P.D. Vin e r
Le Der nier Hiver d e Dani Lancing Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par MÊlanie Fazi
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Samedi 18 décembre 2010 – Les monstres n’existent pas, lui dit-il. La petite fille fronce le nez. – Regarde quand même. S’il te plaît. – D’accord. Elle serre très fort le lapin Galipette tandis que son père se glisse au bas du lit et s’agenouille par terre, soulève la couette d’un côté et fouille les ombres du regard. – Il n’y a rien. – Tu es sûr ? Même à cinq ans, elle sait qu’on ne peut pas se fier aux adultes pour ces choses-là. Ils ne font pas très bien la différence entre ce qui se trouve dans le noir et ce qui ne s’y trouve pas. – Je suis absolument, parfaitement, certain qu’il n’y a rien sous ton lit. – Regarde dans l’armoire. Avec un soupir exagéré, il traverse la pièce et ouvre les portes d’un geste rapide. Robes et manteaux oscillent furieusement comme des hordes de zombies. – Papa ! – Tout va bien. (Il saisit les vêtements.) Rien d’inquiétant. (Il les repousse sur le côté pour inspecter le fond de l’armoire.) Il n’y a que des habits, pas de lions ou de sorcières. 11
Elle ouvre de grands yeux. – Tu pensais qu’il y en aurait ? – Non. Non… Je disais juste des bêtises. (Il retourne s’asseoir au bord de son lit.) Il n’y a rien là-dedans, ma puce. – Il n’y a rien maintenant ! Mais si un monstre se glisse sous la porte quand je dormirai ? – Une fois que je t’aurai fait un bisou pour te souhaiter bonne nuit, la chambre sera protégée et rien ne pourra y entrer pendant la nuit. Elle fronce les sourcils. – Et la petite souris ? – Heu… – Et le Père Noël ? – Je voulais dire… (Il fronce les sourcils à son tour.) Rien de mauvais ne pourra entrer, et Galipette sera là pour te protéger. – Comment ça ? Elle regarde d’un air dubitatif le petit lapin en peluche. – Galipette a reçu une formation spéciale, il ne laisse entrer que les petites souris ou le Père Noël. – Hmmm. – Ne t’inquiète pas, Dani. On est en bas, Maman et moi. Il ne se passera rien de mal. Je te le promets. Il l’embrasse sur le front… … et le souvenir commence à s’estomper. Dani regarde cette version plus jeune d’elle-même se fondre dans les ombres de la nuit. Son père reste encore quelques instants figé dans le passé. Elle sourit de le voir si jeune, si séduisant. Un sourire triste. Lentement, les cheveux noirs, le visage lisse, les vêtements élégants s’effacent. Seul reste, étendu sur le lit, son double plus âgé. Ses cheveux sont poivre et sel désormais, son visage anguleux et ridé. Il dort, mais pas du sommeil du juste. Ses nuits sont hantées par des visions. Plus de vingt années de terreurs nocturnes, et elle en est la cause. 12
Elle s’assied dans le fauteuil placé près de la porte et le regarde dormir comme elle le fait chaque nuit, attendant que les ombres viennent s’emparer de ses rêves. Lorsqu’elles apparaîtront, elle chantera pour lui. Parfois, lorsqu’il se met à geindre ou à crier, elle brûle de se pencher pour l’embrasser sur le front, mais elle ne le peut pas. Il s’est écoulé près de quarante ans depuis qu’il a chassé les monstres de la chambre de sa fille. C’est à elle désormais que revient la tâche, celle de le protéger pendant la nuit. Elle s’enveloppe de ses deux bras. Il fait froid dans la chambre, mais elle ne le remarque pas, elle aime simplement sentir des bras autour d’elle. Elle voudrait tellement se souvenir de cette enfant, se revoir toutes ces années auparavant. Quel âge avait-elle, cinq ans ? Ce sérieux, cette confiance en elle, quand tout ça a-t-il disparu ? Mais bien sûr, elle connaît la réponse. – Dani… appelle-t-il dans son sommeil. – Chuut, dors tranquille. Je suis là. Et tout doucement, elle se met à chanter une berceuse qu’elle se rappelle de ces temps révolus. – Dors tranquille, dors ma merveille, je veille sur ton sommeil… – Pas elle ! Il se met à crier de douleur depuis les profondeurs de son cauchemar. – Chut, Papa. Elle se lève du fauteuil pour venir s’agenouiller près de son lit. – Dani… appelle-t-il tout bas. – Tout va bien. – Je ne te trouve pas. Il est en nage. Son visage est crispé et ses jambes s’agitent comme s’il courait. – Dani ! hurle-t-il, les mains battant l’air, grinçant des mâchoires. – Je suis là, Papa, lui dit-elle, espérant que sa voix parvienne à se faufiler jusque dans son rêve. Il se retourne brusquement et pousse un cri de douleur. – Tu es en sécurité ? 13
