L’ENFANCE DES DICTATEURS
VÉRONIQUE CHALMET
L’ENFANCE DES DICTATEURS
Responsable d’édition : Valérie Langrognet Réalisation éditoriale : Nord Compo Multimédia Photo de couverture : Benito Mussolini et sa mère (1884) © Rue des archives
© 2013 Éditions Prisma Tous droits réservés. Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur. Une copie ou une reproduction par quelque procédé que ce soit constitue une contrefaçon passible des peines prévues par la loi sur la protection du droit d’auteur. ISBN : 978-2-8104-0364-6 Dépôt légal : mai 2013 – N° d’impression : 1303.0017 Achevé d’imprimer par : CPI Aubin Imprimeur (France)
PRÉFACE
Notre monde, ces dix-là l’ont en grande partie dessiné. Hitler, Staline, Mao et les autres ont chacun montré, pour le pire, qu’un seul homme pouvait faire basculer l’histoire du monde, déplacer les frontières, déporter ou décimer des populations jusqu’à changer la physionomie de pays entiers. Pourquoi diable de tels hommes existent-ils ? À quel moment sont-ils devenus des tyrans ? N’ont-ils pas été des enfants innocents ? Quelles souffrances ont pu engendrer ces hommes brutaux, meurtriers, insensibles ? Les jeunes Staline et Hitler se faisaient battre comme plâtre par leur père, mais tous les enfants maltraités ne deviennent pas des assassins. Amin Dada a vu sa sorcière de mère concocter des élixirs à base de fœtus, mais tous les enfants de criminels n’abandonnent pas toute compassion. Pol Pot adolescent a vécu des expériences sexuelles traumatisantes dans le harem du roi du Cambodge, mais tous les enfants abusés ne cherchent pas à se venger de tout un peuple… Non, quoi qu’ils aient vécu dans leurs premières années, rien ne peut justifier leurs futurs crimes. Ce que nous montre le travail remarquable de Véronique Chalmet – une synthèse originale basée sur des recherches inédites –, c’est que tous sont parvenus à l’âge adulte pleins 7
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de frustrations et de fêlures psychologiques, déséquilibrés, incapables de rapports humains normaux. Un jour, ces « ratés sociaux » ont rencontré une situation historique exceptionnelle, une crise de civilisation, une guerre, une révolution. Alors, dans une alchimie imprévisible, l’ivresse de la toutepuissance s’est emparée de ces âmes tourmentées. Pour eux, la morale ordinaire n’avait plus cours… Ces dix enfances de dictateurs qu’explore Véronique Chalmet font peur, parce que tout ce qu’ils ont vécu dans leurs années de formation, tout ce qu’ils ont ressenti nous est en réalité familier : ce sont des sentiments humains, des peurs, des colères et des frustrations qui nous sont pourtant familiers. Ces gens-là sont de la même espèce que nous. Comment pourrait-on s’en protéger ? Jean-Pierre Vrignaud Responsable éditorial Ça m’intéresse Histoire
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Une aube dorée auréole Prek Sbauv, hameau peuplé d’une quinzaine de familles, qui borde la rivière Sen, au nord-est du Cambodge. Quelques barques à fond plat ont déjà quitté la rive pour remonter vers le lac Tonlé Sap, où abonde le poisson-chat. En passant devant la plus grande maison sur pilotis, sur la rive bordée de bougainvilliers exubérants, les pêcheurs perçoivent de longs gémissements. Un homme vêtu de noir, le kru’u (le sorcier) du village, se dirige à grands pas vers la demeure d’où proviennent les cris ; derrière lui, une matrone faisant office de sage-femme porte un panier rempli de linge, d’encens et de bougies, le tout étant destiné à amadouer les esprits. La femme de Phem Saloth va donner naissance à son huitième enfant. Saloth Sâr, le « Blanc », ainsi prénommé à cause de son teint pâle hérité de ses ancêtres chinois, naît en mars 1925, année placée sous le signe du buffle. Comme le veut la coutume, la mère inscrit son nom sur une paroi de la maison, et prophétise : « Mon fils sera à l’image de cet animal : persévérant et organisé. Il inspirera la confiance à autrui mais se vengera impitoyablement s’il se croit trahi… » Un trait de 9
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caractère qui se transformera cinquante ans plus tard en délire paranoïaque lorsque Sâr, devenu Pol Pot, sera le chef des Khmers rouges – un despote obsédé par les complots et les trahisons, responsable de plus de deux millions de morts.
Entre deux mondes Pour l’heure, le paisible nouveau-né, dont le destin n’est pas encore noué, emplit sa mère d’espoir. Précédant celle de sa naissance sur la liste, trois autres dates évoquent le souvenir d’enfants décédés en bas âge, deux garçons et une fille. Sok Nem en éprouve davantage de nostalgie que de tristesse ; pour les bouddhistes khmers, la vie d’ici-bas n’est qu’une étape dans la longue procession des incarnations successives. Les âmes des morts peuplent le monde invisible, que les Cambodgiens apprennent dès leur plus jeune âge à redouter et honorer. La plus importante de ces entités est le Neak Ta, l’ancêtre fondateur de la ville ou du village, le premier à avoir défriché la terre pour la cultiver et y fonder la communauté. Saloth Sâr sait à peine marcher qu’il doit faire des offrandes de fruits et d’eau parfumée à cette déité tutélaire, ainsi qu’à ses propres aïeux, s’inclinant avec crainte devant leurs ossements contenus dans le stupa (tumulus) érigé derrière sa maison : Sok Nem est une femme pieuse, très respectée dans sa communauté, qui veille à ce que ses enfants soient fidèles à leurs racines ethniques et spirituelles. Elle instille à Saloth Sâr, comme à ses quatre frères et à sa sœur, l’amour inconditionnel de son sol natal, le srok, conquis par les paysans sur la nature. Mais elle les berce également de légendes effrayantes sur les puissances obscures qui dominent la forêt… et sur les tribus ancestrales et guerrières qui y sont installées. 10
