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Les bas-fonds de Paris Une enquĂŞte de Vidocq

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Les bas-fonds de Paris Une enquête de Vidocq Une enquête inédite de VIDOCQ, chef de la brigade de sûreté.

Policier

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Cette histoire est inspirée très librement d’une enquête menée, en son temps, par Vidocq.

Éditions Les Nouveaux Auteurs 16, rue d’Orchampt 75018 Paris www.lesnouveauxauteurs.com

ÉDITIONS PRISMA 13, rue Henri-Barbusse 92624 Gennevilliers Cedex www.editions-prisma.com

Copyright © 2013 Éditions Les Nouveaux Auteurs — Prisma Média Tous droits réservés ISBN : 978-2-8195-03316

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I

Prologue Ce dimanche de mars 1818, par une douce et lumineuse matinée printanière, au grand étonnement de ses subalternes, Vidocq s’attelle, bien malgré lui, au classement d’une montagne de vieux dossiers entassés dans son bureau de la Petite Rue Sainte-Anne. C’est là en effet que se trouvent les locaux salpêtrés et humides qui furent mis à sa disposition dès 1812. Et c’est dans ce passage étroit et mal éclairé, dans cette ruelle qui ne mène quasiment nulle part, au premier étage de cet immeuble fissuré des fondations jusqu’au toit, que Vidocq dirige avec brio la brigade de sûreté. Le brouillard s’est enfin dissipé et, d’une des fenêtres de son bureau personnel, le policier aperçoit distinctement le clocher, tout proche, de la Sainte-Chapelle. Elle paraît tout engoncée au milieu des bâtiments qui, au fil des siècles, sont venus l’enserrer jusqu’à l’oppresser. Ce chef-d’œuvre de l’art gothique, avec ses quinze baies ouvragées et sa rosace géante qui inondent de lumière et de couleurs cet écrin voué à Dieu, fut édifié entre 1242 et 1248 par Louis IX, plus connu sous le nom de Saint Louis, pour y abriter la Couronne d’épines du Christ ainsi qu’un fragment de la Vraie Croix. Sa flèche, élancée 7

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vers le ciel, jette un œil bienveillant sur les braves de la Sûreté. Cependant, les cloportes de la rue Sainte-Anne triment, eux, quotidiennement, sous le regard malveillant et suspicieux de « la haute », pour le bien de la société parisienne. Rien ne leur est pardonné. Ils ont beau multiplier les arrestations, déjouer des complots politiques, surveiller d’éventuels opposants au pouvoir, jamais le succès ne rejaillit sur la brigade, et seule la préfecture, rue de Jérusalem, en tire les bénéfices et les lauriers. Vidocq a repoussé cette échéance de nombreuses fois depuis plusieurs mois déjà, mais le Grand Condé, entendez le préfet de police, a donné des ordres afin que lesdits dossiers se trouvent dans son bureau le lundi matin suivant. C’est donc placé au pied du mur qu’il se résout enfin à s’acquitter de cette tâche qu’il trouve à la fois trop ingrate au vu de ses états de service, et rebutante tant la corvée s’annonce fastidieuse. Malheureusement pour lui, il demeure à ce jour le seul et unique membre de sa brigade de sûreté, excepté Coco Lacour absent, et c’est bien fâcheux, pour plusieurs jours, à savoir lire et écrire correctement. Impossible donc de déléguer. Les trois fenêtres ouvertes de son bureau laissent pénétrer l’air frais du matin. Des moineaux, perchés sur le faîtage des toits environnants, chantent ; sans doute pour fêter le retour du printemps. Le soleil, encore pâle et rasant à cette heure, peu à peu réchauffe l’atmosphère et le cœur des hommes. Un besoin furieux de chaleur et de douceur de vivre se fait ressentir parmi les agents de la Sûreté tant l’hiver rigoureux qui vient de s’écouler fut long, semé d’embûches et épuisant pour les organismes. Pas un jour de répit ne leur 8

