M ic h a e l Pau l M a son
La Prisonnière du présent Rencont res au x f r ontières du cer veau Traduit de l’anglais (États-Unis) par Camille Molotchkine
Direction d’ouvrage : Patrick Renault
Titre original : Head Cases: Stories of Brain Injury and Its Aftermath Copyright © 2008 by Michael Paul Mason Published by arrangement with Farrar, Straus and Giroux, LLC, New York. © Éditions Delpierre, 2014 ISBN : 978-2-37072-009-2 Éditions Delpierre 60-62, rue d’Hauteville, 75010 Paris info@editionsdelpierre.com
La prisonnière du présent
« Il est si bref l’amour, et l’oubli est si long. » Pablo Neruda, Poème XX 7
S’approcher de Julie, c’est comme monter sur scène. Chaque fois que je lui dis bonjour, j’ai l’impression qu’elle me jauge, qu’elle m’examine sous toutes les coutures. Mes paumes deviennent moites, mon sourire nerveux, je cherche mes mots. Elle me répond en souriant calmement, comme si elle m’avait percé à jour. Il y a six ans, Julie a perdu l’usage de sa mémoire et avec, tous ses souvenirs. Privée de son passé, elle dégage une présence écrasante, née de son sens de l’observation suraigu. Pour un regard extérieur, son talent est exceptionnel. Pour elle, c’est une simple question de survie, au même titre que manger et dormir. Elle ne peut même pas se rappeler ce que l’on ressent quand on a une mémoire. Lorsque je passe à côté d’elle dans le couloir de l’hôpital, elle fait mine de ne pas m’avoir remarqué. C’est une invitation ouverte à tous, celle de rester un étranger. Je m’approche et elle me surveille du coin de l’œil, au cas où je lui ferais signe. Elle évalue notre degré d’intimité à la manière dont j’avance vers elle. Puis note combien 7. Pablo Neruda, La Centaine d’amour, traduit par Jean Marcenac et André Bonhomme, Gallimard, 1995.
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de temps nos regards se croisent, dans quel sens j’oriente mes épaules. Si je passais sans rien dire, elle en déduirait qu’elle s’est trompée. Je suis peut-être un inconnu qui se rend aux toilettes. Je la salue en prononçant son prénom. « Bonjour, Julie. » Elle sait maintenant que nous nous sommes déjà vus. Elle ignore que nous avons eu une dizaine de rendez-vous et de longues conversations, mais elle devine à quel point nous nous connaissons. Elle avise mes vêtements et conclut que je suis un employé, un médecin peut-être. Ceux-là, elle ne les porte pas dans son cœur. Alors elle me met à l’épreuve. « Bonjouuur », répond-elle en traînant sur la dernière voyelle, terminant le mot comme un point d’interrogation. Elle ne sait pas mon nom, me fait-elle comprendre au cas où je l’ignorerais. Je lui explique qui je suis en mentionnant son mari, pour qu’elle sache que je la connais bien. Je parle météo, donne des nouvelles de ma famille. Cela lui permet d’observer mon langage corporel et de s’accoutumer à mon bavardage. Je lui raconte mes mésaventures avec ma fille aînée, Cherish, qui se comporte déjà comme une adolescente en crise. Julie décroise les bras et glousse quand je précise qu’il faut payer vingt dollars pour obtenir les détails croustillants. Elle n’a peut-être plus de passé, mais elle a gardé son sens de l’humour. La cicatrice sur son crâne est invisible, cachée sous un long rideau de cheveux noirs. Elle a une quarantaine d’années. Et elle préfère le confort à la coquetterie, vu l’uniforme, short en jean et large tee-shirt, qu’elle porte neuf fois sur dix. Elle serre un cahier à spirales contre sa poitrine. Ses lunettes teintées semblent tout droit sorties des années soixante-dix, mais cette référence lui échapperait. Pour elle, les années soixante-dix, soixante, quatrevingt ou quatre-vingt-dix, c’est la même chose : elles pourraient avoir eu lieu hier comme il y a cent ans. Le passé, tel que nous l’entendons vous et moi, n’existe pas dans l’univers de Julie Meyer. Nous pouvons rêvasser aux périodes d’examens et aux vacances de notre enfance, décrire ce que nous ressentions lors des fêtes du 50
lycée, retrouver le chemin de la maison après une balade à vélo. Julie ne peut rien faire de tout cela. Pour autant, elle ne vit pas l’instant présent comme cette liberté absolue dont il est question dans les philosophies orientales. Ce n’est pas une union du passé et du futur, ni une porte ouverte sur l’unité cosmique. Son présent n’a rien de mystique. Son présent est une prison. Pour Rick Meyer, le mari de Julie, le passé est un refuge. Il se souvient avec douleur du temps où il pouvait attraper sa fille, Christina, par la taille et la faire sauter en l’air pour l’entendre éclater de rire. Ces moments lui manquent. Les pique-niques en famille, quand les bières circulent entre amis. S’allonger au côté de Julie et se plaindre de son patron, qui lui donne toujours plus de travail sans jamais l’augmenter. Il y a longtemps que sa vie est privée de rires, de pique-niques et de conversations sur l’oreiller. Il a toujours désiré un fils ou une fille. Quand il a rencontré Julie, il avait une vingtaine d’années. Bien avant de parler mariage, tous deux savaient déjà qu’ils voulaient de nombreux enfants. Julie elle-même