Elle hésite. – Oui, Papa, je suis en sécurité. Il tremble tout en geignant comme un enfant. – Dani. Où es-tu ? – Je suis là, Papa, murmure-t-elle. Je suis revenue. Le visage de son père se contorsionne et il pousse un nouveau geignement. – Je n’y vois rien à travers la neige, Dani. Je ne… Son corps se rigidifie soudain. Ses dents grincent et de sombres pensées lui plissent le front. Son dos se cambre, comme s’il était en proie à une attaque. – Dors, Papa. Je suis là. Il gémit tout bas et, avec la soudaineté d’une tempête, le danger s’écarte lorsque la tension déserte son corps et qu’il sombre, pour se laisser entraîner par le courant sous-marin du sommeil. Elle le regarde, écoute son souffle s’apaiser jusqu’à devenir à peine audible. Il est tranquille. En sécurité. Les monstres l’ont délaissé, pour ce soir. Il devrait dormir jusqu’au matin. Elle s’étire dans le fauteuil. Son dos lui fait mal et la douleur de sa hanche la transperce tout entière. Comme elle ne peut plus rester assise, elle s’étend par terre près de lui. Elle se berce de gauche à droite, cherchant à se mettre à l’aise. Elle ne devrait plus les ressentir après tout ce temps. Ces douleurs fantômes. Au plafond, les ombres grises et noires aux infimes mouvements se chamaillent au-dessus de sa tête. Lentement, la douleur s’évanouit et elle se laisse aller contre le sol. Elle reste étendue sans bouger et regrette sa veilleuse, qui savait grignoter les ténèbres. Elle rêve de l’aube, du moment où son père se réveillera. Elle a envie de parler, de sortir se promener, peut-être d’aller voir un film ? Quelle heure est-il, deux heures du matin ? La fatigue l’envahit. Lui va dormir. Elle aimerait tant pouvoir faire de même. Elle reste un long moment immobile, écoutant la respiration de son père s’élever puis retomber. Enfin, elle se retourne pour se 14
mettre à quatre pattes, s’étire comme un chat, puis se lève. Sur le pas de la porte, elle marque un temps d’arrêt pour continuer à guetter son souffle. Un jour, il s’éteindra. Sera-t-elle là à ce moment précis ? Pour entendre le corps prendre sa dernière inspiration, les poumons se dilater puis s’arrêter, si bien que l’air s’échappe et qu’il n’y a plus rien ? Plus rien. Cette idée l’effraie. La solitude la terrifie. Elle regagne sa propre chambre. La pièce renferme son lit d’enfant unique, ce même lit sous lequel son père s’agenouillait pour guetter la présence de monstres il y a si longtemps. Elle sent un infime frisson la traverser. « Quelqu’un vient de marcher sur ta tombe. » C’est ce qu’aurait dit sa grand-mère. La pièce est trop sombre, seul un rayon de lune s’infiltre depuis le couloir. Elle n’est pas sûre de pouvoir y rester. Parfois, les ombres sont vivantes. Sois courageuse, Dani, se dit-elle. Mais les vieilles peurs sont tenaces. Que ferait Papa ? Elle se penche pour regarder sous le lit. Des toiles d’araignées. Pas de monstres, sauf pour les mouches. Elle affiche un sourire factice, bien qu’elle sache qu’il n’y a personne pour le voir, et se sent plus hardie. – Vas-y, Dani, murmure-t-elle, puis elle tend les doigts vers la porte de l’armoire. L’armoire s’ouvre avec un petit grincement de maison hantée. Les robes et manteaux ont disparu depuis longtemps. Elle est entiè rement vide. Évidemment. Les véritables monstres ne se cachent pas dans les armoires.
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Samedi 18 décembre 2010 Elle l’entaille. Le corps de l’homme se débat. Elle resserre sa prise sur sa main tandis que la douleur le rappelle depuis le néant des sédatifs. Ses yeux clignent. Ils s’ouvrent l’espace d’une seconde : confusion, peur, douleur. Du sang s’accumule dans sa paume. – Chuut, murmure-t-elle comme pour calmer un bébé, serrant très fort ses doigts. Il se débat une dernière fois, mais l’adhésif dont elle a entouré son corps le maintient fermement en place. Il replonge dans les ténèbres. D’une main mal assurée, elle fouille sa poche en quête du tampon de coton stérile. – Eh merde ! crache-t-elle, frustrée par la délicatesse requise. D’un doigt couvert de sang, elle remonte ses lunettes et les garde en place de manière à pouvoir regarder à travers l’ovale de la partie inférieure. La main floue de l’homme se fait plus nette. Elle place le coton contre sa paume, il gonfle et se gorge de sang. Puis elle laisse retomber la main qui redescend en arc de cercle et se met à osciller, éclaboussant le sol de rouge comme une peinture d’enfant, avant de s’immobiliser en pleurant sur la moquette. Elle a coupé bien plus profondément que nécessaire, l’os transparaît à travers la tranchée de chair. Elle s’en moque et se contente de faire glisser le coton contre la lame de verre, dessinant une trace sanglante. C’est fait. Le vertige la saisit. Enfin, elle l’a 16