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a été octroyé depuis sept bons mois. La brigade de sûreté, financée par les fonds secrets de la police, composée de seulement douze éléments, dont Vidocq, combat sans relâche, nuit et jour, depuis plusieurs années, sur tous les fronts ; espionnage, complots, meurtres, cambriolages, viols, attaques de malle-poste et autres petits délits mineurs qui empoisonnent continuellement les rues commerçantes de la capitale. Au dehors, dans la ruelle, des moutards courent, sabots aux pieds, sur les pavés, en produisant un martèlement singulier, particulièrement sonore, qui résonne jusque dans les étages des immeubles sombres accolés les uns aux autres. Ces marmots se disputent bruyamment, tels des chiffonniers en manque de marchandises, la dépouille d’un vieux journal froissé, négligemment jeté à terre par un lecteur rassasié ou contrarié par les mauvaises nouvelles. La saleté de leurs fripes miteuses, sous la luminosité printanière, paraît, ce matin, moins repoussante qu’à l’accoutumée. Les rayons du soleil atténuent la grisaille de leurs loques sans âge qui, du coup, ne contrastent plus avec la blancheur de leurs peaux d’enfants sous-alimentés. Vidocq s’approche de la fenêtre et les regarde un instant tout en se remémorant son enfance, à Arras, bien des années auparavant. Il se revoit, courant comme un cabri dans les rues de la ville du Nord, sous les arcades de la Grand’Place, en compagnie de ses camarades de jeu. À cette époque, il se démarquait déjà des autres par sa morphologie impressionnante. À dix ans il en paraissait quatorze. On le surnommait dans son quartier « le vautrin » : le sanglier. C’est peu dire. Nul ne résistait à sa force et gare à ceux qui osaient le provoquer ! Il pochait les yeux, cassait 9

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les dents et déchirait les habits des gosses, téméraires, qui se hasardaient à le défier. Puis il revient subitement au présent. Il enrage d’être ainsi contraint de passer la journée enfermé dans cette pièce. Il se sent comme un enfant puni parce qu’il a fait une grosse bêtise. Il n’a pas bâti sa solide réputation dans le milieu de la police en rangeant et en classant de la paperasse, songe-t-il. Mais il faut bien se rendre à la raison. Le ménage s’impose dans ce bureau aux allures de salle encombrée d’un archiviste œuvrant pour un avoué de la place des Vosges. Ce n’est plus vivable. Depuis bientôt sept ans que la brigade de sûreté existe, jamais un dossier n’a, jusqu’alors, été archivé. La poussière accumulée sur les classeurs se disperse en une myriade de particules scintillantes sous l’effet des rayons du soleil. Le policier, mal rasé, les cheveux en bataille, en manches de chemise, son gilet vert déboutonné et sa cravate dénouée, transpire à grosses gouttes en déplaçant des amoncellements de papiers. Il jette çà et là un œil sur des notes, prises par lui, lors de vieilles affaires non résolues ces dernières années. Ces notes n’ont rien à faire dans les archives, penset-il. Il tente de toutes les rassembler en un seul et même paquet et entreprend de les ranger dans une chemise cartonnée bleue. Sur une feuille griffonnée, il peut lire la date du 5 août 1817, rue de Saint-Fargues. « Les corps des victimes, toutes regroupées dans le grand salon du rez-de-chaussée, gisent à même le sol dans une mare de sang coagulé. Les hommes ont les corps mutilés, la plupart ont les doigts coupés. Chez l’un d’eux, le nez a disparu et laisse apparaître la pointe de l’os crânien. Les trois femmes, dont une fillette qui n’a sans doute pas atteint les douze ans, ont 10

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été violées avec rage et sauvagerie avant d’être, à leur tour, assassinées à coups de couteau. Les meubles sont tous éventrés, les parquets arrachés. » Une autre note est datée du 11 septembre 1817, rue du Faubourg du Temple, numéro 24. « La maîtresse de maison est retrouvée par l’agent Aubé attachée sur le corps d’une malle en bois. La robe, retroussée sur le dos de la victime, ne laisse aucun doute sur les viols multiples qu’elle a endurés. Détail important : elle a été décapitée. Est-ce avant ou après les viols ? Les portes des armoires sont arrachées. Un coffre-fort dont la porte est grande ouverte laisse apparaître le vide total. Qu’y a-t-on dérobé ? » Des notes comme celles-ci, il y en a des dizaines. Le chef de la Sûreté les classe dans l’ordre chronologique. Ces vols accompagnés de meurtres violents, précédés de viols pour les femmes et parfois les hommes, demeurent à ce jour non élucidés et sont devenus sa principale préoccupation. Il ne s’accordera aucun répit tant que les coupables ne seront pas derrière les barreaux. Soudain, trois coups sont frappés à sa porte . — Entrez ! hurle Vidocq, contrarié d’être ainsi dérangé. Aubé, son fidèle adjoint, apparaît et avance en hésitant vers son supérieur qui lui tourne aussitôt le dos en signe de désapprobation. L’agent voit bien, à la mine renfrognée du maître des lieux – il connaît son patron sur le bout des doigts – qu’il se trouve de mauvaise humeur. Cela fait plus de deux heures qu’il s’affaire, enfermé dans son bureau, sans que personne n’ose le déranger. Mieux vaut éviter ses foudres. S’obliger à travailler si tôt un dimanche matin n’est 11

