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Illustration de couverture : Dick Marty
Couverture : Elisa Bergaz
Mise en pages : Lemuri-Concept
ISBN : 978-2-8289-2077-7
© 2023, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse
Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2021-2024.
Memento mori. Souviens-toi que tu dois mourir, c’est ainsi qu’au Moyen Âge se saluaient les moines de l’ordre des trappistes. Chaque jour, en outre, ils creusaient un bout de leur tombe. Cela devait leur rappeler le temps qui passe, l’inéluctabilité de la mort sur terre et le véritable sens de la vie. Pas très gai, ce qui ne les a pas empêchés de produire une excellente bière. Depuis que j’ai vraiment pris conscience que l’essentiel de mon existence est derrière moi, c’est surtout le vendredi que je me rends compte du temps qui passe et qui passe de plus en plus vite. Encore une semaine qui s’en est allée ! Pour me libérer de ce sentiment un peu déprimant, j’aime bien penser à l’ode d’Horace que nous avions apprise par cœur à l’école, Carpe diem, quam minimum credula postero… Il m’arrive ainsi de la déclamer à haute voix.
Voilà, je n’aime pas beaucoup les vendredis et c’est justement un vendredi que cela arrive, une semaine avant Noël, alors que je m’apprête à vivre certainement l’une des périodes qui aurait dû être l’une des plus paisibles de mon existence. J’apprends qu’une aventure d’un nouveau genre vient bouleverser mon quotidien ainsi que celui de ma famille. Une nouvelle brutale et imprévue, même si pas totalement inattendue. Quelque part, il doit y avoir écrit que ma vie ne ressemblera jamais à un fleuve tranquille.
Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ?
Ami, entends-tu ces cris sourds du pays qu’on enchaîne ?
Ohé ! partisans, ouvriers et paysans, c’est l’alarme !
Ce soir l’ennemi connaîtra le prix du sang et des larmes […]
Sifflez compagnons, dans la nuit la liberté nous écoute…
C’est mon portable avec la voix de Léo Ferré qui m’arrache de la lecture de la trilogie policière de Stieg Larsson. « C’est le commandant de la Police cantonale ! » C’est qui ce rigolo ? Un regard sur l’écran de mon téléphone me fait craindre qu’il ne s’agisse pas d’une blague. Juste quelques mots, précis et concis comme une lame de rasoir, pour me communiquer que je suis en danger et que des mesures spéciales de protection vont immédiatement être mises en œuvre. Ma réaction est encore plus synthétique : « Les Balkans ? » Réponse lapidaire et fin de la conversation : « affirmatif ». C’est le 18 décembre 2020. L’Italie et l’Autriche annoncent un troisième confinement. Pour moi, c’est le début d’un autre genre de confinement. Dix-neuf jours sont passés depuis la votation sur l’initiative pour des multinationales responsables. J’attendais cette période presque avec trépidation, car cela allait signifier de longues vacances, du repos, des balades, sans obligations, une pause d’insouciance. Une période de liberté comme jamais je n’en avais vraiment connu auparavant. C’est du moins ce que je m’imaginais. Cela a duré dix-neuf jours !
Ma réaction à ce coup de téléphone ? Je me mets au volant de ma voiture avec mes deux chiens et je me rends de l’autre côté de la vallée. Je monte à pied sur une colline que j’aime beaucoup pour sa forêt touffue et variée, très belle même quand elle perd toutes ses feuilles. Mes deux compagnons sont heureux, même si la vieille Laska tire la langue alors que le jeune Leik court dans tous les sens. Personne dans les alentours ; qui, d’ailleurs, va se promener en forêt au mois de décembre ? Je ne saisis pas du tout ce que le coup de fil de la police va signifier, mais je ne vais pas tarder à m’en rendre compte. De retour au parking, je vois un groupe de personnes qui me regardent avec une certaine insistance. Bizarre. Ils s’approchent, je ne perçois pas un sentiment de menace, les chiens restent calmes, comme s’ils avaient compris bien avant moi : ce sont des agents de police en civil, des cracks des services spéciaux comme je l’apprendrai par la suite. Ils me signifient que désormais je serai toujours sous leur surveillance. Je rentre à la maison, encadré par trois autres voitures sur des routes champêtres. Je n’imaginais pas, alors, que j’aurais dû attendre une année et demie avant de reprendre ces balades en solitaire avec mes chiens, des moments tellement précieux pour moi.