fait. Patricia Lancing tient son homme. Elle se penche et lui frôle l’oreille de ses lèvres pour chuchoter : « Vous êtes un monstre. » – Il lui faut un plâtre, dit une petite voix. Patty se tourne vers Dani, qui lui tend avec un sourire timide le lapin aspergé de ketchup. – Galipette a besoin d’un plâtre. Il a mal. – Oh là là, je vois ça. Peut-être que Docteur Canard devrait l’examiner. – D’accord, Maman. Je vais le chercher. Sa fille s’éloigne à pas feutrés et le souvenir s’estompe. – Danielle, lance Patty à sa fille de cinq ans, mais elle est déjà partie. Elle est partie depuis longtemps. Patty se retourne vers l’homme attaché à la chaise. – Pourquoi Danielle ? La question plane entre eux dans les airs comme elle le fait depuis vingt ans, pernicieuse et dévorante. – Pourquoi ma fille ? Il n’émet aucun son. Elle consulte sa montre : trois heures quarante-deux. Elle s’empare de la lame de verre renfermant le bourgeon de sang et la replace dans la boîte qu’elle verrouille. Avec des gestes déférents, elle l’emporte vers la glacière et la place à l’intérieur. Tout est terminé. Elle entend la voix de son mari se faufiler vers elle à travers les années : « Et maintenant, Patty ? Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? » demande Jim, mais elle ne sait pas quoi lui répondre, tant les ombres encombrent ses pensées. Elle se retourne vers l’homme qu’elle a enlevé. Elle tend un doigt pour lui incliner la tête. Sa peau est cireuse, ses lèvres mouchetées de la bave qui a coulé dans son inconscience. Elle lui pince la paupière et la soulève, elle ne voit rien qu’une trace évoquant un œuf poché. Il la dégoûte. Elle soulève le couteau et l’appuie contre la gorge tendre de l’homme. Ce serait facile… si facile… Elle ferme les yeux.
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Elle les rouvre. La chambre d’hôtel a disparu. Elle tousse et le vendeur lève les yeux de sa lecture. – Oui ? Il semble avoir quatorze ans, il a le visage criblé d’acné et l’hostilité grincheuse. Elle tend le doigt pour désigner, derrière sa tête, les couteaux de chasse à l’air menaçant dans le meuble verrouillé. Avec un grommellement, il tire de sa poche une clé courtaude et fait coulisser la vitre. Il pointe l’un des couteaux et elle hoche la tête. Un spécimen brutal conçu pour déchirer chair et muscle, pour tailler l’os. L’un des tranchants est un rasoir, l’autre une scie. Elle a traversé tout Londres pour se rendre dans cette petite boutique de Wimbledon, où personne ne la connaît, afin d’acheter un couteau de chasse professionnel. Elle ne porte aucun papier d’identité sur elle, rien que de l’argent liquide, et elle a une histoire toute prête à raconter : son mari va chasser pour la première fois, il y a une grosse promotion à la clé et il doit faire forte impression. Elle devra donc vider, trancher et cuisiner tout ce qu’il parviendra à tuer. Elle est ravie de son invention, qu’elle a complétée d’un déguisement : veste en coton huilé et bottes de cheval achetées la veille chez Oxfam. Elle porte également une épaisse couche de maquillage. Une femme mûre déguisée en femme mûre. Elle a passé la matinée devant un miroir à parfaire son accent chic des comtés entourant Londres, pour renaître sous le nom de Hilary Clifton-Hastings. Personne ne refusera de vendre un couteau de chasse à une Clifton-Hastings. – Il fera totalement l’affaire, répond-elle avant de le lui rendre. Le vendeur retire l’étiquette du prix au dos à l’aide d’un ongle presque intégralement crasseux. – Trente-cinq livres cinquante. Hilary Clifton-Hastings fait glisser l’argent sur le comptoir ; il le ramasse et l’éparpille dans la caisse. Pas de questions, à peine un coup d’œil de sa part. Elle n’a pas besoin de jouer son personnage. Il la jauge en une microseconde : petite femme mince aux cheveux gris, la soixantaine. Inoffensive. 18
Inoffensive ! C’était il y a deux jours. Elle ouvre les yeux. Elle a froid. Elle est de nouveau sous la neige qui tombe cet après-midi-là. Le soleil délavé est descendu sous l’horizon et la lumière est morte. Elle se tient debout, seule, telle une statue, dans le parking de longue durée, aux côtés des carcasses métalliques qui émergent du tapis de neige croissant. Si quiconque la regardait, il la prendrait pour une folle. Mais personne ne la regarde, même par le biais des caméras de surveillance. Cassées hier et toujours pas réparées, tss. Elle n’est pas habillée pour ce temps. La férocité du froid l’a surprise : la Sibérie dans le sud-est de l’Angleterre. Elle sait qu’elle devrait aller s’asseoir dans sa voiture mais tout est si magnifique sous ce manteau blanc. Tout autour d’elle, le sol est intact, vierge de toutes traces, comme s’il n’existait aucune créature vivante qui puisse perturber sa tranquillité. Ce serait terrible qu’elle le détruise. Alors, elle reste immobile et attend. Elle sort la langue et compte… un éléphant, deux éléphants… Un flocon tourbillonnant y atterrit et se met à fondre, humide et légèrement métallique. D’autres tombent sur ses paupières puis s’écoulent comme des larmes factices, certaines atterrissent sur sa peau et se nichent dans ses cheveux argentés. Chaque flocon est parfait, univers de glace complexe, exquis, et unique. Certains y voient la main de Dieu. Pas elle. De moins en moins d’avions ont atterri ces dernières heures et la neige a empiré. Si Patty avait son téléphone, elle pourrait consulter les prévisions météo, les horaires des vols, mais elle ne l’a pas. Elle ne porte rien sur elle qui permette de l’identifier si… si les choses ne se déroulent pas comme prévu. Est-ce que je ferais mieux de rester attendre ici ? se demandet-elle. Mais combien de temps ? Il a déjà plusieurs heures de retard, peut-être même qu’il ne viendra pas. 19