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pas dans ses habitudes et ne le place pas dans les meilleures dispositions. Mais il faut bien l’interrompre car la nouvelle qu’il doit lui annoncer n’est pas bonne. — Patron, rue d’Argenteuil, on a retrouvé une fille escoffiée. — Une fille ? demande Vidocq. — Une fille publique, pardi ! fait Aubé. — Comment ? — Égorgée ! — Son nom ? — La Baronne ! — Ah ! conclut Vidocq. Le chef de la Sûreté connaît quasiment toutes les filles de joie qui opèrent dans le quartier. Il éprouve même parfois de la tendresse à l’égard de certaines. La Baronne officiait sur le pavé de la capitale depuis quelques années déjà. Elle descendait, racontait-elle à qui voulait bien l’entendre, d’une famille noble qui s’était dispersée, pour ne pas dire disloquée, à la Révolution. Confiée à une tenancière de bordel à douze ans, elle avait appris, au milieu des filles qui l’avaient prise en affection, sa future profession de prostituée. Elle rancardait parfois le patron de la rue Sainte-Anne sur des mauvais coups qui se préparaient et dont elle avait eu vent. Pauvre gamine, penset-il. Encore une fille perdue qui a laissé échapper ses illusions dans les caniveaux de Paris. De ses origines supposées était né son surnom de Baronne. Mais toutes les prostituées de la capitale n’obtiennent pas les bonnes grâces du chef de la brigade de sûreté. Certaines d’entre elles, voleuses 12

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audacieuses surnommées les « rutières », sobriquet donné tout simplement parce qu’elles exercent leur art dans la rue, détroussent le bourgeois sur lequel elles ont jeté leur dévolu, par une courte étreinte, en dérobant leur bourse ou en chipant leur toquante, leur montre. Parmi les plus fameuses « rutières » parisiennes, quelques-unes portent des surnoms pittoresques ; Agathe la Comtesse, Louise la Blagueuse ou Pauline la Vache. Vidocq pose énergiquement sur son bureau le dossier imposant qu’il tient dans les bras et s’essuie le front d’un revers de manche. Il saisit un litre de mauvais vin posé sur une pile de feuillets cartonnés et s’enfile la bouteille au goulot. Quand il a fini d’étancher sa soif, le flacon est vide. Il le lance dans une panière en osier prévue pour cet usage et déjà à moitié remplie de cadavres de bouteilles. — Viens avec moi, allons jusque là-bas ! ordonne-t-il à son subalterne tout en reboutonnant son gilet. L’occasion est trop belle d’échapper à ses corvées. Il enfile sa veste, prend sa canne, son chapeau, et dévale les marches de l’escalier de la Sûreté quatre à quatre, tout en refaisant son nœud de cravate, pour déboucher aussitôt dans la Petite Rue Sainte-Anne où les garnements jouent toujours. Dès que Vidocq apparaît sur le perron, les mômes arrêtent de se chamailler et viennent le saluer joyeusement. À défaut d’être reconnu par sa hiérarchie, le chef de la Sûreté bénéficie d’une grande popularité dans les bas quartiers de la capitale, et ses enquêtes se relatent à grand tirage dans la presse parisienne. Le policier dédaigne utiliser un des cabriolets de la brigade. Ce matin, il a le cœur 13

