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Paul Grote
VENDANGES SANGLANTES
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Titre de l’édition originale : BITTERER CHIANTI © Paul Grote Première publication : 2005 Rowohlt Verlag, Reinbek/Germany Publié avec l’accord de Deutscher Taschenbuch Verlag Munich/Germany
Responsable d’édition : Valérie Langrognet et Ambre Rouvière Réalisation éditoriale : Nord Compo Multimédia Mise en pages : Nord Compo Multimédia Création de couverture : Christophe Courtois Photo de couverture : © Corbis
© 2013 Éditions Prisma pour l’édition française Tous droits réservés. Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur. Une copie ou une reproduction par quelque procédé que ce soit constitue une contrefaçon passible des peines prévues par la loi sur la protection du droit d’auteur. ISBN : 978-2-8104-0393-6 Dépôt légal : juin 2013 – N° d’impression : 1304.0128 Achevé d’imprimer par : CPI Aubin Imprimeur Depuis 2009, Prisma Media met en place une politique d’achat éco-responsable. Ainsi, près de 100% du papier de nos magazines est certifié PEFC ou FSC® (gestion durable des forêts). La fabrication des livres des Éditions Prisma s’inscrit également dans cette démarche.
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Pour Anna Rodaro et Anna Di Giannantonio
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Lundi 27 septembre Les deux hommes se dirigeaient droit vers lui. Frank Gatow baissa son appareil photo et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Il était seul ici, au sommet de la colline. Le sentier qui partait de la vallée et cheminait à travers les vignes se terminait là où il se tenait. Ces individus semblaient donc décidés à venir lui parler, pourtant il ne se rappelait pas les avoir déjà vus auparavant. Dans leurs costumes sombres, ils ressemblaient à des hommes d’affaires. Peut-être d’éventuels acheteurs ou négociants en vins qui souhaitaient s’assurer sur place de la qualité des vignobles ? Ils n’avaient pas l’air de promeneurs égarés et ne paraissaient pas non plus être venus dans cet endroit isolé pour jouir du panorama. Gatow contempla le vert soutenu des vignes et les reflets argentés des oliveraies. Son regard s’arrêta sur les cyprès majestueux qui, en bas, dans la vallée, bordaient le chemin pierreux menant à la ferme viticole de Niccolò Palermo. Une forêt recouvrait les flancs du coteau qui s’élevait derrière les bâtiments. Plus loin à l’ouest, le relief s’adoucissait pour se muer en plaine. Au milieu des champs de blé moissonnés, une machine 9
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agricole soulevait des nuages de poussière. Des collines voisines, on pouvait même apercevoir la ville de Sienne. Frank se considérait comme un très bon observateur et savait qu’il pouvait se fier à son œil expérimenté. Dans ses choix artistiques, il était plus réfléchi qu’au début de sa carrière de photoreporter. Au lieu d’appuyer instantanément sur le déclencheur, il se demandait souvent – peut-être un peu trop d’ailleurs – ce qu’occultait l’image. Qu’est-ce qui pouvait bien pousser ces deux hommes à gravir la colline d’un pas aussi décidé ? Ils semblaient plutôt louches. Gatow avait un mauvais pressentiment : des ennuis se profilaient à l’horizon. C’était seulement au moment où ils étaient descendus de leur imposant 4x4 qu’il les avait aperçus. Il n’avait ni vu ni entendu le véhicule arriver. L’un des hommes s’était immobilisé et, grâce au téléobjectif, Gatow avait vu que ce dernier l’observait avec des jumelles. Puis ils s’étaient mis en marche dans sa direction. De nouveau, il leva son reflex et approcha le viseur de son œil. Mesurant plus de trente centimètres, doté d’une focale de deux cents millimètres et d’un multiplicateur, le téléobjectif ressemblait à une longue-vue. De loin, les silhouettes lui évoquaient des missionnaires américains, habituels dans les rues des grandes villes européennes. Costumes élimés avec badge au revers, vieilles serviettes en cuir à la main, ces globe-trotters qui voyageaient toujours par paires semblaient poursuivre leur but avec détermination : capturer des proies pour leur secte. Une fois les victimes endoctrinées et soumises, les comptes en banque étaient à portée de main. Visages blêmes, chemises blanches, costumes et cravates noirs comme s’ils se rendaient à un enterrement : dans leur accoutrement, les deux hommes contrastaient de manière grotesque avec la nature environnante. Autour d’eux, la vie s’épanouissait ; la douce lumière de cette fin d’après-midi baignait les fleurs d’été aux 10
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teintes pastel et les campanules bleutées. Des effluves de lavande et de romarin flottaient dans l’air chaud. Les inconnus seraient-ils des croque-morts ? Non, l’image ne cadrait pas vraiment, leur ressemblance avec des missionnaires américains était plus frappante. Plus petit que son acolyte, l’homme de droite était trapu, d’allure très sportive. Un obus sur pattes. Le veston trop étroit pour la poitrine, le cou trop large pour le col de chemise. Mais le gaillard n’était pas gras, au contraire, il semblait tout en muscles. Malgré la chaleur et la pente raide, les deux types approchaient rapidement. Gatow pouvait presque distinguer leurs visages. Lorsqu’ils arrivèrent à une vingtaine de mètres de lui, ils chaussèrent en même temps leurs lunettes de soleil, comme s’ils avaient répété leur geste des centaines de fois. Les Ray-Ban les transformèrent en répliques parfaites des Blues Brothers. Plus tard, au poste des carabiniers, Frank ne réussirait pas à se souvenir des traits de leurs visages. Il serait également incapable d’estimer leur âge. Comme lui, ils avaient peut-être la quarantaine. Ou étaient-ils plus âgés ? Impossible à dire. Les deux hommes atteignirent le sommet de la colline. Au grand étonnement de Gatow, ils avaient gravi la butte à une vitesse impressionnante et n’étaient même pas essoufflés. Le sable et les cailloux crissaient sous leurs semelles, brisant la quiétude ambiante, tandis que leur respiration courte se mêlait au chant des grillons. Les lunettes noires ressemblaient à des barres de censure assurant l’anonymat de leurs propriétaires. Cinq pas les séparaient encore du photographe. Puis quatre… Déconcerté, Frank observa le grand escogriffe enfiler des gants en cuir. À quoi cela pouvait-il servir par cette chaleur ? Il recula en sentant l’hostilité qui émanait des deux hommes. De la main gauche, il étreignit machinalement le téléobjectif et leva lentement son appareil photo. À cet instant, une main gantée jaillit vers lui. Après coup, Gatow se souviendrait avec précision de cette 11