Avec ma femme, nous nous apprêtons à vivre une expérience déconcertante et difficilement imaginable dans ses modalités. Certes, j’ai toujours été conscient que mon parcours m’avait souvent mené dans des environnements potentiellement périlleux. Les cent kilos d’héroïne soustraits à la mafia turque ainsi que l’arrestation d’un de ses boss, les révélations au sujet des activités illégales de la CIA et de nombreux services de renseignement européens sous couvert de la lutte contre le terrorisme, le rapport sur la situation des droits de l’homme en Tchétchénie et mon témoignage devant la cour criminelle de Vienne sur ce que j’avais vu et perçu dans le pays et lors de ma rencontre avec le président Ramzan Kadyrov (le tribunal était appelé à juger des Tchétchènes accusés d’avoir assassiné sur ordre du régime un compatriote en exil), ou encore le rapport sur les allégations de trafic d’organes et d’autres crimes lors du conflit au Kosovo sont autant d’exemples d’affaires qui ne m’ont pas nécessairement attiré que des sympathies 1 Depuis presque dix ans, je n’exerce plus de responsabilités politiques, même si je continue à m’engager dans plusieurs actions de la société civile. Oui, j’ai été en première ligne dans la virulente bataille en faveur de l’initiative pour des multinationales responsables et ce rôle n’a guère été apprécié par les Glencore et compagnie, ni d’ailleurs par certains membres du Conseil fédéral. L’absence de sympathie, voire l’aversion et la franche hostilité en de tels milieux ne sauraient toutefois être considérées comme particulièrement inquiétantes ou dangereuses. Encore que !
Un événement, un ébranlement dans mon existence que cette captivité, qui a fini par me contraindre à reprendre la plume, comme il y a quelques années après une série d’événements de santé m’ayant assez fortement perturbé. Je reste persuadé que l’écriture n’est pas trop mon truc, mais constitue peut-être une forme d’autothérapie, écrire plutôt que d’avaler des Prozac. Ce qui nous arrive, à moi et à ma famille, bouleverse complètement nos habitudes. Dans ma vie, je n’ai jamais passé autant de temps à la maison. Tout à coup, mon abonnement général des CFF n’a plus aucune utilité, la batterie de
mon auto meurt et les martres de la région s’en donnent à cœur joie en bousillant ses câbles. Sans que j’en aie fait le choix, j’ai le temps de lire et de méditer. Si je raconte ce que j’ai vécu, cet itinéraire absurde, c’est avant tout pour mieux comprendre cette situation, peut-être aussi pour témoigner, car ces événements vont bien au-delà de ma personne. En voulant m’éliminer, en me menaçant, on s’en prend en réalité à tous ceux qui font simplement leur devoir : révéler des vérités, parfois très dérangeantes. Ces menaces visent une personne, mais elles constituent également un avertissement destiné à intimider et à décourager toutes celles et tous ceux dont la mission est de rechercher la vérité et de la dire, quelle qu’elle soit. Je l’avoue, toutefois, j’écris avant tout et surtout pour moi-même, pour mieux élucider ce que je vis, car l’écriture oblige à formuler, à être plus précis, à mieux saisir la complexité des faits, mais aussi pour trouver une certaine forme d’apaisement. Au cours de cette longue période, de nombreux sujets sont remontés à la surface de ma conscience. La guerre d’Algérie – qui dès mon enfance a été pour moi une sorte de formation civique et politique –, mon intérêt pour la psychiatrie – une voie que j’ai failli entreprendre –, les questionnements angoissants que l’actualité impose au sujet de l’état de la démocratie et des graves dangers qui la menacent. Tout cela me revient à l’esprit dans un certain désordre, car cette période particulière a été émotivement un peu chaotique et ces pages en sont nécessairement le reflet. Un texte décousu, j’en suis conscient, une sorte de bloc-notes ou de carnet du sous-sol (référence purement accidentelle à Mauriac et Dostoïevski), où on passe un peu du coq à l’âne. Lorsque j’en avais envie ou sentais le besoin, je prenais la plume et j’écrivais ce qui me passait par la tête, sans jamais avoir un schéma prédéfini (dire « plume » plutôt que « clavier » fait que je me sens écrivain, juste pour une fraction de seconde !). Mais, à bien y regarder, je pense qu’il y a quand même un fil rouge qui parcourt le récit. Un peu comme dans ma vie professionnelle qui a connu des changements soudains et parfois surprenants, qui ont toutefois toujours été guidés par une certaine idée.
