Le Scribe 78
13e SCRIBE D’OR Prix littéraire de la ville de Moudon 2016
Éditions Soleil Blanc
REMERCIEMENTS À tous les écrivains et poètes du Scribe Aux correctrices et correcteurs Responsable éditorial Président du jury e du 13 concours du Scribe d’or Bruno Mercier brmercier@bluewin.ch Dessins et illustrations Christiane Bonder Photos p.148-149 Alain Bettex © Association Le Scribe Présidente : Filomena Campoli infolescribe@gmail.com Site internet Responsable : Hélène Williamson-Blanc www.lescribe-association.com Rédacteur en chef Bruno Mercier
Éditions Soleil Blanc Suen / St-Martin www.soleil-blanc.ch Mise en page : Atelier Imagin’– Chalais Livre N° 103 – Février 2017 © ISBN 978-2-940605-02-6
TABLE DES MATIÈRES Remerciements
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Le mot de la Présidente
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Éditorial de Mousse Boulanger
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Composition du jury 13e concours du Scribe d’Or 2016
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Lauréats du concours
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Catégorie Poésie Écoliers Catégorie Poésie Adultes
11 17
Catégorie Nouvelle Écoliers Catégorie Nouvelle Adultes
29 45
Catégorie Roman Écoliers Catégorie Roman Adultes
73 73
Textes de nos membres 2016
96
Résultat du concours de peinture
142
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LE MOT DE LA PRÉSIDENTE
Vingt ans, que de chemin parcouru. Au début, M. Michel Dizerens-Poget invita ses proches sur la voie de la création littéraire et artistique. Depuis lors, des écrivains et artistes confirmés mais aussi des débutants ont parsemé ce chemin de poèmes, nouvelles, romans et œuvres artistiques. Les présidents : Francis George-Perrin, Daniel Murset, Sylvie Croset et moi-même avons repris le flambeau en route et pérennisé ce beau projet. Je suis fière de vous présenter cette 78e revue, qui contient des textes des membres, participants au « Concours littéraire de la Ville de Moudon », nommé « Le Scribe d’Or », et les trois tableaux gagnants désignés par le public lors de l’exposition du 19 novembre 2016. Je remercie les membres du comité qui m’ont tous soutenue avec enthousiasme, tout particulièrement M. Bruno Mercier, président du jury du concours et responsable d’édition de cette revue, sans oublier les sponsors qui nous ont soutenus financièrement. Je vous encourage tous à continuer à créer de belles œuvres illuminant notre chemin. Filomena Campoli, Présidente
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ÉDITORIAL DE MOUSSE BOULANGER Vingt ans : l’âge de toutes les réussites et de tous les espoirs. Une idée née des pensées de Michel Dizerens comme une petite fleur qui cherchait les jardiniers qui viendraient l’arroser, en prendre soin, comme un enfant à la merci de cœurs généreux et acquis à l’enthousiasme contagieux de son concepteur. En vingt ans, de belles naissances ont pu éclore, les éditions du Scribe ne cessant d’encourager les amateurs de poésie, de nouvelles et de romans, de persévérer dans la création de nouveaux écrits qui peuvent voir le jour dans des éditions affirmant avec vigueur la réalité de notre littérature broyarde. Elle se renouvelle lors de chaque concours. Faut reconnaître que le jury a toujours un petit coup d’inquiétude se demandant si les écrivains vont lui adresser leurs œuvres, s’il aura une récolte abondante. Chaque fois le miracle se renouvelle, s’accomplit. Depuis quelques années, les romans titillant notre curiosité se font de plus en plus importants, plus élaborés aussi. Tous ces résultats ne peuvent qu’inciter le Scribe à persévérer dans ce splendide stimulant à l’écriture qui vient atteindre la majorité rayonnante. Mousse Boulanger Ecrivain, comédienne, femme de radio
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COMPOSITION DU JURY 13e CONCOURS DU SCRIBE D’OR 2016 Madame Mousse Boulanger, écrivain et auteur de pièces radiophoniques, Madame Christiane Bonder, poète et artiste-peintre, Monsieur Cesare Mongodi, écrivain et enseignant, Monsieur Benjamin Jichlinsky, poète et étudiant, Monsieur Bruno Mercier, poète, président du jury.
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LAURÉATS DU CONCOURS Prix littéraire de la Ville de Moudon et Le Scribe d’Or Prix 1er 2e 3e Dist.
Écoliers Nouvelle
Poésie
Amélie Jacquemettaz Émilie Rieder Siméon Pavicevic Elvira Wuthrich
Mathias Murset Tilia Mainguet-Suares Lisa Cogliatti Louis Gence
Prix
1er 2e 3e
Dist.
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Adultes Nouvelle René Neuenschwander
Poésie Angélique Eggenschwiler
Roman Jean Mathys
Manuela Ackermann-repond Agnès Burnier Yo-Xarek Wolter Denise Campiche
Marie-France Post Danielle Nicod Béatrice Labarthe Pierre Jean Ruffieux
Christian Dick Michel Dizerens-Poget
CATÉGORIE POÉSIE ÉCOLIERS 1er prix Mathias Murset « Bouche poétique » Ma bouche crache des souvenirs Quelques souvenirs poétiques Ma bouche crache des fleurs quand il s’agit de beautés Ma bouche crache des araignées si ce sont des vulgarités qui sortent de cet art poétique. Ma bouche est poète.