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main, contrairement aux visages blafards et inexpressifs de ses agresseurs. De couleur brune, la paume brillait comme une châtaigne mûre. Les coutures étaient à peine visibles ; un cuir d’une aussi grande finesse devait être horriblement coûteux. Des taches sombres étaient visibles sur le dos de la main et au niveau des jointures. – Dammi la macchina, stronzo! La voix de l’homme était profonde ; il avait prononcé le « r » de « stronzo », « connard », avec un fort accent américain. Empoignant le téléobjectif, il voulut arracher l’appareil des mains du photographe. Entraîné par la bandoulière de son Nikon, Gatow bascula brutalement en avant et heurta la poitrine de son assaillant. Tout en se cramponnant au bras de celui-ci pour ne pas tomber, il essaya de ne pas lâcher son reflex. Au même moment, la bandoulière vola au-dessus de son crâne et il reçut un violent coup de poing au menton qui le projeta en arrière. Il chancela, mais parvint à reprendre son équilibre. Affolé, il se redressa et dévisagea les deux individus. – How do you open that shit? demanda l’un d’eux. Lorsque Gatow vit la façon dont son agresseur tripotait son appareil photo, il en oublia sa peur. Soudain hors de lui, il leva les bras : – Hé ! Rends-moi mon appareil ! L’imbécile était sur le point de réduire son Nikon en miettes ! Frank eut l’impression d’être un enfant en pleurs qui tendait les bras vers son jouet. Il se figea quelques instants – le type ne venait-il pas de parler anglais ? Le petit râblé s’interposa et écarta les mains de Frank : – Leva le tue sporche mani di dosso! Il avait parlé très vite dans un italien sans fautes, mais l’accent était le même que celui de son compagnon. – C’est mon appareil ! protesta Gatow. Vous êtes fous ou quoi ? Give it back ! Tout à coup, il prit conscience qu’il n’était pas victime d’un simple vol. Pickpockets et voleurs de voitures préféraient les villes touristiques comme Pise, 12
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Sienne ou Florence ; dans la campagne toscane, il n’y avait personne à détrousser. Manifestement, ces types voulaient s’emparer de la pellicule et non de l’appareil. – Merda! grogna le grand escogriffe. Come cazzo si apre? Frank observa avec stupeur l’homme qui triturait le Nikon comme s’il n’avait jamais tenu dans ses mains un appareil photo. L’obus lui avait dit d’enlever ses sales pattes, ses « sporche mani », mais c’étaient les siennes qui étaient en train de détruire son instrument de travail. Il était temps d’arrêter le massacre. – Non ! s’écria Gatow avec rage. Arrêtez ! Je vais vous montrer comment l’ouvrir. Avec un peu de chance, ils ne toucheraient plus à son reflex s’il leur donnait la pellicule. – Il faut d’abord tourner le levier de verrouillage vers la gauche, puis le soulever. Après, le boîtier s’ouvre. Pourquoi ces idiots voulaient-ils faire main basse sur son matériel ? Il avait beau réfléchir, il ne comprenait pas. Les Américains venaient-ils pratiquer le vol à la tire en Europe ? L’avaient-ils pris pour un touriste ? S’ils voulaient la pellicule, ils n’avaient qu’à la prendre, Frank n’avait aucunement l’intention de subir un tabassage en règle pour si peu, mais ils devaient laisser son nouveau Nikon F5 intact – il venait de l’acheter pour le travail qu’il devait réaliser ici. Il fit un pas vers les deux hommes. À cet instant, l’obus lui assena un coup de poing dans l’abdomen. Il eut l’impression que ses poumons se vidaient entièrement et il s’affaissa tel un ballon de baudruche dégonflé. Le grand escogriffe le saisit au col et, avec l’aide de son complice, le releva aussitôt. Gatow vacilla, cherchant désespérément à reprendre son souffle. L’échalas le frappa à son tour ; un direct du gauche suivi d’une droite foudroyante, exécutés avec flegme et maîtrise. L’homme semblait être un boxeur expérimenté, habitué à s’entraîner sur un punching-ball. Les chocs s’étaient enchaînés à une vitesse folle, si bien que Frank n’aurait su dire s’il avait encaissé un ou 13
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deux coups. Sa tête se renversa brutalement en arrière, son cerveau explosa. La violence de l’attaque le fit basculer à la renverse ; il tomba lentement. Sonné, il vit le paysage défiler autour de lui, puis le ciel apparut, immense et paisible, aussi bleu que la mer au pied des falaises escarpées des Cinque Terre… Il pouvait respirer normalement, mais il avait la bouche desséchée. Lorsqu’il essaya d’avaler sa salive, il parvint à peine à remuer la mâchoire. On l’avait mis K.-O. en l’atteignant au plexus solaire. Mais pourquoi ces salopards l’avaient-ils frappé ? Peu à peu, il recouvrait ses esprits. Qui étaient ces deux hommes ? Quand ils étaient arrivés au sommet de la colline, il ne les avait ni insultés ni provoqués. Il n’avait rien fait de mal. Tout à coup, il tressaillit en songeant qu’ils étaient peut-être encore là. Depuis combien de temps était-il étendu ici ? Gatow cligna des paupières. La lumière était éblouissante et lui faisait mal aux yeux. Il n’avait pas la force de se redresser mais, en levant la tête, il constata avec soulagement que les inconnus avaient disparu. L’attendaientils dans la vallée, à côté de sa voiture ? Épuisé, il ferma les yeux ; l’état de demi-conscience dans lequel il se trouvait était plutôt agréable. Si seulement il pouvait oublier cette maudite soif qui le torturait… Pourquoi s’étaient-ils jetés sur lui avec une telle violence ? Il s’était contenté de les observer avec son téléobjectif. Pourquoi voulaient-ils s’emparer de son appareil ? Que faisaient ces types en costume-cravate au beau milieu des vignes de Niccolò Palermo ? Les questions se bousculaient dans son esprit. La sensation de sécheresse dans sa bouche l’empêchait de réfléchir. Il eut soudain la nausée. Il se tourna sur le côté et regarda fixement le sol devant lui. Un lézard entra dans son champ de vision et passa près de son œil gauche. Se faufilant entre les mottes de terre, le petit reptile s’approcha du nez de Gatow, puis changea brusquement de direction pour revenir sur ses pas. Au moment où le photographe s’apprêtait à lever 14
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la main pour le chasser, l’animal disparut derrière une touffe d’herbe flétrie. Frank avait l’impression que sa tête était enveloppée dans de la ouate. Doucement, il ouvrit et referma la bouche. Sa mâchoire coinçait comme une charnière rouillée. Il répéta le geste plusieurs fois et sentit une légère amélioration ; seuls les mouvements de gauche à droite lui faisaient horriblement mal. Quand il essaya de se redresser en levant lentement la tête, il éprouva une douleur fulgurante, comme si des aiguilles se fichaient dans son cerveau. Comment les boxeurs pouvaient-ils encaisser des coups pareils ? La soif devenait intolérable. Le matin même, il avait acheté plusieurs bouteilles d’eau, mais elles se trouvaient dans la glacière qu’il avait laissée dans sa voiture. Il devait impérativement redescendre dans la vallée pour se désaltérer, sinon la muqueuse de sa bouche ne tarderait pas à se craqueler. À quelques mètres de lui, derrière des brins d’herbe jaunis, il aperçut quelque chose de sombre et luisant. Un oiseau mort ? Gatow poussa un gémissement plaintif lorsqu’il reconnut son appareil photo. Oubliant sa migraine et sa soif dévorante, il rampa fébrilement vers le reflex. Les inconnus l’avaient complètement démoli. La pellicule arrachée gisait sur le sol comme un serpent écrasé. Frank s’installa en tailleur, la seule position assise supportable dans son état. Affligé, il posa doucement le Nikon sur ses genoux comme un petit animal malade. Il aimait les appareils photo ; il pouvait se passionner pour les instruments optiques comme tout artisan pour un bon outil. Cependant, si son engouement était évidemment supérieur à celui d’un mécanicien pour sa clé à molette, il restait modéré en comparaison de certains de ses collègues qui vénéraient leur appareil. Plutôt que de regarder par le viseur et de découper le monde en rectangles, il préférait utiliser ses propres yeux. Mais il devait bien vivre de quelque chose et, comme il ne savait rien faire d’autre, la photographie était pour lui la manière la plus agréable de gagner de l’argent. 15