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Les premières années de Sâr se déroulent ainsi dans une extase enfantine mêlée de terreur et d’émerveillement, entre la perspective domestiquée des rizières et l’ombre primordiale de la jungle. Il en gardera un profond respect pour ces deux facettes de son identité nationale : la force paysanne et la prépondérance de l’agriculture dans la construction du pays, mais aussi les origines « sauvages » et fantasmatiques du peuple khmer. Les premières séances de propagande des Khmers rouges se tiendront d’ailleurs au cœur des forêts… À l’âge de 20 ans, Saloth Sâr choisira le pseudonyme de « Khmer Daeum », qui signifie le « Khmer ancestral ». En 1970, lorsqu’il sera le principal leader du Parti communiste du Kampuchea (CPK), il s’entourera d’une garde rapprochée de soixante-dix guerriers venus d’une tribu des montagnes du nord, hommes des bois réputés féroces et d’une obéissance aveugle. Pol Pot, alias Saloth Sâr, porte sur eux un regard d’autant plus appréciateur qu’il se souvient d’avoir, lui aussi, appris dès sa plus tendre enfance la valeur d’une discipline impitoyable… En ce début de XXe siècle, l’éducation khmère repose sur la crainte de la sanction et sur le respect d’une hiérarchie tacite mais indéboulonnable : à partir de 5 ou 6 ans, les jeunes doivent se soumettre à la volonté de leurs aînés en privilégiant les notables de leur communauté, les moines bouddhistes et les éducateurs. Ces derniers usent et abusent des châtiments corporels lorsque la déférence manque ou que les leçons ne sont pas convenablement apprises : bastonnades, humiliations, coups de poing et de pied sont monnaie courante. On doit par ailleurs une gratitude sans bornes à ceux qui nourrissent et instruisent… Ni la réflexion personnelle ni la discussion ne sont encouragées. Le non-dit prévaut, et l’enfant khmer doit apprendre à deviner et exécuter la volonté des adultes sans même qu’on ait besoin de lui formuler des ordres 11
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directs, l’idéal étant de devancer les désirs des chefs ! Une « pédagogie » pernicieuse qui, en période de crise personnelle ou collective, favorise la paranoïa et brouille les codes moraux… Cette adhésion pseudo-volontaire et absolue du subordonné à l’autorité sera d’ailleurs exploitée à l’extrême par les Khmers rouges, avec pour aboutissement assassinats et délations à tous les échelons. Les parents du jeune Sâr se situent dans la norme de cette sévérité traditionnelle. Ils battent leurs enfants sans excès, et leur enseignent qu’exprimer ses émotions relève d’une intolérable impudeur. Saloth Neap, le jeune frère de Saloth Sâr né un an et demi après lui, affirmera n’avoir jamais vu ses parents se mettre en colère. Aucune manifestation d’humeur, mais pas d’éclats de rire non plus : « Notre père souriait parfois, mais il ne plaisantait jamais. Il était très calme. Ma mère était comme lui, et ils s’entendaient parfaitement. » Aucun débordement n’est toléré de la part des enfants. À cet égard, leur avant-dernier fils finit par dépasser leurs attentes. Même lorsqu’on le corrige, il pleure rarement. Sâr ne se plaint jamais et promène un regard inquisiteur sur autrui, impassible et sûr de lui. Son jeune frère se rappellera que Sâr se montrait en permanence « gentil » mais aussi « dominateur ». Étant les plus proches en âge, les deux enfants sont inséparables. À l’instar de tous les aînés, Sâr veille attentivement sur Neap et dirige leurs jeux. Pourtant, ses prérogatives fraternelles n’expliquent pas le malaise ressenti par son puîné : « Personne ne pouvait dire ce qu’il pensait. Personne n’aurait pu deviner ses intentions1. » Cependant, Neap voue une admiration sans bornes à son impénétrable grand frère et le suit dans de longues courses en lisière de jungle ; les deux gamins s’amusent à 1. In Cambodge : la dictature des Khmers rouges, documentaire de Adrian Maben, 2012.
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remonter la piste des éléphants sauvages qui traversent quelquefois le village pour aller s’abreuver sur les berges du grand lac. Ils saluent avec des cris de joie les hommes qui partent à la chasse au cochon sauvage, armés de lances et juchés sur des buffles. Mais entre 4 et 6 ans, les enfants doivent aider leur famille : « Je suis le fils d’un paysan. J’avais l’habitude de participer aux travaux des champs quand j’étais petit. C’était la coutume », confiera avec fierté Pol Pot1. Au crépuscule, lorsque les paysans quittent les rizières, Sâr et Neap s’installent côte à côte dans des hamacs accrochés en espaliers, à cause des scorpions et des serpents, puis écoutent les conteurs. Nuit après nuit, ils s’endorment près du feu avec les histoires de sorciers, d’ogres et de spectres sanguinaires prêts à surgir des brumes khmères…
La voie royale Phem Saloth et Sok Nem sont des paysans aisés, sinon opulents, selon les critères locaux. Ils possèdent une douzaine d’hectares de rizières et plusieurs buffles, et font appel à une main-d’œuvre de villageois moins riches qu’eux pour le repiquage des plants de riz. Les parents de Sâr font fructifier le legs du grand-père paternel, figure héroïque familiale devenue quasi légendaire pour les petits-enfants, qui le vénèrent sans pour autant l’avoir connu. Au milieu du XIXe siècle, l’aïeul a vécu la période où Viêtnam et Siam (future Thaïlande) se disputaient la conquête du royaume khmer en déclin. Au terme de nombreux combats ponctués de massacres et de pillages, Vietnamiens et Siamois finirent par déclarer l’arrêt des hostilités, chacun conservant les 1. Interview exclusive de Nate Thayer, octobre 1997.
