéaire. En ce sens, Raphaël contribue à la définition d’un classicisme propre à la Renaissance qui aura une immense influence sur l’art et l’architecture des siècles suivants.
Recherche Identifiez des peintres et des oeuvres du XVIIe au XIXe siècle qui s’inscrivent dans le courant classique ou l’une de ses variantes.
Les idées esthétiques de la Renaissance, et avec elles les artistes et les architectes de la péninsule italienne, vont rayonner sur l’Europe tout entière, transformant l’architecture et le paysage visuel des églises et des cours princières. L’exemple le plus célèbre est évidemment Léonard de Vinci, qui est invité en France par François Ier, mais ils sont nombreux les maîtres italiens de tous les métiers artistiques qui travaillent en France, sur les L’Occident déchiré par les guerres de religion
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châteaux de la Loire notamment. Dans le Saint Empire et en Espagne, l’influence italienne est également présente. Titien (de Venise) est le principal peintre de Charles Quint et c’est son élève, le Greco, qui s’installe dans l’Espagne de Philippe II à la fin du siècle. Même des peintres néerlandais comme Antonio Moro (qui italianise même son nom) ou allemands comme Holbein le Jeune, principal peintre de la cour de Henri VIII en Angleterre, incorporent les nouvelles idées italiennes dans leurs oeuvres. Dans les siècles à venir, les artistes des quatre coins de l’Occident afflueront à Rome pour étudier les exemples classiques de l’art occidental, où se trouvent les chefs-d’oeuvre de l’Antiquité comme le Laocoon (voir page 21) bien sûr, mais également les travaux de Michel-Ange sur le chantier colossal du Vatican.
Le classicisme au service des princes Par son souci d’équilibre et d’harmonie, le classicisme de la Renaissance projette une vision du monde qui plaît aux puissants. Bien avant la construction des châteaux de la Loire en France, de l’Escorial en Espagne ou de Buckingham en Angleterre, le pape entend afficher son pouvoir dans un monument. Ainsi, le pape Jules II invite les plus grands artistes et architectes (Bramante, Michel-Ange, Raphaël) afin qu’ils collaborent à l’immense projet de construction de Saint-Pierre de Rome. Raphaël est notamment chargé de réaliser la fresque L’École d’Athènes pour décorer une salle de fonction dans les appartements du pape. L’édification de cette basilique constitue l’un des plus importants chantiers en Europe. Une telle politique de prestige nécessite un financement colossal. Jules II lance une vente d’indulgences à travers la chrétienté tout entière afin de recueillir les fonds nécessaires. Par ailleurs, si les rois et papes du XVe siècle ont été lents à accepter l’idée de faire faire leurs portraits par des peintres, il n’en va pas de même au XVIe siècle. Tous les princes, des plus grands aux plus humbles, de l’Église comme de la cour, se font représenter par leurs peintres préférés. Et ce sont les plus grands artistes de l’époque qui s’y consacrent : Raphaël exécute des portraits des papes Jules II et Léon X, Holbein le Jeune est le maître de la cour de Henri VIII d’Angleterre, tout comme Titien et Moro le seront à la cour de Charles Quint et de Philippe II.
La crise de la peinture flamande Des pays comme l’Angleterre et l’Espagne, qui ne possèdent pas de grands centres artistiques, sont particulièrement ouverts à l’influence des innovations italiennes. La question se pose tout autrement dans le Nord de l’Europe, qui avait été un des moteurs du renouveau artistique du XVe siècle. À première vue, les conditions économiques semblent favorables pour que l’élan culturel se maintienne (voir « Un univers bourgeois d’avant-plan », page 140), mais dans les faits la production artistique évolue différemment.
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Bruegel l’Ancien, Le combat de Carnaval et Carême (1559). Huile sur panneau de chêne, 118 cm x 164,5 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne.
Ainsi, il est évident que le tableau Le combat de Carnaval et Carême (reproduit ci-dessus), de Bruegel l’Ancien, relève d’une tradition artistique différente de celle qui inspire la Renaissance italienne. Alors que Raphaël est en dialogue avec l’Antiquité, Bruegel témoigne ici de la pérennité du monde médiéval. La composition est grouillante d’activités, ce qui contraste singulièrement avec l’impression de sérénité et d’ordre qui se dégage de L’École d’Athènes. Enfin, les corps rondelets ou émaciés des personnages du peintre flamand ne correspondent en rien à la vision de la beauté idéale si chère aux artistes de la Renaissance italienne.