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Et maintenant ? Le F5 était irréparable. Il n’avait jamais eu de meilleur appareil. Silencieux, doté d’un nouveau capteur autofocus, le Nikon faisait huit photos par seconde. Sa mesure matricielle permettait d’affiner automatiquement le contraste des couleurs. C’était un outil high-tech, et Frank s’était saigné aux quatre veines pour l’acheter avec ses maigres revenus. Il pourrait peut-être faire réparer le téléobjectif, dont le levier de réglage semblait tordu, mais le reflex n’était plus qu’un boîtier en métal sans aucune valeur. À part une agression, il avait tout envisagé : vol, maladie, accident de voiture – la route était longue de Hambourg jusqu’en Toscane. Si l’on comptait les nombreux déplacements qu’il allait effectuer dans la région, il couvrirait probablement plus de six mille kilomètres. Il devait réaliser les photos d’un guide des vins sur le Chianti Classico et la maison d’édition qui l’avait engagé lui avait accordé trois semaines pour ce travail. Trois semaines tous frais payés, matériel et développement des pellicules compris. Un contrat merveilleux en regard des petits boulots inintéressants qu’on proposait de nos jours aux photoreporters free-lance, dans une ère où tout était déjà photographié, numérisé et archivé. Le délai était court compte tenu de tout ce qu’il y avait à voir dans la région située entre Sienne et Florence. Chaque jour, il était subjugué par la beauté des paysages qui s’offraient à lui. Néanmoins, on lui avait donné des instructions précises : il devait photographier une série de domaines viticoles sélectionnés par le journaliste qui écrivait le guide. Par chance, on l’avait laissé libre de s’organiser comme il le souhaitait. Après avoir terminé son programme imposé, il lui resterait un peu de temps pour faire des photos à son gré. Frank déposa délicatement le Nikon près de lui et se redressa. Il faillit s’évanouir une seconde fois en découvrant sa mallette. Les deux hommes l’avaient vidée. Ses autres appareils, ses objectifs et tous ses accessoires étaient éparpillés sur le sol. Ils avaient même sorti les filtres de leurs boîtes avant de les jeter par terre. Deux d’entre eux s’étaient brisés. 16
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Abattu, Gatow promena son regard sur la vallée et contempla l’azienda agricola de Niccolò Palermo. Une brume légère envahissait les vignes qui entouraient la ferme. Il admira les rangées de ceps parfaitement alignées qui, de loin, ressemblaient à de profonds sillons creusés par un gigantesque râteau sur les flancs des coteaux. Les oliveraies épousaient le relief vallonné ; les arbres paraissaient dessiner des lignes topographiques. Au-dessus, sur la crête d’une colline voisine, on apercevait une forêt qui s’assombrissait lentement sous le soleil déclinant. Comme à son habitude, Frank avait voulu se faire une idée du domaine avant de rencontrer le viticulteur. Voilà pourquoi il avait gravi l’éminence sur laquelle il se trouvait ; il avait décidé qu’il ferait la photo d’ensemble de la propriété de ce point de vue. Il lui faudrait cependant revenir le lendemain matin car, en cette fin d’après-midi, il était à contre-jour. Juste avant l’arrivée de ses agresseurs, Gatow avait vu quelqu’un traverser la cour de l’azienda. Malgré la distance, il avait cru reconnaître la silhouette d’un adolescent. En bas, dans la vallée, sa Volvo grise était encore là. Apparemment intacte. Il était soulagé car il s’agissait de la voiture de son père, qui avait gentiment accepté de la lui prêter. Durant les trois prochaines semaines, son paternel roulerait avec sa vieille guimbarde. Celle-ci ne serait jamais parvenue jusqu’en Italie ; tous les trois mille kilomètres, elle brûlait de revoir le mécanicien passionné qui s’occupait de son entretien et l’entourait de soins attentifs. Aucune trace du 4x4 des types en costard. Ils s’étaient garés juste devant sa voiture. S’étaient-ils rendus auparavant à l’azienda, qui se trouvait au bout du chemin ? En tout cas, ils n’étaient pas là lorsqu’il était arrivé. Il était presque sept heures du soir. Trop tard pour rendre visite à Niccolò Palermo. De toute manière, le photographe aurait eu besoin du F5, puisqu’il faisait désormais ses portraits avec le Nikon. Soudain, il s’aperçut que toutes les pellicules qui se trouvaient 17
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dans sa mallette avaient disparu. Les inconnus les avaient certainement volées. C’était rageant, il devrait donc refaire les photos qu’il avait prises aujourd’hui. Fort heureusement, il avait des pellicules en réserve dans le frigo de sa chambre d’hôtel. Frank décida qu’il rangerait son matériel plus tard et, broyant du noir, il reprit le chemin qui descendait dans la vallée. Il marcha avec précaution afin de ne pas aggraver ses maux de tête. Arrivé près de sa voiture, il constata que l’un des pneus était à plat. J’ai de la chance, songea-t-il, les trois autres ont l’air intacts. Il sortit une bouteille d’eau de sa glacière et la but d’un trait. Puis il saisit une seconde bouteille, en avala la moitié et vida le reste sur sa nuque. S’étaient-ils contentés de dévisser la valve ou avaientils crevé le pneu ? Dans tous les cas, il fallait changer la roue. Que signifiait toute cette histoire ? Avait-il fait les jours derniers, par accident, des clichés d’une installation militaire ou d’une personne qui ne souhaitait pas être photographiée ? Les deux hommes n’étaient pas des carabiniers en civil, c’était peu probable. Peutêtre des agents de la police secrète ? Mais si cela avait été le cas, ils auraient sans doute agi de manière plus discrète. Gatow se souvint qu’il avait vécu une expérience similaire du temps de la guerre froide. Il venait de commencer sa carrière de photoreporter et s’était retrouvé à proximité d’une zone militarisée ; l’endroit fourmillait de soldats en manœuvre. Une patrouille de l’armée britannique du Rhin l’avait arrêté malgré sa carte de presse. Durant plusieurs heures, des officiers l’avaient interrogé pour finalement le remettre à la police militaire, qui l’avait libéré peu de temps après. Cette mésaventure s’était bien terminée et son arrestation n’avait eu aucune conséquence fâcheuse : on l’avait certes fiché comme individu potentiellement dangereux, mais personne ne l’avait molesté. Frank se versa de nouveau de l’eau minérale sur la tête. Le contact des bulles pétillantes sur son cuir chevelu lui remit les idées en place. Rasséréné, il reprit le sentier 18
