LIRE MAX WEBER AVEC JEAN-PIERRE GROSSEIN
LA SEMAINE DE LA RECHERCHE DU 20 AU 22 MAI
LIVRET DES LECTURES
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SOMMAIRE THEME AGENDA COMMENT PREPARER LA SEMAINE ? (SUR LE PDF, CLIQUER SUR «SEANCES ET LECTURES» POUR ATTEINDRE LA JOURNEE CONCERNEE)
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LE THEME La Quatrième Semaine de la recherche est consacrée à la sociologie wébérienne, autour de Jean-Pierre Grossein. Ce dernier a non seulement consacré ses recherches à faire connaître l’œuvre de Weber au public français à travers ses traductions exigeantes, mais, au-delà, a contribué de façon décisive à mettre en évidence la richesse de la conceptualisation et de la méthodologie wébériennes, à en montrer la cohérence et l’actualité. L’originalité du travail de Jean-Pierre Grossein réside notamment dans sa lecture théorique de l’œuvre wébérienne, qui donne à voir les évolutions d’une architecture conceptuelle ne cessant de s’affiner et de se déployer en fonction des débats avec ses contemporains, des points d’application empiriques de sa démarche, des thématiques et problématisations émergentes. Le contexte intellectuel a joué un rôle dans ces reconsidérations. La lecture que propose Jean-Pierre Grossein est libérée des confrontations idéologiques qui ont longtemps cantonné la sociologie wébérienne dans la niche « libérale » et « individualiste » et qui empêchait d’appréhender l’originalité et le subtilité de ses raisonnements, par exemple sur des points aussi centraux que la pluralité causale ou la conceptualisation idéal-typique. Mais cette relecture n’a été rendue possible qu’à travers un travail de traduction, lequel a permis de rectifier des erreurs flagrantes, mais aussi d’affiner notre compréhension des principaux concepts et du raisonnement de Max Weber. L’un des points fondamentaux de la démarche wébérienne réside dans la relation sophistiquée entre théorie et empirie, faite d’un va-et-vient permanent entre analyse empirique et construction théorique. Si les avancées théoriques ne peuvent se réaliser qu’à partir d’analyses de situations concrètes, celles-ci ne peuvent être à la base de telles avancées que si elles sont aiguillées par un travail théorique préalable sur les notions, les concepts et leur articulation. Outre son intérêt pour une réflexion épistémologique et méthodologique concernant l’ensemble des sciences sociales, l’analyse wébérienne des religions, qui constitue un chantier majeur de l’œuvre, apporte une contribution décisive à une réflexion sur les processus de rationalisation, et elle ouvre sur une thématique de la modernité. Au-delà d’une analyse idéelle, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, tout comme ses autres textes sur L’Ethique économique des religions universelles, n’entendent pas analyser les religions pour elles-mêmes, mais dans leurs rapports avec le comportement économique qu’elles contribuent à façonner à partir de leur éthique. Les conférences et séminaires proposés durant ces journées entendent partir de ces textes et de leur analyse par Jean-Pierre Grossein, afin de susciter un débat autour de la compréhension contemporaine des concepts wébériens et de lectures qui rendent justice à la complexité de la pensée wébérienne. Des chercheurs spécialistes de la sociologie des religions, en Afrique du Nord et en Afrique sub-saharienne, reliront leurs recherches personnelles à la lumière de l’œuvre de Max Weber, notamment telle qu’elle est présentée par Jean-Pierre Grossein, pour faire ressortir ce que ces conceptualisations et problématisations permettent de dire des sociétés contemporaines.
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PROGRAMME • MERCREDI 20 MAI 2015 - A l’amphithéatre de l’EGE 18h00-20h00 - CONFERENCE D’OUVERTURE « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme » Par Jean-Pierre Grossein, présenté par Béatrice Hibou (CRESC, CNRS-CERI/SciencesPo) • Texte de lecture : « Présentation » à l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme • JEUDI 21 MAI 2015 - A l’amphithéatre de l’EGE JOURNEE D’ETUDE « Max Weber sous les tropiques » Avec la collaboration de la chaire des Etudes africaines comparées 10h00-13h00 CONFERENCE - DEBAT : «Sociologie des religions » « Relire Sociologie des religions » par Jean-Pierre Grossein « Sociologie des religions en terre d’islam » débat avec Mohamed Tozy 15h00 – 18h30 - TABLE RONDE : « Max Weber sous les Tropiques » Avec Souleymane Bachir Diagne (Columbia University, New York), Sophie Bava (IRD & UIR, Rabat), Didier Péclard (Université de Genève), Ramon Sarró (Institute of Social and Cultural Anthropology, University of Oxford) et Abdourahmane Seck (Centre d’étude des religions, Université Gaston-Berger, Saint-Louis), sous la présidence de Jean-François Bayart (Chaire d’Etudes africaines comparées, UM6P). • Textes de lecture : « Présentation » à Sociologie des religions « Présentation » à l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme • VENDREDI 22 MAI 2015 - à la salle de conférence de la FSJES de l’Université Hassan II de Casablanca, SEMINAIRE DE RECHERCHE Organisé en collaboration avec le Département de science politique et le CM2S de l’Université Hassan II de Casablanca, 10h00-13h00 - SEMINAIRE « Concepts fondamentaux et catégories sociologiques » Animé par Jean-Pierre Grossein. • Texte de lecture : « De l’interprétation de quelques concepts wébériens », Revue française de sociologie, vol. 46, 2005/4, p. 685-721
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Préparer la Semaine de la Recherche La semaine de la recherche est une rencontre scientifique internationale qui se tient deux fois par an à Rabat. Le programme aborde des thématiques importantes dans l’environnement politique, social ou économique du Maroc. Son organisation et sa cohérence thématique sont garanties par une direction scientifique collégiale au sein de la Faculté de Gouvernance, Sciences économiques et sociales de l’Université Mohammed VI Polytechnique, sous la responsabilité de Béatrice Hibou. Les sciences sociales sont souvent interpellées pour analyser les changements, et elles doivent permettre de les accompagner et de les anticiper autant que possible notamment quand les sociétés sont confrontées à des changements de cap. La Semaine de la recherche apporte ce regard réflexif et analytique qui est devenu un impératif urgent pour toutes les sociétés. Elle est également un moment de formation, d’enseignement, une respiration dans le programme académique des étudiants de la Faculté de Gouvernance, Sciences économiques et sociales. Enfin, elle est un moment d’échange et de discussion citoyenne. Comment tirer profit de la Semaine de la Recherche ? La Semaine de la Recherche permet d’entrer en contact avec des enseignants-chercheurs venus tout spécialement à Rabat pour ce séminaire. Membres d’institutions d’enseignement et de recherche internationalement reconnus, ils viennent discuter de leurs travaux personnels, animer le débat scientifique et prennent le temps de répondre directement aux questions que vous voudrez leur poser. Comment utiliser le « livret de lectures » ? Les lectures proposées permettent de préparer et se familiariser avec les thèmes discutés lors des sessions. Ces lectures sont proposées en avance par les invités afin que le moment de discussion entre étudiants et chercheurs soit le plus approfondi possible. Afin de préparer au mieux et de manière efficace les sessions, n’oubliez pas : - Penser collectif : travailler en groupe, chacun peut préparer et expliquer aux autres membres du groupe le texte qu’il a particulièrement travaillé; -Travailler tout d’abord le thème, comprendre son intérêt dans l’actualité immédiate au Maroc, comprendre ce qu’il questionne fin d’anticiper les questions de fonds qui seront discutées ; -Planifier votre travail : établir un programme de travail sur deux à trois semaines permet de s’assurer de pouvoir assimiler plus facilement le thème et organiser des discussions collectives.
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LIRE MAX WEBER AVEC JEAN-PIERRE GROSSEIN
LA SEMAINE DE LA RECHERCHE MERCREDI 20 MAI
MERCREDI 20 MAI 2015 - A l’amphithéatre de l’EGE 18h00-20h00 - CONFERENCE D’OUVERTURE « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme » Par Jean-Pierre Grossein, présenté par Béatrice Hibou (CRESC, CNRS-CERI/SciencesPo) • Texte de lecture : « Présentation » à l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme
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LA SEMAINE DE LA RECHERCHE JEUDI 21 MAI
JEUDI 21 MAI 2015 - A l’amphithéatre de l’EGE JOURNEE D’ETUDE « Max Weber sous les tropiques » Avec la collaboration de la chaire des Etudes africaines comparées 10h00-13h00 CONFERENCE - DEBAT : «Sociologie des religions » « Relire Sociologie des religions » par Jean-Pierre Grossein « Sociologie des religions en terre d’islam » débat avec Mohamed Tozy • Textes de lecture : « Présentation » à Sociologie des religions 15h00 – 18h30 - TABLE RONDE : « Max Weber sous les Tropiques » Avec Souleymane Bachir Diagne (Columbia University, New York), Sophie Bava (IRD & UIR, Rabat), Didier Péclard (Université de Genève), Ramon Sarró (Institute of Social and Cultural Anthropology, University of Oxford) et Abdourahmane Seck (Centre d’étude des religions, Université Gaston-Berger, Saint-Louis), sous la présidence de Jean-François Bayart (Chaire d’Etudes africaines comparées, UM6P).
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• Textes de lecture : « Présentation » à Sociologie des religions • Sophie Bava et Olivier Pliez, «Itinéraires d’élites musulmanes africaines au Caire. D’Al Azhar à l’économie de bazar», Afrique contemporaine, N° 23, 2009/3 • Sophie Bava et Katia Boissevain, «Dieu, les migrants et les Etats. Nouvelles productions religieuses de la religion». L’année du Maghreb, Décembre 2014 • Jean-François Bayart, «Religion et politique en Afrique. Le paradigme de la cité cultuelle», préface à la réédition de Religion et modernité en Afrique, Paris, Karthala, 2015 (accessible sur le site de la Chaire «Etudes africaines comparées») • Didier Péclard, «UNITA and the moral economy of exclusion in Angola, 1966-1977», in Eric Morier-Genoud (ed.), Sure road? nationalims in Angola, Guinea-Bissau and Mozambique, Leiden, Brill, 2012 • Ramon Sarro, Ruy Blanes et Fatima Viegas, «La guerre dans la paix. Ethnicité et angolanité dans l’Église kimbanguiste de Luanda, l’Angola dans la paix. Autoratisme et reconversions», Politique africaine, numero 110, 2008 • Ramon Sarro et Anne Mélice, «Kongo–Lisbonne : la dialectique du centre et de la périphérie dans l’Église kimbanguiste», La Revue canadienne des études africaines, 2012 • Abdourrahmane Seck, «Le Sénégal sous Wade ou l’incertain de la question laïque», in Odile Goerg et Anna Pondopoulo (dir.), Islam et sociétés en Afrique subsaharienne à l’épreuve de l’histoire. Un parcours en compagnie de Jean-Louis Triaud. Paris, Karthala, 2012. • Abdourahmane Seck, La « production » du Sénégal postcolonial Un tournant entre « temps des banlieues » ou « islam du temps » ?,Paris, Karthala, 2013
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Jean-François Bayart Religion et politique en Afrique : le paradigme de la cité cultuelle
Jamais, peut-être, l’évidence de l’interaction entre la sphère de la religion et celle de la politique n’a été aussi grande en Afrique. « Peut-être », faut-il bien insister, car en la matière les illusions d’optique de l’actualité et le prisme déformant des émotions ne sont pas bons conseillers1. Il n’empêche que le djihad des shebab en Somalie, d’Al-Qaida en Afrique orientale, d’Aqmi au Mali ou de Boko Haram au Nigeria, l’ombre de Da’ech sur la moitié orientale du continent, le coup d’Etat du général Sissi contre les Frères musulmans en Egypte, l’importance du facteur religieux dans maintes consultations électorales – non seulement en Afrique du Nord mais aussi dans différents pays subsahariens, tels que le Bénin et le Nigeria – ou le rôle de la composante fondamentaliste chrétienne dans la radicalisation des crises politiques en Côte d’Ivoire dans les années 2000, ou en Centrafrique depuis 2010, sont là pour nous rappeler que dans cette partie du monde, comme ailleurs, chacun est pour soi, et Dieu décidément pour tous. Plus généralement, le boom religieux qui est perceptible depuis les années 1980, au moins, ne s’est pas démenti, dont les principales manifestations restent, d’une part, la mobilisation fondamentaliste, aussi bien chrétienne que musulmane, de l’autre, la progression (ou le sentiment d’une progression) des pratiques de l’invisible, si l’on range ces dernières, par commodité certes contestable, dans la sphère de la religion2.
Voir par exemple, sur ces effets d’optique dans l’appréhension du supposé « renouveau religieux », Eric Morier-Genoud, « Renouveau religieux et politique au Mozambique : entre permanence, rupture et historicité », Politique africaine, 134, juin 2014, pp. 155-177. 2 On sait que cette qualification est très discutée. Voir par exemple, pour des approches contradictoires, Terence Ranger, « Scotland Yard in the bush : medicine, murders, child witches and the construction of the occult. A litterature review », Africa, 77 (2), 2007, pp. 272-283 ; Gerrie ter Haar, Stephen Ellis, « The occult does not exist : a response to Terence Ranger », Africa, 79 (3), 2009, pp. 399-412 ; Peter Geschiere, Sorcellerie et politique en Afrique. La viande des autres, Paris, Karthala, 1995 et Witchcraft, Intimacy and Trust. Africa in Comparison, Chicago, The University of Chicago Press, 2013. Sur l’angoisse sorcellaire contemporaine, voir par exemple Andrea Ceriana Mayneri, Sorcellerie et prophétisme en 1
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De tous ces faits se dégage d’emblée une première conclusion, ou plutôt une première confirmation tant la littérature scientifique a été prolixe et convaincante sur ce point : le fait religieux épouse son temps et produit des transformations sociales plutôt qu’il n’incarne la pesanteur de la tradition, à ceci près qu’il procède souvent par « invention » de cette dernière pour inventer la modernité, selon le paradigme, toujours heuristique, d’Eric Hobsbawm et Terence Ranger3. Les fondamentalismes, la sorcellerie en sont précisément de puissantes illustrations, qui se réclament des origines ou des ancêtres pour mieux habiller le changement. Face à ces évidences africaines, deux remarques s’imposent aussitôt. En premier lieu, il n’y a là rien de spécifiquement « africain ». Bien au contraire, la vitalité du fait religieux sur le continent est le signe que celui-ci participe du « temps mondial »4, et ce de longue date. Les pratiques ou les représentations religieuses des Africains s’hybrident avec celles d’autres continents en se les appropriant, ainsi que l’attestent les figures des divinités indiennes ou de la Vierge Marie dans le culte de la Mami Wata, l’irruption de la technologie industrielle dans l’invisible, la prolifération des sectes asiatiques au sud du Sahara. Rien de neuf sous le soleil des Tropiques. Dans les années 1970, Peter Geschiere repérait déjà la présence de prédicateurs bahaï en pays maka, au fin fond du Cameroun5. Et le culte ancestral de Mami Wata, ou en tout cas son imaginaire symbolique, semble né de la rencontre entre les peuples de la côte atlantique et les navigateurs portugais, au XVIe siècle, pour s’enrichir ensuite des figures du panthéon hindouiste6. Aujourd’hui, ce sont les prédicateurs charismatiques américains ou pakistanais du Tabligh Jamaat qui font recette… Ce faisant, le fait religieux en Afrique n’est pas déconnecté des transformations et des flux du champ religieux « global », comme l’on dit aujourd’hui. En l’occurrence, il prend désormais la forme de religions « de marché », pour emprunter l’expression pionnière de Patrick Haenni à propos de l’islam7, dont les téléprédicateurs égyptiens ou leurs homologues chrétiens de la côte atlantique, les pieux marchands dits « wahabbistes » du Sahel, l’orientation économique néolibérale des partis islamiques en Tunisie, au Maroc et, pour autant qu’on ait eu le temps de l’observer, en Egypte, ou le gospel de la prospérité des pentecôtistes sont des expressions bien connues des anthropologues et des sociologues. De toute façon, le rapport privilégié que les pratiques religieuses ont entretenu avec
Centrafrique. L’imaginaire de la dépossession en pays banda, Paris, Karthala, 2014 et Adam Ashworth, Madumo. A Man Bewitched, Chicago, The University of Chicago Press, 2000. 3 Eric Hobsbawm, Terence Ranger (eds), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983. Là aussi, cette interprétation a été discutée, critiquée, et nuancée ou complétée par ses auteurs eux-mêmes. 4 Wolfram Eberhard, Conquerors and Rulers : Social Forces in Medieval China, Leyde, E. J. Brill, 1965, pp. 1-17. Zaki Laïdi a ultérieurement repris cette notion du point de vue de la théorie des relations internationales. 5 Peter Geschiere, Village Communities and the State. Changing Relations among the Maka of Southeastern Cameroon since the Colonial Conquest, Londres, Kegan Paul International, 1982, pp. 241-242. 6 Henry J. Drewal, « Mami Wata shrines : exotica and the construction of self », in Mary J. Arnoldi, Christraud M. Geary, Kris L. Hardin (eds), African Material Culture, Bloomington, Indiana University Press, 1996, chapitre 13 ; Bogumil Jewsiewicki, Mami Wata. La peinture urbaine au Congo, Paris, Gallimard, 2003. 7 Patrick Haenni, L’Islam de marché. L’autre révolution conservatrice, Paris, Seuil, 2005.
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l’argent, leur contribution à la monétarisation et à la marchandisation du continent avaient préparé le terrain. En observant ces évolutions, nous ne sommes pas sur une autre planète que, disons, en Indonésie, en Turquie, ou à Houston, haut lieu du management chrétien néolibéral dont les acteurs musulmans contemporains n’ont pas dédaigné d’apprendre les leçons8. En second lieu, l’éminence du fait religieux en Afrique ne doit pas nous faire verser dans le piège de la « surinterprétation » religieuse contre lequel nous met en garde Paul Veyne9. Certes, la religion prête à la politique ses mots pour dire l’obéissance, la résistance, ou encore son « quant-àsoi » (Eigensinn)10, au point de donner forme à des cultes présidentialistes, comme dans le Zaïre du maréchal Mobutu ou le Togo du général Eyadema, ou à des soulèvements millénaristes miprophétiques mi-révolutionnaires dont le Nigeria du Nord est coutumier, mais dont les rébellions congolaises des années 1960 ont également fourni des exemples paradigmatiques, qu’inspiraient les figures christiques de Patrice Lumumba et de Pierre Mulele. Force est de reconnaître qu’elle n’a pas occupé le devant de la scène lors des mobilisations politiques qui ont balayé l’Afrique ces dernières années. Vainqueurs dans les urnes, les islamistes ont surfé sur des Printemps arabes dont ils n’avaient pas pris l’initiative. Au Sénégal, ce sont des rappeurs qui ont tenu le haut du pavé lors de l’alternance, en 2012, et au Burkina Faso, en 2014, ce n’était pas la foi qui actionnait le Balai, fort précisément qualifié de citoyen. Il se peut, en fait, que la principale contribution de la religion à la sphère du politique provienne de sa « quotidianité », de sa « grisaille », de son « universelle banalité », du « conformisme » qu’elle représente pour la masse des croyants, « pieux de la même manière qu’ils portent des vêtements : pour être convenables »11. Plus encore que les mots de la radicalité, de la distanciation ou de la soumission par rapport au pouvoir, la religion propose ceux de la respectabilité et de la dignité qui va de pair, ce qui n’est pas une mince affaire sur un continent où la revendication de cette dernière a été inhérente à la lutte anticoloniale et à l’émancipation des cadets sociaux, des captifs, des esclaves. Ce souci notabiliaire ou petit-bourgeois de soi, Terence Ranger l’avait bien restitué dans sa fresque de la famille chrétienne Samkange en Rhodésie/Zimbabwe12.
Gwenaël Njoto-Feillard, L’Islam et la réinvention du capitalisme en Indonésie, Paris, Karthala, 2012. Paul Veyne, « L’interprétation et l’interprète. A propos des choses de la religion », Enquête, 3, 1996, p. 7, http://enquete.revues.org/sommaire332.html. 10 Alf Lüdtke (dir.), Histoire du quotidien, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1994 et Des ouvriers dans l’Allemagne du XXe siècle. Le quotidien des dictatures, Paris, L’Harmattan, 2000. 11 Paul Veyne, « L’interprétation et l’interprète », art. cité. Ici, Paul Veyne est très proche du concept wébérien de « quotidiannisation » (Veralltäglichung), que le travail fondamental de traduction et d’exégèse de Jean-Pierre Grossein a restitué en français, en récusant le terme habituel, mais erroné, de « routinisation », emprunté à Talcott Parsons. Voir notamment Jean-Pierre Grossein, « Peut-on lire en français L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme ? », European Journal of Sociology, 40 (1), mai 1999, pp. 125-147 et « A propos d’une nouvelle traduction de L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme », Revue française de sociologie, 43 (4), 2002, pp. 653-671. 12 Terence Ranger, Are We not also Men ? The Samkange Family & African Politics in Zimbabwe, 1920-64, Londres, James Currey, 1995. 8 9
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D’où l’importance de la religion comme méthode de vie, qui est au cœur du raisonnement wébérien, et dans laquelle excellent les fondamentalistes, tous « méthodistes », « précisistes » dans l’âme 13 . Encore faut-il garder à l’esprit, avec le sociologue de Heidelberg, que le type-idéal de l’autorité charismatique n’exclut pas la « quotidiannisation » (Veralltäglichung) du comportement des fidèles et la bureaucratisation de l’institution sociale dans laquelle ils se reconnaissent, bref le type-idéal de la légitimité rationnelle-légale14. Le confirment en Afrique les mouvements chrétiens ou néochrétiens d’origine prophétique, vite érigés en Eglises confessionnelles et, aujourd’hui, de plus en plus « ong-isés », ou les différents rameaux de la confrérie sénégalaise mouride, sous la houlette d’un khalife général et de cheikhs qui n’hésitent plus à « encarter » leurs disciples, à l’instar de Cheikh Modou Kara15. L’analyse des rapports entre religion et politique en Afrique doit également tenir compte de la différenciation respective des deux ordres de réalité. Le champ politique s’est autonomisé, par le biais de son institutionnalisation, de sa constitutionnalisation, de sa bureaucratisation rationnellelégale, de son inspiration idéologique propre. Dans certaines sociétés, ce processus a été antérieur à la colonisation : par exemple dans les provinces ottomanes d’Afrique du Nord – à l’exception sans doute de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine – ou au Maroc, étant entendu que l’islam véhicule cette distinction entre la religion (din) et l’Etat (dolat), contrairement à une mauvaise légende ; mais aussi dans plusieurs royaumes ou empires subsahariens, tels que l’Ashanti ou les royaumes wolof. Néanmoins, la colonisation a étendu la différenciation des deux sphères du religieux et du politique aux sociétés, notamment lignagères, qui ne la pratiquaient pas et ignoraient même ces catégories de pensée. Elle l’a généralisée, et l’a systématisée grâce aux ressources de l’écriture, du capitalisme, de la civilisation industrielle. Ce processus de différenciation n’est pas le produit univoque de la sécularisation, ou plus exactement celle-ci naît souvent de la religion elle-même autant que du politique ou de l’Etat. En d’autres termes, l’islam et le christianisme n’ont pas été en reste, en Afrique, en matière de transformations sociales ou mentales qui ont abouti à l’autonomisation de la sphère politique, ne serait-ce que parce qu’ils ont été eux-mêmes de hauts lieux de la bureaucratisation, du marché, de l’enseignement de l’épistemè occidentale et de la reconnaissance de la légitimité de l’Etat, quitte à
Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, suivi d’autres essais, traduit par Jean-Pierre Grossein, Paris, Gallimard, 2003, pp. 133-134. 14 Max Weber, Sociologie des religions, traduit par Jean-Pierre Grossein, Paris, Gallimard, 1996 et La Domination, Paris, La Découverte, 2013. 15 Xavier Audrain analyse très finement cette imbrication des deux types d’autorité dans sa thèse : Des « punks de Dieu » aux « taalibe-citoyens ». Jeunesse, citoyenneté et mobilisation religieuse au Sénégal. Le mouvement mouride de Cheikh Modou Kara (1980-2007), Paris, Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne, multigr., 2013. Voir aussi Jean-François Havard, « Le “phénomène” Cheikh Bethio Thioune et le djihad migratoire des étudiants sénégalais “Thiantakones” », in Fariba Adelkhah, Jean-François Bayart (dir.), Voyages du développement. Emigration, commerce, exil, Paris, Karthala, 2007, p. 321, et Jean-François Bayart, « La cité bureaucratique en Afrique subsaharienne », in Béatrice Hibou (dir.), La Bureaucratisation néolibérale, Paris, La Découverte, 2013, pp. 291-313. 13
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en contester les politiques publiques. Ce en quoi le continent s’avère être, une fois de plus, d’une banalité historique flagrante. Car il n’en pas été autrement dans l’Europe du Moyen Age et de l’Age moderne, ou, plus récemment, en Iran : dans un cas la papauté, dans un autre la République islamique ont promu l’Etat et sa raison en les dissociant du religieux ou en se subordonnant celui-ci, avec d’autant plus d’efficacité qu’elles avaient la légitimité spirituelle pour le faire16. En même temps, l’expérience de la foi demeure irréductible à la raison politique – et à celle des sciences sociales du politique, qui ne peuvent qu’en prendre acte. La religion conserve ses « logiques intrinsèques » 17 , qu’attestent les plans d’immanence de la prière, de l’onction, de la vision, de l’attaque en sorcellerie, voire du djihad. Ces « logiques intrinsèques » de la religion sont parfois constitutives du politique, considéré dans sa propre autonomie. Ruth Marshall reprend ainsi le concept foucaldien de « spiritualité politique » pour analyser en tant que phénomène de foi le pentecôtisme nigérian, dont elle pense qu’il constitue une « révolution », en évitant toute interprétation utilitariste, fonctionnaliste ou matérialiste
18
. De même, au Sénégal, c’est
paradoxalement la disjonction entre les préoccupations islamiques et mystiques de Cheikh Amadou Bamba et les visées profanes et politiques de l’administration française qui rendit possible l’étrange compromis entre la confrérie des mourides et une République soucieuse de séparation des cultes et de l’Etat – un « contrat social » dont la « success story » ne s’est, à ce jour, pas démentie, même si sa portée a été relativisée ou complexifiée19. Là où les autorités coloniales étaient obsédées par les nécessités de la sécurité publique et le spectre de la guerre sainte que ne manquerait pas de déclencher le sultan ottoman, calife des musulmans, lors de l’inévitable guerre entre la France et l’Allemagne vers laquelle marchait l’Europe, le marabout sénégalais pensait au salut, dont celui de l’islam, et laissait à son entourage la conclusion des arrangements en matière électorale, foncière, bancaire et militaire. D’une certaine façon, la « dissidence silencieuse » des ulémas marocains à l’encontre d’une monarchie qui inventait sa tradition de « commanderie des croyants », à grand renfort de consultations juridiques internationales, pour finalement la constitutionnaliser à la faveur du Printemps arabe, en 2011, relève de la même encre20. Enfin, l’histoire contemporaine de l’Afrique 16 Paolo Prodi, Christianisme et monde moderne. Cinquante ans de recherche, Paris, Gallimard, Seuil, 2006, pp. 185, 203, 210 et suiv., 250 et suiv., 293 ; Richard W. Southern, L’Eglise et la société dans l’Occident médiéval, Paris, Flammarion, 1987 ; Michel de Certeau, Le Lieu de l’autre. Histoire religieuse et mystique, Paris, Gallimard, Seuil, 2005, pp. 24 et suiv. ; Antonio Padoa-Schioffa (dir.), Justice et législation, Paris, PUF, 2000 ; Fariba Adelkhah, Etre moderne en Iran, Paris, Karthala, 1998 ; Jean-François Bayart, L’Islam républicain. Ankara, Téhéran, Dakar, Paris, Albin Michel, 2010, chapitre 4. 17 Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit., pp. 124, 277 et suiv. 18 Ruth Marshall, Political Spiritualities. The Pentecostal Revolution in Nigeria, Chicago, The University of Chicago Press, 2009. 19 James F. Searing, « God Alone is King » : Islam and Emancipation in Senegal. The Wolof Kingdoms of Kajoor and Bawol, 1859-1914, Portsmouth, Heinemann, 2002. 20 Mohamed Tozy, « Des oulémas frondeurs à la bureaucratie du “croire”. Les péripéties d’une restructuration annoncée du champ religieux au Maroc », in Béatrice Hibou (dir.), La Bureaucratisation néolibérale, op. cit., pp. 129-154 et « Du
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est riche en escapismes tant internes – les kitawalistes en République démocratique du Congo, le quiétisme salafiste ou chrétien, les Témoins de Jéhovah, les zionistes en Afrique australe, par exemple – qu’externes – l’émigration, bien que celle-ci soit généralement profane, hormis les enrôlements djihadistes – qui, là aussi, nous ramènent en terrain connu : celui de la « pratique de la coupure »21, des départs sectaires vers le Nouveau Monde et des diverses problématiques du Refuge qui ont prévalu en Europe aux XVIe-XVIIe siècles. Jusqu’aux pratiques de l’invisible, lesquelles, soit dit en passant, confirment l’universalité de l’Afrique quand bien même elles sont généralement invoquées pour l’assigner à l’exotisme. Certes, ce que l’on nomme trop rapidement la sorcellerie imprègne la plupart des événements sociaux, et donc politiques, au moins au sud du Sahara, tout en conservant son irréductibilité, celle de la nuit, aux affaires triviales du jour. Mais son homonyme, dans l’Europe de l’Age moderne, façonnait elle aussi, fût-ce en creux, la formation de l’Etat, sans s’y ramener complètement, ainsi que l’a démontré l’analyse, par Carlo Guinzburg, des « batailles nocturnes » du Frioul au XVIe siècle, et n’a pas disparu du paysage social contemporain, comme l’a rappelé Jeanne Favret-Saada à propos du Bocage français22.
Le paradigme de la cité cultuelle Pour autant, la différenciation mutuelle du religieux et du politique ne peut être appréhendée sur le mode binaire de leur extranéité, selon les thématiques éculées de « Religion et politique » appliquées de manière uniforme à toutes les situations du monde, et dans les termes positivistes, historicistes, de la sécularisation. Les imbrications, les synergies, les effets d’osmose entre les deux catégories sont trop systématiques pour que nous nous en tenions à cette vision des choses. D’où le paradigme de la cité cultuelle que j’avais proposé en 1993, en m’appuyant sur les recherches de François de Polignac au sujet de la Grèce antique23. Au demeurant, l’Eglise romaine, et singulièrement la papauté, du Moyen Age et de la Renaissance en Europe fournissent un modèle plus heuristique encore, puisqu’elles ont véhiculé la formation non de la cité antique, mais bel et bien de l’Etat moderne dont la globalisation a
service de Dieu au service du Prince. Entre bavardage médiatique et vœu de silence », in Ariane Zambiras, Jean-François Bayart (dir.), La Cité cultuelle. Rendre à Dieu ce qui revient à César, Paris, Karthala, 2015, pp. 119-154. 21 Michel de Certeau, L’Ecriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, pp. 178 et suiv. Outre les travaux de Michel de Certeau sur le mysticisme aux XVIe et XVIIe siècles, voir par exemple Avihu Zakai, Exile and Kingdom. History and Apocalypse in the Puritan Migration to America, Cambridge, Cambridge University Press, 1992. 22 Carlo Guinzburg, Les Batailles nocturnes. Sorcellerie et rituels agraires en Frioul. XVIe-XVIIe siècle, Lagrasse, Verdier, 1980 ; Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la mort, les sorts : la sorcellerie dans le Bocage, Paris, Gallimard, 1977. 23 François de Polignac, La Naissance de la cité grecque. Cultes, espace et société. VIIIe-VIIe siècles avant J.-C., Paris, La Découverte, 1984 ; Jean-François Bayart (dir.), Religion et modernité politique en Afrique noire. Dieu pour tous et chacun pour soi, Paris, Karthala, 1993 ; Ariane Zambiras, Jean-François Bayart (dir.), La Cité cultuelle, op. cit.