Va-t-elle attendre jusqu’à geler sur place ? Elle observe la neige et guette les premières rumeurs d’un moteur. Elle a la sensation qu’on vient de la placer dans le cabinet d’un magicien et qu’elle attend qu’on la scie en deux. Puis, dans les ténèbres, un peu plus loin, le halètement d’un moteur. Elle tremble un peu, mais sa maladie n’est pas en cause. Elle n’a pas besoin de ses médicaments : c’est le trac. Tout est plongé dans le noir. Jim allume la lumière. Il se tient à l’entrée de la pièce et tend un torchon dans l’encadrement de la porte. – Mesdames et messieurs, j’ai maintenant l’honneur de présenter à vos yeux éblouis une virtuose de l’art de la prestidigitation… – Papa ! lance Dani depuis le couloir. Je fais de la magie ! – Toutes mes excuses. Mesdames et messieurs, je vous présente le spectacle de magie de madame Danielle Lancing. Il retire le torchon d’un grand geste et une Dani de six ans entre dans la pièce, coiffée d’un haut-de-forme noir fabriqué à partir d’une vieille boîte de porridge et d’une assiette en papier. Elle arbore une cape noire qui était autrefois une serviette et agite une baguette en carton trouvée en cadeau dans un paquet de Rice Krispies, et sur laquelle elle s’est assise plusieurs fois. – Je suis Dani la Mystique et vous n’allez pas en revenir, dit-elle de la voix la plus grave qu’une fillette de six ans puisse adopter. Elle agite sa baguette dans les airs. – Abracadabra ! Elle retire son chapeau et le lapin Galipette apparaît sur sa tête, vêtu d’un tutu. Jim applaudit à tout rompre. Dani sourit, dévoilant son absence d’incisives. Elle fait signe à son père d’approcher et ils s’entretiennent de nouveau à voix basse. Patty les regarde avec plaisir, et peut-être une pincée de jalousie. Ces deux-là s’entendent comme larrons en foire. Depuis toujours, oui, depuis toujours… 20
– Maintenant, mon splendide assistant va m’aider... (Dani crie comme si elle se trouvait dans un véritable théâtre, et Jim s’incline et envoie des baisers à la foule.) avec l’illussion des « Couteaux de la Mort ». Elle agite dans les airs un couteau en plastique. Patty sent dans sa propre main le poids du couteau de chasse au tranchant couvert de sang. Son mari et sa fille s’estompent, une illusion. Ils n’étaient pas réels, rien qu’un souvenir vieux de trente-cinq ans remonté à la surface, mais le poids du couteau, lui, est bien réel. Le but auquel elle le destine l’est aussi. Elle le serre très fort dans ses doigts. Des phares apparaissent, figeant les flocons en plein air. Le véhicule est trop gros pour une voiture, il doit s’agir d’une navette. L’exaltation lui dégèle les orteils et les doigts, elle s’avance à pas mesurés vers la rangée de voitures qui la masquera. Enfin, la navette atteint le parking et tourne pour y entrer. Patty sent son cœur ralentir tandis que le bus s’approche lentement d’elle. – Pourvu qu’il y soit, dit-elle tout haut, bien que le vent déchi quète ses mots dès l’instant où ils franchissent ses lèvres. Le bus dérape légèrement lorsque le chauffeur freine. Il fait noir à l’intérieur. Il n’y a pas de mouvement. Elle vieillit et meurt de nombreuses fois avant que la portière ne s’entrouvre enfin et que l’intérieur ne se retrouve éclairé. Le chauffeur dévale les marches, pressé d’en finir pour pouvoir regagner la chaleur du terminal. Il ouvre l’un des compartiments à bagages situés sous le bus et en sort un jeu de clubs de golf. Curieux, se dit-elle tout en le regardant se débattre avec. Frissonnant, le chauffeur les tend à l’unique passager qui descend de la navette. La baleine de métal s’éloigne en patinant un peu pour regagner la civilisation. Patty regarde le passager lutter avec les clubs de golf et une petite valise à roulettes. Elle ne le distingue pas clairement, il est 21