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provinces cambodgiennes annexées, mais continuant à lorgner sur le reste du territoire… Pour tenter d’enrayer le démantèlement prévisible de son pays, le roi khmer Ang Duong décida alors, sur le conseil de Monseigneur Miche, vicaire apostolique au Cambodge, de solliciter en 1853 l’intervention de la France. Mais le Cambodge allait y perdre en liberté ce qu’il gagnerait en sécurité. Dix ans plus tard, le fils du monarque, Norodom Ier, acceptait le protectorat et signait l’accord qui devait progressivement intégrer le Cambodge à l’Indochine française. Entre-temps, le grand-père de Saloth Sâr s’était réfugié dans les bois pour échapper aux envahisseurs ; il avait survécu à la famine et aux tueries puis, de retour dans son village, était parvenu malgré le chaos ambiant à cultiver son lopin de terre. Au fil des ans, il n’avait cessé d’agrandir sa parcelle et était devenu un notable de Prek Sbauv. Le 7 mars 1885, l’intrépide grand-père avait pris part à la révolte contre les colonisateurs français… mais s’était fait tuer dans une embuscade, juste en face de la maison familiale, sur l’autre berge de la rivière. Phem Saloth, qui a vu son père mourir sous ses yeux, raconte avec une grande fierté cette fin dont l’héroïsme rejaillit sur les générations suivantes : pour récompenser le loyalisme du patriarche, le gouverneur de la province, un fervent royaliste, a introduit la famille auprès de la cour. Cheng, la tante paternelle de Sâr, entre au service du roi Sisowath, et sa fille Meak devient l’une des concubines du prince héritier Monivong à la fin des années 1930. Elle lui donne rapidement un fils – Prince Kossarak –, gagne le titre de Khun Preah Moneang Bopha Norleak (l’équivalent khmer de « lady ») et accède au rang privilégié de favorite du futur roi. Considérée comme l’une des femmes les plus importantes du palais, elle présente Roeung, la sœur de Sâr âgée de 16 ans, à Monivong, qui consent à la prendre aussi dans son gynécée. 14
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Les jeunes cousines font désormais partie de l’élite cambodgienne, passées sans transition des rizières aux salons palatins, en se succédant dans le même lit royal… Monivong installe Roeung dans une superbe villa, la couvre de bijoux, lui offre des fourrures et une automobile. Suong, le frère aîné de Sâr, part à son tour servir en tant que fonctionnaire à la cour du roi, où il rencontre puis épouse une danseuse du Ballet royal. En 1934, Sâr lui-même est envoyé étudier à Phnom Penh où il sera bientôt rejoint par Neap. Les deux garçons seront admis à la pagode Wat Botum Vaddei, proche du palais. « J’ai vécu six ans à la pagode. Et j’ai été bonze pendant deux ans. Vous êtes la première personne à entendre ma biographie ! » déclarera Pol Pot avec son habituel sourire en 1978, lors d’une interview pour la télévision yougoslave. La « biographie » en question se révèle évidemment fantaisiste : comme à son habitude, le despote réécrit l’histoire pour exalter son image de patriote… En réalité, Sâr n’a jamais été bonze. Il passe seulement quelques mois à Wat Botum pour y suivre l’enseignement traditionnel. Reçu comme novice, il y apprend à lire et écrire en langue khmère, ainsi que les rudiments du bouddhisme. Les codes sociaux et la politesse y sont des principes fondamentaux. Le monastère représente une véritable cité dans la cité, et prépare au formatage culturel et politique : le but est d’éduquer les futurs citoyens, pour qu’ils sachent rester à leur place et obéir. Le novice en robe cramoisie s’y forme aux règles de la vie en collectivité ; il doit accomplir sans rechigner les plus ingrates corvées domestiques, servir les moines, prier, apprendre à se comporter avec componction et retenue, à tout supporter sans jamais s’insurger… Sâr n’est pas un élève brillant ; il étudie par obligation, sans curiosité ni application excessive. En revanche, la 15
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discipline lui sied à merveille. Pas pour s’y plier, plutôt pour la détourner à son profit ! Il excelle à cultiver les apparences, affiche un sourire digne de la plus intense béatitude, imite à la perfection la démarche tranquille des moines. Du coup, il fait partie des élèves les mieux considérés. Sâr découvre avec beaucoup d’intérêt cette forme de communauté dont la hiérarchie, bien que non édictée, est pourtant structurée avec rigueur. Sa pensée est façonnée par cette notion d’autorité sous-jacente à mesure qu’il la comprend et l’intègre… Agir dans l’ombre. Maintenir l’ordre sans révéler qu’on occupe le sommet de la pyramide ! Le futur Pol Pot s’en inspirera pour établir sa dictature, ne révélant publiquement sa position de chef – en tant que « frère n° 1 » – qu’en 1975, lorsque les Khmers rouges seront solidement installés au pouvoir. À Wat Botum, le jeune Sâr n’a eu qu’un bref aperçu des rouages permettant d’instaurer l’ordre. Il en observera bien davantage à l’école primaire Miche, institution fondée en 1911 par les colonisateurs.
Un si charmant sourire « Regardez-moi ! Ai-je l’air méchant ? Ai-je l’air violent ? Pas du tout ! J’ai la conscience tranquille, je suis très clair làdessus », soutiendra Pol Pot en 1997. Effectivement, Sâr n’a jamais été un camarade difficile ou caractériel. Il inspire d’emblée la confiance et conforte cette impression en répétant à l’envi une des phrases préférées de sa mère : « Quand on fait quelque chose, il faut le faire parfaitement. » En réalité, ce leitmotiv illustre l’ambiguïté qui sera toujours sienne : la perfection selon Pol Pot ne consiste pas à faire les choses bien – notion morale qu’il prouvera lui être étrangère – mais à faire les choses jusqu’au bout. Il ne niera jamais le génocide de 16