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universalisé la domination depuis deux siècles 24 . Leurs historiens voient désormais « le rapport Eglise/Etat non plus comme un rapport d’altérité dominé par des conflits de pouvoir et de juridiction ou des compromissions entre deux unités opposées et rivales, mais comme un rapport bien plus complexe dans lequel l’Etat moderne, dans cette période de gestation, pénètre l’institution Eglise, y compris dans son noyau le plus impénétrable, la papauté, alors qu’à son tour il en est imprégné, assumant des caractéristiques et des fonctions relevant de l’Eglise médiévale »25. Parvenu à ce point, il convient de préciser l’esprit du comparatisme auquel nous avons recours. On le sait, celui-ci agit comme un « opérateur d’individualisation » qui restitue l’historicité propre des sociétés qu’il embrasse, plutôt que de les ramener à des catégories génériques prétendument universelles 26 . Ainsi entendue, la démarche comparative consiste à partager des questions, et non des réponses27. En outre, le comparatisme, quand il se place dans la diachronie, ne participe en rien d’un historicisme évolutionniste. Mettre en regard la cité cultuelle en Afrique contemporaine avec la chrétienté médiévale, réformée ou tridentine, ne revient naturellement pas à dire que l’Afrique « en est » au Moyen Age ou au XVIe siècle, et qu’elle atteindra « plus tard » la grande lumière de la laïcité ou de la sécularisation ! Cela consiste à construire un paradigme et à l’y confronter, en espérant que le procédé sera fructueux. Or, me semble-t-il, celui-ci permet justement de mieux restituer l’historicité du continent, prise dans sa banalité, i. e. dans sa comparabilité. Tout d’abord, il nous procure l’occasion de rappeler l’ancienneté de l’enracinement du christianisme en Afrique bien avant son islamisation. Celle-ci a été une grande terre de la chrétienté antique, lui a donné plusieurs de ses figures marquantes, à commencer par saint Augustin, et a abrité un puissant mouvement érémitique dans la vallée du Nil. Il est utile de le garder en mémoire pour se libérer du prisme déformant de l’épisode colonial, même si l’islam a ensuite balayé cette présence chrétienne à l’exception des Coptes d’Egypte et de l’Eglise orthodoxe éthiopienne. D’autant plus qu’il est un autre christianisme antérieur aux missions encastrées – on serait tenté d’écrire embedded, « embarquées » – dans la colonisation, qui est né des explorations portugaises, de la traite esclavagiste, puis de la revendication de son abolition. Le catholicisme du royaume kongo – dont les historiens soulignent qu’il a survécu à l’effondrement de ce dernier –, le méthodisme en pays fante, sur la Gold Coast, l’anglicanisme en pays yoruba – y compris dans sa relation avec la diaspora
Jean-François Bayart, Le Gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Paris, Fayard, 2004. Paolo Prodi, Christianisme et monde moderne, op. cit., p. 253. Voir aussi Joseph R. Strayer, On the Medieval Origins of the Modern State, Princeton, Princeton University Press, 1970, et Richard W. Southern, L’Eglise et la société dans l’Occident médiéval, op. cit., notamment p. 308 : « L’habitude de séparer l’histoire de l’Eglise et l’histoire séculière a conduit à faire apparaître tout ce qui était ecclésiastique plus raréfié qu’en réalité. Ce n’est qu’en étudiant l’histoire de l’Eglise comme un aspect de l’histoire séculière que nous commençons à comprendre les limites et les capacités de l’Eglise médiévale […]. » 26 Voir Paul Veyne, L’Inventaire des différences, Paris, Seuil, 1976, p. 35, et mon commentaire : Jean-François Bayart, « Comparer en France : petit essai d’autobiographie disciplinaire », Politix, 21 (83), octobre 2008, pp. 201-228. 27 J’emprunte la formule à Giovanni Levi. Voir aussi Paul Veyne : « En histoire, les questions, qui sont sociologiques, importent davantage que les réponses, qui sont de fait » (L’Inventaire des différences, op. cit., p. 61). 24 25
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afro-brésilienne – sont autant d’exemples, parmi d’autres, de ce christianisme africain antérieur à l’occupation européenne28. La même chose peut être remarquée aussi utilement au sujet de l’islam, à l’encontre de l’idéologie culturaliste encline à souligner son extranéité par rapport aux sociétés subsahariennes, et donc son inauthenticité ou sa superficialité en leur sein. Même si la religion du Prophète a grandement bénéficié du moment colonial pour s’étendre dans des parties du continent qui lui étaient restées étrangères, ou dans lesquelles il occupait une position marginale, elle a façonné sa côte méditerranéenne, le Sahara, le Sahel et les rivages de la mer Rouge et de l’océan Indien dans la longue durée. A partir de combien de siècles de présence le Bureau des orientalismes délivre-t-il des certificats d’autochtonie ? Rappeler ces chronologies, c’est mieux comprendre l’appartenance de plain-pied et de plein droit du continent aux trois monothéismes (dès lors que les juifs ont été des acteurs majeurs du commerce transsaharien, y compris celui du livre, en particulier entre le Maroc et le Sahel occidental, et sont restés présents en Ethiopie sous le nom de falasha)29. L’islam africain n’est pas un islam au rabais, tout « noir » qu’il soit, et les oasis du Sahara ou les villes du Sahel en ont été des lieux de savoir à la dimension de l’umma (alors que le rayonnement spirituel de la côte orientale du continent a, lui, été secondaire). Aujourd’hui encore, les ulémas et les prédicateurs mauritaniens sont réputés et ont pignon sur mosquée ou sur écran de télévision jusque dans le Golfe30. Par ailleurs, l’Afrique représente de gros contingents du christianisme mondial, participant aussi bien à sa veine évangélique qu’à son conservatisme politique et doctrinal, en particulier au sein des synodes de l’Eglise romaine. Quant au prophétisme des Eglises dites « indépendantes », il est moins le signe d’un particularisme culturel que celui de leur universalité religieuse : le prophète est une figure majeure non pas seulement de l’Ancien Testament, mais aussi du christianisme dans son ensemble31. Enfin, les nombreux mouvements laïques de dévotion, tels que la Légion de Marie dans la sphère catholique, ou de multiples groupements de piété (Gemeinde) informels mettent en scène un christianisme populaire de masse qu’annonçait déjà son appropriation à l’époque coloniale et qui mérite d’être confronté comparativement à la façon dont les historiens étudient désormais des dynamiques du même ordre pendant le Moyen Age et le Premier Age moderne32.
John D. Y. Peel, Religious Encounter and the Making of the Yoruba, Bloomington, Indiana University Press, 2000 ; Anne Hugon, Un protestantisme africain au XIXe siècle. L’implantation du méthodisme en Gold Coast (Ghana). 18351874, Paris, Karthala, 2007 ; John K. Thornton, The Kingdom of Kongo. Civil War and Transition. 1641-1718, Madison, The University of Wisconsin Press, 1983 et The Kongolese Saint Anthony. Dona Beatriz Kimpa Vita and the Antonian Movement, 1684-1706, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. 29 Ghislaine Gydon, On Trans-Saharan Trails. Islamic Law, Trade Networks, and Cross-Cultural Exchange in NineteenthCentury Western Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2009 ; Daniel J. Schroeter, Merchants of Essaouira. Urban Society and Imperialism in South-Western Morocco, 1844-1886, Cambridge, Cambridge University Press, 1988. 30 Voir notamment Zekeria Ould Ahmed Salem, Prêcher dans le désert. Islam politique et changement social en Mauritanie, Paris, Karthala, 2013. 31 Paolo Prodi, Christianisme et monde moderne, op. cit., p. 32. 32 Ibid ; Richard W. Southern, L’Eglise et la société dans l’Occident médiéval, op. cit. Terence Ranger a très tôt insisté sur l’importance du mouvement associatif laïque dans le christianisme subsaharien : « Religious movements and politics in 28
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Une double leçon se dégage de ces perspectives. L’étude du religieux et de son rapport au politique ne peut se cantonner à celle de ses institutions, « par le haut ». De plus, elle ne doit pas accorder à l’hérésie, à la déviance, au syncrétisme, à l’« indépendance » (ou à l’« indocilité », pour citer Achille Mbembe33), la rente académique qui a longtemps biaisé l’histoire du christianisme en Europe34. Terence Ranger remarque ainsi que les Eglises dites « indépendantes » n’ont jamais été plus « africaines » que celles de l’establishment chrétien colonial, qu’il réhabilite scientifiquement35. Cela étant admis, le problème est maintenant de penser les relations entre religion et politique non plus sur un mode binaire, mais comme une combinatoire, une « interaction mutuelle généralisée », selon la définition de la nation par Otto Bauer – une interaction au gré de laquelle Dieu et César agissent souvent comme larrons en foire36. Ainsi du point de vue de l’Etat, que le religieux nourrit de son vocabulaire, de son imaginaire, de ses techniques institutionnelles : ironie de l’Histoire s’il en est, le réformisme bourguibien et néo-bourguibien est, par exemple, un surgeon du réformisme islamique du XIXe siècle (et, soit dit en passant, Ennahda un avatar du réformisme ottoman, colonial et bourguibien). Ainsi également du point de vue de la religion, qui « n’existe pas », au contraire peut-être de Dieu, sinon dans sa relation historiquement située avec l’Etat, le marché, leur civilisation37, et qui n’est pas un facteur de qualification des comportements dès lors qu’il est impossible de « définir ce qui est “religieux” dans une pratique »38. Cette combinatoire, nous pouvons la saisir soit au regard du processus général de formation de l’Etat, soit à partir des mobilisations et des pratiques auxquelles celle-ci donne lieu sur différents sites39. Sans prétendre à l’exhaustivité, six perspectives s’ouvrent à nous, susceptibles, inch Allah !, d’affiner notre paradigme de la cité cultuelle en Afrique.
Sub-Saharan Africa », African Studies Review, 29 (2), juin 1986, p. 37. 33 Achille Mbembe, Afriques indociles. Christianisme, pouvoir et Etat en société postcoloniale, Paris, Karthala, 1988. 34 Michel de Certeau, Le Lieu de l’autre, op. cit., pp. 23 et suiv. 35 Terence Ranger, « Religious development and African christian identity », in K. H. Petersen (ed.), Religion, Development and African Identity, Uppsala, Scandinavian Institute of African Studies, 1987, pp. 29-57 et « Religious movements and politics in Sub-Saharan Africa », art. cité, pp. 37 et suiv. 36 Ariane Zambiras, Jean-François Bayart (dir.), La Cité cultuelle, op. cit. 37 Je me permets de renvoyer ici à ma démonstration in L’Islam républicain, op. cit. 38 Michel de Certeau, Le Lieu de l’autre, op. cit., pp. 28-29. 39 Derechef, je renvoie, pour ne pas me répéter, à Jean-François Bayart, « Postface : la cité cultuelle à l’âge de la globalisation », in Ariane Zambiras, Jean-François Bayart (dir.), La Cité cultuelle, op. cit., pp. 155-187.
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Perspectives Dans la synergie entre les flux de la globalisation et le processus de formation de l’Etatnation, la médiation de la sphère religieuse s’avère cruciale, en Afrique comme ailleurs40. Dans la longue durée, tant l’islam que le christianisme (ou leurs produits dérivés, tels que les prophétismes, les millénarismes, les entreprises djihadistes) ont été des facteurs d’unification culturelle et commerciale du continent. Celle-ci s’est également effectuée dans la dimension de l’invisible, par exemple sous la forme de rumeurs transsociétales ou par circulation des figures imaginaires de la sorcellerie41. Mais ces dynamiques, que l’on qualifie désormais de transnationales, non sans raison puisque l’Etat-nation a bien fait greffe, se sont imbriquées dans celui-ci, à l’émergence duquel elles ont contribué. Tel est le cas de l’islam, doté d’institutions représentatives au sein de la plupart des Etats, soit que les autorités politiques veuillent le contrôler, ou à tout le moins le surveiller, soit que ses leaders entendent peser dans l’arène politique, voire l’absorber, comme dans l’exemple du Haut Conseil islamique du Mali 42 . Les trajectoires césaropapistes qui ont prévalu, dans un contexte postottoman – en Algérie, en Tunisie, en Egypte – ou postprotectoral – au Maroc –, ont reproduit le cadre statonational. L’islam politique, parlementaire ou révolutionnaire, ne fait pas autre chose, qui se réclame de l’umma mais constitue un nouvel avatar du nationalisme, comme le démontrent les Frères musulmans en Egypte, Ennahda en Tunisie ou le Parti de la justice et du développement au Maroc, au même titre que le Hamas en Palestine, le Hezbollah au Liban ou l’AKP en Turquie. L’objection selon laquelle les nouvelles formes de djihad – par exemple Aqmi dans le Sahara, voire Boko Haram dans le nord du Nigeria et du Cameroun, à l’image d’Al-Qaida ou de Da’ech au MoyenOrient – remettent en cause le statu quo territorial a ses limites. Jusqu’à preuve du contraire, la vigueur de la réaction non seulement des Etats concernés, mais aussi du système régional ou international d’Etats auquel ces derniers sont intégrés, les tient en échec. La contestation de l’Etat au nom d’un principe supposé le transcender déclenche de la part de ce dernier des politiques publiques répressives ou redistributives ou cooptatives qui le valident, voire le renforcent, à l’instar de ce qui s’est produit en Algérie dans les années 199043.
Jean-François Bayart, Le Gouvernement du monde, op. cit. Pour un exemple contemporain, voir Julien Bonhomme, Les Voleurs de sexe. Anthropologie d’une rumeur africaine, Paris, Seuil, 2009. 42 Gilles Holder (ed.), L’Islam, nouvel espace public en Afrique, Paris, Karthala, 2009. Voir aussi Christian Coulon, Les Musulmans et le pouvoir en Afrique noire. Religion et contre-culture, Paris, Karthala, 1983. 43 Luis Martinez, La Guerre civile en Algérie, Paris, Karthala, 1998. Sans compter que Da’ech au Moyen-Orient, ou les taliban en Afghanistan, si l’on suit la lecture qu’en a faite Gilles Dorronsoro (La Révolution afghane. Des communistes aux tâlebân, Paris, Karthala, 2000), tendent à adopter eux-mêmes un mode étatique d’organisation des territoires qu’ils contrôlent, à les constituer en contre-Etats, comme un hommage du vice à une vertu supposée (Pierre-Jean Luizard, Le Piège Daech. L’Etat islamique ou le retour de l’Histoire, Paris, La Découverte, 2015, insiste néanmoins sur l’épuisement du système étatique régional hérité du régime des mandats). 40 41
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Au sud du Sahara, il en a été de même du christianisme. Celui-ci est organisé en Eglises qui se veulent universelles, comme l’Eglise catholique – et ce quand bien même lesdites Eglises sont nationales, à l’image de l’Eglise anglicane ou d’Eglises réformées associées, en Europe, au processus de confessionnalisation de l’Etat depuis le XVIe siècle44. Pendant la période coloniale, une forme de multilatéralisme (et de multiculturalisme) missionnaire a prévalu dans les différents territoires impériaux, qui a engendré des tensions avec les autorités européennes les administrant, mais qui est demeuré soumis à leurs logiques, au point d’éduquer et de socialiser les élites nationalistes locales qui allaient prendre leur relai 45 . Les Eglises universelles présentes sur le continent y sont implantées et organisées sur une base nationale – ainsi de la Conférence des évêques, dans chacun des Etats, pour ce qui est du catholicisme –, et les Eglises dites indépendantes ont pris le visage de véritables gallicanismes, qu’exemplifient bien le kimbanguisme au CongoKinshasa ou le harrisme en Côte d’Ivoire, un cas d’autant plus intéressant que ce prophétisme est d’origine libérienne. In fine, les conflits de souveraineté ou de compétences qui ont opposé les autorités nationales et les Eglises supranationales au lendemain des indépendances ont eux aussi œuvré au renforcement et à la légitimation des Etats, même lorsque ces tensions ont revêtu un tour dramatique, notamment dans des régimes qui se prétendaient socialistes ou qui affichaient un nationalisme radical, parce que ces différends ont porté sur des enjeux nationaux – le respect de la liberté religieuse et des droits de l’homme par les institutions et les autorités publiques, le sort de l’enseignement confessionnel, etc. – dont ils ont reconduit la validité et le périmètre. Que le Vatican soit lui-même un Etat souverain jouant un jeu interétatique par le biais de sa diplomatie et de ses nonces entre pour beaucoup dans cette reconnaissance du fait étatique par le catholicisme. Le cas échéant, il met la main à la pâte de l’unité nationale, fût-ce par le biais d’un mouvement transnational de laïques, tel que la Communauté de Sant’Egidio, qui s’est impliquée avec un succès variable dans les négociations de paix entre les protagonistes des guerres civiles du Mozambique, du Burundi, d’Angola, de Côte d’Ivoire, ou dans la crise de la Casamance, au Sénégal. Une telle synergie entre des Eglises supranationales et l’institution d’un système d’Etats-nations est au demeurant classique : au Moyen Age, la papauté ou certains ordres religieux – avant tout les cisterciens – auront été les incubateurs de l’Europe westphalienne et confessionnelle du XVIIe siècle, le concile de Trente ayant entériné le renoncement définitif à un gouvernement unitaire de la respublica christiana médiévale46.
44 Philip S. Gorski, The Disciplinary Revolution. Calvinism and the Rise of the State in Early Modern Europe, Chicago, The University of Chicago Press, 2003. 45 Voir par exemple Kenneth J. Orosz, Religious Conflict and the Evolution of Language Policy in German and French Cameroon, 1885-1939, New York, Peter Lang, 2008, pour le cas, particulièrement intéressant, du Cameroun, du fait du changement de tutelle coloniale au lendemain de la Première Guerre mondiale, ou Didier Péclard, Les Incertitudes de la nation en Angola. Aux racines sociales de l’Unita, Paris, Karthala, 2015 (sous presse). 46 Richard W. Southern, L’Eglise et la société dans l’Occident médiéval, op. cit. ; Paolo Prodi, Christianisme et monde
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Mais la contribution de la religion à la formation de l’Etat a plus précisément concerné l’une de ses modalités, à savoir celle de sa « privatisation », au sens où l’entend Béatrice Hibou47. L’Etat colonial a été un « Etat minimum » qui a confié à des opérateurs privés nombre de ses prérogatives, et notamment aux missions chrétiennes une part variable, selon les empires et les territoires, de ses politiques publiques en matière de santé et d’éducation. Après une phase de tension et de conflits de compétences au lendemain des indépendances, dans un climat de nationalisme aigu, la libéralisation économique des années 1980, et en particulier la destruction systématique de la santé et de l’enseignement publics sous prétexte d’ajustement structurel, ont redonné la main aux organisations religieuses. A ce changement près que leur intervention a été souvent déléguée à un nouveau type d’acteurs, les organisations non gouvernementales confessionnelles, et que l’islam a bénéficié à son tour de cette « décharge » systématique par l’Etat de ses prérogatives, grâce à l’ampleur des financements qu’ont consentis les pétromonarchies du Golfe, au soutien politique et diplomatique qu’elles lui ont accordé auprès des autorités nationales, et à sa propre modernisation. Outre les programmes d’ajustement structurel, la pandémie de sida a été un autre effet d’aubaine pour la « fonction de substitution »48 qu’assument les forces religieuses par rapport à l’Etat. Ces dernières se sont efforcées de répondre à la crise sanitaire en pouvant compter sur l’aide internationale, désormais plus volontiers attribuée à des ONG qu’à la puissance publique49. Dans le même temps, et sans qu’il y ait contradiction dès lors que l’on comprend, avec Max Weber, qu’il s’agit d’un phénomène social total englobant aussi bien la sphère privée que la sphère publique, et le marché comme l’Etat, la religion a participé de (et à) la bureaucratisation des sociétés africaines. Du côté du christianisme, elle a adopté le modèle ecclésial, y compris pour ce qui est des Eglises indépendantes, selon l’exemple paradigmatique du kimbanguisme50. Du côté de l’islam, les confréries et les ulémas se sont eux-mêmes bureaucratisés, comme l’ont bien montré diverses recherches consacrées au Maroc et au Sénégal déjà citées. Et, côté « société civile », les ONG confessionnelles ont véhiculé ce processus de bureaucratisation indissociable de la formation de l’Etat et du marché. Répétons que la légitimité rationnelle-légale est parfaitement compatible avec l’autorité charismatique, celle du prophète ou du marabout, ainsi que l’avait souligné Max Weber51.
moderne, op. cit. ; Philip Gorski, The Disciplinary Revolution, op. cit. 47 Béatrice Hibou (dir.), La Privatisation des Etats, Paris, Karthala, 1999. 48 Je reprends la notion qu’a avancée Guy Hermet à propos des organisations religieuses en situation autoritaire, in Revue française de science politique, 23 (3), juin 1973. 49 John Iliffe, A History of the African AIDS Epidemic, Athens, Ohio University Press, 2006, chapitre 10. 50 Wyatt MacGaffey, Modern Kongo Prophets. Religion in a Plural Society, Bloomington, Indiana University Press, 1983 ; Susan Asch, L’Eglise du prophète Kimbangu. De ses origines à son rôle actuel au Zaïre, 1921-1981, Paris, Karthala, 1983. 51 Max Weber, Sociologie des religions, op. cit. et La Domination, op. cit.
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En Afrique, la contribution de la religion à la formation de l’Etat a emprunté, pour l’essentiel, une orientation conservatrice. Au sud du Sahara, elle n’a pas échappé à la pesanteur de la « politique du ventre » 52 . Ici ou là, les autorités chrétiennes ont été directement associées à l’exercice autoritaire du pouvoir, parfois au-delà de toute décence comme au Togo ou au Rwanda, avant le tournant des années 199053. Le Vatican, pour sa part, a veillé à étouffer l’éclosion d’une éventuelle mouture africaine de la « théologie de la libération », et il y est d’autant mieux parvenu que la critique chrétienne du pouvoir postcolonial a été circonscrite à des cercles restreints, ceux par exemple de la « théologie sous l’arbre » d’un Jean-Marc Ela, au Cameroun, ou, de manière plus conséquente, de la « théologie contextuelle » en Afrique australe et de la Conscience noire d’un Steve Biko en Afrique du Sud. Il est à noter que le mouvement charismatique ne rompt pas avec cette pesanteur, bien qu’il puisse offrir de nouveaux modes de subjectivation politique, ainsi que l’a fait remarquer Ruth Marshall à propos du pentecôtisme nigérian 54 . Au Mozambique, l’Eglise universelle du royaume de Dieu a ainsi noué une alliance de fait avec le Frelimo dès que celui-ci a libéralisé, en même temps que l’économie, la religion, et a installé ses bureaux dans l’immeuble du comité central de ce dernier, tout en affichant un sens certain des affaires55. En Afrique du Nord, la majorité des ulémas ont eux aussi épaulé la « révolution passive » statonationale, tant au Maroc qu’en Algérie, en Tunisie ou en Egypte, ou y ont été subordonnés, quitte à se cantonner dans leur quant-à-soi (Eigensinn). Ce sont plutôt des laïques islamistes – les Frères musulmans en Egypte, Abdessalam Yacine au Maroc – qui ont porté la dissidence, ce qui n’a, la plupart du temps, pas interdit leur cooptation ultérieure dans l’appareil religieux d’Etat ou la préemption et le désamorçage, par les autorités politiques, de leur projet révolutionnaire56. De ce point de vue, les révolutions ont été des révélateurs cruels. Face à la contestation démocratique au sud du Sahara, le Vatican a joué la carte de la stabilité. Dès 1983, il rappelait à Rome l’archevêque de Lusaka, Mgr Milingo, que le président Kenneth Kaunda suspectait de vouloir (ou pouvoir) prendre la tête spirituelle de l’opposition politique, une supposition qui inquiétait également Jean-Paul II, au même titre que l’adhésion du prélat à la sensibilité charismatique américaine57. Au début des années 1990, il a vite lâché, au Zaïre, Mgr Mosengwo, le trop populaire
Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989 et, sous sa direction, « L’argent de Dieu. Eglises africaines et contraintes économiques », Politique africaine, 35, septembre 1989. 53 Voir notamment Comi M. Toulabor, « Mgr Dosseh, archevêque de Lomé », Politique africaine, 35, octobre 1989, pp. 68-76. 54 Ruth Marshall, Political Spiritualities, op. cit. 55 Eric Morier-Genoud, « Renouveau religieux et politique au Mozambique », art. cité, pp. 171-172. 56 Olivier Carré, Gérard Michaud, Les Frères musulmans. Egypte, Syrie (1928-1982), Paris, Gallimard, Julliard, 1983 ; Mohamed Tozy, Monarchie et islam politique au Maroc, Paris, Presses de Sciences Po, 1999 (nouvelle édition augmentée) ; Youssef Belal, Le Cheikh et le calife. Sociologie religieuse de l’islam politique au Maroc, Lyon, ENS éditions, 2011. 57 Gerrie ter Haar, L’Afrique et le monde des esprits. Le ministère de la guérison de Mgr Milingo, archevêque de Zambie, Paris, Karthala, 1996. En revanche, le souverain pontife ne voyait pas d’un mauvais œil l’activité thérapeutique de Mgr Milingo, et l’a laissé pratiquer à Rome son ministère de la guérison. 52
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président de la Conférence nationale, et a œuvré à la réhabilitation diplomatique du maréchal Mobutu en le recevant à un moment où les puissances occidentales semblaient l’avoir abandonné. Sur le terrain, les évêques se sont posés en conciliateurs – outre au Zaïre, au Bénin et au CongoBrazzaville –, mais la démocratisation en trompe l’œil des régimes de parti unique a consisté, au mieux, en un avatar libéral de la « révolution passive » postcoloniale, en une décompression autoritaire, et, au pire, en une franche restauration autoritaire, parfois au prix d’une guerre civile, évolutions qu’ils ont fini par cautionner volens nolens. La révolution burkinabé de novembre 2014 n’a pas démenti ce penchant, où l’on a vu l’archevêque de Ouagadougou accompagner le lieutenantcolonel Isaac Zida chez le roi des Mossi pour cimenter la « transition »58. En Afrique du Nord, les « Printemps arabes » de 2011 ont démontré la même appétence conservatoire de Dieu : les islamistes n’en ont pas pris l’initiative, même s’ils en ont tiré les marrons du feu électoral, au moins dans un premier temps, et, une fois parvenus au gouvernement, ils leur ont donné une orientation néolibérale59. En bref, la religion oppose une réponse conservatrice aux passions révolutionnaires, ce qui n’exclut d’ailleurs pas nécessairement sa contribution à la démocratie, si l’on suit la thèse provocante de Guy Hermet, selon laquelle, « paradoxalement, […] les meilleurs stratèges de la démocratisation ne sont pas toujours les démocrates les plus convaincus, tandis que les fauteurs d’échec de la démocratie se rangent dans nombre de cas parmi ses hérauts les plus zélés »60. Dans ce contexte, la religion peut fournir des modèles de subjectivation civique, comme l’ont bien démontré Xavier Audrain à propos du Sénégal et Ruth Marshall du Nigeria 61 . Elle est également susceptible d’absorber le champ politique et de monopoliser le débat public quand les transactions collusives de la classe dirigeante les ont évidés, à l’exemple de ce qui s’est produit à Madagascar et au Mali dans les années 1990-200062. Pour autant, la religion peut être aussi un vecteur d’émancipation sociale. Emancipation universaliste, tout d’abord, par rapport aux catégories identitaires de l’ethnicité. Emancipation de catégories statutaires ou de classes sociales, ensuite63. La plupart des spécialistes du christianisme Le Monde, 6 novembre 2014. Jean-François Bayart, « Retour sur les Printemps arabes », Sociétés politiques comparées, 35, 2013, pp. 1-25, http://www.fasopo.org/reasopo/n35/art_n35.pdf, ou « Another look at the Arab Springs », Sociétés politiques comparées, 35, 2013, pp. 1-34, http://www.fasopo.org/reasopo/n35/art_n35_eng.pdf, ou « Ancora sulle primavera arabe », Nuvole, 12 avril 2014, http://www.nuvole.it/wp/?p=737. Version abrégée et actualisée : « Retour sur les Printemps arabes », Politique africaine, 133, mars 2014, pp. 153-175. 60 Guy Hermet, Aux frontières de la démocratie, Paris, PUF, 1983, p. 207. 61 Xavier Audrain, Des « punks de Dieu »…, op. cit. ; Ruth Marshall, Political Spiritualities, op. cit. Michel de Certeau notait, à propos de l’Europe moderne, qu’« à travers les confrontations des mystiques avec le pouvoir qui joint le ciel à la terre, se dessine, de l’Angleterre à l’Espagne, une forme spirituelle de ce qui deviendra le “citoyen”, en séparant du pouvoir un principe transcendantal ou éthique de la société » (La Fable mystique. XVIe-XVIIe siècles. Volume II, Paris, Gallimard, 2013, p. 41). 62 Voir notamment Gilles Holder (dir.), L’Islam, nouvel espace public en Afrique, op. cit. 63 Voir par exemple la belle étude de Ramon Sarró, The Politics of Religious Change on the Upper Guinea Coast. Iconoclasm done and undone, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2009, à rapprocher du chapitre de Claude-Hélène 58 59
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en Afrique insistent sur la place qu’y ont occupée les femmes, longtemps négligée. Le cas des Beti du sud du Cameroun est paradigmatique. Dans cette société polygame où les aînés sociaux exerçaient une forte domination, notamment symbolique, sur leurs cadets, le « deuxième sexe » se trouvait dans une situation de subalternité évidente, sans que celle-ci exclût l’exercice de véritables contre-pouvoirs, en particulier dans le domaine de l’invisible. Le catholicisme, qui plaçait au cœur de sa dévotion la Vierge Marie, rassemblait les fidèles tous genres (et tous âges) confondus dans un même espace cultuel, celui de l’église, et imposait le port de vêtements, de surcroît de facture occidentale, quand la nudité était le signe de la dépendance sociale rencontra une adhésion enthousiaste de la part des femmes, bien que les missions exerçassent sur leurs ouailles une discipline de fer, économiquement assez intéressée64. Mais cet exemple est loin d’être unique. La même tendance se retrouvait ainsi en Afrique du Sud, dans le contexte très différent d’une économie minière et industrielle et d’un régime politique ségrégationniste65. La sociologie du pentecôtisme la confirme également66. Que l’islam n’échappe pas à la règle est moins admis, mais ne change rien au fait qu’il existe un véritable féminisme islamique, « sous le voile »67. Par ailleurs, la religion a pu contribuer à l’émancipation de ces mêmes esclaves dont elle avait cautionné et parfois accompagné « spirituellement » la captivité, comme sur la côte angolaise, au XVIIIe siècle. Du côté chrétien, elle a participé au mouvement abolitionniste, et sur le terrain les missions ont souvent été des refuges pour les fugitifs. Quant à la mauvaise réputation esclavagiste de l’islam, elle demande à être relativisée. Si les Etats musulmans ont joué un rôle crucial dans la traite – en particulier le sultanat de Zanzibar dans celle de l’océan Indien –, nombre d’ulémas ou de marabouts ont contesté ce commerce, en particulier quand il prenait pour victimes leurs coreligionnaires. Il en fut par exemple ainsi dans les royaumes wolof au XIXe siècle. Dans le contexte colonial, et à la faveur du « moment moderne »68 de l’islam, certaines de ses manifestations ont pris la forme de véritables mouvements sociaux de libération des captifs, à l’instar de la poussée pionnière des mourides dans la culture de l’arachide, au début du XXe siècle, même si cette dimension de la confrérie a pu être nuancée sous la plume de certains auteurs69.
Perrot sur le culte de Gbahié en Côte d’Ivoire, « Prophétisme et modernité en Côte-d’Ivoire. Un village éotilé et le culte de Gbahié », in Jean-François Bayart (dir.), Religion et modernité politique en Afrique noire, op. cit. 64 Jeanne-Françoise Vincent, Traditions et transition. Entretiens avec des femmes beti du Sud-Cameroun, Paris, ORSTOM, Berger-Levrault, 1976. 65 Richard Elphick, Rodney Davenport (eds), Christianity in South Africa. A Political, Social, and Cultural History, Berkeley, University of California Press, 1997. 66 Ruth Marshall, Political Spiritualities, op. cit. 67 Pour reprendre l’expression de Fariba Adelkhah à propos de l’Iran : La Révolution sous le voile. Femmes islamiques d’Iran, Paris, Karthala, 1991. Depuis la publication de cet ouvrage, de nombreux travaux se sont penchés sur la place des femmes dans l’islam, et notamment sur ces formes de « féminisme islamique ». Voir notamment Adeline Masquelier, Women and Islamic Revival in a West African Town, Bloomington, Indiana University Press, 2009. 68 Nadine Picaudou, L’Islam entre religion et idéologie. Essai sur la modernité musulmane, Paris, Gallimard, 2010. 69 Jean-François Bayart, L’Islam républicain, op. cit., chapitre V.