trop loin et plongé dans l’ombre. Elle retient son souffle tandis qu’il approche petit à petit. Une voix surgit de quelque part : – Maman. Une voix jaillie de l’obscurité. – J’y suis presque, Dani. Tout près. – Patty. La voix grave de Jim cogne contre l’intérieur de sa cage thoracique. – Je t’en supplie, Jim, ne me demande pas d’arrêter. Patty enfonce ses ongles rongés dans la peau de son bras, le plus fort et le plus profondément possible, tandis que le passager approche d’une démarche mal assurée. Le visage toujours caché, la neige tournoyant autour de lui. Il y a une flaque de lumière jaune qu’il a presque atteinte… Il y pénètre comme un acteur entre dans le feu des projecteurs : Duncan Cobhurn. Il n’est pas très grand, mais il est robuste. Il ressemble à un joueur de rugby qui aurait cessé de s’entraîner, mais apprécierait toujours la bonne chère et la bière. Il est quasiment chauve, à l’exception d’un mince halo au-dessus des oreilles, noir moucheté de gris. Son visage est rose et joufflu, effet conjugué du soleil et de la tension artérielle. Il arbore une barbe de plusieurs jours, pratiquement blanche. Il porte des habits en lin, un élégant costume blanc qui avait peut-être fière allure à Lisbonne, mais que la neige va abîmer. Il semble déjà gelé. Parfait, se dit-elle. Ça va me simplifier la tâche. L’étui posé sur son épaule oscille lourdement lorsqu’il marche. Il doit s’arrêter tous les deux ou trois mètres pour écarter les petits bonshommes de neige que ses clubs n’arrêtent pas de créer. Tandis qu’il approche, elle recule lentement parmi les ombres et se faufile vers sa voiture. Elle ouvre les yeux. Elle est de retour dans la chambre d’hôtel avec Duncan Cobhurn. Un Duncan Cobhurn drogué, dont le sang s’écoule. La pièce est étouffante. Elle regrette le froid propre 22
et stérile de l’après-midi. Aucun flocon ne tombe ici. À la place dansent des grains de poussière. Elle se rappelle que Dani, vers ses cinq ans, croyait qu’il s’agissait de fées tourbillonnant au clair de lune. Les enfants ont une imagination… Mais ce n’est là que poussière et délabrement. Cette pièce est dégoûtante. Les murs sont beiges, mouchetés de taches graisseuses et de croûtes couleur chocolat. Le plafond a dû être blanc autrefois mais il est désormais jaune nicotine. Quant au sol… Dieu sait quelles sécrétions corporelles s’y sont incrustées. Il y a une tache, tout près du pied du lit, dans laquelle elle voit le portrait craché de Gandhi. Qu’aurait-il fait, lui ? Pardonné à Duncan Cobhurn ? Mais elle n’est pas Gandhi. Elle l’entaille.
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Samedi 18 décembre 2010 – Qu… ? Jim Lancing se réveille en sursaut. Sans savoir où, paralysé. Panique. – Papa. Dani se retrouve près de lui en un clin d’œil. – Ça va, ma chérie. Retourne dans ta chambre, je vais bien. C’était juste un cauchemar, un de plus. – Je ferais mieux de rester. – Non, je t’assure. S’il te plaît, Dani. Je vais bien. – Tu es sûr ? – S’il te plaît. Elle hoche la tête, un peu à contrecœur, et le laisse seul. Il se rallonge et se concentre pour ralentir les battements de son cœur, s’extirpant de l’endroit où son rêve l’a conduit, quel qu’il puisse bien être. Il se représente mentalement un lac entouré de montagnes, un endroit calme. Lentement, la peur s’estompe et il redevient lui-même. Il se frotte la main, qui lui fait mal. Il se tourne vers sa table de chevet. Les chiffres lumineux indiquent trois heures quarante-deux. – Merde. Il faudrait vraiment qu’il se rendorme, mais il sait qu’il n’y arrivera pas. Il reste étendu dans le noir. Il perçoit sur sa langue un goût infime et il semble y avoir quelque chose dans l’air, tangible 24
et vaporeux, dont il sent la présence davantage que l’odeur. Son cauchemar l’a mis en nage et les gouttelettes de sueur refroidissent. Il comprend ce qu’est ce goût dans sa bouche : celui du sang. Il roule sur le côté puis se lève du lit. Les premiers pas ne sont guère plus qu’un boitillement jusqu’à ce que ses articulations et muscles usés se réchauffent. Il remonte le couloir jusqu’aux toilettes. C’est la preuve la plus flagrante de la façon dont l’âge l’a rattrapé sans prévenir : il ne peut plus passer la nuit sans devoir uriner. Et une fois qu’il se trouve sur place, il doit y rester plus longtemps qu’auparavant. Parfois, il s’assied même comme une fille. Ce soir il s’assied immédiatement, sachant qu’il va rester un long moment. Au bout de deux ou trois minutes, il s’empare d’un journal plié sous le lavabo. Il regarde le sudoku. – Je n’ai pas de stylo, appelle-t-il. – Il n’y en a pas un dans l’armoire à pharmacie ? Il l’ouvre et y découvre un moignon de crayon à côté de son rasoir. – Je l’ai, merci ! lance-t-il à sa fille. – De rien, répond-elle. Je serai en bas. Je t’attends. Il termine le sudoku et le « killer sudoku » pendant le temps qu’il passe là, puis se brosse les dents. Il se regarde dans le miroir et n’est pas trop mécontent du reflet qu’il y découvre. Il a la mine affreuse de quelqu’un qui sort du lit et des poches plus marquées que d’habitude sous les yeux mais, l’un dans l’autre, il n’a pas si mauvaise allure pour un homme de soixante-quatre ans, surtout à cette heure de la nuit. Il ne s’est pas négligé comme beaucoup d’autres qu’il pourrait citer. Il est plutôt mince. Il peut se pencher et toucher ses orteils sans souffler comme un bœuf. Il serait le premier à reconnaître que son ventre n’est plus aussi plat qu’autrefois, il a une petite bedaine, mais elle n’est pas si prononcée, rien qu’une légère perte de tonus musculaire qui montre la haine que porte la gravité aux personnes âgées. Il se rince la bouche puis passe ses doigts humides dans ses cheveux. Il en possède toujours une belle masse, même si elle a viré 25
