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Préface
Multiples sont les images de la femme à la n du XIX e siècle, et cependant les théoriciens de cette «race féminine» (comme ils disent) arment que la Femme est partout la même, en tous lieux et en tout temps, de la prostituée qui bat le trottoir à la dame de la haute société, de la ménagère à la courtisane en passant par la bonne bourgeoise – et, toujours, inférieure à l’homme, juchée sur un fragile et illusoire piédestal d’où le discours masculin la précipite avec fracas et parfois délectation sadique. Médecins et savants de tout poil avaient apporté des justications scientiques à une misogynie qui n’avait rien de latent, et les hommes de lettres s’appuyaient sur eux pour souligner la véracité de leurs fantasmes écrits. Le grand dramaturge Strindberg publia dans l’élégante Revue blanche (t. VIII, 1895) un long article très remarqué, intitulé «De l’infériorité de la femme (et comme corollaire de la justication de sa situation subordonnée selon les données dernières de la science) ». Les « lionnes » qui sont, après tout, les reines des animaux de la bonne société, les grandes horizontales, les amazones guerrières, les sulfureuses demi-mondaines savaient avec intelligence et stratégie s’enrichir, grimper à l’échelle sociale, bouleverser ses codes, lancer des modes − et pourtant l’ontologique bêtise féminine est partout armée. L’excès en tous genres devient alors pour certaines une manière de rompre avec les armations de l’uniformité féminine, d’utiliser les faiblesses masculines pour sortir du troupeau, d’exister enn, quitte à briser leurs ailes supposées et à se fracasser contre un mur de verre. De lutter contre le joug de la morale et de la bienséance, d’armer une créativité qui leur est refusée. Elles assiègent les hommes de lettres, elles publient ou sont de riches épistolières qui soulignent leurs mots sur d’improbables papiers, utilisant des encres de couleurs et des lettres capitales qui sont autant de cris visuels : « J’existe ! » Elles ne veulent pas se taire. Elles sculptent, peignent, construisent leur image en utilisant ce qu’on appelait alors la « réclame »… Toutes ces excessives furent traitées de folles (et parfois furent internées), de « toquées », de nymphomanes, d’hystériques ou tout simplement d’idiotes, alors qu’elles se voulaient fées, éminences grises, muses, vivantes légendes. Leur vie – et parfois aussi leur mort – sont spectaculaires, mystérieuses, passionnantes à tous égards. Femmes d’exception, certes, mais qui ont su se battre pour toutes, et qui sont restées trop longtemps ensevelies sous les ragots malveillants des feuilles
de choux et le jugement de critiques moralisateurs. Oubliées, alors qu’elles ont aidé et inspiré des écrivains bientôt reconnus et fêtés, qui volaient leurs lettres en les publiant dans leurs romans ou faisaient d’elles leurs tâcherons (Huysmans de Berthe de Courrière: «c’est une créature précieuse qui va à la Bibliothèque pour moi, quand j’en ai besoin»). Leur excentricité, leurs amours scandaleuses ou « déviantes », leurs dés à l’ordre public, leurs mensonges, l’opiniâtreté de leurs chasses à l’homme sont autant de coups de force pour armer leur existence et leur singularité hors norme.
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Mireille Dottin-Orsini Professeure à l’Université Toulouse 2, chercheuse et auteure notamment de Cette femme qu’ils disent fatale, textes et images de la misogynie n-de-siècle, chez Grasset.