La nuit qui a précédé ce vendredi, j’ai rêvé de Tato, ami, flic aux stups et compagnon d’innombrables enquêtes et aventures. Un rêve étrange et hilarant. Étrange par son contenu et surprenant parce que normalement je ne me souviens jamais de mes rêves, ils se dissolvent dès mon éveil, comme une brume matinale au premier soleil. Cette fois, le souvenir est clair, étonnamment précis. Je suis dans une voiture, une toute petite voiture, une Mini peut-être, comme celle que nous avions, mon épouse et moi, au début de notre mariage (ce qui signifie que cela remonte à très loin dans le temps !). Il pleuvine, l’essuie-glace fait un bruit désagréable, agaçant. Tato est au volant. À travers le brouillard, je vois des immeubles en briques rouges, quelques réverbères jettent une faible lueur jaune et diffuse. C’est spectral, sinistre. Mais où est-ce qu’on est en train d’aller ? J’essaye de le demander à Tato, mais je n’arrive pas à parler. Puis tout à coup, je sursaute :
Tato, qu’est-ce que tu es en train de faire, tu roules tout à gauche !
– Proc, dors, tu es fatigué.
Mais où est-on en train d’aller ?
– Je cherche le crématoire.
Le crématoire ?
Mais oui, tu sais bien, ils ont fait appel à nos services pour un drôle de crime. Nous y sommes presque. Tu vois, à droite il y a le Regent’s Park et à gauche il y a un terrain de cricket. Je dois maintenant chercher la Hoop Lane, cela doit être plus loin, quelque part à droite.
J’ai renoncé à comprendre et je ne me suis même plus donné la peine d’ouvrir les yeux ni de comprendre. J’ai toujours pu faire confiance à Tato.
Finalement, on tourne à droite et on s’arrête. Il n’y a pas beaucoup de lumière, c’est franchement lugubre, même un peu inquiétant. Sur la gauche, en retrait, une synagogue et derrière on devine un grand cimetière. Sur la droite, une grande construction en briques rouge foncé, un long porche qui longe la route avec une succession d’ouvertures en arcade. Le long de la paroi intérieure du porche, de nombreuses niches funéraires sont encastrées dans le mur, des bouquets de fleurs sont posés par terre. Le plafond est soutenu par de très belles architraves en chêne. Une église fait également partie du complexe, elle aussi en briques. Nous entrons, nous sommes dans un grand hall ; sur le côté, des escaliers qui conduisent aux étages supérieurs. Tout est grand, majestueux, solennel. Mais tellement déprimant. Je frissonne. J’ai envie de m’en aller. Tato me retient.
Nous entrons dans une autre pièce. Trois personnes vêtues avec des combinaisons blanches et portant des masques sont en train d’installer des réflecteurs pour illuminer ce que j’imagine être la scène du crime. Ils prennent des photos, une véritable scène de crime comme on les voit dans les séries policières et comme j’en ai vu tant dans ma carrière. On nous présente le directeur de l’établissement, un certain Eric Willis. Tato me souffle à l’oreille :
– Tu sais que Doris Lessing est aussi ici ? Celle qui a écrit The Good Terrorist, je crois même qu’elle a reçu le prix Nobel de littérature.
– Oui, mais qu’est-ce qu’elle fiche ici ? Mais, attends, elle est déjà morte depuis longtemps !
– Justement. Et même Amy Winehouse est passée.
– Ah, j’adore ! Et qu’est-ce qu’elle est venue chercher ici ?
Hé, Proc, décidément ça ne va pas du tout aujourd’hui. On est dans un crématoire. Amy a été incinérée ici et elle repose dans un autre cimetière de Londres. Il y a mille sept cents personnes ici, ou, si tu préfères, mille sept cents urnes.
Je suis toujours plus confus. Par terre, je vois une amphore brune, cassée, on devine des figures qui rappellent l’art grec. Tout autour de petits tas de poussière.
– Il paraît qu’il s’agit de l’un des plus grands esprits de notre temps, me dit Tato.
– Qui ?
– Eh bien, lui ! et me désigne la poussière éparpillée autour du vase cassé.
Puis j’ai un blanc. Tato est en train de m’expliquer quelque chose. Je m’entends seulement dire :
– Tato, va à Vienne, fais une perquise à la Berggasse 19.
Où suis-je ? Dans le train, je crois. Je passe tellement de temps dans les trains. Je somnole. Je ne sais pas trop bien ce que j’y fais. Tato m’appelle :
– Proc, alors, tiens-toi bien, les premières suppositions sont confirmées, le mort n’est autre que Sigmund Freud !
Mais, il est mort depuis des décennies, bien avant que tu naisses et c’est même Stefan Zweig qui a prononcé l’éloge funèbre, là même où nous étions tout à l’heure, à Golders Green. Le pauvre Zweig s’est suicidé au Brésil environ deux ans plus tard avec son épouse en avalant du Véronal.
– Je te ferai un rapport. C’est vrai, Freud est décédé en 1939 et on l’a même aidé à mourir avec une forte dose de morphine. Il était aussi connu aux stups, il consommait de la cocaïne, il prétendait qu’elle n’avait pas d’effets négatifs, bien au contraire, ça le stimulait dans ses réflexions.