au gris minéral au niveau des tempes et si le reste, autrefois noir de jais, est désormais semé de gris. Il a toujours trouvé ses propres traits un peu trop prononcés, son nez trop grand et sa bouche trop large, mais son visage semble s’y être adapté au fil des ans. Il frissonne tandis que la froideur matinale s’insinue dans ses os. Il fait couler la douche, brûlante à souhait, et y entre. La pression est forte, elle le cogne et le cingle, détend tous les nœuds. – Jim, souffle une voix depuis l’intérieur de la cascade d’eau. – Patty ? Il tend l’oreille. Sa voix peut-elle vraiment se trouver dans l’eau ? – À l’aide. Il sent quelque chose au plus profond de son cœur, un tirail lement qui lui apprend que quelque chose va mal pour elle, sa femme. Une femme qu’il a à peine vue ces douze dernières années. Dans le bouillonnement de l’eau, son cauchemar lui revient. – Tu descends ou quoi ? lance-t-elle depuis le rez-de-chaussée. – J’arrive, répond-il, un peu coupable de ne pas être descendu plus tôt. Il connaît son désir de parler après une nuit sans sommeil, sa solitude lors de ces longues périodes d’obscurité. Mais pour l’heure, il est trop secoué par ces images mentales pour discuter. Il s’efforce de les remettre dans leur boîte et plaque un sourire sur son visage. – Il faut que tu viennes ! lui crie Dani. Le sourire meurt sur son visage. Il descend au rez-de-chaussée. – Où es-tu ? – Cache-cache, répond-elle. Il la trouve recroquevillée dans le grand fauteuil de cuir de la pièce qu’ils appellent sa tanière en riant. Quand elle était petite, c’était la salle à manger familiale. Mais il ne parvient pas à se rappeler la dernière fois qu’un vrai dîner a eu lieu sous ce toit. À la place, la pièce est devenue une sorte de tanière/bibliothèque/ salle-où-regarder-défiler-le-monde. Elle est quasi spartiate : deux fauteuils, une petite table et un vieil aquarium. Autrefois, 26
longtemps auparavant, l’aquarium accueillait les amis tropicaux de Dani, mais il abrite désormais des cactus d’aspect inquiétant parmi des cailloux multicolores. C’est la seule pièce de la maison où l’on autorise un léger désordre. Des journaux jonchent le sol. Il n’achète que le Guardian du samedi et l’Observer du dimanche chaque semaine, mais ils s’accumulent à vue d’œil. Des livres et du courrier s’entassent sur une petite table basse. Tous les deux ou trois mois, il s’oblige à s’asseoir pour rattraper les nouvelles du monde, sans doute devrait-il le faire bientôt. Elle se retourne dans le grand fauteuil pour l’observer. Ses longs cheveux noirs ondulent par-dessus son épaule, sa peau blême est sans défaut et ses grands yeux marron pétillent d’excitation. Il est quelque peu stupéfait, sans doute la conséquence de son cauchemar, qu’elle paraisse toujours si jeune. Il l’oublie parfois… après tout ce qui lui est arrivé. – Ça va ? lui demande-t-elle avec un demi-sourire. Il répond d’un hochement de tête. – Alors assieds-toi et attache ta ceinture, tu vas adorer. Elle se retourne de nouveau dans le fauteuil pour faire face aux portes qui mènent au jardin. Jim s’assied dans l’autre fauteuil, moins confortable, et l’oriente de manière à adopter le même angle de vue que Dani. Il fait noir à l’extérieur mais il distingue à peine quelque ch… une lumière s’allume dans le jardin voisin, déborde sur leur pelouse et dévoile une vue incroyable. D’énormes flocons de neige dérivent au vent, ballottés et bousculés comme les autos tamponneuses d’une fête foraine. – Oh mon Dieu. Le spectacle lui coupe le souffle. Ils regardent tous deux la neige jusqu’à ce que la lampe à détecteur de mouvements s’éteigne. – Ça va bientôt revenir. Ils restent assis dans le noir et attendent. Jim pense soudain aux animaux qui se trouvent là dehors : Willow, Scruffy, George et les autres. Cochons d’Inde, hamsters, chats et deux chiens enterrés 27
au fil des ans lors de cérémonies solennelles. Il n’a jamais vu leur fantôme, ce dont il se réjouit. Il aurait la peur de sa vie si Scruffy revenait se faire caresser comme un zombie de dessin animé à la Disney. Mais il se demande où ils se trouvent à présent. Existe-t-il un au-delà pour les animaux ? Possèdent-ils une âme comme lui, comme Dani ? La lumière se rallume, saisissant un écureuil en pleine course, et Jim est de nouveau émerveillé par le spectacle qui se déploie sous ses yeux. La neige tourbillonnante évoque la Voie Lactée, si proche qu’il pourrait tendre la main pour la toucher. Est-ce que tu es là dehors, Patty ? se demande-t-il. Quelque part dans la neige ?