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son propre peuple, mais le qualifiera simplement d’« erreur » causée par « un manque d’expérience ». Sâr l’écolier porte déjà en lui cette terrible froideur émotionnelle. Ni ses amis ni son frère ne sont capables de se remémorer une exubérance ou un emportement quelconque : ni émerveillement ni tristesse devant le déroulement de sa propre existence. Des années plus tard, Neap en restera désarmé : « C’était quelqu’un d’honnête. Il s’efforçait de bien étudier. Il était si calme… Je me demande comment quelqu’un de si doux a pu faire du mal au peuple cambodgien. Je me pose souvent cette question… » Après moins d’un an passé au monastère, Sâr est admis en septembre 1935 à l’école Miche, nommée ainsi en hommage au prélat français à l’origine des accords avec la France. Les affaires de ses parents sont florissantes, et ceux-ci peuvent se permettre de donner à leur fils une éducation de privilégié : très peu d’enfants khmers ont l’opportunité d’être scolarisés. Sâr passe donc du bouddhisme au catholicisme, du khmer au français. Ses professeurs sont vietnamiens ou européens : les ennemis du passé et les colonisateurs du présent le mènent à la baguette ! Mais le garçon, imperturbable, ne laisse toujours rien paraître de ce qu’il peut éprouver… L’école Miche est un établissement d’environ mille élèves, dont la majorité sont vietnamiens, issus de familles de hauts fonctionnaires. Viennent ensuite les Khmers fortunés en relation avec le pouvoir royal, les enfants d’expatriés, et quelques Chinois enrichis par le négoce. Cette palette ethnique est à l’image du peuplement de Phnom Penh, capitale cosmopolite que les communautés se partagent : quartier français au nord, khmer au sud, aux abords du palais. Sâr y vit chez son frère Suong puis chez sa sœur Roeung. Il assiste au spectacle étrange et perturbant d’une royauté en déliquescence, dont la politique est dictée par la France, mais dont le roi continue d’être traité 17
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à l’égal d’une divinité vivante par son peuple. Porté en palanquin, adulé, Monivong est l’héritier des rois d’Angkor, ultime réminiscence d’une grandeur passée et d’un empire disparu cinq siècles auparavant, à jamais englouti par la jungle. Jeune adulte, Sâr se rendra en pèlerinage à Angkor Wat, pour contempler cette splendeur défunte et méditer sur les causes de sa disparition, ambitionnant d’être celui qui restaurera un jour la puissance et la fierté perdue de sa nation, en la purifiant de toute corruption… Les rêves de Pol Pot s’enracinent dans la mensongère magnificence de cette vie de palais où il a ses entrées et d’où il peut observer la dynastie déclinante, qui lui inspire un sentiment mêlé de fascination viscérale et de mépris. Le jeune Sâr, âgé d’une dizaine d’années, ne met pas longtemps à comprendre comment sa civilisation ancestrale a été détruite par l’envahisseur… D’ailleurs, à l’école Miche, les conquérants d’hier – vietnamiens – lui enseignent l’histoire des nouveaux maîtres du pays : Sâr se passionne pour la Révolution française, surtout fasciné par la Terreur. Les têtes des mal-pensants et des traîtres doivent être tranchées… pour qu’émerge enfin une nation glorieuse et unie. Liberté, égalité, fraternité. Tout est dit ! L’esprit de Sâr achoppe enfin sur un écueil, son intérêt s’est éveillé. Peut-être même la volonté de poursuivre une « mission » naît-elle à ce moment-là. Élève médiocre mais exemplaire, en uniforme – culottes noires et chemise blanche –, Sâr est par ailleurs un compagnon plaisant, qui fait oublier sa nature secrète et trouble en multipliant les politesses et les traits d’esprit. En grandissant, son charme s’accroît, cet aimable garçon à la figure avenante se révèle beau parleur – qualité entre toutes appréciée des Khmers, peuple de tradition orale. En revanche, rien à faire côté scolaire : il est recalé à son certificat d’études en 1941. Il échouera de nouveau en 1942 et obtiendra son diplôme de justesse en 18
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1943, à 18 ans. Le décalage entre son statut d’écolier et son physique d’adolescent ne passe alors guère inaperçu… Depuis l’âge de 13 ou 14 ans, Sâr est particulièrement apprécié lorsqu’il se rend dans le quartier des femmes sous prétexte d’y visiter les membres de sa famille. Le harem du roi Monivong lui fait toujours un très chaleureux accueil ! Les jeunes femmes font partie du décorum ; leur présence est un signe extérieur de souveraineté, mais leur fonction reste la plupart du temps inexistante… En 1938, Monivong a 60 ans, vingt-quatre enfants nés de ses seize épouses, et presque autant de concubines. Le roi, malgré un enthousiasme certain, commence à donner quelques signes de fatigue et ne parvient plus à contenter tout son monde. La libido de ses beautés délaissées réclame alors quelque dérivatif ! Les rares éléments masculins qui sont autorisés dans leur entourage suscitent inévitablement la convoitise. Les eunuques sont régulièrement mis à contribution, de même que les fils de certaines d’entre elles ; les incestes ne sont pas rares. Les jeunes garçons tels que Sâr, encore considérés comme des « enfants » par l’étiquette palatine, sont des proies de choix. Ainsi le futur Pol Pot a-t-il été initié à la sexualité par les mains expertes et empressées des plus belles princesses khmères, dans le scintillement des ors et le bruissement des soieries, échauffé par des souffles furtifs… L’acte sexuel n’est jamais complètement consommé, car les femmes de Monivong ne sont pas affolées au point d’outrepasser un interdit qui pourrait leur coûter l’honneur, sinon la vie. En revanche, les jeux masturbatoires sont tolérés. Sâr goûte sans retenue cette jouissance libre d’entraves qui s’accommode parfaitement de son inaltérable froideur. Pas d’engagement, pas d’affection, pas de passion. La perfection ! Il multiplie donc les visites, jusqu’à ce que les portes de ce vert paradis des amours « enfantines » 19
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lui soient définitivement closes. Pol Pot vieillard s’en souviendra avec une intense satisfaction mais sans aucune compassion ; sur ses ordres, une grande partie du personnel de la cour aura été liquidée – y compris les gracieuses danseuses du Ballet royal qui l’avaient si ardemment caressé – lorsque l’Angkar (l’« organisation révolutionnaire » des Khmers rouges) se sera imposé au pouvoir.