Recherche Bruegel l’Ancien est beaucoup plus en dialogue avec les maîtres flamands du XVe siècle que les maîtres italianisants qui règnent dans les cours européennes de son époque. Comparez ce Combat avec Le jugement dernier de Rogier Van der Weyden ou le Jardin des Délices de Jérôme Bosch.
Si Bruegel constitue le meilleur exemple de la continuité de la tradition flamande, de manière générale la peinture flamande ne fait pas preuve d’autant de dynamisme et d’originalité qu’au siècle précédent. Il faut en chercher la cause dans les réalités politiques et religieuses de la région à cette époque.
Les catholiques et les protestants : deux conceptions de l’image Les protestants valorisent la lecture de la Bible et en favorisent l’étude et la discussion. Ils entretiennent une profonde méfiance envers les images et les objets religieux, car ils y voient une forme d’idolâtrie et les associent aux cultes païens. L’attitude des autorités catholiques est l’inverse. Elles manifestent leur méfiance surtout à l’égard de l’écrit. L’idée même que l’individu puisse exprimer son interprétation propre de la volonté divine à l’encontre de la position officielle de l’Église est considérée comme hérétique. À l’égard des images, en revanche, l’Église catholique est
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Masaccio, Adam et Ève chassés du Paradis terrestre (1426-1427). Fresque, 208 cm x 88 cm, chapelle Brancacci, église Santa Maria du Carmine, Florence.
pleinement consciente de la puissance des moyens de communication visuelle. Le concile de Trente établit donc un cadre de référence pour l’art religieux : celui-ci doit présenter un message clair et édifiant tout en étant pudique. C’est la raison pour laquelle la fresque de Masaccio reproduite ci-contre, par exemple, a été retouchée (image de gauche) sur l’ordre des autorités de la Contre-Réforme, qui imposent de nouvelles normes en matière de pudeur. Mais les autorités catholiques ne se limitent pas à censurer. Elles veulent aussi et surtout que l’art participe au mystère religieux et qu’il communique directement avec les âmes à travers une intensité dramatique. Ces désaccords entre protestants et catholiques n’ont rien d’abstraites disputes théologiques (voir « La défaite de l’humanisme devant le retour du religieux », page 141).
L’hostilité à l’imagerie religieuse et la copie des maîtres italiens La crise de la peinture flamande s’explique ainsi plus facilement. Le métier d’artiste est singulièrement compliqué par les tensions religieuses, surtout dans les Pays-Bas espagnols où le conflit est particulièrement meurtrier (voir « Les princes, la Contre-Réforme et les guerres de religion », page 124). Depuis des siècles, c’est des institutions religieuses que proviennent principalement les commandes des peintres et des sculpteurs. Il y a dorénavant des régions entières hostiles à l’imagerie religieuse.
Une restauration récente avait pour objectif de remettre la fresque de Masaccio dans son état original (à droite). La Renaissance au XVe siècle ne manifeste aucune fausse pudeur à représenter le sexe masculin.
Recherche Comment interpréter le combat entre « Carnaval » et « Carême » dans le tableau de Bruegel page 153 ? Quel rapport peut-il y avoir avec les tensions religieuses de l’époque ?
De plus, même dans les régions catholiques, les autorités religieuses, souvent formées en Italie, sont particulièrement sensibles aux modes artistiques qui triomphent à Rome. La tradition locale flamande est déconsidérée, et les artistes sont invités à copier le style de Raphaël ou de Michel-Ange. Si la tradition artistique flamande est durement touchée par les guerres de religion, il n’en va pas de même pour l’art dans les pays catholiques, bien au contraire. Dans le sillage du concile de Trente, la production artistique voit naître l’une de ses périodes les plus fastes. Elle atteindra véritablement son apogée au siècle suivant, mais déjà à la fin du XVIe siècle se dessine une nouvelle sensibilité esthétique qui contraste avec le classicisme serein de la Renaissance du début du siècle. Ce sera l’art baroque, un art flamboyant, un art militant, qui s’imposera au XVIIe siècle.