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menant au sommet de la colline pour aller ramasser son matériel. Sur place, il commença par inspecter ses autres appareils photo – par miracle, tous étaient intacts, les bouchons des objectifs avaient protégé les lentilles de la terre et de la poussière. Il rassembla ensuite ses accessoires dispersés sur le sol : cartouches d’air comprimé pour nettoyer les appareils, filtres, flashes, tournevis, lampe de poche. Il lui faudrait déposer une plainte. La police ne retrouverait sûrement pas ses agresseurs mais, sans déclaration de vol, son assurance ne lui rembourserait jamais son nouveau Nikon. Y avait-il seulement un commissariat à Castellina ? Peu à peu, les ombres s’allongeaient, la brume s’épaississait et le bleu du ciel pâlissait. D’ordinaire, Gatow adorait ce moment de la journée. L’endroit était paisible et la lumière caressante, presque horizontale, adoucissait le paysage en accentuant les perspectives. Mais aujourd’hui, après ce qu’il venait de vivre, le spectacle qui s’offrait à ses yeux ne l’émouvait guère. La tête encore bourdonnante, il redescendit dans la vallée et se mit à démonter la roue endommagée de sa voiture. Tout était calme dans l’azienda. Depuis le départ des deux hommes, aucune voiture n’était arrivée et personne n’avait quitté la ferme. Hormis le chant des oiseaux et le bruissement du vent dans les arbres, on ne percevait pas le moindre bruit. Frank serait obligé d’annuler ses rendez-vous du lendemain. En priorité, il devait remplacer son Nikon ; il espérait trouver un modèle du même genre à Florence, sinon il serait contraint de se rendre à Rome – dans le pire des cas, il poursuivrait son travail en utilisant ses vieux appareils. Il lui fallait également trouver des filtres. Gatow en avait besoin car, à cette époque de l’année, il y avait beaucoup de brume. Faire ces achats lui coûterait certainement une journée de travail. Il appréhendait déjà la course d’un magasin de photo à un autre dans les rues encombrées de Florence ! Dans l’azienda, aucune lumière ne s’était allumée. La cour de la ferme était plongée dans une pénombre 19
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crépusculaire. Étrangement silencieuse, la propriété semblait abandonnée. À l’instar de nombreux vignerons du coin, Niccolò Palermo possédait peut-être un appartement en ville où il résidait avec sa famille… Frank contempla l’exploitation. Corps de logis, granges, ateliers et étables formaient un carré d’un seul tenant. Seul le bâtiment flambant neuf situé en face de la maison d’habitation détonnait dans cet ensemble. Construit à flanc de colline, il paraissait ne faire qu’un avec la roche. Gatow supposa qu’il s’agissait de la cave viticole. Tonneaux et bouteilles étaient sûrement entreposés dans les profondeurs de la butte. Une Fiat et un pick-up étaient garés dans la cour de l’azienda déserte. Trop épuisé pour réfléchir, Frank rangea sa mallette, la roue dégonflée et le cric dans le coffre de sa voiture, puis s’installa au volant. Tandis qu’il traversait la forêt pour rejoindre la route départementale, il essaya vainement de se rappeler les visages de ses agresseurs. Il repensa aux Blues Brothers et des images du film lui revinrent en mémoire. Rien à voir avec les traits marquants des vignerons que Gatow photographiait depuis plusieurs jours : ces hommes à la peau tannée, labourée de rides, respiraient la joie de vivre. Lorsqu’il s’engagea sur la petite départementale, l’image des Blues Brothers s’évanouit. Peu avant le village de Vagliagli, il bifurqua sur la gauche et entama l’ascension d’un coteau escarpé pour suivre la route des crêtes qui offrait une superbe vue panoramique. La voie était à peine praticable, et sa voiture fut malmenée par les ornières. Au bord de la chaussée défoncée, Frank vit un panneau indiquant l’existence de tombes étrusques dans la forêt. Il fallait qu’il aille visiter cet endroit, peut-être pourrait-il faire làbas des photos intéressantes ? Il finit par rejoindre la Via Chiantigiana ; la fameuse route des vins traversait le Chianti du nord au sud, reliant Florence à Sienne. Sur la gauche, en contrebas, il aperçut le château de Fonterùtoli. Nommé Fons Rutolæ par les Romains, ce domaine viticole était également au programme du 20
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guide. Ses Chiantis étaient légendaires ; le Gambero Rosso, le plus célèbre guide des vins d’Italie, les qualifiait de remarquables. Blotti sur un flanc de colline, Fonterùtoli était un castel entouré d’une poignée de maisons pittoresques. Douves et murs d’enceinte avaient disparu depuis longtemps, mais le clocher de sa chapelle romane se dressait toujours fièrement vers le ciel. Frank se gara sur le bas-côté de la route pour s’imprégner des lieux. Les différents domaines où il devait se rendre étaient souvent cachés dans la campagne toscane et il avait déjà perdu beaucoup de temps sur les routes. Dès qu’il passait près d’un vignoble à photographier, il réalisait aussitôt un croquis de la propriété. Quand il revenait faire ses clichés, il savait ainsi où se positionner pour avoir le meilleur angle de vue et la lumière idéale. Quel appareil allait-il utiliser ? Il lui restait les deux autres Nikon, un petit autofocus avec un objectif de 35 mm ainsi qu’un polaroïd pour les natures mortes et les portraits. Pourtant, sans son F5, il se sentait nu comme un ver. Une pensée le fit soudain tressaillir : si ses agresseurs l’avaient attaqué pour lui voler ses pellicules, celles qu’il conservait dans le frigo de sa chambre d’hôtel étaient sans doute en danger ; mieux valait les expédier dès le lendemain au laboratoire de Hambourg ! Il tâcha de se concentrer pour terminer son croquis. Pour la météo, il était optimiste ; fin septembre, le temps était plutôt clément. L’humidité de l’air augmentait légèrement, ce qui pouvait faire naître un peu de brume, mais aucune averse n’était annoncée. Les viticulteurs étaient ravis car, depuis plusieurs mois, les conditions climatiques étaient propices à la vigne. Gatow reprit la Chiantigiana. Depuis son arrivée, il l’empruntait tous les jours pour se rendre dans les différents domaines qu’il devait photographier. C’était de part et d’autre de cette route que l’on mettait en bouteilles ce fameux vin auquel on attribuerait ensuite une vignette rose avec l’inscription Chianti Classico DOCG. 21
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La route montait. Devant lui, perché à six cents mètres d’altitude sur une colline, le village de Castellina était encore éclairé par les derniers feux du soleil tandis que les ombres envahissaient les vallons environnants. Les premières étoiles se détachaient sur le ciel sans nuages. Devait-il appeler Niccolò Palermo en arrivant à l’hôtel ? Il mit la main dans la poche de sa veste : son cellulaire ne s’y trouvait pas. Il pila en poussant un juron. Derrière lui, un bruit de freins retentit, suivi d’un concert de klaxons. Quelques secondes plus tard, une Alfa Romeo le doubla en trombe. Son conducteur lui fit un signe du doigt explicite. Gatow fouilla la boîte à gants, puis descendit du véhicule. Il ouvrit le coffre et inspecta sa mallette. Tout était à sa place : lentilles, objectifs et filtres. Le portable était donc resté au sommet de la colline où il avait été agressé. Et si Christine essayait de le joindre ? Frank leva les yeux vers le ciel. La nuit ne tarderait pas à tomber et il ferait bientôt trop sombre pour retrouver le cellulaire. Il préviendrait sa fille de l’hôtel. Il avait besoin d’un bon bain et d’une aspirine. Il irait chercher son téléphone le lendemain matin, avant de se rendre à Florence ; il en profiterait pour fixer un nouveau rendez-vous avec Palermo. Le vigneron pourrait peut-être lui en dire plus sur ses mystérieux agresseurs.
