La revue de France Culture, nº 21 Idées Savoirs Créations À voix nue
Éditions Exils / FRA 15,90 € / BEL LUX 16,90 € / CAN 25,95 $ / PORT cont. 16,90 €
La Grèce de Nikos Aliagas / La vie cachée des plantes Comment les Russes ont vécu 1917 / Le soleil des poètes Denis Podalydès / Leïla Slimani / Elena Ferrante / Alain Damasio Jean-Louis Étienne, les rêves d’un explorateur de l’extrême
Le vrai, le faux et le presque vrai
Dossier, p. 34 à 75 : Nietzsche et les faits alternatifs / La faute aux médias ? / Orwell parmi nous / Vrais fakirs et faux magiciens…
Être contemporains
© Radio France / Christophe Abramowitz.
Sandrine Treiner est directrice de France Culture.
« Nous ne savons pas ce qui se passe, et c’est cela qui se passe », écrivait le philosophe espagnol José Ortega y Gasset (1883-1955), régulièrement cité par Edgar Morin. Cette phrase simple et puissante, évocatrice à elle toute seule comme un traité de philosophie, se médite avec le même sentiment de vertige que celui que l’enfant éprouve à regarder de nuit les étoiles en s’interrogeant sur sa place dans le cosmos. Comment être à nous-mêmes nos propres contemporains ? Comment comprendre ce qui se passe ? C’est pour embrasser l’horizon large de cette question impossible et excitante que Papiers convoquera dans ses pages, une fois par trimestre, les plus grandes voix de la création et des savoirs. Il y aura des entretiens et des débats, des images et des idées, de la subjectivité et de la connaissance : de quoi prendre du plaisir (celui de la découverte), et nourrir de quoi penser (ce qui est la même chose). Papiers illustrera l’esprit d’ouverture de France Culture et la démarche de la radio avec de grands moments issus de l’antenne, des curiosités, des archives, mais également des articles traduits des principaux titres de la presse étrangère, des textes inédits, un portfolio, des citations… Au centre de la revue, Papiers traitera d’un grand enjeu contemporain par une diversité d’approches — pour ce numéro : « Le vrai, le faux et le presque vrai ». Dans chaque numéro, trois grandes rubriques consacrées à l’actualité de la création, des idées et des savoirs avec ici notamment une enquête sur la mystérieuse romancière à succès Elena Ferrante, un documentaire sur la révolution russe, et un parcours philosophique inspiré des plantes et des arbres. De l’antenne de France Culture aux pages de Papiers, nous retrouverons aussi Leïla Slimani, Jean-Christophe Rufin, Frédéric Worms, Françoise Héritier, Erik Orsenna, des éclats d’actualité du trimestre écoulé, un grand entretien à voix nue avec JeanLouis Étienne et des préconisations culturelles par les personnalités de notre antenne pour passer l’été en bonne compagnie. Ortega y Gasset encore : « La vie prend un sens lorsqu’on en fait une aspiration à ne renoncer à rien ». Papiers, nouvelle revue de la création, des idées et des savoirs imaginée par France Culture et la maison d’édition Exils, dirigée par Philippe Thureau-Dangin, sera ouverte à tout ce qui se passe.
Toutes les émissions de France Culture reprises dans ce numéro sont à (ré)écouter sur franceculture.fr Papiers nº21
1
Sommaire Papiers nº 21 Éclats 4 Toute l’actualité du trimestre Idées 12 Nikos Aliagas, la Grèce au cœur 20 Ces plantes qui font notre monde 26 Apprenez à parler aux arbres Dossier 34 Le vrai, le faux et le presque vrai
sommaire détaillé page 35
Portfolio 76 La grande illusion, Taiyo Onorato & Nico Krebs
En couverture, une image extraite du portfolio à découvrir page 76 : The Great Unreal, 2005–2009 par Taiyo Onorato & Nico Krebs, Courtesy Raeber von Stenglin and Sies+Höke Gallery.
Savoirs 92 1917, l’année où nous sommes devenus camarades 102 Sur le soleil, exactement Créations 108 Une master class de Denis Podalydès 119 Le dictionnaire intime de Leïla Slimani 124 Elena Ferrante ou la volonté de disparaître 134 Alain Damasio hors zone et un extrait de son roman Les Furtifs À voix nue 148 Jean-Louis Étienne, « Déployez vos rêves » Les choix de France Culture 172
Papiers nº21
3
Éclats
Éclats Papiers nº21
4
© Cool Revolution / Sellnews. © TRL LTD. / SPL / Cosmos.
Une présidentielle qui a tout chamboulé, des attentats islamistes à Stockholm et à Manchester, la Marche des femmes contre un président narcissique et macho, mais aussi les 70 ans du festival de Cannes, un nouveau gouvernement, la disparition d’un rocker de talent… Autant d’événements du trimestre écoulé qui ont suscité de pertinents commentaires sur l’antenne de France Culture. Autant d’éclats qui donnent sens à nos quotidiens.
Éclats
Éclats
20/01
02/02 10/02
Papiers nº21
La longue Marche des femmes Geneviève Fraisse, philosophe et directrice de recherche au CNRS : « Cette marche, c’est un geste politique très particulier. Les femmes marchent parce que les valeurs de Donald Trump leur font peur. On est passé de la question des droits à la question du sexisme : après l’obtention d’un certain nombre de droits, on se rend compte que l’inégalité n’a pas cessé. Le sexisme, c’est une croyance à la hiérarchie entre les sexes, précisément au moment où l’on a l’égalité des droits. » Émission Les Chemins de la philosophie Diffusion 20 / 01 / 2017 Production Adèle Van Reeth
Sans chauffeur place de l’Étoile Guillaume Devauchelle, directeur de l’innovation chez Valeo, équipementier automobile : « Les algorithmes ne suffisent pas, car un algorithme répond de manière certaine à une situation qui a déjà été prévue. Or, dans la vraie vie, il y a beaucoup de situations qui ne sont pas prévues. Il faut donc doubler ces algorithmes par ce qu’on appelle une intelligence artificielle, qui est capable de prendre des décisions dans des cas qui ne sont pas prévus. [...] Sur la place de l’Étoile, par exemple, si l’on respecte le code de la route à la lettre, on n’avance pas, car il y a forcément quelqu’un qui vient avec une priorité à droite. Il faut donc être capable, dans le véhicule autonome, de mettre un certain degré d’agressivité, mais qui reste sûr. Toute la difficulté est de gérer le comportement du véhicule : il ne suffit pas de respecter le code de la route, il faut être capable de l’interpréter, tout en respectant les limites de la sécurité. » Émission Le Magazine de la rédaction Diffusion 10 / 02 / 2017 Production Tara Schlegel
5
Nikos Aliagas, la Grèce au cœur
Il est un présentateur de télévision célèbre. Mais derrière les paillettes des studios, Nikos Aliagas est aussi un photographe humaniste, et un passionné de mythologie. Au micro de Jean-Christophe Rufin, de l’Académie française, il explique comment concilier deux pays et plusieurs passions. Article illustré par les photographies de Nikos Aliagas. Ici, au large de Missolonghi, sur la rive nord du golfe de Patios.
12
Nikos Aliagas, la Grèce au cœur
Idées
Né en 1969 de parents grecs installés en France, Nikos Aliagas est journaliste, animateur de télévision, acteur à l’occasion… À TF1, il présente notamment les émissions « The Voice » et « 50 minutes inside ». JEAN-CHRISTOPHE RUFIN
Je reçois quelqu’un qui a l’habitude de poser des questions, mais qui va aujourd’hui répondre aux miennes. Nikos Aliagas, vous êtes journaliste, très connu grâce aux émissions grand public que vous présentez à la télévision et sur d’autres chaînes de radio. Ne perd-on pas une partie de son authenticité à être livré ainsi à des audiences aussi vastes ?
Photos © Nikos Aliagas. Portraits © Nikos Aliagas. © F. Mantovani / Gallimard.
NIKOS ALIAGAS
Il est certain que je rentre dans un malentendu. La notoriété ne nous appartient pas, nous ne la maîtrisons pas. À partir du moment où l’on accepte de jouer le jeu, celui de la mise à nu, il faut accepter que le regard et le miroir soient déformants. Alors, oui, je me retrouve là comme dans une arène où je me dis chaque fois : « Je vais survivre ». Évidemment, je ne suis pas celui qu’on croit voir. C’est le paradoxe du mythe de la caverne : certains voient une ombre, sans savoir que c’est une personne qui vit derrière les flammes. Est-ce que cela cache l’authenticité ? En tous cas, je tente de préserver cette part d’authenticité. Derrière les paillettes, il y a un métier, celui d’un artisan, et il y a aussi une joie. Ce n’est pas faire du populisme que de dire que je divertis et que je m’adresse au plus grand nombre qui en a aussi besoin. JCR
Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est cet être moins visible et moins connu, qui s’exprime notamment au travers d’activités créatrices : l’écriture et la photo. Mais je voudrais d’abord que vous nous racontiez comment s’est construite cette personnalité qui est la vôtre. Avec des parents fraîchement immigrés quand vous naissez ? NA
Oui, un papa qui arrive de Grèce en 1964 à la Gare de Lyon avec une valise. JCR
Et qui rencontre votre maman, elle-même immigrée grecque ? NA
Oui, ma mère est alors en Angleterre, elle finit des études d’infirmière à Cheltenham et vient en vacances en avril 1968. Sauf qu’à cause des événements, elle ne peut plus partir, et là mon père lui fait le grand numéro : ils se retrouvent sur les barricades en touristes, en amoureux. JCR
Ah, il y avait des touristes sur les barricades ?
NA
Eux disaient : « On fait du tourisme, on ne veut pas déranger, excusez-nous. » C’était drôle. Et finalement ils se sont dit : « Il se passe quand même quelque chose qui nous parle, parce que nous sommes jeunes aussi. » Ils ont suivi des cortèges, ils ne comprenaient pas tout, et je suis né un an plus tard. Je suis vraiment un enfant de Mai 68, malgré moi. J’ai été conçu sur les barricades. JCR
Cela prouve que vraiment cette révolution a eu d’énormes conséquences ! Mais, singulièrement, vos Papiers nº21
Jean-Christophe Rufin est médecin, écrivain et diplomate. Élu à l’Académie française en 2008, il anime sur France Culture « Les Discussions du soir » le vendredi. Dernier livre : Le Tour du monde du roi Zibeline (Gallimard, 2017).
parents vous ont élevé en vous transmettant toutes les valeurs d’un pays qui n’était plus le leur, ou du moins où ils ne vivaient plus. Comment fait-on pour transmettre les valeurs d’un pays dans lequel on n’habite pas ? NA
Déjà il faut reconnaître le pays qui t’accueille, et accepter les codes. JCR
Et la langue ! À la maison vous parliez...
NA
Mes parents me parlaient grec parce qu’ils considéraient que leur français n’était pas excellent. Ils me poussaient à comprendre, à respecter, à accueillir la culture et l’éducation françaises. Mais ils considéraient aussi qu’appartenir, par l’ADN culturel familial, à une autre culture signifiait qu’il fallait faire un effort. C’est-à-dire non pas parler un patois grec oral à la maison, mais travailler sur les textes classiques. D’abord parce qu’ils pensaient qu’ils allaient repartir et parce qu’ils considéraient que l’intégration passait aussi par l’acceptation de ce que tu es. Pour être reconnu pour ce que tu es — ma mère me l’a toujours dit —, il faut que tu connaisses ton identité ou l’identité de tes parents. Donc nous avons toujours vécu entre la Grèce et la France : il y avait un souci, chez mes parents, de respecter les codes du pays dans lequel j’étais né. JCR
C’est important, Nikos Aliagas, cette notion, car dans les émissions que vous présentez, depuis la Star Academy, The Voice, etc., vous êtes confronté à des jeunes qui, vu de l’extérieur, semblent un peu perdus, cette jeunesse de nos villes, de nos banlieues, etc. On sent que vous avez le souci, non seulement de les aider, dans ce contexte un peu paillettes comme vous dites, mais aussi plus profondément de leur faire passer quelque chose. Vous y arrivez ? NA
Il y a une partie cachée de l’iceberg, où on travaille, non pas pour respecter le cahier des charges, mais en essayant de garder une éthique. Je vois souvent les familles des jeunes qui viennent chanter dans mes émissions. Ce sont souvent des mamas qui parlent avec un accent, qui sont là depuis trente ans, qui ont toujours travaillé dur… Ce sont ces mamas que j’accompagne lorsque leur enfant, né comme moi en France, arrive sur scène, dans la lumière. Il est français mais il est aussi d’ailleurs. C’est alors que le déclic a lieu. Je leur dis : « Mais vous savez, vous pouvez aussi... Il peut déployer ses ailes, Madame ». Ou bien je leur dis : « Vous parlez comme ma mère ». Hors caméra, je dis aussi au jeune : « Connais-toi toi-même, comme dit le philosophe. Si tu sais qui tu es, personne ne pourra te montrer du doigt. » JCR
Vous, personne ne vous a poussé dans cette direction. Vos parents ne vous ont pas dit : « Tu vas faire de la télé ou du radio crochet ». On vous a dit : « Tu feras des études de grec ancien ». 13
Ces plantes qui font notre monde
Planches appartenant à la Bibliothèque Nationale de France, Traité des arbres et arbustes.
Papiers nº21
20
Ces plantes qui font notre monde
Idées
Emanuele Coccia, né en 1946, est historien et philosophe, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris et au Centre de recherches politiques.
Spécialiste en philosophie du cinéma, ancienne élève de l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, Adèle Van Reeth est productrice à France Culture de l’émission « Les Chemins de la philosophie. »
Planches herbiers © Bibliothèque Nationale de France. Portraits © DR. © France Culture.
« Les plantes sont les vrais médiateurs. Elles sont les premiers yeux qui se sont posés et ouverts sur le monde. » Dans son dernier livre, La Vie des plantes : une métaphysique du mélange, le philosophe Emanuele Coccia invite à penser autrement notre rapport à la nature. En insistant sur le souffle, qui nous traverse, et sur l’atmosphère, qui nous mêle à tout…
ADÈLE VAN REETH
La Vie des plantes est un ouvrage étonnant, tant par le fond que par la forme. Votre sujet, la vie des plantes, est à la fois évident et inexploré. Dans le prologue, vous dites que ce livre est la tentative de ressusciter des idées nées au cours de ces cinq années que vous avez passées dans un lycée agricole de province, cinq années de contemplation de la nature, de silence, d’apparente indifférence à tout ce qu’on appelle culture, comme si vous vous placiez d’emblée du côté des plantes et non du côté de l’homme que vous êtes, qui regarde les plantes. EMANUELE COCCIA
Oui, c’est vrai. Ce livre est très lié à cette expérience d’isolement social et culturel dans l’Italie d’il y a vingt ans. Aujourd’hui, il en irait autrement, car ce sujet a été remis à la mode grâce à la renaissance de l’écologie. Mais, à cette époque-là, fréquenter ces écoles impliquait un isolement radical, tout d’abord géographique, car elles étaient à la campagne, loin des villes, mais aussi social et culturel, car y aller était considéré comme une marque d’exclusion. Et cette conscience de ne pas véritablement appartenir au royaume de la culture ne m’a plus jamais quitté. J’ai fait des études de philosophie, j’ai appris le grec et le latin, je suis devenu professeur, et pourtant je ne suis jamais arrivé à me considérer comme partie intégrante du monde de la culture… C’est probablement à cause de cela que le choix de se placer du côté des plantes est venu spontanément. AVR
D’ailleurs, dès les premières pages, vous parlez du snobisme métaphysique qui définit notre culture, et qui fait que nous n’avons jamais pris les plantes au sérieux. Vous évoquez l’écologie, mais ce n’est pas un livre d’écologie au sens politique et militant du terme, c’est plutôt une métaphysique des plantes. Papiers nº21
EC
Tout à fait. En réalité, dans l’Antiquité, au Moyen Âge et jusqu’au premier âge moderne, les plantes ont été au centre de la réflexion philosophique, métaphysique, médicale, technique, jusqu’à faire de la plante le paradigme de ce qu’on appelle raison ou rationalité : la plante a été par excellence l’incarnation d’un ordre rationnel. C’est seulement à l’âge moderne, donc depuis deux ou trois siècles, qu’elles ont totalement disparu des sciences humaines et sociales, dans ce même geste qui a voulu isoler l’homme et la société du reste des êtres vivants. Ces êtres, et notamment les plus éloignés des hommes, ont été relégués à d’autres formes de savoir et d’autres disciplines. Et ce mouvement d’exclusion réciproque est d’autant plus paradoxal qu’il a eu lieu à peu près au moment où la science nous a obligés à reconnaître que l’homme est une partie intégrante du monde naturel. Cette séparation reste très forte même dans les études universitaires : tous se veulent darwiniens et reconnaissent que l’homme est un animal, et pourtant la séparation entre sciences naturelles et humaines est toujours le fondement de toute architecture universitaire. Or ce fondement nie ce que Darwin a dit, car si l’homme est un animal alors les sciences humaines sont une part de la zoologie. L’école où j’enseigne, l’École des hautes études en sciences sociales, devrait — si on était cohérent — s’appeler « École des hautes études en sciences zoologiques ». À cause de cette division il reste difficile de combiner l’étude de la botanique et celle de la littérature, de la zoologie et de la philosophie, ou l’histoire de l’art et la météorologie. AVR
Est-ce que ça veut dire qu’il n’y a aucune différence entre la plante et l’animal que nous sommes, ou est-ce que ça signifie que les plantes d’un côté et nous de l’autre sommes traversés par un même flux, par un même souffle — pour reprendre un terme qui vous est cher ? 21
Le vrai, le faux et le presque vrai
Dossier
Le Brexit et l’élection de Donald Trump auront eu au moins un mérite : montrer que nos sociétés contemporaines ont un rapport de plus en plus lâche avec la vérité. Ce qu’avaient déjà prouvé différentes affaires scientifiques, le consensus autour du réchauffement climatique par exemple, ou la polémique autour des vaccins… La question touche en effet à la politique, aux médias, mais aussi à la psychologie et au langage : autant de raisons de l’aborder de façon plurielle et ouverte. un dossier ill
ust
ré
pa
rO
liv ia
Fr
t…
au p
’est pas un escargo
ine
ci n
ém
Ce
o u r Pa p i e r s .
Papiers nº21
34
Le vrai, le faux et le presque vrai
© Olivia Frémineau pour Papiers.
Le vrai, le faux et le presque vrai
Dossier
dossier
La faute aux médias, vraiment ? p.37 Un petit côté américain p.39 Du danger de s’en tenir seulement aux faits p.45 Ne convoquez pas Nietzsche pour expliquer Trump p.47 Menteur ou baratineur ? p.51 Saisir la psychologie du personnage p.52 Orwell, de Big Brother à Little Brother p.53 Post-vérité : la gauche aussi a ses responsabilités p.58 Cinquante nuances de faux p.59 Vive le vrai, même s’il est plus difficile que le faux p.62 « Vraiment », ce mot est vraiment fou p.63 Mais que reste-t-il aux romanciers ? p.65 La science contre la bêtise p.66 Chez nos ancêtres chasseurs-cueilleurs p.69 Faux magicien ou vrai fakir ? p.70 Papiers nº21
35
Dossier
Post-vérité : la gauche aussi a ses responsabilités par Brice Couturier Plusieurs élections ont montré qu’une partie de l’électorat est attirée par des campagnes et des candidats qui sacrifient volontiers la vérité. Mais à qui est dû ce règne de la « post-vérité » ? Les avis divergent. Tant la droite classique, celle des conservateurs, que la gauche, semblent, il faut bien le dire, assez déboussolées. Tout ce qu’elles ont à leur disposition, c’est le concept élastique et bien peu explicatif de populisme. Et elles ne manquent pas de s’accuser mutuellement d’avoir fait sortir le diable de sa boîte. Les arguments de la gauche, on les connaît : Les populistes « racontent des histoires », afin de manipuler les émotions collectives. Sans souci des conséquences de ces récits à visée purement électoraliste, ils nient la réalité des maux contre lesquels combat vertueusement la gauche. Les tenants de la post-vérité nient la réalité de la pollution et l’épuisement des ressources parce qu’ils sont financés par les industries polluantes. Ils nient aussi la responsabilité du capitalisme financier dans le creusement des inégalités parce qu’ils sont les agents de ce même capitalisme. S’il ne s’agissait pas de la gauche, on parlerait de vision complotiste de l’histoire... En outre, ajoute cette même gauche, si les populistes font des promesses démagogiques de démocratie directe, ils ne visent qu’à renforcer leur propre pouvoir au détriment des institutions représentatives. C’est pourquoi ils constituent un danger majeur pour la démocratie. Les arguments de la droite sont moins connus, mais non moins irrecevables. De ce côté, on fait remonter le régime de post-vérité qui s’impose aujourd’hui en politique au relativisme épistémologique et culturel. Celui qui s’est installé dans les départements de sciences humaines des universités à partir des années 1970. La « French Theory », plus ou moins inspirée par les travaux de Michel Foucault et de Jacques Derrida, s’est ingéniée à « déconstruire » l’idée même de vérité. Elle y est parvenue en rapportant toute tentative d’élucidation à l’« épistémè », ou au « paradigme » sous-jacent du moment qui est censé la produire ; en réduisant tout savoir au reflet d’un rapport de pouvoir. En focalisant l’attention sur les discours et les signifiants au détriment des contenus, elle a suggéré que ces derniers se valaient tous. Aux yeux des déconstructivistes, postuler l’existence d’une vérité et de notre capacité à l’atteindre serait une lubie positiviste, une naïveté d’un autre âge, une rechute cartésienne. En matière de vérité, est-il admis, chaque groupe social aurait la sienne ; chacun a son propre « récit ». Papiers nº21
Jacques Derrida et Michel Foucault : deux penseurs qui ont inspiré la « French Theory ».
Et les plus respectables seraient ceux qui émanent des groupes « victimisés », ou « dominés », puisqu’ils viennent combler une quête légitime de reconnaissance et de réparation. C’est la thèse qu’insinue Andrew Calcutt dans un article publié par Newsweek et traduit dans la version francophone du site The Conversation, article intitulé « Comment la gauche libérale a inventé la postvérité ». Calcutt, enseignant en journalisme, n’a pas tort d’accuser les écoles de journalisme d’avoir abandonné l’objectif de l’objectivité, au profit du « journalisme d’attachement ». Il a raison aussi de s’en prendre au « story-telling » des spin-doctors (désolé pour les anglicismes), dont aura abusé un Tony Blair. « Le gouvernement, écrit-il, s’est transformé en bureau de relations publiques. » Il a fourni aux médias de belles histoires, écartant les faits — rébarbatifs — au profit de brillantes légendes. Toute une génération de politiciens aura ainsi contribué à dévaloriser la parole politique. Et par une ironie de l’histoire, Bill Clinton aurait ainsi creusé la fosse où est tombée son épouse Hillary. On peut ajouter, comme nous y invite le chroniqueur canadien Stephen Marche dans un article paru début janvier 2017 dans Los Angeles Times, certains traits de la culture contemporaine. La moquerie généralisée, le parti-pris systématique de la dérision portent aussi leur part de responsabilité dans notre acceptation de la post-vérité. « La condition de post-vérité dans laquelle le trumpisme s’est épanoui, écrit Stephen Marche, trouve ses racines dans la satire de gauche. » La télévision nous a habitués à mêler la parodie à la réalité, les intermèdes comiques aux interviews politiques. « Les satiristes politiques et leur public, écrit-il encore, ont transformé les informations en une vaste blague. Quelle que soit leur propre politique, ils ont contribué à l’état post-factuel où est tombé le discours politique aux États-Unis. » Et de rappeler comment le tombeur de Matteo Renzi, Beppe Grillo, a commencé sa carrière : par la satire politique. À force d’encourager les comiques à se moquer des politiques, on finit par laisser le pouvoir politique aux comiques. Brice Couturier, écrivain et journaliste, chroniqueur à France Culture. Émission Le tour du monde des idées Diffusion 12 / 01 / 2017 58
© Keystone-France / Gamma-Keystone / Getty Images. © Françoise Viard / Gamma.
Le vrai, le faux et le presque vrai
Le vrai, le faux et le presque vrai
Dossier
Les psychiatres n’ont pas attendu Kellyane Conway pour découvrir la notion de « faits alternatifs ». Tous les jours dans leur cabinet, ils entendent des patients soutenir des idées plus ou moins éloignées de la réalité.
Cinquante nuances de faux
Portrait © DR.
Ronald W. Pies est psychiatre et bioéthicien. Il enseigne dans les écoles de médecine de l’université d’État de New York à Syracuse et de l’université Tufts, à Boston.
L’expression « faits alternatifs » est apparue récemment dans un contexte politique, mais nous autres psychiatres sommes depuis longtemps familiers du concept puisque nous entendons en permanence nos patients exposer des formes de réalité alternative… Nous éprouvons tous le besoin de faire la différence entre le réel et l’imaginaire dans tous les aspects de notre existence. Mais comment classer les idées et les croyances qui nous paraissent bizarres, infondées, incroyables ou tout bonnement délirantes ? Tout d’abord, il convient de faire la distinction, comme nous y invitent les philosophes, entre un mensonge et une contrevérité. Ainsi, on dira de quelqu’un qui déforme intentionnellement ce qu’il sait être vrai, qu’il ment — généralement, pour en tirer un bénéfice personnel. En revanche, quelqu’un qui fait une affirmation fausse sans intention de Papiers nº21
tromper ne ment pas. Cette personne ignore peut-être les faits ou refuse de les croire. Cette personne ne ment pas, elle dit une contrevérité. Certains de ceux qui énoncent des contrevérités sont incapables de distinguer le réel de l’imaginaire, ou la réalité de la fiction, et sont pourtant sincèrement convaincus d’être dans le vrai. Voilà notre porte d’entrée dans la littérature psychiatrique. En psychiatrie clinique, nous recevons des patients professant toute une série d’idées que beaucoup trouveraient excentriques, excessives ou en contradiction manifeste avec la réalité. Le travail du clinicien consiste tout d’abord à écouter le patient pour tenter de comprendre pourquoi il croit ce qu’il croit, en tenant bien compte de sa culture, de son appartenance ethnique et de sa religion. Il arrive que notre première impression soit totalement erronée. Un de mes confrères raconte le cas d’un patient extrêmement agité qui avait été hospitalisé parce qu’il se disait traqué et harcelé par le FBI. Quelques jours plus tard, des agents de FBI sont venus arrêter le patient à l’hôpital. Comme on dit, ce n’est pas parce que vous êtes paranoïaque 59
La grande illusion
Papiers nยบ21
Portfolio
76
© The Great Unreal, 2005–2009 © Taiyo Onorato & Nico Krebs, Courtesy Raeber von Stenglin and Sies+Höke Gallery.
La grande illusion The Great Unreal, un portfolio de Taiyo Onorato et Nico Krebs
Papiers nº21
77
Une master class de Denis Podalydès
Jouer, c’est rater mieux,
rater encore. Dans Répétition, de Pascal Rambert, avec Emmanuelle Béart (Théâtre de Gennevilliers, 2014).
108
Une master class de Denis Podalydès
Créations
Né le 22 avril 1963 à Versailles, Denis Podalydès n’est pas seulement acteur et metteur en scène. Pour preuve, son roman, Fuir Pénélope (Mercure de France, 2014) et son essai Scènes de la vie d’acteurs (Le Seuil, 2006).
Depuis six ans producteur de l’émission La Dispute, Arnaud Laporte a presque trente ans de présence à France Culture. « Pour moi, l’art commence par l’émotion. Après, j’adore fouiller, creuser », a-t-il déclaré aux Inrockuptibles.
Photos des spectacles © Pascal Victor / ArtComPress. Portraits © Pascal Victor / ArtComPress. © France Culture.
Le Cours Florent, la Comédie-Française, de grands rôles, de multiples apparitions au cinéma, sans compter le travail de mise en scène… Denis Podalydès semble infatigable. Il a pourtant pris le temps, en novembre 2016, de s’arrêter à la Maison de la radio pour raconter son parcours et donner quelques précieuses clés du métier de comédien. ARNAUD LAPORTE
Dans cette master class, nous allons parler ensemble de votre travail de comédien. Il nous faudra en prévoir une autre sur votre travail de metteur en scène. Auparavant je voudrais rappeler votre parcours qui passe par des études de philosophie, de lettres, le cours Florent, le Conservatoire national supérieur d’art dramatique où vous entrez en 1985, votre entrée à la Comédie-Française le 27 janvier 1997. Vous en devenez le cinq cent cinquième sociétaire le 1er janvier 2000. Votre parcours de metteur en scène débute la même année, en 2000, avec Tout mon possible d’Emmanuel Bourdieu, votre condisciple au lycée Fénelon. En 2006, vous réalisez votre première mise en scène à la ComédieFrançaise, salle Richelieu, avec Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand, avant Fantasio, en 2008. En tout, vous avez réalisé quatorze mises en scène dont une pour l’opéra. Côté théâtre — je cite mes sources : Wikipédia —, vous avez joué soixante-huit rôles en vingt-cinq ans. Côté cinéma, vous avez joué dans soixante-seize films, en vingt-cinq ans également, auxquels il faut rajouter trente rôles pour la télévision et les courts-métrages. Vous avez aussi enregistré quatorze livres audio et je n’ai pas fait le compte des collaborations au registre des fictions, notamment sur France Culture. Pour être complet, il faut ajouter l’écriture ou la coécriture de dix scénarios, et l’écriture de quatre livres. Nous pouvons commencer par cette force de travail, cet appétit, cette boulimie, diront certains. DENIS PODALYDÈS
Nous n’avons pas compté les lectures publiques qui ne sont pas forcément enregistrées, un exercice que je place aussi haut que la pièce de théâtre ou le film. AL
Cette énumération vous donne-t-elle le vertige ?
DP
Elle crée ce que Jean-Paul Sartre appelait le praticoinerte, c’est-à-dire tout un ensemble d’images, de connaissances qu’on a de vous, qui s’interposent entre vous et les autres. Cette énumération donne l’impression d’une grosse expérience, elle raconte beaucoup de choses de manière Papiers nº21
implicite : il a tout fait, tout et partout, donc il a fait tout et un peu n’importe quoi, c’est de la boulimie. Fait-il vraiment des choix ? AL
Vous arrive-t-il de dire non ?
DP
Oui. Si nous faisions le total de tout ce à quoi j’ai dit non, nous finirions cette master class par des chiffres, des listes, des énumérations. J’ai dit non à des choses qu’il était facile refuser, mais il m’a parfois coûté de devoir dire non. Par exemple dire non à Alain Resnais. AL
Sans entrer dans la psychanalyse de comptoir, éprouvez-vous une certaine peur du vide ? DP
Sûrement, je crois que je me suis engagé dans cette voie du métier d’acteur avec une très grande appréhension. J’ai toujours été rassuré par l’institution, par l’école, j’ai toujours été un écolier heureux, dès la maternelle, et j’ai attendu le dernier moment pour quitter l’école. J’ai tout fait, j’ai multiplié les khâgnes en ratant trois fois Normale sup, je l’ai repassée en lettres modernes alors que j’étais entré au Conservatoire, que j’avais réussi à entrer dans une autre école. Tant que j’étais à l’école je me sentais bien. Quand on m’a fait comprendre que le métier d’acteur n’était plus l’école, j’ai ressenti un grand vide. À la sortie des écoles un jeune comédien ressent un grand vide tant qu’il n’a pas été appelé. Le métier d’acteur est fondamentalement passif. La dépendance envers les autres, les partenaires, le texte, l’auteur, le metteur en scène, le public, est erratique dans l’année. Vous travaillez deux mois, mais ensuite que faire ? Cela m’a toujours inquiété. À partir du moment où on m’a sollicité, mon premier réflexe a été de dire « oui, merci », de tomber à genoux de bonheur parce que simplement quelqu’un avait pensé à moi. Et, dans un deuxième temps, je me suis intéressé à ce qu’on me demandait. AL
Pour revenir à ces années d’études, au moment de sortir du lycée, quel lien entreteniez-vous avec le monde du théâtre ? 109
Le dictionnaire intime de Leïla Slimani
Créations
Leïla Slimani est née à Rabat, au Maroc, en 1981 d’un père banquier et d’une mère médecin. Un temps journaliste, à Jeune Afrique, elle publie son premier livre Dans le jardin de l’ogre (Gallimard) en 2014. Son deuxième roman, Chanson douce, obtient le prix Goncourt 2016.
Portrait © Catherine Hélie / Gallimard.
Huit mots, huit chroniques. L’écrivaine Leïla Slimani, lauréate du prix Goncourt 2016 pour son roman Chanson douce, a écrit pour France Culture son dictionnaire personnel de la langue française. On y retrouve ses souvenirs des deux côtés de la Méditerranée.
Le dictionnaire intime de Leïla Slimani
Illustrations Hector de la Vallée pour Papiers.
119
Le dictionnaire intime de Leïla Slimani
Toubib
Ma mère est médecin. Pendant trente ans, elle a exercé à Rabat, la ville où j’ai grandi. Tout le monde la connaissait. Les gens l’abordaient dans la rue pour la remercier ou lui demander conseil. Elle était tbiba, doctoresse. J’aimais la sonorité de ce mot en arabe, sa rondeur, sa tendresse. Il était le reflet de l’engagement de ma mère, de son humanité. Je devais avoir 14 ou 15 ans quand j’ai découvert que le mot « toubib » était passé dans le français courant. « J’étais chez le toubib » disait mon oncle avec l’accent parisien. Cette découverte m’a surprise et émerveillée. Un mot passait d’une langue dans une autre, volé, kidnappé, pris en otage. Ou peut-être s’était-il échappée de son plein gré ? Il avait fait l’école buissonnière, était arrivé en clandestin sur d’autres terres, d’autres continents et on avait fini par l’accueillir, par s’habituer à lui, par ne même plus y faire attention. En arrivant à Paris, j’écoutais les conversations dans le métro. J’entendais dans la bouche des passagers des mots familiers : ils allaient boire « un kawa », s’étaient fait couper les cheveux mais juste un « chouïa ». Ils jetaient un euro à un mendiant sur le quai, un « meskine », un pauvre. J’avais l’impression que mes deux langues s’étaient unies. C’était comme si elles avaient fait l’amour et qu’elles avaient eu des enfants.
Papiers nº21
Créations
Mélancolie
À 15 ans, je broie du noir. La vie n’a pas de sens, je suis jeune et déjà lasse. Je m’apitoie sur mon sort, j’écoute des chansons tristes, je pleure devant ma glace. Ma mère me demande ce que j’ai. Je lui réponds que je n’en sais rien, que j’ai des angoisses, que j’ai peur. « Mais peur de quoi ? », me questionne-t-elle. C’est bien le problème, je ne sais pas. J’ai peur et c’est comme ça. Au milieu d’une conversation, elle glisse le nom du mal dont je souffre. Elle le prononce doucement, avec tendresse et ironie ; elle dit que c’est de la mélancolie. Je roule le mot autour de ma langue. Dans le noir, couchée sur mon lit, j’essaie de donner une forme à ce mot magnifique. Mélancolie, ça a un nom d’alcool, ça a à voir avec l’ivresse, avec ces interdits que je pressens. Est-ce une maladie ? Ai-je envie d’en guérir ? À seize ans, je lis Baudelaire, Rimbaud, Hugo, Nerval. Ils ont tous la mélancolie pour compagne. Partout, entre les lignes des auteurs que je vénère, le spleen, la bile noire et la ténébreuse nostalgie ont fait leurs nids. Je me souviens de la couverture d’un livre, La Nausée, de Sartre, publiée en Folio. On y trouvait une reproduction de célèbre la célèbre gravure La Mélancolie, de Dürer. Un ange est assis, un livre sur les genoux. Son visage est à la fois noir et boudeur, enfantin et agressif. Longtemps, il a été pour moi le visage de la mélancolie.
120
Jean-Louis ร tienne
Papiers nยบ21
148
« Déployez vos rêves »
Le blizzard souffle sur la banquise. (photographie Francis Latreille)
149
À voix nue Né le 9 décembre 1946 à Vielmur-sur-Agout, dans le Tarn, Jean-Louis Étienne est docteur en médecine, ancien interne des Hôpitaux de la région Midi-Pyrénées, diplômé de biologie et de médecine du sport, mais c’est avant tout comme explorateur et organisateur d’expéditions aux deux pôles de la Terre qu’il est devenu célèbre.
Docteur en Histoire et diplômée en sciences politiques, auteur, documentariste et productrice, Aurélie Luneau a soutenu sa thèse sur le rôle de la BBC dans la Résistance (Radio Londres. Les voix de la Liberté. 1940–1944, Perrin, 2005). À France Culture depuis 1995, elle est actuellement productrice du magazine de l’environnement «De cause à effets».
Faut-il présenter cet homme ? Tour à tour apprenti tourneur-fraiseur, médecin, explorateur, spécialiste des pôles, écrivain… Son parcours est déjà une aventure. Et une belle leçon de vie. Car ce que Jean-Louis Étienne aime par-dessus tout, c’est donner aux autres le goût des chemins inédits. Que chacun s’accomplisse, pour ne rien regretter.
AURÉLIE LUNEAU
Vous avez parcouru les terres et les mers, aventurier de l’extrême, repoussant sans cesse les limites non seulement géographiques mais aussi physiques et mentales. Premier homme à avoir atteint en solitaire le pôle Nord en 1986, vous avez marqué notre temps de vos aventures, en médecin explorateur, ou pour reprendre le titre que vous aimez vous donner, en entrepreneur d’expéditions extrêmes. Vous avez réussi à traverser les âges en réalisant vos rêves, les rêves d’un enfant, venu au monde sur une terre de caractère, le Tarn. Peut-on dire que tout part de là, et que tout vous y ramène ? JEAN-LOUIS ÉTIENNE
Tout part du Tarn, c’est vrai, puisque c’est là que je suis né. Mon père était tailleur, ma mère vendeuse dans un magasin. Le Tarn est une terre agricole, il n’y a pas de sommets, ce n’est ni la montagne ni la mer. Je suis né un jour de grand vent d’autan — le vent qui souffle très fort là-bas quand il vient de la Méditerranée. J’adore ce vent. Est-ce cela qui m’a poussé à aller sentir la nature ? Je vivais dehors, à la campagne. AL
C’était le 9 décembre 1946, à Vielmur-sur-Agout.
JLE
Oui, Vielmur-sur-Agout, un petit village de 800 habitants. En fait, j’avais deux pôles personnels, je m’en rends compte aujourd’hui. Une enfance solitaire : j’étais bricoleur, Papiers nº21
je faisais des choses personnellement. J’étais un garçon timide : la nature était un refuge, et en même temps le lieu de mes audaces, quand je voulais savoir ce que j’étais capable de faire, par exemple monter en haut d’un peuplier pour aller chercher une pie au mois de mai, dans un nid, sur un arbre qui bouge… Mais il y avait l’autre pôle, le collectif : un village de 800 habitants dans les années 1950-1960, où tout le monde se connaît, les copains, le football, après le rugby, et un ancrage fort d’affection de la famille. J’ai deux sœurs, j’étais le garçon, au milieu, assez choyé. Quand je dis « choyé », c’est choyé d’attention, mes parents faisaient ce qu’ils pouvaient, nous n’étions pas pauvres, mais à la limite. J’ai donc grandi dans ce confort d’un village, d’une famille, d’un groupe d’amis, sans trop de préoccupations, donc rien ne m’a poussé à partir loin, hormis un désir intérieur profond, que je peux peut-être analyser aujourd’hui. AL
Vous le dites : « on se contentait de rien, on vivait, on se débrouillait, avec cette frugalité de la vie », c’est aussi ça qui fait que vous êtes débrouillard tout petit. JLE
Oui, débrouillard tout petit. Je me souviens que les toilettes étaient au fond du jardin, on faisait un trou à la pelle et puis on vidait régulièrement, on faisait comme en Chine, on mettait les matières sur le jardin, ça faisait un humus naturel. On n’avait pas la lumière, on y allait avec la lampe de poche. Je me souviens d’avoir installé la lumière dans les toilettes, et mon grand-père disait qu’il valait 150
Portraits © Sabine Mirlesse. © France Culture.
Jean-Louis Étienne
Jean-Louis Étienne
À voix nue
« J’avais un bleu de travail, et quand je le mettais, j’avais l’impression d’exister vraiment. » Photographie Sabine Mirlesse pour Papiers.
encore mieux y aller avec la lampe de poche parce que « le soir, avec la lumière, c’est pire, tout ce que l’on voit ». Voilà donc, j’étais bricoleur. J’ai voulu jouer de la guitare, il n’y avait pas les moyens pour le faire, j’ai donc construit ma guitare, je l’ai toujours, d’ailleurs, et elle a une bonne tête pour avoir été bricolée par un garçon de 15 ans. La Mobylette : on habitait en face d’un garage de mécanique, j’aimais ça, et j’étais accepté comme un enfant de la famille. Je traversais la rue et j’allais régulièrement faire des petites choses, des bricolages. J’avais un bleu de travail, et quand je le mettais, j’avais l’impression d’exister vraiment. Donc je me suis impliqué de mes dix doigts dans tout ce que j’ai fait. Je repeignais sans cesse le vieux vélo, j’avais besoin de réaliser, je créais même des bateaux qui n’ont jamais flotté parce qu’ils étaient bien trop lourds, avec des planches trop épaisses, je redressais les clous… On n’avait pas grandchose, si ce n’est de l’inventivité, que je mettais à l’épreuve avec les moyens qu’on avait. AL
Cette créativité, l’avez-vous puisée aussi dans les livres ? Car votre passion de la montagne, l’appel des grands espaces, vous l’avez ressenti notamment à la lecture de Frison-Roche, Premier de cordée ? JLE
J’étais et je suis toujours un lecteur en difficulté. Le fait d’avoir des enfants m’a permis de diagnostiquer que j’étais dyslexique, un vrai dyslexique, avec des difficultés à lire. La lecture n’est pas fluide, c’est pour moi une épreuve, Papiers nº21
avec des embûches partout. Par contre, j’arrivais à lire Frison-Roche, ça a été une de mes lectures, il y a eu aussi le Naufragé volontaire d’Alain Bombard, que j’ai lu après le certificat d’études. Et j’ai ressenti un appel très fort pour la montagne. D’où cela venait, je ne sais pas, mais j’avais envie de cet engagement. Mes idoles, c’était Walter Bonatti, dans la face ouest des Drus en solitaire, dans la face nord du Cervin… Ses ascensions en solitaire me fascinaient. J’avais dans ma chambre d’adolescent les trois volets du massif du Mont-Blanc, je suivais sur la carte les récits de Frison-Roche. Je connaissais l’emplacement de tous les refuges, le nom des glaciers, des sommets, et je me déplaçais dans ce massif, je m’inventais des rêves d’alpiniste. On avait trois rochers derrière la maison et je m’imaginais sur ces trois rochers faire une ascension himalayenne au pic de Nore qui est près de la frontière entre l’Aude et le Tarn. Ça fait 1 200 mètres d’altitude en hiver, mon père nous y emmenait de temps en temps avec la 4CV, et je marchais face au vent, le vent froid, et je m’imaginais monter l’Everest… La montagne m’a beaucoup nourri en rêves. Je n’ai réalisé ces rêves que bien après, quand j’étais interne, mais la montagne a été une sève qui m’a vraiment nourri. AL
Alors, revenons sur les bancs de l’école. Vous racontez dans vos livres que vous aimiez le français, que vous faisiez énormément d’efforts pour rédiger une merveilleuse dissertation, vous en étiez très content, et puis systématiquement vous aviez la note négative, en tout cas 151
Papiers nยบ21
170