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LE SIÈCLE REVISITE SON PASSÉ L’AFFIRMATION D’UNE CULTURE SAVANTE vec la Renaissance qui s’épanouit, la colonisation d’exploitation du A Nouveau Monde qui commence, la Réforme qui bouscule les sociétés, la vision que ces dernières entretiennent avec leur passé est en pleine mutation. Alors qu’une distanciation s’opère de plus en plus par rapport au Moyen Âge, l’influence de l’Antiquité ne cesse de se déployer et de se transformer au XVIe siècle.
Le monde féodal persiste au XVIe siècle, car l’univers des chevaliers, avec son code d’honneur, ses rites et ses traditions, survit toujours. La noblesse française répond allègrement à l’appel du roi pour aller guerroyer en Italie ; les tournois chevaleresques sont encore une réalité à la cour de France, du moins jusqu’en 1559 lorsque Henri II meurt de ses blessures dans une joute. Les tournois seront désormais interdits sur le sol français mais le duel à l’épée, rite d’honneur par excellence de la noblesse, perdure en dépit des multiples tentatives royales pour l’interdire.
Ambroise Paré ne peut sauver Henri II grièvement blessé (1560). Bois coloré. © The Granger Collection, New York.
La lente disparition du monde féodal
Réalités antiques, féodales et modernes se conjuguent dans cette image. Chose surprenante, c’est un chirurgien, dont le métier s’affirme au XVIe siècle, qui est célébré ici. Il lutte activement pour sauver la vie du roi Henri II alors que les savants médecins instruits des théories de l’Antiquité tournent le dos au roi et débattent entre eux.
Les guerres de religion témoignent de même de la persistance des réalités féodales. Les grands feudataires en profitent pour négocier leur soutien au roi ou pour entrer en révolte. Ils exigent le respect de leurs « anciennes libertés », surtout celle d’échapper à la juridiction royale en matière d’impôts et de justice, tout en revendiquant un accès privilégié aux charges et offices de la cour.
Toutefois, les réalités nouvelles sont en train de saper les fondements de cette culture. La plupart des monarchies européennes parviennent en effet à renforcer leur pouvoir à l’occasion des guerres de religion (voir « L’épanouissement du pouvoir monarchique », page 126). Une culture de la cour s’affirme qui se distingue de plus en plus du train de vie des manoirs féodaux. Les jongleurs, troubadours et comédiens vulgaires qui peuplent les soirées de divertissement au Moyen Âge se font de plus en plus rares à la cour. L’empreinte de la Renaissance italienne pèse aussi sur cette rivalité entre culture féodale traditionnelle et culture monarchique car ce sont les rois qui sont les premiers vecteurs de sa diffusion. Les exemples du
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Mystère Au Moyen Âge, un mystère est un drame religieux qui tire son origine des scènes dialoguées de certains offices religieux lors des fêtes liturgiques (Pâques, Noël, par exemple). Les thèmes s’élargissent plus tard aux vies de saints et la pièce de théâtre se déroule hors de l’église, en langue vernaculaire et non plus en latin. Avec le temps cependant, le caractère strictement religieux s’estompe.
rejet des pratiques médiévales touchent de multiples domaines de la vie culturelle. Ainsi, la fourchette, inconnue dans le Nord de l’Europe avant le XVIe siècle, se répand d’abord à la cour puis, de plus en plus, en cascade, dans les châteaux et manoirs du royaume. L’architecture gothique cède progressivement sa place aux proportions classiques de la Renaissance. Enfin, les mystères, ces immenses productions de théâtre sacré du Moyen Âge, périclitent au moment même où le théâtre moderne prend son essor, notamment avec Christopher Marlowe et William Shakespeare dans l’Angleterre élisabéthaine.