– Et la poussière qu’on a vue ?
– Eh bien, c’est lui. Mais pas seulement, il y a aussi sa femme Martha.
– Donc on l’a tué deux fois… mais qui a pu bien faire le coup ?
– On ne le sait pas. En tout cas, il paraît que tous les mercredis à partir de dix heures du soir il y avait un groupe qui se réunissait à la Berggasse, cela avait un peu des airs de conspiration, une espèce de société secrète. Freud donnait même un anneau à ses amis les plus proches, notamment à ceux du club du mercredi.
– Tu as des noms ?
– Attends, laisse-moi prendre mes notes. Voilà, ils sont assez nombreux, il y a Alfred Adler, Wilhelm Stekel, Max Kahane, Sandor Ferenczi. Et d’autres encore. Un Suisse s’est joint à cette bande, un certain Carl Gustav Jung et même une femme, une Margarethe, je crois, et il paraît qu’elle a été acceptée seulement après de longues délibérations. D’après plusieurs témoins, avec le temps, ces rencontres ont fini par tourner en bagarre, au point que la police a dû intervenir à la suite de plaintes pour tapage nocturne. Même de profondes amitiés ont été brusquement interrompues, j’ai trouvé de la documentation qui concerne notamment un Wilhelm Fliess et un Josef Breuer.
– Tu vérifieras leurs alibis…
Ah, j’ai aussi trouvé du porno.
– Du porno ?
– En tout cas des livres qui parlent de sexe. J’ai lu ainsi que même les petits enfants éprouvaient déjà un plaisir sexuel, les petits garçons qui désirent leur mère. Proc, des histoires à coucher dehors ! Et à propos de sexe, tu n’arriveras pas à deviner.
– Avec toi je me suis désormais habitué à tout, même à l’impensable !
Impensable, tu ne crois pas si bien dire. Eh bien, notre ami a une collection d’anguilles et il doit son titre de docteur grâce à une thèse sur la vie sexuelle des anguilles, il a même reçu un prix. Non, mais Proc, tu t’en rends compte ?
– Ne t’excite pas trop !
Dans un livre, j’ai également trouvé une page d’un vieux journal, il s’agit de L’Écho de la Montagne de 1878, une annonce semble l’avoir intéressé.
Et ?
– C’est une publicité pour un livre, Le vice suicidal, comment guérir de l’onanisme, « des mauvaises habitudes de collège ». On peut aussi solliciter des consultations auprès de l’auteur à Berne, un médecin élève du célèbre docteur Samuel La’mert, ça coûte 5 francs !
Julien Green et Serge Lifar ne l’ont manifestement pas consulté, ou, s’ils l’ont fait, cela n’a pas eu d’effet…
– Green, la grenouille de bénitier, successeur de Mauriac à l’Académie ?
– Oui, m’sieur, sa chasteté prise en exemple aussi par plusieurs cardinaux et tellement admirée dans les milieux conservateurs et religieux n’était en fait qu’une façade qu’il a entretenue avec soin pendant des décennies, alors qu’il fréquentait les pissotières et les bas-fonds à la chasse de garçons.
– C’est comme on dit dans l’Évangile de Saint Mathieu, fais ce que je dis, pas ce que je fais. – Je ne savais pas que tu connaissais si bien les Écritures !
– Une espèce de Pasolini, en somme.
– Non, Pasolini ne se donnait pas des airs de saint laïque. Dans un autre genre, Green fait plutôt penser à Cahuzac, le ministre des Finances qui fraudait le fisc et qui mentait « les yeux dans les yeux », mais vraisemblablement il n’avait pas lu
Bulgakov, autrement il aurait su que « la langue peut cacher la suprême vérité, les yeux jamais ».
– Tiens, cela me rappelle un Genevois que nous connaissons !
– Tu as découvert autre chose, Tato ?
Un truc qui pourrait t’intéresser, Proc : une certaine Emma s’est adressée à Freud, car elle se sentait coupable à cause d’un autoérotisme compulsif dont elle n’arrivait pas à se débarrasser.
Et…
– Il a diagnostiqué une névrose nasale réflexe et – tiens-toi bien – il l’a fait opérer du nez…
– Le nez, mais tu radotes !
– Oui, c’est dingue, le nez ! – et l’opération a été un désastre. Quant à l’autoérotisme, je ne connais pas la suite. Je me demande si le toubib à 5 francs de Berne, celui de la publicité sur L’Écho de la Montagne, n’aurait pas été plus efficace ! J’ai vu qu’Emma a aussi écrit des livres sur l’éducation sexuelle des enfants. Ah, voilà, j’ai son nom complet, Emma Eckstein.
