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Geneviève Lantelme, « Pauvre Ginette

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Préface

Préface

De la Belle Époque, il y a des visages dont nous gardons mémoire, des Cléo de Mérode ou des Belle Otero, aux portraits cent fois reproduits, et souvent croisés sur les présentoirs de cartes postales anciennes, des Liane de Pougy ou des Misia Sert, dont les biographies ont été copieusement éditées, mais, pour cette poignée d’égéries estampillées 1900, combien d’autres, autrefois célébrées comme presque reines, sont aujourd’hui tristement oubliées? C’est le cas de Geneviève Lantelme, une actrice tapageuse, nimbée de gloire en son temps, qui avait la beauté du diable et les coups d’éclats qui allaient avec. Son sex-appeal, sa soif de séduction, ainsi que ses débordements orageux scandalisèrent ses contemporains. Les femmes voulaient l’imiter, les hommes voulaient la posséder, mais aucun ne réussit. Car elle resta indomptable, cette créature que l’on appelait avec déférence La Lantelme, celle qui, en guise de protestation, tailladait des fourrures à cinquante mille francs, celle qui volait des maris mais seulement pour se servir de leur argent, et celle qui répondait par un insolent «merde ! » à ceux qui l’enjoignaient de marcher au pas. La norme, Geneviève Lantelme ne la suivit jamais; au contraire, elle fut la dénition même de l’excès et ainsi sa vie, comme sa mort, fut à son image, spectaculaire… Curieusement, l’histoire n’a pas retenu son nom; à croire que la postérité est aux artistes ce que la femme était à François I er : bien fol est qui s’y e…

I – La gamine de Paris Pour l’État, Geneviève Lantelme s’appelait Mathilde Hortense Claire Fossey. Elle était née un jour de mai 1883, sous le double patronage du quartier des Batignolles et du signe du taureau, et c’était à peu près tout ce que l’on savait sur son enfance, si ce n’était la légende tenace, mais peut-être fausse, qui voulait que sa mère ait été la patronne d’un bordel. Cette dernière aurait apparemment poussé le vice jusqu’à y introduire sa lle dès l’âge de douze ans, ce qui aurait constitué une éducation plutôt originale! En réalité, le seul élément dont nous disposons qui puisse accréditer cette thèse, c’est que ses parents avaient divorcé cette même année et que, chose rare pour l’époque, la garde des enfants fut conée au père. Madame Fossey était-elle donc réellement maîtresse de maison particulière, ou avait-elle seulement une

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L’ingénue libertine Jean Reutlinger, Album Reutlinger de portraits divers, vol. 58, © Bibliothèque nationale de France.