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Plus généralement, et plus trivialement, la religion peut être un ascenseur social grâce à la respectabilité petite-bourgeoise et au savoir qu’elle dispense. Après tout, l’école religieuse est une école parmi d’autres, dont l’enseignement ouvre les portes du pouvoir bureaucratique au sein de l’Etat. Largement éduquées par les missions chrétiennes, les élites nationalistes subsahariennes l’ont vite compris, et aujourd’hui encore le séminaire est une voie d’élévation sociale pour les enfants de condition modeste. De même, la fréquentation d’Al-Azhar a facilité l’accès aux responsabilités politiques ou administratives d’une intelligentsia « arabisante » et réformatrice de l’islam dans le Sahel. Surtout, le rapport de la religion à l’individuation apparaît de plus en plus clairement dans des sociétés en proie à de profondes transformations sociales. Les Africains suivent des « itinéraires religieux » personnels – pour reprendre la notion d’« itinéraire thérapeutique » que les sociologues et les anthropologues de la santé ont popularisée – et « butinent » d’une croyance, d’une obédience ou d’une pratique à l’autre70. Ces mobilités relativisent leurs appartenances dites « primordiales », de type ethnique ou familial. Au sud du Sahara, le pluralisme religieux est fréquent dans la diachronie de la vie ou dans la synchronie des relations de parenté et de voisinage. Même après le départ en masse des juifs en Israël et en France, il n’est pas inexistant dans la partie septentrionale du continent, soit sous la forme de la tension entre l’islam des ulémas et celui des confréries, soit par le biais des alliances matrimoniales, voire des conversions, en dépit de la criminalisation de l’apostasie, ou encore du fait de l’installation de migrants subsahariens acquis aux mouvements chrétiens charismatiques et de la réverbération, dans les sociétés de départ, de l’expérience de l’émigration dans des pays européens sécularisés, voire laïques. D’aucuns verront dans de tels parcours personnels et dans de tels compromis interreligieux une preuve supplémentaire de la superficialité de la foi des Africains ou de leur propension au batifolage spirituel. Ce serait oublier que Max Weber soulignait, dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, la fongibilité des appartenances confessionnelles et des croyances entre le méthodisme d’origine anglicane, le piétisme d’inspiration calviniste et le luthéranisme dans l’Europe des XVIe-XVIIIe siècles, ou que la Réforme n’a pas été, à ses débuts, l’espèce de western sanglant qui a été politiquement construit par la suite71. Le christianisme et l’islam sont des religions universalistes dont les croyants sont entre eux « frères » et sœurs », mis sur un pied d’égalité au moins théologique au sein de chacun des deux genres (d’un genre à l’autre, les choses sont évidemment plus compliquées, encore qu’âprement discutées aussi bien par les catholiques que par les musulmans.) Les fondamentalismes sont très
Philippe Chanson, Yvan Droz, Yonatan N. Gez, Edio Soares (dir.), Mobilité religieuse. Retours croisés des Afriques aux Amériques, Paris, Karthala, 2014. 71 Paolo Prodi, Christianisme et monde moderne, op. cit. 70
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sourcilleux sur ce point et en tirent une bonne part de leur succès. L’observation de la scène matrimoniale montre bien que Dieu bénit volontiers des unions socialement dépareillées, notamment par le truchement de marabouts qui font de ces alliances leur fond de commerce72. Plus radicalement, se pose la question des « plans d’immanence », et donc des « lignes de fuite », qu’ouvre la pratique de la prière, de la possession, de la transe, de la vision73. Et celle, plus troublante encore, de la contestation d’une hégémonie occidentale née de la colonisation, reproduite au lendemain des indépendances, lourde de surexploitation, de domination symbolique et de violence, parfois massive, dont l’épistemè même se voit remise en cause sur le mode millénariste ou armé, les deux pouvant aller de pair au demeurant. Tel est le sens des grands soulèvements des e
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Haram − littéralement : l’école illicite –, que l’on dépolitise et rabaisse avec condescendance au rang de la barbarie, mais qui s’attaque à une raison dont le coût économique, social et politique a été cruel, au fil de ces deux siècles, pour l’immense majorité de la population du continent. Tel est aussi le message que reçoit du prophétisme un Fabien Eboussi Boulaga74. Cette violence dite religieuse, qui est plutôt d’ordre social ou politique, à l’instar des « guerres de religion » du Premier Age moderne européen, doit être replacée à la lumière du pluralisme confessionnel qui prévaut dans la plupart des sociétés africaines – et ce de longue date puisque maintes formations politiques de l’ancien temps ont composé avec des hommes de Dieu ou d’Allah qui n’avaient pas les mêmes croyances que les souverains. Les religions ne doivent pas être appréhendées comme des monades cohérentes et closes sur elles-mêmes. Elles sont tributaires des relations, pacifiques ou conflictuelles, qu’elles nouent entre elles. Autrement dit, elles forment une combinatoire. C’est ainsi qu’il convient notamment d’interpréter la confrontation entre les fondamentalismes chrétiens et musulmans au Nigeria, véritables « ennemis complémentaires » qui procèdent du même moment historique 75 . Derechef, les travaux des historiens du christianisme européen proposent un détour heuristique quand ils complexifient les chronologies du passage du Moyen Age à la Renaissance et établissent une triangulation entre la Réforme protestante, la Réforme catholique et la Contre-Réforme, une Contre-Réforme qui était dirigée contre celle-ci autant que celle-là76. De même, la lutte contre le sida a exacerbé la tension entre le fondamentalisme
72 Jean-François Havard, « Le “phénomène” Cheikh Bethio Thioune et le djihad migratoire des étudiants sénégalais “Thiantakones” », in Fariba Adelkhah, Jean-François Bayart (dir.), Voyages du développement, op. cit. 73 Jean-François Bayart, « A nouvelles pratiques religieuses, nouveaux instruments d’analyse ? L’écriture abiographique des plans de foi », in Philippe Chanson, Yvan Droz, Yonatan N. Gez, Edio Soares (dir.), Mobilité religieuse, op. cit., pp. 39-52. 74 Fabien Eboussi Boulaga, Christianisme sans fétiche. Révélation et domination, Paris, Présence africaine, 1981. Voir aussi Pius Ngandu Nkashama, Eglises nouvelles et mouvements religieux. L’exemple zaïrois, Paris, L’Harmattan, 1990. 75 Murray Last, « Muslims and Christians in Nigeria : an economy of political panic », The Round Table, 96 (392), octobre 2007, pp. 605-616 ; John D. Y. Peel, Religious Encounter, op. cit. ; Ruth Marshall, Political Spiritualities, op. cit. 76 Paolo Prodi, Christianisme et monde moderne, op. cit., pp. 12 et suiv., 18, 32, 63, 87, 93 et suiv.
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chrétien et les religions dites traditionnelles77. Néanmoins, il est aujourd’hui impossible de savoir si, en Afrique, la cité cultuelle – le rapport de la religion à la formation de l’Etat – prendra le même tour de la confessionnalisation que dans l’Europe de l’Age moderne, bien que sa contribution à la « discipline sociale » semble avérée, en particulier sous le magistère des fondamentalismes et du fait de sa « quotidiannisation » (Veralltäglichung) 78 . Et, face à ceux qui s’inquiètent de cette omniprésence de Dieu dans le jardin de César, il faut rappeler que la division religieuse du Vieux Continent, aux XVIe-XVIIe siècles, a in fine consacré son passage d’une problématique de l’hérésie à celle du schisme, laquelle a finalement reporté sur l’Etat la « capacité d’être pour tous l’unité référentielle »79. Autrement dit, la cité cultuelle peut engendrer la sécularisation et l’autonomisation de l’Etat, selon les Voies impénétrables du Seigneur.
En guise de conclusion La combinatoire politico-religieuse en Afrique nous amène à reprendre à nouveaux frais la question de la dépendance du continent. Une dépendance économique et politique, sur laquelle il a été beaucoup travaillé, et dont nous savons aujourd’hui qu’elle n’a jamais été soumission univoque, consistant bien au contraire en des stratégies complexes, ambivalentes, de l’extraversion80. Mais aussi dépendance culturelle, et donc religieuse, toujours selon cette même logique de l’extraversion. La « dépendance religieuse »81 est à la fois d’ordre épistémique – ce que dénonce avec violence Boko Haram –, économique – dans la mesure où les institutions ecclésiales chrétiennes ou leurs pendants islamiques sont tributaires de fonds étrangers occidentaux ou arabes – et politique – puisque le Vatican, les missions « nord-atlantiques »82 ou les grands centres musulmans du Proche et du Moyen-Orient maintiennent souvent les autorités spirituelles du continent dans une position subalterne, avec l’approbation implicite de l’Université qui parle volontiers, à son sujet (et à celui de l’Asie), d’islam périphérique ou de christianisme tropical. Or, l’analyse d’une telle dépendance religieuse de l’Afrique, facette parmi d’autres de la prodigieuse complexité de la foi et de ses pratiques sur le continent, ouvre une voie royale pour mieux comprendre l’historicité de ses sociétés, et l’imbrication des « durées », au sens à la fois braudélien et bergsonien du terme, qui en est constitutive. La scène religieuse en Afrique est une « évolution créatrice » dont la « durée », comme temps non sériel ni spatialisé, « se compose de
John Iliffe, A History of the African AIDS Epidemic, op. cit. Philip S. Gorski, The Disciplinary Revolution, op. cit. ; Paolo Prodi, Christianisme et monde moderne, op. cit., pp. 107 et suiv., 138 et suiv., 291 et suiv., 377-378. 79 Michel de Certeau, Le Lieu de l’autre, op. cit., p. 24. 80 Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique, op. cit. 81 Voir le numéro, déjà cité, de Politique africaine sur « L’argent de Dieu ». 82 Achille Mbembe, Afrique indocile, op. cit. 77 78
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moments intérieurs les uns aux autres », de « moments qui se compénètrent », aux antipodes de la représentation historiciste et linéaire du changement social83. Ce sont sans doute les prophétismes d’Afrique centrale qui illustrent au mieux cette concaténation des « durées » sociales. La religion est donc en elle-même, et dans son rapport à l’Etat, un phénomène historique. Michel de Certeau parlait de la manière dont « le christianisme se déplace à mesure que se forme la modernité » dans l’Europe des XVIe-XVIIe siècles84. D’une durée à l’autre, d’un moment à l’autre, l’islam, les religions dites traditionnelles, le christianisme ne cessent en effet, à leur tour, de « se déplacer » en Afrique. Ces glissements entretiennent entre eux des relations dialogiques souvent traumatiques, comme l’atteste la rémanence de la traite esclavagiste, des croisades, de la colonisation et, n’en doutons pas pour l’avenir, du djihad des shebab, d’Aqmi ou de Boko Haram. Par cette historicité, par cette « évolution créatrice », et aussi par cette dépendance qui en rien ne les annule, la religion, y compris dans son rapport au politique, est un signe clair de l’appartenance de l’Afrique à l’universalité, pour peu qu’on l’étudie avec les instruments de la sociologie historique, aux antipodes du raisonnement culturaliste et orientaliste, lequel y voit prétexte pour son assignation identitaire à l’africanité, à l’exotisme, à la subalternité de la croyance, à la périphérie des monothéismes. « Opérateur d’individualisation » 85 , le paradigme de la cité cultuelle permet de penser simultanément la singularité de la fabrique politico-religieuse dans les sociétés africaines, son « développement particulier » (Sonderentwicklung) aurait dit Max Weber, et sa banalité du point de vue de la perspective comparative. De ce point de vue, il serait fécond de revenir sur les pratiques religieuses des laïques, des croyants séculiers (ou de leurs équivalents musulmans), et en particulier sur leurs initiatives institutionnelles. On sait combien fut importante la création d’ordres, de confréries, en contrepoint des structures ecclésiales hiérarchiques de la papauté, dans le catholicisme romain, tant au Moyen Age qu’au Premier Age moderne86 : les uns et les autres s’inféodant à ces dernières, s’articulant aux institutions sociales de la modernité de leur temps, telles que les collèges, les écoles, les hôpitaux à l’époque de la Réforme et de la Contre-Réforme, à l’image des jésuites, des barnabites, des camiliens, ou au contraire développant des modes alternatifs d’insertion dans la société, à l’instar des capucins qui se tinrent à l’écart de ces institutions et choisirent d’investir plutôt un territoire et la condition de la pauvreté à travers leur pratique de l’aumône87.
83 Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, 1889. Michel de Certeau parle de son côté de « feuilletage du temps ». 84 Michel de Certeau, Le Lieu de l’autre, op. cit., p. 22. 85 Paul Veyne, L’Inventaire des différences, op. cit. 86 Voir notamment Paolo Prodi, Christianisme et monde moderne, op. cit., en particulier pp. 366-368 et 382 et suiv. ; Richard W. Southern, L’Eglise et la société dans l’Occident médiéval, op. cit., chapitre 7. 87 Paolo Prodi, Christianisme et monde moderne, op. cit., pp. 190 et suiv.
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Dès lors que l’on garde à l’esprit l’attention que l’approche du « politique par le bas » porte à l’intermédiation sociale – contrairement à ce qu’on lui a parfois fait dire88 –, on admettra que celleci reste utile pour appréhender la cité cultuelle au-delà du processus macrohistorique de la formation de l’Etat, à partir de sa trame effective. L’appropriation de la religion par ses fidèles, à travers leurs pratiques concrètes, fût-ce dans le monde de l’invisible, mais aussi leurs créations institutionnelles − Eglises, cultes, regroupements dévots, voire violents ou combattants, tels que Boko Haram, Aqmi, les shebab, ou encore Mungiki, au Kenya, sociétés qualifiées de secrètes comme le Poro du Liberia et de Sierra Leone, ou de lutte contre la sorcellerie comme la Croix-Koma au Gabon et au Congo-Brazzaville –, est une dimension cruciale de la production de la cité. Pensons à la place centrale, dans l’histoire du dernier siècle, qu’ont tenue sur le continent les Eglises dites indépendantes et, aujourd’hui, charismatiques, les confréries, les associations de fidèles vouées à la piété et au service d’autrui, ou encore les mouvements armés de propagation de la foi. Désignons cet événement institutionnel du concept de « groupement » ou de « communauté de fidèles » (Gemeinde), dont on sait l’importance que lui conférait Max Weber en tant que site de la « quotidiannisation » (Veralltäglichung) des conduites de vie 89 . Et voyons-y une part de cette « société civile » dont on parle tant de nos jours pour la glorifier, et qui n’est pas l’antipode de l’Etat, comme le veut le sens commun néolibéral de la « gouvernance », mais la société dans son rapport à l’Etat. Au prix d’un nouveau chantier de recherches, déjà engagé par maints collègues, et qui néanmoins demeure immense, nous aurons alors une vision plus juste de la formation de celui-ci en Afrique, et du rôle central qu’y tient la religion. En particulier, la diversification des structures religieuses, les « logiques intrinsèques » de la foi dont elles sont les habitacles, ses « plans d’immanence » véhiculent des durées historiques spécifiques, dont celle de l’éternité, qui sont parties constitutives de la cité, et dont la prise en considération, nous dit Walter Benjamin, permet de « brosser à contresens le poil trop luisant de l’histoire » et de procéder à « la désintégration de la continuité historique », seule à même de constituer l’« objet historique »90. Mieux que d’autres, un Michel de Certeau, qui se déclarait « historien de la spiritualité », a su montrer que l’expérience mystique, mode « irrationnel » de subjectivation, est allée de pair, dans l’Europe de l’Age moderne, avec l’institutionnalisation de l’Etat bureaucratique rationnel-légal. Après tout, les grands empereurs
Jean-François Bayart, Achille Mbembe, Comi Toulabor, Le Politique par le bas en Afrique noire, Paris, Karthala, 2008, nouvelle édition augmentée, pp. 9-16. 89 Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit., notamment pp. LX-LXI pour le commentaire de Jean-Pierre Grossein, et Sociologie des religions, op. cit., pp. 120, 168, 170 et suiv. 90 Walter Benjamin, Ecrits français, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2003, p. 438 et Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris, Cerf, 2006, p. 493. 88
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habsbourgeois, ottomans, safavides et moghol avaient eux-mêmes une vision messianique du monde91. Et, dans la France du XVIIIe siècle, les convulsionnaires jansénistes ont porté l’idée de nation92. Ainsi envisagée, l’étude des relations entre la religion et le politique, sujet classique s’il en est de la science politique, peut en renouveler les problématiques, ne serait-ce que parce qu’elle doit affronter sur une base inédite les questions épineuses de la rencontre coloniale et de la subalternité sociale, toutes deux au cœur du dialogue africain entre Dieu et César.
Sanjay Subrahmanyam, « Du Tage au Gange au XVIe siècle : une conjoncture millénariste à l’échelle eurasiatique », Annales HSS, 56 (1), janvier-février 2001, pp. 51-84. 92 Catherine Maire, « Les jansénistes et le millénarisme. Du refus à la conversion », Annales HSS, 63 (1), janvierfévrier 2008, pp. 7-36 et De la cause de Dieu à la cause de la Nation. Le jansénisme au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1998. 91
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Negotiating Statehood: Dynamics of Power and Domination in Africa
Tobias Hagmann and Didier P´eclard ABSTRACT This article, which forms the introduction to a collection of studies, focuses on processes of state construction and deconstruction in contemporary Africa. Its objective is to better understand how local, national and transnational actors forge and remake the state through processes of negotiation, contestation and bricolage. Following a critique of the predominant state failure literature and its normative and analytical shortcomings, the authors identify four key arguments of the scholarly literature on the state in Africa, which concern the historicity of the state in Africa, the embeddedness of bureaucratic organizations in society, the symbolic and material dimensions of statehood and the importance of legitimacy. A heuristic framework entitled ‘negotiating statehood’ is proposed, referring to the dynamic and partly undetermined processes of state formation and failure by a multitude of social actors who compete over the institutionalization of power relations. The article then operationalizes this framework in three sections that partly conceptualize, partly illustrate who negotiates statehood in contemporary Africa (actors, resources and repertoires); where these negotiation processes occur (negotiation arenas and tables); and what these processes are all about (objects of negotiation). Empirical examples drawn from a variety of political contexts across the African continent illustrate these propositions.
INTRODUCTION
Since the mid-1990s, African states have occupied a prominent place in discussions about state failure, collapse and reconstruction (Bates, 2008; The authors have contributed equally to writing this article as well as editing the volume of which it is a part, and should thus both be considered ‘first authors’. We would like to thank Jean-Franc¸ois Bayart, Christine Bichsel, Bettina Engels, Gregor Dobler, Peter Geschiere, Markus V. Hoehne, Urs M¨uller, Jean-Pierre Olivier de Sardan, Timothy Raeymaekers, Klaus Schlichte, Ulf Terlinden and the anonymous reviewers of Development and Change for helpful comments in refining our argument. We are particularly grateful to Martin Doornbos for his stimulating insights and editorial advice in the preparation of the volume. Earlier versions of this article were presented at a number of academic gatherings, most importantly the AEGIS European Conference on African Studies in Leiden in July 2007. Didier P´eclard acknowledges the support of the Swiss National Centre of Competence in Research North–South (NCCR North–South). C International Institute of Social Studies Development and Change 41(4): 539–562 (2010). 2010. Published by Blackwell Publishing, 9600 Garsington Road, Oxford OX4 2DQ, UK and 350 Main St., Malden, MA 02148, USA
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Herbst, 1997; Milliken, 2003; Williams, 2006). According to the prevailing rhetoric they have fallen prey to an array of destructive forces in the aftermath of the Cold War, while the purported ‘disconnection’ (Bach, 1991) of the African continent from the ‘globalized’ rest of the world further accelerated this process. These forces include savage privatization policies spearheaded by the Bretton Woods institutions (van de Walle, 2001), the growing influence of criminal groups and activities (Bayart et al., 1999; Nordstrom, 2004), the rise of rebel movements and warlords (Clapham, 1998; Reno, 1998) and a gradual institutionalization of violence (Richards, 2005). Consequently, many academic works portray post-colonial African states in virtually pathological categories. They are perceived to be threatened by ‘collapse’ (Zartman, 1995), ‘failure’ (Rotberg, 2004), ‘fragility’ (Stewart and Brown, 2009) and ‘weakness’ (Jackson and Rosberg, 1982) as they degenerate into nightmarish ‘shadow’ (Reno, 2000) or ‘quasi’ (Hopkins, 2000; Jackson, 1990) states, void of popular legitimacy and administrative capacity. Rebuilding the deficient bureaucratic apparatuses of sub-Saharan African governments then becomes a major preoccupation and challenge for international donors (Englebert and Tull, 2008). Dominant though they still may be in much policy discourse about Africa — particularly in the realm of development, peace-building and ‘antiterrorism’ — arguments about state failure and collapse have been subject to growing criticism. In 2002, the collection of articles edited by Milliken and Krause (2002) demonstrated the complex and non-linear nature of processes of state failure and collapse, and showed that the latter remained an exception even in the context of African civil wars of the 1990s. Critics of the state failure paradigm contend that state weakness in Africa is nothing new, but rather a long historic continuity (Engel and Mehler, 2005: 91).1 Furthermore, administrative practices such as the levying of taxes may continue in the relative absence of the state, as Trefon’s (2007) research in the city of Lubumbashi in the Democratic Republic of Congo (DRC) demonstrates. To this day the only case of complete and prolonged state collapse is Somalia, which has remained without a central government since the downfall of Siyad Barre in 1991. But even in the war-ravaged central and southern parts of the country, Somalis have responded to state collapse by (re-)activating informal, mostly clan-based, security and governance mechanisms (Menkhaus, 2007: 74). And while African states may erode institutionally, ‘fragmented imageries of stateness’ (Nielsen, 2007: 695) may persist among ordinary people who continue to make strategic use of these imageries in pursuing their everyday lives. Ideal-typical notions of the state as a monopolist of legitimate physical violence, as an autonomous bureaucratic apparatus, as the embodiment
1. Or, as Bratton (1989: 425) cautioned some twenty years ago: ‘The state in Africa may be incompletely formed, weak, and retreating, but it is not going to wither away’.
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of popular sovereignty, and as a spatially and territorially coherent entity enjoy global prominence (Schlichte, 2005: 6). These ideal-typical notions constitute the analytical lenses through which scholars interpret state politics around the world. The global diffusion of a set of normative state ideas which derives from the European historical experience explains why African states are often ‘identified as failed not by what they are, but by what they are not, namely, successful in comparison to Western states’ (Hill, 2005: 148). Underlying this ‘pathological’ approach to state institutions in Africa are essentialist, teleological and instrumentalist conceptions of state and political authority (Hagmann and Hoehne, 2009). State failure proponents tend to reify African states as a-historical ‘things’, as given and fixed sets of institutions rather than as political processes. Despite political sociologists’ earlier call not to view states as ‘the outcome of a linear process of differentiation’ (Badie and Birnbaum, 1983: 54), most observers implicitly and falsely assume that in the long run all states will converge towards a model of Western liberal democracy. The overly instrumentalist character of much of the state failure literature is also evidenced in its emphasis on order and stability, which reflect distinctly Western geopolitical and humanitarian interests (Call, 2008). One could also argue that the popularity of state failure concepts not only indicates a malaise with the post-colonial African state, but, more fundamentally, reflects a growing dissatisfaction with what are increasingly criticized as stereotypical Weberian state conceptions (Kapferer, 2005: 286). The heuristic limitations of mainstream Western political science have encouraged researchers to resort to either more empirically grounded or more conceptually innovative approaches to public and state authority in Africa. In this process some have forged their own vocabulary and concepts in order to grasp statehood in Africa from a less normative perspective. This is the case with the volume on Twilight Institutions: Public Authority and Local Politics in Africa edited by Christian Lund, who forcefully called attention to the fact that African public authorities may ‘wax and wane’ as ‘state institutions are never definitely formed’ (2006: 697). In recent years a growing body of literature has documented the creativity of African societies in coping with the limited statehood and political turmoil that became the hallmark of African politics in the 1990s (Raeymaekers et al., 2008: 8). In parallel with the retreat and erosion of the post-colonial state in Africa ‘new forms of power and authority’ had sprung up across the continent (Ferguson, 2006: 102). Structural adjustment, democratization and decentralization programmes effectively facilitated the return of local power centres in Africa to the detriment of the centripetal agenda of existing nation-states (von Trotha, 2001: 1617). In countries as diverse as Mali, Chad or Mozambique contemporary types of political regulation, accumulation, investment and institutionalization proceed at the local level beyond the reach of conventional states. In many cases the prolonged absence of a central government has provided room for the formation of societal political orders
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‘beside the state’ (Bellagamba and Klute, 2008: 11). The most prominent example is the Republic of Somaliland, a political entity which has all the attributes of a modern nation state except for international recognition (Bradbury, 2008). It is the ideal-typical example of an African political order that is characterized by what sociologists and political anthropologists refer to as ‘para-sovereignty’, that is, a non-state political order that shoulders local state functions, but operates in parallel and independently of the national power centre (von Trotha and Klute, 2004). The realities of non-state or ‘partially state’ political and economic regulation forcefully challenge the idea that state failure equals anarchy or a breakdown of order (Roitman, 2005). The normative shortcomings of the state failure literature and the complexities of empirical statehood call for alternative ways of conceptualizing state and political authority in Africa. Attempts to forge alternative perspectives on contemporary statehood must draw on the insights provided by the existing literature. Beyond the great diversity of theoretical schools and arguments on the state in Africa, four main arguments seem to have achieved a certain consensus. In many ways they apply to African states as much as to states all over the world. First, states must be seen as historical processes that include and span the pre-colonial, colonial and post-colonial periods. The historicity of the state in Africa has been emphasized most prominently by Bayart (2006) who argues that the state in Africa must not be seen as an imported product, but one that has long been appropriated by African societies and elites. Statehood in Africa should thus be understood as the emanation of particular historic types of African modes of governing. The importance of colonial legacies in African politics such as the reproduction of decentralized, racialized ‘despotism’ has been highlighted by Mamdani (1996). The call for historical scrutiny extends to the analysis of evolving relations between states and citizens (Lewis, 2002). Rather than assuming a priori distinctions between the pre-colonial, colonial and post-colonial periods, one has to be aware of African states’ historical trajectories through these different periods. Thus the colonial state was strongly shaped by ‘indigenous social forces’ (Berman, 1998: 332) as colonial rulers relied on and incorporated numerous local intermediaries to govern, while post-colonial states ‘exacerbated and institutionalized’ many of the deficiencies of colonial administrations (Paul, 2008: 219). Second, the idea that states are external to society is erroneous. Rather states are deeply embedded in social forces, as Migdal’s (1998: 2001) ‘statein-society’ approach compellingly demonstrates. Long gone are the days when a first generation of area specialists and political scientists considered state power in Africa to be autonomous, as John Lonsdale suggested some thirty years ago (1981: 148). Contemporary accounts of statehood in Africa abandon a narrow focus on formal state actors and institutions for a more sociological reading of the multiple ‘power poles’ (Bierschenk and Olivier
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de Sardan, 1997: 441) that exist within, at the interface, and outside of the bureaucratic apparatus. A wide range of actors, state officials and non-state actors are involved in ‘doing the state’ (Migdal and Schlichte, 2005: 14– 15), both in co-operation and in competition with the state (Arnaut and Højbjerg, 2008: 20). Hence, innovative studies of the state consider the elusive boundary between state and society ‘not as a problem of conceptual precision but as a clue to the nature of the phenomenon’ (Mitchell, 1991: 78). Third, states are not only the product and realm of bureaucrats, policies and institutions, but also of imageries, symbols and discourses. Governments exist not only as the result of routinized administrative practices, but also because ordinary people imagine and represent the state in their everyday lives (Gupta, 1995: 390–3). The almost metaphysical idea of the state has become universalized and hence hegemonic (Hansen and Stepputat, 2001). State institutions themselves incorporate numerous cultural and political representations, discourses and activities that give meaning to their practices (Nagengast, 1994: 116). While one doesn’t have to go as far as Abrams (1988 [1977]: 75–6) who sees the ‘state system’ as an ‘essentially imaginative construction’, it is essential that political analysis deals with the state in terms of both its materiality and its ‘social imaginary’ (Castoriadis, 1987). Fourth, at the core of state formation processes we find attempts to institutionalize and legitimize physical coercion and political power. Max Weber’s (1947) key insight that successful bureaucracies transform coercion or power (Macht) into domination (Herrschaft) — a type of authority that is based on obedience and recognition rather than sheer physical force — remains highly relevant. State actors must legitimize their authority to appear acceptable to those they govern (Abrams, 1988 [1977]: 76). The same applies to non-state or non-bureaucratic power holders, although they rely on a different set of legitimization strategies. State-building thus becomes a process of accumulating Basislegitimit¨aten or ‘basic legitimacies’ (von Trotha, 2001: 10). A relational concept of power that looks at the ‘relations between the governing and the governed’ (Gledhill, 1994: 22, cited in Hagberg, 2006: 780) is instrumental in trying to decipher contemporary forms of power and domination. It is through an empirical analysis of variegated transformations from power to domination and from domination to power that state formation and erosion can be grasped in Africa and elsewhere (Schlichte, 2005). NEGOTIATING STATEHOOD: A HEURISTIC FRAMEWORK
Building on these important theoretical precedents, we propose an interpretative approach to processes of state construction and deconstruction in contemporary Africa. The objective of this analytic of statehood in Africa is
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to better understand how local, national and transnational actors forge and remake the state through processes of negotiation, contestation and bricolage. Our proposed framework explores by whom and how state domination is fashioned (‘actors, resources, repertoires’), where these processes take place (‘negotiation arenas and tables’) and what the main outcomes and issues at stake are (‘objects of negotiation’). Our main ambition is to provide a heuristic framework for the investigation of past and ongoing dynamics of state domination. Hence, the proposed ‘negotiating statehood’ framework does not provide an explanation or causal model of state failure and formation. Nor does it apply to all states at all times and in all places. It is neither a theory nor a concept in the strict sense, but rather a way of looking at and grasping dynamic and complex dimensions of statehood. Although we give emphasis to the dynamic and partly voluntaristic aspects of political institutions, the approach sketched in this section is best thought of in conjunction with existing studies that call attention to the more structural aspects of African states. Population densities and infrastructure (Herbst, 2000), rural political economies (Boone, 2003) and local property rights regimes (Lund, 2008) have a strong bearing on the structural conditions of state domination in post-colonial Africa. The ‘negotiating statehood’ framework is, however, geared primarily towards the more conjunctural processes of state domination in post-colonial Africa. Furthermore, it is also a call for an alternative approach to current processes of state formation and disintegration on the African continent, an approach that is interpretative rather than normative in scope, sociological rather than state-centric in philosophy, and dynamic rather than static.2 It is hoped that our framework offers an innovative approach to dynamics of empirical statehood beyond the limits of the state failure paradigm or the unhelpful emphasis on ‘figures, numbers and formal structures found in much political science literature’ (Eriksen, 2001: 304).3 Four core theoretical propositions underpin our research agenda. First, negotiating statehood refers to the dynamic and, at least partly, undetermined processes of state (de-)construction. These processes are fuelled by constantly evolving ‘relations of control and consent, power and authority’ (Munro, 1996: 148). Rather than assuming a linear evolution of state formation or erosion processes, we concur with Lund’s (2006: 697) dictum that ‘state institutions are never definitively formed, but that a constant process 2. Our reflections are not limited to analyses of the African state, but apply to states in general. From the vantage point of a political sociology of the state, there is no difference per se between African and non-African states. The historical, social, political and economic conditions in which these different states emerge differ considerably, however. 3. This does not mean that research on the everyday practices of bureaucrats and other state officials in Africa is not of great interest, as the collaborative research project ‘States at Work. Public Services and Civil Servants in West Africa’ by Thomas Bierschenk, Carola Lentz, Mahaman Tidjani Alou and Jean-Pierre Olivier de Sardan forcefully demonstrates. For a preliminary synthesis, see Bierschenk (2010).
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of formation takes places’. The emphasis on the partial ‘undeterminedness’ of state domination does not imply that the evolution of statehood is arbitrary or disembedded from social interests and political economy. Neither does it mean that one cannot distinguish between qualitatively different phases of institutionalization or de-institutionalization of state and political authority. What it highlights is the non-linear and non-teleological trajectory of empirical statehood in post-colonial Africa and elsewhere. Hence, our framework attempts to explore the constant interplay between processes of state building, defined as ‘a conscious effort of creating an apparatus of control’, and state formation as a historical process of ‘vulgarization of power’ (Berman and Lonsdale, 1992: 5). Second, studying how statehood is negotiated in Africa leads us to consider the diverse strategies by which variegated actor groups compete, both successfully and unsuccessfully, over the institutionalization of power relations into distinct forms of statehood. To do this one must understand ‘state–society relations’ (Bratton, 1989: 408) as well as the intrinsic characteristics of government bureaucracies and how these relate to other forms of power. Domination is never or rarely exerted exclusively by one power, but is rather the product of multiple powers. As Olivier de Sardan (2006: 186) elegantly put it, there are at least two kinds of power, ‘the power everybody has and the power only some people have’. In other words, human beings are not only ‘shaped by power, or by different techniques and practices of government’ (Abrahamsen, 2003: 199), but they themselves shape power and government techniques and practices. The ‘ways of ruling’ (Rose and Miller, 1992: 177) of state and political orders cannot be understood in disconnection from the multiple actors that ‘struggle for social control’ (Migdal, 1998: 31). Third, the negotiating statehood framework emphasizes the profoundly contested nature of the state and the host of conflictive interactions inherent in defining statehood. Negotiation over state power is particularly pronounced as this is the site where political struggles condense (Poulantzas, 1978). While currently fashionable ‘state-building’ and ‘reconstruction’ discourses project a consensual image of how state institutions are established on the African continent (see Cramer, 2006 for a critique), we draw attention to the power differences that inhabit these processes. Contrary to commonsensical assumptions, negotiation does not occur between co-equal parties or in an inclusive manner (Leach et al., 1999). Rather it engages heterogeneous groups with highly differentiated assets, entitlements, legitimacy and styles of expression. Not everything is or can be negotiated and not everyone takes part in negotiating statehood. But the political configurations and institutional arrangements that result from such negotiation processes must be seen as imprints of domination by the more powerful over weaker groups. Fourth, rather than reducing statehood to a limited set of functional attributes or arbitrarily defining minimal criteria that need to be fulfilled in
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order to call a state a state, we propose a more grounded approach to statehood whose starting point is empirical and not judicial.4 The aim of the negotiating statehood framework is not to classify or measure states in Africa. Its objective is to understand the transformations of power that find their expression in distinct forms of statehood in Africa as well as to grasp how non-state powers and sub-national authorities engage and disengage with the existing state. The primary unit of analysis is therefore what Olivier de Sardan (2008: 2) calls ‘real governance’, which can be observed with qualitative and quantitative research methods. This does not resolve the definitional questions posed by the notions of ‘state’ and ‘statehood’. Described by Foucault (1991: 103) as ‘no more than a composite reality and a mythicized abstraction’, we prefer the notion of statehood, which we define with Schlichte (2005: 106) as ‘a field of power whose confines are decided upon with means of violence and whose dynamics are marked by the ideal of a coherent, coercive, territorial organization as well as by the practices of social actors’ (authors’ translation). The following sections operationalize these theoretical propositions. Partly analytical, partly methodological in nature they offer insights on how to understand actors, arenas and objects of negotiation. Most of the examples used to empirically illustrate the negotiating statehood framework are drawn from the eight studies that follow, which form the backbone of this volume. While these case studies privilege a national or sub-national perspective, the same considerations apply just as well to foreign, transnational and external players and interests that shape statehood in Africa. At the same time, while numerous fields of state intervention such as health, education, infrastructure provision and other public policies do not figure prominently in this volume, they are all the objects of interest to our proposed framework. ACTORS, RESOURCES AND REPERTOIRES
Who negotiates statehood in contemporary Africa? A wide array of grassroots, national and transnational actors and groups participate in this process. Contrary to the view that only state actors such as government officials, politicians, or military leaders embody and define statehood, it is also forged by actors that are not part of its formal politico-administrative structure. Numerous social groups of different social standing, organizational capacity and political influence are in the spotlight. They include state actors such as higher and lower echelon bureaucrats, political parties, customary authorities, professional associations, trade unions, neighbourhood and self-help organizations, social movements, national and international NGOs, churches and religious movements, but also guerillas, warlords, ‘big men’, 4. The difference between ‘empirical statehood’ and ‘judicial statehood’ goes back to Jackson and Rosberg (1982).