L’apogée de l’influence du monde antique Le dialogue entre la civilisation du XVIe siècle et le monde antique apparaît paradoxal de prime abord. Globalement, les lettrés du XVIe siècle sont convaincus que les Anciens ont énoncé des vérités éternelles (voir « L’influence encore prégnante du savoir antique », page 146). Les problèmes d’harmonisation entre les réalités observées et les textes anciens ne conduisent pas automatiquement à une remise en question générale de l’autorité des Anciens. Au contraire, l’ampleur des débats sur les textes approfondit les connaissances sur l’Antiquité et tend à confirmer son importance. Il faut admettre que certaines découvertes ne font que renforcer l’autorité des Anciens. Par exemple, la Poétique d’Aristote, découverte au XVIe siècle, éblouit les esprits par sa façon de concevoir l’analyse des genres littéraires. Deux millénaires après sa mort, c’est encore Aristote qui pose les termes dans lesquels sera réinventé le théâtre à l’époque moderne. Mais d’autres découvertes suivent des chemins plus tortueux. Copernic ne s’appuie pas principalement sur des observations empiriques pour contester la cosmologie de Ptolémée. Il propose timidement des calculs mathématiques théoriquement compatibles avec sa thèse d’un Soleil au centre d’un cortège de planètes mais il insiste surtout sur la conformité de ses idées avec celles d’autres penseurs de l’Antiquité. Las Casas, dans sa défense des Amérindiens contre les conquistadors, se garde bien de contester la distinction d’Aristote sur les peuples dignes de liberté et ceux naturellement destinés à l’esclavage. Tout au plus, certains penseurs, comme Vésale, se permettent de critiquer l’application bornée des idées des Anciens. Rabelais et Montaigne aussi se moquent des éducateurs de leur époque qui ne cherchent qu’à farcir la tête des jeunes de formules anciennes. C’est cependant contre la bêtise de leur époque qu’ils en ont. Ils seraient les derniers à dénigrer les philosophes grecs et romains. Au total donc, le XVIe siècle présente une image paradoxale du rapport à l’Antiquité. Jamais depuis la chute de l’Empire romain les idées des Anciens n’auront-elles été aussi contestées. Jamais n’auront-elles exercé une influence aussi vaste, diverse et puissante.
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es grandes découvertes débouchent sur le développement d’une économie à l’échelle du monde qui transforme graduellement les rapports de force en Europe. L’Espagne s’impose en Amérique latine, alors qu’une nouvelle classe bourgeoise, particulièrement aux Pays-Bas, s’affirme avec la naissance du commerce mondial. L’Église catholique, pour sa part, se lance dans une vaste aventure d’évangélisation aux quatre coins du monde. C’est la noblesse, par sa nature même liée à l’économie féodale, qui pâtit le plus de ces transformations. Au total, la monarchie tire mieux son épingle du jeu. À défaut de pouvoir réaliser l’unité religieuse, elle comprend qu’elle a intérêt à jouer la carte de la conciliation entre les factions. Elle a tout intérêt à vouloir unifier le royaume, tant sur le plan économique que juridique et culturel. Du même coup, elle contribue à la lente construction d’une identité nationale aux dépens de l’identité chrétienne caractéristique du Moyen Âge. L’absolutisme monarchique est en gestation.
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À vous de fouiller LA PRATIQUE DE L’HISTOIRE L’analyse d’un document écrit Analysez cet extrait de La vie très honorifique du grand Gargantua en en faisant la critique externe et interne à l’aide des questions qui suivent celui-ci.
Document historique Le régime de vie de Gargantua François Rabelais décrit dans cet extrait le régime quotidien de Gargantua dans sa jeunesse. Son éducation, laissée jusqu’alors aux mains de précepteurs négligents, est primitive. Puis il gambillait, gigotait et paillardait parmi le lit quelque temps, pour mieux ébaudir ses esprits animaux, et s’habillait selon la saison, mais il portait volontiers une grande et longue robe de grosse frise [variété de toile fabriquée dans la région de Frise, aux Pays-Bas], fourrée de renards ; après il se peignait du peigne d’Almain, c’est-à-dire des quatre doigts et du pouce, car ses précepteurs disaient qu’autrement se peigner, laver et nettoyer était perdre son temps en ce monde.
Puis [plus tard dans la journée] il étudiait quelque méchante demi-heure, les yeux assis sur son livre, mais, comme dit le Comique, son âme était en la cuisine.
Puis il fientait, pissait, rendait sa gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait et se
RABELAIS, FRANÇOIS (1962). Gargantua, Pantagruel (p. 108, 110). Limbourg, Éditions Gérard et Verviers. (Première édition 1534. Adaptation de Maurice Rat.)