mauvaise réputation? À vous de choisir. Là où, en revanche, on est sûr que Geneviève t ses armes, ce n’est pas au bordel mais sur le terrain non moins licencieux des grands boulevards parisiens. En eet, c’est à l’âge de seize ans que la timide demoiselle, qui portait encore dans le dos sa longue natte de gamine, commença à se montrer dans les restaurants où se réunissaient les chroniqueurs et critiques qui, dans le petit monde du spectacle, faisaient et défaisaient les carrières. Depuis son plus jeune âge, Geneviève se piquait de comédie et rêvait de pouvoir un jour brûler les planches des théâtres de Paris. Comme elle était d’une grande beauté, ses apparitions ne passèrent pas inaperçues, mais il y avait ce cheveu sur la langue qui la faisait zézayer, dont il fallait se débarrasser pour être un tant soit peu prise au sérieux… On trouva donc la plante un peu verte, et on lui conseilla de prendre des cours de diction. Encouragée par ses nouveaux amis, la jeune lle tenta alors d’entrer au Conservatoire de Paris et, à son plus grand bonheur, y fut reçue sans trop de mal. Cependant, son jeu instinctif et sa nature primesautière s’accordant mal avec la rigidité de l’enseignement classique, elle n’y resta guère longtemps. Tant pis pour la Comédie Française, car ce n’était pas une carrière de tragédienne dont elle avait envie, non, ce à quoi elle aspirait, c’était tenir les spectateurs en haleine, sentir la chaleur des rires faire vibrer la salle, en somme, donner du bonheur au cœur, et pas du malheur! Première étape dans son ascension, il lui fallait d’abord se trouver un pseudonyme, un nom que l’on retiendrait, du moins, davantage que Mathilde Fossey. Le choix se porta donc sur celui de sa mère, Lantelme, auquel elle ajouta le prénom de Geneviève. «Voilà qui faisait bien gentil, maintenant, à nous deux Paris ! » Avec la candeur de ses dix-sept ans, Mademoiselle Lantelme t ensuite jouer ses connexions et, à la force de sa persuasion, obtint des petits rôles sur les planches des boulevards. Certes, ces personnages d’ingénues et de soubrettes ne brillaient pas par leur prestige, ni par leur esprit d’ailleurs, mais il fallait bien débuter quelque part. Seulement, elle avait beau s’accrocher, sa carrière, hélas, tardait à décoller. Il y avait à cela une raison simple: la ponctualité, que notre ingénue avait tout simplement oublié de prendre en compte! Et quand on était encore une moins que rien, il était plutôt mal avisé de faire poireauter des metteurs en scène qui n’étaient pas vraiment connus pour leur tendresse… En vérité, Geneviève avait de quoi se permettre quelques retards, car elle venait de s’assurer le patronage d’Henri Poidatz, un puissant banquier, fondateur du journal Le Matin, à qui elle avait fait les yeux doux et sûrement plus encore… Conquis, ce dernier n’avait pas oublié de remplir sa part du marché et de présenter la jeune débutante à ses inuents amis, ce qui avait garanti des

échos décisifs aux pièces quelque peu condentielles qui l’achaient alors à leur distribution. C’est à cette même époque que l’adolescente avait fait la connaissance d’un autre protecteur qui allait devenir la grande gure maternelle de cette période de mutation: l’actrice Simone Le Bargy, alias «Madame Simone». De six ans son aînée, cette dernière avait fait ses débuts la même année, mais avec un peu plus de chance toutefois, car elle était mariée à l’acteur Charles Le Bargy, un professeur de diction au Conservatoire de Paris, et sociétaire de la Comédie Française: autant dire qu’elle avait été placée sous une bonne étoile! Lorsque les deux comédiennes se rencontrèrent en 1902 dans les coulisses du éâtre du Gymnase où elles étaient venues assister à la même répétition, c’était un monde entier qui les séparait puisque, tandis que Simone avait obtenu le rôle principal, Geneviève, elle, avait dû se contenter de celui d’une énième «bonniche de province 1 ». Les premiers jours, Simone n’avait donc guère remarqué cette petite souris qui n’avait qu’une insipide réplique à prononcer. Et puis, en tant que star de la pièce, elle avait probablement mieux à faire. Cependant, lorsqu’elle s’était rendu compte que, complices, le metteur en scène et le dramaturge se moquaient sans pitié du zozotement de la rougissante gurante, elle s’indigna et décida de la prendre sous son aile: «Je les ramenai sans peine à plus d’indulgence. […] Elle vint me remercier de mon intervention, les larmes aux yeux. Le lendemain la ramena dans ma loge durant que je m’habillais; aussi les jours suivants. Elle s’asseyait par terre après avoir demandé la permission de rester là, disant “qu’elle se trouvait bien à côté d’une dame qui lui avait apporté un secours désintéressé.” Elle avait tout juste dix-sept ans. Vêtue de façon ordinaire, non fardée, privée de bijoux, elle étincelait sous cette livrée modeste. La taille ne, la gorge pleine, les mains et les pieds étroits, elle avait des yeux bruns immenses et superbes, une rangée de cils comme s’en ajoutent les stars, et le nez le plus parfait que jamais modela la nature, une belle bouche rouge, plutôt grande, dont la lèvre supérieure, un peu courte, un peu relevée sur de petites dents écartées (les dents du bonheur, arment les augures) donnait à son visage un air de surprenante naïveté. 2 » Ce fut donc à l’aide de cette bonne fée que Geneviève, libérée de ses complexes, put prendre conance en elle. Pour la première fois, elle comprit qu’elle avait du chien et que, rien qu’avec ce don divin, c’était le monde entier qu’elle allait pouvoir mettre à ses pieds.