Les chefs khmers rouges en culottes courtes En septembre 1943, Sâr est admis au collège français Preah Sihanouk de Kompong Cham, à une centaine de kilomètres de Phnom Penh. Cette petite ville, sur les bords du Mékong, prospère grâce au commerce du caoutchouc et du bois précieux. Pol Pot reviendra sur ces mêmes lieux pour y établir son QG moins de trente ans plus tard. Il y fomentera sa politique totalitaire aux côtés de son acolyte et future âme damnée, le « théoricien » des Khmers rouges, Khieu Samphân (dont il épousera la sœur, Ponnary). Sâr et Samphân, alors âgés respectivement de 18 et 13 ans, se rencontrent en 1944 sur les bancs du collège Sihanouk ; ils y font également la connaissance de Hu Nim, 12 ans, futur ministre de l’Information et de la Propagande de l’Angkar… dont le destin sera d’être torturé puis exécuté en 1977 sur ordre de son ancien ami Pol Pot, pour divergence d’opinions. Mais trente-trois ans plus tôt, à l’époque du collège de Kompong Cham, les trois garçons n’ont pas encore de prétentions politiques. Sâr se pique de jouer du violon, qu’il maîtrise fort mal ! Ses camarades le préfèrent sur un terrain de football, sport qu’il pratique avec une certaine dextérité, de même que le basket. Contrairement à ce qu’auraient pu laisser croire ses talents d’orateur et de manipulateur, il est en 20
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revanche un exécrable acteur dans la petite troupe montée par les élèves de l’établissement : on finit par le cantonner à la logistique, et on le charge d’actionner le rideau. Quant à ses études, elles restent désespérément médiocres. Sâr s’intéresse un peu à la poésie, mais sa préférence va à l’histoire contemporaine. Surtout celle qui se déroule sous ses yeux : il a vécu l’Indochine sous le gouvernement de Vichy, puis la nomination du roi Sihanouk comme successeur de Monivong, désigné par l’amiral pétainiste Jean Decoux en avril 1941. En mars 1945, il voit s’effondrer le mythe de la puissance colonisatrice : l’administration coloniale française est détruite par les Japonais ; des officiers français sont capturés et décapités au sabre, des civils européens et vietnamiens massacrés, des milliers d’expatriés déportés en camps ou portés disparus. Sous la pression japonaise, le roi Sihanouk revendique l’indépendance du Cambodge, mais louvoie pour éviter de collaborer activement avec le Japon, jusqu’à la capitulation de Hirohito, qui marquera la fin du conflit en Asie. Ces événements ne sont pas sans conséquences sur Sâr et ses amis, comme sur la plupart des Cambodgiens, dont l’attention se cristallise désormais sur la lutte ouverte contre le colonialisme et sur la défense des frontières du pays – faisant au passage ressurgir la haine ancestrale contre le peuple vietnamien. Deux thèmes qui constitueront le socle idéologique du CPK. À l’automne 1947, Sâr entre en classe de troisième au lycée Sisowath – pas grâce à ses résultats, mais en raison d’une pénurie d’élèves due à la guerre d’Indochine qui a éclaté un an auparavant. Ses liens s’y resserrent avec Lon Non, le petit frère de Lon Nol, qu’il connaît depuis le collège. Ils étudient ensemble et passent le plus clair de leur temps libre chez l’un ou chez l’autre. 21
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Les deux jeunes adultes, alors très liés, ne soupçonnent pas que le cours des événements les transformera en ennemis mortels. La haine de Pol Pot sera encore plus féroce lorsqu’elle s’exercera contre ceux qui l’ont aimé. Lon Non deviendra le responsable de la police cambodgienne de la République khmère de 1970 à 1975. En avril 1975, il tentera en vain de négocier avec le commandement khmer rouge, Khieu Samphân et Pol Pot, impitoyable hydre à deux têtes. Lon Non sera le premier personnage officiel sommairement exécuté par le Kampuchea démocratique. Son frère aîné, Lon Nol, sera dans les années 1960 le leader de la droite cambodgienne, plusieurs fois ministre de la Défense et Premier ministre en octobre 1966. Avec son mouvement, il déposera le prince Sihanouk en mars 1970 et dirigera la République khmère avant de fuir Phnom Penh assaillie par les Khmers rouges le 17 avril 1975. … En 1947, les acteurs d’une histoire sanglante sont déjà en scène, et interagissent sans imaginer qu’ils devront un jour s’affronter.
De Saloth Sâr à Pol Pot À l’été 1948, Sâr échoue lamentablement au brevet ; il lui est impossible de continuer ses études au lycée. Sa frustration n’a d’égale que sa colère froide, rentrée, comme à son habitude. Être un cancre ne l’a jamais complexé. Ce qui le taraude vraiment, c’est l’incapacité de poursuivre son cursus jusqu’au bout. Une gêne passagère toutefois, car il existe un pis-aller : l’École technique de Russey Keo, un des districts limitrophes de Phnom Penh. Redoutant un autre échec – qui serait cette fois rédhibitoire et l’obligerait à retourner vers les rizières familiales –, il s’inscrit en menuiserie, cette spécialité étant 22
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réputée la plus facile de l’établissement. Assuré d’avoir des notes correctes moyennant un minimum de travail, il repasse son brevet (non plus général mais technique), et l’obtient enfin. L’École technique, établissement à la réputation exécrable où sont placés les rejetons sous-doués de familles aisées, sauve la mise de Sâr mais s’apprête également à jouer un rôle crucial autant qu’imprévu dans l’avenir du Cambodge. Depuis 1947, une bourse est allouée à cinq élèves pour qu’ils puissent continuer leurs études en France, gage d’un avenir prometteur de retour au pays, quel que soit le diplôme décroché. Les élèves de l’École technique sont donc littéralement à couteaux tirés pour faire partie des heureux élus. Intrigues, bagarres, tricheries, tous les coups sont permis ! Dans le secret des dortoirs austères, chantages et violences gardent en lice les plus forts, les plus rusés ou les plus riches. Sâr n’est pas l’un des plus fortunés, mais il possède grâce à sa famille d’utiles accointances avec la cour. On ne sait rien des manœuvres et autres passe-droits qu’il emploie pour se faire choisir, mais il y parvient sans trop de peine – certain d’être exceptionnel et de mériter naturellement tout ce qui lui arrive. Mais il sait depuis longtemps dissimuler cet orgueil : « Je n’aime pas parler de moi. Je suis plutôt quelqu’un de modeste », affirmera en 1997 l’ancien leader khmer devant les caméras des journalistes. En juin 1949, Saloth Sâr, un indéfinissable sourire aux lèvres, reçoit donc des mains du roi Sihanouk en personne sa bourse d’études. À partir du mois d’octobre, il poursuit ses études à l’École française de radioélectricité, dans le 5e arrondissement de Paris, mais sera renvoyé en 1953 pour échecs répétés aux examens. Son séjour se révèle bien autrement productif… C’est en France qu’il accomplit son éducation politique, d’abord au sein de l’Association des étudiants khmers, mouvement gauchiste relativement modéré, puis de l’Union 23
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des étudiants khmers, plus radicale. Les débats politiques et anticolonialistes ont lieu à la Maison d’Indochine. Saloth Sâr y embrasse la cause communiste aux côtés d’autres futurs dirigeants khmers rouges, parmi lesquels son fidèle Khieu Samphân, mais aussi Ieng Sary, une vieille connaissance qui a fondé en 1946 un des premiers groupes étudiants indépendantistes khmers, « Libération du Cambodge du colonialisme français ». Tous trois créeront en 1951 une association secrète : le Cercle des études marxistes. Saloth Sâr en prend la direction, charismatique et confiant. Sous son influence, les étudiants khmers sont déjà prêts à pousser jusqu’aux pires extrémités leur foi révolutionnaire. Ils seront mis à l’épreuve dès leur retour au Cambodge… Pour Saloth Sâr, le temps de l’innocence est révolu. Tapi dans les ténèbres d’un avenir proche, Pol Pot attend.