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à marcher. Il ne prête plus guère attention aux relents de puanteur qui émanent des égouts de Paris. Les bottes des deux policiers s’enfoncent dans une boue fangeuse à chaque pas. Un léger vent balaie les rares nuages. Sur les quais de Seine, les mauvaises odeurs s’estompent et la marche devient, peu à peu, moins pénible. Les péniches passent en contrebas de Notre-Dame pour aller décharger aux pieds de l’hôtel de ville leurs soutes remplies à ras bord, alors que les fidèles s’engouffrent dans la cathédrale pour la grand-messe du dimanche matin. Des manœuvriers portent des sacs de farine sur leurs épaules, tandis que d’autres s’acharnent à extirper de longues poutres de chêne d’une péniche amarrée. Plus loin, de l’île Louvier, on aperçoit la fumée des tas de bois que l’on brûle. Dans la capitale, même le jour du Seigneur, l’activité continue sans jamais ralentir. Le ventre de Paris réclame son dû sans s’appesantir sur le sort du menu peuple. La classe ouvrière vit dans le plus grand dénuement. Il faut bien se rendre à l’évidence, Paris, capitale de la France, est la plus sale, la plus nauséabonde, la plus infecte des capitales d’Europe. Arrivés sur les lieux où le crime a été commis, Vidocq et Aubé se mettent aussitôt en quête, dans l’immeuble où vivait la victime, d’éventuels témoignages précieux sur le ou les coupables. Malheureusement, pas un voisin n’est en mesure de fournir des renseignements concluants. Le concierge de l’immeuble, en bras de chemise, à cheval sur une chaise, tente de se remettre de ses émotions en avalant un verre de liqueur. C’est lui qui a fait la macabre découverte. Quelques badauds, attirés par la nouvelle morbide, s’agglutinent au pied de l’immeuble en cherchant à connaître à tout prix l’identité de la victime. Dans un 14

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café tout proche on se souvient que la Baronne était sortie, la veille au soir, en compagnie d’un homme. Quoi de plus ordinaire pour une fille publique que de ramasser des michetons dans les cafés ? pense le policier. Vidocq interroge le portier. Ce dernier se souvient qu’un homme, compagnon de quelques heures de la Baronne, avait laissé un paquet dans sa loge et que ce paquet contenait un croissant d’élagueur d’arbres. Fameux détail, se dit le chef de la Sûreté. — T’es bien certain qu’il s’agissait d’un croissant d’élagueur ? demande-t-il avec insistance. — Si j’osais, je dirais que j’en mettrais ma main à couper, répond le portier, sûr de son affaire, malgré son humour douteux. — Bon, si ce paquet appartient à l’assassin, c’est qu’il doit être de la corporation des compagnons élagueurs, sinon il ne se déplacerait pas avec son croissant ! s’exclame Vidocq. Aubé revient en hâte auprès du policier, accompagné d’une fille de joie. Intimidée à l’idée d’être interrogée par le célèbre Vidocq, elle tente de refermer le laçage de son corsage à demi ouvert qui laisse entrevoir sa poitrine proéminente. Vidocq se rince l’œil tout en la dévisageant. On n’attire pas les mouches avec du vinaigre, pense-t-il. Elle est très blanche de peau, possède des yeux d’un bleu profond au fond desquels on peut lire sa détresse, et ses longs cheveux roux, gras, mal coiffés, lui tombent négligemment jusqu’aux épaules. Deux énormes cernes lui creusent le regard ; les filles publiques dorment peu et boivent beaucoup… Elle attend bien sagement qu’on daigne l’interroger. Son joli minois trouble Vidocq. 15

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— Comment t’appelles-tu ? demande le policier. — Adeline… — Pas celui-là, la coupe-t-il sèchement. — Lola la Rousse, répond-elle timidement en baissant les yeux comme s’il y avait lieu d’en éprouver de la honte devant le chef de la Sûreté. — Je t’écoute, continue le policier. — Hier soir, je me trouvais du côté de la rue des Frondeurs. J’affectionne cet endroit ; la clientèle y est plus distinguée. Un beau jeune homme s’approche de moi. Il devait avoir dans les vingt ans, bien fait, la peau basanée, de grands yeux noirs. Il m’aborde en me demandant si je sais où se trouve la Baronne. Je lui réponds que non, mais que je pourrais tout aussi bien faire l’affaire. Il me rétorque qu’on lui a tellement vanté ses mérites qu’il ne jure plus maintenant que par elle. Alors je lui propose de me suivre jusqu’au café Piot où je suppose qu’elle se trouve. Elle s’y trouvait en effet. Arrivés là-bas, nous avons trinqué tous les trois jusqu’au moment où ils sont sortis tous les deux. Moi j’ai quitté le café Piot quelques instants plus tard et j’ai remonté la rue d’Argenteuil pour reprendre mon tapin. — Tu reconnaîtrais ce garçon ? demande Vidocq. — Pour sûr que je le reconnaîtrais ! Quand je pense que j’aurais pu me retrouver à la place de la Baronne à patauger dans mon sang sur mon lit ! Dans l’intervalle, Aubé, qui continue inlassablement et méthodiquement d’interroger le voisinage, apprend que le maître élagueur qui emploie le plus grand nombre 16