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Samedi 18 décembre 2010 Tom s’arrête pour reprendre ses marques. En scrutant l’obscurité, il aperçoit l’entrée du pont. Il se déploie par-dessus la Tamise et, à mi-chemin, se fond dans le néant. Un mur de noirceur à travers lequel la neige dessine des vagues. Les rues sont vides. L’espace d’une seconde, il lui semble voir quelqu’un traverser le pont pour venir vers lui. Quelqu’un qui ressemble à… mais ensuite, il n’y a plus personne. Rien que de la neige battue par le vent. Qui était-ce ? Quelque chose gratte contre la surface de ses pensées, tirant sur des filaments de souvenirs qui refusent tout simplement de venir. L’espace d’une seconde, il sait… mais cette certitude est balayée de son esprit. Il consulte sa montre, il est trois heures quarante-deux. Tout le monde dort, sauf lui. Il se retourne pour se remettre en marche et soulève la neige à coups de pied. Il y a des jours déjà qu’il traîne son cœur lourd dans un sac, mais voilà qu’il neige à présent. Comment quiconque peut-il se sentir déprimé face à ce spectacle ? Il se sent comme un enfant qui a séché l’école pour voir le cirque arriver en ville et qui pousse des « ooh » «et des « aah » tandis que des nuages de barbe à papa descendent vers lui en flottant. – J’adore la neige, annonce-t-il au monde. Il regarde le parc par-dessus le cours d’eau léthargique. Il pourrait se trouver n’importe où, n’importe quand. La neige déjà 29
épaisse amortit tous les bruits, crée des congères et des talus. La lune est dodue, quasiment pleine, mais à moitié cachée derrière des gratte-ciel de nuages. Il reste un long moment immobile, silhouette solitaire dans une boule à neige, puis se retourne enfin vers l’arche de verre qui dépasse juste au-dessus du fleuve et rentre chez lui d’un pas traînant. Il a laissé sa voiture devant chez elle. Il se dit qu’il enverra un agent la chercher dans un jour ou deux, au cas où elle regarderait par sa fenêtre. – Quelle erreur, lance-t-il à la neige. Il savait qu’elle était divorcée, qu’elle avait deux enfants, ce qui aurait pu coller, il sait s’y prendre avec les enfants. Simplement, il n’avait pas vu à quel point elle était en demande d’attention. Ils avaient dîné ensemble une semaine plus tôt. Elle avait trop bu et s’était mise à parler un peu trop fort vers la fin de la soirée, mais il avait cru que c’était sous l’effet de la nervosité. Elle avait au moins dix ans de moins que lui, la trentaine, avec de longs cheveux d’un brun soutenu et des membres déliés. C’était ce qui l’avait attiré dans son profil. Sans parler du sourire magnifique qu’elle affichait sur sa photo, sincère et insouciant. Pareil au sourire qu’elle possédait autrefois. Et alors ? se demande-t-il. La vérité ? La vérité ? Il réfléchit. Ça n’a rien à voir avec la vérité, ni avec un quelconque aveu. Il sait pourquoi il a été séduit par cette femme. Il sait pourquoi certaines attirent son regard et d’autres non. Pourquoi il en a rejeté au moins deux qui auraient pu le rendre heureux, qui auraient pu l’aimer. En vérité, il est amoureux. Toujours amoureux après toutes ces années. Et cette photo, sur le site, lui ressemblait tellement. Ressem blait tellement à Dani. Il a pris rendez-vous car il voulait la revoir sourire. Mais, dans la réalité, il n’a pas vu le sourire de Dani. Il a vu à la place un infime demi-sourire qui frôlait furtivement ses lèvres comme une excuse, et elle penchait la tête pour cacher sa grande taille. Sa voix aussi l’a agacé dès le départ, sa diction grossière et relâchée : « enfin genre, vous voyez ». Mais le dîner s’est 30
bien passé. À la fin de la soirée, ils ont marché jusqu’au métro et elle s’est penchée pour l’embrasser. Il a senti ses petits seins presser contre son torse et le bout de sa langue frôler ses lèvres. Elle l’a rappelé le lendemain et ils se sont mis d’accord pour se revoir. Elle l’a invité à dîner chez elle. Crétin. Chez elle. Il aurait dû comprendre à quoi tout ça mènerait. C’était une erreur de coucher avec elle. Une fois dévêtue, elle ressemblait si peu à Dani. Elle avait des tatouages, ce qu’il détestait. Dès le départ, elle s’est excusée pour tout. Pour sa culotte Marks & Spencer, les draps, les enfants dans le couloir, son manque d’expérience, la froideur de ses mains. – La prochaine fois, ce sera parfait, lui