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Introduction

« Les uns l’appellent ange, les autres démon, d’aucuns bénissent son apparition, d’autres arment qu’elle fut la pire œuvre du Créateur. 1 » Tel pourrait se résumer, de la n de siècle à la Belle Époque, le regard tourmenté et contradictoire que posèrent sur la femme ses contemporains masculins, tous «prétendant détenir la vérité sur la Femme, qui serait une essence valable pour toutes les classes sociales 2 . » Bourgeoise, demi-mondaine, ouvrière, qu’importait puisque dans le fond, «qui en connai[ssait] une, les connai[ssait] toutes… 3 » Une femme était une femme, et attention à ne pas sortir du cadre. Éternelle auxiliaire, sainte ou ogresse et puis parfois les deux, recherchée et désirée pour son seul paraître, mais aussi méprisée pour ces mêmes raisons, «la femme, n’[était] pas libre ! 4 » Non, elle était même le vassal du siècle, d’abord propriété du père, puis du mari. Tout au plus pouvait-elle accéder à un semblant de liberté par le veuvage, mais encore y sévissait-il le éau de la respectabilité. À l’instar des enfants, des criminels ou des handicapés mentaux, en fait de droits, la femme n’avait le droit à rien, pas plus de désobéir à son époux que de posséder ses propres biens, ni même de voter ou d’avoir un compte en banque. Sur elle, l’homme, en revanche, avait le droit à tout, y compris de la tuer… 5 La femme fut donc la grande perdante de cette n de siècle. Heureusement, c’était sans compter sur une poignée d’insoumises qui choisirent de se révolter et qui, seules ou alliées, cherchèrent à s’extirper de ces carcans imposés, de ceux, invisibles, des lois et des préjugés, et de ceux, tangibles, de leurs corps prisonniers du corset. Pures mais désirables, misérables mais glorieuses 6 , et courageuses mais fragiles, les femmes de la seconde moitié du XIX e siècle étaient soumises à une telle avalanche d’injonctions contradictoires, à une telle incapacité d’action, que celles qui en rent trembler les fondements

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Iolanda, Talismans de Jeunesse (Les Ranements de la Femme), éditions Albert Méricant, 19.. (date illisible) Anne-Martin Fugier, La bourgeoisie, Fayard/Pluriel, 2007. Anne-Martin Fugier, La bourgeoisie, op.cit. Léon Richer, La femme libre, 1877. Selon l’article 324 de l’ancien code pénal: «Dans le cas d’adultère, prévu par l’article 336, le meurtre commis par l’époux sur son épouse, ainsi que sur le complice, à l’instant où il les surprend en agrant délit dans la maison conjugale, est excusable. » Jean-Paul Aron, Misérable et glorieuse, la femme du XIX e siècle, Fayard, 1980.

ne purent être qu’éclatantes. Dans cette époque que Stefan Zweig nommait «le monde d’hier», c’est en brisant avec rage, passion ou panache les barrières instaurées par la norme que de téméraires aventurières parvinrent à apprendre et à créer, à voyager et explorer, à refuser la maternité ou le mariage, et, plus audacieux encore, à égaler les hommes plutôt que de s’abaisser à les seconder. Comme on ne les comprit pas, on les jugea excessives. En réalité, plus qu’une simple porte de sortie, ou qu’un exutoire leur permettant de s’aranchir des rigidités d’une société régie par des conventions qui les excluaient en presque toutes choses, l’excès était pour elles un véritable acte de résistance. Avant toute chose, qu’entend-on par excès? Dans la seconde moitié du XIX e siècle, comme aujourd’hui d’ailleurs, il en existe deux faces. D’abord celle, amboyante, des hautes sphères de la société où l’excentricité, à condition d’être purement esthétique, répondait à une forme de mode. La poétesse Mercedes de Acosta témoigne dans ses mémoires de ce contexte particulier où le fantasque était favorisé: «je me rend[ais] chez la marquise Casati. […] D’une main, elle portait un lys blanc, et de l’autre, elle tenait en laisse un lionceau. “C’est du mauvais théâtre”, me dis-je. Mais ce cabotinage doit être replacé dans son temps. À cette époque, on déployait des trésors d’imagination pour paraître tel que l’on se désirait intimement. Je me suis moi-même habillée en cosaque et en hussard et même, une fois, en franciscain, sandales de cordes y compris. 7 » Dans cette quête de travestissement du réel, certains voulurent aller plus loin encore, et changèrent leur quotidien en une œuvre d’art en permanente création: «inspirant tour à tour les écrivains et les artistes, ils se sont magniquement immolés euxmêmes […] Ils se sont ruinés pour le plaisir de notre imagination et pour l’éblouissement de nos yeux […] Par là ils méritent, les uns et les autres, un nom plus glorieux que celui de “fous”. Appelons-les, plutôt, des esthètes héroïques. 8 » Néanmoins si, de nos jours, des hommes comme Oscar Wilde, le sâr Péladan, ou encore Gabriele d’Annunzio restent célèbres pour leurs coups d’éclat et leurs bizarreries aectées, les femmes, a contrario, ont été oubliées. «Hors de la soumission, tout est vice: ce qui pour l’homme est plaisir, est folie pour la femme; permissibilité pour l’un, interdiction