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d’ouvriers est installé au parc de Sceaux. Son nom est Haudry. — Nous devons nous y rendre sans tarder ! s’exclame Vidocq. Mademoiselle, dit-il en se tournant vers la jeune prostituée, vous voudrez bien nous y accompagner. Étant donné que vous avez rencontré le suspect principal hier au soir, vous pourrez, le cas échéant, nous aider à l’identifier. La jeune femme acquiesce du regard. Elle n’a guère envie d’aller courir après le meurtrier de son amie. Mais comment refuser au chef de la Sûreté ? Néanmoins, sa tenue dépenaillée, sale et peu appropriée pour ce genre d’expédition, doit être changée. — As-tu autre chose à te mettre ? demande le policier. — C’est la seule tenue que je possède, répond Adeline, croyant ainsi échapper à cette escapade. — Eh bien, nous allons pourvoir à tes besoins ! C’est la police qui paie. Suis-moi. Il y a une marchande à la toilette au coin de la rue, plus bas. Nous y trouverons de quoi te rendre aussi élégante qu’une bourgeoise des beaux quartiers ! L’affaire terminée, ils montent tous les trois dans une calèche en direction du fameux parc de Sceaux. Sur place vers midi, ils prennent le temps de déjeuner dans un restaurant situé à l’entrée du parc. Le temps est radieux et, durant une heure, ils oublient presque les raisons qui les ont amenés en ce lieu. Le chef de la Sûreté, tombé sous son charme, flirte avec la jolie rousse qui ne manque pas d’esprit. Des enfants 17

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jouent dans le parc sous la surveillance des mères ou des nourrices. Les oiseaux gazouillent. Le souffle léger du printemps et le petit vin rouge égayent les esprits. Vidocq pose quelques questions aux serveurs. On lui indique la demeure du maître élagueur. Ils s’y rendent après le repas. Ils sont accueillis par la fille du propriétaire qui leur explique que son père est absent et qui les invite à revenir le lendemain. La prostituée trouve, au premier regard, une ressemblance troublante entre cette jeune femme et le garçon de la veille au soir qui l’a abordée rue d’Argenteuil. Elle en fait part aussitôt au chef de la Sûreté. Vidocq poursuit ses investigations. Il interroge un jardinier qui ratisse la cour. — Dis voir, mon brave, ton maître aurait-il un fils ? lui demande-t-il. — Pour sûr qu’il a un fils. Il en a même deux, répond le brave homme. — À quoi ressemblent-ils ? — L’un, l’aîné, a trente ans et est installé comme maître élagueur à Milly-la-Forêt. Il ne revient pas souvent dans la région. — Et l’autre ? interroge Vidocq. — L’autre a dans les vingt ans. — Est-il grand, beau gaillard, le teint basané par les heures passées au grand air en plein soleil ? N’exerceraitil pas, lui aussi, la profession d’élagueur d’arbres ? — C’est lui tout à fait, répond le jardinier, tout heureux de se rendre utile. Cette fois, le chef de la Sûreté en a acquis la certitude ; ce fils est le coupable tout désigné. Plus aucun doute n’est 18