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businessmen, multinational corporations, regional and international (government) institutions and foreign states. However, categorizing actors according to functional attributes does not explain the means and logic of action by which these actors become involved in shaping political authority. For methodological purposes, we propose to consider both the resources that individuals and organized interest groups have at their disposal and the competing repertoires that they mobilize in their interactions. Resources refer to the material bases of collective action; they include tangible and intangible assets such as bureaucratic capacities, organizational skills, finance and ability to mobilize funding, knowledge and technical expertise, control over physical violence, international networks, political alliances and, very importantly, access to state resources. These resources, the importance of which varies across time, space and political contexts, are distributed unequally among competing actor groups, which partly accounts for the ability of some groups to dominate others politically. In parallel to material resources, actor groups muster symbolic repertoires to further their interests, to mobilize popular support, and to give meaning to their actions.5 They do so by referring to existing, and by (re-)inventing, repertoires that legitimize their exercise of or their quest for political authority. Currently prominent repertoires on the African continent include references to ‘good governance’, ‘human rights’, ‘democracy’, ‘development’, nationalism, anti-Western ideologies, ethno-politically defined types of citizenship, and religious and cultural identities. These repertoires are brought into play both to defend and to challenge existing types of statehood and power relations. They encounter varying degrees of success and acceptance by the parties involved in negotiating statehood in Africa; while foreign diplomats might applaud a political party’s vows to further ‘good governance’, disenfranchised rural and urban communities might respond most enthusiastically to calls for the establishment of shari’a or the displacement of ‘foreign’ labourers. The state itself is an important producer of repertoires as ‘it is in the realm of symbolic production that the grip of the state is felt most powerfully’ (Bourdieu, 1994: 2). The studies assembled in this collection attest to the wide variety of actors engaged in ‘negotiating statehood’ processes. Looking at what he calls ‘nonstate governance’ in and around the city of Butembo in the eastern DRC in the midst of civil war, Timothy Raeymaekers shows how, in a context of near absence of the central state, arrangements between local cross-border traders and rebels led to the emergence of new regulating mechanisms. These not 5. According to Bayart (2005 [1996]: 110) these repertoires or ‘discursive genres’ not only consist of oral and written discourses, but include popular modes of communication such as gestures, music and clothing. Repertoires are not uniform bodies of language and thought, but mostly hybrid norms, discourses and ideas that have been amalgamated in past political interactions. Studying these repertoires requires a researcher’s sensitivity to the various and open-ended ways in which these norms, discourses and ideas evolve in time and space.
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only ‘produced’ governance at the local level, but also linked this periphery of the Congolese state with its centre in a renewed fashion. In northern Coˆ te d’Ivoire, Till Fo¨ rster demonstrates how power and legitimacy are being negotiated between rebels of the Forces Nouvelles movement, who took over the northern half of the country in 2002, local hunters’ associations as ‘traditional’ providers of security, especially in rural areas, and those, rebels or not, who offer new economic opportunities to the population. As the Ivorian state strives to redeploy its administration after the 2007 Ouagadougou peace agreement, it also has to negotiate with those new forces imbued with the social, political and cultural legitimacy acquired or reinforced through the years of conflict. In Namibia, Lalli Metsola examines how former combatants of the ruling South West Africa People’s Organization (SWAPO), which fought for independence from apartheid South Africa, draw on the memory of the struggle in order to claim social benefits and pensions. They have thus negotiated not only their inclusion in the post-colonial nation state but also, more generally, the symbolic contours of the Namibian polity. War was also central in the making of Somaliland, and the Somali National Movement (SNM) and local clan elders have played a key role in carving out this new de facto state after 1991. However, as Ulf Terlinden and Marleen Renders argue, in order to understand the emergence of Somaliland and the way statehood is negotiated in this ‘hybrid political order’, one needs to take into account a vast array of other actors, starting with clans and clan leaders upon whom their contribution focuses, but not forgetting religious authorities, businessmen and remnants of the former state apparatus. Attempting to understand states for what they are and do instead of what they fail to achieve presupposes that one takes ‘official’ state representatives seriously. This is what Anita Schroven does in her study of Guinean public servants in a small town in the midst of the general strikes of 2007. She explains how middle-range fonctionnaires or bureaucrats deal with their dual identity as citizens of a country in deep crisis and as members of a state apparatus that was built on the idea that party, state, power and the people were indistinguishable. The dilemma confronted by the fonctionnaires — to either be loyal to the state or to side with fellow citizens — stands as a metaphor for the changing dynamics and political tensions that characterize statehood in Guinea. Similarly in Mozambique ‘the party’ — the Frente de Libertac¸a˜ o de Moc¸ambique (Frelimo), which has been in power since independence in 1975 — has been congruent with ‘the state’ for much of the country’s post-colonial history. This was certainly the case under the one-party state system of the socialist period between 1975 and 1992. But, as Jason Sumich argues, the democratization process that followed the socialist period and civil war after 1992, coupled with the liberalization of the country’s economy, did not erode Frelimo’s control over the Mozambican state apparatus and the nation as a whole. Rather, they allowed the ruling party to channel through its own structures popular as well as elite demands and strategies of upward social mobility.
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Control of the former single party over the state is also a dominant feature of Angolan politics. Angola’s formal democratization, which began after the end of the civil war in 2002 and culminated in the September 2008 national elections, resulted in a sort of de facto return to a single-party state system based on tight control of the country’s resources. As Inge Ruigrok illustrates in her study of two regional elite associations in Southern Hu´ıla province, despite the authoritarianism of the Movimento Popular de Libertac¸a˜ o de Angola (MPLA), the post-war transition period has opened up avenues in which new actors can renegotiate relations between the central state and its peripheries by drawing on memory and identity politics. Relationships between the centre and the periphery of the state in another context of singleparty authoritarian rule are also the focus of Asnake Kefale’s contribution on ‘ethnic federalism’ in Ethiopia. Focusing on Oromo and Somali clans along the internal borders between the Oromo and Somali regional states, his article shows how federal restructuring has permitted ‘ethnic entrepreneurs’ to instrumentalize ethnic decentralization policies by renegotiating power balances both at the local level and between the centre and the periphery. Beyond the sheer variety of actors involved in negotiating statehood, three points can be made at this stage. First, it is obvious that in order to fully appreciate the complexity of statehood in Africa, research needs to go beyond formal state structures and encompass actors who have little to do with the ‘modern state’, or who are even accused of debilitating states, such as the ‘traditional’ hunters’ associations in northern Coˆ te d’Ivoire; merchants, traders and rebels in eastern DRC; clan leaders in Somaliland; or local elite associations in Angola. If this point has been made repeatedly by Africanist scholars over the last twenty years, it has not translated into policy discourse and practice of foreign donors and diplomats. Second, the articles in this collection offer many examples of the great fluidity of the frontiers between state and non-state actors. As eastern DRC, northern Coˆ te d’Ivoire or Somaliland clearly show, the fact that local (state) governance in crucial areas such as security provision and basic service delivery is in the hands of traders, rebels and clan leaders, is part and parcel of state formation in these areas. These complex dynamics can only be understood if one looks at the way in which actors negotiate their relationships to the state, how they at times ‘produce’ statehood without realizing it, and how at other times they consciously and willingly contribute to ‘constructing’ states (Berman and Lonsdale, 1992). Third, actors involved in negotiating statehood require resources. Assets such as money, weapons, or access to land, water and cattle, for instance, are crucial but, as noted above, symbolic resources and the ability to draw on social and cultural repertoires in order to give social meaning to one’s actions, are just as important.6 Competing groups identify themselves and others 6. There is a growing literature on this; see for instance the way in which ‘figures of success’ frame political life in post-colonial Africa (Ban´egas and Warnier, 2001).
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by mobilizing semantic fields and cognitive representations that translate into strategies of inclusion and exclusion (Schlee, 2004). The ways in which identity, memory and nationalism are strategically employed by former combatants in Namibia in order to negotiate their status in the new Namibian polity, and the skills developed by cultural entrepreneurs in central Angola in mobilizing memories of pre-colonial kingdoms with the intention of substantiating present day claims about a new balance in centre–periphery relationships, are cases in point. NEGOTIATION ARENAS AND TABLES
Where can we observe these negotiation processes? A key challenge confronting the researcher is to identify the confines of the political space in which actor groups bargain material and symbolic dimensions of statehood. For methodological purposes we propose the term ‘negotiation arena’ to convey the sense of locations of negotiations; this transcends classical political scales and units of analysis such as the state–society dichotomy or the local– national–international levels.7 Sociologically speaking, negotiation arenas structure social actors’ scope by conditioning — but not pre-determining — their inclusion in or exclusion from negotiation processes. Negotiation arenas have spatial, social and temporal dimensions — where are they situated? who has access? over what time period do they occur? — which need to be traced empirically on a case by case basis. Within these arenas statehood is negotiated in more or less formalized and routinized ways. While some negotiation arenas are dominated by longstanding conventions on how and by whom statehood is defined, others lack predefined or commonly recognized procedural modalities for decision making. Examples of negotiation arenas abound in the articles which comprise this collection. In Namibia, SWAPO war veterans temporarily turned the public space into an arena in which they claimed, through public demonstrations and media campaigns, that their participation in the liberation struggle should be recognized in the form of pensions; this led to heated debates about what Lalli Metsola calls the ‘liberation narrative’. In Mozambique, the ruling Frelimo party has managed to impose itself and its structure as the only arena in which access to the state can be negotiated, despite the introduction of multi-party politics after a long period of single-party rule. As Jason Sumich argues, this has reduced the space for negotiation to a minimum. Against a similar background of one-party domination, Inge Ruigrok describes how, in Angola, local elites are at pains to turn the key issue of power balance between the centre and the periphery into a negotiation arena in the new 7. This idea is inspired by Bierschenk and Olivier de Sardan (1997) who speak of ‘political arenas’. Olivier de Sardan’s (2006: 186) concept of arena draws upon Bourdieu’s (1990 [1980]) social field theory.
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post-war context, using cultural associations meant to revive the memories of past local grandeur. In Ethiopia, the state’s policy of ethnic-based selfdetermination and decentralization provides local political leaders with an arena in which they can claim power over other local groups as well as extract administrative and budget resources from the federal and regional government. Negotiation arenas are difficult to locate geographically as they are embedded in social relations between contending groups and are characterized by spatio-temporal dynamics and a certain informality. In order to distinguish between formalized/recognized and non-formalized/non-recognized negotiation settings and actor groups, we propose the metaphor of the ‘negotiation table’. A negotiation table represents a formalized setting where contending social groups decide upon key aspects of statehood over a given period of time. A wide range of negotiation tables exists, from diplomatic conferences involving heads of states, through donor consultations between international financial institutions and local NGOs, to meetings by customary chiefs under the village tree. Two common denominators characterize negotiation tables and distinguish them from negotiation arenas: first, interactions and decision making occur on the basis of an existing procedure or protocol (diplomatic conventions in the case of meetings between heads of state, customary law in the case of village meetings); and second, participants at the negotiation table recognize their counterparts as legitimate stakeholders in deciding upon a particular political matter.8 The clan conferences that were so instrumental in building state institutions in Somaliland, and the meetings between cross-border traders in Butembo in eastern DRC and armed rebels of the RCD–ML (Rassemblement Congolais pour la D´emocratie – Mouvement de Lib´eration), during which agreements on the protection of business operations were made, are examples of such negotiation tables in a context where the central state is anything but present. While the negotiation table represents the locus at which selected aspects of statehood are decided upon in formal terms, the negotiation arena represents the broader political space in which relations of power and authority are vested. The latter hosts a varying number of actors, some of which are recognized as participants of formal decision making at the negotiation table (typically ‘big men’, politicians, businessmen, diplomats, but also religious leaders, NGO representatives, military commanders, etc.) and others who have been denied access to the negotiation table (typically minority groups, women, groups with a lower socio-economic status). In order to understand the making of statehood from a dynamic and sociological perspective it is imperative not to confine one’s analysis to negotiation tables, but to account for the entire negotiation arena in which statehood is embedded. In a sense, one of the great successes of war veterans in Namibia was to force a shift 8. Interactions at the negotiation table need not necessarily be face to face; furthermore, negotiation tables and negotiation arenas may overlap.
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in the debate on the role and place of former combatants within Namibia (as opposed to former exiles) from the informality of negotiating arenas (the street, the press) to more formal debates at a negotiating table (in this case Parliament). A new Bill was eventually passed in 2007; but if the Bill marked a certain opening up of the category of war veteran, Metsola also clearly shows how debates at the negotiating table were dominated by the state and its own narrative about the liberation struggle. Negotiation tables and arenas can also have a metaphoric element, as exemplified by the Guinean ‘tea parlour’ analysed by Anita Schroven. Here, state fonctionnaires meet regularly and discuss in a rather formal manner their role and responsibilities as civil servants in the midst of nation-wide demonstrations and a deep political crisis. At the same time, they address more informally such key issues as the relationship between the state, the party and the people. The Pr´efet of Fore´ cariah, a small town in coastal Guinea which is the focus of Schroven’s study, resolved to spend most of the time during the national strikes sitting in front of the Pr´efecture, thereby demonstrating concomitantly the physical presence of the state in the midst of a deep political crisis and a certain empathy towards his fellow citizens on strike. In a sense the Pr´efet metaphorically confirms one of our central arguments: that the state is the product of complex processes of negotiation that occur at the interface between the public and the private, the informal and the formal, the illegal and the legal.
OBJECTS OF NEGOTIATION
Part of the literature on the state in Africa still assumes that there is a neat differentiation between the realm of the state and the realm of society. This differentiation then leads observers to expect clear-cut boundaries between private and public, legal and illegal, indigenous and foreign, collective and individual domains. Political configurations that contradict these dichotomous categories are deplored in normative terms, as debates about ‘corruption’ or state failure on the African continent demonstrate. In contrast, we argue that the main characteristics of the boundaries upon which the classical conception of the state relies are their elusiveness and their constant redefinition by the actors involved. These elusive boundaries constitute major political objects in processes of negotiating statehood as the contributions to this collection clearly show.9 Three main recurrent objects of negotiation are documented in the following pages. Security provision, or rather the state’s inability to cater for the security of its citizens, is usually considered the most important indicator of state failure in Africa. The loss of the state’s monopoly over the exercise of legitimate 9. For further examples see, for instance, Olivier de Sardan (2004).
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violence translates into an upsurge of armed movements, private militias or vigilantes, private security companies and criminal gangs that respond to public demands on the security market (Mehler, 2004) and thereby contribute to the further erosion of the state. Two of the studies which follow show how much more complex and blurred the situation actually is. At first sight, the agreement reached in and around Butembo between local traders and rebels in order to ensure security in the midst of war appears to be another example of how the Congolese state is little more than a fiction in much of its territory. Yet, Timothy Raeymaekers argues that this phenomenon must be seen as the expression of a ‘fundamental reinterpretation of local economic and political regulatory practice’ rather than a collapse of the state’s regulatory capacities. Moreover, these security agreements go beyond the simple and immediate needs of transborder commerce. Raeymaekers convincingly argues that, as a result of the political role that Butembe traders played locally, they gradually came to influence politics at the regional and national levels in the DRC. This process gave way to what Raeymaekers calls a ‘scaled form of politics, in which the local increasingly determines the behaviour and chances of survival of politics at the national level’ (Raeymaekers, this volume). In a similar vein, Till Fo¨ rster shows how security provision in northern Coˆ te d’Ivoire has been a key element in the effort of the rebel Forces Nouvelles to be recognized as a legitimate authority through a complex mix of identity politics, military power and strategic alliances. As ‘sons of the soil’ in northern Coˆ te d’Ivoire, in the context of heated debates about autochtony and ivoirit´e, they had the ‘basic legitimacy’ that many state representatives lacked, while their military capacities provided them with the necessary power to exercise control over the northern part of the country. However, as Fo¨ rster shows, threat alone was not enough, and the rebels had to come to terms with the dozo hunters’ associations whose social legitimacy as guardians of law and order had much deeper cultural roots than the rebels’ own. As the central Ivorian state strives to redeploy itself and its authority to former rebel zones in post-conflict Coˆ te d’Ivoire, debates and negotiations around the provision of security will be central to the establishment of new forms of statehood. The institutional structure of the state, and especially the balance of power between the ‘centre’ of the state and its ‘peripheries’, is a second recurrent object of negotiation within this collection. Issues pertaining to the deconcentration and decentralization of state power appear, first and foremost, to be a privileged terrain for negotiation processes. This is especially the case where, as in Ethiopia and Angola, states with a long history of centralized rule are combined with authoritarian governments. In both cases, the territorial redefinition of regions and peripheries within the state allows for the instrumentalization of identity politics at the local level in attempts to claim authority and access to state resources. In both cases, too, it seems clear that institutional rearrangements of state power contribute to blurring frontiers
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between state and non-state actors, between private and public domains. In the ‘hybrid political order’ of Somaliland described by Terlinden and Renders, the institutional nature of the state is also the complex product of negotiations that take place, on the one hand, at the local level between clan leaders and newly emerging state representatives and, on the other, between the local and the national arenas. As the authors argue, with the arrival of new, urban-based political leaders, businessmen and ‘clan-based power brokers’ (Terlinden and Renders, this volume) the power of regionally-based clan leaders is being called into question. A third recurrent object of negotiation featuring prominently in this volume is linked to memory, identity and the politics of belonging. Processes of state (de-)construction in Africa have been shaped by dynamics of inclusion and exclusion: the question of defining who belongs and who does not belong to the nation (state), who is indigenous and who is foreign, is a crucial object of negotiation (Dorman et al., 2007). Beyond the straightforward issue of pension entitlements for war veterans in Namibia, what is at stake is what Metsola calls the ‘liberation narrative’, that is, the grand narrative of the struggle against apartheid that structures the ruling party’s own definition of the Namibian nation state. This grand narrative determines the boundaries of the legitimate dominant order of Namibian politics. If the war veterans are seen as a threat, it is precisely because they want to shift these boundaries towards a more inclusive perception of ‘Namibian-ness’, thereby opening up new avenues of access to the state. Memories of the war, or rather the power to write and tell the ‘grand narrative’ of the civil war in Mozambique, is also at the centre of Frelimo’s claim to embody the state, as Sumich suggests. The management of these post-war repertoires has been a key element in Frelimo’s strategy to control the democratization of the country. For their part, the cultural associations in Angola that Ruigrok studies also draw on identity politics as well as memories of pre-colonial and colonial rule at the local level in order to find new inroads into the state. More broadly, the growing political importance of discourses of autochtony in recent years (Cutolo and Geschiere, 2008; Geschiere, 2009) has shown how negotiations about the boundary of inclusion/exclusion are central to statehood in Africa, as the recent history of Coˆ te d’Ivoire sadly reminds us (Bane´ gas, 2006; Marshall-Fratani, 2007). The list of objects of negotiation presented here is far from exhaustive, and could be extended to include many other key aspects of state domination. What the different case studies demonstrate, however, is that, when trying to circumscribe the objects of negotiation relating to statehood in Africa, we need to take into account that their contours are fuzzy and moving over time. In other words, there can be no conclusive list of dimensions of statehood that are subject to negotiation, but rather a changing patchwork made out of the multiple objects of negotiation that are manifest at the boundary of state and society, private and public, legal and illegal, indigenous and foreign, collective and individual.
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THE HEGEMONIC QUEST OF THE STATE IN AFRICA
One of the key issues raised by the studies in this collection and the theoretical reflections that bring them together relates to the scope and limits of the negotiating statehood framework that we propose for the analysis of the dynamics of power and state domination in post-colonial Africa. As Martin Doornbos argues in his concluding piece, in some particular contexts, especially under authoritarian rule, power imbalances may be so strong that talking of ‘negotiation’ overstretches the actual meaning of the term ‘virtually beyond recognition’ (Doornbos, this volume). Besides, international principles concerning the sanctity of state borders may clash with internal processes of negotiating statehood and impose severe limits, as in Somalia. The important question that arises here is whether the instances of negotiating statehood as presented in this volume are the result or the expression of a particular moment in the history of states in Africa, or if they correspond to a general trend in the historicity and trajectories of these states. In other words, are the multiplication of actors intervening in public policies and social, political and economic regulation, the constant opening up of new negotiation arenas, and the ever-increasing number of objects of negotiation that emerge along the blurred boundaries between state and non-state, between public and private, all indications of what Crawford Young (2004) recently described as ‘the end of the post-colonial state in Africa’? The answer, as usual, has to be nuanced. Several aspects of the recent history of the African continent underscore the conjunctural dimension of the processes highlighted in this volume. Three of them seem of particular relevance here. Firstly, the overall backdrop against which processes of negotiating statehood can be observed today is one of recurrent crisis. As Young (2004: 37) puts it, ‘by the end of the 1970s, the first clear signs that the post-colonial state was not only falling short of its ambitious designs, but facing a systematic crisis, began to appear’. Since then, elements including neoliberal policies of structural adjustment imposed by international financial institutions (Pitcher, 2002), democratic conditionality (Doornbos, 2006) and civil wars (Cramer, 2006) have contributed to the weakening of states as centres of political and administrative power. In other words, the gradual retreat of the state in certain key areas of governance such as health, education, the building and maintenance of infrastructure and rural development is undeniable. Far from creating a power vacuum, this retreat has been paralleled by the growing role of non-state actors such as international NGOs, political and economic entrepreneurs, rebel armies and forces, clan and ethnic networks as well as religious movements, in the fields from which the state has gradually withdrawn (or which it never occupied in the first place). In this sense the number of actors, arenas and objects of negotiating statehood has tended to rise over the last decades across sub-Saharan Africa. Secondly, there are particular conjunctures during which the room for negotiation and political redefinition is more important than in others. This
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is the case in most post-civil war settings and it is not by chance that all the contributions in this volume are concerned with political developments in post-conflict contexts. Indeed, armed conflicts are moments of intense and often rapid social and political change, where issues such as citizenship, nationhood, representation of social or ethnic groups in the state apparatus, distribution of resources, etc., emerge as new items on the political agenda, or are reinterpreted and imbued with new meaning in the course of conflict (Chabal, 2009).10 Conflicts open up new arenas of negotiation where social actors contest for power and control as well as for the definition of statehood in the aftermath of conflict. In many cases violent inter-group conflicts either result from or lead to shifts in power balances. New actors may emerge in the political fray and may try to ‘sell’ the social and political capital they have accumulated in times of conflict, and thus demand new positions within the state structure. The state itself has often played an important role in the emergence of these new actors as it ‘discharges’ or delegates the means of exercising violence to non-state actors in an overall context of the ‘privatization of the state’ (Hibou, 2004). Yet, the potential for negotiation clearly depends on the outcome of the conflict itself. In Angola, for instance, the outright victory of the MPLA over Unita after twenty-five years of civil war has permitted the party in power to engineer an ‘authoritarian reconversion’ (Pe´ clard, 2008) by reducing the political space left to other actors, even if, as Ruigrok shows in this volume, the relationship between the central state and its ‘peripheries’ continues to be strongly contested. Thirdly, the ‘end of the post-colonial state’ (Young, 2004) also corresponds to a moment when the dynamics of the continent’s ‘extraversion’ (Bayart, 2000) have taken a new turn. The increasing importance of Chinese entrepreneurs and capital in Africa (Alden, 2007), progressive ‘South–South globalization’ (Perrot and Malaquais, 2009), and the growing significance of migration, diasporas and remittances have shaped African economies and financial flows since the end of the Cold War. Even though these new developments have not altered the continent’s structural dependency on the outside world, they have opened up new avenues through which African political societies can negotiate the terms of their dependency. This has resulted in new opportunities for rent-seeking and new social forces such as the ‘NGO bureaucratic bourgeoisie’ (Hearn, 2007) that emerged on the continent in the 1990s as a result of donors’ decisions to channel aid resources to non-governmental institutions. By these and other processes, political power in Africa is increasingly ‘internationalized’ and statehood partly suspended (Schlichte, 2008). However, there are also strong indications that the ‘negotiability’ of statehood in post-colonial Africa is not conjunctural, but structural. Indeed, if 10. A good example is Somalia where protracted civil war transformed Somali society through a violent modernization (Hagmann, 2005).
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we look at processes of state formation in Africa in terms of a ‘hegemonic quest’ (Bayart, 2009 [1993]) — the attempt by ruling elites to strike a balance between coercion and the exercise of force on the one hand, and the establishment of ‘legitimate domination’ on the other — it is possible to see negotiation as a central process and a recurrent theme of the history of statehood in Africa. The formation of the colonial state in Africa has been one of the arenas in which African political societies have negotiated their relationship with ‘modernity’ and engaged with the new ‘rules of the game’ that the colonial conquest imposed. These negotiation processes occurred, of course, against the backdrop of outright violence, coercion and exploitation on the part of the colonizing powers. But, following Bayart and Bertrand (2006), one can argue that in the longue dur´ee the colonial encounter also led to ‘imperial hegemonic transactions’ that integrated African elites and societies into the new political order that emerged at the interface of colonizers and colonized. During the course of these transactions, processes of devolution of state powers to non-state actors played a key role (Mbembe, 2001): chartered companies ruled over much of the colonial territories up until the end of the nineteenth century at least; security was often provided by private companies both in and around plantations and in certain city areas; and Christian missions were a key element in sectors such as education, health and rural development. As Ferguson and Gupta (2002: 993) accurately point out, ‘in Africa and elsewhere, domination has long been exercised by entities other than the state’. In other words, the delegation of state attributes to non-state actors, or rather negotiation processes over the exercise of state functions, have been part and parcel of state formation in Africa since the early colonial times. The hegemonic quest of the state in Africa is in many ways the history of these negotiations. CONCLUSION
In this introduction we have elaborated the broad contours of an interpretative approach towards understanding the state, political power and authority in contemporary Africa. The heuristic framework that we have outlined rests on the assumption that processes of state (de-)construction are dynamic and partly undetermined, that the analysis of state institutions must be embedded in a broader understanding of state–society relations, that state building and formation is inherently conflictive and contested and that empirical rather than judicial statehood constitutes the analytical point of departure. Drawing attention to the actors, resources and repertoires, the negotiation arenas and tables as well as the objects of negotiation, we have proposed a particular set of concepts to grasp contemporary dynamics of state power and domination in Africa and elsewhere. It is hoped that this volume will stimulate reflection and debate on the conceptual tools that we use to decipher the state and politics. Ultimately, however, its relevance depends on its
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ability to contribute to, inspire and facilitate empirical research on everyday political processes on the ground. Illustrating the relevance of our heuristic framework, the examples cited in this introduction have been mostly drawn from the case studies that follow. They all shed light on key dynamics of statehood in different regions of the African continent while providing empirical depth to some of theoretical propositions outlined here. This said, the scope of the negotiating statehood framework is not confined to the examples provided in the essays of this collection. Moreover, the fact that this volume focuses exclusively on Africa should not be read as a statement on the particular ‘nature’ of the state in Africa, making it ontologically different from the state elsewhere. The perspective that we adopt attempts to avoid the normative deadlock in which institution-centric political science research on the state has remained trapped, especially when expressed in terms of ‘state failure’ and ‘weakness’. In this sense, our negotiating statehood framework is applicable way beyond the confines of Africa. It is our hope, therefore, that this volume will contribute to debates on the ‘dynamics of states’ (Schlichte, 2005) in general, and thereby also contribute to bringing African politics and states back from the realms of the exotic. REFERENCES Abrahamsen, R. (2003) ‘African Studies and the Postcolonial Challenge’, African Affairs 102(407): 189–210. Abrams, P. (1988 [1977]) ‘Notes on the Difficulty of Studying the State’, Journal of Historical Sociology 1(1): 58–89. Alden, C. (2007) China in Africa. London: Zed Books. Arnaut, K. and C. K. Højbjerg (2008) ‘Gouvernance et ethnographie en temps de crise: de l’´etude des ordres e´ mergents dans l’Afrique entre guerre et paix’ [‘Governance and Ethnography in Times of Crisis: Studying Emerging Orders in Africa Between War and Peace’], Politique Africaine 111: 5–21. Bach, D. (1991) ‘Avant-propos’ [‘Foreword’] in D. Bach (ed.) ‘Afrique: la d´econnexion par d´efaut’ [‘Africa: Disconnection by Default’], Etudes Internationales 22(2): 245–251. Badie, B. and P. Birnbaum (1983) The Sociology of the State. Chicago, IL: University of Chicago Press. Ban´egas, R. (2006) ‘Cˆote d’Ivoire: Patriotism, Ethnonationalism and Other Modes of SelfWriting’, African Affairs 105(421): 535–52. Ban´egas, R. and J.-P. Warnier (eds) (2001) ‘Figures de la r´eussite et imaginaires politiques’ [‘Figures of Success and Political Imaginaries’], Politique Africaine 82: 5–132. Bayart, J.-F. (2000) ‘Africa in the World: A History of Extraversion’, African Affairs 99(395): 217–67. Bayart, J.-F. (2005 [1996]) The Illusion of Cultural Identity. Chicago, IL: University of Chicago Press. Bayart, J.-F. (2009 [1993]) The State in Africa. The Politics of the Belly. (2nd updated edn.) Cambridge: Polity Press. Bayart, J.-F. and R. Bertrand (2006) ‘De quel legs colonial parle-t-on?’ [‘What Colonial Legacy Are We Talking About?’], Esprit December: 134–60. Bayart, J.-F., S. Ellis and B. Hibou (1999) The Criminalization of the State in Africa. Bloomington, IN: Indiana University Press; Oxford: James Currey.
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84 L’Angola dans la paix. Autoritarisme et reconversions
Ramon Sarró, Ruy Blanes et Fátima Viegas
La guerre dans la paix. Ethnicité et angolanité dans l’Église kimbanguiste de Luanda Au moment où l’Angola savoure ses premières années de paix depuis des décennies, l’un des plus importants mouvements religieux du pays vit une importante crise interne. Ce conflit qui déchire l’église kimbanguiste, un mouvement d’origine congolaise dont la plupart des fidèles sont des Bakongo, est né d’un problème de succession après la mort, en 2001, de son leader spirituel Dialungana Kiantani, vivant au Bas-Congo. Comme l’analyse cet article, l’Angola est devenu un espace important de ce conflit, qui transcende désormais la sphère religieuse et suscite des interventions politiques. La crise s’explique en partie par la place ambiguë qu’occupe la culture kongo dans l’espace angolais.
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our la République démocratique du Congo (RDC) comme pour l’Angola, les années 2001 et 2002 paraissent avoir marqué une époque axiale, pour emprunter à la philosophie de l’histoire de Karl Jaspers. En 2001, Joseph Kabila est arrivé au pouvoir à Kinshasa, succédant à son père assassiné et enclenchant un mouvement vers une paix et une démocratisation relatives qui a culminé en 2006 avec les premières élections libres de la postcolonie congolaise. En 2002, avec la mort du chef rebelle Jonas Savimbi, la paix s’est établie en Angola et des pas significatifs ont également été faits sur le chemin de la démocratisation. Mais ces années ont été plus encore « axiales » pour les Bakongo des deux pays et leur culture frontalière, et particulièrement pour des millions d’adeptes de l’Église kimbanguiste: en 2001, en effet, «Papa» Salomon Dialungana Kiangani, qui résidait en la cité sainte de Nkamba (RDC), est mort. Malgré le climat de paix ambiant, la combinaison de ces facteurs a suscité au sein de l’Église kimbanguiste
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un conflit violent qui dure depuis lors et qui, déjà en 2003, a causé des incidents meurtriers à Luanda, impliquant des milliers de personnes dans plusieurs pays. Cette crise n’a pas seulement creusé un fossé majeur entre deux branches se disputant la légitimité au sein de l’une des plus importantes Églises chrétiennes africaines au monde, mais elle a aussi obligé le gouvernement angolais à s’occuper à nouveau de la violence à l’intérieur de ses frontières. Le défunt Salomon Dialungana Kiangani était le chef spirituel de l’Église kimbanguiste (l’« Église de Jésus-Christ sur Terre par son Envoyé spécial Simon Kimbangu »), une Église chrétienne prophétique née et profondément enracinée parmi les Bakongo – bien qu’elle ait des prétentions universelles et que beaucoup de ses membres aujourd’hui ne soient pas bakongo (en Angola néanmoins, elle conserve une puissante base kongo). Salomon Dialungana était le fils de Simon Kimbangu (1887-1951), le fondateur du mouvement, qui était parvenu en 1921 à rassembler derrière lui de nombreux partisans, dans le Bas-Congo colonial, à la suite d’une série d’actes de guérison miraculeux 1. Simon Kimbangu, rapidement arrêté et emprisonné par les autorités belges, fut condamné à mort, puis sa peine commuée en détention à perpétuité. Il mourut dans sa prison d’Élisabethville (actuelle Lubumbashi) le 12 octobre 1951, endurant dans une petite cellule, en solitaire, une souffrance qui est devenue aujourd’hui un élément central dans la théodicée et l’ethos kimbanguistes. Mais, de manière presque miraculeuse, le mouvement se poursuivit dans le territoire belge durant toute la période coloniale, mené clandestinement par l’épouse de Simon Kimbangu, Muilu Kiawanga (décédée en 1959) et, plus tard, par leur plus jeune fils Joseph Diangienda Kuntima (1918-1992). Ce dernier a transformé le mouvement religieux en une véritable Église, reconnue officiellement au Congo belge en 1959, un an avant l’indépendance, et il a popularisé le mouvement dans les premières années de la postcolonie. En raison de l’aide spirituelle, économique et juridique qu’avait apportée Diangiendia Kuntima pendant les négociations entre les partis politiques congolais et la Belgique en vue de la décolonisation, l’État postcolonial du Congo (devenu Zaïre en 1971) s’est montré très reconnaissant envers son Église. Ainsi, juste après l’indépendance (1960),
1. Pour une histoire du mouvement et de l’Église kimbanguistes, voir J. Diangienda, Histoire du kimbanguisme, Chatenay-Malabry, éditions Entraide kimbanguiste, 2003 ; A. Droogers, « Kimbanguism at the grassroots : beliefs in a local Kimbanguist church », Journal of Religion in Africa, vol. 11, n° 3, 1980, p. 188-211 ; W. MacGaffey, Modern Congo Prophets : Religion in a Plural Society, Bloomington, Indiana University Press, 1983 ; M.-L. Martin, Kimbangu : An African Prophet and his Church, Grand Rapids, Eerdman, 1975 ; A. Mélice, « Kimbanguisme : un millénarisme dynamique de la terre aux cieux », Bulletin des Séances. Association belge des africanistes et Académie royale des sciences d’outre-mer, n° 47, 2001, p. 35-54.