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Mercedes de Acosta, «Here lies the heart», cité par Scot D. Ryerson et Michael Orlando Yaccarino, in La Casati, Assouline, 2003. André Germain, Les fous de 1900, La Palatine, 1954.

pour l’autre, deux lectures pour un même acte. 9 » Ce que l’on excusait aux artistes masculins au nom du génie créatif, on ne le pardonnait pas à leurs consœurs en corset. Pourtant, elles aussi furent des artistes, osant pour cela braver des mentalités profondément misogynes qui considéraient l’intelligence et la créativité comme des qualités strictement masculines. La femme artiste apparaissait alors comme une absurdité, une anomalie de la nature. L’imitation seule lui était accordée, pas l’invention, à moins de coucher avec un homme, puisqu’elle-même étant instinct avant d’être esprit, et nerf avant d’être conscience, elle n’était pas un cerveau, mais «un sexe, rien de plus 10 ». Même pour les plus hardies, l’art dit féminin restait invariablement prisonnier du genre, et par conséquent considéré comme superciel, pittoresque ou dénué d’intérêt. Malheur donc à celles qui osaient s’aventurer hors des sentiers déterminés, ces messieurs étaient bien résolus à défendre leur monopole contre les «déclassées de l’ébauchoir et du pinceau […], les hardies quémandeuses dont la vocation artistique servait le plus souvent de trottoir [ou] les pseudo-romancières dont la littérature eût fait rougir un singe. 11 » À l’instar des rock-stars des années 1960 et 1970 pour qui les groupies devaient rester des amantes compréhensives et serviables, les artistes de la n de siècle acceptaient dicilement que leurs compagnes puissent s’échapper des statuts d’auxiliaires et de muses qui leur avaient été accordés. Cela leur fut rendu d’autant plus facile que, conditionnées depuis l’enfance par une copieuse production artistique célébrant les charmes de cette servilité, nombreuses furent celles qui, en dépit de leur propre travail, choisirent elles-mêmes de se soumettre à leurs amants. Quand on était soimême une artiste, il était dicile d’exister dans l’ombre d’un illustre qui vous considérait comme une servante, voilà pourquoi ces créatrices contrariées usèrent de l’excès comme un dérivatif à leur impuissance. C’est alors qu’apparaît la face sombre de l’excès, celle qui, d’un coup de tampon lapidaire, colle l’étiquette de l’hystérie sur les élans sensibles des femmes qui hurlent leur trop-plein de singularité ou leur mal de vivre. Tarée, toquée, foldingue, hystéro, combien de fois ai-je pu voir s’abattre le couperet de ces impitoyables adjectifs, toujours lâchés sans appel et rarement argumentés? Pourquoi se conjuguent-ils presque exclusivement au féminin ? «Hystérique, madame, voilà le grand mot du jour. Êtes-vous

9 Yannick Ripa, La ronde des folles: femme, folie et enfermement au XIX e siècle, Aubier, 1992. 10 Remy de Gourmont, Lilith, Éditions Mercure de France, 1901. 11 Ibid.