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« Les différences de la vie » Sarah est grande ! Alex est petit Elle habite en Inde Il habite en Belgique Les différences de la vie Ne se remarquent que par la vue Je crie Tu hulules Les animaux ne s’entendent que par la ouille Des ouiiiis d’enfants heureux Réjouissent les fiévreux Il y a des différences sur la terre et dans la vie
« Gentille et douce mère » La mer est douce Pas de folies Ma mère me chouchoute Elle m’appelle son chouchou Pendant une nuit d’août, Rien de plus poétique qu’un maire poète Rien de plus poétique qu’une nuit d’août ! Ma mère est douce et douée pour l’inspiration !
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CATÉGORIE POÉSIE ADULTES 1er prix Angélique Eggenschwiler « Les enfants bleus » Je mange trop. Tu manges mal. Elle ne mange pas assez. Nous mangeons local. Vous mangez n’importe quoi. Ils mangeront demain. Je pars demain. Froisser le sable des Marquises et les robes des marchands sur des étals fleuris de souvenirs comestibles. Je m’en vais convoquer des fantômes et exhumer nos héros. Des héros qui chantent la mer en agitant des mains grasses, tachées d’exil et de frites d’Amsterdam. Des héros qui chantent la mer comme tu pars sur l’océan. Tu pars en croisière sur des fleuves domestiques et pleins de promesses. Ta tête heurte les nuages, tu te remplis de vent. Il se remplit de bruit, part au bout du monde et se grise d’ailleurs. Il a l’épaisseur d’un courant d’air. Nous rentrons amers, repus d’autre part, retrouver l’odeur du kérosène et la rumeur de nos vies, le murmure familier de nos ici. Vous partez à la mer, sur des bateaux plein de vie, de vent ; des catamarans. Ils partent sur la mer, sans bruit, sans rien. Ils sont cousus de misères, de faim ; à peine plus denses qu’un courant d’air sur l’océan. Je dors sur ses flancs, sur ces plages de sable et d’opulence qu’on égrène au retour dans un souvenir tiède. Un souvenir de juillet 17
sur une plage d’affluence où l’on transpire le sel et le mépris. Tu manges une glace sur cette plage salée par les corps, mouillée par nos reins. Et lui trempe la plage avec un sceau d’eau. Il sable un château. Il creuse un sillon comme on trace une frontière, comme on mure un peuple ; comme on l’enterre. Nous nous baignons dans cette frontière. Nous trempons notre peau dans cette eau qu’ils regardent par-delà leur misère sur des bateaux de papier. Et vos vaisseaux froissent cette mer tourmentée, cette mer assassine sertie de plages dorées. Vous murez nos frontières. Ils meurent par milliers. Je déplore. Je dépeins ces mers venimeuses et ces corps salés par l’océan, noyés par les vagues. Ces mers de cadavres et d’enfants. Tu t’indignes. Tu pleures ces enfants qui trempent nos plages de leur mort liquide et médiatique. Ces peuples salés par la mer qui salissent nos océans. Il revendique. Il photographie des mômes liquides sur des plages assassines. Nous prions. Nous prions pour conjurer cette misère contagieuse qui froisse nos draps quand on ferme les yeux. Nous prions silencieux en éteignant la misère d’une pression, en muselant nos écrans. Nous prions en silence pour clouer les paupières de nos enfants. Parce que notre monde est propre et plein d’espoir, alors vous espérez silencieux et si lointains derrière le poste déjà éteint pour taire cette mer génocide sur laquelle ils se brisent. Vous espérez. Eux agonisent. Je dénonce ces prières indigentes, ces espoirs courbés par le vent. Tu accuses ces espoirs vains, ces vœux qui fanent sous un ciel de juillet. Il raconte ces hommes naufragés sur nos plages et nos écrans. Nous thématisons ceux qui peuplent nos frontières pour s’échouer sur notre conscience. 18
Vous politisez. Vous faites du bruit pour dire le bruit de la guerre qui résonne sur nos plages et s’exporte dans nos salons. Ils agonisent toujours. Ils sont pleins d’accidents, tout bleus en télévision. Je lutte. Je lutte pour déchirer nos paupières et rallumer les écrans. Tu milites, tu regardes mourir des bouts d’humanité, chargés de mômes et d’exil. Lui intervient, il ramasse des enfances en morceaux sur des plages désertées. Nous solutionnons le problème des sans-papiers. Vous accueillez quelques apatrides en morceaux. Ils se naufragent sur ce sable qui façonne nos châteaux. Je légifère Tu contingentes Il régule Nous regrettons Vous refoulez – forme non répertoriée -
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CATÉGORIE NOUVELLE ÉCOLIERS 1er prix Amélie Jacquemettaz « Les aventures de Sonia Corry »
Pour mon super Grand-papa Francis Mis en page par mon papa
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Les personnages
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Sonia Corry était une reine d’un lointain pays. Elle souffrait de solitude. Un jour, Sonia acheta un toutou bien à elle qui s’appelait Marcus. Marcus faisait tout ce qu’il pouvait pour que la reine fût heureuse. Mais pourtant Sonia était toujours remplie de tristesse. Pour la consoler, la dame des bonbons venait chaque jour lui donner plein de bonbons, mais rien n’y faisait. Sonia Corry devenait de plus en plus malheureuse. Mais pourtant, un jour, son serviteur Rokiluke lui annonça qu’elle avait reçu une lettre qui disait ceci : « Chère Sonia Corry, je suis le roi Yayama et je vous écris pour vous dire que je fais un grand bal au château du Carillou pour trouver une fiancée. Je me suis dit que vous n’aviez pas de mari, alors peut-être seriez-vous d’accord de m’épouser ? Alors, au bal, et une grosse bise à tout le monde. Répondez-moi vite.» Le roi Yayama Alors, la pauvre reine s’évanouit de bonheur. Dès qu’elle se remit de ses émotions, Sonia prit ses jambes à son coup, fit construire illico presto une immense montgolfière pour y mettre Rokiluke, Marcus, la dame des bonbons et elle-même. Dès que la montgolfière fut terminée, elle mit tout le monde dedans et fit son premier essai. Mais elle redescendit parce qu’on avait oublié de mettre le long tapis rouge ! Dès que le long tapis rouge fut mis, et que tout était prêt, elle put faire son deuxième essai. La montgolfière s’envola et s’écrasa contre la montagne de l’ogre !