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la dépouille mortelle de Simon Kimbangu fut solennellement transférée de Lubumbashi à son village natal de Nkamba, à quelques centaines de kilomètres au sud-ouest de Kinshasa (province du Bas-Congo, RDC), où un mausolée et un immense temple furent bâtis. De même, bien que de confession catholique, le président Mobutu, au pouvoir depuis 1967, éprouvait une forte sympathie pour le kimbanguisme et lui accordait son soutien. En 1969, Joseph Diangienda Kuntima s’arrangea pour faire inscrire son Église au Conseil œcuménique des Églises, la principale fédération mondiale d’Églises. Aujourd’hui, l’Église kimbanguiste compte des millions de disciples aussi bien dans la région (Congo-Kinshasa, Congo-Brazzaville et Angola) que parmi la diaspora africaine. Depuis les années 1960, Nkamba est demeuré le centre sacré du kimbanguisme : son leader spirituel y réside, les offrandes des croyants y sont régulièrement envoyées et chaque année de nombreux fidèles s’y rendent en pèlerinage. À la mort de Joseph Diangienda Kuntima en 1992, c’est son frère aîné, Charles Kisolokele Lukelo (né en 1916), qui a pris la direction de l’Église à Nkamba. Mais il est mort la même année et c’est l’aîné de tous les frères, Salomon Dialungana Kiangani (né en 1914) qui lui a alors succédé. Si Joseph Diangienda Kuntima a occupé une très grande place dans l’histoire spirituelle et administrative de l’Église kimbanguiste (de nombreux adeptes croient d’ailleurs que lui et son père étaient, d’un point de vue mystique, une seule et unique personne, ou au moins un seul esprit), beaucoup de fidèles considèrent que les trois frères, les trois Papas, étaient très étroitement unis, humainement et spirituellement. Aussi, les transferts de fonction de Diangienda Kuntima à Charles Kisolokele, puis de ce dernier à Salomon Dialungana se sont déroulés plutôt en douceur. Il y eut certes quelques difficultés internes à l’Église après 1992, mais les vrais problèmes ont commencé neuf ans plus tard, à la mort du dernier des trois Papas. En suivant le détail de la trame chronologique, nous décrivons dans cet article comment ces problèmes se sont produits à l’intérieur de ce mouvement religieux, atteignant leur paroxysme au moment précis où les pays de la région commençaient à profiter de l’établissement de la paix. En fait, les tensions au sein de l’Église kimbanguiste se nourrissent et alimentent une tension sousjacente dans cette région d’Afrique, liée au rôle ambigu joué par l’ethnicité kongo dans la politique angolaise. Comme nous essaierons de le montrer, les imaginaires territoriaux empiètent les uns sur les autres ; tandis que l’État et les élites angolaises tentent de s’accaparer de manière hégémonique la notion d’angolanité (angolanidade) et d’imposer une histoire coloniale et postcoloniale commune, beaucoup de Bakongo se représentent plutôt comme enracinés dans une communauté imaginée plus solidement reliée au royaume du Kongo
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et/ou à l’Église kimbanguiste – dont aucun des espaces ne coïncide avec les frontières des États modernes. Il ne s’agit pas de dire ici qu’ils ne se voient pas eux-mêmes comme des « Angolais » : certains peuvent minimiser leur angolanité pour affirmer leur identité kongo, mais ce n’est nullement d’une règle générale. En fait, ce qui frappe n’est pas tant la politisation de l’opposition « Bakongo » versus « Angolais », que les significations différentes et parfois très inventives que peut prendre la notion d’« Angola » dans cette zone-frontière 2, significations qui peuvent s’avérer contradictoires avec la volonté de l’État angolais de contrôler l’« angolanité ». De ce point de vue, la lutte qui se joue actuellement autour de l’ancienne capitale du royaume du Kongo, Mbanza Congo (située dans l’actuel Angola), illustre parfaitement ce chevauchement des imaginaires géographiques et les luttes autour des appartenances qui se cachent sous un problème d’apparence strictement religieux. Il est rare que la religion relève purement du « religieux » et, comme nous le verrons, l’affrontement en cours entre deux groupes opposés de kimbanguistes, de même que les contestations liées au statut de Mbanza Congo, montrent qu’il s’agit en réalité de problèmes non réglés dans la construction d’un espace public angolais. Jusque-là, le gouvernement angolais a explicitement refusé de prendre partie et semble avoir décidé de considérer le problème comme une question purement « religieuse » (agissant le cas échéant en tant qu’arbitre, ou cherchant des agents de médiation pour intervenir), probablement parce qu’il sait qu’en s’impliquant trop dans ces affaires (et en excluant, par exemple, l’un des deux groupes rivaux), il surgirait davantage de difficultés, non seulement dans l’espace angolais intérieur, mais encore dans les relations entre l’Angola et la RDC. Avant de présenter le conflit et les groupes qui s’y affrontent, nous présenterons quelques éléments de base pour la compréhension de la question et rappelerons la place de l’Église kimbanguiste dans l’histoire et la société angolaises.
L’implantation en Angola Dès avant la reconnaissance officielle de leur Église au Congo, en 1959, les kimbanguistes se sont livrés à un prosélytisme tout azimut, et il n’a guère fallu de temps avant que des projets et des missions se développent en Angola.
2. Parmi les exemples de ces usages imaginatifs, nous avons entendu des phrases dans lesquelles le terme « Angola » était utilisé de manière centrifuge, pour prétendre par exemple que Simon Kimbangu a vu le jour « dans l’Angola septentrionnal » (i.e. Nkamba) ou que « l’humanité est née en Angola » (ce qui signifie bien sûr en Afrique). Bien qu’elles soient souvent des métaphores ou de pures allégories à contextualiser, ces affirmations soulignent la richesse de l’imaginaire géographique des Bakongo angolais.
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Ceci n’a rien de surprenant, surtout si l’on prend en compte les liens historiques entre le Bas-Congo, le Congo-Brazzaville et les provinces angolaises de Cabinda, Zaïre et Uíge – qui correspondent peu ou prou à l’empreinte géographique du royaume précolonial du Kongo. Ces liens historiques alimentent l’ethnicité kongo, qui s’est développée autour d’une forte culture frontalière 3 : tout au long du XXe siècle, de nombreux Bakongo angolais ont fui leur pays (principalement à cause du colonialisme portugais, de la guerre de libération, puis de la guerre civile), pour s’installer au Congo voisin, avant de revenir progressivement en Angola dans les dernières années du siècle – où ils sont connus sous le nom de regressados (« rapatriés »). Au début des années 1950, de concert avec cette diaspora angolaise au Congo, des Bakongo vivant dans la province du Bas-Congo mirent sur pied une stratégie pour faire circuler la parole de Kimbangu en Angola. Comme s’en souviennent encore de nombreux kimbanguistes angolais, ce projet s’avéra difficile : beaucoup furent pourchassés, emprisonnés, torturés et tués par les autorités coloniales portugaises 4 ; d’autres restèrent cachés dans la brousse. Ainsi les membres de la communauté kimbanguiste angolaise gardent en mémoire les souffrances endurées au moment où ils introduisirent leur religion dans le pays, et ces souffrances sont capitales dans la fabrication d’une mémoire kimbanguiste spécifiquement angolaise, par opposition à une mémoire kimbanguiste plus générale. Tous les fidèles en Angola ont en commun cette mémoire traumatique, quelles que soient leurs divisions aujourd’hui. Ils l’utilisent volontiers dans les sermons et les cérémonies, comme nous avons pu le constater le 11 novembre 2007, en assistant aux célébrations commémorant la reconnaissance officielle de l’Église dans chacune de ses deux branches 5 : toutes deux évoquent les difficiles années du colonialisme tardif, quand l’Église fut introduite clandestinement sur le territoire angolais 6. Par ailleurs, au moins selon les dirigeants kimbanguistes locaux, les membres de l’Église ont aussi joué un rôle important dans les mouvements de libération qui ont combattu les colonisateurs portugais. Les historiens nuanceraient probablement cette affirmation, mais parmi les gens que nous avons interrogés à Luanda, beaucoup nous ont rapporté que les fidèles collectaient secrètement de l’argent, dans toute la colonie, pour soutenir la lutte – peut-être est-ce un moyen de réécrire l’histoire angolaise et de s’y insérer ? Quoi qu’il en soit, après l’indépendance, le nouveau gouvernement d’inspiration marxisteléniniste issu du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) n’a pas reconnu les institutions religieuses, et du reste, tous les kimbanguistes ne soutenaient pas le vainqueur d’alors : beaucoup étaient en réalité plus proches du Front national de libération de l’Angola (FNLA) 7. Par conséquent, le kimbanguisme est rentré dans l’ombre.
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En 1980, après le premier Congrès du MPLA, le gouvernement a adopté une politique d’ouverture face à la religion et a annoncé que certaines Églises allaient être reconnues. Mais c’est seulement en 1987 que douze Églises purent obtenir leur agrément 8. L’année suivante, était créée la Direction nationale pour les Affaires religieuses (Direcção nacional para os Assuntos religiosos). En 1992, cinquante Églises supplémentaires ont été reconnues officiellement. Les mouvements religieux, surtout en provenance du Zaïre, se sont projetés vers l’Angola tout au long des années 1980 9. Mais le début des années 1990, et
3. Cette culture frontalière se présente sous d’autres traits encore, comme par exemple ceux des réseaux de commerce par lesquels étaient transportées les marchandises depuis le bassin du Congo jusqu’à Luanda. Sur ces questions liées au commerce, I. do Amaral, O Reino do Congo, os Mbundu (ou Ambundos), o reino dos « Ngola » (ou de Angola) e a presença portuguesa, de finais do século XV a meados do século XVI, Lisbonne, Instituto de investigação científica e tropical, 1996 ; F. de Boeck, « Garimpeiro worlds : digging, dying and “hunting” for diamonds in Angola », Review of African Political Economy, vol. 28, n° 90, 2001, p. 549-562 ; A. Fonseca, Sobre os Kikongos de Angola, Luanda, União dos escritores angolanos, 1989 ; I. de Castro Henriques, « Interférence du religieux dans l’organisation du commerce en Angola au XIXe siècle », in J.-P. Chrétien (dir.), L’Invention religieuse en Afrique. Histoire et religion en Afrique noire, Paris, Karthala, 1993, p. 133-151 ; C. Lopes, Roque Santeiro - Entre a Ficção e a Realidade, Lisbonne, Princípia, 2007. Sur les dynamiques de migration et de mobilité, voir J.-M. Mabeko-Tali, « La “chasse aux Zaïrois” à Luanda », Politique africaine, n° 57, mars 1995, p. 71-84, et I. Brinkman, « Refugees on routes : Congo/Zaire and the war in Northern Angola », communication au symposium international « Angola on the move : transport routes, communication and history », Berlin, 24-26 septembre 2003. Pour un panorama général, se reporter à L. Pereira, Os Bakongo de Angola. Religião, política e parentesco num bairro de Luanda, thèse de doctorat en anthropologie, université de São Paulo, 2004. 4. Ces tortures et meurtres sont décrits dans N. Q. J. Gando, A Contribuição da religião cristã no processo de reconciliação nacional, mémoire de licence en science politique, université Agostinho Neto, Luanda. 5. Suivant la même chronologie qu’au Congo belge, où elle fut légalisée par l’État colonial juste un an avant l’indépendance, l’Église a également été reconnue en Angola par l’État portugais l’année précédant l’indépendance, en novembre 1974. Ceci a finalement donné lieu à une situation curieuse : l’Église s’est trouvée interdite dans l’Angola indépendant, alors qu’elle avait été reconnue dans l’exmétropole coloniale. Quelques membres de la diaspora en tirèrent profit plus tard, mais c’est une autre histoire. 6. Les données présentées dans cet article ont pour la plupart été collectées en novembre-décembre 2007, durant un séjour à Luanda au cours duquel nous avons pu réaliser de nombreux entretiens individuels et discussions collectives avec les principaux responsables de l’Église kimbanguiste, assister à leurs offices et effectuer des recherches archivistiques. Il s’agit en ce sens d’un cadrage particulier de l’activité politico-religieuse florissante, complexe et toujours changeante. Cette recherche s’intègre à un plus vaste projet dans lequel nous cherchons à étudier la réception des mouvements chrétiens angolais (surtout le kimbaguisme et le tocoisme) au Portugal et en Europe. 7. Le Front national de libération de l’Angola (FNLA), dirigé par Holden Roberto (1923-2007) jusqu’à sa mort, a été créé au Congo, et a par la suite reçu l’appui du président Mobutu. Ce mouvement est connu pour sa solide base ethnique bakongo. 8. Comme on l’a déjà dit, la reconnaissance officielle de l’Église kimbanguiste par les autorités portugaises en Angola date de 1974. Le MPLA a toutefois révoqué cette reconnaissance à son arrivée au pouvoir l’année suivante. 9. Voir à ce sujet le mémoire de fin d’études de E. I. Pereira de Carvalho, Novos movimentos religiosos sinal dos tempos : uma leitura sociológica da Igreja Fé da Salvação no espaço urbano de Luanda (1980-1992), Luanda, université Agostinho Neto, Département de sociologie, 2007.
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spécialement la période de paix qui a suivi la signature de l’accord de paix angolais à Bicesse en 1991, a connu une véritable effervescence de l’imagination religieuse. C’est à ce moment que de nouveaux mouvements chrétiens venant d’Amérique latine ou d’autres pays d’Afrique ont pris de l’ampleur et eu un fort impact sur la société angolaise – citons notamment l’Église universelle du Royaume de Dieu (Brésil) et l’Église de Maná (Afrique du Sud et Portugal) 10. Malgré la reprise de la guerre après les élections de 1992, l’État angolais a évolué dans le sens de la reconnaissance légale des Églises 11. Ainsi dans les années 1990, l’Angola s’est trouvé confronté à deux processus : le renouveau religieux d’une part, avec l’implantation réussie de formes évangéliques, néopentecôtistes et charismatiques du christianisme, et d’autre part la croissance de prophétismes chrétiens (en provenance du Congo dans la plupart des cas), et la pluralisation d’autre part, avec la naissance quasi quotidienne de mouvements chrétiens de toutes sortes, de même que la progression de l’islam 12. La prolifération des Églises dans les années 1990 et 2000 a été véritablement impressionnante : en témoignent ces immenses « cathédrales » construites par l’Église universelle du Royaume de Dieu à Alvalade et Rocha Pinto, ou celle encore plus gigantesque que l’une des branches de l’Église tocoïste est actuellement en train de bâtir dans le quartier de Golfe à Luanda (l’un des plus grands bidonvilles – musseques – de la ville, dans la municipalité de Kilamba Kiaxi), et qui devrait être, avec ses 50 000 places, l’un des plus grands édifices chrétiens du continent africain 13. Le kimbanguisme a également connu une croissance considérable dans les années 1990, et il prétend aujourd’hui fièrement être la seconde confession en Angola, après l’Église catholique 14. Il se targue d’avoir construit l’un des plus grands temples du pays, également dans le quartier de Golfe, avec une salle de 20 000 places. Toutefois, malgré cette progression, et en dépit du contexte social favorable de la fin de la guerre, quelque chose à l’évidence ne va pas bien dans l’Église kimbanguiste.
La crise À la mort de Salomon Dialungana en 2001, une crise a éclaté à Nkamba autour de la question de la succession et de l’autorité sacrée. En août 2001, une réunion des 26 petits-enfants de Simon Kimbangu s’est tenue au mausolée de Nkamba, la Jérusalem kimbanguiste. Après deux jours de discussions à huis clos, Simon Kimbangu Kiangani, le fils de Salomon Dialungana, a été élu Chef spirituel (c’est son titre officiel) de l’Église, les 25 autres petits-enfants devant être ses Chefs spirituels adjoints. Deux lectures différentes de la situation existent : selon certains (que nous appellerons par convention les « nkambistes »), Simon Kimbangu Kiangani a
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été choisi en respectant les instructions fournies sur son lit de mort par Salomon Dialungana, parce qu’il savait que Simon Kimbangu Kiangani était la réincarnation de Simon Kimbangu ; toutefois, selon d’autres voix (que l’on connaît désormais sous le nom de « groupe des 26 = 1 »), la décision prise lors de cette réunion était que les 26 cousins devaient diriger l’Église de manière égale, le rôle central de Simon Kimbangu étant purement formel et justifié par le fait que d’un point de vue logique et administratif, il faisait sens que l’un des 26 devienne le représentant attitré de l’Église et reste à Nkamba. Mais pour de nombreux kimbanguistes nkambistes dans le monde aujourd’hui, Simon Kimbangu Kiangani n’est pas seulement un représentant du pouvoir spirituel, il est aussi la réincarnation de son grand-père : dans les perceptions populaires comme en théologie, tous deux sont ensemble l’incarnation du Saint-Esprit, et cette croyance, beaucoup l’affirment, est foncièrement ce qui définit le fait d’être kimbanguiste aujourd’hui. Par conséquent, ceux qui ne partagent pas cette vision des choses (c’est-à-dire les « 26 = 1 »), ne seraient pas de « vrais » kimbanguistes. De même, l’histoire officielle à Nkamba, bien que sujette à discussion, établit que Simon Kimbangu Kiangani est né le jour même de la mort de son grand-père, le 12 octobre 1951 (qui tomba cette année-là un
10. Voir P. Freston, « The Universal Church of the Kingdom of God : a Brazilian church finds success in Southern Africa », Journal of Religion in Africa, vol. 35, n° 1, 1995, p. 33-65. 11. Les relations entre le gouvernement angolais et les principales Églises et associations religieuses du pays dans les années récentes ont été examinées ailleurs en termes d’instrumentalisation et d’intérêt stratégique mutuel. Voir C. Messiant, « Les Églises et la dernière guerre en Angola (1998-2002) », Le Fait missionnaire, n° 13, 2003, p. 75-117, et B. Schubert, A Guerra e as Igrejas : Angola, 1961-1991, Basel, P. Schlettwein Publications, 2000. 12. Voir F. Viegas, Panorama das religiões em Angola independente, Luanda, Instituto nacional para os assuntos religiosos, 2007, et du même auteur, Angola e as religiões, Luanda, édition à compte d’auteur, 1999. 13. L’Église tocoïste est elle aussi issue d’un mouvement chrétien prophétique, lancé au Congo dans les années 1940 par l’Angolais Simão Toko, lui aussi mukongo. Avec un fond théologique et historique assez similaire à celui des kimbanguistes, elle s’est développée indépendamment, et principalement en Angola. Sur ce sujet, voir par exemple F. J. Grenfell, « Simão Toco : an Angolan prophet », Journal of Religion in Africa, vol. 28, n° 2, 1998, p. 210-226, et A. Margarido, « The Tokoist Church and Portuguese colonialism in Angola », in R. H. Chilcote (dir.), Protest and Resistance in Angola and Brazil. Comparative Studies, Berkeley, Londres, University of California Press, 1972, p. 29-52. 14. La plus importante religion en Angola (dont le nombre d’habitants varie entre 14 à 17 millions, selon les recensements) est le catholicisme, auquel environ 57 % de la population appartient. Le reste se divise en d’innombrables dénominations religieuses, certaines étant officiellement reconnues (moins d’une centaine) et la plupart des autres demeurant illégales ou attendant leur agrément (plusieurs centaines). Le nombre de croyants indiqué par les deux branches de l’Église kimbanguiste à l’Institut national des affaires religieuses (Inar, sous tutelle du ministère de la Culture) en décembre 2007 dépassait de beaucoup le million : selon la branche de Golfe, on comptait 1 350 000 membres ; selon celle de Chicala, 1 435 192. Bien qu’il ne fasse aucun doute que les kimbanguistes soient très nombreux, ces chiffres paraissent exagérés.
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vendredi, jour sacré dans le calendrier chrétien). Or ceci est aussi fortement contesté par les kimbanguistes « 26 = 1 », qui affirment que des manipulations de dates ont eu lieu et que Simon Kimbangu Kiangani était en réalité né bien avant que son grand-père ne décède. Beaucoup de kimbanguistes à travers le monde contestent aujourd’hui l’histoire officielle édictée depuis Nkamba. Pour eux, les 26 petits-enfants ont hérité du pouvoir spirituel à parts égales, et ils considèrent Simon Kimbangu Kiangani comme un usurpateur manipulé par des individus bien placés dans la structure interne de l’Église à Nkamba. Ici, les porte-parole des « 26 = 1 » que nous avons interrogés visent en particulier certains membres du matrilignage de Simon Kimbangu habitant dans des villages aux environs de Nkamba. De leur point de vue, la population de ces villages en aurait assez de voir que Nkamba reçoit de l’argent du monde entier et devienne une cité prospère, pendant que leurs propres maisons, bien que maintenant des connections traditionnelles, historiques et familiales avec les petits-enfants de Kimbangu, restent pauvres et abandonnées. Selon l’une des versions rapportées par des « 26 = 1 », peu de temps après avoir été choisi comme Chef spirituel, Simon Kimbangu Kiangani a suivi une cérémonie par laquelle il a été installé comme chef politique (et pas seulement spirituel) de tout le territoire autour de Nkamba, contrairement aux indications de son père et de ses oncles qui n’ont jamais accepté, nous a-t-on dit, de se mêler de politique locale. On nous a ainsi rapporté à ce sujet que Joseph Diangienda Kuntima avait dit un jour : « Il y a un siège sur lequel je ne dois pas être assis ; si un jour vous me voyez assis sur ce siège, vous pourrez alors être sûrs que je ne serai plus le leader spirituel de l’Église. » Le pouvoir temporel est ainsi présenté comme une tentation du diable, et il nous a été décrit comme « fétichiste », probablement parce que la cérémonie en question impliquait l’usage de nkisi (de puissants objets de la culture religieuse kongo) et des négociations avec les esprits locaux, qui sont diabolisés dans le credo et le discours monothéistes du kimbanguisme 15. En l’état, il nous est impossible de dire si ces allégations sont basées sur des faits ou relèvent de la rumeur. Elles nous ont été rapportées par des membres du groupe « 26 = 1 » et avaient vocation à nous informer sur la crise, mais aussi à délégitimer le pouvoir spirituel de Simon Kimbangu Kiangani. En tout état de cause, une telle cérémonie serait en effet contraire à l’esprit de l’Église kimbanguiste. Et aussi, pour beaucoup de fidèles, des hommes inspirés par Dieu ne sauraient accepter d’occuper une fonction de commandement de ce type, qui ne peut être détenue que par des hommes inspirés par les esprits locaux ou par le diable ; qu’un chef spirituel puisse accepter des fonctions de ce type signifie que son âme est corrompue.
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Quels événements et politiques ont causé cette confrontation ? Peu de temps après son élection en 2002, Simon Kimbangu Kiangani a commencé à sentir que ses cousins ne montraient pas l’obéissance voulue à Nkamba, n’y envoyant pas les sommes qu’ils collectaient dans leurs paroisses et se comportant en dirigeants autonomes d’Églises indépendantes. Pour contrecarrer cette « décentralisation », Nkamba envoya, en octobre 2002, une série de « résolutions » draconiennes à toutes les paroisses, établissant entre autres choses qu’il n’y avait qu’un seul Chef spirituel, Simon Kimbangu Kiangani, et que le titre de Chef spirituel adjoint n’était désormais plus légitime. Selon les personnes interrogées, il s’agissait de réagir au fait que beaucoup de Chefs spirituels adjoints (y compris le seul qui était établi à Luanda) étaient en train de prendre trop de pouvoir 16. Ils n’agissaient plus uniquement comme intermédiaires entre les fidèles et Nkamba, mais se substituait à son pouvoir, disant à leurs fidèles qu’il n’était pas nécessaire de se rendre à Nkamba puisqu’ils étaient là et qu’ils étaient équivalents à Simon Kimbangu Kiangani (et à Simon Kimbangu aussi). Comme on nous l’a dit, ils ont ainsi introduit l’« idolâtrie » parmi leurs fidèles, en leur faisant adorer des êtres humains comme des dieux, alors que le seul être humain à pouvoir être vénéré devrait être celui de Nkamba, car lui, et lui seul, est l’Esprit saint 17. Ici, on peut noter une troublante symétrie entre les accusations religieuses : les nkambistes accusent les « 26 = 1 » de sombrer dans l’« idolâtrie », tandis que ces derniers accusent les premiers, derrière Simon Kimbangu Kiangani, de se perdre dans le « fétichisme ». Les « résolutions » contenaient aussi une « constatation » établissant que Paul Kisolokele, l’un des 26 petits-enfants de Simon Kimbangu – et par conséquent un cousin de Simon Kimbangu Kiangani –, n’était pas en réalité de sa
15. Selon certains auteurs, et notamment Wyatt McGaffey, la distribution du pouvoir et du savoir chez les Bakongo se fait autour de ce que McGaffey appelle des « charges religieuses », et il y aurait donc une distinction très claire des rôles sociaux et des dimensions cosmologiques de catégories de base comme celle de chef (mfumu), de magicien (nganga), de prophète (ngunza) et d’objet rituel (nkisi). Voir W. McGaffey, « The religious commissions of the Bakongo », Man, vol. 5, n° 1, 1970, p. 27-38. 16. Bien que nous puissions donner l’impression dans cet article qu’il existe deux groupes bien distincts de kimbanguistes, les « 26 = 1 » d’un côté et les nkambistes de l’autre (également appelés « 3 = 1 »), il faut souligner que cette séparation n’est claire que pour l’Angola. L’unité des « 26 = 1 » est pour le moins problématique. Selon des « 26 = 1 » interrogés à Luanda, les cousins de Kimbangu (installés dans différents pays et continents) seraient unis, et ils auraient une base unique à Kinshasa. Mais des informations recueillies en Europe semblent plutôt montrer qu’ils ne sont d’accord que sur le fait que Simon Kimbangu Kiangani ne doit pas être le seul chef de l’Église. 17. Les aspects théologiques de l’affirmation selon laquelle Simon Kimbangu est le Saint-Esprit, défendue par de nombreux nkambistes, sont analysés dans L. Nguapitshi Kayongo, « Kimbanguism : its present Christian doctrine and the problems raised by it », Exchange : Journal of Missiological and Ecumenical Research, vol. 34, n° 3, 2005, p. 135-155.
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descendance biologique. Il se trouve que ce dernier, de nationalité congolaise, a été en charge de l’Église kimbanguiste d’Angola depuis 1997. Les raisons qui l’ont amené à venir à Luanda depuis la RDC sont encore peu claires pour nous 18. Mais quoi qu’il en soit, il est devenu dans la capitale angolaise un véritable leader charismatique, capable de mener son Église sur le chemin d’une économie florissante et d’attirer de nombreux disciples. Installé dans la paroisse de Golfe, dont on a dit plus haut qu’elle comportait le plus grand temple kimbanguiste d’Angola, il a développé un programme intensif, à multiples facettes, et son ère a été celle d’une incontestable extension de l’Église kimbanguiste angolaise. Étant l’un des 26 petits-enfants, Paul Kisolokele a vu sa légitimité mise en cause par les résolutions radicales de Nkamba en octobre 2002, et surtout, bien sûr, par la « constatation » qu’elles incluaient. Aussi, un mouvement s’est développé en Angola, au travers duquel Kisolokele s’est arrangé pour convaincre ses fidèles de rompre avec Nkamba. Le nombre de personnes prêtes à le suivre a été si important que, dans ce pays (à la différence des autres), la principale paroisse nationale (Golfe) est restée sous le pouvoir de ceux qui précisément ne voulaient pas se conformer aux règles de la Cité sainte du kimbanguisme. Ceux qui voulaient demeurer fidèles à Nkamba quittèrent la paroisse et commencèrent à célébrer leur culte et à organiser leurs rencontres dans la maison de l’un d’entre eux, dans le quartier de Chicala (municipalité d’Ingombota) – bien qu’évidemment ils continuent d’affirmer que le temple kimbanguiste est celui de Golfe et qu’ils veulent par tous les moyens le récupérer. Ainsi, quelle que soit la vigueur avec laquelle les nkambistes de Chicala affirment qu’il n’y a pas de « conflit » dans l’Église, mais seulement des dissidents qui sont partis et qui, par la repentance et le pardon, pourraient être réadmis, le fait est qu’à Luanda, le conflit est ouvert et porte sur le contrôle du temple, pas moins. Les fidèles de Chicala se sentent légitimes à le réclamer car ils considèrent comme des « dissidents » les fidèles de Kisolokele, qui devaient selon eux créer leur propre temple s’ils ne souhaitaient pas rester kimbanguistes. En attendant le jour de leur retour, ils se rassemblent dans un espace cultuel en déshérence dans l’un des quartiers les plus pauvres de Luanda. Les fidèles de Golfe, par contraste, se considèrent comme de véritables kimbanguistes qui suivent un Chef spirituel adjoint, et ils voient les « résolutions » comme une corruption satanique de l’Église. Par conséquent ils trouvent logique que ceux qui suivent de telles prescriptions anti-kimbanguistes ne soient pas acceptés dans l’espace spirituel sacré de Golfe.
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Lutter pour un lieu, lutter pour une histoire La lutte autour d’un espace sacré est souvent un réceptacle idéal de la violence entre cultures et, à Luanda, la violence a été telle à propos du temple de Golfe (assauts contre le bâtiment, rixes) qu’en 2003 le gouvernement a dû intervenir. Les autorités ont choisi d’expulser Paul Kisolokele, au prétexte qu’il avait falsifié des documents et qu’il était en train de provoquer des troubles dans le pays. Les motifs réels de cette décision sont obscurs, et il est difficile d’établir ce qu’il en est exactement. Selon certains de nos interlocuteurs, le gouvernement craignait en réalité que Kisolokele cherche à utiliser l’Église pour introduire d’anciens soldats de Mobutu en Angola, avec des buts inavoués 19. Cette expulsion ne doit néanmoins pas être prise pour une indication selon laquelle l’État se serait mis du côté de la paroisse de Chicala. Les membres de cette dernière sont restés isolés, et le temple de Golfe continue d’être tenu par les fidèles de Kisolokele qui le dirige encore à distance, depuis Kinshasa, par radio et par téléphone. En outre, afin de démontrer son impartialité, l’État a pris par la suite une autre résolution, en recommandant à Simon Kimbangu Kiangani de ne pas entrer sur le territoire angolais. Jusqu’ici, ce dernier n’a pas été officiellement banni de l’espace angolais, mais la recommandation qui lui a été adressée indique qu’il ferait mieux de ne pas se rendre en Angola pour éviter que sa présence ne provoque de violents troubles et ne devienne dangereuse aussi pour lui-même… On a donc encore peine à déterminer si le gouvernement penche vraiment d’un côté ou de l’autre – pour le moment, il paraît hésitant, se contentant d’observer, certains de ses représentants ayant des sympathies pour tel groupe, et d’autres pour les rivaux. Ce qui est sûr, c’est que les représentants les plus influents de chaque paroisse s’efforcent de convaincre les dirigeants angolais qu’ils sont bien les « vrais » kimbanguistes – et les plus utiles à l’État angolais. Ils utilisent pour cela toutes sortes
18. Nous avons obtenu deux versions différentes à ce sujet, qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Selon la première, ce sont des membres mécontents de la gestion de l’Église par le « collège national » (colegio nacional) angolais qui ont cherché un meilleur dirigeant ailleurs ; selon la seconde, la décision fut prise depuis Nkamba d’envoyer un proche de la famille pour un espace aussi crucial que celui d’Angola, berceau de la culture kongo. 19. À Luanda, les représentants des deux groupes nous ont montré des correspondances et des documents écrits et visuels dans lesquels les sévères accusations portées contre ou par le groupe adverse étaient alternativement prouvées ou rejetées. On retrouve aussi ce type d’accusations croisées sur Internet. Bien qu’il soit difficile, voire impossible, de connaître les faits concrets à la base de ces accusations (pour autant qu’il y en ait), nous avons pu observer que la peur d’une « conspiration congolaise » était une manipulation courante qui les concerne tous.