– Et comment est la maison ?
Une vraie résidence bourgeoise, cossue. Tu montes un escalier, à gauche tu as l’appartement privé, à droite l’étude où il recevait les patients. Le bureau est plein de tableaux, de lithographies, il y a des statuettes, des petites boîtes et des cendriers un peu partout. Sur un tableau on peut lire Si vis vitam para mortem, beau programme !
Tiens, il s’est inspiré d’un fameux aphorisme de Végèce, souvent cité par les politiciens qui veulent gonfler les budgets de la défense, si vis pacem para bellum.
Ah, j’oubliais : tu sais le vase cassé qu’il y avait par terre à côté du couple Freud, je veux dire de leurs cendres ? Eh bien, il paraît qu’il remonte à plus de deux mille ans et a une très grande valeur. Freud l’aurait reçu de sa patiente et amie Marie Bonaparte, une princesse, à ce qu’il paraît !
Bonaparte, comme l’empereur ?
Oui, une arrière-petite-nièce. On m’a dit que les rapports avec Freud étaient très étroits, tu vois ce que je veux dire !
Ah, les psys et leurs patientes, on pourrait écrire une belle encyclopédie sur le sujet…
– À propos, une voisine, très âgée, m’a raconté que le père de Freud était un pédophile incestueux. Avec des airs de conspiratrice, en regardant autour pour voir si quelqu’un pouvait nous entendre, elle ajoute, en parlant tout doucement : « Vous savez, c’est à cause de cela que le petit Sigi est devenu
le grand Sigmund ! » Elle m’a recommandé de ne surtout pas le répéter, car on risquait d’avoir des ennuis avec le Politbureau de la psychanalyse, ce sont exactement ses mots. J’te dis, Proc, c’est un monde de dingues.
Au début, Freud pensait que l’hystérie était une conséquence d’abus sexuels pendant l’enfance, puis, sans que je sache pourquoi, il a changé d’opinion.
Pas besoin de recourir à un psychanalyste pour interpréter ce rêve. Trois thèmes qui me sont chers depuis longtemps s’entremêlent. Ma longue amitié avec Tato, mon intérêt pour la psychiatrie et mon goût pour l’enquête, pour la recherche de la vérité, vérité dans le sens de comprendre et découvrir ce qui s’est passé sans partir d’une thèse préconçue et en envisageant toutes les hypothèses, même les moins probables. Cette recherche peut même devenir addictive, comme le dit l’écrivain Erri De Luca, « la vérité est une émotion ».
Tato est mort. Jeune policier, il a été le premier au Tessin appelé à s’occuper à plein temps des enquêtes concernant les stupéfiants. À la même époque, je commençais comme procureur, une transition assez brutale de la recherche scientifique en Allemagne à la rude épreuve de la réalité. Dès les premiers jours, nous avons été les deux confrontés à la spectaculaire diffusion de la drogue auprès des jeunes, un phénomène qui a très vite pris des proportions impressionnantes et suscité le désarroi dans l’opinion publique. Le phénomène est tout de suite devenu un sujet médiatique et politique. L’appel à plus de répression est devenu pressant, suscitant une véritable démagogie et une rhétorique guerrière. Quelques années auparavant, en 1971, le président Nixon avait solennellement proclamé la guerre à la drogue (War on drugs), une croisade qui n’avait pas seulement pour but de protéger la santé du peuple américain, mais, en pénalisant différemment l’usage de substances, visait aussi les Noirs et les adversaires de la guerre du Vietnam.
Avec Tato, nous avons connu des centaines de jeunes pris dans ce tourbillon diabolique. La saisie de quelques grammes de chanvre faisait la une des journaux et donnait lieu à des procès. Puis cela a été un crescendo, avec des enquêtes toujours plus complexes, plus dangereuses, avec la
saisie de cent kilos de morphine-base et d’héroïne ainsi que la découverte de réseaux internationaux qui blanchissaient des centaines de millions de francs en passant par les grandes banques suisses. Toujours en duo, nous nous complétons, nous nous comprenons sans même besoin de nous parler, un geste, un regard suffit. Nous sommes critiqués parce que nous nous occupons du trafic international au lieu de pourchasser ces jeunes délabrés qui traînent dans la rue et dérangent l’honnête citoyen. Nous répondons que la toxicomanie est avant tout un problème de santé et de société et que la réponse à ce fléau ne peut être tout simplément déléguée aux autorités de répression. Il faut s’attaquer à la grande criminalité, à ceux qui en tirent de très grands profits. C’est ce que nous essayons de faire, avec la conséquence qu’on nous traite d’ennemis de la place financière parce que nous osons nous en prendre aux grandes banques, emblèmes de cette Suisse si fière de sa réussite, si propre. Nous nuisons à la réputation de notre pays parce que nous dénonçons l’absence de normes législatives pour combattre efficacement les circuits financiers opaques, le véritable système nerveux du crime organisé. Nous sommes ensemble aussi à Washington et à Orlando où l’on reconnaît et honore notre travail. Avec des agents de la Drug Enforcement Administration (DEA) et du Secret Service, nous visitons les endroits de la Maison-Blanche inaccessibles au public (en fait, ça ressemble assez fidèlement à ce que l’on voit dans les séries de télévision !).