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possible. Forts de cette information, ils remontent tous dans la calèche et reprennent la route de Paris. Le policier échafaude un plan. Le lendemain matin, Vidocq envoie Aubé vers Sceaux, déguisé en domestique. Dans tout le quartier, il fait proclamer à son de caisse et roulement de tambour que son maître, monsieur de Saint-Firmin, pseudonyme préféré du policier, offrira dix louis d’or de récompense à qui lui ramènera son chien de chasse, d’une très grande valeur, qu’il a perdu. Il fournit le signalement du chien, qui répond au petit nom de Brillant et qui porte autour du cou un collier avec une plaque indiquant l’adresse de monsieur de SaintFirmin, 7 rue de Grammont à Paris. Vidocq et la fille habillée en élégante – ils ne se quittent plus – le suivent en calèche et surveillent l’attroupement qui ne tarde pas à se former autour du brave Aubé qui promet bientôt quinze louis à celui qui lui fournira enfin des renseignements. En moins d’une demi-heure, une bonne cinquantaine de curieux se pressent autour d’Aubé qui renouvelle sans cesse ses promesses. La jeune femme, à l’abri des regards, observe attentivement. Le temps passe. — Il est là ! fait-elle soudain, effrayée par sa vision. Elle désigne au policier l’assassin qui se trouve juste devant son agent. — Il est venu se planter au premier rang, attiré par l’odeur de l’or, répond Vidocq.

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La calèche s’approche un peu et Vidocq, ou plutôt monsieur de Saint-Firmin, décide de s’adresser à lui. — Pardonnez-moi, jeune homme, est-ce bien vous que j’ai rencontré dimanche ? Nous avons causé un instant. Vous avez même caressé Brillant, mon chien. — Cela ne se peut, monsieur, répond-il. Je ne vous ai jamais rencontré. Ni vous ni votre chien. Dimanche, je suis allé danser à la barrière de Saint-Denis. De nombreux témoins peuvent en attester. — Mais enfin, c’est insensé. Je suis absolument certain qu’il s’agit de vous. Vous avez sans doute emporté mon fidèle Brillant tandis qu’il courait dans les bosquets voisins. Rendez-le-moi, je vous en conjure ! lance le policier. Je suis prêt à vous consentir les quinze louis promis. — Je serais bien aise de vous le rendre, cela me ferait une belle journée. — Allons, ne faites pas l’ignorant ! Des personnes qui ne peuvent se tromper m’ont assuré que c’était vous qui déteniez mon chien. Le retenez-vous à votre domicile ? — Ces personnes ont menti. Je ne possède pas de chien car je demeure à Paris dans un garni minuscule où l’on ne tolère pas les animaux. — Je ne demande qu’à vous croire. Afin de m’en assurer complètement, conduisez-moi jusqu’à votre logement et je vous donnerai les quinze louis promis par mon domestique même si mon chien ne s’y trouve point. Je veux en avoir le cœur net, insiste Vidocq. Le jeune homme, persuadé de gagner une belle somme aisément, monte dans la calèche après avoir indiqué au 20

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cocher l’adresse où se rendre. Adeline, masquée par son voile qui la protège du regard d’Haudry, se trouble de se retrouver subitement assise aux côtés de l’assassin de son amie. Elle se trouve mal, soupire et manque de s’évanouir. L’élagueur est, tout à coup, frappé de stupeur et croit reconnaître cette voix. Pressentant le piège, il pâlit. — Monsieur, j’ai changé d’avis. J’avais oublié mes obligations. J’ai des affaires. — Allons ! répond Vidocq qui comprend la situation. Vous irez bien jusqu’à Paris. Nous ne serons pas longs. — Je n’irai pas plus loin. À ces mots, le jeune élagueur se redresse vivement et tente de s’extraire de la calèche. Le chef de la Sûreté le saisit prestement par le cou et après une courte bataille parvient à le menotter. Quand Haudry peut enfin descendre, ils se trouvent devant l’immeuble, rue du Chaume, où il loue sa soupente. Vidocq envoie ses agents, Aubé en tête, fouiller son logement. Là, ils retrouvent des bijoux de pacotille ayant appartenu à la Baronne qui serviront de pièces à conviction, ainsi qu’un fatras d’objets probablement volés eux aussi. Aux dires du voisinage, Haudry appartiendrait à une bande de grinches qui sévit sur la capitale depuis fort longtemps et dont la brigade de sûreté est sur les traces depuis quelques mois. Le policier repense à ses notes qu’il classait la veille. Ferait-il d’une pierre deux coups ? Vidocq interroge le jeune homme qui nie tout en bloc durant des heures ; le meurtre, les vols, son appartenance à une quelconque bande. Il semble résolu à ne rien lâcher. Le chef de la Sûreté décide donc de l’emmener au domicile de la 21