avait sept frères et sœurs, dont elle était la benjamine. Elle se vantait des grandes célébrations familiales et des mélodrames sans fin qui se nouaient entre eux. La famille de Rick était plus réduite, mais il avait toujours adoré les bambins. La première grossesse de Julie s’interrompit très tôt, à cause d’une infection sanguine, mais les médecins l’assurèrent qu’elle pourrait de nouveau tomber enceinte. Elle fit une fausse couche la deuxième fois, puis la troisième. Le couple fit alors des tests de fertilité, juste avant la quatrième fausse couche. Et, lorsque la cinquième grossesse échoua à son tour, Rick commença à perdre espoir. Vers la fin de leur septième année de mariage, le ventre de Julie commença à pousser de nouveau. – Cette fois, j’étais sûr que c’était bon, se souvient Rick avec un sourire. Son ventre grossissait de plus en plus, et moi, j’étais de plus en plus heureux. 51
Nous sommes installés au comptoir de sa salle à manger, entourés de posters de courses de voitures et d’enseignes lumineuses pour des marques de bière. Dans un coin, la télévision retransmet un grand prix auto. Je ne vois aucune trace de touche féminine. Quand Christina naquit enfin, son père, aux anges, la pro mena fièrement dans tout l’hôpital. Il la présenta à celui qui allait devenir son meilleur ami, Tonton Denny. Celui-ci fit un sourire et une pichenette sur le nez du bébé. Rick raconta à tout le monde que sa petite fille était un miracle. Regardez, elle méritait bien qu’on l’ait attendue si longtemps, non ? Elle était parfaite, en excellente santé, déjà aussi volontaire que sa mère ! Ce jour-là, la famille de Julie accueillit un nouveau membre et fit ses adieux à un autre. Une semaine plus tôt, Sophie, l’une des sœurs de Julie, était morte dans la salle d’attente d’un médecin, foudroyée par une complication inattendue. Quand Julie entra en salle de travail, sa famille préparait les funérailles. Le 1er novembre, Julie accoucha, nomma son bébé Christina Sophia et, un peu plus tard dans l’après-midi, elle se hissa péniblement hors de son lit pour assister à l’enterrement de sa sœur. Pour Rick et Julie, la disparition de Sophie inaugura une série d’épreuves déchirantes. En un an, le père de la jeune femme, qui était alcoolique, mourut d’une cirrhose. Quatre mois plus tard, le grand-père de Rick, avec qui il aimait tant pêcher, s’éteignit dans son sommeil. Après chaque décès, Christina se blottissait dans le giron de son père et posait la tête contre sa poitrine. Elle était trop jeune pour comprendre ce que signifiaient la mort et la perte d’un être cher. Mais, l’année suivante, Rick s’agenouilla devant elle et lui prit les mains. Le cœur brisé, il dut lui expliquer que Tonton Denny, son meilleur copain, était parti au ciel. Christina pleura et s’agrippa à son papa. Après la mort de Denny, tous les soirs pendant une semaine, Rick enchaîna les bières jusqu’à ce que l’alcool et le sommeil l’assomment. Puis il se souvint que Christina et Julie souffraient, 52
elles aussi. Elles avaient plus que jamais besoin d’un chef de famille et d’un mari. Mais lorsque son propre père mourut de la maladie de Huntington, un an plus tard, Rick se demanda jusqu’où le malheur pouvait accabler un homme. De 1995 à 1999, sa femme et lui avaient perdu cinq membres de leurs familles. Chaque deuil les poussait à se consoler l’un l’autre. Ils n’imaginaient pas que l’année suivante apporterait son lot de souffrances, alourdissant le macabre décompte : six morts en six ans. Sept, du point de vue de Rick. Tout ce qui nous définit dépend de la mémoire, ou presque. Chacun nourrit des convictions sur ce que signifie être humain. Mais ces présupposés s’écroulent brutalement si nous sommes coupés de nos souvenirs. L’un des traits essentiels de l’homme est sa capacité à comprendre autrui, et cette faculté repose sur des expériences partagées. Si nous perdons l’accès à ces expériences, que nous ne pouvons plus y réfléchir, l’empathie et ses constructions émotionnelles sont altérées de manière inattendue. L’autre est là, devant nous, mais ce que nous comprenons de lui se limite à l’immédiat. Nous adoptons alors des comportements intenses, troublants et déstabilisants. Telle une étoile presque éteinte, qui devient plus nette si on l’observe d’une manière indirecte, on apprend davantage sur la vie intérieure de Julie en regardant son entourage la côtoyer. À la cafétéria de l’hôpital, elle a l’habitude de manger avec un autre malade victime de LCT, ou avec un membre du personnel. La tension est toujours palpable chez ses deux interlocuteurs. Quand ils le peuvent, la plupart des gens évitent de s’asseoir à côté d’elle, comme s’ils avaient peur. Elle n’est pas agressive. Elle ne représente aucun danger et n’a jamais d’accès de colère. Ils sont mal à l’aise car sa présence est un miroir presque parfait. Si vous pleurez devant Julie, elle se mettra à pleurer. Si vous criez après quelqu’un, elle deviendra aussitôt furieuse, puis confuse. Elle s’adapte à votre spectre d’émotions avant que vous ayez prononcé un seul mot. 53