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Ils furent obligés de passer, sur la pointe des pieds, devant la maison de l’horrible ogre affamé. Sonia vit un bouquet de roses à la fenêtre.
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Elle ne put s’empêcher d’aller voler le beau bouquet pour son fiancé. Mais l’ogre la vit et lui courut après. Sonia n’eut que le temps de sauter par la fenêtre et de dégringoler de la montagne avec les belles fleurs. Ses amis étaient déjà au pied de la montagne de l’ogre. On pouvait entendre quelques «on a eu chaud !». L’équipe se reposa un petit moment. Dès qu’ils furent bien reposés, ils partirent pour le château du Carillou.
Arrivés au château, ils virent une grande foule qui attendait là. Tout d’un coup, Sonia Corry fondit en larmes. Elle avait vu un grand panneau sur lequel était écrit ceci : «Je cherche une belle reine. Le roi Yayama» . 33
Le roi Yayama était justement dans les parages. Il vit la pauvre reine en sanglots. Il s’approcha d’elle et lui dit : – Que se passe-t-il, Madame Corry ? Et Sonia répondit : – Regardez-moi ce panneau ! Le roi lui dit : – Et alors ? – Ben vous n’allez pas m’épouser ! – Bon, puisque c’est comme ça, je vous promets que je vous épouserai, mais à une condition : je ne danserai pas avec vous au bal, dit le bon roi. Vint l’heure du bal. Le bal commença et le roi dansait joyeusement avec les reines. Dans son coin, Sonia et ses amis se disaient que c’était fichu. Pourtant, à la fin du bal, le roi devait choisir quelle reine serait son épouse. Quand toutes les reines furent prêtes, le roi hésita avec une autre reine, mais choisit tout de même Sonia. Sonia était à présent la plus heureuse de toutes les reines de la planète. Ils se marièrent sur-le-champ dans le château du Carillou. C’est là qu’ils ont vécu. Après sept ans de mariage, Sonia tomba enceinte d’une petite fille qu’on appella Laulau. Ce fut la fête pour la petite Laulau au château du Carillou. Douze ans plus tard, Sonia retomba enceinte. Ils eurent un petit garçon qu’ils appelèrent Albert. Laulau avait de très bonnes notes avec sa maîtresse Caroline que tout le monde surnommait «La Maîtresse Zinzin». Dix ans plus tard, Laulau se maria avec Rolou. Albert préférait jouer avec son ami Bertrand. De leur cachette, ils espionnaient les deux amoureux en se moquant d’eux. Contrairement à sa sœur Laulau, Albert avait de très très mauvaises notes avec la maîtresse Zinzin. 34
Un jour, Laulau et Rolou eurent une petite fille qu’ils appelèrent Laula. Celle-ci aimait beaucoup la dame des bonbons. Elle aimait bien son humour et surtout quand elle lui montrait comment faire des tas de bonbons différents. Les parents de Laula s’énervaient contre la dame des bonbons, car ça faisait la fortune du médecin et du dentiste. Quant à Albert et Bertrand, ils préféraient jouer avec Marcus et Rokiluke aux Indiens et aux cow-boys. Quant à Sonia Corry et son mari Yayama, je peux vous dire qu’ils étaient les plus heureux de la planète. Et à partir de ce jour-là, des bals sont organisés tous les soirs pour tout le monde.