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Simone le Bargy, Sous de Nouveaux Soleils, éditions Gallimard, 1957. Ibid.

À l’orée du XX e siècle, les arts de la scène étaient encore auréolés d’une importance primordiale, et des revues entières y étaient même consacrées, comme Le éâtre ou Comœdia. Du texte de la pièce au jeu des acteurs, et du décor aux costumes, en passant par le déroulé de la première, rien n’échappait à l’œil expert de leurs chroniqueurs. Il susait qu’un bouton manque à la manche d’une comédienne pour que le Tout-Paris en soit aussitôt informé. Grâce à l’inuence de cette presse spécialisée, Geneviève récolta ses premiers lauriers, et en cela, son début de carrière est similaire à celui de Brigitte Bardot, dont la renommée se construisit sur une importante médiatisation qui reposait presque essentiellement sur sa photogénie. Et photogénique, Lantelme l’était à en faire perdre la tête, avec ses yeux langoureux et sa bouche pleine, sa grâce innée et son port de reine. « Mlle Lantelme a le plus joli sourire du monde 3 », «elle est extrêmement jolie : elle l’est de prol, elle l’est de face, elle l’est de dos […] elle l’est de façon constante, ce qui n’est pas vraiment commun 4 », pouvait-on par exemple lire au tournant de 1907. Quelques lignes laudatrices, et c’est ainsi que Geneviève Lantelme entra en vogue comme d’autres entrent en bourse. Il avait su d’une poignée de bons rôles, de quelques photos de mannequinat et d’une généreuse tournée de sourires pour que la gloire, enn, se mette à frapper à la porte de sa loge: «Mlle Lantelme est, pour le moment, l’actrice la plus à la mode, la plus fêtée, la plus photographiée, la plus interviewée, la plus diamantée, la plus encombrée à l’heure du courrier, de déclarations sentimentales. 5 » La comédienne devint vite le prototype de la Parisienne idéale, celle que l’on voulait imiter, celle que l’on rêvait d’épouser. Elle lança des modes telles que les chapeaux «à la Lantelme », complexes édices de soie et de plumes qui passaient à peine les portes et que l’on portait, si possible, sur des cheveux, «à la Lantelme », c’est-à-dire en cascade de boucles mousseuses. On copia également ses extravagantes tenues dessinées par Paul Poiret ou Madeleine Vionnet, en somme, une forme d’outrance stylistique qui lui était propre. Mais il y avait à cette fulgurante célébrité un revers de médaille à ajouter: le cynisme des Parisiens qui adoraient fustiger ce qu’ils avaient hier célébré. Ce qui déchaînait le plus leurs mauvaises langues, c’était que l’on murmurait que, sans l’appui de son puissant protecteur – à savoir, Henri Poidatz – auquel elle louait sa vénusté, elle ne serait restée qu’une gurante

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Pickles, « Nos enfants gâtés, la jolie Lantelme », Fantasio, 1908 Ibid. Ibid.

sans talent: «Mlle Lantelme se plaît fort dans la société de ceux qui ont beaucoup d’argent 6 » remarquait, persieur, un correspondant du Fantasio. La jalousie aidant, même ses alliés commencèrent à s’interroger. Et si, « depuis des années que les journaux illustrés nous accablaient de gravures de mode représentant Lantelme aublée de toutes les créations de nos couturiers », celle-ci n’avait été qu’une créature «frivole, tout d’élégance et de luxe, inaccessible sans doute aux misères pitoyables de ses camarades 7 » ? C’était mal la connaître, puisque Geneviève ne se contenta jamais d’être un beau mannequin, ou un nom à placer dans les dîners mondains; non, au contraire, elle chercha à être une artiste. Ainsi, à rebours de l’emphase lyrique à la Sarah Bernhardt qui caractérisait encore l’époque, l’actrice se distingua par son jeu dépouillé, qu’elle émaillait de touchants accents de spontanéité. «Elle n’avait peut-être pas la méthode, la science, le métier [mais] elle avait mieux: c’était une impressionniste. 8 » Sur scène, «elle ne jouait pas, elle vivait 9 », semblant même improviser ses répliques, toujours ce côté Brigitte Bardot avant l’heure. Les hyènes avaient beau médire, elle avait du talent à revendre et, bientôt, elle allait devenir inatteignable. En eet, la grande Réjane, qui était une sommité dans le monde du théâtre, venait de l’engager dans sa troupe du éâtre de Paris, théâtre qu’elle louait d’ailleurs – pour quatre-vingt-neuf ans, précisait le bail – à un ponte de la presse, le Franco-Britannique Alfred Edwards. Ce dernier, qui se piquait de dramaturgie, était justement en quête d’une actrice, et c’est ainsi qu’il devait tomber – et plus tard, amoureux fou –, sur la jolie Geneviève…