IDI AMIN DADA
District de Koboko1, entre 1923 et 1928. Idi Awo-Ongo Angoo est un bébé imposant, qu’Assa Aatte met au monde en serrant les dents, dans une fratrie de trois frères et quatre sœurs. Son père appartient à l’ethnie Kakwa et la jeune mère aux Lugbara, deux communautés installées de part et d’autre de la frontière soudanaise. Assa, fille d’un chef tribal du Congo, n’a guère plus de 20 ans. Cette grande et belle femme, crainte et respectée, est la guérisseuse de la famille royale du Buganda, le plus grand royaume traditionnel de l’Ouganda, qui a donné son nom à l’ensemble du pays. Son mari, le soldat Andreas Nyabire, s’est converti à l’islam en 1910, et a pris le nom d’Idi Amin. Il appellera son dernier-né comme lui. C’est un homme fruste et un guerrier de métier, qui a combattu plusieurs années au Soudan avant de devenir, en 1921, homme de main pour la police ougandaise. Andreas Nyabire et Assa Aatte sont dits « nubiens », c’està-dire originaires d’une région située entre le Nil et la mer Rouge. Les Nubiens sont arrivés en Ouganda après avoir été enrôlés comme mercenaires dans les diverses armées 1. Région de l’ancienne province du Nil occidental.
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coloniales qui se sont disputé cette partie de l’Afrique. Ils traînent une réputation exécrable de tueurs impitoyables et sont connus dans tout le pays pour leur sadisme guerrier, leur grande connaissance des poisons et leur refus de s’intégrer aux autres communautés. Idi Amin Dada débute donc dans la vie avec une hérédité chargée… qu’il assumera parfaitement une fois au pouvoir, en privilégiant toujours sa communauté et en utilisant les groupes nubiens comme espions à sa solde dans les pays frontaliers, notamment au Kenya. Si les soldats de fortune font souvent de bien mauvais époux, Andreas Nyabire ne déroge pas à la règle. Il abandonne femme et enfants peu après la naissance d’Idi, prétextant que le bébé n’est pas de lui mais du Kabaka (roi), Daudi Chwa. Il n’a pas forcément tort. La ressemblance avec le monarque se révèle fort troublante : un grand front sur un regard aux paupières lourdes, une bouche large, un menton carré. Le Kabaka est considéré comme l’incarnation terrestre d’une divinité royale, que ses sujets ne peuvent approcher qu’en s’agenouillant… et auquel les femmes ne peuvent résister. Daudi Chwa, à l’instar de son rejeton supposé Idi Amin Dada quelques années plus tard, cultive le goût de l’uniforme et présente un appétit sexuel immodéré. Outre ses dix-sept épouses et mères de trente-six enfants, il possède de nombreuses maîtresses. Assa Aatte est sans conteste l’une des plus influentes, grâce à ses connaissances ésotériques, qui lui permettent aussi de garder une certaine indépendance : la famille royale elle-même ne se risquerait pas à contrarier une envoûteuse qu’on dit très puissante !
Sorcellerie et dépeçages Dans cette région du nord plus encore que dans le reste du pays, la magie est depuis toujours l’une des composantes du 26
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pouvoir. Au sommet des collines arides, on érige des tumulus de pierres pour attirer la pluie. Avant les combats, les guerriers exacerbent leur agressivité en buvant du waragi (une eau-devie de banane) et une infusion hallucinogène tirée de la fleur kamiojo – ce jus appelé « eau de yakam » ou « eau d’Allah » était supposé détourner les balles de leurs ennemis. Assa Aatte, fille mystique du Nil, concocte essentiellement des drogues à base de plantes, mais elle se procure quelquefois des ingrédients bien plus terrifiants, destinés à des potions de richesse ou d’invulnérabilité pour ses clients les plus fortunés : des fœtus ou des enfants sont sacrifiés pour leur sang et diverses parties de leur corps. Assa fait régulièrement appel à des trafiquants spécialisés dans ce genre de « marchandise » sinistre. Bébé Idi, avant de savoir marcher, assiste à l’infernale cuisine de sa mère : il surprend des rituels sanglants, entend des gémissements et des soupirs d’agonie qu’on ne sait animaux ou humains, aperçoit sa mère en train de démembrer de petites dépouilles à coups de panga (couteau de cuisine semblable à une machette) et de mettre à sécher sous le toit de la case des sexes tranchés. Plus tard, lorsqu’il sera officier de commando pour les Britanniques, il se fera une « spécialité » des interrogatoires menés avec le même ustensile, utilisé pour couper le pénis de ses prisonniers… Amin Dada le tyran se revendiquera musulman, mais sa véritable religion a toujours célébré le culte des dieux de la nature, tel qu’Assa Aatte le lui a transmis avec sa terrible pratique. Suivant ses convictions, il aura recours à la magie pour asseoir son autorité sur le peuple ou débusquer d’éventuels conspirateurs. Une fois président, il s’entourera d’un certain John Obiri Yeboah, pasteur pentecôtiste considéré selon le journaliste allemand Eric Wiedemann comme « un des plus grands mages du continent », consulté par plusieurs dirigeants africains tels que Sékou Touré en Guinée et William Tubman au Liberia. Ce personnage énigmatique sera 27
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l’éminence grise de la cour d’Amin pendant plusieurs mois. Durant l’été 1974, Amin, toujours à l’affût de nouvelles protections occultes, engagera trois autres « conseillers »-sorciers qui lui annonceront un risque de trahison en provenance de ses proches ; les marabouts lui offriront des lambeaux de chair prélevés sur leur propre abdomen, accompagnés de quelques gouttes de leur sang, au terme d’un cérémonial de conjuration… et moyennant une forte rétribution. Cette atmosphère de magie noire et de carnage, dans laquelle Amin Dada baigne depuis ses plus tendres années, a peu à peu transformé l’enfant de la sorcière en dictateur psychopathe.