a-t-elle chuchoté à l’oreille tandis qu’il la pénétrait. Plus tard, elle s’est rendue aux toilettes. Il l’imaginait en train de pleurer sa vie perdue et les compromis désespérés auxquels elle avait été contrainte. Il fallait qu’il sorte de cette maison. Quand elle est revenue avec l’haleine parfumée à la menthe, il lui a dit qu’il devait partir, qu’il lui restait un examen à préparer pour sa quatrième année. Il l’a vue tressaillir pendant qu’il lui mentait – de toute évidence, c’était une femme qui avait entendu beaucoup de mensonges et savait les reconnaître –, mais l’idée de se blottir au lit avec elle et de parler de l’avenir lui répugnait. Sa ressemblance avec Dani rendait les choses encore plus pénibles. Mais elle n’était que superficielle. Il sourit en pensant à Dani et ses joues s’étirent douloureusement. Il a de petits lacs gelés au coin des yeux. Ce n’était pas son premier mensonge à une femme. Son profil du site de rencontres le présente comme un professeur d’histoire dans un établissement polyvalent aux résultats médiocres. Il ne révèle jamais à personne qu’il est policier. Même les quelques personnes assez proches pour savoir qu’il travaille pour la police ignorent ce qu’il fait exactement. Seuls quelques autres hauts gradés savent qu’il dirige une unité spéciale et qu’il regarde des jeunes filles mortes droit dans les yeux en leur promettant de chercher les responsables. Et il essaie, oui. Encore et encore. Le commissaire Thomas Bevans. Le Taciturne. 31
Il marche et sent la neige céder sous ses pas. – J’aurais dû parier qu’il neigerait à Noël. La cote ne doit plus valoir grand-chose maintenant. Il adore ce silence. Bien entendu, un samedi matin aux environs de quatre heures, la ville est forcément très silencieuse, mais l’effet assourdissant de la neige et des nuages bas a effacé toute trace du monde. Pas de musique des sphères. Il s’arrête et ferme les yeux. Il est de nouveau petit garçon et se rappelle la première fois que le silence est descendu, par un vrai Noël blanc en 1976. Il avait huit ans et la certitude de ne jamais avoir vu de neige, pas la vraie neige qui tient au sol. Mais il se souvient de la bouffée d’excitation qui l’avait envahi ce matin-là, comme si l’homme venait d’atterrir sur Mars ou quelque chose de semblable. La route qui passait devant leur appartement offrait un spectacle stupéfiant. Rien n’y avait roulé, pas même un vélo. Pure. Vierge. Blanche. Il était sorti en courant. Sa mère dormait toujours et il courait sans s’arrêter dans la neige, puis se retournait pour regarder ses propres traces. Le seul être humain sur Terre. Jusqu’à ce qu’il atteigne le parc. Et qu’il l’y trouve. Il se rappelle avoir pensé : « Mais qu’est-ce que c’est que cette tenue ? ». Elle portait une chemise de nuit blanche, fine et satinée. Il voyait en dessous les courbes de son corps, à moins qu’il ne prenne ses désirs pour des souvenirs ? Non, elle était habillée en dessous, et portait un gros pull de marin. Elle avait enfilé la chemise de nuit par-dessus. Elle était allongée dans l’herbe et agitait les bras. Il l’avait vue et s’était caché dans des buissons où il avait patienté. Elle était restée étendue là un moment, s’était levée puis éloignée, ses cheveux noirs maculés de neige. Il avait attendu qu’elle soit hors de vue puis s’était dirigée vers l’emplacement où elle s’était allongée. Il y avait un ange dans la neige. Bon sang, même à huit ans, elle lui faisait déjà de l’effet. Danielle Lancing, la fille qu’il aimait. Qu’il aime encore. Tandis que des souvenirs d’elle lui traversent l’esprit, il sent un frisson le parcourir comme si quelqu’un dansait sur sa tombe. 32
Mais ce n’est que la vibration de son portable en mode silencieux. Il le sort et consulte le bref message, un signalement de disparition. En temps ordinaire, il n’en serait pas informé à moins que ce ne soit une victime médiatisée. Ce n’est pas le cas, simplement la disparition d’un homme d’affaires de Durham signalée par son épouse. Mais il porte un nom qu’il a récemment ajouté à une liste d’alerte haute sécurité : Duncan Cobhurn. Et le souvenir s’imbrique dans le puzzle : la femme qu’il a cru voir sur le pont dans la neige tourbillonnante, Patricia Lancing. La mère de Dani. Il se sent perdu. – Bon Dieu. Il fait demi-tour pour repartir en sens inverse. Il se met à courir.