mouchait en archidiacre, et déjeunait pour abattre la rosée et le mauvais air : belles tripes frites, belles grillades, beaux jambons, belles cabirotades et force soupes de premier matin. […] […]
1. Faites la critique externe de ce document historique. Pour approfondir votre quête d’information, n’hésitez pas à consulter Chronos. a. Qui est François Rabelais ? Quel est son principal apport à la société de son temps ? b. En quelle année cette oeuvre, La vie très honorifique du grand Gargantua, a-t-elle été publiée ? Par quelle oeuvre de Rabelais est-elle précédée ? c. Cette oeuvre s’inscrit dans l’idéal humaniste qui est alors prôné. Présentez au moins deux autres personnages, un d’Angleterre et un des Pays-Bas espagnols, qui participent à ce mouvement. d. En quoi Rabelais se rapproche-t-il de ceux-ci et en quoi s’en distingue-t-il ? e. Quels évènements importants surviennent en France, en Angleterre et au Canada l’année où est publiée La vie très honorifique du grand
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Gargantua ? Quelles conséquences ces évènements auront-ils sur les porteurs du mouvement humaniste ? 2. Faites-en maintenant la critique interne. a. Certains mots nous surprennent dans ce texte, comme ébaudir, paillarder, gambiller, fienter. Ils ne se trouvent pas dans tous les dictionnaires. Pouvez-vous en deviner le sens ? Comment ? b. Dans quelle mesure peut-il exister un écart entre ce que nous lisons dans ce document et ce que Rabelais a vraiment écrit ? Quel sera à cet égard la limite de votre analyse historique ? c. Que Rabelais raconte-t-il dans La vie très honorifique du grand Gargantua ? Quelle place y occupe ce passage ? d. Quel message Rabelais souhaite-t-il communiquer dans ce passage et de façon plus générale dans son récit La vie très honorifique du grand Gargantua ? 3. Faites la synthèse de vos critiques externe et interne. En quoi ce récit s’intègre-t-il au courant humaniste ?
L’analyse d’un document visuel Analysez le portrait d’Élisabeth Ire qui se trouve à la page 121 en en faisant la critique externe et interne à l’aide des questions qui suivent. 1. Faites la critique externe de cette oeuvre d’art. Pour approfondir votre quête d’information, n’hésitez pas à consulter Chronos. a. Qui est l’auteur de ce portrait ? Que connaît-on de lui ? b. Ce portrait découle-t-il d’une commande donnée à l’auteur ? c. Dans quel but cette oeuvre a-t-elle été produite ? Sera-t-elle utilisée pour une exposition privée ou publique ? Que peuvent nous apprendre les dimensions de l’oeuvre à cet égard ? d. Que connaissons-nous du sujet peint, Élisabeth Ire ? e. Quel est le contexte qui prévaut au moment où le portrait est fait ? 2. Faites-en maintenant la critique interne. Outre le personnage principal, Élisabeth Ire, identifiez au moins quatre éléments qui devraient retenir notre attention. Par rapport à chacun de ceux-ci, approfondissez la réalité qui le concerne. 3. Faites la synthèse de vos critiques externe et interne. Quels liens est-il possible d’établir entre les informations retenues pour la critique externe et la critique interne de l’oeuvre ? Comment faut-il regarder et comprendre cette oeuvre d’art ?
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L’HISTOIRE EN DÉBAT Une civilisation peut-elle être supérieure à une autre ? Au XVIe siècle, en l’espace de quelques décennies à peine, les empires inca et aztèque se sont écroulés en Amérique pour laisser place aux colonisations espagnole et portugaise. Ce destin était-il inéluctable ? Au même titre que les Égyptiens devant les Romains au Ier siècle avant notre ère, les autochtones d’Amérique n’avaient-ils pas la capacité de résister aux Européens, qui se croyaient « plus évolués » ? Une civilisation peut-elle être supérieure à une autre ? Posé ainsi, l’objet du débat devient vite émotif. Un point de vue chauvin ou raciste peut fausser une analyse rigoureuse du sujet. À l’aide de Chronos ou d’une quête documentaire appropriée, approfondissez la notion de civilisation en traitant un ou quelques-uns de ses aspects qui figurent dans les questions suivantes. Dans un texte argumentatif, commencez par présenter les enjeux propres à l’aspect choisi. Revenez ensuite sur la notion de civilisation et présentez finalement vos conclusions.