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CATÉGORIE NOUVELLE ADULTES 1er prix René Neuenschwander « L’autre moi » J’ai 55 ans, je suis sans emploi ; ma femme, qui était devenue une souillon et même me battait parfois, m’a quitté pour le boucher du coin de la rue. Mon fils est un voyou, il est en prison à l’autre bout du pays, à ce qu’on m’a dit. Il y a dix ans que je n’ai plus de contact avec lui. Ma fille, eh oui, j’ai fait deux enfants à ma mégère, a hérité du vice de sa mère et vit je ne sais où avec une bande de toxicos. J’ai perdu les quelques amis qui me restaient en même temps que mon boulot. J’ai été expulsé de mon appartement et suis, depuis des jours, SDF, un clodo, quoi. Je dois le constater aujourd’hui, j’ai bousillé ma vie. Cette situation est entièrement de ma faute, je le reconnais. Tout a commencé à l’école. J’étais plus attiré par les potes, la frime et le sport qui consiste à piquer des broutilles dans les boutiques que par les études, au grand désespoir de mes parents, de braves gens qui m’aimaient bien. Plus tard, j’ai commencé à fréquenter une bande de loubards qui semait la terreur parmi les ados et les vieux du coin. Ce qui devait arriver arriva. Adulte, j’ai quitté la maison pour m’installer dans un squat et j’ai subsisté à coup de petits boulots et de petits trafics. Puis j’ai rencontré Lucienne. Ce n’était pas la crème des filles, mais on s’entendait bien, on fréquentait les mêmes bistrots et on refaisait le monde et la société les deux de la même manière. Quand elle m’a annoncé qu’elle attendait un heureux événement, je trouvai qu’il n’était pas vraiment heureux, mais j’ai eu un sursaut de fierté et j’ai décidé de chercher un emploi stable. Vu mon manque de qualification, j’ai été engagé comme ma45
gasinier dans une grande surface. Onze mois après la naissance d’un beau garçon, ma fille est née, nous ne l’avions pas désirée, un accident, comme on dit. Mon boulot, ce n’était pas la gloire, mais cela nous a permis d’emménager dans une HLM d’une banlieue miteuse, un petit trois-pièces bruyant où nous avons pu élever nos gamins tant bien que mal. Plutôt mal d’ailleurs. Comme elle s’ennuyait à la maison, Lucienne s’est mise à boire et moi aussi, afin de supporter sa déchéance. Notre fils s’est acoquiné avec une bande de la cité, ma fille a commencé à fumer, puis à dealer, et voilà, la suite vous la connaissez. C’est tout cela qui tourne dans ma tête ce matin alors que je traîne mon désœuvrement sur le boulevard. J’ai soudain la désagréable impression d’être suivi. Après un moment, je me retourne afin de voir qui s’est attaché à mes pas et je constate que c’est un petit garçon qui est derrière moi. Et là, je reste pantois, les yeux écarquillés, cloué sur place par la stupeur. Le petit garçon en culottes courtes, un cartable sur le dos, c’est moi ! Oui, moi, à huit ou neuf ans. Mais le plus surprenant c’est que derrière l’enfant, le décor a changé. Les passants sont vêtus à la mode d’il y a une cinquantaine d’années, les voitures que je vois rouler ou qui sont stationnées datent au moins d’un demi-siècle, la chaussée est pavée. Même les immeubles, les enseignes, les boutiques ont une apparence vieillotte. Tandis que je reste éberlué, ne sachant ce qui m’arrive, le petit garçon passe à ma hauteur sans même me jeter un regard et poursuit sa route. Reprenant mes esprits, je le suis à distance. Chose curieuse, c’est maintenant devant le garçonnet que la rue a vieilli ! Il a l’air content le gamin et il pénètre dans la cour d’un collège où il retrouve d’autres enfants. C’est mon collège, celui où j’ai fait mes premières classes. Les élèves ne sont pas en jeans, mais 46
en culottes courtes et chaussettes pour les garçons, en jupe pour les filles. Que se passe-t-il ? Je reste pensif sur le trottoir à regarder les fenêtres de l’école. Alors je le vois, le petit garçon est debout devant la classe et le maître le félicite. Mais il n’a plus neuf ans, il en a quinze ou seize, me semble-t-il, mais je vois bien que c’est toujours moi… à son âge ! Bruyamment les élèves sortent du bâtiment et je décide de «me» suivre à nouveau. Je n’ai d’ailleurs rien d’autre à faire. L’un derrière l’autre, nous cheminons dans les rues d’un quartier que je ne connais pas, jusqu’à un établissement au fronton duquel je lis «Lycée Baudelaire». Le jeune homme y pénètre et à nouveau je reste sur le trottoir. Il fait soudain plus frais et je remonte le col de mon vieux pardessus. Les arbres que je peux apercevoir ont jauni et les feuilles tombent en voletant dans le vent. Comment se fait-il que nous soyons en automne alors que nous étions début juillet lorsque j’ai rencontré le petit garçon ? Je ne sais pas, mais je ne m’étonne plus de rien. Je reste seulement planté là, constatant, comme si cela était normal, que les véhicules et les badauds n’ont plus tout à fait le même aspect qu’il y a un moment. Tout est plus… moderne, mais pas encore à la mode de maintenant. Je vois alors les étudiants discuter dans la cour. Celui qui m’intéresse est assis sur un banc avec une ravissante jeune fille qui tient un livre ouvert sur les genoux. Manifestement tous deux révisent une leçon. Puis ils rentrent en se tenant par la main. De plus en plus curieux de ce qui va encore se passer, je décide d’attendre la sortie des classes. Je patiente ainsi jusqu’à… l’été. Oui, il s’est écoulé à peine une heure ou deux, durant lesquelles j’ai fait les cent pas sur le trottoir, et voici que la chaleur est revenue. Les jeunes gens sortent le visage radieux pour certains, sombre pour d’autres. Les plus joyeux crient «Je l’ai eu, hourra !», les autres baissent tristement la tête, j’entends des «Je me représente à la session de rattrapage, mais je l’aurai» ou «Qu’est47
ce que je vais prendre à la maison!» Mon «double» est rayonnant, tout comme la copine qu’il tient par la taille et qu’il embrasse, celle avec qui je l’ai vu sur le banc tout à l’heure. Un couple plus âgé vient à leur rencontre et c’est alors que je ressens un choc émotionnel. Ce sont mes parents, tels qu’ils étaient une bonne trentaine d’années auparavant. Mais ils sont décédés tous les deux depuis plusieurs mois dans un accident de voiture. Ils congratulent pourtant les deux jeunes gens, les étreignent affectueusement. C’est bête, mais je suis soudain jaloux car jamais ni mon père ni ma mère ne m’ont démontré de telles marques d’admiration. Je me pince le bras gauche et ça me fait mal ; non, je ne rêve pas, mais je ne comprends toujours pas ce qui m’arrive. Tout à mes interrogations, je suis resté sur place et dans la cohue j’ai perdu de vue les deux couples. Pris d’une sorte de panique, je cours jusqu’au coin de la rue : personne. Je cours encore, au hasard, mais je ne les retrouve pas. Je me sens complètement abattu car jamais je ne pourrai expliquer le phénomène que j’ai vécu. Curieusement la ville a repris son aspect actuel, je me retrouve dans le présent, sans but et sans espoir. Je me décide tristement à rejoindre le foyer qui a accepté de m’accueillir et où m’est servi un repas chaud le soir. Il me reste un peu de monnaie en poche et je l’utilise pour prendre un ticket de bus. Lorsque j’arrive à la station proche du refuge, à deux pas de l’université, je vois que les affiches sur une colonne Morris datent de plus de trente ans. Je constate aussi qu’il y a beaucoup d’animation sur le campus. Et au milieu de la foule, je «me» vois à nouveau, jeune homme, parlant à une jolie fille que je reconnais. C’est toujours la même et je sais qui elle est maintenant. Mes souvenirs sont remontés à la surface. Elle s’appelle Aline et est… ou était, je ne sais plus comment dire, une camarade d’école. Elle m’aimait bien, mais moi j’étais trop occupé avec mes copains pour lui prêter attention. Curieux d’en apprendre 48
davantage sur ce mystère, je m’approche d’eux en me dissimulant derrière la statue contre laquelle ils sont appuyés. Et je les entends. Lui annonce «J’ai reçu une offre formidable. On me propose d’aller faire un stage de deux ans dans un laboratoire de recherche aux Etats-Unis, à Boston. C’est fantastique, mais j’hésite à accepter car deux ans loin de toi, c’est long. Qu’en pensestu, est-ce que tu m’attendrais tout ce temps ?» La jeune fille répond avant de lui donner un long baiser : «Comment peux-tu en douter ?» Ils s’éloignent alors et le garçon ajoute : «Dans ces conditions j’accepte, et à mon retour on se marie, d’accord ?» et un joyeux double éclat de rire retentit tandis que le couple disparaît dans la foule. Je suis maintenant passionné par ce qui m’arrive et je veux absolument en connaître davantage. Alors, sans savoir ce qui m’y pousse, je reprends la direction du centre-ville. Et c’est là que je les revois. Ils sortent d’une mairie, l’air heureux, accompagnés de mes parents, quelques-uns de mes oncles et tantes, de personnes que je ne connais pas, sans doute la famille de la mariée, et d’amis. Puis, en cortège, tous se dirigent vers une petite chapelle sur laquelle une plaque mentionne «Communauté chrétienne». Je n’ose pas entrer, mais bientôt la noce, car c’en est une, ressort. Les invités se répartissent dans des voitures qui ont bien un quart de siècle et qui se mettent en route. Je reste, interdit, à les regarder s’en aller. Personne n’a eu un regard pour moi, alors que je ne me trouvais qu’à quelques mètres. Je ne suis pourtant pas invisible car je me vois. Décontenancé, je reprends mon errance au hasard des rues de ce quartier chic qui m’est inconnu lorsque soudain je la vois. C’est bien elle, Aline, tenant deux charmants bambins par la main. Elle est encore plus jolie que lors de son mariage et elle est rayonnante. Tous trois entrent dans un immeuble cossu et la porte se referme sur eux. Je connais maintenant «mon» adresse et me promets d’y revenir afin de tirer au clair toute cette histoire. Tout en réfléchissant à la manière dont je vais entrer en matière 49
lorsque je sonnerai à la porte du couple, je marche. Je ne remarque même pas que l’environnement a une fois encore changé. Voitures, piétons, bruits, tout est de maintenant. J’ai cheminé longtemps, je suis fatigué et songe sérieusement à remettre à demain ou un autre jour ma démarche auprès de mon double. Qui est-il ? Cette question me taraude l’esprit. J’en suis là de mes interrogations lorsqu’une grosse bagnole, dernier modèle, s’arrête dans une case réservée, à quelques mètres devant moi. Je n’y prête guère attention mais remarque plutôt que je suis devant l’«Institut national de recherche physique», comme cela est écrit sur la porte. Et c’est à cet instant précis que je «me» vois, juste devant mes yeux, si vous me passez l’expression. L’homme est vêtu d’un costume clair parfaitement coupé, d’une chemise bleu ciel et d’une cravate assortie. Il porte un attaché-case à bout de bras et se dirige vers l’entrée de l’immeuble. J’ai alors une inspiration subite. Je m’avance dans sa direction et appelle mon nom. Il tourne la tête, s’arrête et me regarde. Un sourire éclaire son visage et il s’avance à ma rencontre, main tendue. Il ne prononce qu’un mot : «Enfin», comme s’il m’attendait depuis longtemps. Il me donne alors l’accolade, je sens sa main gauche qui appuie sur mon dos, me presse contre sa poitrine, et c’est à cet instant que j’éprouve une sensation bizarre, comme si je pénétrais dans son corps et, en fait, c’est exactement ce qui se produit ! J’entre dans sa peau, je deviens lui, je suis lui, nous ne faisons qu’un. Alors, comme si rien ne s’était passé, je pénètre dans l’immeuble. Le portier me salue respectueusement. J’entre dans mon vaste bureau et, en souriant, ma secrétaire m’apporte un café avec le courrier. Je suis devenu un autre moi. Je suis directeur d’un laboratoire de recherche. En coulisses mon nom circule pour le prochain Nobel de physique. Ma femme est médecin et travaille à temps partiel dans un grand hôpital. Elle est très active au sein de la communauté chrétienne que nous fréquentons. Nous avons deux enfants. La fille est avocate et le 50
garçon directeur d’un important établissement bancaire. Nous sommes, financièrement, à l’abri du besoin, comme on dit, et nous sommes un couple heureux. Mes parents seraient fiers de leur fils, comme ils l’ont toujours été d’ailleurs. Je suis certainement le seul être humain à avoir eu une seconde chance, celle de recommencer sa vie. Aujourd’hui j’ai 55 ans et je peux l’affirmer avec satisfaction et fierté : j’ai réussi ma vie !
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CATÉGORIE ROMAN ÉCOLIERS Non décerné
CATÉGORIE ROMAN ADULTES 1er prix Jean Mathys « L’intervention » Chapitre 1 Le snack-bar était vide. Les étudiants qui, après les cours, avaient l’habitude de s’y rendre parce qu’il se trouvait non loin de l’Institut de Médecine légale s’étaient envolés un à un et Corinne en profitait pour mettre un peu d’ordre dans la salle avant la venue des clients du soir. Dans l’appartement que constituait la vaste arrière-boutique qui comprenait une cuisine assez grande pour qu’on pût s’y tenir à plusieurs et deux autres grandes pièces qui servaient l’une de living-room et l’autre de chambre à coucher, Corinne évoluait comme une fourmi. La vaisselle relavée s’égouttait sur l’évier et la jeune femme écoutait les informations sur un petit transistor. Soudain, la porte du snack-bar fit tinter son grelot. Corinne se dirigea vers la salle aux tables désertées et reconnut tout de suite son mari, François Chaumont. Il n’était pas seul sur le seuil de la porte. Une jeune femme l’accompagnait. – J’ai rencontré une amie d’enfance en sortant du cours et je l’ai invitée à partager notre repas, dit-il en s’avançant. Tandis qu’il lui posait un baiser sur la joue, Corinne jaugeait l’inconnue du regard. Ses cheveux longs et ondulés étaient de 73
jais et ses prunelles brun sombre brillaient d’un feu étrange. Son regard était dur, voire hostile. Elle portait un tailleur rouge qui moulait admirablement bien son corps. Cette inconnue, certes, portait bien la toilette. A ses côtés, lui donnant la main, une fillette d’environ trois ans regardait avec étonnement la salle vide de ses grands yeux tristes. – Je te présente Cécile Muller, Corinne, dit François. Nous avons été à l’école primaire ensemble. Nous habitions le même quartier. Puis, quand mes parents sont morts, nous nous sommes perdus de vue. La jeune femme jeta un regard complice à Corinne et compléta rapidement l’explication de François Chaumont, croyant lui apporter une justification supplémentaire : – Nous avons voulu savoir ce que nous étions devenus depuis le temps lointain de notre innocence, fit-elle d’un ton plutôt vulgaire. J’espère que vous n’en êtes pas contrariée ? – Bien sûr que non, dit Corinne d’une voix aimable. Puis elle se pencha vers la petite fille et lui demanda en souriant : – Veux-tu venir avec moi à la cuisine ? Je te donnerai quelque chose de bon à manger. La fillette, craintive, recula et se serra contre sa mère. La jeune femme n’insista pas. Elle regagna l’office où elle fit chauffer sur une cuisinière à gaz une soupe jardinière et ouvrit une boîte de petit pois et carottes et une autre de rôti haché. Tout en préparant allègrement ce repas modeste à la fortune du pot qu’imposaient les circonstances – que serait la vie moderne sans les boîtes de conserves, surtout dans la corporation des gargotiers et autres établissements nourriciers où le sempiternel bifteck, pommes frites, salade voisine avec le tout aussi classique plat de petit pois et carottes ? – Corinne s’efforçait de se souvenir des confidences de François au sujet de cette amie d’enfance. – C’était une fille délurée. Elle n’était heureuse que lorsqu’elle avait commis une grosse bêtise ou des dégâts. Enfant, elle cassait toutes ses poupées. On l’aurait crue possédée du diable tant son 74
instinct la poussait à mal faire. A quinze ans, elle m’a même demandé de faire l’amour avec elle. A la suite de cette révélation, Corinne n’avait pu retenir un cri d’indignation et François Chaumont avait souri de sa réaction si féminine teintée d’un rien de jalousie, car les femmes, si elles admettent bien volontiers que l’élu de leur cœur ait eu des aventures avec d’autres avant le mariage, n’aiment guère que leur époux s’en vante après et croient déceler dans le ton de la confidence des accents qui évoquent un paradis perdu et regretté, cause provoquant dans la plupart des cas ces accès de jalousie, prémices de la première dispute de ménage. Mais le sourire qu’arborait François Chaumont avait pour dessein d’apaiser Corinne et il s’était empressé d’ajouter : – Rassure-toi, chérie, j’avais, même à cette époque, assez de bon sens pour résister à la tentation et ne pas me laisser prendre au premier piège. Je n’ai jamais aimé les filles qui provoquent. Cécile Muller entrait à son tour dans la cuisine en tenant son enfant par la main et s’extasiait sur tout en poussant de petits cris hystériques. Corinne fronça les sourcils. Sans qu’elle pût dire pourquoi, elle n’aimait pas cette femme. Elle aurait voulu ne jamais l’avoir rencontrée, qu’elle ne s’immisçât pas dans leur petite vie tranquille et studieuse, provocante comme une prostituée, dévastatrice comme un ouragan, mais le destin intervient parfois au moment où l’on s’y attend le moins… Durant tout le repas, ce fut Cécile Muller qui anima la conversation, car Corinne était à tout instant dérangée par les clients qu’il fallait servir et, tout en jouant à la perfection son rôle d’hôtesse, elle ne perdait pas une bribe des mots qui s’échangeaient entre François et son invitée. – Luc, mon mari, était-elle en train de dire quand elle reprit place à table, fait son école de recrues dans les chars à Thoune, mais à l’heure qu’il est, il se prélasse à l’hôpital, car il a eu un accident assez grave la semaine dernière au cours d’un exercice : 75
il s’est cassé une jambe. Il vient de m’écrire qu’il sera renvoyé à la maison dès qu’il sera remis sur pied. Il en a encore pour un mois, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il revienne si vite, conclut-elle d’un ton rogneux. Elle faisait partie, sans nul doute, de la catégorie des épouses qui aiment mieux voir leur mari au diable plutôt qu’à la maison afin de préserver leur liberté de mouvements, leur indépendance, comme elles disent toutes quand on leur en demande la raison. Au cours de cet échange de propos, la fillette était restée assise à sa place sans prononcer une seule parole. Elle regardait craintivement autour d’elle, furtivement, puis fixait son assiette d’un air hébété. Corinne tenta de l’amadouer à nouveau. – Peux-tu me dire ton nom ? fit-elle. Cécile Muller intervint encore pour répondre d’un ton tranchant : – Elle s’appelle Viviane, mais il est inutile de l’appeler par son prénom. Vous vous serez sans doute aperçus qu’elle est plutôt murée. Il n’y a qu’à moi que ces choses-là arrivent, ajouta-t-elle en regardant intensément François Chaumont, cherchant à susciter son indulgence. Non, mais pouvez-vous imaginer que j’ai mis au monde une enfant retardée ! Corinne sursauta et se durcit à l’ouïe de ces paroles. L’aversion qu’elle avait pour cette intruse s’accrut encore davantage. Elle glissa son bras autour de la taille de l’enfant et la tint serrée près d’elle. « Oh, si tu étais à moi, songeait-elle avec avidité, comme je t’aimerais, que tu sois handicapée ou non ! Oh, ma petite Scilla, Scilla ! Non, je ne dois pas penser à toi, à ce que tu eusses pu devenir si tu avais vécu ! » Après le repas, Corinne retourna dans la salle. Il était presque vingt heures et les gens qui fréquentaient le soir son établissement ne s’attardaient pas. Le snack-bar ressemblait plus à une pension de famille qu’à ces établissements pour jeunes propices 76
au tapage. Chez elle, pas de jeux américains, pas de boissons alcooliques : la sobriété dans tous les domaines. Aussi ne lui restait-il qu’à nettoyer les tables, relaver la vaisselle, tout mettre en ordre pour le lendemain matin avant de souffler un peu, d’avoir du temps à soi pour parler, réfléchir, échanger des idées avec François. Quand elle regagna la cuisine, elle surprit cette demande que Cécile Muller prononçait d’une voix implorante : – Tu dois m’aider, François ! J’ai de l’argent pour cela, beaucoup d’argent. Ton prix sera le mien. Dis-moi si tu acceptes. – Je t’ai déjà dit non, fit François d’un ton irrité. Tu peux me faire confiance, Cécile, je n’ai pas encore perdu tout bon sens. – Alors donne-moi l’adresse d’un collègue complaisant. Cela, tu peux le faire au moins et… Cécile interrompit sa diatribe quand elle aperçut Corinne qui s’était arrêtée sur le seuil de la porte. Cette apparition la fit sursauter. Comme mue par un ressort, elle se leva et murmura : – Je crois que je ferais mieux de m’en aller et de cesser de vous importuner tous les deux. Je dois écrire à Luc ce soir. François Chaumont, à son tour, s’empressa de se lever et proposa : – Je vais vous ramener chez vous. Où habitez-vous ? Il y avait une telle expression de soulagement dans sa voix que Corinne se rendit compte que quelque chose d’important venait de se passer entre eux deux, acculant presque son mari à une intervention qu’il redoutait et réprouvait. Une chose était certaine : il était content de la voir partir et facilitait ce départ au maximum. – J’habite les clapiers du Lignon, répondit Cécile Muller en mettant un manteau à Viviane. Pas les clapiers de luxe des étages supérieurs des tours aux loyers prohibitifs, mais dans une H.L.M. de purotain ! C’est mortellement déprimant d’y vivre, mais j’ai besoin de l’argent que je gagne pour des choses plus importantes que de faire le beurre d’un propriétaire et d’un régisseur. 77
Quand ils furent partis, Corinne poursuivit ses occupations ménagères. Il y avait tant de choses à ranger, à nettoyer. Elle empila soigneusement les livres de médecine que François laissait parfois traîner n’importe où, car elle savait qu’à son retour il travaillerait tard dans la nuit pour rattraper le temps perdu. Les études de médecine exigent de ceux qui s’y adonnent beaucoup de ferveur, d’intelligence, d’intuition, de précision. Mais pendant combien de temps pourrait-il encore les poursuivre ? Elles étaient si coûteuses et sa bourse avait été diminuée quand les autorités avaient appris que Corinne était propriétaire d’un snack-bar. Pourtant, celui-ci ne laissait guère de bénéfice malgré qu’elle s’efforçât de tout faire par elle-même, se passant même d’une employée à plein temps qui l’eût déchargée des travaux subalternes. Dans quinze jours, il y aurait l’inscription du semestre d’hiver universitaire, de coûteux ouvrages de spécialisation à acquérir, les impôts arriérés à payer, la taxe professionnelle fixe ; l’avoir en banque fondait à vue d’œil et bien des fois François Chaumont s’en était voulu d’être une charge pour sa jeune femme. Ainsi songeait Corinne, soudain lasse et découragée. Elle se souvenait qu’à plusieurs reprises, à cause d’elle, pour avoir une vie de famille normale, il avait été sur le point de tout abandonner et de postuler un emploi administratif dont le traitement fixe les aurait mis à l’abri du besoin. Elle s’était violemment insurgée à l’idée de ce renoncement inutile : une vocation médicale valait quelques sacrifices. Il ne fallait à aucun prix que plus tard il souffrît d’avoir abandonné un haut idéal pour croupir comme tant d’autres dans la médiocrité satisfaite. Elle regrettait parfois d’avoir provoqué son amour et de l’avoir épousé si vite. Elle aurait dû le convaincre d’attendre. Elle aurait sans doute mieux pu l’aider s’il n’avait eu en plus de ses études les soucis d’un chef de ménage sur ses épaules déjà bien chargées. Il n’aurait en tout cas pas eu le sentiment d’avoir la responsabilité de ses soucis financiers ni l’humiliation de devoir 78
insister en sonnant à toutes les portes pour que sa bourse lui soit maintenue malgré tout. C’est à cela que songeait Corinne en mettant de l’ordre partout ; son esprit se remémorait les années écoulées depuis le jour où, pour la première fois, alors qu’elle n’avait que dix-neuf ans, François Chaumont l’avait aperçue, les larmes aux yeux, derrière la vitre de son établissement….
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TEXTES DE NOS MEMBRES 2016 Eric GIULIANA « L’harmonie du monde » J’entends se fracasser, au fond d’une ravine, Le flot turbide d’une onde folle – impavide ; Je descends le sentier ; le cosmos tout entier Converge vers les berges et, soudain, me submerge ; Une truite tient tête Aux petits tourbillons Qui l’encerclent et l’enserrent ; Un gammare s’amarre A l’écume d’albâtre Qui ruisselle et le cèle ; Un cincle plongeur gicle Sur les vingt larves torves Qui scintillent, se tortillent ; Un castor – retors – tord Les écorces – torses – des saules Qui – seuls – sauvent la sylve ; Le crépuscule lance ses ultimes flèches, Je pars de mon repaire, je perds tous mes repères ; Je ne vois plus, je ne sens plus, je n’entends plus : Mais mon cœur bat encore et enflamme mon âme.
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Amalita Hess « Chemins du monde » Ne pas s’alourdir Des contraintes Du quotidien Mais jeter en vrac Dans sa besace : L’étonnement L’enchantement L’éblouissement Et Parcourir le monde En flûtant Les airs enjoués de la Vie. « Sur la route de Cuzco », Pérou 1954
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Jean-Charles Rossi « Voyage » Combien de vies ai-je vécues, en différents lieux de l’espace et moments au fil du temps ? Au dernier bout de ma vie, je me pose cette question. Je me plais à penser que j’en ai vécu plusieurs, voire beaucoup plus, sans savoir estimer combien. Que d’innombrables voyages à travers l’espace-temps, je sens. J’ai agi, je ne sais vraiment comment, livré aux aléas, joies et peines de chacune de mes vies. J’ai le vague souvenir d’avoir vécu au Moyen-Âge. J’étais une femme vivant près d’un château sis à l’intérieur d’un méandre le protégeant et qui irriguait la citadelle l’entourant. En ce temps-là, les femmes bourgeoises portaient des bas, car il était inconvenant pour elles de montrer leur chevilles et il faisait très froid. Tissés de fil de coton rigide, ils étaient tenus par des jarretelles qui les liaient au corset. Il me vient à l’esprit, un épisode de cette vie-là. Je me vois assise en tant que mariée, au milieu de la table d’honneur à côté de mon époux. Après force ripaille et jus fermentés contenus dans des jéroboams vidés en excès, l’atmosphère était à son comble et tous étaient très joyeux, presque hystériques. À ce moment-là, quelques hommes éméchés se sont enfilés sous la table couverte d’une large toile descendant sur les côtés, presque jusqu’au sol. J’ai senti plusieurs mains s’efforçant de me dérober impudemment la jarretière. La jalousie est montée à la tête de mon époux Philibert, mais il a su rester stoïque et s’est montré juste, en cette circonstance. 112
Diane Muller « Page blanche » Si seulement je pouvais te couvrir de couleur Le manque d’inspiration me fait peur Comme un vide, une envie de m’exprimer sans savoir quoi dire Une impression qui s’intensifie d’année en année. Que faire pour retrouver l’ardeur, la révolte, La passion qui anime les corps Et fait des miracles de créativité, d’ingéniosité ? Où sont passées ces choses qui font vibrer mon cœur Ces choses impossibles à contenir, Ces événements qui nous font exploser, aimer et frémir ? Je voudrais tant que mon crayon valse Au rythme de mes sentiments les plus forts, Comme lorsque cette petite fille pleurait à chaudes larmes Face à la feuille qu’elle remplissait sans effort. J’aimerais tellement arrêter de devenir sage Faire revenir la fougue éteinte par les mots cassants De ceux qui n’ont jamais vraiment rêvé. Je veux remplir la page et faire renaître ma rage. Cette rage, pleine de conviction, ne demande qu’à s’émanciper, Sans retenue, sans crainte et sans barrière.
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RÉSULTAT DU CONCOURS DE PEINTURE Prix du public de la journée exposition à l’occasion du 20e anniversaire du Scribe, le samedi 19 novembre 2016, 44 tableaux exposés, environ 130 participants ont voté. PALMARÈS
1er prix Svetlana Corthésy pour son œuvre « Jeune fille avec perroquet »
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2e prix Christiane Bonder pour son œuvre « D’une année à l’autre »
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3e prix Gérard Montabert pour son œuvre « Vent d’hiver »
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