La dernière fois que nous avons été ensemble, Tato et moi, c’était sur un plateau de télévision. Il marchait avec une canne et avait un peu de peine à parler, mais il était encore parfaitement lucide. Par une étrange symétrie, j’avais des béquilles, opéré depuis peu à un genou. Pour lui, hélas, c’était le début d’une maladie infâme qui l’a progressivement paralysé, jusqu’à l’étouffer. J’ai suivi toutes ces étapes, chez lui et à l’hôpital. Nous avons évoqué nos enquêtes, nos succès, nos frayeurs, nous avons aussi beaucoup ri. Je ne l’ai jamais entendu se plaindre, il avait toujours des paroles de reconnaissance pour le personnel soignant, il était fier de sa femme et de sa fille qui avait aussi choisi la carrière dans la police. Sur ce plateau de télévision, Tato a encore eu la force de témoigner, de pousser un véritable coup de gueule, parce que sa caisse maladie refusait de payer un traitement pour sa maladie, un médicament
très cher et inaccessible pour des patients pas aisés. L’évolution est inexorable et rapide, à peine une année. Alors dans une maison médicalisée, il devient toujours plus difficile de saisir ce qu’il dit, il fallait souvent deviner, faire semblant de comprendre. Pour finir, je parlais tout du long, lui racontant ce qui se passait dans le monde, rappelant des souvenirs. Il écoutait, il réagissait avec de légers mouvements de la tête, avec les yeux surtout, comme pour me dire « Continue » ! J’ai compris quand c’était la dernière fois que je le voyais, je lui ai dit à quel point je lui étais reconnaissant pour tout ce qu’il m’avait donné, pour tout ce qu’on avait partagé. À son enterrement, Christian, officier de la police vaudoise, a tracé un portrait admirable de l’homme, du policier et de l’ami. J’ai eu de la peine à arriver à la fin de mon texte, étouffé par l’émotion et les sanglots. C’était l’adieu à un ami, c’était aussi la fin définitive d’un chapitre important de ma vie. Je pense souvent à Tato et je me dis qu’Emmanuel Berl a bien raison lorsqu’il écrit que « il est des morts plus vivants que d’autres ».
Tato était un artiste, un soliste dans la recherche de la vérité. Il avait le sens de l’enquête, un instinct et un flair assez bluffants. Le retentissement de ses enquêtes est allé bien au-delà de nos frontières. Il savait assumer des risques sans être téméraire, il osait, il se mettait en jeu, alors que d’autres se tournaient les pouces, toujours prêts à des commentaires sarcastiques. C’en était trop pour ne pas faire des envieux parmi les médiocres, et Dieu sait combien ils sont nombreux. « Le courage comme la justice est un acte sans capitalisation », a écrit une philosophe. Les envieux peuvent facilement devenir perfides. Le fait de dénoncer des irrégularités de certains de ses collègues s’est retourné contre lui en déclenchant même une procédure du Ministère public de la Confédération (MPC) à son encontre et à celle d’un collègue de la police vaudoise, une enquête aussi absurde qu’interminable. Deux policiers exemplaires qui ont beaucoup donné à la communauté ont dû attendre dix ans pour obtenir finalement un non-lieu. Un échec et un scandale pour le Ministère public de la Confédération. Un de plus. Tato a énormément souffert de cette humiliation. Le procureur, un personnage obscur, qui s’est acharné contre les deux fonctionnaires de police, a été licencié et a dû quitter le MPC. Le personnage refait surface comme candidat au poste de… procureur général de la Confédération ! On est en droit de
se poser des questions sur le fonctionnement du parlement, en l’occurrence de sa commission judiciaire. Comment peuton proposer une telle candidature après avoir écarté celle du procureur général du canton de Genève ? Décidément, il n’y a jamais de fin au pire.