L’analyse de la proposition 1. La facilité de la conquête surprend encore. Quel en était le contexte ? Qu’ont en commun Cortes et Pizarro ? 2. Comment les Européens voient-ils l’autochtone ? Se présente-t-il à leurs yeux comme un être à civiliser ? Revoyez l’attitude de Colomb, de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille, le mythe du « bon sauvage », Las Casas ainsi que la notion de vrais hommes. 3. Les Européens ont-ils perpétré un véritable génocide amérindien ? Définissez le concept de génocide. En quoi le mode d’exploitation du territoire par les Espagnols a-t-il été propice au déclin démographique des populations autochtones ? Quelle part faut-il attribuer au choc microbien ? 4. Les autochtones d’Amérique sont-ils des « sauvages » ou des « barbares » parce qu’ils ont largement intégré les sacrifices humains dans leurs rapports sociopolitiques et leur vie religieuse ? Voici ce qu’évoque à ce propos Christian Duverger (« Enquête sur un tabou », L’Histoire, no 290, 2004, p. 38) : « D’une part, la réalité du sacrifice humain jette à bas le rêve humaniste d’un Indien différent, préservé de toute contamination, contre-type idéalisé de l’homme violent et corrompu de l’Ancien Monde. D’autre part, l’intrinsèque mélange de civilisation et de barbarie qui caractérise les cultures de l’Amérique ancienne nous les rend paradoxales et, donc, difficilement compréhensibles. »
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Pour le plaisir Livres JEAN-CLAUDE CARRIÈRE (1993). La controverse de Valladolid. Paris, Pocket. Mise en scène théâtrale du débat historique entre Sepulveda, un humaniste et théologien, instruit dans la philosophie d’Aristote et partisan de la noblesse coloniale en Amérique, contre Las Casas, missionnaire dominicain, défenseur passionné des Amérindiens et de l’unité fondamentale de la famille humaine. ROBERT MERLE (1993-2004). Fortune de France (13 volumes). Paris, LGF – Le Livre de poche. Superbe saga qui suit l’évolution d’une famille française à l’époque des guerres de religion. Le premier volume ouvre sur la fin du règne de François Ier (1547) et le dernier clôt son récit avec le début du règne solitaire de Louis XIV (1661). MARGUERITE YOURCENAR (1968). L’oeuvre au noir. Paris, Éditions Gallimard. Un humaniste de la Renaissance, philosophe, médecin et alchimiste, est confronté aux rigueurs de l’Inquisition. ALEXANDRE DUMAS (1994). La reine Margot. Paris, Gallimard. Ce prolifique auteur du XIXe siècle témoigne dans ce roman des intrigues de la cour et des tensions qui s’y vivent alors que le protestantisme gagne en importance en France. Le mariage de la soeur du roi Charles IX, Marguerite de Valois, avec le chef des protestants, Henri de Navarre, loin de rétablir la paix intérieure est l’occasion du terrible massacre de la Saint-Barthélemy. Le portrait tracé par Dumas met à l’avant-scène une Marguerite de Valois aux moeurs légères et une mère, Catherine de Médicis, impitoyable dans sa soif du pouvoir. IRVING STONE (1999). La vie ardente de Michel-Ange. Paris, Plon. Biographie célèbre d’un grand artiste de la Renaissance italienne.
Films Élisabeth, la reine vierge (1998) et Élisabeth : L’âge d’or (2007) de Shekhar Kapur. La reine Élisabeth d’abord au moment de son accession au trône, puis trente ans plus tard, confrontée à la rébellion catholique fomentée par sa cousine Marie Stuart. Le retour de Martin Guerre (1982) de Daniel Vigne. Une histoire d’amour insolite dans le contexte d’une représentation fascinante des mentalités de l’époque. Comment s’exerce la justice royale lorsque la sorcellerie existe ? Les Tudors (2008) de Michael Hirst. Excellente série anglaise sur une dynastie qui va changer le destin de l’Angleterre. Un homme pour l’éternité (1966) de Fred Zinnemann. Juriste humaniste et chancelier d’Angleterre sous le roi Henri VIII, Thomas More n’hésitera pas, malgré l’amitié qui le lie au roi, à condamner le divorce de celui-ci. Il le paiera de sa vie. L’extase et l’agonie (1965) de Carol Reed. Les relations tendues entre Michel-Ange et le pape Jules II pendant l’exécution de la peinture du plafond de la chapelle Sixtine, une commande que l’artiste avait d’abord refusée, se disant sculpteur et non peintre. Luther (1973) de Guy Green. La lutte de Luther contre l’Église de Rome, dans laquelle il entraîne une partie de l’Allemagne.
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