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Baronne. Il fait monter le portier et le propriétaire du café Piot qui le reconnaissent sans hésitation. Haudry leur tient tête. Pas même la vue du drap ensanglanté dans lequel il a enveloppé sa victime après l’avoir égorgée, ne le fait plier. Vidocq continue, sans relâche, son interrogatoire jusqu’à cinq heures du matin. Haudry lui rend coup pour coup et refuse obstinément d’avouer, malgré les preuves flagrantes. Le policier, comprenant qu’il se dirige vers une impasse, laisse alors le jeune homme dormir durant deux heures. Quand il revient, il reprend son interrogatoire en changeant de tactique. Haudry sort peu à peu de son sommeil. — Quel âge as-tu ? reprend Vidocq. — J’ai vingt ans, répond Haudry, surpris par cette question. — Ma foi, si c’est vrai, tu es chanceux. Tu es bien sûr de n’avoir que vingt ans ? — Je vous l’affirme, monsieur ! — Je dis que tu es chanceux de n’être pas encore majeur, sans quoi on t’aurait coupé le cou. Au lieu de cela, tu en seras quitte pour cinq ou six mois de prison au maximum. — C’est vrai, monsieur ? interroge le jeune homme. — Pardi ! Je te le certifie. La loi est ainsi faite. N’ayant pas encore atteint les vingt et un ans, tu échappes à la veuve. Par contre, tu ne pourras éviter la prison. — Six mois de prison, c’est vite passé, raisonne le garçon. Qu’à cela ne tienne, autant avouer la vérité, maintenant. Monsieur, c’est effectivement moi qui ai fait le coup. — Je le savais bien, répond Vidocq. — Pourrais-je avoir à manger ? Je meurs de faim et de soif, demande Haudry. 22

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— Volontiers, conclut le policier, satisfait du résultat. Vidocq fait monter du cervelas, du pain et une bouteille de vin. Le jeune homme engloutit tout cela en un instant, soulagé d’avoir enfin avoué. Dans l’intervalle, Aubé revient rendre compte à son supérieur. — Patron, dans les objets retrouvés chez Haudry, un bon nombre figurent dans un inventaire d’objets volés par la bande des trois C dans une maison de la rue du Bac, le mois dernier. — Il en ferait donc partie ? — Cela m’en a tout l’air, répond Aubé, fier de sa découverte. — Inutile d’en faire part à Haudry, j’ai besoin qu’il se détende avant de réitérer ses déclarations devant les eunuques du sérail. Quelques heures plus tard, le chef de la Sûreté le produit devant les autorités afin de lui faire répéter ses aveux. Après quelques hésitations, le jeune homme commence à raconter son crime. — Oui, messieurs, c’est effectivement moi qui ai tué cette pauvre fille afin de lui voler tout ce qu’elle possédait. Cela faisait plusieurs soirs que je la reluquais, rue des Frondeurs, sans jamais oser l’approcher, impressionné que j’étais par sa beauté et son air si distingué. Samedi soir, je me suis enfin décidé. Après m’être couché avec elle et avoir assouvi mon désir par deux fois, je lui ai dit que je voulais dormir. Elle m’a embrassé ardemment, m’a 23

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souhaité bonne nuit, s’est enfoncée dans les draps et s’est endormie à son tour. Moi, qui ne voulais pas sommeiller, je me suis bêtement assoupi. Quelques heures plus tard, je me suis réveillé, la tête remplie de mon idée de la tuer. Je me redresse alors tout doucement, tente d’attraper mon croissant et me penche vers elle lentement. Je lui porte un coup à la nuque. Elle fait un mouvement et veut crier. D’une main, je lui maintiens la bouche fermée et de l’autre je lui porte un second coup, à la gorge cette fois. Le sang giclait de partout. Je lui saisis alors les deux mains et lui attache bien fermement avec un mouchoir. J’appuyais mes deux genoux sur son estomac durant l’opération, et c’est ainsi qu’elle est morte, en me fixant de son regard implorant ma pitié. Après qu’elle eut rendu son dernier soupir et que je l’eus enveloppée dans son drap, je me suis levé et j’ai cherché dans la chambre ce qui me convenait ; quelques fripes, deux ou trois bijoux de pacotille et des ustensiles de cuisine. J’ai pris mon temps. J’ai mangé un morceau. Après cela je me suis lavé, rhabillé et j’ai quitté la chambre sans attendre le lever du jour. Dans la matinée, j’ai vendu une partie de mon butin. Après quoi, je suis retourné à Vaugirard où j’ai repassé mon croissant. Le reste de la journée, profitant de mon petit pécule, je l’ai occupé à boire et à danser à la barrière de Saint-Denis ; il faisait beau et c’était dimanche. Voilà, messieurs, toute la vérité. Au cours du récit de son crime, qui plonge les autorités présentes dans un profond malaise, l’un d’eux sort même pour vomir, pas la moindre émotion ne transparaît sur le visage du jeune élagueur. Il semble totalement détaché des actes qu’il a commis. On le reconduit dans sa cellule. 24