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Lundi 7 septembre Horrifiée, Laura écarquilla les yeux en apercevant Frank. – Dio mio! Mais vous êtes blessé ! Qu’est-ce qui vous est arrivé ? La fille du propriétaire de l’hôtel bondit de son fauteuil et délaissa le téléviseur de la salle commune. Juchée sur ses hauts talons, elle trottina avec empressement vers le photographe. Trop absorbé dans ses pensées, Gatow n’avait même pas songé que son agression avait laissé sur lui des traces visibles. – Ce n’est rien ! Une mauvaise chute. J’étais en train de faire des photos au sommet d’une colline et j’ai glissé… Son excuse n’était pas très originale, mais il n’avait aucune envie de s’étendre sur le sujet. De quoi avait-il l’air ? Il devait absolument se regarder dans un miroir. Il se moquait de savoir si Laura, dans sa maladresse, éprouvait une réelle compassion. La jeune femme lui tapait sur les nerfs. Il avait tenté de se faufiler jusqu’à la réception pour prendre la clé de sa chambre, mais 23
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il s’était fait repérer. Laura le harcelait depuis qu’elle avait appris quel métier il exerçait. – Signor Gaaato… Elle prenait plaisir à étirer le « a » de son nom, qu’elle trouvait particulièrement mignon parce qu’il ressemblait au mot « chat » en italien – « gatto ». – Vous devez vous faire soigner ! Vous avez mal ? Seulement quand je te vois, songea Frank avec aigreur. Il recula d’un pas lorsque Laura tendit la main pour lui caresser la joue. Elle s’était penchée en avant, et il ne put s’empêcher de jeter un œil sur son décolleté plongeant ; comme toujours, les premiers boutons de son chemisier étaient ouverts. N’importe quel autre photographe aurait sans doute cédé à ses sollicitations et accepté de lui faire un book ! Laura rêvait d’imiter ces jeunes filles aux cheveux oxygénés qui se trémoussaient en petite tenue dans les shows ringards de la RAI. Un homme sans scrupules en aurait profité pour la mettre dans son lit, mais Frank n’avait pas l’intention de jouer les Helmut Newton. Qui plus est, il n’était pas attiré par les midinettes : Laura avait l’âge de sa fille. – Mamma! Le cri avait fusé comme si elle avait hurlé « Au feu ! ». Gatow se figea. Et maintenant ? Lorsque la jeune femme disparut derrière le comptoir de la réception, il tourna la tête pour se regarder dans le miroir accroché près de l’entrée. En se découvrant dans la glace, il comprit soudain la réaction de Laura ; son visage mal rasé et contusionné lui donnait une gueule de déterré. Ses yeux bleus avaient perdu tout éclat. Les cheveux sombres, parsemés de mèches grises, étaient ébouriffés et luisaient de sueur. Il avait une écorchure à la tempe et son oreille gauche était maculée de terre. Tuméfiée, sa mâchoire avait presque doublé de volume, ce qui expliquait pourquoi il avait si mal quand il ouvrait la bouche pour parler. Veste et jean étaient couverts de crasse. En voyant Frank, la mère de Laura joignit théâtralement les mains, comme si elle s’apprêtait à réciter une prière : 24
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– Signore! Che disgrazia! – Ne vous inquiétez pas, ce n’est rien ! Je suis tombé, c’est tout. Ça peut arriver ! – Vous voulez aller chez le médecin ? Mon mari peut vous y conduire. Donnez-moi vos vêtements, je vais les laver. Qu’est-ce qui s’est passé ? Gatow refusa d’un signe de la main. Une telle sollicitude l’étouffait. S’il acceptait l’aide proposée, il se sentirait obligé de réaliser les photos de Laura et cette perspective le rebutait. – Je vais aller me reposer. Avant de monter, est-ce que je pourrais passer un coup de fil ? Le téléphone de ma chambre… – Scusi, je sais, il ne fonctionne toujours pas. Le réparateur n’a pas eu le temps de venir, vous comprenez ! Demain, peut-être. Mais venez ici, à la réception… Laura crut flairer une opportunité. – Il peut utiliser notre bureau ! D’accordo, mamma? Sans attendre de réponse, elle poussa Frank dans une petite pièce située derrière la salle commune. – Installez-vous, je vous fais de la place. Après avoir écarté précipitamment les papiers qui s’amoncelaient sur la table de travail, elle recula et resta plantée sur le pas de la porte. Sa mère la prit par le bras pour la faire sortir de la pièce. – Grazie, les remercia Frank. C’est très gentil de votre part. Il s’effondra sur le siège. Les bras ballants, il ferma les yeux. Il allait devoir supporter ces deux femmes encore quelque temps. Malheureusement, il ne pouvait pas changer d’hôtel, c’était son éditeur qui payait la chambre. Il n’aurait pas été en mesure de régler la note avec ses maigres honoraires – même si la mère de Laura avait promis de lui accorder un rabais dans le cas où il accepterait de faire les photos demandées. Elle souhaitait sans doute à sa fille un avenir meilleur, loin des vicissitudes de l’hôtel familial. Le père n’était probablement pas au courant de ce projet. 25
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Gatow ne pouvait pas refuser catégoriquement : un non définitif lui attirerait les foudres maternelles. Mais après tout, pourquoi s’en faire ? Une fois son travail terminé, il ne reverrait plus jamais Laura et sa mère. Tout comme les vignerons qu’il photographiait : certains feuilletteraient une ou deux fois l’exemplaire du guide qu’on leur enverrait en cadeau, puis le bouquin finirait sur une étagère poussiéreuse. Que lui, Frank Gatow de Hambourg, ou un autre photographe ait réalisé les clichés, cela revenait au même. C’était toujours pareil d’un reportage à un autre ; les gens qu’il photographiait n’avaient d’importance que durant un quart de seconde. Fixés sur la pellicule, ils perdaient toute réalité. Que lui arrivait-il aujourd’hui ? Pourquoi voyait-il tout en noir ? Avait-il un métier trop solitaire ? Était-il trop souvent en déplacement ? Peut-être ne prenait-il plus suffisamment le temps de regarder autour de lui ? Au cours de ses voyages, il voyait énormément de choses, mais il les oubliait sur-le-champ. Les rencontres intéressantes se faisaient rares et étaient de courte durée. Plus il photographiait quelqu’un, moins il s’en souvenait. Voilà pourquoi il n’avait aucune photo de sa fille dans son portefeuille. Il s’arracha à ses pensées et composa le numéro de téléphone de Christine. Contre toute attente, il reconnut la voix de son ex-femme au bout du fil. Instinctivement, il écarta le combiné de son oreille. Son ancienne compagne passa aussitôt à l’attaque : – Tu as viré trop tard la pension du mois de septembre. Comme veux-tu que je… – En contrepartie, l’interrompit Gatow, je t’ai déjà versé l’argent pour le mois d’octobre ! Il enrageait. Après sa mésaventure de l’après-midi, il se serait bien passé d’une telle conversation. Pourquoi sa fille n’avait-elle pas décroché ? – Je n’ai pas envie de me disputer avec toi, Hannelore. Peux-tu me passer Christine, s’il te plaît ? – Tu es encore en voyage, au lieu de t’occuper d’elle… 26
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De nouveau, son ex lui reprocha d’avoir tardé à verser la pension alimentaire de sa fille. Elle semblait avoir oublié que Christine vivait désormais la moitié du temps chez lui. Furieux, Frank était à deux doigts de raccrocher lorsqu’il entendit Christine s’emparer du combiné. – Papa ? Cessez de vous chamailler à mon propos. Ou alors, faites-le quand je ne suis pas là. Lâche le téléphone, maman, je veux parler à papa. Non, je ne te le rendrai pas ! À l’autre bout de la ligne, son ancienne épouse poussa un juron avant de s’éloigner. Le calme revint. – Voilà, elle est partie. – Christine ? Tu vas bien ? – Bof. Comme tu peux le constater, maman n’a pas changé. J’en ai marre de vivre la moitié du temps ici. Laisse-moi venir habiter chez toi pour de bon ! Je t’en prie, j’ai dix-huit ans maintenant… – Pas avant que tu aies décroché ton bac, c’est ce que nous avions convenu. Mais on pourra en reparler quand tu seras ici. Dans deux semaines… – Et deux jours exactement, ajouta Christine avec entrain. J’ai déjà réservé mon billet de train jusqu’à Florence. Elle lui précisa la date et l’heure de son arrivée. – J’ai deux surprises pour toi, ajouta-t-elle d’une voix espiègle. À neuf ans, Christine avait supplié son père de lui acheter un appareil photo. Quatre ans plus tard, elle remportait son premier concours. Sa carrière semblait toute tracée. Frank était persuadé qu’elle irait loin. Lui-même aimait son métier et l’exerçait avec un certain talent, mais Christine ne vivait que pour la photographie. Contrairement aux filles de son âge, elle ne montrait aucun intérêt pour le lèche-vitrines et trouvait les garçons ennuyeux. Il aurait pu parier sans hésiter qu’elle avait déjà préparé son matériel photo en vue de son voyage en Italie. À l’évidence, sa fille se réjouissait autant que lui de leurs vacances communes. Pour ne pas l’inquiéter inutilement, il préféra taire son 27
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agression et se contenta de lui dire qu’il avait perdu son portable. Après lui avoir donné le numéro de téléphone de l’hôtel, il promit de la rappeler le jeudi suivant et raccrocha. Si Christine n’avait pas vu le jour, il aurait considéré son mariage comme une énorme erreur. La seule ombre au tableau était sa jalousie maladive : était-ce un phénomène typique chez les enfants de divorcés ? Gatow soupira en songeant qu’elle avait chassé sans pitié sa dernière copine. Finalement, ce n’était peutêtre pas une si bonne idée de la laisser s’installer à demeure chez lui. Si seulement elle se trouvait un petit ami… Absorbé dans ses pensées, il composa le numéro d’un petit atelier à Florence, spécialisé dans la réparation d’instruments d’optique ; avec un peu de chance, on pourrait réparer son téléobjectif. Un répondeur lui indiqua les horaires d’ouverture de la boutique. Il décida ensuite d’appeler Massimo Vanzetti, un viticulteur dont les vins avaient une excellente réputation, pour annuler son rendez-vous du lendemain. Une voix revêche lui répondit. La secrétaire de Vanzetti ? – Non c’è. Le signor Vanzetti est à Milan. Il ne reviendra que dans trois semaines. Mauvaise nouvelle. Le domaine Vanzetti se trouvait tout en haut de la liste que la rédaction lui avait donnée. L’auteur du guide avait rédigé une description détaillée de ce vignoble réputé. Frank devait impérativement réaliser un portrait du viticulteur. – Je peux vous passer la signora, proposa sèchement la secrétaire présumée. Un momento, per favore. – Ce n’est pas la peine, articula Gatow. Trop tard, son interlocutrice avait déjà posé le combiné : il l’entendit héler l’épouse du vigneron. Quelques instants plus tard, il perçut des pas énergiques s’approcher du téléphone. – Pronto? Que désirez-vous ? Troublé, Frank hésita. La voix était autoritaire, mais non dénuée d’une certaine chaleur. Il s’excusa 28
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maladroitement de ne pas pouvoir venir au rendezvous prévu avec Massimo Vanzetti. – Vous aviez rendez-vous avec moi, répliqua la signora. C’est moi qui dirige le domaine, et non mon mari ! La propriété porte son nom, mais pour tout ce qui touche au vin, je suis celle qui prend les décisions ! Frank avait compris le message. Manifestement, le ménage des Vanzetti battait de l’aile. – Votre collègue, reprit la femme, le journaliste allemand… – Steinhauer… – Esattamente. C’est moi que le signor Steinhauer a interviewée. Il aurait dû vous prévenir. Une sacrée boulette. Frank sentit son pied gauche trembler, un signe de nervosité chez lui. Pourquoi cette femme était-elle aussi acerbe ? Était-elle simplement vexée ou son agressivité cachait-elle autre chose ? Les Vanzetti s’entre-déchiraient peut-être pour le domaine. On ignore ce qui se passe derrière les murs pittoresques des maisons toscanes, songea Frank en promenant son regard dans le bureau. Ses yeux se posèrent sur un poster qui représentait le Castello di Brolio, magnifique château qu’il avait photographié la veille. Comment pouvait-il rattraper sa bourde et gagner l’estime de la signora Vanzetti ? La viticultrice prit les choses en main. Elle lança brusquement : – Ça m’arrange que vous ne veniez pas demain. Après-demain, je serai indisponible et jeudi, je participe à une importante dégustation de vins qui se tient tous les ans à Sienne. Disons vendredi ? – C’est parfait. Et quand voulez-vous… – Je suis très occupée, le coupa-t-elle. Venez donc vendredi matin à sept heures trente. Ah, comment vous appelez-vous au fait ? – Gatow, Frank Gatow. La signora marqua une pause. Elle trouvait certainement son nom amusant. Maudit chat. Dire que ce n’était même pas son signe dans l’horoscope chinois. – Est-ce que vous vous y connaissez en vin ? 29
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Frank tressaillit. Aucun vigneron ne l’avait interrogé de manière aussi directe. – Pas vraiment, balbutia-t-il, gêné. J’en bois volontiers, mais… – Va bene. C’est tout ce que je voulais savoir. À samedi. Arrivederci. Elle raccrocha sans attendre de réponse. Décidément, la signora avait son caractère et n’admettait pas la moindre objection. Était-ce la raison pour laquelle son mari restait aussi longtemps à Milan ? Le photographe sortit du bureau, puis emprunta le bel escalier en bois de marronnier pour gagner sa chambre. À mi-chemin, il s’aperçut qu’il avait oublié d’appeler Niccolò Palermo et fit demi-tour. Personne ne répondit à l’azienda. Frank tenta de joindre le vigneron sur son portable, mais il tomba sur le répondeur. Éreinté, il gravit une nouvelle fois l’escalier et se réfugia dans sa chambre. Après s’être débarrassé de ses vêtements sales, il alla dans la salle de bains et prit une aspirine. Contemplant son reflet dans le miroir, il palpa quelques instants son menton toujours meurtri, puis entra dans la cabine de douche. Il ouvrit le robinet et sentit avec bonheur l’eau chaude couler sur son corps endolori. Frank se détendit et mit en ordre ses pensées. Finalement, tout allait s’arranger ; il trouverait sans doute à Florence un nouveau reflex et ferait réparer son téléobjectif. On lui avait volé deux pellicules et il devrait photographier une nouvelle fois le domaine de Palazzino, où il s’était rendu le matin même, mais ce n’était pas si grave : il trouverait un prétexte pour convaincre le propriétaire de le recevoir à nouveau. Après s’être rasé, Gatow enfila des vêtements propres et décida de se rendre au poste des carabiniers. Le village de Castellina n’était pas grand et il arriva à destination quelques minutes plus tard. Il fut accueilli par un jeune homme gominé, sanglé dans un uniforme impeccable. Comme il décrivait ce qui lui était arrivé quelques heures plus tôt, il remarqua que celui-ci le dévisageait d’un air méfiant. L’entretien se transforma 30
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peu à peu en interrogatoire. Lorsque Frank mentionna dans quel hôtel il séjournait, il vit le carabinier tiquer. – Pourquoi parlez-vous aussi bien l’italien ? demanda le militaire d’un ton suspicieux. – Mon père a travaillé en Italie pour une société allemande. Je suis allé à l’école à Turin. – Combien de temps ? – Quel rapport avec mon agression ? – C’est à moi d’en juger. Gatow soupira. Il commençait à regretter d’être venu au poste. – Six ans. – Vous avez dit que vos agresseurs conduisaient un 4x4 ? – Effectivement, vous avez bien entendu. Sentant que Gatow ne prenait pas son autorité au sérieux, le carabinier fronça les sourcils. – Si vous avez vu du haut de la colline que l’un des hommes tenait des jumelles, vous auriez dû reconnaître la marque du véhicule. – Les voitures ne m’intéressent pas. BMW, Mitsubishi ou Peugeot… En ce moment, elles sont toutes rondes, c’est la mode. Je n’arrive pas à les distinguer. – Pour les automobiles, on parle de design, pas de mode, corrigea le jeune homme. De quelle couleur était le véhicule ? – Je n’en sais rien. Gris, bleu, noir. Une teinte sombre. – Vous prétendez être photographe et vous ne vous rappelez même pas la couleur de ce 4x4 ? – À contre-jour, on ne voit pas grand-chose. Et la voiture était garée en contrebas à plus d’une centaine de mètres. Ma parole, c’est un interrogatoire ? – C’est moi qui pose les questions, ici ! Compris ? Tout à l’heure, vous ne saviez pas à quelle distance vous vous trouviez du véhicule. – Désolé, je n’ai pas mesuré exactement. Le carabinier pencha la tête de côté et jeta à Frank un regard mauvais. 31
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– Vous ne trouvez pas que votre déposition est un peu ridicule ? Vous ne pouvez me donner ni la couleur ni la marque de ce fameux 4x4, et vous êtes incapable de décrire vos agresseurs. Des Italiens qui parlaient anglais ? Des Américains avec un accent italien ? – Si je peux me permettre, j’ai l’impression que vous vous embrouillez. Le jeune homme aux cheveux pommadés chassa la réflexion d’un geste agacé : – Votre histoire ne tient pas debout. – C’est pourtant la vérité. – Ces deux individus ont gravi la colline au sommet de laquelle vous vous trouviez. Vous avez eu le temps de les observer, non ? Le militaire plissa les yeux d’un air ironique. – Et la seule chose dont vous vous rappelez, c’est qu’ils portaient des costumes noirs. Totalement absurde. Personne ne se promène ici dans un tel accoutrement. Gatow haussa les épaules. Son interlocuteur s’entêtait à ne pas comprendre. Pire encore, il ne cessait de jeter des coups d’œil vers un téléviseur placé au fond de la pièce. Un de ces shows médiocres auxquels Laura tenait tant à participer venait de commencer ; le jeune représentant de l’ordre semblait fasciné. Frank le considéra attentivement. La vingtaine, un visage plutôt agréable, il avait des yeux noirs bordés de longs cils. Son nez aquilin déviait légèrement vers la droite. Le port du képi avait laissé une empreinte sur ses cheveux lissés avec soin. Comment expliquer à un tel blanc-bec ce qu’il avait éprouvé quand les deux inconnus s’étaient avancés vers lui ? Il s’éclaircit la gorge. Le carabinier détacha son regard de l’écran de télévision et dévisagea Gatow d’un air réprobateur. En silence, il saisit le Nikon et le fit tourner dans ses mains. Puis il demanda en haussant un sourcil : – Vos agresseurs vous ont arraché votre appareil et l’ont démoli dans le seul but de récupérer la pellicule ? C’est peu crédible. 32
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Frank hocha la tête. – Je ne comprends pas non plus pourquoi ils se sont acharnés sur mon matériel. – Je vais vous dire ce qui s’est véritablement passé : vous avez laissé tomber votre appareil photo par terre et vous voulez faire une fausse déclaration de vol pour que votre assurance vous dédommage. Je connais votre manège : les touristes font souvent ça ! Ne comptez pas sur moi pour cautionner votre arnaque ! Quel imbécile, songea Gatow. – Je suis photographe. Pourquoi détruirais-je mon meilleur appareil ? – Qu’est-ce qui me prouve que vous êtes photographe ? Il joue au commissaire, pensa Frank en plaquant sa carte de presse sur le bureau. Le jeune carabinier l’examina d’un œil sceptique. – Vous avez peut-être cassé votre appareil parce que vous avez envie d’un modèle de meilleure qualité ? C’est une explication plausible. – Le F5 est le meilleur reflex du marché ! s’emporta Gatow. Décidément, soit ce militaire était vraiment stupide, soit il était d’une parfaite mauvaise foi. Frank essaya de garder son calme. Son pied tremblait de nouveau. – Je l’ai acheté il y a à peine trois mois. Avec le téléobjectif, il m’a coûté quatre mille euros. Je ne vais pas… – Quatre mille euros ? s’écria le carabinier. Votre appareil vaut plus cher que ma voiture. Écoutez, signore, je ne vous crois pas. Vous n’avez aucun témoin. Vous prétendez avoir été victime d’une agression. Ça arrive tous les jours à Pise ou à Florence, mais au beau milieu des vignes de Niccolò Palermo, c’est une première. – J’avais rendez-vous avec lui. Vous pouvez vérifier. – C’est ce que nous allons faire, je vous le garantis. Si vous aviez rendez-vous avec Palermo, pourquoi n’était-il pas là ? C’est étrange. Dans le coin, il est connu pour être un homme ponctuel. Et vous avez également perdu votre téléphone portable ? Signor Gatow, je… 33
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– Vous n’êtes pas payé pour porter un jugement sur ma déposition, objecta Frank, mais pour la consigner dans un procès-verbal. – Et vous, vous n’êtes pas habilité à me dire en quoi consiste mon travail ! le rabroua le carabinier. Gatow croisa les bras sur sa poitrine. Pourquoi ce type lui faisait-il des histoires ? Prenait-il plaisir à abuser de son pouvoir ? S’il soupçonnait une escroquerie à l’assurance, cherchait-il à obtenir un pot-de-vin ? Cet idiot n’aura pas un centime, se dit Frank. Plutôt crever que de céder à l’intimidation. Il devait maintenant mettre un terme à cette mauvaise plaisanterie. Sachant qu’il n’obtiendrait rien s’il haussait le ton, il opta pour la voie diplomatique : – Vous savez, je suis ici pour photographier la région du Chianti, la nature, vos vignes, vos villages… Tout le monde gagne de l’argent grâce à mon travail. Pourquoi tenez-vous à me mettre des bâtons dans les roues ? Les viticulteurs risquent de vous en vouloir ! Je vais en référer au Consorzio et au comte Solcari. L’allusion au Consorzio del Marco Storico, l’Union des viticulteurs du Chianti Classico, fit mouche. L’organisation et le comte étaient très influents. Le carabinier rendit à Frank sa carte de presse. – Je veux seulement faire respecter la loi, bredouillat-il. – Et moi faire mon travail. J’ai rendez-vous vendredi avec le comte Solcari. Et pour le prendre en photo, j’ai besoin d’un nouvel appareil. – Vous ne photographiez que les vignobles et les chais ? Frank acquiesça en s’attendant au pire. Pourquoi le blanc-bec lui posait-il une question pareille ? – Pas de jeunes femmes… dénudées ? – Non, le nu n’est pas ma spécialité. Le carabinier esquissa un sourire gêné. – Ne le prenez pas mal, signore… Le procès-verbal doit être le plus précis possible afin d’éviter tout malentendu. Finalement, votre histoire se tient et mérite d’être prise en considération. 34
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Frank poussa un soupir de soulagement. Sous le coup de la menace, son interlocuteur buté avait changé d’avis et semblait à présent disposé à l’aider. Un quart d’heure plus tard, il sortait du poste avec son procès-verbal de plainte dans la poche. Entretemps, la nuit était tombée sur le village de Castellina, surplombé par son magnifique château illuminé. Le firmament était parsemé d’étoiles scintillantes. Âgés de six cents ans, la forteresse et son imposant donjon abritaient un musée étrusque. Au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, la Toscane avait été colonisée par les Étrusques qui, bien avant les Romains, pratiquaient déjà la culture de la vigne. Gatow se promit d’aller visiter le château une fois son travail terminé. Libéré de ses obligations professionnelles, il en profiterait pour faire du tourisme avec Christine. Le pavé de la Via delle Volte, un passage voûté qui longeait le rempart oriental de la cité, brillait à la lueur des lanternes en fer forgé. Sur les murs en pierre de taille, le mortier s’effritait par endroits, dessinant des motifs insolites dans la pénombre ; sous les croisées d’ogives de la galerie, le passé semblait revivre. Frank n’aurait pas été surpris de voir surgir d’un renfoncement un homme enveloppé d’une cape noire et coiffé d’un chapeau à plumes, une dague florentine à la main. Le chant nocturne des grillons résonnait au loin. Gatow se détendit. Une brise tiède lui caressait les joues. Il aimait la nuit et sa douce quiétude. Les ruelles de Castellina étaient désertes. Dans ce décor pittoresque, il pouvait laisser son imagination vagabonder et avait l’impression de remonter le temps. Il se dirigeait vers les lumières d’un bistrot lorsqu’il aperçut devant lui une silhouette sortir de la pénombre d’un porche. Un homme vêtu d’un costume noir. Frank fut aussitôt sur ses gardes. Le cœur battant, il accéléra son allure pour suivre l’inconnu. Après avoir parcouru une vingtaine de mètres, l’individu jeta un regard en arrière. Frank se plaqua contre un mur. Ses nerfs lui jouaient des tours. L’homme n’avait ni la démarche 35
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ni la carrure de ses agresseurs. Quelques instants plus tard, il monta dans une Fiat immatriculée à Milan. Gatow poussa un soupir et se remit en marche. Les mains dans les poches, il se dirigea vers le bistrot. Assis en terrasse, plusieurs villageois d’un âge déjà avancé bavardaient gaiement en fumant. Frank s’installa à côté du petit groupe. Il renonça à manger quelque chose, sa mâchoire lui faisait encore horriblement mal. Il commanda un espresso et une sambuca, une liqueur à base d’anis. Près de lui, les hommes parlaient d’une dégustation de vins qui aurait lieu à Sienne. La signora Vanzetti n’y avait-elle pas fait allusion lors de leur conversation téléphonique ? De toute évidence, il s’agissait d’un événement important dans la région. Frank entendit les noms de domaines viticoles réputés comme Rocca delle Macìe, Castellare et Il Palazzino. Les villageois discutaient avec passion et faisaient des pronostics. L’un d’eux se tourna vers le photographe pour lui demander quel était son favori. Frank haussa les épaules d’un air désolé pour signifier qu’il n’en avait pas la moindre idée. Comment pouvait-il savoir si les vins de Dievole étaient meilleurs que ceux de Bonelli ? – On ne peut pas les comparer, argua un convive, mais la riserva 98 de Nittardi a un plus gros potentiel que celle de Santa Chiletta. – Et n’oublions pas Bossi ! – Sa riserva n’arrive pas à la cheville du Torquato de Niccolò Palermo. Frank se pencha vers ses voisins : – Est-ce que par hasard l’un de vous travaille chez Palermo ? Un petit homme râblé, qui avait dépassé la soixantaine depuis longtemps, leva la main. – Sì, signore, moi. J’étais son capomastro, son maître de chai. Niccolò fait des vins extraordinaires. La terre de son domaine vaut de l’or… – Êtes-vous passé chez lui aujourd’hui ? – Non, je ne vais plus très souvent dans son azienda. Seulement pour l’aider à faire ses assemblages. 36
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Gatow hocha la tête. Il avait appris les jours derniers qu’un Chianti Classico était composé de différents cépages. – Il n’y a rien de mieux qu’un bon Roccato, lança l’un des joyeux lurons. Le Gambero Rosso lui a donné une excellente note. – Le Veronelli n’a pas été aussi élogieux, rétorqua un autre. Mais j’ai lu dans le Maroni que… – Vous croyez encore à ce que disent ces torchons ? s’écria l’ancien assistant de Palermo. Les jurés de ces guides sont soudoyés. Tout est truqué. Fiez-vous plutôt à votre nez ! Les hommes parlèrent ensuite d’équilibre, de structure, de tanins et de différents acides organiques. Frank écoutait distraitement. Ces termes ne lui disaient pas grand-chose. Son travail se limitait à photographier les domaines et leurs propriétaires ; c’était le rédacteur du guide des vins qui se chargeait des explications techniques. Deux cafés et trois sambucas plus tard, Gatow se sentait tout à fait détendu. La nuit était douce, la voûte céleste brillait de mille feux. Lorsqu’il se leva pour commander une autre liqueur, il remarqua qu’il était légèrement ivre. Il se ravisa et demanda l’addition, mais les villageois de la table voisine avaient déjà payé ses consommations. Il les remercia chaleureusement, puis s’éloigna d’un pas vacillant. Il reprit le chemin de l’hôtel. Au détour d’une ruelle, il s’arrêta devant une épicerie fine dont la vitrine était éclairée. Sur les rayons d’une grande étagère s’alignaient de nombreuses bouteilles de vin aux étiquettes variées. Dans de grandes corbeilles étaient exposés jambons et saucissons de toutes sortes : prosciutto di cinghiale – jambon de sanglier –, prosciutto di cinta senese – jambon de porc noir de Toscane –, finacchiona – salami au fenouil… Frank admira de belles meules de pecorino al tartufo, du fromage de brebis aux truffes, et de dolce dell’Amiata. Ces mets appétissants lui mettaient l’eau à la bouche. 37
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Son regard se promena sur les huiles d’olive et les diverses sauces pour cuisiner les pâtes, puis il contempla de nouveau les bouteilles de vin, dont la plupart portaient l’appellation « Chianti Classico ». Frank compta près de soixante-dix domaines différents. Il savait que la région fourmillait de producteurs, on en dénombrait pas moins de cinq cents. Tous ces vins n’avaient-ils pas un goût plus ou moins semblable ? Qui pouvait vraiment les distinguer ? Il ferma les yeux et entendit la voix de la signora Vanzetti résonner dans son esprit : « Vous vous y connaissez en vin ? » Non, songea Gatow, pas du tout. Sur un rayon de l’étagère, il remarqua des bouteilles qui provenaient d’autres vignobles toscans : Brunello di Montalcino, Montepulciano. Le photographe grimaça en voyant les prix exorbitants : un Vino Nobile était un peu moins cher qu’un Brunello, il ne coûtait que la bagatelle de vingt-cinq euros. Il y avait également des vins de la région de la Maremme, des Colli Fiorentini, des Colli Senesi et des Colli Pisane – les vignes autour de Florence, Sienne et Pise. L’épicerie était un vrai paradis pour les connaisseurs. Frank songea à sa fille en apercevant sur la droite de la devanture un Vernaccia, un vin blanc de San Gimignano, la ville aux tours carrées : il avait prévu avec Christine d’aller visiter cette splendide cité médiévale.
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