L’héritage du sang Henry Kyemba, fonctionnaire pendant sept ans du président à vie Amin Dada au poste de secrétaire général du gouvernement, de ministre de la Culture puis de la Santé, a vu disparaître dans les geôles de Kampala nombre de ses collègues et amis, sans compter son propre frère. Dans ses mémoires1, il estime que « pour comprendre le règne de terreur d’Amin, il est nécessaire de se rendre compte qu’il n’est pas un tyran ordinaire. Il ne se contente pas d’assassiner ceux qu’il considère comme ses ennemis […]. Même après leur mort, il les traite de façon barbare […]. Il leur manque souvent le foie, le nez, les lèvres, les organes génitaux ou les yeux. Les tueurs d’Amin suivent ses instructions et les mutilations sont perpétrées selon un processus bien défini […]. Les rapports médicaux concernant la mort du ministre du Travail, Shabani Nkutu, en janvier 1973, et celle du ministre des Affaires étrangères, Ondoga, en mars 1974, spécifièrent que les corps avaient 1. State of blood, Ace Books, 1977.
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été ouverts et que l’on avait tailladé les organes internes ». Cependant les atrocités ordonnées par Amin Dada ont déjà existé, en d’autres temps et à une échelle moindre… En somme, il ne fait que reproduire ce qu’il a appris durant sa jeunesse. En Ouganda, la mutilation des morts est un acte traditionnel exécuté par les guerriers sur leurs ennemis pour parachever leur victoire ; ainsi, la castration des vaincus figure dans les récits des guerres entre les royaumes de l’Afrique occidentale aux XIVe et XVe siècles. À cette dimension rituelle s’ajoute bien évidemment l’intention de détruire jusqu’au souvenir des opposants en s’acharnant sur leur dépouille. Et le « message » envoyé au reste de la population sous-entend que la mort n’est pas le pire qui puisse advenir… L’anthropophagie rituelle sert aussi à s’approprier la force d’autrui1 et à inspirer la terreur chez les ennemis2, une coutume à laquelle l’enfant devenu dictateur ne dérogera pas, notamment en gardant toujours en réserve dans des congélateurs les têtes de quelques contestataires présumés… Dans les camps de détention qu’il organisera dès 1971, des gardiens affameront les prisonniers puis les contraindront à s’entretuer avant de préparer et manger les restes des victimes. Amin Dada appliquera ainsi à sa manière perverse l’enseignement maternel… Un an plus tôt, en 1970, Assa Aatte l’aura quitté pour rejoindre son créateur : Adroa, le dieu des Lugbara, qui incarne à la fois le Bien et le Mal. Amin a souvent écouté sa mère lui raconter la légende des Adroanzi, les enfants d’Adroa, dieux des rivières et des arbres. Selon la croyance, ils suivent les voyageurs la nuit et les protègent des animaux et des bandits, mais malheur à celui qui se retourne pour tenter de les voir ! Les Adroanzi le tuent alors sur-lechamp, puis le dévorent en riant. 1. Martin Monestier, Cannibales. Histoire et bizarreries de l’anthropophagie. Hier et aujourd’hui, Paris, Le Cherche Midi, 2000. 2. Hervé Savon, Du cannibalisme au génocide, Paris, Hachette, 1972.
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Le président Amin Dada, surnommé l’« ogre de Kampala », n’aura pas fait autrement avec son propre peuple.
Le roi de la jungle Ces histoires de divinités ambivalentes et meurtrières ont eu le temps de faire leur chemin dans l’esprit de l’enfant, finissant par s’imbriquer totalement dans sa réalité et son quotidien. Lorsque sa mère est occupée à préparer filtres et potions, le jeune Idi livré à lui-même découvre la loi de la jungle. Excellent nageur, il adore également chasser et surtout pêcher, connaissant un rare moment de quiétude lorsqu’il scrute les flots calmes et qu’il observe les animaux venus s’abreuver. Il voue une admiration sans bornes aux éléphants. Dans le documentaire Général Idi Amin Dada, autoportrait réalisé en 1974 par Barbet Schroeder, il déclarera que ces bêtes sont « un symbole de liberté, ce sont des géants qui vont où bon leur semble, sans être dérangés, ce sont les plus forts ». Devenu le général Amin à la stature de géant, il s’identifie aux pachydermes et affirme pouvoir se faire comprendre des crocodiles… Il s’intitule d’ailleurs très sérieusement « maître de toutes les bêtes de la terre et des poissons de la mer ». Les fantasmes de toute-puissance qui accompagnent l’enfance ne l’ont jamais quitté ! Le général Amin Dada inspirera souvent cette impression de puérilité à ceux qui ne le connaissent pas, et qui ne voient pas immédiatement se profiler le monstre sous la caricature. À 10 ans, Idi Amin est gardien de chèvres. Sa carcasse semble trop grande pour son âge. Les hommes de son entourage le houspillent et se moquent de lui ; les femmes le considèrent avec perplexité. Quant aux autres gamins, ils se méfient de lui comme de la peste et reconnaissent sa vraie 30
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nature : Idi est un rusé, qui cache sa férocité sous une apparence bonasse. Sans jamais en manquer l’occasion, il se venge sur les plus faibles des vexations qu’on lui fait subir. Depuis le départ de son père, Idi s’est habitué à voir défiler les amants entre les bras de sa mère, avec la promiscuité malsaine qu’impliquent leurs conditions de vie. La mère et son fils vivent sans foyer fixe, accueillis par les différents membres de la famille maternelle selon leurs besoins. Ils s’installent d’abord près de Semuto, à cinquante-cinq kilomètres de Kampala ; aux alentours de Lugazi, les Nubiens travaillent dans des champs de canne à sucre appartenant à l’une des deux plus riches familles indiennes du pays, les Mehta. Le travail est pénible et précaire, Idi y voit un insupportable asservissement : une quarantaine d’années plus tard, le 4 août 1972, le président Amin déclarera la « guerre économique » et ordonnera l’expulsion sous trois mois et la confiscation des biens des quatre-vingt mille Asiatiques vivant en Ouganda, dont une grande partie sont indiens ou pakistanais et assurent l’activité économique nationale. Leur départ précipité se soldera par la ruine du pays – totalement niée par Amin Dada. Il clame qu’un songe est à l’origine de cette décision. Et s’il l’a rêvé, c’est forcément vrai ! Depuis ses 10 ans, le fils de la chamane nubienne est persuadé qu’il a hérité de son supposé don de divination. Un pouvoir qui relève à la fois de l’exorcisme et de la prophétie : grâce à la superstition, le gamin reprend le contrôle de son existence violente et chaotique. Mais cette prise de pouvoir n’aura plus rien de symbolique lorsqu’il étendra sa dictature. En mars 1973, il déclarera au Los Angeles Times : « Je rêve seulement quand c’est nécessaire. » Sa première nécessité consiste à se persuader qu’il est un être exceptionnel béni des dieux : « J’ai rêvé que j’allais être nommé commandant en chef. Et le rêve s’est réalisé ! Après, j’ai rêvé que j’allais devenir président et très populaire. 31