amoureuse ? vous êtes une hystérique. Êtes-vous indiérente aux passions qui remuent vos semblables? vous êtes une hystérique, mais une hystérique chaste. Trompez-vous votre mari? vous êtes une hystérique, mais une hystérique sensuelle. Vous volez des coupons de soie dans un magasin? hystérique. Vous mentez à tout propos? hystérique! [...] Vous êtes gourmande ? hystérique ! Vous êtes nerveuse? hystérique! Vous êtes ceci, vous êtes cela, vous êtes enn ce que sont toutes les femmes depuis le commencement du monde ? Hystérique! hystérique! vous dis-je. 12 » Qu’une femme ose sortir un tantinet des rails et le voilà, le spectre de l’hystérie, qui vient la guetter au tournant. Regardez autour de vous: combien de fois n’avez-vous pas jugé par de tels mots, et sûrement un peu paresseusement, des comportements que le bon ton vous poussait à qualier d’indécents? Et si c’était cet ingrédient en plus qui rendait les choses intéressantes? L’excès est comme un piment rouge et juteux – il en a symboliquement la couleur, d’ailleurs : certains le détestent, d’autres le recherchent. Il sut de choisir son camp. Pour ma part, vous le devinez aisément, j’aime que mes plats soient relevés jusqu’à en mouiller de larmes mes yeux. Il était logique que le point commun de ce livre, l’ingrédient secret liant entre elles ces femmes dont les vies m’ont interpellée soit l’excès. Le beau est toujours bizarre disait Baudelaire, et comme lui, j’ai toujours préféré l’irrégulier au classique, le boursoué au régulier. Car il y a dans l’excès, qu’il soit vécu ou qu’il soit vu, une part du Sublime, cette «terreur délicieuse 13 » que ressentait le philosophe Edmund Burke face au spectacle d’une nature déchaînée. C’est le frisson de l’eroi, l’irrésistible attraction de l’insondable, ou le vertige de l’ombre qui « nous enamm[e] d’un feu qui brûle déjà dans un autre 14 ». Un autre ou plutôt une autre car c’est bien d’ardeur, de fureur, de passion et de génie que ces femmes se sont embrasées, et parfois, hélas, consumées. Comme il est ténu le l qui sépare l’excès de la folie, et comme il s’agglutine, telles de nes toiles d’araignées, autour de la psyché des âmes rêveuses… Tour à tour martyres et guerrières, accomplies et inassouvies, les six femmes que j’ai choisies ont sublimé toutes les nuances de l’excès. Vous n’y trouverez ni Sarah Bernhardt ni Camille Claudel car, à la diérence de ces célèbres gures, elles ont été oubliées. Pourtant, leurs histoires sont bien parvenues jusqu’à nous, puisqu’elles étaient en fait à trouver en ligrane

12 Guy de Maupassant, « Une Femme » in Chroniques, anthologie, Poche, 2008. 13 Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, Bibliothèque des Textes Philosophiques – Poche, 2009. 14 Ibid.

dans les pages des plus célèbres romans de la littérature de l’époque. Qu’ils aient été leurs amants ou qu’ils les aient tout simplement côtoyées, les écrivains de la n de siècle se sont en eet jetés sur la formidable matière que représentaient ces destins amboyants. De ces muses, ils se sont repus des joies et des misères, des émois et des caractères, puis, ils ont jeté les os, c’est-à-dire leurs noms. Voilà pourquoi de nos jours, ces femmes apparaissent davantage dans les notes de bas de page de ces fameux ouvrages, ou dans les biographies de leurs auteurs, que sur les étagères des bibliothèques. Même en petits caractères, leurs noms ont pour moi brillé en lettres d’or, et il aura su de quelques phrases évocatrices pour que leurs histoires m’appellent, et m’obsèdent durant des années. Elle était bien là cette précieuse matière, celle qui, il y a plus d’un siècle, avait attiré les hommes de lettres, et son appel était toujours aussi tentant. Geneviève Lantelme, par exemple, m’était apparue au détour d’une biographie consacrée à Misia Sert, et je m’étais prise de passion pour cette beauté colérique, théâtrale et droguée, qui était morte si jeune, noyée. Comment résister à romancer des vies telles que celle-ci, où abondent détails alléchants, faits remarquables et passions déchirantes? Seulement, je n’ai pas voulu jeter leurs noms; j’ai voulu les sublimer et rendre visibles leurs existences en les débarrassant des oripeaux de la mystication. Pour retrouver la vérité, il m’aura donc fallu creuser, chercher dans les archives municipales, retrouver les descendants, éplucher la presse ou comparer les témoignages. Puis, j’ai dû apprendre à déconstruire cette rigueur historique qui aurait rendu mon récit trop académique, an de me rapprocher de ces femmes et de tenter de les comprendre. Comme l’écrivait Hans Habe, «pour l’écrivain qui se mêle du destin d’êtres qui ont vécu, il ne s’agit plus d’inventer, mais de devenir leur contemporain, d’observer. 15 » Et devenir le contemporain de ces femmes, c’est avant tout parvenir à savoir d’où elles venaient, dans quelle époque elles vivaient, et ainsi apprendre à ne pas les juger. Elles l’ont trop été. Devenir leur contemporain, c’est aussi remplacer par l’estimation ce que l’historien ne parvient pas à trouver, puisque nombreux sont les doutes qui continuent de planer sur leurs biographies. Après tout, n’est-ce pas la part de mystère nécessaire à toute bonne histoire? Une chose est sûre, c’est qu’à la n de chaque chapitre, je ne voulais pas les quitter. Et j’espère qu’à votre tour, après avoir ri des fantaisies de Madeleine ou des grossièretés de Geneviève, vibré pour les amours de Gisèle et pleuré pour celles d’Henriette, vous ne voudrez pas non plus vous séparer de ces femmes dont les vies

15 Hans Habe, La Tarnowska, Libretto, 1973.

ont été si irréelles qu’on les croirait inventées… Elles sont bien là, ces vies extraordinaires, et elles n’attendent que vous pour les découvrir.

Portraits Geneviève Lantelme, actrice superstar des années 1900, qui défraya la chronique par son panache, ses colères, ses fulgurances et ses amours tumultueuses, mais aussi par sa mort tragique, ainsi que son curieux destin posthume. Son histoire n’a rien à envier aux meilleurs feuilletons policiers ! Henriette Maillat, épistolière de génie et muse malmenée de Joséphin Péladan, Jules Barbey d’Aurevilly et Joris-Karl Huysmans. Nulle autre que cette incroyable séductrice, qui manqua sa vocation d’écrivain, aura autant côtoyé la crème des écrivains n de siècle, et en aura autant subi la cinglante misogynie. Berthe de Courrière, autre muse de Joris-Karl Huysmans, mais aussi d’Auguste Clésinger, qui lui légua toute sa fortune, de Remy de Gourmont, qu’elle lança, et d’Alfred Jarry, qui la vilipenda. Tour à tour qualiée de nymphomane, de satanique et d’hystérique, cette éminence grise fut un membre clé des cercles littéraires et ésotériques dont elle tira dans l’ombre les celles. À l’instar d’Henriette Maillat, son identité réelle reste encore prisonnière de ses avatars littéraires. La baronne Deslandes, esthète et romancière à succès, fut l’une des plus excentriques créatures que la n de siècle ait connue. Performeuse avant l’heure, elle t de sa vie une création totale, et s’y employa tant et si bien qu’elle en perdit toute sa fortune. Sans elle, la marquise Casati n’aurait probablement jamais existé. Minna Schrader, anarchiste, poète et modèle d’artiste, qui vécut comme personne la vie de bohème, au point d’avoir inspiré pas moins de trois romans, avant de disparaître dans les méandres des hôpitaux psychiatriques où elle passa les trente dernières années de son existence. Jusqu’à ce jour, nul ne savait ce qu’elle était devenue. Gisèle d’Estoc, anarchiste, duelliste, romancière et sculptrice, cette amazone en costume d’homme, bisexuelle et insoumise, fut l’une des premières à détruire les limites du genre, et à militer pour la libération des femmes.

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