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d’arguments et de témoignages, dont on croit pouvoir penser que la plupart sont sûrement fabriqués. Ces mises en accusation réciproques et l’ambiguïté de l’État, incapable de savoir s’il doit soutenir un camp ou l’autre, ont profondément divisé l’Église et provoqué des affrontements meurtriers à Luanda. Les membres de chaque partie racontent les multiples confrontations impromptues qui se sont déroulées dans les rues de Luanda dans les mois qui ont suivi la scission ; de même, en 2004, des nkambistes auraient essayé de prendre d’assaut le temple de Golfe, causant de nombreuses victimes blessées et des morts dans chaque camp, ainsi que des dégradations. Dans cette situation, il est particulièrement intéressant de relever que les accusateurs des deux bords instrumentalisent et soulignent la tension ancienne entre le fait d’être mukongo ou étranger (et parfois les deux à la fois, comme pour les Bakongo en lien avec la RDC) et celui d’être angolais, vu depuis la fenêtre de Luanda 20. Historiquement parlant, le nord de l’Angola faisait partie du royaume du Kongo, et la capitale de celui-ci, Mbanza Congo, est située dans l’actuel Angola. Et malgré ses prétentions à l’universalisme, le kimbanguisme en Afrique centrale reste un phénomène profondément lié à la langue kongo (kikongo) et par-delà à la culture transfrontalière partagée par la population kongo de la République démocratique du Congo, du Congo-Brazzaville et d’Angola. Pour les kimbanguistes de ces trois pays, parler d’États postcoloniaux ne fait pas sens : ils préfèrent penser « Congo-Kinshasa », « Congo-Brazzaville » et « CongoAngola », avançant habituellement que les trois Congos sont comme les trois pierres d’un âtre, symbole fort sur l’ensemble du continent. Pour eux, se défaire de l’une des trois « pierres » est hors de question : les trois sont indispensables pour le maintien du territoire imaginé. Mais, bien que les trois parties soient également nécessaires, celle d’Angola paraît être plus spécialement importante pour l’unité de l’Église, et ce pour deux raisons : d’abord parce que l’Angola est considéré comme le lieu d’origine des Bakongo et qu’il abrite la capitale du royaume du Kongo ; ensuite, pour des raisons économiques, parce que les sommes d’argent que les kimbanguistes angolais envoient à Nkamba ne sont pas négligeables. Une autre figure importante pour l’Angola est celle de Kimpa Vita, une prophétesse kongo qui suscita au XVIIIe siècle un mouvement religieux connu sous le nom d’antonianisme 21. Tel que les kimbanguistes se le remémorent aujourd’hui, ce mouvement était dans ses fondements une voie chrétienne de contestation du christianisme. Kimpa Vita dénonçait en effet le christianisme contrefait des intrus européens en montrant que leurs actes (en particulier la traite esclavagiste, mais aussi plus largement l’oppression) étaient contraires
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à l’authentique esprit de la religion qu’ils annonçaient, supposée être basée sur l’humanité et la libération. Elle alla jusqu’à énoncer que le Christ était un Africain noir, et, selon les sources orales, affirma qu’il était né dans le bassin du Congo. Elle fut brûlée vivante comme hérétique en 1706. Kimpa Vita était une guérisseuse réputée pouvoir rendre à la vie les enfants mort-nés en invoquant un esprit avec lequel elle avait établi un contact étroit : celui-ci était appelé, précisément, kimbangu. De nos jours, beaucoup de kimbanguistes considèrent Kimpa Vita comme l’annonciatrice de Kimbangu, dans une veine assez semblable à celle de Saint Jean-Baptiste annonçant la venue du Christ (le Christ lui-même ayant annoncé la venue d’un autre Paraclet parmi les hommes – Simon Kimbangu, selon la théologie kimbanguiste). Dans les années récentes, un mouvement révisionniste s’est développé à l’intérieur de l’Église kimbanguiste, visant à réhabiliter le rôle de Kimpa Vita comme « précurseur » de Simon Kimbangu et gardienne du royaume du Kongo, et à réévaluer de l’importance historique de l’ancienne capitale du royaume, Mbanza Congo, située dans la province angolaise septentrionale d’Uíge. En décembre 2005, Nkamba a mandaté une délégation dans le nord de l’Angola pour visiter le lieu où les restes de Kimpa Vita avaient été enterrés (une première expédition avait déjà été organisée en 1960). Les kimbanguistes angolais ont maintenant l’intention de proposer la construction d’un site muséal et d’un mausolée pour honorer la prophétesse 22. La démarche est guidée par Nkamba et vue par les nkambistes non seulement comme une manière de restaurer le nom et l’honneur de Kimpa Vita, mais encore de rendre justice à la famille de Kimbangu, puisque Kimpa Vita était, selon leurs affirmations, reliée à lui généalogiquement. Comme le disent certains kimbanguistes, cela montre que l’Église kimbanguiste a ses racines les plus profondes en territoire angolais : il s’agit, pour ainsi dire, d’une Église angolaise. De leur côté, les kimbanguistes « 26 = 1 », qui jouent globalement une carte beaucoup plus « angolaise » que les fidèles de Nkamba, minimisent le rôle de Kimpa Vita. Ils considèrent certes sa mort comme une tragédie et sa personne comme inspirée par un véritable esprit chrétien, mais ne voient pas l’utilité
20. Sur la perception des Bakongo à Luanda, voir L. Pereira, Os Bakongo de Angola…, doc. cit. La relation entre être kongo et être un « étranger interne » à Luanda (un « internal stranger », pour utiliser l’utile notion de Richard Werbner) est apparue clairement dans les événements qui se sont déroulés dans la capitale angolaise en 1993, connus sous le nom de « chasse aux Zaïrois » ; voir J.-M. Mabeko-Tali, « La “chasse aux Zaïrois”… », art. cit. 21. Lire J. Thornton, The Kongolese Saint Anthony : Dona Beatriz Kimpa Vita and the Antonian Movement 1684-1706, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. 22. En 2006, ils souhaitaient même proposer une conférence internationale pour la réhabilitation de Kimpa Vita – mais à ce jour la rencontre n’a pas encore eu lieu.
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d’insister sur ses liens, réels ou supposés, avec Simon Kimbangu, autrement que pour rappeler qu’elle en a annoncé la venue. L’intérêt des kimbanguistes pour Kimpa Vita et Mbanza Congo est bien entendu ancien, et il s’enracine dans l’histoire longue des Bakongo. Pourtant il est significatif d’observer, pour contextualiser la crise présente de l’Église en Angola, que leur intention de bâtir un mausolée à Mbanza Congo et leur volonté de prouver les liens du sang existant entre Kimpa Vita et Simon Kimbangu a coïncidé avec l’organisation d’une Conférence internationale sur Mbanza Congo que le gouvernement angolais a accueillie sur les lieux mêmes en août 2007, et qui a abouti à la candidature officielle de l’ancienne capitale royale au classement des sites du Patrimoine de l’humanité établi par l’Unesco. Ainsi, le conflit autour du lieu et des significations ne se limite pas à la possession de la paroisse de Golfe, mais s’étend à des centres aussi symboliques que Mbanza Congo. Est-ce un patrimoine national angolais ? Ou doit-on plutôt considérer le lieu, à travers la figure de Kimpa Vita, comme faisant partie du patrimoine de l’Église kimbanguiste basée à Nkamba ? Il serait tentant de conclure que les nkambistes, en insistant sur la figure de Kimpa Vita (en certaines occasions, ils montent des représentations de son martyre) et sa filiation avec Kimbangu et Nkamba, jouent une carte moins « angolaise » (et plus liée à la mémoire du Royaume du Kongo) que leurs adversaires, les « 26 = 1 », qui ne se soucient guère de la connection entre Kimpa Vita et Nkamba ou de la vie et des actes de la prophétesse. Mais cette conclusion est trop rapide, dans la mesure où, comme les nkambistes l’affirment (et l’ont écrit dans des textes non publiés ayant circulé à Luanda), ce qu’ils veulent souligner, ce n’est pas seulement que Kimpa Vita (dont ils espèrent incidemment que la vie et le trépas pourra réveiller les sensibilités internationales) était une ancêtre du fondateur de leur Église, mais aussi, et de manière plus cruciale, qu’elle est née et morte dans l’actuel Angola, ce qui prouve que le kimbanguisme est en dernière analyse un phénomène angolais, et par conséquent que les kimbanguistes nkambistes sont plus angolais que les autres. Quoi qu’il en soit, les kimbanguistes des deux obédiences n’ont joué aucun rôle dans les cérémonies de la conférence de Mbanza Congo et dans la candidature à l’Unesco qui a été, au fond, surtout suivie et contrôlée par le gouvernement angolais. Jusque-là, la volonté des nkambistes de réhabiliter Kimpa Vita est restée un vœu pieu, elle n’a pas obtenu de soutien national ou international et n’a pas d’infrastructure à mettre en avant. Mbanza Congo et sa martyre sont des points autour desquels peuvent s’articuler des luttes autour des significations de l’histoire et du territoire, un espace historique central que certains kimbanguistes veulent pour leur compte, que l’État réclame pour sa part et, probablement, que des kimbanguistes non-Bakongo revendiquent
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aussi. Cet exemple est un cas paradigmatique des problèmes que peuvent susciter les tentatives pour créer un site classé par l’Unesco lorsque celui-ci est en réalité un lieu hautement contesté. L’avenir nous dira de quelle manière la nationalisation patrimoniale et l’internationalisation de ce site vont affecter les perceptions locales de l’histoire et du lieu. Peut-être le manque d’intérêt porté à Kimpa Vita – et à Mbanza Congo – par les « 26 = 1 » doit-il alors être interprété comme une manière de ne pas se heurter aux intérêts du gouvernement angolais et par là, de gagner sa sympathie ?
Angolanité et religion congolaise dans l’espace public Dans les récits qu’ils font, les Bakongo conçoivent volontiers une histoire et un espace kongo fondé sur le prédicat d’une « communauté imaginée » à base ethnique à cheval sur trois États postcoloniaux. Cette conception est pour le moins dérangeante pour une vision nationaliste. Il ne fait aucun doute que les Bakongo ont participé à la formation de l’Angola contemporain ; mais la fierté ethnique avec laquelle ils expriment leur historicité (entre autres au sein de l’Église kimbanguiste) peut facilement se heurter aux conceptions de l’identité nationale. Comme l’a indiqué ailleurs Mabeko-Tali, même de petites choses comme les codes vestimentaires ou d’autres parties de l’habitus des Bakongo regressados entrent facilement en conflit avec des éléments plus hégémoniques de l’« angolanité ». Le fait que les Bakongo soient étroitement liés à la RDC alimente en outre les stéréotypes à leur propos selon lesquels ils sont des étrangers et qu’ils introduisent les pires aspects de la « tradition africaine » (« sorcellerie », tribalisme, corruption, etc.). Cela s’est traduit par des violences ethniques et politiques, notamment lors de la tristement célèbre « chasse aux Zaïrois » qui eut lieu en 1993 dans les rues de Luanda, au cours de laquelle de nombreux regressados furent brutalisés, voire tués 23. À cette époque, comme l’a souligné MabekoTali, les regressados étaient vus comme des supporters de l’Unita et, comme on l’a déjà dit, considérés comme les producteurs de « traditions africaines » indésirables. Dans la capitale angolaise aujourd’hui, il n’y a pas de lien visible entre le kimbanguisme et les partis politiques, mais l’Église kimbanguiste, comme tout ce qui vient de la RDC, se situe au point critique où se croisent les conceptions de l’« Angola », du « Kongo » et des « traditions africaines ». Nous n’entendons pas établir un parallèle trop étroit ou un lien causal entre ce qui s’est passé en 1993 et ce qui se déroule aujourd’hui, dans la mesure où 23. Voir J.-M. Mabeko-Tali, « La “chasse aux Zaïrois”… », art. cit. ; I. Brinkman, « Refugees on routes… », comm. cit. ; et D. Péclard, « Religion and politics in Angola : the Church, the colonial state and the emergence of Angolan nationalism, 1940-1961 », Journal of Religion in Africa, vol. 28, n° 2, 1998, p. 160-186.
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les conditions matérielles sont très différentes, tout comme la structure de la violence. Mais beaucoup de personnes interrogées font le lien elles-mêmes, comme si les événements de 1993 fournissaient un modèle pour penser ce qui se passe aujourd’hui, ou comme si les deux épisodes étaient la manifestation d’un problème structurel dans la constitution de l’espace public, d’une tension entre africanité et angolanité, tension qui a suivi la formation de l’Angola contemporain dans la guerre comme dans la paix. Si beaucoup de Bakongo résident à Luanda et s’ils sont très présents aux plus hautes fonctions politiques et administratives, et si personne n’oserait dire qu’ils ne sont pas angolais, les Bakongo sont souvent dénoncés par les résidents de Luanda comme les promoteurs de multiples phénomènes en général associés à la République démocratique du Congo : mouvements pentecôtistes, du « réveil » et prophétiques, affaires d’enfants-sorciers et Églises s’occupant spécifiquement de ce type de sorcellerie, sans parler des pratiques violentes qu’on leur prête à l’égard des enfants, pour les « exorciser », ou d’autres graves accusations encore (en particulier les abus sexuels que commettraient leurs pasteurs). Jusque-là, l’État a accepté toutes ces nouvelles formes religieuses (hormis les pratiques antisorcellerie, qui sont clandestines), mais il y a lieu de penser qu’à l’avenir beaucoup de ces institutions religieuses en provenance de RDC (et certainement d’autres pays aussi) seront sujettes à un contrôle plus étroit. Les kimbanguistes des deux camps savent bien que les autorités angolaises sont très sensibles au potentiel séparatiste ou aux tendances fédéralistes des Bakongo, et regardent avec inquiétude les manifestations religieuses congolaises dont on vient de parler. À notre avis, les deux groupes kimbanguistes de Luanda (les fidèles de Kisolokele à Golfe et ceux de Simon Kimbangu Kiangani à Chicala) ont chacun compris que le meilleur moyen de délégitimer l’autre était de jouer sur cette sensibilité et sur ces représentations collectives de ce qui est « kongo » dans l’imaginaire national angolais. Ainsi, par exemple, des fidèles de Kisolokele nous ont expliqué que la raison pour laquelle leurs rivaux restaient loyaux à Nkamba n’était pas seulement spirituelle, mais qu’ils visaient également, au travers de l’Église kimbanguiste, à créer un État kongo indépendant dans la veine de l’ancien royaume du Kongo. Ils accusent ainsi les membres de Chicala d’être des « tribalistes », liés à des « étrangers » (lire : des Congolais), et non des citoyens loyaux de l’État angolais, ce qu’eux disent être. On se rappellera que les fidèles de Chicala eux aussi essaient de jouer une carte angolaise lorsqu’ils soulignent que Kimpa Vita était une aïeule angolaise de Kimbangu et donc que le kimbanguisme est, dans ses fondements, un mouvement angolais. Les fidèles de Kisolokele à Golfe accusent aussi la paroisse de Chicala de ramener en Angola des Bakongo de RDC de manière à renforcer leur petite communauté et la faire paraître plus importante que ce qu’elle est en réalité.
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Ces allégations peuvent amener les forces de sécurité à se « mettre au travail », le régime se montrant aujourd’hui très strict au regard de l’immigration clandestine 24 – et l’on peut supposer qu’il se montrera plus rude encore si la rumeur suggère que cette immigration a des buts politiques ou « tribalistes ». Ces accusations peuvent aller dans l’autre sens. Comme on l’a vu précédemment, l’expulsion de Paul Kisolokele a été suscitée, entre autres, par des rumeurs selon lesquelles il introduisait d’anciens soldats de Mobutu dans l’Église kimbanguiste. Comme dans le cas du lien établi avec les « étrangers », les adeptes de Chicala suivent un Congolais de Nkamba, mais ceux de Golfe en font autant, puisqu’ils se laissent conduire par Kisolokele, Congolais aussi, de Kinshasa. Tout se passe comme si chaque groupe kimbanguiste s’efforçait de prouver (aux observateurs extérieurs, et probablement aussi à l’opinion publique angolaise) que c’est l’autre qui est « congolais ». La violence a décru ces derniers temps, mais des accusations mutuelles sont toujours formulées, au risque de renforcer le stigmate contre les Kongo dans une société angolaise plurielle, et de créer une situation géopolitique complexe impliquant d’autres acteurs, ceux que le gouvernement congolais, les responsables de Nkamba et les contacts internationaux de Kimbangu Kiangani d’une part, et ses cousins de l’autre, sont parvenus à activer. Quant aux fidèles kimbanguistes des deux côtés, ils « attendent et souffrent », comme ils le disent eux-mêmes, et comme Simon Kimbangu, leur ancêtre à tous, le fit en prison. Mais « attendre » est aussi ce que tout le monde semble faire à cette étape du jeu. Ce que nous ne savons pas, c’est ce que chacun attend ou espère qu’il se passe ■ Ramon Sarró Instituto de ciências sociais, Universidade de Lisboa Ruy Blanes Instituto de ciências sociais, Universidade de Lisboa Fátima Viegas Instituto nacional para os assuntos religiosos (Inar) Universidade Agostinho Neto, Luanda Traduction de Christine Deslaurier
24. Dans l’Operação Brilhante (« Opération Brillant »), entre 2004 et 2005, le gouvernement angolais a ordonné l’identification et l’expulsion de plusieurs milliers de migrants illégaux (majoritairement bakongo) travaillant comme garimpeiros (creuseurs) dans les mines de diamants des régions de Lunda Norte, Lunda Sul, Bié et Malanje, suspectés d’être impliquées dans un trafic illégal. Cette opération visait à « protéger » l’économie angolaise, et à réprimer une culture non angolaise très dynamique, de langue lingala. Voir Jornal de Angola (Luanda), 24 avril 2005.
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Kongo–Lisbonne : la dialectique du centre et de la périphérie dans l'Église kimbanguiste a
Ramon Sarró & Anne Mélice
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Institute of Social and Cultural Anthropology, University of Oxford, Oxford, UK
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Laboratoire d'Anthropologie sociale et culturelle, Institut des Sciences humaines et sociales, Université de Liège, Liège, Belgique Version of record first published: 10 Dec 2012. To cite this article: Ramon Sarró & Anne Mélice (2012): Kongo–Lisbonne : la dialectique du centre et de la périphérie dans l'Église kimbanguiste, Canadian Journal of African Studies/La Revue canadienne des études africaines, 46:3, 411-427 To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/00083968.2012.739415
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Canadian Journal of African Studies / La Revue canadienne des e´tudes africaines Vol. 46, No. 3, December 2012, 411–427
Kongo –Lisbonne : la dialectique du centre et de la pe´riphe´rie dans l’E´glise kimbanguiste1
Downloaded by [the Bodleian Libraries of the University of Oxford] at 13:40 15 January 2013
Ramon Sarro´a* and Anne Me´liceb a
Institute of Social and Cultural Anthropology, University of Oxford, Oxford, UK; bLaboratoire d’Anthropologie sociale et culturelle, Institut des Sciences humaines et sociales, Universite´ de Lie`ge, Lie`ge, Belgique (Received 29 March 2011; final version received 11 February 2012) Re´sume´ En 2009, lors de la visite du Pape en Angola, les Kimbanguistes portugais se sont pre´pare´s a` recevoir Simon Kimbangu Kiangani, le chef spirituel de l’E´glise (qui vit en Re´publique de´mocratique du Congo). Selon les Kimbanguistes eux-meˆmes, Lisbonne est aussi marginale pour l’Europe que Bethle´em l’e´tait pour l’Empire romain ou que N’kamba l’e´tait pour le Congo belge lorsque, respectivement, Je´sus Christ et Simon Kimbangu sont ne´s. Bien qu’ils ne fassent pas de prose´lytisme actif et n’aient pas recours a` des arguments de « mission inverse´e », les Kimbanguistes maintiennent que l’Europe abrite un vaste nombre de personnes « marginalise´es » en queˆte d’une nouvelle spiritualite´. Dans le cadre d’une analyse de l’e´ve´nement de Lisbonne, dans cet article, nous discutons de la dialectique entre le « centre » et la « pe´riphe´rie » (N’kamba et le Portugal) et sugge´rons que la religion kimbanguiste doit eˆtre simultane´ment conside´re´e comme un me´canisme graˆce auquel les Africains re´affirment une pre´sence dans la diaspora et comme un moyen d’orienter les efforts visant a` renforcer leur centre spirituel en Afrique. Abstract In 2009, as the Pope visited Angola, the Portuguese Kimbanguists prepared themselves to receive Simon Kimbangu Kiangani, the spiritual Chief of the Church (living in the Democratic Republic of Congo). According to Kimbanguists themselves, Lisbon is as marginal to Europe as Bethlehem was to the Roman Empire or N’kamba was to the Belgian Congo when, respectively, Jesus Christ and Simon Kimbangu were born. While they are not active proselytizers and do not use “reverse mission” arguments, Kimbanguists insist that Europe hosts a vast amount of “marginalized” people in need of a fresh spirituality. Analysing the Lisbon event, in this paper the authors discuss the dialectics between “centre” and “periphery” (N’kamba and Portugal) and suggest that the Kimbanguist religion must be simultaneously regarded as a mechanism by which Africans reaffirm a presence in the diaspora as well as being a means to orient efforts aimed at reinforcing their spiritual centre in Africa. Mots-cle´: religion; diaspora; transnationalisme; extraversion
Introduction Le mouvement kimbanguiste est un mouvement prophe´tique e´manant de la base, qui fut initie´ par Simon Kimbangu (1887 –1951), un ancien cate´chiste baptiste mukongo, lorsqu’il re´alisa son premier miracle le 6 avril 1921, dans son village natal, N’kamba, situe´
*Corresponding author. Email: ramon.sarro@anthro.ox.ac.uk ISSN 0008-3968 print/ISSN 1923-3051 online q 2012 Canadian Association of African Studies (CAAS) http://dx.doi.org/10.1080/00083968.2012.739415 http://www.tandfonline.com
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au sud du Congo belge, dans le Bas-Congo.2 Parce qu’a` l’e´poque coloniale et postcoloniale il fut e´tudie´ en profondeur par des chercheurs tels que Georges Balandier (1955), Wyatt MacGaffey (1983), ou Susan Asch (1983), le kimbanguisme est souvent invoque´ par les spe´cialistes des religions africaines comme un exemple paradigmatique de milliers de mouvements religieux qui e´merge`rent dans ce que Balandier a appele´ “la situation coloniale” (Balandier 1982[1955], 1995[1967]; cf. l’e´tude minutieuse des mouvements prophe´tiques re´alise´e par Barrett (1968); pour un examen du kimbanguisme en contexte colonial, cf. Me´lice 2010).3 Aujourd’hui, bien plus qu’un mouvement religieux, l’E´glise kimbanguiste (fonde´e en 1958) constitue une institution robuste de dimension internationale, dont le nombre de fide`les est difficile a` de´terminer mais s’e´le`ve a` plusieurs millions.4 Le kimbanguisme offre un bel exemple de la ne´cessite´ d’e´tudier les religions transnationales selon une approche nouant simultane´ment ce qui se passe en Afrique d’une part, et dans la diaspora d’autre part. En privile´giant cette perspective duelle, nous interrogerons dans cet article les liens entre la diaspora et le “centre”, en vue de montrer comment la diaspora nourrit et renforce le centre situe´ en Afrique. Dans le paysage religieux de l’Afrique actuelle, le kimbanguisme pre´sente un contraste prononce´ avec les autres conceptions africaines du christianisme, en particulier avec celles des E´glises pentecoˆtistes qui connaissent un essor en Afrique ainsi que, du meˆme coup, dans les e´tudes africaines (Meyer 1998a; Fancello 2006; Kalu 2008; Marshall 2009). Il n’est pas inutile de rappeler que la distinction tranche´e entre E´glises prophe´tiques (initialement labellise´es comme des “E´glises inde´pendantes”)5 et E´glises ne´opentecoˆtistes s’est notamment appuye´e sur un crite`re temporel: les premie`res seraient tourne´es vers le passe´ tandis que les secondes marqueraient une rupture avec le passe´ (cf. la the`se fameuse de Birgit Meyer “break with the past”; Meyer 1998a, 1998b). Au contraire, les E´glises “inde´pendantes” manifesteraient une orientation plus passe´iste (“backward orientation”; Meyer 1998b, 341, note 5), voire “nostalgique” (Meyer 1998b, 319). Aujourd’hui, les travaux consacre´s a` cette question (Meyer 2004; Robbins 2007; Mary 2008; Engelke 2010) tendent a` relativiser l’ide´e d’une rupture avec le passe´. En somme, les discours exage´reraient la rupture pre´tendue avec la tradition, laquelle demeure pre´sente au cœur de la chre´tiente´ pentecoˆtiste: “Pentecostal-charismatic practice ultimately affirms the impossibility for born-again Christians to escape from forces grounded in and emanating from the local” (Meyer 2004, 457). Dans la meˆme perspective, en 2008, Mary estime que “la transnationalisation des pentecoˆtismes n’est pas synonyme d’homoge´ne´isation et de de´localisation des formes de religiosite´: elle se traduit au contraire par des formes d’indige´ nisation locales qui vont de pair avec la reterritorialisation de l’identite´ religieuse, la re´fe´rence a` un lieu et l’attachement a` certains traits de l’identite´ ethnonationale . . . ” (Mary 2008: 15). En 2004, Meyer a mis en outre l’accent sur les traits que partagent les E´glises “ inde´pendantes” et les E´glises pentecoˆtistes/charismatiques: l’importance de l’Esprit Saint, le prophe´tisme, la de´livrance des mauvais esprits, le parler en langues, la gue´rison par la prie`re. Plus pre´gnantes que les diffe´rences, les ressemblances s’imposeraient de`s lors que, constate Meyer, “different religions actually tend to adopt similar formats of public articulation and religious mediation” (Meyer 2004, 467). La confrontation n’est pas close, et des recherches comple´mentaires s’imposeraient pour cerner davantage les marqueurs de ressemblance et de dissemblance entre les ne´o-pentecoˆtismes et les E´glises prophe´tiques. Avec les E´glises ne´o-pentecoˆtistes, le kimbanguisme partage la conception selon laquelle nous sommes a` “l’aˆge de l’Esprit”, mais il se fait de la relation entre les humains
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et l’Esprit Saint une conception diffe´rente de celle du pentecoˆtisme. Pour les Kimbanguistes, l’Esprit Saint (le Paraclet promis par Je´sus a` ses fide`les, selon l’E´vangile de Jean) s’est une premie`re fois incarne´ en Simon Kimbangu, puis re´incarne´ deux fois: d’abord dans le fils cadet de Simon Kimbangu, Joseph Diangienda (1918 – 1992), et, plus tard, dans Simon Kimbangu Kiangani, l’aıˆne´ des petits-fils de Simon Kimbangu, qui est aujourd’hui le chef spirituel de l’E´glise et qui re´side dans la Cite´ sainte de N’kamba – Nouvelle Je´rusalem (Me´lice 2009a).6 La conscience historique kimbanguiste, parce que fonde´e sur la continuite´ et sur la ´ ´ reevaluation des e´ve´nements historiques, est e´galement tre`s spe´cifique et diffe´rente du ne´o-pentecoˆtisme, de meˆme qu’est diffe´rente la conception de l’africanite´ dans ` plusieurs e´gards, comme l’imaginaire historique et ge´ographique des Kimbanguistes. A nous le montrerons dans cet article, le kimbanguisme peut eˆtre interpre´te´ comme un renversement ou une correction d’une compre´hension fausse du christianisme apporte´e en Afrique centrale par les Blancs, depuis la conqueˆte portugaise au 15e`me sie`cle. La conscience historique et la connaissance des e´ve´nements du passe´ (tout a` la fois les e´ve´nements bibliques et ceux qui se rapportent a` l’Histoire kongo) sont tre`s importantes pour les Kimbanguistes. Depuis que Simon Kimbangu a prophe´tise´ en 1921 que “Les Noirs deviendront Blancs et les Blancs deviendront Noirs” – c’est probablement la` sa plus ce´le`bre prophe´tie – le the`me du renversement ou de la correction est devenu l’un des the`mes pre´dominants dans l’eschatologie et la the´ologie kimbanguistes. L’e´tablissement du Royaume de Dieu, identifie´ a` un retour a` la purete´ des origines (et donc a` l’image d’une Afrique non corrompue), n’est pas simplement suspendu a` une attente: il requiert aussi une part importante de corrections ope´re´es par les hommes. La plus importante de ces actions humaines s’est accomplie en 1992. Cette anne´e-la`, le chef spirituel de l’e´poque, Joseph Diangienda, a donne´ l’ordre aux Kimbanguistes du monde entier d’accomplir la ce´re´monie solennelle du “Pardon pour le pe´che´ d’Adam et Eve”. L’ide´e sous-jacente a` cette ce´re´monie e´tait que, comme Adam et Eve e´taient africains – ce dont les Kimbanguistes sont convaincus par la re´ve´lation, mais aussi par les re´centes de´couvertes pale´oanthropologiques – il revenait aux Africains de demander pardon a` Dieu pour le pe´che´ originel. Le pardon accorde´ par Dieu signifiait la victoire sur Satan et pre´parait l’ave`nement du Royaume de Dieu (Me´lice 2001). Cette ce´re´monie eut pour effet d’accroıˆtre l’inte´reˆt des Kimbanguistes pour leurs racines africaines et pour la consolidation mate´rielle et spirituelle de N’kamba, le lieu ou` tout (l’humanite´, comme le kimbanguisme) a commence´ et ou` tout prendra fin. On pourrait analyser la doctrine kimbanguiste comme un bricolage intellectuel, au sens – forge´ par Le´vi-Strauss (1990[1962]) et de´veloppe´ ensuite, dans le contexte de la chre´tiente´ africaine, par Andre´ Mary (2000) – ou` une origine perdue peut eˆtre re´active´e et ou` une authenticite´ oublie´e peut eˆtre constamment retrouve´e. Le philosophe franc¸ais Jean-Franc¸ois Lyotard a sugge´re´ que “ l’eschatologie re´clame une arche´ologie. Ce cercle, qui est le cercle herme´neutique aussi bien, caracte´rise l’historicite´ comme imaginaire moderne du temps” (Lyotard 1993, 91). C’est e´galement a` l’inte´rieur de ce cercle herme´neutique et eschatologique que, nous le verrons, il faut appre´hender la relation entre le centre (N’kamba) et la pe´riphe´rie (le Portugal et la diaspora en ge´ne´ral). La frontie`re kimbanguiste En de´pit de sa dispersion, le kimbanguisme reste (et a` bien e´gards, devient de plus en plus) attache´ au continent africain, et a` N’kamba en particulier. En fait, il serait bien difficile de se´parer le kimbanguisme de l’histoire du peuple kongo et de la re´gion ou` il est apparu. On
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trouve indubitablement dans l’E´glise un discours universaliste: il s’agit d’une E´glise chre´tienne, perc¸ue par ses fide`les comme porteuse d’espe´rance pour l’humanite´ entie`re et non pas seulement pour les membres d’un groupe ethnique particulier. Il reste qu’on y trouve e´galement un discours ethniciste, du fait que l’E´glise s’inscrit dans une historicite´ imaginaire kongo ainsi que dans une chaıˆne prophe´tique forge´e dans la re´gion kongo et lie´e aux bouleversements et au destin tragique du royaume de Kongo. Certes, l’E´glise a, depuis sa reconnaissance officielle en 1959, affirme´ a` de nombreuses reprises son universalisme et son incompatibilite´ avec toute forme de racisme (Diangienda Kuntima 1972; Martin 1981, 142 –143; Asch 1986, 51 – 52). Un document plus re´cent confirme que le projet universaliste reste intact: “[L’E´glise kimbanguiste] a une vocation universelle . . . . Son champ e´vange´lique est le Monde entier. Son sie`ge spirituel est e´tabli a` N’kamba, Nouvelle Je´rusalem”. Mais le texte continue de la sorte: “La mission [de l’E´glise] est l’e´veil et l’inde´pendance spirituels des populations noires pour leur re´habilitation, [leur] bonheur sur terre et leur acce`s au Royaume ce´leste. L’E´glise kimbanguiste a pour mission de re´ve´ler le sens des choses cache´es de ce monde. Au temps pre´vu, cet attribut de l’E´glise kimbanguiste fera d’elle l’Espoir du monde”.7 Ainsi, l’E´glise est indubitablement destine´e a` tous, mais le Salut partirait des Africains et, plus particulie`rement, comme le croient beaucoup de Kimbanguistes, des Bakongo, lesquels constituent donc ce qu’on peut appeler, en termes dialectiques, un “universel singulier”. Certains Kimbanguistes nous ont raconte´ que le kimbanguisme a pris naissance dans le groupe ethnique kongo, qu’il a maintenant transcende´, de la meˆme manie`re que le christianisme est ne´ parmi les Juifs pour transcender ensuite ces limites ethno-nationales. D’autres, par contre, tiennent a` souligner que l’E´glise est lie´e au groupe ethnique kongo et que les fameuses prophe´ties de Simon Kimbangu sur le roi et le Royaume a` venir, ainsi que sur un langage commun a` l’humanite´, se re´fe`rent au royaume de Kongo et a` la langue kongo, le kikongo. Ces prophe´ties auraient e´te´ prononce´es par Kimbangu juste avant son arrestation par les Belges le 10 septembre 1921, a` Mbanza-Nsanda, ainsi qu’en 1952, lorsque Kimbangu (qui e´tait mort en prison en 1951) serait apparu post mortem a` certains de ses fide`les a` Lowa. Les deux tendances (l’une “ethniciste centripe`te”, l’autre “universaliste” centrifuge) adviennent simultane´ment, et doivent donc eˆtre conside´re´es inse´parablement. Nina GlickSchiller et ses collaborateurs (Glick-Schiller et al. 2006) incitent a` aller “au-dela` de la lentille ethnique” (“beyond the ethnic lens”) lorsqu’on e´tudie les E´glises et les groupes migrants d’Afrique. Gerrie Ter Haar de´fendait de´ja` le meˆme point de vue (1998). Il n’est pas douteux que cette perspective puisse eˆtre quelquefois fe´conde. Mais, a` notre avis, diffe´rentes lentilles sont ne´cessaires a` diffe´rents niveaux d’analyse. Nous y insistons, pour comprendre le the´ologico-politique et l’eschatologie kimbanguistes et pour cerner la fac¸on dont l’E´glise s’articule elle-meˆme aujourd’hui sur les de´clarations attribue´es a` Simon Kimbangu, il s’agirait d’analyser scrupuleusement la persistance des racines culturelles dans l’E´glise, ainsi que le symbolisme the´ologique et politique que les Kimbanguistes confe`rent a` des notions pre´gnantes telles que les “trois Kongo”, particulie`rement importantes dans leur liturgie, leur symbolisme et leurs discours eschatologiques.8 En tout cas, dans ce contexte-ci, l’“ethnicite´” constitue une cate´gorie analytique inapproprie´e dans la mesure ou` de nombreux chercheurs occidentaux en sciences sociales ont tendance a` ne conside´rer que la dimension d’exclusion qu’elle rece`le. Or, dans les modes de pense´e africains, l’ethnicite´ peut aussi comporter une dimension d’inclusion; par exemple, les Baga d’Afrique de l’Ouest utilisent le concept de wubaka (“la personne baga”) pour de´signer le peuple natif de la re´gion ou` ces paysans habitent, mais aussi parfois pour de´signer les eˆtres humains en ge´ne´ral, inde´pendamment de l’endroit ou` ils
