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Le corps pour instrument
Orgue naturel
En explorant la grotte de Saint-Cézaire près de Grasse, en France, le paléomusicologue Érik Gonthier remarque de minuscules traces d’impacts sur des stalactites. Et… ô surprise ! Comme avec des lithophones, il parvient à tirer deux notes distinctes de chaque stalactite. Soit plus d’une vingtaine de sonorités différentes. Le son produit par l’amas descendant de la voûte ressemble à celui d’un orgue naturel. Les accords dans la grotte de Saint-Césaire sont si riches qu’Éric Leman y interpréta, lors d’une visite guidée en 2011, une mélodie dans laquelle il reconnait L’Hymne à la joie de la Symphonie n°9 de Beethoven. Une fois encore, cette utilisation des propriétés sonores des grottes semble trop élaborée.
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Le corps pour instrument
En plus de ses capacités vocales, le corps humain a de nombreuses propriétés acoustiques. Il est à la fois un idiophone, un membranophone et un cordophone. Ces qualités n’en feraient-elles pas l’instrument de percussion par excellence? Les premiers rapports des hommes à la musique se doivent d’être ni compliqués, de faire vraisemblablement appel à des instruments particuliers. Il s’agit d’un point de vue que partagent Cecil et Stanford Forsyth : « Le premier et le plus simple type de musique est purement rythmique. Pour autant que nous puissions le dire d’après les archives et l’étude d’ethnies sauvages, elle sous-tend et précède toute autre sorte de musique. Notre ancêtre n’a pas besoin d’instruments autres que de ses mains ou ses pieds pour battre un carré de la Terre mère. » Notons à ce sujet que nous sommes à l’égard du rythme prisonniers de deux comportements, la phase ou
l’opposition de phase ; tous les rythmes intermédiaires étant extrêmement difficiles à conserver. J’en veux pour exemple les applaudissements d’un public désorganisés au départ se synchronisant après quelques secondes. Le corps permet de produire une grande variété de sons, naturels comme artificiels, rendant la pratique des percussions corporelles universelle. Nos ancêtres produisent ces premiers sons et rythmes en frappant leur torse, leurs cuisses ou leurs mains l’une contre l’autre, en martelant le sol avec leurs pieds. Ces précursseurs de la musique ont découvert les premières variations sonores en fonction de l’énergie mise dans ces mouvements. Ils ont appris à moduler les sons produits selon que leurs mains sont creuses ou à plat, que leurs pieds martèlent le sol de la plante des pieds, des talons ou des orteils, ou qu’ils frappent les parties charnues ou osseuses de leur corps. Ce type de modulation est pratiqué de nos jours dans certaines danses traditionnelles du centre de l’Europe et se retrouve également au Brésil dans des danses cérémonielles comme le tupinamba (danse du feu) ou modernes comme le gumboot dancing, ou encore percussives d’origine africaine. Mentionnons le cas particulier des Vedda, de Ceylan, qui constituent peut-être le seul groupe ethnique à ne posséder aucun instrument de musique mais qui accompagne ses chants de « percussions corporelles » en frappant leurs corps de leurs mains, (Blades, 1970). C’est ce type de percussions, qui ne nécessite aucune technologie et ne fait appel à aucun instrument particulier hormis le corps qui est à l’origine de la musique. Plus tard seulement s’entrechoqueront des branchages, des os ou des pierres réservés à cet usage, plus tard encore ces rythmes s’organiseront. À cet égard, dans son ouvrage, Sachs cite von Bülow : «Au commencement était le rythme.
L’organisation du rythme est venue bien après que les hommes –comme les oiseaux– ont donné une forme mélodique à la gaieté et au deuil. » La musique, comme les percussions qui en sont une des expressions la plus naturelle, est née au cœur de la nature. Dans la pénombre de grottes servant à la fois d’abris et de lieux cultuels. Omniprésente chez nos ancêtres depuis l’Homme de Néandertal au moins, comme elle l’est aujourd’hui encore. La musique aidait nos ancêtres dans des cérémonies animistes à apprivoiser la nature, à dialoguer avec les animaux et aller à la rencontre des totems claniques. En observant nos ancêtres par ce prisme, qu’ils soient Homo sapiens, de Néandertal ou plus anciens encore, on constate que leurs cérémonies deviennent de véritables spectacles de sons et de lumières. Nous pouvons les imaginer dans le confort rudimentaire d’un abri sous roche ou au cœur de grottes ornées, à la manière d’un théâtre, où s’associeraient, en hommage aux divinités tutélaires, les Arts de la musique, du chant, de la danse comme de la peinture rupestre. L’étude des percussions nous invite à ce fascinant voyage : que l’on soit anthropologue, paléomusicologue, musicologue… ou simple amateur, ce voyage mène à la découverte d’une époque où se fondaient le sacré et le profane en un même creuset, celui de la naissance de la musique… C’est au travers de ce prisme des percussions que nous aborderons cet ouvrage.