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Quelques instants plus tard, il demande à nouveau de quoi manger ; soulagé, d’avoir, une fois de plus, tout craché auprès de ces messieurs de la préfecture. Avec l’autorisation du chef de la Sûreté, qui a gagné la partie, un nouveau repas, tout aussi copieux que le précédent, lui est servi. Il engloutit tout ce qu’on lui apporte. Il éprouve le besoin de reprendre des forces avant d’affronter la captivité. Il est gai, cynique, indifférent à la portée de ses actes, dont il ne mesure pas un seul instant l’horreur, semblable à un enfant résigné à subir une punition temporaire. Il s’imagine déjà ressortir de prison, gambader dans la nature d’ici quelque temps, six mois tout au plus d’après Vidocq. L’idée même d’une quelconque culpabilité lui est totalement étrangère. A-t-il conscience de l’extrême sauvagerie avec laquelle il a exécuté la Baronne ? Rien n’est moins sûr. Sur son visage se lisent la satisfaction et l’apaisement. — Est-ce bien vrai que tu n’as que vingt ans ? redemande Vidocq en fronçant le sourcil. — Je ne les aurai qu’à la Saint-Jean prochaine, répondil. — En ce cas, tu ne les auras jamais. — Et pourquoi ? interroge Haudry. — Parce que d’ici-là, on t’aura raccourci ! — Raccourci ?… — Oui ! Raccourci, conclut le chef de la Sûreté. Vidocq n’a pas toujours affaire à d’aussi sinistres sires assoiffés du sang de leurs congénères, tuant par pulsion ou par simple plaisir, afin d’en tirer seulement un bien maigre butin. La grande majorité des arrestations qu’il 25

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effectue au quotidien sont des flagrants délits de vols en tout genre et d’autres petits méfaits. Il surveille les prostituées, les protège s’il le peut et attend d’elles, en retour, des renseignements sur les mauvais coups. Il espionne, parfois, sur commande, certains ennemis supposés du régime. Il endigue ou tente de le faire, avec ses maigres moyens, la criminalité sur tout le territoire de la capitale et de la proche banlieue. Les grands maîtres de la pègre tiennent une place à part dans le panthéon du crime organisé et c’est par leurs arrestations que le chef de la Sûreté se façonne une réputation de fin limier. Dans la société des criminels, comme dans toute autre société, il existe différents degrés de compétence, d’autorité et de notoriété. Haudry en est l’un des plus tristes exemples et se situe tout en bas de l’échelle. Cette hiérarchie bien établie rend souvent la traque difficile et semée d’embûches pour atteindre ceux qui sont au sommet, comme les grinchisseurs de la haute pègre. Mais quoi de plus gratifiant pour un chasseur aguerri que de traquer, débusquer, puis arrêter un gibier qui se dérobe à chaque fois qu’on croit le tenir dans la main ? Présentement, la mise hors d’état de nuire de l’infâme et misérable Haudry ne stoppe pas seulement une courte enquête, sur un fait divers malheureusement commun, magnifiquement menée par le chef de la Sûreté et ses agents jusqu’à son terme. En réalité, elle en relance une tout autre, bien plus ardue et complexe celle-là. Elle exhume une affaire débutée il y a plus de deux bonnes années et restée sans avancée significative faute d’éléments 26

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probants. Il s’agit de la poursuite d’une des plus grandes bandes de cambrioleurs et assassins, sortie tout droit des bas-fonds de Paris : les grinchisseurs de la bande des trois C. La gloire, la notoriété mais également et surtout l’orgueil de Vidocq sont en jeu dans cette affaire. À la faveur de ces nouveaux et précieux éléments, le chef de la Sûreté réunit tous ses agents dans son bureau et leur annonce que cette enquête est rouverte.

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