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vivent et de leur couleur de peau (Sarro´ 2005). Comme certains anthropologues l’ont sugge´re´ (Fardon 1987), lorsqu’on utilise un ethnonyme (qu’il soit Wubaka ou Mukongo), on devrait chercher a` appre´hender ce que cette cate´gorie signifie “du point de vue des natifs”, et quelles ontologie et cosmologie la supportent. On devrait s’interdire d’accuser d’“ethnicisme” les Kimbanguistes lorsqu’ils invoquent le re´servoir culturel kongo pour expliquer les racines et la signification de leur E´glise. En tant qu’anthropologues, il convient plutoˆt d’essayer de saisir ce qu’ils entendent, eux, par “Kongo” ou “Mukongo” et de quelle fac¸on, dans leur imaginaire religieux, ces concepts – comme beaucoup d’autres – de´limitent un champ the´ologique et eschatologique. Plutoˆt que l’“ethnicite´”, nous invoquerons une cate´gorie analytique, souvent utilise´e par les Africanistes pour the´matiser la reproduction des groupes sociaux, celle de “frontie`re” au sens ame´ricain de frontier (une notion inclusive, qui ne doit pas eˆtre confondue avec celle de border, meˆme si ces deux notions sont traduites en franc¸ais par “frontie`re”). Cette notion d’“African frontier” fut d’abord avance´e par Jack Goody (1977), puis rendue fameuse par Igor Kopytoff (1987). Selon ces auteurs, les groupes sociaux, culturels et politiques africains ne sont pas confine´s dans des limites (boundaries), mais sont ouverts a` des frontie`res ( frontiers) inexplore´es. Pour Goody, ces frontie`res sont dans un mouvement constant de flux et de reflux (“ebb-and-flow”): tantoˆt incorporant, tantoˆt excluant des groupes voisins. En reprenant a` Frederick Turner sa notion de frontie`re (Turner 1921), Kopytoff a e´labore´ un mode`le complexe pour expliquer la reproduction des socie´te´s africaines. Pour une socie´te´ e´tablie, avec un centre politique et une pe´riphe´rie inexplore´e (la frontier au sens ame´ricain du terme), la pe´riphe´rie a la potentialite´ de reproduire le cadre d’origine (en de´frichant des terrains pour la chasse, l’agriculture et l’e´levage, en y construisant un village, etc.). Il arrive que des individus soient rejete´s, selon un mouvement centrifuge, depuis le centre vers la pe´riphe´rie, et qu’ainsi structurellement exclus de leur propre socie´te´ (en raison de scissions de lignages, d’accusations de sorcellerie, de manque de ressources, etc.), ils cre´ent dans ce nouveau cadre une nouvelle collectivite´ politique plus ou moins semblable a` celle du centre dont ils sont issus: on les appelle des “ pionniers” ( frontiermen). Dans son livre tre`s important, Kopytoff et ses collaborateurs donnent plusieurs exemples de la manie`re dont les socie´te´s africaines sont reproduites a` leurs frontie`res. Plus re´cemment, en continuant de s’inspirer du mode`le de Kopytoff, Wilson Trajano-Filho (2009) a fait un pas de plus en donnant a` voir un double phe´nome`ne tre`s inte´ressant. La` ou` l’on ne trouve pas de pe´riphe´rie inexplore´e a` domestiquer (comme c’est le cas dans les ˆıles du Cap Vert, limite´es par la mer), les gens sont rejete´s, non vers la frontie`re territoriale, mais vers des destinations diasporiques (en l’occurrence, l’Europe ou les E´tats-Unis) ou`, comme les autres frontiermen du monde entier, ils tendent a` reproduire leurs socie´te´s d’origine, quoique avec de fortes restrictions impose´es par leurs hoˆtes euro-ame´ricains (qui ne les laissent pas reproduire leurs communaute´s cap-verdiennes, mais les contraignent a` une “inte´gration” au sein de la socie´te´). De`s lors, la diaspora ne reproduit pas les communaute´s cap-verdiennes de manie`re centrifuge en direction des nouvelles diasporas, mais de manie`re centripe`te, vers le centre. Dans les ˆıles dont les migrants sont issus, les communaute´s originelles se trouvent renforce´es et – comme l’a tre`s bien montre´ Trajano-Filho – retraditionalise´es graˆce a` l’argent et aux activite´s culturelles organise´es dans les villages par les migrants vivant a` l’e´tranger. Ceux-ci organisent des compe´titions et des feˆtes aux allures de potlach dans leurs villages d’origine. Cette transformation du “centre” originel en une nouvelle frontie`re a` explorer et a` “re´investir” par sa propre diaspora, que Trajano-Filho a e´tudie´e au Cap Vert, est semblable a` ce qu’on observe dans l’E´glise kimbanguiste de la Re´publique de´mocratique du Congo et
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dans ses diasporas. On retrouve dans le kimbanguisme un mouvement de flux et de reflux analogue a` celui par lequel Goody de´crit les fluctuations des frontie`res des Mamprusi au nord du Ghana (Goody 1977), ainsi qu’un effet en retour produit par les diasporas en direction du centre similaire a` celui constate´ par Trajano-Filho dans les communaute´s capverdiennes. Depuis plusieurs de´cennies, le kimbanguisme s’est e´tendu de manie`re centrifuge a` travers le monde. Comme nous l’avons mentionne´ dans la note 4, on trouve aujourd’hui des paroisses kimbanguistes dans plusieurs pays europe´ens et ame´ricains, en Australie, ainsi qu’en Chine. Cependant, cette tendance centrifuge semble s’eˆtre tarie et meˆme s’eˆtre renverse´e. Les Kimbanguistes re´pe`tent avec insistance que leur E´glise est “l’espoir du monde” et qu’a` l’avenir, le monde entier sera kimbanguiste. Toutefois, les pratiques et les discours missionnaires semblent moins pre´sents dans les discours, dans les pratiques et dans les croyances eschatologiques que le souci du centre – la cite´ de N’kamba – qu’ils tentent par tous les moyens de renforcer et de le´gitimer. En net contraste avec le caracte`re centrifuge des diasporas, les membres de l’E´glise sont incite´s a` adopter un ethos plus centripe`te: eˆtre tourne´s vers N’kamba, construire N’kamba, aller aussi souvent que possible a` N’kamba et se pre´parer spirituellement et e´conomiquement a` un futur (re´el ou eschatologique) qui verra tous les Kimbanguistes vivre a` N’kamba. Cette tension entre tendances centrifuges et centripe`tes e´tait tre`s palpable en 2009, quand les Kimbanguistes d’Europe ont commence´ a` pre´parer Noe¨l, une feˆte religieuse que les Kimbanguistes ce´le`brent le 25 mai. Portugal: de la marge au centre Simon Kimbangu Kiangani (ne´ en 1951), le petit-fils de Simon Kimbangu et le chef spirituel de l’E´glise kimbanguiste depuis 2001, e´tait attendu a` Lisbonne le 25 mai 2009. Sa venue en provenance de N’kamba, la cite´ sainte du kimbanguisme, fut annonce´e a` toute la communaute´ kimbanguiste d’Europe. Le 17 mai, le dimanche pre´ce´dant la date de son arrive´e, l’un des auteurs de cet article participait a` un culte kimbanguiste dans une paroisse de Paris. Un the´ologien de l’Universite´ Simon Kimbangu de Kinshasa e´tait pre´sent et annonc¸a que dix personnes de la Re´publique de´mocratique du Congo, dix personnes de la Re´publique du Congo et dix personnes de l’Angola (les “trois Kongo”, comme on a l’habitude de les appeler dans l’E´glise) avaient e´te´ choisies pour accompagner Simon Kimbangu Kiangani lors de son tout premier voyage en Europe. Quelques mois auparavant, en janvier 2009, Simon Kimbangu Kiangani s’est entretenu au te´le´phone avec les pasteurs de l’E´glise kimbanguiste de Lisbonne. Au cours de cette conversation, il se dit d’accord de venir le 25 mai, mais il apporta ce correctif: “Ce n’est pas Simon Kimbangu qui viendra a` Lisbonne; c’est le Kongo qui viendra a` Lisbonne.” Il signifiait par la` qu’il ne pouvait pas venir seul, mais accompagne´ d’une de´le´gation de trente personnes issues des “trois Kongo”, un concept pre´gnant dans l’E´glise, nous l’avons vu. Comprendre les raisons de la venue de Simon Kimbangu Kiangani a` Lisbonne demande quelques indications pre´alables. La communaute´ kimbanguiste de Lisbonne consiste en un tout petit groupe d’environ 60 a` 70 individus, dont la plupart vivent dans des banlieues pauvres de la zone me´tropolitaine du Grand Lisbonne. Tous sont originaires ou bien d’Angola, ou bien de la Re´publique de´mocratique du Congo, meˆme si certains jeunes sont ne´s au Portugal. En septembre 2008, les Kimbanguistes sont intervenus dans un conflit “racial” a` Quinta da Fonte, la banlieue tre`s pauvre et proble´matique de la zone me´tropolitaine du Grand Lisbonne, ou` leur e´glise se trouve et ou` vivent un grand nombre d’entre eux. Parce que les Kimbanguistes avaient agi en me´diateurs dans un conflit lie´ a` de violents proble`mes de “race” et de drogue, les pouvoirs locaux invite`rent, en octobre 2008,
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l’E´glise kimbanguiste a` participer a` un programme-pilote, mis en place par le Ministre de l’Inte´rieur et intitule´ le “Contrat local de se´curite´”. Ce contrat e´tait cosigne´ par l’E´tat et par des partenaires locaux, en l’occurrence des associations, des e´coles, des E´glises chre´tiennes, une communaute´ musulmane et des conseils locaux. Une fois inte´gre´s dans ce contrat de partenariat, les Kimbanguistes furent invite´s a` organiser plusieurs e´ve´nements destine´s a` promouvoir une cohabitation paisible. Outre ces e´ve´nements, ils de´clare`rent aux autorite´s qu’ils souhaitaient ce´le´brer une grande feˆte de Noe¨l le 25 mai 2009. Selon les Kimbanguistes, la naissance de Je´sus n’eut pas lieu un 25 de´cembre, mais un 25 mai, date de l’anniversaire de Salomon Dialungana Kiangani, le deuxie`me fils de Kimbangu, identifie´ a` Je´sus-Christ.9 Le gouvernement accepta la proposition (meˆme s’il demanda aussi aux Kimbanguistes d’organiser l’habituelle feˆte de Noe¨l en de´cembre, ce qu’ils firent) et il accorda donc aux Kimbanguistes de ce´le´brer Noe¨l le 25 mai. Il promit meˆme d’apporter a` l’organisation une aide logistique (et a` un moindre degre´, une aide financie`re), ce qu’il fit. Tout d’abord, une tre`s belle re´sidence fut choisie a` l’intention de Simon Kimbangu Kiangani et de sa de´le´gation durant leur se´jour a` Lisbonne, mais finalement cette possibilite´ fut annule´e (e´tant donne´ que la re´sidence se trouvait dans le district d’Odivelas, et qu’Odivelas n’e´tait pas un partenaire du Contrat local de se´curite´). On s’accorda alors pour qu’il se´journe dans un hoˆtel, aux frais de l’administration locale de Loures (le district dont fait partie Quinta da Fonte). Nous avons apporte´ ces pre´cisions relatives a` la re´sidence et les proble`mes qui en ont re´sulte´ pour attester avec quel se´rieux tout le monde pre´para la visite du chef. De´ja` en de´cembre 2008, la nouvelle circulait chez les Kimbanguistes d’Europe que les Kimbanguistes de Lisbonne devaient ce´le´brer une grande ce´re´monie de Noe¨l le 25 mai 2009 et que Simon Kimbangu Kiangani lui-meˆme allait eˆtre pre´sent. Quelques mois auparavant, on pouvait sentir monter l’excitation de nos amis kimbanguistes a` Lisbonne, a` Bruxelles et dans les autres capitales europe´ennes que nous avons visite´es a` cette e´poque. Alors que les Kimbanguistes de Lisbonne avaient tout pre´pare´, a` la dernie`re minute l’E´glise annula le voyage pre´vu, et ni Simon Kimbangu Kiangani, ni personne d’autre ne vint de N’kamba a` Lisbonne. Toutefois, cela ne dissuada pas un nombre e´leve´ de Kimbanguistes de toute l’Europe d’affluer et de se rassembler a` Lisbonne. Si nombre d’entre eux vinrent parce qu’ils pensaient que Simon Kimbangu Kiangani serait pre´sent, d’autres vinrent alors meˆme qu’ils savaient qu’il ne serait pas la`. Ceux-ci avaient de´ja` organise´ leur voyage et savaient qu’en tout e´tat de cause, avec ou sans Simon Kimbangu Kiangani, une forte concentration de Kimbanguistes aurait lieu a` Lisbonne. Lorsque le vendredi 22 mai, ils apprirent que Simon Kimbangu Kiangani ne serait pas a` Lisbonne, des personnes d’autres paroisses europe´ennes furent tente´es d’annuler leur voyage, mais le chef spirituel lui-meˆme donna clairement l’ordre aux Kimbanguistes europe´ens de se rendre a` Lisbonne pour y ce´le´brer Noe¨l, meˆme si lui-meˆme ne s’y rendrait pas en personne. Pourquoi Simon Kimbangu Kiangani ne se rendit-il pas a` Lisbonne? On avance diffe´rentes explications. Certaines personnes nous ont dit que lui (ou des membres de sa de´le´gation) n’avait pu obtenir a` Kinshasa un visa d’entre´e au Portugal. D’autres nous ont dit qu’il ne voulait pas quitter la ville de N’kamba a` un moment ou` l’E´glise traversait une crise interne profonde. En effet, l’E´glise en Afrique e´tait divise´e en deux camps correspondant a` des conceptions tre`s divergentes du pouvoir: l’un fide`le a` Simon Kimbangu Kiangani, l’autre non (sur cette crise, cf. Sarro´, Blanes and Viegas 2009). D’autres encore ont pre´tendu que le gouvernement portugais e´tait incapable d’assurer des mesures de se´curite´. D’autres enfin nous dirent qu’il e´tait trop occupe´ a` N’kamba. La ve´rite´ consiste probablement dans une combinaison de ces facteurs (et d’autres). Mais la de´ception que son absence aurait pu produire fut en fait limite´e. Premie`rement, parce que
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la re´union d’autant de Kimbanguistes fut en elle-meˆme suffisamment positive, meˆme en l’absence physique du chef. Comme quelqu’un nous l’a dit: “l’important est qu’il soit ici avec nous en esprit”. Deuxie`mement, parce qu’il envoya sa sœur classificatoire (Marie Mwilu Diangienda, la fille de Joseph Diangienda) pour le repre´senter. Comme elle est une descendante directe de Simon Kimbangu, les Kimbanguistes la conside`rent comme un personnage fortement charismatique. Beaucoup profite`rent de sa pre´sence pour obtenir d’elle des be´ne´dictions et des gue´risons spirituelles, ce qu’elle accorda sous forme de prie`res et par des aspersions d’eau be´nite de N’kamba sur les fide`les.
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Lisbonne: lieu de me´moire de l’esclavage La ce´le´bration de Noe¨l eut lieu dans un vaste complexe sportif a` Loures (Grand Lisbonne) les 24 et 25 mai, et, malgre´ l’absence de Simon Kimbangu Kiangani, elle rassembla plus de 2000 Kimbanguistes de toute l’Europe (un seul Kimbanguiste vint d’Afrique, en de´pit de la promesse faite une semaine plus toˆt). Deux jours auparavant, le samedi 23, l’ensemble de la communaute´ kimbanguiste organisa a` Lisbonne un e´norme de´file´ de la fanfare, qui partit de la Prac¸a do Rossio, au centre de la ville, et s’acheva sur la Prac¸a do Come´rcio, pre`s du fleuve, le Tage. Le 25 mai, jour de Noe¨l, Marie Mwilu Kiangani prononc¸a un long discours en lingala, dans lequel elle proclama solennellement, au nom de Simon Kimbangu Kiangani, deux nouveaux dogmes de l’E´glise kimbanguiste: (1) Que Salomon Dialungana Kiangani (le deuxie`me fils de Simon Kimbangu et le pe`re de Simon Kimbangu Kiangani) est Je´sus-Christ ne´ en Afrique (“Dieu est noir et Je´sus-Christ est africain”, dit-elle en franc¸ais).10 (2) Que Notre Dame de Fatima (laquelle, croient de nombreux Catholiques, apparut a` trois petits enfants au Portugal en 1917 et constitue l’un des symboles majeurs du catholicisme portugais) e´tait en re´alite´ Marie Mwilu (l’e´pouse de Simon Kimbangu), une figure fe´minine qui a pris une importance accrue dans l’E´glise, et dont le jubile´e coı¨ncida avec l’anne´e 2009 (elle e´tait morte le 27 avril 1959, huit ans apre`s son mari). C’est dire que l’identification entre ces deux figures, celle de Marie Mwilu et celle de la Vierge Marie, n’e´tait pas nouvelle. L’un de nous (Me´lice) l’avait constate´ depuis 1996, et il est logique de penser que si Marie Mwilu est la me`re de Dialungana et que Dialungana est Je´sus-Christ, il en re´sulte que Marie Mwilu doit eˆtre la me`re de Je´sus-Christ. Aussi le caracte`re solennel de la de´claration, l’endroit ou` elle eut lieu (un pays tre`s marque´ par le culte marial) et le fait qu’elle ait e´te´ proclame´e au nom de Simon Kimbangu Kiangani, tout cela donne a` cette de´claration la consistance d’un moment historique exceptionnel. Quand Marie Mwilu Diangienda fit ces de´clarations, toute la communaute´ kimbanguiste pre´sente poussa des cris d’enthousiasme, et l’un des pasteurs portugais dit publiquement: “Cessez de dire que c’est votre opinion que Dialungana est Je´sus-Christ ou que Notre Dame de Fatima est Marie Mwilu; ce n’est plus votre opinion, c’est l’opinion de l’E´glise kimbanguiste.” La chose me´rite qu’on s’y arreˆte: depuis plusieurs anne´es de´ja`, nous avions observe´ ces identifications (Dialungana ¼ Je´sus-Christ; Notre Dame de Fatima ¼ Marie Mwilu), mais, jusque-la`, elles constituaient de simples opinions. De´sormais, depuis le 25 mai 2009, elles furent e´rige´es en dogmes officiels de l’E´glise, proclame´s solennellement a` Lisbonne au nom de Simon Kimbangu Kiangani. Outre ces de´clarations, Marie Mwilu Diangienda affirma que le Portugal avait e´te´ le premier pays choisi pour une visite de Simon Kimbangu Kiangani en personne (meˆme si cette visite n’eut pas lieu) parce que le Portugal avait joue´ un roˆle tre`s important dans
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l’histoire, dit-elle, de “Kongo avec K”. Ce roˆle fut double: d’une part, les Portugais avaient e´te´ parmi les agents de la mise a` mort de Kimpa Vita, la prophe´tesse bruˆle´e vivante en 1706 et devenue un symbole tre`s important pour la conscience ethnique et historique kongo (avec k). D’autre part, les Portugais e´taient, de´clara-t-elle aussi, le premier peuple a` acheter des esclaves au Kongo et a` les exporter de la coˆte d’Afrique vers la Prac¸a do Come´rcio de Lisbonne, ou`, pre´cise´ment, la communaute´ kimbanguiste avait joue´ de la musique et accompli une marche de plusieurs heures, deux jours auparavant. C’est sur la Prac¸a do Come´rcio, dit-elle, que, dans le passe´, les esclaves e´taient vendus (“ Prac¸a do Come´rcio” signifie “Place du Commerce”). Quelques semaines apre`s l’e´ve´nement, un film consacre´ a` la marche de Lisbonne figurait sur YouTube et annonc¸ait en franc¸ais que la marche avait eu lieu sur la “Prac¸a do Come´rcio des esclaves”.11 Il n’est pas insignifiant que ces de´clarations aient e´te´ faites en pre´sence du Ministre de l’Inte´rieur et du Gouverneur de Lisbonne (ainsi que d’autres autorite´s locales) qui, de manie`re plutoˆt inattendue, assiste`rent a` titre personnel au rassemblement du 25 mai pour remercier les Kimbanguistes de leur participation au Contrat local de se´curite´ et pour pre´senter leurs hommages a` Madame Marie Mwilu Diangienda et, par son entremise, a` Simon Kimbangu Kiangani. Il s’agissait la` d’une visite non-officielle d’un ministre et d’un gouverneur socialistes a` un culte religieux. Au grand de´pit des Kimbanguistes, la presse portugaise n’e´tait pas pre´sente pour rendre compte de la visite du ministre et du gouverneur, pre´cise´ment parce que ceux-ci avaient veille´ a` ne pre´venir aucun journaliste de leur projet de visite non-officielle. La visite de ces hommes politiques a` un rassemblement religieux pouvait eˆtre (et a d’ailleurs e´te´) interpre´te´e de diffe´rentes manie`res par les observateurs, kimbanguistes ou non. Mais pour l’E´glise, elle constitua indubitablement un motif de fierte´, car il est tre`s rare que des hommes politiques rendent visite a` des cultes de migrants. Un historien kimbanguiste interroge´ a` Lisbonne nous a dit: “Le Portugal a e´te´ choisi en premier lieu [pour la visite de Simon Kimbangu Kiangani] parce qu’il reste lie´ par un ‘cordon ombilical’ avec Kongo, en raison de l’histoire de Kimpa Vita”. Kimpa Vita e´tait cette prophe´tesse kongo condamne´e a` mort en 1706, et dont la condamnation peut eˆtre interpre´te´e comme le point culminant d’un enchaıˆnement de se´vices accomplis par les Occidentaux depuis que les Portugais e´taient entre´s en contact avec les rois de Kongo deux sie`cles avant la mise a` mort de Kimpa Vita. La me´taphore du “cordon ombilical” peut sembler difficile a` appre´hender ici, mais elle souligne clairement que le Portugal, aussi marginal qu’il soit aujourd’hui tant pour les Europe´ens que pour les Africains, occupe une position centrale dans l’imaginaire ge´ographique et mythique kongo. En fait, le terme “Portugal” renvoie e´tymologiquement, selon plusieurs de nos interlocuteurs, au terme kongo Mputu, une cate´gorie ge´ographique floue qui se re´fe`re tout a` la fois a` l’Europe et au pays des Blancs en ge´ne´ral et dont la signification cosmologique a e´te´ de´gage´e par l’anthropologue MacGaffey, lequel a avance´ que, a` l’e´poque coloniale encore, Mputu e´tait utilise´ pour de´signer, non seulement l’Europe ou l’Ame´rique, mais aussi “le monde des morts” (MacGaffey 1972, 1992). Meˆme si Simon Kimbangu Kiangani ne vint pas a` l’e´poque a` Lisbonne, on pourrait interpre´ter la visite qu’il avait projete´e (et celle de “Kongo”) comme un travail de re´e´criture, ou de correction, de l’Histoire, consistant a` donner de nouvelles significations a` des dates, des e´ve´nements et des lieux emble´matiques. Premie`rement, les Kimbanguistes de´placent le jour de Noe¨l du 25 de´cembre au 25 mai. Deuxie`mement, ils transposent les dimensions divines de Notre Dame de Fatima a` Marie Mwilu. Troisie`mement, ils transfe`rent le flux humain entre le Congo et le Portugal, de l’e´poque de la traite des esclaves – quand les Europe´ens quitte`rent le Portugal pour introduire un christianisme
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falsifie´ dans le royaume de Kongo – sur le flux contemporain des Kimbanguistes (et, dans une certaine mesure, de Simon Kimbangu Kiangani) venus en Europe rappeler aux Europe´ens la ve´rite´ spirituelle du message chre´tien (a` peu pre`s au moment ou` le Pape se rend en Afrique). Quatrie`mement, ils corrigent l’image de Je´sus-Christ lui-meˆme, en le nouant ge´ne´alogiquement a` des racines africaines. Je´sus-Christ est tout a` la fois le fils de Simon Kimbangu (en la personne de Salomon Dialungana Kiangani) et le pe`re de Simon Kimbangu (Salomon Dialungana Kiangani e´tait le pe`re de Simon Kimbangu Kiangani). Toutes ces de´clarations constituent une part de ce qu’on appelle “la re´ve´lation des choses cache´es” (le nom “ Kimbangu” signifie, selon les Kimbanguistes, “le re´ve´lateur des choses cache´es”) que le kimbanguisme est occupe´ a` re´aliser progressivement (parfois, nous l’avons dit, avec une fe´roce opposition de la part des E´glises chre´tiennes e´tablies) comme un processus menant a` l’instauration du royaume de Dieu. “Un jour”, nous dit un Kimbanguiste le 26 mai, tout juste apre`s la ce´le´bration de Noe¨l, “les Kimbanguistes e´criront la troisie`me partie de la Bible: les actes de Simon Kimbangu. Il serait impossible de les consigner tous par e´crit. Aussi devrons-nous eˆtre tre`s se´lectifs, mais vous pouvez eˆtre suˆr que ce qui est arrive´ a` Lisbonne et les choses que Maman Diangienda a annonce´es ici au Monde constitueront certainement une partie du livre.” Et il ajouta, avec un me´lange de tristesse et de cole`re: “Ce qu’elle a dit est tre`s important. C’est seulement parce qu’on est au Portugal qu’aucun journaliste n’est venu e´couter ni enregistrer ce qu’elle a dit. Dans quel pays de´veloppe´ un Ministre de l’Inte´rieur irait-il quelque part sans qu’aucun journaliste ne le suive?” Les de´clarations de Lisbonne e´taient aussi une manie`re d’utiliser la diaspora kimbanguiste et le monde occidental (a` partir d’un lieu “liminal” de Mputu/Portugal) pour renforcer en Afrique (particulie`rement dans les deux Re´publiques du Congo et en Angola) la structure et la le´gitimite´ de l’E´glise en un temps de crise. Cette “extraversion” religieuse, pour reprendre la notion ici pertinente de Jean-Franc¸ois Bayart (Bayart 2000), contraste avec le voyage que le Pape de l’E´glise catholique romaine Benoıˆt XVI accomplit en Angola, deux mois a` peine avant la visite de Simon Kimbangu Kiangani en Europe – un voyage tre`s se´ve`rement critique´ par certains Kimbanguistes, notamment parce que le Pape n’avait pas demande´ pardon pour les humiliations que l’E´glise catholique avait fait subir aux Africains a` travers les sie`cles, et, plus spe´cialement, parce qu’il n’avait rien dit de la mort inquisitoriale de Kimpa Vita en 1706. En fait, le Pape n’avait meˆme pas visite´ Mbanza Kongo, la ville ou` elle naquit et qui fut la capitale du royaume de Kongo, un royaume dont l’E´glise kimbanguiste peut, a` plusieurs e´gards, apparaıˆtre comme une continuation. La doctrine de la marge exemplaire “Dieu choisit toujours ceux qui sont en position de la plus grande faiblesse”, nous dit un pasteur kimbanguiste a` Lisbonne. En fait, les Kimbanguistes de´veloppent ce que l’on pourrait de´crire comme une “the´ologie des marges”, et ils comparent souvent dans leurs pre´dications et dans leurs conversations la situation marginale de Nazareth ou de Bethle´em par rapport a` l’Empire romain, a` celle de N’kamba (ou` Kimbangu naquit en 1887) par rapport a` la me´tropole belge coloniale. La re´ge´ne´ration spirituelle tant de Rome que de la Belgique serait venue de lieux marginaux, comme, aujourd’hui, selon plusieurs de nos interlocuteurs, la re´ge´ne´ration de l’Europe devrait venir d’un lieu marginal, Quinta da Fonte, situe´ dans un pays europe´en marginal. Bien qu’ils ne soient pas d’actifs prose´lytes et n’argumentent pas volontiers en termes de “mission retourne´e” (reverse mission), les Kimbanguistes conside`rent en ge´ne´ral qu’on
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trouve en Europe des gens marginalise´s qui ont besoin d’une nouvelle spiritualite´ qu’ils pensent pouvoir leur apporter, comme c’est le cas de la plupart des habitants de la banlieue plutoˆt marginale ou` ils sont installe´s a` Lisbonne. Comme les anthropologues le savent depuis l’e´poque de Victor Turner et Mary Douglas, les marges rece`lent aussi une forte potentialite´ de renouvellement et de re´ge´ne´ration. Cette potentialite´, les Kimbanguistes s’en re´clament dans leurs discours et dans leurs pratiques pour conceptualiser leur agence´ite´ dans le monde et pour s’inscrire eux-meˆmes au centre d’une nouvelle compre´hension de l’Histoire et de la ge´ographie. Conclusion Cette e´tude du cas portugais nous montre, de manie`re presque paradigmatique, la tension existant dans les discours et dans les pratiques kimbanguistes entre les mouvements centripe`tes et les mouvements centrifuges. Les e´ve´nements envisage´s dans cet article ont eu lieu dans la diaspora kimbanguiste, mais, dans l’ensemble, ils ont renforce´ l’ide´e que l’E´glise tout entie`re de´pend tre`s strictement du centre situe´ a` N’kamba. Ils nous ont montre´ la capacite´ que posse`dent les marges de renforcer le centre. Les Kimbanguistes ont e´tabli a` Lisbonne un cadre social qui, a` bien des e´gards, leur rappelle les conditions originaires de l’E´glise dans le Congo colonial et, plus tard, dans l’Angola colonial: communaute´s marginalise´es, proble`mes sociaux, proble`mes de sante´ (les Kimbanguistes prient beaucoup pour les malades, y compris pour leurs voisins en de´tresse affective et spirituelle, inde´pendamment de l’appartenance ethnique ou religieuse de ceux-ci) et sentiment ge´ne´ral de “crise” renforce´ aujourd’hui par la crise e´conomique globale qui frappe gravement les communaute´s de migrants (a` Lisbonne, la plupart des hommes kimbanguistes travaillent dans la construction ou sont fre´quemment sans emploi). Les Kimbanguistes ont aussi e´prouve´ a` Lisbonne un sentiment de “de´sagre´gation” sociale force´e, en particulier a` la fin des anne´es 1990, parce que leur lieu de culte initial dans le quartier de Prior Velho fut de´moli en 1996 (quand on a construit a` Lisbonne le nouveau pont sur le Tage) et qu’ils ont duˆ ne´gocier avec les autorite´s locales pour qu’il soit reconstruit dans les environs de Quinta da Fonte. Les re´cits oraux et les archives manifestent souvent qu’avant le de´mante`lement de leur lieu de culte a` Prior Velho, les membres de l’E´glise avaient fortement le sentiment de leur unite´, de constituer un kintuadi (comme on dit en kikongo),12 qui les a aide´s a` surmonter les jours difficiles. Ce sentiment demeure encore tre`s vivace aujourd’hui et joue un roˆle structurant pour la petite communaute´ kimbanguiste portugaise, qu’envient d’autres communaute´s kimbanguistes europe´ennes. Les e´ve´nements commente´s dans cet article ont e´galement renforce´ une ide´e cruciale dans l’ethos kimbanguiste: l’ide´e d’“exemple”. Contrairement a` d’autres groupes religieux qui se sont de´ploye´s a` travers des techniques prose´lytes actives, parfois meˆme agressives, les Kimbanguistes sont tre`s prudents dans leur manie`re d’approcher ceux qui ne partagent pas leurs croyances. Meˆme les Kimbanguistes les plus fondamentalistes, convaincus de posse´der la ve´rite´, restent tre`s respectueux des croyances des autres et laissent quiconque libre d’assister a` leurs cultes, fuˆt-ce a` plusieurs reprises, sans lui demander de se convertir. Eˆtre un Kimbanguiste est tre`s difficile. Les Kimbanguistes suivent un code comportemental strict, facilement perceptible dans leur attitude corporelle et leur rapport serein au monde. Leur espoir est qu’en agissant de la sorte, on s’inte´resse a` eux. Ils de´sapprouvent la notion de “mission” en raison de ses connotations coloniales, meˆme s’ils sont convaincus que leur roˆle est en fait de convertir le monde entier (“Kimbanguisme: Espoir du monde, E´glise universelle” constitue leur slogan). Mais cette