Pendant les quinze années passées au Ministère public du canton du Tessin, j’ai toujours eu d’excellents rapports avec la police. Les débuts ont été délicats, risqués. Je venais de l’Institut Max-Planck de Fribourg-en-Brisgau où je travaillais comme chercheur. Si je n’avais pas reçu une sollicitation de rejoindre le Ministère public au Tessin, j’y serais resté et j’aurais vraisemblablement fini par devenir professeur de droit pénal ou de criminologie. J’avais déjà quelques publications à mon actif, mais aucune expérience pratique. Il a fallu se jeter à l’eau et nager, sans savoir à quel point l’eau pouvait être froide et les courants tumultueux. Quelques heures après avoir prêté serment, me voilà confronté à des agents expérimentés de la police judiciaire qui me présentaient des cas de la nuit précédente et attendaient mes décisions. Arrêter, perquisitionner, laisser courir pour mieux observer ? Des décisions qu’il fallait prendre tout de suite, sous le regard du policier chevronné qui jauge ce jeunet à peine trentenaire dont on ne sait rien, sinon qu’il vient d’une prestigieuse institution académique étrangère, ce qui ne peut susciter que de la curiosité, sinon une certaine méfiance. Ces premières heures ont été déterminantes pour la suite. En me présentant, je leur ai dit que pour toute collaboration il est nécessaire d’instaurer un climat de confiance et que cette dernière se gagne en étant loyaux les uns envers les autres. En bref, pas de cachotteries, la vérité, seulement la vérité ! Je leur avoue que je n’ai aucune expérience pratique, mais je sais à quel point certaines personnes ont une disposition innée à provoquer leur interlocuteur et à le faire sortir de ses gonds. J’avais suivi des cours de médecine et de psychiatrie légales en Allemagne et une fois par semaine nous assistions à une autopsie ainsi qu’à une rencontre avec des personnes condamnées pour des crimes graves et enfermées dans un établissement psychiatrique. Le professeur interrogeait le patient. Si certains avaient un comportement apathique et ne répondaient que par des monosyllabes, d’autres saisissaient l’occasion pour donner libre cours à leur agressivité, souvent avec une capacité dialectique surprenante et une habileté diabolique à excéder
toute l’assistance. L’erreur fatale était de se laisser prendre par ce jeu. J’ai dit aux agents que je pouvais comprendre que la tentation était potentiellement grande de flanquer une gifle à un prévenu qui se comporte de la sorte, mais si cela devait se passer, il ne fallait pas s’embrouiller dans des mensonges et tout de suite venir m’en parler, c’était la seule façon d’éviter des conséquences très désagréables. La phase initiale d’observation réciproque s’est ainsi très bien passée et une longue et fructueuse collaboration professionnelle et humaine s’est instaurée. J’ai bien connu aussi la gendarmerie, car j’enseignais la procédure pénale à l’école de police. Lorsque le premier groupe cynophile de la police a été constitué, j’ai pris part à leurs entraînements avec mon premier chien, Xundi (avec lequel, par la suite, j’ai obtenu le brevet du Club Alpin Suisse pour intervention sur les avalanches).
J’ai ainsi appris que le métier de policier n’est pas du tout facile et qu’il exige beaucoup d’engagement et de nombreuses compétences. Les erreurs sont possibles, comme dans tous les domaines. Lorsqu’elles sont dissimulées, elles deviennent des abus intolérables. Par une troublante coïncidence, pendant que je suis en train d’écrire ces lignes, un ami m’appelle et me raconte ce qui lui est arrivé il y a quelques jours à peine. Il est diplomate avec le rang d’ambassadeur et est actuellement représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU dans un pays d’Afrique qui tente de sortir d’un long et pénible conflit. C’est une tâche délicate, mais il connaît très bien le pays où il a représenté la Suisse et a joué un rôle très important dans le processus de paix entre les factions rivales. Il fait la navette entre l’Afrique et l’Arc jurassien où réside sa famille. Contrairement aux assurances données par les artisans, la famille ne peut pas prendre possession de la nouvelle habitation à la date établie. Comme il avait résilié le bail de l’appartement occupé par sa famille, il doit vider les lieux en catastrophe. Le jour avant de devoir quitter le logement, le voici donc à faire la navette avec son auto pour transporter les meubles et les objets du ménage dans deux garages qui se trouvent à quelques centaines de mètres de l’appartement. Il est prévu qu’il ira ensuite loger avec sa famille chez des parents qui habitent le même village dans l’attente que la nouvelle maison soit prête. Il est encore à l’œuvre très tard dans la nuit. Soudainement, il remarque les phares d’une voiture qui le suivent jusque dans la ruelle où