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Cela aussi est arrivé ! » Il lui faut ensuite dompter la mort elle-même : « J’ai rêvé de ma mort. Je sais quand, où et comment elle aura lieu. Mais c’est un secret ! Et depuis, je sais aussi que toutes les tentatives pour m’assassiner sont vaines ! » Elles le seront effectivement – moins par protection magique que militaire… En attendant cette invincibilité étatique, les songes d’Amin adolescent lui livrent des visions d’avenir glorieux, qui servent à réinventer une existence dont les premières années se déroulent à la manière d’un cauchemar. En 1941, Assa et Amin s’installent chez un oncle maternel, à Bombo, plus proche de la capitale, une ville militarisée par les colons britanniques avant d’abriter les quartiers généraux du ministère de la Défense ougandais. Idi, victime d’une discrimination ethnique à l’encontre des Nubiens, n’ira que quelques mois à l’école. Il a alors entre 13 et 16 ans, une carrure déjà herculéenne et des mains larges comme des battoirs. Avec d’autres laissés-pour-compte, il monte parfois à Kampala pour se colleter avec les étudiants, plein de haine contre ces privilégiés qui s’imaginent certainement bien supérieurs à lui… Il les attend à la sortie de Makerere, une école technique qui deviendra en 1963 un collège généraliste puis en 1970 l’université indépendante de l’Ouganda. Pour l’adolescent bagarreur, cet établissement est un insupportable territoire interdit, le symbole de l’injustice qui le frappe et des frustrations qui le rongent. Le souvenir de cette exclusion ne s’amenuisera pas avec le temps. Général Amin ne cessera jamais de mépriser et harceler les intellectuels de son pays. Il fera dépecer et jeter à ses « amis » les crocodiles bon nombre de professeurs et de diplômés de l’université Makerere qu’il a tant détestée. Les malheureux seront entravés et parfois précipités vivants dans le Nil, près des chutes Karuma, non loin du parc national de Kabalega. Le massacre prendra une 32
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telle ampleur que les pêcheurs du lac Victoria déploreront l’empoisonnement des poissons, causé par les eaux saturées de cadavres en décomposition. En octobre 1972, Amin Dada fera assassiner Franz Kalimuzo, le vice-chancelier de l’université. Trois ans plus tard, paré d’une toge et du collier de chancelier, il se proclamera docteur honoris causa du département de sciences politiques et remettra lui-même les diplômes aux étudiants, aussi consternés que terrifiés… Mais personne à ce moment-là ne songerait à se moquer du tonitruant général Amin, qui sait à peine déchiffrer les lettres et dicte tous ses ordres.
Massacres et contes de fées Vers la fin de son adolescence, il part s’installer avec sa mère à Buikwe, au nord du lac Victoria. Assa Aatte, en plus de ses talents ésotériques, exerce ses charmes auprès des militaires. Elle fait partie de ces femmes qui se déplacent au gré des changements de camp et aident les soldats à dépenser utilement leur solde, tout en espérant mettre un jour le grappin sur un officier complaisant. Mais à l’horizon de la quarantaine, le jeu de la séduction se fait à la fois plus difficile et moins lucratif. Ne trouvant que du menu fretin à exploiter, elle décide de reprendre une fois de plus la route, pour se rendre à Jinja, ville de garnison du 4e régiment britannique des « King’s African Rifles ». Après quelques semaines, elle parvient à s’installer dans le baraquement d’un certain caporal Yafesi Yasin, à peine plus âgé qu’Idi Amin. L’étrange trio est sujet aux railleries des autres soldats, qui prennent Assa Aatte pour une vieille folle lubrique et son fils pour un benêt vicieux. Au bout de quelques mois, le caporal, lassé, jette la mère et son fils hors de chez lui, avec ordre de ne plus 33
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approcher la garnison. Idi et Assa doivent retourner à Buikwe, non sans que la sorcière ait proféré de lourdes menaces envers son ancien amant… Deux jours plus tard, ce dernier est victime d’un mal mystérieux et foudroyant : son sergent n’a pas le temps d’appeler le docteur qu’il est déjà raide mort ! Dès lors, à Jinja, on ne se gaussera plus d’Assa Aatte ni d’Idi Amin. Les pouvoirs de la chamane ne sont plus remis en cause, qu’il s’agisse de magie ou plus probablement d’empoisonnement. Idi et sa mère ne reviendront sur les lieux du crime que quatre ou cinq ans plus tard. Après avoir occupé divers petits boulots – il sera, entre autres, portier et vendeur ambulant de gâteaux secs –, Idi rejoint en 1946 les « King’s African Rifles » en tant qu’aide-cuisinier, avant de participer comme recrue à des exactions au Kenya. Il découvrira sa vocation en massacrant avec un enthousiasme non contenu des pasteurs Mau-Mau récalcitrants à l’autorité des colonisateurs. Les officiers anglais sont très contents de lui, et plutôt admiratifs : « C’était un type formidable, de 1,90 mètre pour 120 kilos, aussi puissant qu’un bœuf ! » se souviendra un de ses supérieurs, le major Iain Grahame. Le colonialisme aura directement encouragé Amin à libérer sans aucune restriction les pires instincts qui couvent en lui depuis l’enfance. Ses protecteurs britanniques cautionnent également son accession au pouvoir lors du coup d’État du 25 janvier 1971. Commence alors le règne déjanté d’Idi Amin Dada, dont l’épouvantable parodie d’enfance affleure à ses heures perdues : lorsqu’il n’est pas occupé à martyriser son peuple, il se fait projeter sur grand écran des dessins animés de Walt Disney, dont il est fan : Pinocchio, Peter Pan, La Belle au bois dormant, Le Livre de la jungle… À la veille de sa mort, le 16 août 2003, le tyran en exil affirmera ne ressentir « aucun 34
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remords, mais de la nostalgie ». Nostalgie de quoi ? Mieux vaut s’abstenir de l’imaginer. Celui qui s’était proclamé entre autres titres fantaisistes roi d’Écosse et conquérant de l’empire britannique aura fait, selon Amnesty International, près de trois cent mille victimes en huit ans de terreur.