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conversion doit se produire “de bas en haut” ( from the bottom up) et ne pas eˆtre impose´e “de haut en bas” (top to bottom): les gens doivent les observer, les analyser et se convaincre eux-meˆmes qu’il y a quelque chose de spe´cifique aux Kimbanguistes. Les e´ve´nements qui ont eu lieu au Portugal ont montre´ aux Kimbanguistes d’Europe que ce mode d’action est fructueux. En e´tant la`, simplement, et en e´tant de bons voisins, les Kimbanguistes du Portugal ont e´te´ invite´s a` participer au Contrat local de se´curite´ e´voque´ plus haut. Et en accomplissant avec succe`s la feˆte de Noe¨l, ils ont montre´ aux Kimbanguistes des autres capitales europe´ennes que le Portugal est un exemple a` suivre. Si Clifford Geertz (1980) a montre´ l’importance du “centre exemplaire” (exemplary centre) pour la vie religieuse, nous pouvons ajouter que, dans de nombreux cas du moins, avoir des “pe´riphe´ries exemplaires” est tout autant important. Les mate´riaux traite´s dans cet article nous montrent l’inte´reˆt qu’il y a a` analyser les dialectiques et les renforcements mutuels entre centre et pe´riphe´rie. Alors que l’absence de Simon Kimbangu Kiangani a` Lisbonne peut eˆtre interpre´te´e comme une fac¸on de rappeler a` ses fide`les que l’essentiel c’est N’kamba, l’e´ve´nement conside´re´ en totalite´ nous montre aussi que dans le monde actuel, N’kamba de´pend e´galement du controˆle serre´ qu’il exerce sur le bon comportement de sa pe´riphe´rie. Notes 1. Cet article reprend pour une large part le texte (Sarro´ & Me´lice 2010) que nous avons publie´ en anglais dans un outrage collectif (Fancello & Mary 2010). Nous remercions Sandra Fancello et Andre´ Mary de nous avoir permis d’utiliser le texte publie´ dans leur ouvrage. 2. Le kimbanguisme doit eˆtre appre´hende´ comme un anneau dans la chaıˆne prophe´tique initie´e dans l’ancien royaume de Kongo au 17e`me sie`cle, sinon bien avant. La premie`re activite´ prophe´tique d’orientation chre´tienne recense´e dans le royaume de Kongo date de 1632, a` travers la figure de Francisco Kassola (Cassola), suivie, en 1704, de celle de la prophe´tesse Mafuta ou Maffuta, encore de´nomme´e Fumaria ou Apollonia. La plus ce´le`bre et la plus influente des figures prophe´tiques est sans conteste Kimpa Vita ou Dona Be´atrice, dont les activite´s s’e´tendirent entre 1704 et 1706. Elle fut surnomme´e la “Jeanne d’Arc congolaise” parce qu’elle finit exe´cute´e sur un buˆcher (Andersson 1958; Jadin 1961; Balandier 1965; Barrett 1968; Randles 1968; Sinda 1972; Baba Kake 1976; Thornton 1983, 1998; MacGaffey 1986; de Heusch 2000). 3. Apre`s deux longues de´cennies d’une absence quasi totale de publications, apre`s les travaux majeurs de MacGaffey et de Asch mentionne´s plus haut, la litte´rature sur le kimbanguisme (et ses diasporas) produite par des chercheurs en sciences sociales a connu, avec l’ave`nement du nouveau mille´naire, un nouvel e´lan. Cf. entre autres travaux, Eade et Garbin (2007), Garbin (2009, 2010), Gampiot (2008, 2010), Me´lice (2001, 2002, 2006, 2009a, 2009b, 2010), Poll (2008), Sarro´, Blanes et Viegas (2008), Sarro´ et Blanes (2009), Sarro´ et Me´lice (2010), Sarro´ et Santos (2011). 4. 4 La majorite´ des Kimbanguistes re´sident aujourd’hui dans les trois pays ou` le kimbanguisme connut son expansion a` l’e´poque coloniale, en l’occurrence la Re´publique de´mocratique du Congo, la Re´publique du Congo et l’Angola. Mais on trouve e´galement des paroisses kimbanguistes dans plusieurs autres pays en Afrique (Burundi, Cameroun, Coˆte d’Ivoire, Be´nin, Gabon, Kenya, Rwanda, Madagascar, Nige´ria, Re´publique centrafricaine, Se´ne´gal et Zambie), en Europe (Allemagne, Angleterre, Belgique, Finlande, France, Irlande, Italie, Pays-Bas, Portugal, Sue`de et Suisse), en Ame´rique (E´tats-Unis, Canada et Bre´sil), en Australie et en Chine. 5. L’appellation d’“African Independent Churches”, initie´e par Bengt Sundkler (1948), a fait l’objet de reformulations successives qui conservent le sigle AIC. Les “African Independent Churches” ont e´te´ de´signe´es sous le nom d’“African Indigenous Churches” en 1981 sous la plume de Kofi Appiah-Kubi (1981). Elles ont ensuite e´te´ de´nomme´es “African Initiated Churches”, dans le sillage, rapporte Adrian Hastings (2000, 32), de la confe´rence organise´e, en 1968, par David Barrett a` Nairobi et consacre´e aux “African Initiatives in Religion”; en 2001, Allan Anderson use encore de cette expression (2001a, 2001b). Aussi ont-elles pris le nom, aujourd’hui tre`s re´pandu, d’“African Instituted Churches”, qui est celui de l’organisation internationale qui les fe´de`re, The Organization of African Instituted Churches (OAIC), cre´e´e
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depuis 1978 et dote´e d’une constitution en 1982. Enfin, depuis 2000, Gerrie Ter Haar (2000, 2001, 42) pre´conise qu’on les appelle des “African International Churches”. Le couple terminologique “African” et “International” permettrait notamment de maintenir la re´fe´rence a` l’origine africaine de ces E´glises, sans ignorer leur insertion dans “la tradition chre´tienne universelle” (Ter Haar 2001, 42; Ter Haar 2008, 39; nous traduisons). Enfin, depuis quelques anne´es, des chercheurs ont tendu a` de´signer les E´glises “inde´pendantes” comme des “prophe´tismes (notamment Dozon 1995) ou des “E´glises prophe´tiques” (notamment de Surgy 2001; Tonda 2002; Mary et Fourchard 2005; Mary 2009). En 2009, Ramon Sarro´ et Ruy Blanes ont conside´re´ explicitement l’E´glise kimbanguiste elle-meˆme (EJCSK) comme une “E´glise prophe´tique”: en de´pit du fait qu’on peut conside´rer que l’E´glise kimbanguiste a pris, en termes weberiens, une “forme routinise´e”, il reste qu’une distinction trop nette entre “charisme et routine”, ou entre “mouvement et E´glise” n’est pas e´clairante aux yeux de Sarro´ et Blanes. Ils estiment que l’E´glise kimbanguiste a maintenu en son sein une dimension prophe´tique, qui re´side dans “le caracte`re central de la pre´sence de ses fondateurs en de´pit de leur de´ce`s” (Sarro´ et Blanes 2009, 53 – 54; nous traduisons). 6. L’identification de Simon Kimbangu a` l’Esprit Saint est tre`s ancienne; il semble qu’elle puisse remonter a` 1921. On en trouve des traces dans la documentation coloniale (cf. Raymaekers 1971, 35). Dans les anne´es 1950, les cate´chismes kimbanguistes affirmaient que Kimbangu “demeurait avec Dieu de`s le commencement” et l’identifiaient au Paraclet promis par Je´sus dans l’E´vangile de Jean (Sinda 1972, 145– 46). Du fait de l’adhe´sion de l’E´glise kimbanguiste au Conseil œcume´nique des E´glises en 1969, qui les contraignit a` abandonner l’identification de Kimbangu a` l’Esprit Saint, les Kimbanguistes ont de´veloppe´ ce qu’Asch (1983, 290) appelle un double discours: tandis qu’officiellement, ils n’identifiaient plus explicitement Kimbangu a` l’Esprit Saint, au niveau populaire, par contre, l’identification continuait de se faire (Wainwright 1971; Droogers 1980; Molyneux 1990). Cette identification a fait retour ouvertement dans les anne´es 1990, a` la faveur du changement d’appellation de l’E´glise en 1989: l’E´glise qui jusqu’alors s’appelait “l’E´glise de Je´sus-Christ sur la terre par le prophe`te Simon Kimbangu”, devint “l’E´glise de Je´sus-Christ sur la terre par son Envoye´ spe´cial Simon Kimbangu”. Le terme kongo ngunza (“prophe`te”) apparut alors inade´quat pour de´signer Kimbangu et fut remplace´ par celui de ntumua (“envoye´”), qui l’identifiait au Paraclet promis par Je´sus. Il semble meˆme qu’a` l’e´poque, certains aient nourri le projet de nommer l’E´glise “E´glise de Je´sus-Christ sur la terre par l’Esprit Saint Simon Kimbangu”, mais que cette de´nomination ne fut pas approuve´e par le chef spirituel de l’e´poque, Joseph Diangienda (entretien d’Anne Me´lice avec Lucien Luntadila, alors secre´taire ge´ne´ral de l’E´glise, 1997). Finalement, cette identification devint officielle et fut pleinement assume´e en aouˆt 2001, apre`s les fune´railles du dernier reste´ en vie des trois fils de Kimbangu, Salomon Dialungana, et son remplacement a` la teˆte de l’E´glise par Simon Kimbangu Kiangani, l’aıˆne´ des petits-fils de Kimbangu. Le 22 aouˆt 2001, le nouveau chef spirituel proclama ouvertement a` N’kamba, devant des dizaines de milliers de fide`les: “Allez annoncer au monde entier que Simon Kimbangu est le Saint-Esprit.” Depuis lors, les Kimbanguistes proclament haut et fort cette croyance, quelles que soient les difficulte´s qui en re´sultent pour eux au sein du Conseil œcume´nique des E´glises (cf. Me´lice 2009a). 7. L’E´glise: mission et organisation [URL: http://www.kimbanguisme-ejcsk.org/mission pages/mission.htm]. 8. L’ancien royaume de Kongo et, plus spe´cifiquement, ce qui renvoie a` ce que les Kimbanguistes appellent les “trois Kongo”, est volontiers cerne´ comme un point d’e´quilibre sur lequel s’appuierait l’harmonie universelle. Joseph Diangienda, qui dirigea l’E´glise de 1958 a` 1992, aurait, en son temps, prophe´tise´ que “tout partira de ces trois pays”. L’actuel chef spirituel, Simon Kimbangu Kiangani, ne cesse de re´pe´ter que “ces trois pays doivent eˆtre unis”. Ce mode`le triadique s’e´claire d’un proverbe kongo Makukwa matatu malaˆmb’e Koˆngo, qui se re´fe`re aux trois pieds de la marmite traditionnelle kongo, symbole d’e´quilibre. Ce mode`le triadique se trouve e´galement symbolise´ par un corps dont la teˆte serait l’Angola, le ventre, le ` N’kamba, en plus de trois sie`ges place´s Congo-Kinshasa, et les jambes, le Congo-Brazzaville. A sur la tribune du temple, on trouve un autre symbole important de cette triade fondamentale: la re´sidence Mintinu (litte´ralement “la re´sidence des rois”), un baˆtiment de trois e´tages e´difie´ en 1987, que Diangienda aurait fait construire pour accueillir un jour les Pre´sidents des “trois Congo”. L’E´glise recourt ge´ne´ralement a` trois Kimbanguistes originaires de ces “trois Congo (ou Kongo)” pour effectuer, a` Nkamba ou ailleurs, trois prie`res a` l’occasion d’e´ve´nements importants. Cette volonte´ de pre´server l’unite´ des “trois Kongo”, qui posse`de
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R. Sarro´ and A. Me´lice une dimension essentiellement eschatologique, manifeste le fondement ethnique de l’harmonie universelle et, donc, la tension entre les discours ethnicisants centripe`tes et les discours universalistes centrifuges qui est l’objet de cet article. La croyance selon laquelle Salomon Dialungana Kiangani (le deuxie`me fils de Simon Kimbangu et qui fut le chef spirituel de l’E´glise de 1992 jusqu’a` sa mort en 2001) serait une re´incarnation de Je´sus-Christ est en re´alite´ bien plus ancienne. Un des auteurs de cet article (Me´lice) en avait entendu parler depuis 1996; et elle est probablement plus ancienne encore, puisqu’il y est de´ja` fait allusion dans un cantique kimbanguiste connu depuis 1989, intitule´ “Christ a` N’kamba”. Mais le myste`re de l’apparition de la Vierge a` Fatima a toujours joue´ un roˆle tre`s important dans cette croyance. C’est pourquoi sa proclamation au Portugal, ou` l’apparition eut lieu en 1917, a joue´ un roˆle tre`s important dans sa constitution en dogme de l’E´glise. Des Kimbanguistes affirment que l’un des myste`res de´voile´s par Notre Dame de Fatima en 1917 et tenus secrets par le Vatican re´ve´lait que Je´sus-Christ e´tait ne´ “au nord de l’Angola”. Or Salomon Dialungana e´tait pre´cise´ment ne´ le 25 mai 1916 a` N’kamba, qui se trouve exactement de l’autre coˆte´ de la frontie`re avec l’Angola (Anonyme s.d.). La croyance en l’incarnation du Christ dans la personne de Salomon Dialungana Kiangani fut re´active´e en 1998 quand Dialungana lui-meˆme, lors de la ce´le´bration de son anniversaire, se mit a` chanter: “Noe¨l, Noe¨l”. L’e´moi fut tel qu’une assemble´e ge´ne´rale de l’E´glise se re´unit en avril 1999 et de´cida de transfe´rer de´finitivement la date de Noe¨l du 25 de´cembre au 25 mai. En 1998, fut publie´ un livre avanc¸ant que le calendrier chre´tien avait e´te´ fortement corrompu et que le Je´sus historique e´tait ne´ le 25 mai (Kambonako Dimbote 1998). Des Kimbanguistes rapportent qu’en avril 2000 (le 10 ou le 13 avril selon les versions), Dialungana de´clara: “Si l’on vous demande qui est le Christ que le monde entier cherche depuis longtemps, dites que c’est moi. Je suis revenu. Vous pouvez l’annoncer maintenant au monde entier.” L’e´ve´nement que nous commentons ici doit eˆtre compris par contraste – et en re´ponse – avec la premie`re visite du Pape Benoıˆt XVI en Afrique, trois mois auparavant, en fe´vrier 2010. La formule prononce´e par Marie Mwilu Diangienda revient en fait sur une de´claration que, selon de nombreux Kimbanguistes, le Pape Jean-Paul II avait faite lors de sa visite au Kenya en 1980, lorsqu’il aurait prononce´, nous a-t-on pre´tendu, pre´cise´ment dans les meˆmes termes, que “Dieu est noir et Je´sus-Christ est africain”, la phrase que Marie Mwilu Diangienda allait exactement re´pe´ter en franc¸ais. Selon certains de nos interlocuteurs, la signification profonde de cette formule prononce´e par le Pape serait demeure´e confine´e au Vatican et couverte par le voile du secret. La croyance selon laquelle Dieu est noir n’est pas celle sur laquelle les Kimbanguistes insistent le plus, mais elle s’accorde avec d’autres croyances, en particulier avec celle qui pose que Charles Kisolokele (le fils aıˆne´ de Simon Kimbangu) e´tait Dieu le Pe`re fait homme, son fre`re Salomon Dialungana, Dieu le Fils (Je´sus-Christ), et son fre`re cadet Joseph Diangienda, l’Esprit Saint. Ensemble, les trois fils constituent donc une manifestation de la trinite´ tout entie`re. L’e´ve´nement a de´borde´ la sphe`re des seuls Kimbanguistes. En avril 2010, pre`s d’un an plus tard, l’un de nous (Sarro´) rencontra un archiviste travaillant a` l’Universite´ de Wageningen, aux PaysBas. Cet homme e´tait originaire de la Re´publique de´mocratique du Congo, mais il n’e´tait pas kimbanguiste, bien qu’exprimant son admiration pour la figure historique de Simon Kimbangu et pour son combat anticolonialiste. Lorsque Sarro´ dit venir du Portugal et travailler sur le kimbanguisme, l’homme lui demanda s’il savait que les Kimbanguistes d’Europe s’e´taient re´unis l’anne´e pre´ce´dente, pour accomplir une grande marche sur la place de Lisbonne ou` des esclaves congolais avaient e´te´ vendus nague`re. Il l’avait appris d’amis congolais et avait aussi regarde´ les images de l’e´ve´nement sur YouTube. Kintuadi ou Kintwadi est le nom que le mouvement kimbanguiste prit de 1952– 1953 a` 1959, quand il e´tait interdit mais dirige´ dans la clandestinite´ par Joseph Diangienda. Le terme kongo kintwadi peut eˆtre traduit par “union”, “association”, “alliance” ou “travail en commun” et peut correspondre a` ce que les anthropologues de´signeraient comme une communitas.
Notes on contributors Ramon Sarro´ est Docteur en Anthropologie sociale de l’Universite´ de Londres. Il est Professeur d’Anthropologie Africaniste a` l’Institut d’Anthropologie Sociale et Culturelle de l’Universite´ d’Oxford. Il est spe´cialiste de l’anthropologie religieuse, notamment des mouvements prophe´tiques en Afrique centrale et occidentale. Anne Me´lice est Docteur en Sciences Politiques et Sociales (Anthropologie) de l’Universite´ de Lie`ge, avec une the`se consacre´e a` l’E´glise kimbanguiste. Elle est Maı¨tre de Confe´rences a` l’Institut
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des Sciences humaines et Sociales de l’Universite´ de Lie`ge et enseignante en Anthropologie a` l’E´cole Supe´rieure d’Action sociale de Lie`ge. Ses recherches portent sur l’anthropologie religieuse, en particulier les prophe´tismes au Congo-Kinshasa.
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La « production » du Sénégal postcolonial Un tournant entre « temps des banlieues » ou « islam du temps » ? Abdourahmane Seck * La deuxième mandature d’Abdoulaye Wade (2007-2012) a été bruyamment marquée par l’irruption, sur la scène publique, d’imams de Guédiawaye, dans la banlieue dakaroise. Ce phénomène a été interprété, par les uns, comme un signe d’un regain d’islamisme politique et, par les autres, comme un simple mouvement de colère de type consumériste. Mais ce n’est ni vraiment l’un, ni tout à fait l’autre. L’argument sera étayé dans ce texte qui, par ailleurs, est moins une monographie proprement dite du mouvement des imams, qu’un examen de la situation historique et politique qui l’a vu émerger et évoluer. Plus proprement, notre objectif, ici, est d’interroger les impacts et les significations de la survenue du mouvement des imams par rapport à la dynamique de « production » du Sénégal contemporain (Diop & Diouf 2002), dans le contexte de la gouvernance sociale et politique d’Abdoulaye Wade. Au demeurant, cette contribution s’inscrit dans une logique d’investigation plus large que nous menons, depuis plusieurs années, sur les enjeux symboliques et politiques des discours et imaginaires socioreligieux dans le Sénégal postcolonial (Seck 2007). Il n’est pas inutile du reste, de rappeler, très succinctement, la démarche qui porte cet élan. Il s’agit, d’abord, de revisiter le rapport public/privé, sous l’angle des processus de subjectivation qui opèrent au cœur des espaces intimes et domestiques (Seck 2010 : 11), ensuite de prêter attention au rapport entre débats (événements) de société et reformulations populaires du sens et de l’orientation du « vieux » contrat social sénégalais (Cruise O’Brien 2003). C’est dans le second semestre de 2010 que nous avons commencé à travailler sur le « mouvement des imams de Guédiawaye ». Ce fut à l’occasion d’une invitation à rejoindre un panel de discussion intitulé « Initiatives des « sans voix » aux changements sociaux », dans le cadre de la quatrième conférence européenne sur les études africaines, organisée en juin 2011 à Uppsala, dont le thème était : African Engagements : On Whose Terms? Alors que nous commencions à réfléchir sur la problématique particulière des « initiatives des “sans voix” aux changements sociaux » qui allait nous y !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! *
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Enseignant-chercheur et Chef de la Section Centre d’Étude des religions de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. UFR des Civilisations, Religions, Arts et Communication (CRAC).
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Le Sénégal sous Abdoulaye Wade : le sopi à l’épreuve du pouvoir
intéresser 1, un second fait est intervenu dans la foulée du Forum social mondial de Dakar. En effet, le Centre de Recherche et d’Études sur les Politiques sociales (CREPOS) de Dakar, venait de nous associer à un projet d’Observatoire des banlieues et périphéries, alors porté sur les fonts baptismaux, en collaboration avec des initiateurs d’expériences similaires au Brésil et en France. Ces deux événements ont concouru à renforcer le choix de la problématique principale qui charpente cette contribution. Il s’agit de la prise de parole sur la scène nationale, d’espaces (comme la banlieue) et de groupes (comme les imams) qui avaient été confinés pendant longtemps dans la marge (Faye et Thioub 2003), et pas seulement de façon symbolique (Diouf 1999). Ce que nous tenterons de démontrer, dans cette contribution, est que le mouvement protestataire du Collectif des imams et résidents de Guédiawaye − par-delà le succès franc ou mitigé d’espaces et de groupes, longtemps minorisés, à se positionner dans l’espace public comme acteurs à part entière − dénote surtout toute la complexité du processus de transformation de la société sénégalaise dans lequel le statut de la Nation ne cesse d’être soulevé dans un débat qui redéfinit le sens de sa modernité politique, à la fois comme direction, mais aussi comme signification. Les enjeux et les aléas instructifs de la prise de parole des imams seront donc analysés, ici, en tentant de souligner dans ce « mouvement social » d’un genre nouveau (Brandes et Engels 2011), aussi bien ce qui fait une part de « revanches des sociétés » (Bayart 1983 ; Ndiaye 1996 ; Smith 2010), qu’un sens aigu de l’« opportunisme stratégique ».
Le « temps des banlieues » ou retour sur les marges de la République L’essentiel des observations, à la base de ce travail, a été collecté dans la ville de Pikine, aux Parcelles-Assainies (banlieue dakaroise) mais aussi dans le campus de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar avant, pendant et après le Forum social mondial (2011), dans la foulée de la mission que le CREPOS nous avait confiée. Elles ont porté sur quelques dizaines d’associations et de mouvements de la banlieue dakaroise 2. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
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Nous remercions notre collègue Danièle Jonckers qui a bien voulu nous associer à ce panel. Nous avions déjà bénéficié auparavant de sa relecture critique. Nous tenons aussi à exprimer notre gratitude aux évaluateurs de cette contribution, dont les remarques et suggestions nous ont aidé à réviser ce papier, mais aussi encouragé à donner une suite à notre enquête. Dans ce grand nombre de regroupements que nous avons longuement écouté durant plusieurs mois, les mieux organisés, en termes d’appareil et de discours, furent tous originaires de Guédiawaye : du Collectif des imams et notables de Guédiawaye aux associations de victimes des inondations et de l’impact de l’autoroute à péage. Le tracé de cette autoroute a affecté, entre autres, deux catégories d’acteurs : les propriétaires d’habitations et ceux de places d’affaires. Pour cette dernière catégorie, un collectif de garagistes a joué un rôle important dans la mobilisation des « déplacés » et a été à
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Le contexte de notre recherche est celui d’une effervescence sociale et politique dans les banlieues, marquée par la montée d’un discours d’autoreprésentation, mais aussi de dialogue avec l’Autre (qui n’est pas de la banlieue). Ce discours oscille, en permanence, entre logique d’esthétisation et logique de politisation. En d’autres termes, se réclamer de la banlieue est devenu aussi bien l’expression d’une fierté recouvrée qu’une ressource stratégique de négociation et de signalement. On semble faire face à la production d’une identité (sur)revendiquée, dans laquelle l’image du « banlieusard », jadis assignée de l’extérieur, fonctionne moins comme un stigmate, que comme une base de rebondissement 3. À ce titre, les besoins du milieu sont évoqués et portés par divers acteurs ou entrepreneurs, individuels ou collectifs, et définissent, sur la scène publique nationale et les espaces militants internationaux, des demandes importantes et insistantes de partenariats, de collaborations, de mise en liens et réseaux. Les savoir-faire et savoir-dire, mobilisés dans le cadre de ces objectifs, restent irrigués par une culture du terroir et de la confrérie, mais aussi par les nombreuses images charriées par les médias, qui font penser à un fait (ou une identité) internationalisé de l’appartenance à la « banlieue » 4. La banlieue, pour ainsi dire, n’est plus ce qu’elle était ! La prise de parole de ses habitants n’est plus réductible, comparativement à la paysannerie et à la jeunesse urbaine, aux feintes, à l’art, aux rires et à l’humour corrosif (Diouf 1992), bref aux modes d’énonciation !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
3.
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l’origine d’un bras de fer avec l’Agence pour la promotion des investissements et grands travaux (APIX), qui a contraint le Gouvernement à être mieux attentif à leurs revendications. Ces remarques confirment des observations déjà repérables dans la seconde moitié des années 1990, avec le renforcement du mouvement Rap dans la banlieue et surtout la diffusion de la mode « Bul faale » à travers différents temps, souvent fort peu distingués. Chanté d’abord par le groupe Positive Black Soul (PBS), ce thème est d’abord un cri de ralliement de la jeunesse urbaine scolarisée et, singulièrement, des quartiers SicapLiberté. Un ralliement qui consacre un déplacement du centre de gravité de la production des modes juvéniles, des quartiers du Plateau et de la Médina aux quartiers du Grand Dakar. Lorsque l’expression est reprise dans la banlieue, notamment par la diffusion d’une coiffure arborée alors par le champion de lutte Mohamed Ndao dit Tyson, son contenu devient déjà un peu plus flou. Alors que ce lutteur qui va incarner le second élan populaire de cette expression a semblé surtout revendiquer des valeurs individuelles de réussite sociale et financière (il expliquera plusieurs fois qu’il était dans l’arène pour faire de l’argent et repartir), le PBS fondateur du « concept » se signalait, dans le même temps, comme le « porte-parole » de l’idéal d’un engagement solidaire et panafricain au service d’un projet collectif de renouveau politique et social. Le tournant de 2000 enregistre la récupération plus ou moins avortée du phénomène par le Parti socialiste, après que les publicistes l’aient transformé en « Génération Bul faale ». C’est aussi, en grande partie, ce contexte de surmédiatisation qui a été réapproprié par la jeunesse des banlieues qui a transformé par la suite l’expression en étendard, mais, une fois encore, autour de contenus disparates et peu clairs. Pour plus de détails, lire Jean-François Havard (2001). Cette mondialisation (médiatique) du phénomène est marquée par un usage systématique et peu questionné du terme dans des contextes géographiques, sociologiques et historiques souvent différents.
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populaires du politique (Bayart, Mbembe, Toulabor 2008). Cette prise de parole se confronte, dorénavant et presque frontalement à l’État. Celui-ci, en effet, est constamment apostrophé et sommé d’intervenir pour « soulager la souffrance des populations de la banlieue ». Les stars de la banlieue, chanteurs ou lutteurs, de Mohamed Ndao - Tyson (né en 1972) à Balla Gaye II (né en 1986) en passant par Ndongo Lo (1975-2005) ou encore celui qui est considéré, jusqu’à une période récente, comme le plus populaire d’entre tous, Modou Lo (né en 1985), règnent désormais en maîtres incontestés dans la production des modes urbains. Le prince les courtise pour entretenir sa popularité 5. Toutefois, le rapport à l’État reste assez ambigu. En effet, la suspicion qui existe à l’égard des représentants de l’État ou encore des ténors du régime wadien, originaires de la banlieue, n’empêche pas toujours leur intégration comme « acteurs équivoques » dans les mobilisations de leurs concitoyens. Ces « originaires de la banlieue » remplissent notamment des fonctions de parrainage ou de courtage qui sont souvent positivement soulignées par les leaders du mouvement associatif de la banlieue 6. Le jeu des médiations est donc ici très important. Du reste, l’État sait exercer aussi un discours séducteur qui n’est pas sans attractivité pour ses destinataires, alors même qu’il constitue un moyen évident de leur domestication. C’est notamment le cas lorsqu’il incite à la régularisation et au formalisme comme moyens d’accéder à des ressources internationales dont il pourrait faciliter l’accès. S’inscrire dans la légalité institutionnelle et administrative devient alors un enjeu organisationnel pour les mouvements associatifs de la banlieue qui tiennent ainsi compte de cette « information/sensibilisation » dans la gestion de leurs mobilisations. Quelle qu’en puisse être la modalité ou le canal (encadrement, répressions, libéralités), les rapports de confrontation avec l’Exécutif, ses représentants ou démembrements, ont contribué au développement du sentiment politique fort et palpable que la « banlieue » est devenue le nouveau lieu du politique au Sénégal. La formule « Qui gagne la banlieue, gagne l’élection ! » ne suffit plus, car elle cantonne celle-ci dans une fonction stricte de « vivier électoral » et manque, ce faisant, sa dimension de « sujet politique ». Sous cet angle, de nombreux militants associatifs, que nous avons écoutés, pensent que la banlieue ne peut être, maintenant, que dans l’attente légitime !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 5.
6.
La réception devenue régulière de lutteurs au Palais de la République et même l’implication personnelle du président Wade dans la résolution des querelles entre écuries de lutte est un indicateur de ce phénomène. Du reste, au plus fort de son impopularité et du malaise suscité chez ces concitoyens, Karim Wade, le fils de Wade, pour lisser son image, n’hésitait pas à s’afficher à côté d’un grand promoteur de combats de lutte et se retrouver ainsi au milieu des tribunes. L’attitude des hauts responsables politiques et étatiques par rapport aux problèmes, mobilisations et initiatives des populations des banlieues est fortement « surveillée ». La nature et la qualité de leur implication dans ou pour le quartier leur assurent de bonnes ou mauvaises réputations dont leurs familles peuvent souffrir ou s’enorgueillir selon les cas.
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d’un prochain président issu de ses quartiers. Ils estiment que nous sommes dans le « temps de la banlieue » et que la seule question qui importe est de transformer le potentiel humain et sociodémographique de ce lieu de vie en ressources opérationnelles pour son propre compte et non plus en faveur des appareils politiques classiques qui ne sont pas encore prêts à comprendre que le jeu a changé de règles. Dans les lignes qui vont suivre, il sera important de ne pas perdre de vue cet arrière-plan politique et symbolique qui opère dans un contexte où, en dépit de sa victoire en 2007, le régime de Wade a souffert de plus en plus de solitude et a été obligé, pour se maintenir, de redoubler d’attention à l’égard de cibles politiques précises, singulièrement la jeunesse et la banlieue.
Guédiawaye la « frondeuse » : éléments de repères Avec une population estimée à un demi-million d’habitants répartie sur 14 km2, Guédiawaye, situé à quelques kilomètres à l’est de Dakar, est divisé, depuis 1996, en communes d’arrondissements : Golf Sud, Sam-Notaire, Wakhinane, Nimzatt, Médina Gounass, Ndiarème-Limamoulaye. Guédiawaye est marquée par un réel déficit en services sociaux de base et une pauvreté manifeste. Il en résulte une prédominance de populations vulnérables, confrontées à la précarité et à ses multiples incidences. La ville reste, cependant, riche d’un important foisonnement associatif et organisationnel. Elle a enregistré, dans le cadre de son évolution administrative, notamment sa transition vers le régime de commune de plein exercice, de nouvelles arrivées de populations. Celles d’entre elles qui sont issues des classes moyennes (souvent cadres) s’approchent ainsi du littoral et fuient Dakar, ville soumise à une importante saturation foncière et démographique. Avec des offres qui se veulent plus alléchantes les unes que les autres, plusieurs entreprises, coopératives et opérateurs immobiliers accompagnent cette « ruée » vers la banlieue où de nouvelles cités ne cessent de sortir de terre.
La marche du 6 décembre 2008 Le contexte des révoltes sociales, liées à la crise alimentaire, financière et énergétique de 2008 (Hrabanski 2011 ; Hugon 2009), a mis au devant de la scène publique un collectif d’imams de banlieue comme leaders de manifestations de rue contre la vie chère et initiateurs d’un appel au boycott du paiement des factures d’électricité. La « marche » de Guédiawaye, conduite par l’imam Youssoupha Sarr, est suivie de plusieurs tentatives d’action et d’organisation dans les autres quartiers de Dakar et villes de l’intérieur du pays. À Pikine, la même chose est observée, à peine quelques jours après Guédiawaye. À Rufisque, dix jours après, un regroupement d’imams se signale et invite les populations de la localité à descendre dans la rue. C’est dans la foulée de cette escalade que le directeur de la Société nationale de distribution d’énergie électrique (SENELEC) est limogé. Il est aussi fait état, !
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dans la presse, d’un limogeage prochain du ministre de l’Énergie, haut cadre du parti au pouvoir, afin de calmer le mécontentement des populations 7.
Un rejet brutal de la part de l’État et de la majorité présidentielle Au niveau de la direction politique de l’État, l’événement est traité avec la plus grande considération. Un conseil interministériel sur l’énergie est tenu dans la foulée de la manifestation. Dans le même temps, les services de la préfecture de la ville de Guédiawaye empêchent le mouvement de se redéployer dans l’espace public, notamment en interdisant la tenue d’une assemblée générale, le 21 décembre 2008. L’accueil hostile réservé par le camp du régime à l’action des imams a pris plusieurs formes visant à l’amadouer ou à le décrédibiliser. Le mouvement est qualifié de précédent dangereux, voire de « début d’une dérive qu’il faut arrêter » (Dione 2008). Au plan politique, Iba Der Thiam, un des ténors du régime de Wade, préposé aux tâches de médiation, est monté en première ligne, avec un petit groupe de députés de la « majorité présidentielle » pour établir le « dialogue » avec les imams. Ces derniers accueillent l’initiative en introduisant un problème « nouveau » qui consacre un changement d’échelle dans leurs revendications. En effet, ils disent : « Si nous devions énumérer nos problèmes, nous dirions que le Sénégal constitue notre premier, deuxième et troisième problème » 8. Ce qui semble ainsi être un fulgurant rabattement de leurs revendications sur le politique est néanmoins nuancé par les concernés, car, précisent-t-ils : « Nous ne faisons pas de la politique ; notre seule raison de marcher, ce sont les populations » 9. L’effort du régime destiné à « contenir » les imams est appuyé par une autre composante du champ religieux, à travers un argumentaire qui sonne comme un anathème. En effet, