La Bouille
Distiller Étienne Davodeau
Troubs est un homme tranquille. J’aime bien le regarder dessiner. Il sait que raconter, c’est travailler la question de la distance. Rester au plus près des gens, pour saisir la lenteur d’un geste, la fugacité d’un regard. Mais garder un recul, aussi, pour appréhender l’ambiance de la scène, et la façon dont le décor accueille les gens qu’on dessine. Au fil des pages qui suivent, vous allez humer le fumet de l’eau-de-vie, distillée au cœur des forêts profondes du Périgord. Vous allez croiser des hommes et des femmes rudes. Ils vous parlent d’un monde qui s’éteint doucement, celui des bouilleurs de cru. Heureusement, sur leur chemin, ils ont croisé Troubs, qui ne se sépare jamais de ses carnets et de ses pinceaux magiques. Qu’il arpente les jungles de Bornéo, la place Tian’anmen ou les sous-bois du Périgord, Troubs sait être à la fois au plus près de son sujet, et – paradoxe du dessinateur ? – s’effacer, pour mieux entendre et voir ce qu’il va raconter. Dans La bouille, Troubs paye de sa personne. Il se lève avant l’aube, s’affaire autour de « la machine », avale des nourritures rustiques et des alcools qui ne le sont pas moins. Commis discret et travailleur, il est au cœur de l’action. Il pose peu de questions. Il laisse venir à lui la chronique de la campagne, ces histoires de chiens de chasse dont on a taillé les dents au sécateur et de quinquagénaire devenu fou à force de s’être fait gueuler dessus par son père.
Troubs travaille. Et Troubs raconte. Laissez ses pages vous envahir. Il traque les éclairages contrastés de l’aube et des flammes qui réchauffent. Vivants et massifs, les personnages se découpent en noir, dans les lumières et les vapeurs de l’alambic. Troubs dessine les mains puissantes sur le métal. Dans le matin froid, il saisit au vol le contre-jour d’une petite troupe autour d’un brasero. De près, de loin. Toujours là. Et, entre les images, les phrases tombent, rares et précises. Les silences et les soupirs parlent aussi. La fabrication de la gnôle, nous dit Troubs, c’est bien plus qu’une pratique agricole traditionnelle en voie de raréfaction. C’est aussi, et surtout, un lieu de rendez-vous au coin d’un bois, dans la cour d’une ferme, où les nouvelles s’échangent, où la vie passe et se raconte, où on rigole aussi. L’essentiel est là. Et pour le saisir, il faut du temps. Heureuse coïncidence, la pratique de la bande dessinée demande aussi du temps. Troubs sait qu’il n’obtiendra des gens qu’il dessine que ce qu’ils lui donneront. Alors, espion bienveillant et affectueux, il écoute, il regarde, il dessine. Tranquille. Dans La bouille, l’alambic travaille. À partir de fruits fermentés et d’eau, il nous offre une eaude-vie intense et parfumée. L’artiste qui ne se sépare jamais de ses carnets et de ses pinceaux magiques était là. Il a cueilli ces moments, ces gestes, ces regards, ces histoires. Il en a retenu et sublimé le meilleur, pour vous, qui vous apprêtez à découvrir ce livre. Pour Troubs, je crois bien que raconter, c’est aussi une autre façon de distiller. ◆