L’un de ses médecins a qualifié ce comportement social d’étrange, déplacé et, d’une certaine manière, il avait raison. Les émotions de Julie sont différentes parce qu’elles sont terriblement sincères. Incapable de s’identifier à votre passé, elle vous voit au présent, nu comme un ver. Elle est l’empathie incarnée, dépouillée de tout ego. Le modèle freudien ne s’applique pas à son cas. Le moi se fonde sur la mémoire pour équilibrer les différentes pulsions, et le surmoi s’appuie sur les souvenirs pour construire les ambitions futures. Julie échappe à la théorie de Freud, le monde psychologique qu’elle habite n’a pas encore de lexique. En sa présence, vous ressentez un vide, celui d’une vie entière disparue à jamais. Un interlocuteur persévérant aura du mal à tenir une conversation avec elle plus de quelques minutes, car rien ne la rattache au passé, même à court terme. Vous pourrez lui demander comment elle va, et elle répondra « Bien », mais enchaîner sur un autre sujet s’avérera délicat. Est-ce que tu aimes les toasts ? Est-ce que tu as hâte d’aller à la piscine cet après-midi ? Julie préfère les bagels, et elle n’a pas prévu d’aller à la piscine. Ni de ne pas y aller, d’ailleurs, car elle ne se souvient pas de ce qu’est un emploi du temps. Pas au moment où elle vous répond, en tout cas. Comment voulez-vous qu’elle attende avec impatience un événement qu’elle devrait connaître de mémoire ? Votre question tourne court. Vous pouvez lui raconter la fois où vous êtes allé nager et n’avez pas eu le cran de sauter du plongeoir. Mais il faut rester bref, une phrase ou deux, sinon Julie aura oublié le début de votre histoire, ainsi que son objet. Pour elle, une longue anecdote sonne comme une énumération arbitraire : un charabia qu’elle doit faire semblant de comprendre. Votre vie est une pellicule de film dont elle ne perçoit que des images isolées. Elle ponctuera votre récit de « oh » et de « ah », sans savoir s’il est sentimental, drôle, ou effrayant. – Vous avez du feu ? me demande Julie sur le perron de l’hôpital en sortant une cigarette. 54
Elle attend la navette qui doit la ramener à son appartement. Je lui tends mon briquet. – Allez-y. Mais vous savez que nous sommes dans une zone non-fumeur. Je pourrais avoir des ennuis. – Ne vous inquiétez pas, répond-elle en me souriant. Je leur dirai que je ne me souviens plus qui m’a donné du feu. Le pire, c’est que ce sera vrai. Rick a le goût du contact humain. À l’époque, son métier consistait à installer des pare-brise sur les voitures et les camions. Sa zone d’activité couvrait le nord-est du Kansas jusqu’au Missouri : dentistes, soudeurs, boulangers, banquiers, tous ses clients l’appré ciaient. Il trouvait de l’apaisement dans ce travail. Ôter un pare-brise fêlé requiert de la concentration et de la patience mais, une fois qu’il a été remplacé, la voiture étincelle comme si elle sortait de l’usine. Un nouveau pare-brise a le don de rassurer. Rick aimait voir l’expression de ses clients quand ils sifflaient à la vue d’un boulot bien fait. Le 1er février, Rick arriva à son travail quelques minutes plus tôt que d’ordinaire, pour prendre de l’avance sur son planning. Il sortait son camion du garage, le coffre chargé de plaques de verre pour les clients de la journée, lorsqu’il reçut un appel d’une amie de Julie. L’accident était sur toutes les chaînes, s’empressa-t-elle d’expliquer. Par voie aérienne, Julie était transportée vers l’hôpital Nord de Kansas City, pendant que Christina, leur fille de cinq ans, allait arriver au centre hospitalier Children’s Mercy. Rick sauta dans son camion et avala les trente kilomètres qui le séparaient de Children’s Mercy. En chemin, il essaya d’en savoir plus sur l’état de sa femme mais ne parvint à joindre aucun membre de la famille. Rick ne s’attendait pas à rencontrer un aumônier ce jour-là. Lorsqu’il arriva aux urgences et exigea de voir Christina, l’infirmière lui laissa le choix : prendre un siège et attendre tranquillement, ou se faire raccompagner à la sortie par la sécurité. Il tourna en rond dans la salle d’attente, en tordant sa casquette de base-ball entre 55
ses mains. Quand l’aumônier surgit d’un couloir et se dirigea vers lui, Rick pâlit et ses yeux s’embuèrent. « Les nouvelles ne sont pas bonnes », annonça le prêtre. Il lui proposa de s’asseoir pour parler. Dans l’hélicoptère, l’équipe de secours avait relancé le cœur de sa fille, et elle passait en ce moment des radios. Les chirurgiens faisaient tout leur possible, mais Christina était sous assistance respiratoire, dans un état critique. Ils n’avaient aucune nouvelle de l’hôpital Nord de Kansas City, où son épouse avait été emmenée. L’aumônier posa une main sur l’épaule massive de Rick, secouée de sanglots, et pria pour lui et ses proches. De l’autre côté de la ville, une scène semblable se déroulait avec la mère et les sœurs de Julie. Chaque seconde s’abattait comme un coup de marteau, chaque heure s’effritait avec une lenteur de glacier. Rick était sur le point de céder à la panique quand une infirmière apparut et lui proposa de voir Christina. Elle le conduisit dans un couloir. Un interne passa alors devant lui en poussant le lit de sa fille. Un bref instant, il la vit. Le petit menton qui pointait hors de la minerve, les éclaboussures de sang séché sur son visage et ses bras. Ses mains délicates, où s’enfonçaient des tubes plus larges que ses doigts. On lui annonça qu’elle devait être transférée dans une autre salle, et elle disparut de nouveau. Rick n’eut pas le temps de protester. Une chirurgienne traumatologue lui fit signe de la rejoindre près d’un écran rétro-éclairé. Elle le regarda à peine et posa la radio de Christina sur le tableau. – Vous voyez, ici. (Elle désigna la zone de jonction entre le cou et le crâne.) C’est une fracture cervicale extrêmement grave. Le tronc cérébral est brisé sur toute la longueur. Votre fille ne pourra pas s’en remettre. Vous allez devoir décider si vous voulez la garder en vie ou non. À 9 h 06 ce jour-là, le train de fret qui roulait vers le sudouest, en direction de la route d’Aspen, était lancé à une vitesse de soixante kilomètres à l’heure. Les fenêtres de la Ford de Julie 56
étaient couvertes d’une épaisse couche de givre, et Christina était recroquevillée sur son fauteuil pour enfant, sur le siège passager gauche. La voiture pila en catastrophe à l’intersection de la route et de la viiie Avenue… Il faut survoler les voies de chemin de fer qui traversent la route d’Aspen pour bien comprendre la situation. Le passage à niveau se trouve au milieu des champs, environné d’arbres et de buissons. Les rails coupent la chaussée d’est en ouest sur un axe d’environ trente-cinq degrés, créant un angle mort pour les deux conducteurs, celui de la voiture comme celui de la locomotive. Lorsque le train de fret se rapproche, un signal automatique met en branle le système de sécurité. Mais, le 1er février 2000, une succession d’erreurs se produisit. Le signal ne se déclencha pas à l’arrivée du train. Les feux ne s’allumèrent pas, la barrière resta levée. Julie ne parvint pas à freiner à temps. La locomotive percuta le côté passager de la Ford de plein fouet, projetant verre, métal et sang de tous côtés. Lorsqu’un train heurte un véhicule, deux collisions se succè dent. La première est immédiate. L’impact projette la voiture à plusieurs mètres devant la locomotive. Alors qu’elle est toujours sur les voies, le train vient l’emboutir une seconde fois, traînant ce qui reste de tôle froissée dans un grincement métallique et une gerbe d’étincelles. Un train de fret de classe 1 mesure en moyenne huit cents mètres. Il est composé de cinquante-deux wagons et transporte jusqu’à vingt-neuf tonnes. La différence de poids avec une Ford Mercury Traceri est à peu près la même qu’entre une canette vide et un lave-vaisselle plein. La collision n’activa même pas le système de sécurité de la locomotive. Celle-ci poussa la voiture de Julie sur plusieurs centaines de mètres avant qu’un conducteur remarque qu’une antenne tapait contre son pare-brise. Il actionna aussitôt les freins et sa machine s’arrêta presque un kilomètre plus loin. Dans la plupart des accidents de la route, il faut compter une demi-seconde 57
à deux secondes pour le temps de freinage. Neuf secondes entières furent nécessaires au train qui percuta Julie pour s’immobiliser. Une éternité, y compris pour les conducteurs de la locomotive, qui ignoraient encore tout de la scène tragique qui se jouait sous leur cabine. Lors d’un récent déjeuner en famille, j’eus l’occasion de parler avec le cousin de ma femme, Barry, qui est ingénieur en biomécanique dans l’industrie automobile. Je ne le men tionnais pas, mais l’accident de Julie m’obsédait. Je voulais comprendre pourquoi les pilotes de course peuvent sortir vivants d’accidents spectaculaires à très grande vitesse, alors qu’une petite fille de cinq ans est tuée par un impact à soixante kilomètres à l’heure. « Les moyens sont là, à notre portée, m’expliqua Barry. On a dessiné de nombreux prototypes de sécurité qui pourraient sauver des milliers de vies chaque année. Sauf qu’au final c’est toujours le même constat : personne ne les achètera. En plus des problèmes de taille et de poids, pour garantir une sécurité vraiment efficace il faut des équipements modelés sur la carrure de chaque individu présent dans la voiture. Vu la diversité des formes du corps humain, ça nécessite des mécanismes complexes et coûteux. Alors on préfère demander aux ingénieurs de se fonder sur une forme générique et, bien sûr, une taille unique ne convient pas à tout le monde. D’ailleurs, on nous rebat sans cesse les oreilles avec le manque de confort des équipements de sécurité… La ceinture à quatre points d’ancrage est trop contraignante. Le HANS device 8 est trop contraignant. Essaie de dire aux gens qu’il faut porter un casque chaque fois qu’ils prennent le volant, et regarde combien vont le faire. Une voiture sécurisée n’est pas une voiture confortable, et son prix serait exorbitantii. » 8. Head and Neck Support : système de protection avec casque et sangle utilisé dans les voitures de course pour éviter les fractures du crâne en cas d’accident.
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Garry passe le plus clair de son temps à dessiner des sièges de voitures qui vont tenir les fesses de leur conducteur au chaud, pas les sauver. L’automobiliste lambda dispose de deux éléments de sécurité : les airbagsiii et la ceinture. L’airbag, omniprésent, est encore controversé pour son ratio coût-efficacité. Les ceintures de sécurité sont obligatoires dans quarante-neuf états aux ÉtatsUnis 9 (le New Hampshire fait de la résistance). Dans le monde entier, les ceintures les plus vendues sont celles dites « à trois points d’ancrage », avec une seule sangle croisée des épaules à la taille. De nos jours, seuls les enfants et les pilotes de course ont le privilège d’avoir des ceintures à quatre points, où une première sangle forme un X sur le buste, tandis qu’une seconde passe entre les jambes pour être accrochée au niveau de la taille ou la poitrine. De l’avis général, cette ceinture est plus efficace. Mais elle est aussi moins pratique, en particulier dans un contexte où la corpulence moyenne ne cesse d’augmenter. Aujourd’hui, seul Volvo a sorti un véhicule avec une amé lioration sensible des sangles de sécurité. Mais, comme beaucoup d’autres avant lui, ce prototype n’a pas trouvé son public. Les ingénieurs spécialisés pensent que la plupart des innovations à venir se concentreront sur les mécanismes de freinage et les pneus. En attendant, nous devons nous résigner à filer sur les autoroutes à des vitesses mortelles, couverts d’une simple bande de nylon sur le torse, convaincus que des coussins gonflables nous éviterons le pire. À coup sûr, nos descendants nous considérerons comme les barbares de l’ère technologique, obsédés par la recherche du confort. Quand je rends visite à Rick chez lui, au nord de Kansas City, il me souhaite la bienvenue en écrasant mes doigts dans sa grosse 9. En France, attacher sa ceinture est obligatoire à l’avant comme à l’arrière d’un véhicule depuis janvier 1990.
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main rugueuse. Il me montre un cadre rempli de photos, sur le mur du couloir, et nomme les personnes présentes. Il y a un cliché de Denny et lui, soulevant à bout de bras le résultat d’une journée de pêche, un autre de Julie et ses sœurs, le troisième est un portrait de sa femme et lui, l’air bien trop jeunes pour être en lune de miel. Rick parle avec un ronronnement de pot d’échappement qui vaut celui d’une Harley. Mais lorsqu’il évoque Christina, sa fille chérie, sa voix monte dans les aigus. Elle a beau être morte depuis six ans, son souvenir demeure toujours aussi vif. – C’est elle, sur le terrain de jeux avec ses cousins, m’indiquet-il avec un sourire gauche. Christina porte un tee-shirt blanc et un jean. Elle a les cheveux blond foncé de son père et un sourire qui lui mange la moitié du visage. Les yeux rivés à sa photo, Rick me raconte qu’elle a sauvé huit vies grâce au don d’organes. Ce n’est pas une consolation. C’était ce qu’il fallait faire, c’est tout. On donne la vie quand on le peut. Pas un jour ne passe sans que Rick pense à Christina. Quand on l’entend parler d’elle, on s’aperçoit qu’il protège jalousement les images enfouies dans sa mémoire. Il passe son temps à errer dans sa maison aux trois chambres vides. Quand il éteint la télévision, il laisse son esprit vagabonder. Il retourne à l’époque où il préparait sa fille pour partir à l’école le matin, sourit en se rappelant qu’elle faisait « un boucan infernal » pendant que Julie dormait. Il se berce au rythme des souvenirs, perd des après-midi entiers à rêver les yeux ouverts. Julie ne se rappelle pas le train. Quand elle se réveille, deux semaines après le crash, elle veut mourir. Elle ne peut pas parler, mais Rick le lit sur son visage. Peur, colère et confusion hantent ses moments de conscience. Elle est privée du mantra rassurant de « la dernière chose dont je me souvienne », car elle n’arrive même plus à conjurer un « je me souviens ». Tout ce qui lui reste, c’est la douleur. Le tube enfoncé dans sa gorge qui l’étouffe, le cathéter 60
placé entre ses jambes, abrasif comme un fil barbelé, le vide d’un monde où elle ne reconnaît rien. Elle pleure, et pleure encore. C’est la seule chose qui semble avoir du sens. Après l’accident, on lui diagnostiqua une contusion cardiaque, c’est-à-dire une éraflure au cœur, et elle souffrait de fractures multiples. Son cuir chevelu était entaillé sur une quinzaine de centimètres à hauteur du lobe temporal et du lobe occipital, mais sa boîte crânienne demeurait intacte. Les forces à l’œuvre durant la collision avaient tordu ses connexions synaptiques et les avaient violemment déchirées. Au point d’endommager un nombre incalculable de voies neuronales, entraînant une blessure qu’on appelle une atteinte axonale diffuse. Diffuse, car ce sont des lésions qui s’étirent de manière arbitraire dans le cortex. Axonale, car le trauma atteint l’endroit le plus vulnérable, l’axone. Vu au microscope, un cerveau ainsi endommagé a l’air d’une forêt de branches tordues et arrachées. On parle souvent d’« étirements » pour qualifier ce type de blessure. Dans l’accident, la capacité de mémoire de Julie a été littéralement mise en pièces. Sur le lieu du désastre, elle fut désencastrée par les pompiers, intubée par les secours, et envoyée à l’hôpital par hélicoptère. Elle resta inconsciente tandis que les membres de sa famille défilaient les uns après les autres aux urgences pour prendre de ses nouvelles. Elle avait perdu beaucoup de sang et souffrait de blessures internes, mais les chirurgiens parvinrent à la stabiliser avant la nuit. Après une LCT aussi grave, d’autres lésions étaient à craindre, à cause de l’augmentation du volume de liquide cérébro-spinal. Le chirurgien fit un trou à la racine de ses cheveux, sur son front, pour y introduire une sonde destinée à mesurer la pression intracrânienne (PIC). Celle-ci alerterait les infirmiers au cas où le gonflement deviendrait incontrôlable. Avant de transférer Julie en unité de soins intensifs, on lui posa également une sonde nasogastrique pour pouvoir l’alimenter directement par l’abdomen. Enfin, on la mit sous assistance respiratoire.