II – La belle et la bête De trente ans plus âgé, pas franchement joli garçon et d’une incomparable grossièreté, Alfred Edwards était un homme que le beau monde comparait, au mieux, à un pachyderme. Il faut dire que, pour choquer ses interlocuteurs, ce personnage haut en couleur adorait faire étalage d’abjects détails : « Capus admire Edwards qui salue une femme comme il suit : – Bonjour, vieille putain ! Et, se tournant vers Capus :

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Pickles, « Nos enfants gâtés, la jolie Lantelme », Fantasio, 1908. Gaston de Pawloski, Comœdia, 27.07.1911. Sem, L’illustration, 29.07.1911 Ibid.

– Ma mère. À peine est-il entré : – Ma sœur est constipée, dit-il. Elle a un rein déplacé. Moi, sa noce m’a tellement fatigué que ma diarrhée est revenue. Le lendemain de mon retour à Paris, je suis allé quatorze fois aux cabinets; mais je fais de grands lavages intestinaux […] et ça va mieux. […] Et il s’étonne que je sois froid avec lui ! 10 » À cette passion pour la scatologie, il lui fallait également ajouter celle, non lointaine d’ailleurs, de la coprophilie: nous vous laissons prendre le dictionnaire… Autant dire qu’Edwards n’avait pas exactement le prol de l’homme idéal, surtout aux yeux de Geneviève qui n’aimait que les jeunes premiers, dans le style Paul Ardot ou André Brûlé, sortes d’Alain Delon des années 1900. Et puisque ces derniers, pour lequel elle se ravageait littéralement d’amour, ne lui accordaient pas en retour un regard, elle avait ni par se dire, en haussant les épaules, qu’un homme riche en valait mieux que deux tu ne les auras pas. Riche, Edwards l’était immensément, ayant des millions à ne plus savoir qu’en faire! Certes, il était loin d’être ragoûtant, ce replet sultan, néanmoins, comme le disait La Belle Otero, à ce prix-là aucun homme n’était laid… De plus, comme il possédait plusieurs grands quotidiens nationaux, ainsi que le théâtre dans lequel elle ociait, et où elle espérait à l’avenir se voir orir des rôles plus consistants, il ne pouvait qu’être grandement favorable à sa carrière. Lucide, ainsi qu’un brin opportuniste, la comédienne comprit donc qu’en acceptant de se lancer dans cette liaison, qui tiendrait plus de la Belle et la Bête que de Belle du Seigneur, elle allait enn pouvoir accéder au train de vie délirant dont elle avait toujours rêvé. Et pourrait-on vraiment l’en blâmer, sachant qu’elle évoluait dans une époque qui, plus que n’importe quelle autre, considérait les femmes comme des signes extérieurs de réussite? Elle ne faisait que tourner ces usages à son avantage… Aussi, après avoir d’abord accueilli les avances d’Edwards avec le plus grand mépris, elle vira soudainement de bord et, tout sourire, feignit de s’intéresser à ce prétendant que ses proches surnommaient «l’homme areux 11 ». Comme s’il s’était agi

10 Jules Renard, Journal, cité par Valeria Verbinina in «Verbinina, all about Lantelme », verbinina.wordpress.com 11 Simone Le Bargy, Sous de nouveaux soleils, cité par Valeria Verbinina in «Verbinina, all about Lantelme », op.cit.

de la dernière mise en scène d’un auteur à la mode, elle prépara son rôle avec soin et joua si bien la comédie de l’amour qu’en rien de temps elle le mit à ses pieds: c’était presque trop facile. Quand on s’appelait Geneviève Lantelme, on ne restait pas une vulgaire maîtresse, on se faisait épouser. Seulement, il y avait à cela un problème, et qui n’était pas des moindres, c’était celui de l’actuelle Madame Edwards, à savoir Misia, LA grande égérie du Paris underground. Peinte et adorée par Pierre Bonnard et Henri de Toulouse-Lautrec, amie intime de Gabrielle Chanel et de Serge Diaghilev, Misia était une reine, une concurrente de taille dont on ne se débarrassait pas comme cela. D’ailleurs, pour la conquérir, Edwards avait quasiment dû l’enlever à son premier époux, adée Natanson, le fondateur de la Revue Blanche. Autant dire qu’elle était très prisée, cette pianiste aux doigts de fée. Pourtant, dès lors qu’il avait entrepris sa cour auprès de la troublante Lantelme, Edwards, à qui, habituellement, rien ne résistait, était devenu fou de désir pour elle, au point d’en oublier complètement sa femme. Geneviève, habile en manœuvre, avait su rester insaisissable à ses yeux, ce qui, logiquement, avait exacerbé son attirance. De jour en jour, son obsession pour la comédienne avait donc grandi et, les mois passant, elle avait pris des proportions folles. Pour la conquérir, ce furent des milliers de eurs, des torrents de présents, et même un hôtel particulier rue Fortuny, là où s’établissaient les demi-mondaines qui avaient réussi. Ces cadeaux étant hautement plus attractifs que les maigres deniers de ses jeunes premiers, Geneviève nit par consentir à se donner, ou plutôt à se prêter. Car elle avait beau avoir les dents longues, de là à soupirer de plaisir dans les bras de ce phacochère, c’était trop lui demander, aussi ne manqua-t-elle pas de régulièrement le tromper. De temps en temps, elle partait souer dans les bras d’autres amants, puis revenait reprendre son rôle, comme si de rien n’était. «Et voilà» disait à Misia, tout en levant les yeux au ciel, son ami l’illustrateur Jean-Louis Forain, «jusqu’à maintenant, il croyait l’aimer. À partir d’aujourd’hui, elle va lui devenir indispensable. 12 » En cela, il était perspicace, puisque justement, c’était ces volte-face qui amarraient Edwards au port de la comédienne, au point d’ailleurs d’en oublier le peu de délicatesse qu’il possédait encore, en allant s’épancher auprès de sa femme sur ses tourments: «Mais nom de Dieu, qu’est-ce que j’ai! C’est une rien du tout! Elle est areuse!… […] Si tu la voyais sans maquillage, il n’en reste rien! Elle est horrible, m’entends-tu? Horrible ! 13 » Misia le regardait,

12 Arthur Gold et Robert Fizdale, Misia : La Vie de Misia Sert, Gallimard, 1984. 13 Arthur Gold et Robert Fizdale, Misia : La Vie de Misia Sert, Gallimard, 1984.

médusée. Bientôt, Edwards allait la quitter, elle le savait. Habituée à être choyée, l’égérie prenait très mal qu’une vague parvenue tente de lui voler le précieux train de vie auquel elle s’était accoutumée. En outre, comble de l’ironie, maintenant qu’il lui échappait, voilà qu’elle se surprenait à éprouver des sentiments pour cet époux qu’elle n’avait, jusque-là, fait que côtoyer dans l’intimité. Cette illusion d’aection, ainsi que les pieux mensonges que consentait parfois à lui servir son mari – Lantelme? « une saleté, une horreur ! 14 » –, lui redonnèrent de l’espoir. «Je peux encore le reconquérir » se dit-elle, le cœur goné d’optimisme, tandis que, face à sa coieuse, elle dénouait ses longs cheveux, les faisant retomber en nappes sur ses épaules. Soudain, elle réalisa avec horreur que cette coiure, c’était celle de Lantelme… Oh, elle était pathétique! Cette humiliante tentative de mimétisme que l’égérie aurait préféré garder pour elle parvint jusqu’aux oreilles de Marcel Proust qui, éternel concierge ou observateur hors pair, c’est selon, transposa des années plus tard dans sa Recherche. Dommage toutefois qu’il n’ait rien tiré de cette autre scène à laquelle il assista au Grand Hôtel de Cabourg. En eet, un matin qu’il prenait son petitdéjeuner dans la salle à manger de son lieu de villégiature préféré, l’écrivain constata que se tenaient, à tables séparées : « Edwards Lantelme sa maîtresse Mme Edwards (Natanson), sa dernière femme (c’est-à-dire Misia) Natanson, premier mari de Mme Edwards Le Dr Charcot, 1 er mari de l’avant-dernière Mme Edwards 15 » On dirait un mauvais Feydeau! Hélas, la pauvre Misia n’avait pas encore ni de sourir, car Geneviève, qui la méprisait de tout l’orgueil de sa jeunesse, ayant onze ans de moins, était la plus redoutable des adversaires… C’est qu’elle avait une réputation, La Lantelme, et pas des moindres. Si dans leurs chroniques les journalistes s’épanchaient sur ses jolies tenues ou sa justesse de ton, il y avait à sa légende une autre facette que taisait la pudeur, mais pas la rumeur puisque, des avant-scènes aux salons, se transmettait à voix basse la longue liste de ses partenaires sexuels qui appartenaient autant au royaume des chignons qu’à celui des pantalons ! Séductrice invétérée, Geneviève assumait pleinement sa bisexualité et ainsi,

14 Ibid. 15 Lettre de Marcel Proust à Reynaldo Hahn, cité par Arthur Gold et Robert Fizdale, Misia : La Vie de Misia Sert, op.cit.

Geneviève Lantelme par Jean Reutlinger © Verbinina.

peu regardante, faisait aussi bien des ravages chez les hommes que chez les femmes. Derrière ce visage angélique de madone italienne se cachait une solide épicurienne qui, non seulement n’avait pas froid aux yeux, mais en plus adorait le faire remarquer. «C’est seulement pour venir, que ça fait mal» répondait-elle ainsi, lorsqu’on lui demandait si le frottement des deux grosses perles qu’elle portait à l’annulaire était douloureux 16 . C’était d’un raide! Les tabloïds n’ayant pas encore été inventés, le public ignorait tout des conquêtes de la comédienne; cependant, comme ses choix

16 Simone Le Bargy, Sous de nouveaux soleils, op.cit.

artistiques s’étaient peu à peu orientés vers des pièces plus osées, que la presse allait jusqu’à qualier de «haute pornographie 17 », elle était devenue un sex-symbol. Aller voir jouer La Lantelme, c’était la promesse de se rincer les yeux, et de rentrer chez soi en pensant à ce que cela ferait d’avoir une pareille créature dans ses draps. Sans être un sex-symbol, Misia n’était pas non plus une Madame tout-le-monde; néanmoins, cela ne l’empêchait nullement de se sentir terriblement intimidée par cette femme qui la faisait paraître si fade en comparaison. Des mois durant, elle avait pitoyablement tenté de l’égaler, essayant pour cela de surprendre Edwards avec des tenues plus osées ou des tournures de phrases légèrement aguicheuses, mais n’avait provoqué en retour que sa stupeur. En butte à sa jalousie, elle se rongeait les sangs dans son boudoir, où elle broyait du noir en regardant des photos de l’actrice. Un jour, n’y tenant plus, elle décida de la combattre avec ses propres armes: celles d’une femme du monde au parfait savoir-vivre. Avec détermination, elle sauta dans un acre en direction de la rue Fortuny, et se prépara à venir plaider sa cause auprès de la dangereuse séductrice qui lui avait ravi son mari. Si nous connaissons cette histoire, c’est parce que c’est Misia elle-même qui l’a rapportée dans ses mémoires, confessions qui furent toutefois dictées sous la haute inuence de la morphine, à un ami également morphinomane… à prendre avec précautions, donc. Arrivée au domicile de Geneviève, ce serait tremblante mais vaillante que notre épouse courroucée se serait annoncée à une domestique qui s’empressa de vérier si elle ne cachait pas une arme dans son manteau. Nerveuse, elle dut ensuite patienter et, lorsqu’après un retard savamment calculé la diva t enn son entrée, ce fut avec autant de panache et d’aisance que chaque soir au théâtre: somptueuse, volubile, elle exhalait la conance. Misia en avait le soue coupé, elle se sentait si ridicule à côté… Elle parvint tout de même à se reprendre et, avec des trémolos dans la voix – Sarah Bernhardt n’avait qu’à bien se tenir –, déclama les lignes qu’elle s’était mentalement récitées: «J’aime cet homme et il m’aime, madame. Vous êtes en train de le tuer. Vous avez un cœur de femme. Rendez-le-moi ! 18 » Son beau discours fait, elle plongea son regard dans celui de l’actrice qui, nonchalamment appuyée sur le rebord de sa cheminée, la toisait avec un méchant sourire. «Faut pas se mettre dans des états pareils ! » lui répondit Geneviève, soudainement chaleureuse, en lui prenant les mains, «si vous saviez comme je m’en cogne de votre époux, mais alors là, complètement !

17 G. Davin de Champclos, Comœdia, 30.10.1909. 18 Arthur Gold et Robert Fizdale, Misia : La Vie de Misia Sert, op.cit.

Entre nous, vous comprenez, je n’en ai qu’après ses billets, alors, pour ce qui est de l’amour, ne vous inquiétez pas, il est tout à vos beaux yeux ! » Brusquement, Geneviève se recula, marqua une pause puis, d’une voix enjôleuse, reprit: «Bon, j’ai une idée, vous verrez elle est drôle. Voilà ce que je vous propose: vous me donnez un million de francs, comme ça, je suis bien tranquille, le collier de perles que vous portez, il est assez gentil, et puis… vous! La belle aaire non? Croyez-moi, vous y gagnez.» La bouche en rond, Misia ne bougeait plus. Cette proposition l’avait à tel point désarçonnée qu’elle en restait interloquée, l’air stupide. « Mais… mais… je n’ai pas un million de francs sur moi» nit-elle péniblement par balbutier, «Seigneur, vous me demandez de ces choses… Écoutez, je vous laisse déjà mon collier, et demain, je vous écrirai pour le million.» Comme une somnambule, elle quitta la scène, sous le regard amusé de Geneviève qui jouissait pleinement de sa bonne farce. Ah, quelle sublime satisfaction que de voir l’ocielle s’abaisser ainsi devant ses pieds, la belle revanche sur son passé que c’était, se dit-elle en s’aalant sur un sofa, un verre de champagne à la main. Le lendemain matin, Misia eut la surprise de se voir rapporter son précieux collier, accompagné d’une note signée de la main de l’actrice: «Tout bien rééchi, je renonce aux perles et aux millions et ne maintiens que la troisième condition 19 » Cette fois, elle brilla par son silence. De son côté, Geneviève s’en moquait éperdument car, grâce à son insolence, elle avait remporté ce bras de fer qui durait depuis trois longues années.

III – Du caprice comme art

Trois ans après le début de sa liaison avec le sultan de la presse, c’est à Rouen que Geneviève devint la nouvelle Madame Edwards, au cours d’une cérémonie civile qui fut célébrée dans un quasi-secret. Il faut dire qu’Edwards en était quand même à ses cinquièmes noces! Sur un coup de tête, le couple avait proté d’une escapade en Normandie pour aller s’unir, un peu comme on se marierait aujourd’hui à Las Vegas. Avec un brin d’irrévérence, ils s’étaient attribué de fausses professions devant le maire – à savoir, pilote et propriétaire –, et avaient pris leurs témoins, deux limonadiers et un sculpteur, au hasard dans le hall de leur hôtel 20 . Les voilà enn mariés, la belle et la bête de la Belle Époque, pour le meilleur,

19 Arthur Gold et Robert Fizdale, Misia : La Vie de Misia Sert, op.cit. 20 Valeria Verbinina, « Verbinina, all about Lantelme », op.cit.

Un an avant La Casati (1907), ce fut La Lantelme qui obtint la première son portrait par le célèbre peintre mondain Giovanni Boldini © Wikicommons.

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