se trouvent les garages transformés en dépôt. Il s’approche du véhicule occupé par deux hommes et il remarque que ce sont deux policiers. « Vos papiers ! » aboie l’un des deux. Mon ami lui répond qu’il ne les a pas sur lui, mais qu’il habite à deux cents mètres et qu’il peut aller les chercher. « Qu’est-ce que vous foutez à cette heure ? » Le fait de déménager au milieu de la nuit a dû paraître aux gendarmes de la République non seulement une excuse incongrue, mais aussi une inacceptable provocation. Au point qu’ils l’ont menotté et même étroitement menotté comme un dangereux malfrat. L’envoyé spécial du Secrétaire général de l’ONU a vainement tenté de leur faire comprendre qu’ils étaient en train de commettre une erreur grossière, une véritable bavure, qu’il suffisait d’aller chez sa femme, à deux cents mètres plus loin, les deux agents ont préféré le conduire au poste situé à dix kilomètres de là. Toujours menotté, le diplomate essaye d’expliquer qui il est et quelle est sa fonction actuelle. Au vu de leur comportement, il est même trop facile de deviner ce que les deux agents de l’État vont lui répondre : « Et moi je suis le président de la Confédération ! » À un premier examen superficiel, les apparences n’étaient effectivement pas très favorables au diplomate : il est tard dans la nuit, la voiture a des plaques tessinoises et est remplie d’objets ménagers en tout genre, l’homme n’a pas l’allure d’un habitué du Quai d’Orsay, il est plutôt sale et transpire, il parle très bien français, mais avec un accent italien. Encore heureux qu’il ne fût pas un Noir ! Bref, tous les ingrédients pour donner aux policiers l’illusion qu’ils étaient tombés sur une bonne capture. Du moins pour des policiers qui agissent exclusivement en fonction de leur instinct et de la griserie que leur confèrent le pouvoir et la force qu’ils détiennent. Un policier professionnel se serait adressé d’une façon correcte à cet inconnu et, après avoir entendu les explications au sujet de sa présence sur les lieux, il aurait choisi de l’accompagner chez lui pour vérifier ses papiers, ou simplement d’appeler son épouse pour qu’elle apporte les documents, plutôt que de le menotter et de parcourir les dix kilomètres pour le conduire au poste de police. Pour constater qu’il ne s’agissait pas d’un voleur, mais bien d’un diplomate de haut rang et devoir ainsi reparcourir le même trajet dans l’autre sens pour le reconduire chez lui. C’est ce genre d’attitude qui jette le discrédit sur la police et qui porte atteinte à l’excellent travail que la grande majorité des agents de police accomplit quotidiennement.
Ce genre de comportements et d’abus de pouvoir sont graves et inacceptables. Ils ne sont certes pas l’apanage de la police. J’ose même affirmer qu’en matière de bévues il y a plus de transparence dans le domaine de la police que dans le milieu médical ou social. J’ai souvent suivi avec irritation les commentaires très critiques envers les forces de police lors des manifestations des Gilets jaunes. Certes, il y a eu des brutalités et de graves erreurs dans la façon de faire face à ce genre de manifestations, des erreurs dues plutôt à des stratèges derrière leurs bureaux qu’aux hommes sur le terrain. Trop souvent, pour ne pas dire systématiquement, on a passé sous silence la violence et les déprédations des manifestants ou on a fait de la sociologie de boulevard pour justifier leurs excès. Pour certains, surtout pour ceux qui s’attribuent le statut d’élite, témoigner de la compréhension pour la police signifie déjà être suspecté de fascisme. L’Office fédéral de la statistique nous rappelle pourtant que dans l’indice de confiance de la population envers les institutions, la police occupe la première place avec plus de deux tiers d’avis favorables, bien devant la justice (ce qui, soit dit en passant, ne m’étonne guère). La politique, pas surprenant non plus, n’obtient les faveurs de même pas la moitié de la population, et les médias ne font guère mieux. Ce lien de confiance entre population et police ainsi qu’un contrôle social très développé sont d’ailleurs deux facteurs déterminants qui expliquent que notre pays ait un taux de criminalité très bas en comparaison internationale (“In Switzerland everyone is his own policeman”, a écrit une fois un criminologue qui s’était penché sur notre réalité). Les marqueurs d’empathie envers la police apparaissent encore meilleurs en France. En effet, 71 % des sondés jugent la police honnête, compétente et efficace, alors que 83 % jugent insuffisants les moyens mis à la disposition des forces de l’ordre. Voilà qui ne correspond pas à l’image que nous transmettent les médias.
Je ne pouvais pas imaginer que des décennies plus tard, alors que j’étais censé jouir de ce qu’on appelle (à tort) la retraite, j’aurais été amené à connaître de plus près, de très près même, une autre activité particulière de la police et surtout d’apprécier les qualités humaines de ses agents. Une expérience enrichissante. Malgré tout.