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– Chaque fois que j’allais la voir à l’hôpital, je savais qu’elle ne me reconnaissait pas, raconte Rick. J’ai compris très vite qu’elle ne serait plus jamais la même. Tandis que Julie était transférée d’un service de rééducation à l’autre, Rick entama une épuisante bataille juridique contre la compagnie ferroviaire. Sa routine consistait à faire des dépositions et des déclarations sous serment, à raconter inlassablement son histoire. Au milieu de cette tragédie, il tenta plusieurs fois de retourner au travail. Mais, entre les crises de larmes et ses difficultés de concentration, il s’aperçut qu’il ne pouvait plus exercer son métier. En l’espace de trois mois, il perdit quinze kilos et affirme ne pas avoir eu une seule nuit de repos depuis l’accident. Ce n’était qu’au chevet de Julie qu’il trouvait un peu de réconfort Il fallut six mois à Julie pour réapprendre à parler et à marcher, des progrès que personne n’attendait étant donné la gravité de son état. Au bout d’un certain temps, Rick put de nouveau avoir des conversations avec elle. Mais elle persistait à ne pas le reconnaître. Sa famille devait lui présenter Rick chaque fois qu’il venait la voir. Elle semblait toujours incrédule quand on lui disait que l’homme qui se tenait devant elle était son mari. – C’est vrai, Julie a appris à marcher, à se laver, et même à faire sa lessive, reconnaît-il. Mais, à la fin de sa rééducation, je savais où elle en était : douze ans d’âge mental, peut-être même moins. Je ne pouvais plus lui parler comme avant. Après l’accident, Julie rentra chez elle pour une courte période, sous la supervision de Rick. Selon son mari, ce fut une rude épreuve pour leurs nerfs. Les handicaps de son épouse la plongeaient dans une frustration perpétuelle. Elle lui hurlait après s’il se mettait à chantonner, piquait des crises de jalousie quand ses amis lui rendaient visite, et s’en allait en claquant la porte si elle n’aimait pas le programme qui passait à la télévision. Un jour, profitant 62
de l’absence de Rick, elle décida de sortir se promener dans le quartier. Deux pâtés de maisons plus loin, elle ne se souvenait plus comment revenir chez elle. Paniquée, elle se précipita dans une autre direction et fit de grands signes à un gamin qui passait à vélo. Elle lui demanda où elle habitait, il lui montra une maison de l’autre côté de la rue. Julie courut et ne s’arrêta pas avant d’avoir atteint le porche. En pleurs, elle appela Rick et promit qu’elle ne s’aventurerait jamais plus dehors toute seule. Rick vivait chaque jour dans le deuil, celui de sa fille, et de la vie gâchée de sa femme. Julie était incapable de pleurer une enfant qu’elle ne connaissait pas, ou de comprendre la détresse de son mari en sa présence. Elle aurait voulu pouvoir enfiler l’habit de l’épouse modèle, mais ignorait ce que ce rôle impliquait. Vivre avec Rick, c’était apprendre à cohabiter avec un inconnu. Et c’était la même chose pour lui. Il pouvait supporter la nervosité et l’entêtement de Julie, mais se rendit compte qu’elle avait besoin d’aide spécialisée lorsqu’elle commença à lui demander de la tuer. – Si tu connais un moyen de me mettre une balle dans la tête sans que personne ne le sache, lui disait-elle entre deux sanglots, s’il te plaît, fais-le. Je n’en peux plus de vivre comme ça. Julie ne voulait pas mourir à cause de ce qu’elle avait perdu. C’était sa situation actuelle qui l’acculait au désespoir. Elle n’avait aucune comparaison possible, mais elle se sentait prise au piège et ne le supportait pas. Les femmes adultes étaient censées conduire leur voiture, travailler et faire les courses, pensait-elle. Mais elle ne pouvait rien faire de tout cela, car son monde ne cessait de se dérober sous ses yeux. Sa vie ressemblait à un labyrinthe où chaque recoin était inconnu, hostile et ridiculement exigu. À l’hôpital, il ne fut jamais question de débrancher l’appareil qui la maintenait en vie. Avant l’accident, elle avait fait comprendre à Rick qu’en cas de blessures très graves elle ne souhaitait pas d’acharnement thérapeutique, mais elle n’avait jamais écrit d’instructions précises. Il avait donc fallu qu’elle survive, et pas un 63
jour ne passe sans qu’elle le regrette. À ses yeux, le suicide est hors de question. Les suicidés ne vont pas au paradis, croit-elle. Cédant au désespoir, Rick acheta une maison séparée pour sa femme, où elle serait encadrée par des infirmiers du matin au soir. Ce nouvel arrangement ne fit qu’empirer la situation. Comme c’est souvent le cas pour les malades souffrant de lésions cérébrales, le changement d’environnement plongea Julie dans une angoisse terrible. Plus rien ne lui était familier, des inconnus débarquaient chez elle tous les jours, vidaient ses placards, regardaient sa télévision. Et impossible de les faire partir ! Elle faisait la leçon à ses infirmiers et se plaignait, à raison, de cette violation de son intimité. En quelques semaines, l’anxiété et les insultes de Julie se transformèrent en menaces quotidiennes contre ses aides à domicile. Lors de ma première rencontre avec Julie, je lui posai une série de questions pour évaluer différents aspects de sa mémoire. Elle savait quel jour nous étions, mais ignorait le mois et l’année. Elle pouvait me dire le nom du président en exercice, mais chercha en vain celui de son prédécesseur. Elle me regarda comme si j’allais lui donner la réponse, et je tombai presque dans le panneau. Au fil du questionnaire, j’observai son visage et remarquai que ses yeux furetaient dans la pièce. Elle cherchait des indices : un calendrier épinglé sur un mur lorsque je lui demandai la date. Un drapeau pour le président. Et elle regardait attentivement mes lèvres au cas où je laisserais échapper une information. Julie essayait de m’avoir à mon propre jeu. Des tests supplémentaires confirmèrent qu’elle avait les pires troubles de mémoire que j’avais jamais vus. Le cerveau de Julie ne traite plus les informations comme avant. Sa mémoire épisodique – les événements autobiographiques marquants, auxquels on associe en général la mémoire – est totalement inaccessible. Sa mémoire sémantique est parcellaire. Elle se souvient des noms d’une poignée de personnes, et de quelques dates clefs. En revanche, sa mémoire procédurale fonctionne parfai tement : elle peut cuisiner un repas, nettoyer sa chambre, et appeler quelqu’un au téléphone. Mais si on lui demande ce qu’elle a mangé 64
le matin même ou de quelle couleur sont les murs de sa chambre, elle répondra par un haussement d’épaules. Julie est incapable de se souvenir de ce qui se passait il y a quelques minutes. Sans mémoire épisodique, elle évolue dans un monde privé de continuité, où ses actions sont dissociées les unes des autres. Quand elle ouvre un livre, les mots s’effacent à mesure qu’elle lit. Quand elle regarde un film, chaque scène est la séquence d’ouverture. Sans un cadre de vie strict et un emploi du temps rigide, Julie ne peut développer aucune stratégie de compensation. Son environnement est un brouillard permanent. Pas étonnant qu’elle ressente une telle frustration. Dans un centre de rééducation dédié aux LCT, elle développerait des béquilles cognitives qui lui permettraient d’acquérir une pseudo-mémoire, davantage de clairvoyance, et une relative paix d’esprit. Julie aurait besoin d’un programme sur mesure, où elle bénéficierait d’une certaine autonomie, tout en étant soumise à une observation médicale scrupuleuse. Un centre trop grand ne lui fournirait pas l’attention nécessaire mais, dans des structures plus petites, elle risquerait d’accaparer le personnel. Le cas de Julie n’était pas simple. Il était probable que son placement se solde par un échec, quel que soit l’établissement choisi. Après l’avoir rencontrée, j’appelai mon directeur pour lui dire que je prenais le dossier. Julie n’a plus la moindre image de son passé, mais elle se souvient qu’elle aimait, et était aimée. Elle sait qu’elle a eu une fille appelée Christina, morte dans l’accident, même si elle ne se rappelle aucun moment partagé avec elle. Elle sait qu’elle a un mari nommé Rick, sans pouvoir se remémorer le temps où ils vivaient ensemble. Chaque fois que je lui demande de me les décrire, Julie change de version. Elle veut croire qu’elle connaît les jeux favoris et les histoires de sa fille, car elle ne supporterait pas d’être une mauvaise mère. Quant à Rick, son apparence et son histoire lui importent peu. Qu’il soit là, vivant, suffit à son bonheur, même s’ils n’habitent plus sous le même toit. 65
Bien qu’elle ne soit pas vraiment chez elle au centre, Julie essaie d’apporter à sa chambre une touche personnelle. Une cinquantaine d’éléphants colonisent sa coiffeuse et sa table de nuit, sous forme de peluches, bibelots, dessins, photos, bijoux. Perdus au milieu des pachydermes, on retrouve Tonton Denny, Sophie, Rick et Christina. Des mots croisés, stylos et bloc-notes sont disposés çà et là en piles soigneuses. Julie me montre une photo d’elle et son mari sur la plage. Je me souviens que Rick m’a parlé de ce voyage, et je lui demande si elle sait où cette photo a été prise. – Au Mexique ? – Non, à Hawaï. Rick vous y a emmenée l’année dernière. Il m’a dit que vous n’aviez pas supporté d’être loin de la maison. Vous n’avez pas cessé de lui crier après dans l’avion, à l’aller et au retour. – Ah, oui ! sourit-elle. Ça me ressemble. Julie me propose de m’asseoir sur le banc opposé au lit. Je jette un coup d’œil alentour, parcourant ses affaires. Ses draps sont pliés et rangés sur les étagères, ses vêtements alignés dans le même sens sur les cintres. La chambre est ordonnée, presque trop. Une application obsessionnelle compulsive qu’on retrouve souvent dans l’intimité des survivants de LCT. Rick m’avait dit que Julie aimait voir les choses à leur place et, en bon professionnel de la médecine, j’avais aussitôt fait la traduction. Le comportement obsessionnel compulsif est si courant dans mon champ d’étude que les rapports d’évaluation omettent souvent de le mentionner. Dans son cas, il s’agit d’un moyen de se rassurer, une sorte de rempart physique contre le chaos et l’incertitude. J’ai à présent une bonne idée de l’état clinique de la mémoire de Julie, et je prends conscience de l’ampleur de ce que nous ignorons encore sur cette partie de son cerveau. Quels sont les mécanismes de l’oubli ? Les souvenirs de Christina sont-ils rangés quelque part dans sa tête, aux côtés de ses dix-huit ans de mariage avec Rick ? Dans quelle mesure son amnésie est-elle psychologique ou physiologique ? Sa mémoire reviendra-t-elle un jour ? 66
Je demande à Julie ce qu’elle ressent quand elle pense au passé. – C’est un peu comme être aveugle, j’imagine, tente-t-elle d’expliquer. Je peux vous dire le nom de mon lycée, mais je ne sais pas à quoi il ressemble. – Est-ce que vous avez parfois des images dans votre tête ? Comme dans les rêves ? – Je ne sais pas si je rêve, puisque j’ai tout oublié quand je me réveille. Aujourd’hui, Julie vit au centre de réadaptation de Brookhaven, un foyer pour les survivants de LCT qui s’apprêtent à retourner dans leurs familles. Tous les jours, elle suit des thérapies inten sives qui l’ont peu à peu aidée à se réconcilier avec son état actuel. Elle a inventé un système de notes complexe, une astuce mnémotechnique qu’elle a intégrée à sa routine de fumeuse dans un éclair de génie. Chaque fois qu’elle prend une cigarette, ses aidemémoire les plus importants surgissent de son sac. À commencer par son journal, à présent son bien le plus précieux. Il est rempli de remarques décousues, griffonnées à la va-vite : la porte bleue est fermée à clef, j’ai mangé du chocolat après le déjeuner, la lune est cachée par les nuages. Julie le consulte sans cesse. Elle va aussi faire ses courses au supermarché, assiste à des concerts, et sympathise avec d’autres patients. Toutes ces sorties apparemment spontanées sont souvent planifiées des jours à l’avance. Élevée dans le catholicisme, Julie a gardé la foi. Chaque soir, elle s’agenouille au pied de son lit et prit pour les gens qu’elle aime. Elle n’adresse pas de requêtes précises, elle souhaite simplement que Dieu guide et protège ses proches. Elle prie pour Rick et pour ses aides-soignants, demande à Dieu de veiller sur les âmes de Denny, Sophie et Christina. Elle sait qu’un jour elle les rejoindra. Elle préfère sans doute ne pas y penser, mais au paradis aussi on connaît l’oubli. Dans l’un de ses passages les plus troublants, le Livre des révélations dit aux croyants que Dieu « essuiera toute larme de leurs yeux » et qu’il n’y aura plus « ni deuil, ni cri, ni 67
douleur ». Voilà qui ne peut s’accomplir sans une certaine forme d’amnésie. Julie n’est pas ravie à l’idée de perdre la mémoire une seconde fois dans l’au-delà, mais il en faudrait plus pour ébranler ses croyances. Elle me raconte qu’elle attend le jour où elle pourra « dire ses quatre vérités » à Dieu. Elle veut savoir pourquoi il a permis qu’elle survive à un accident dans lequel elle aurait préféré mourir. Pourquoi il a pris sa fille, et tous les souvenirs qu’elle avait d’elle. Pourquoi elle doit vivre le reste de sa vie en étant assistée. Elle ne se rappelle pas quels péchés elle a commis, mais elle n’arrive pas à croire qu’elle ait mérité de perdre son enfant, sa famille et son mari. Nous accordons une grande valeur spirituelle à la mémoire. Sans elle, le paradis lui-même perdrait son attrait, quoi qu’en dise le Livre des révélations. La plupart des gens sont horrifiés si on leur parle de vivre dans l’au-delà sans pouvoir se rappeler leur existence terrestre. Pourtant, personne ne frémit à l’idée qu’on oublie les premières années suivant notre naissance. Et nous risquons tous de perdre nos souvenirs en vieillissant. Disparus, la fille bizarre qui s’asseyait à la table d’à côté et nos notes de chimie du deuxième trimestre. Si la démence ou un accident nous frappe, nous pourrions subir le même sort que Julie. Oublier notre premier baiser ou notre meilleur ami. Le jour où nous avons supplié quelqu’un de nous tuer, ou celui où nous avons déçu nos proches. L’oubli est tantôt un enfer, tantôt une bénédiction. Mais j’aimerais être là, le jour où Julie dira ses quatre vérités à Dieu. J’aimerais entendre ce qu’Il a à dire pour Sa défense.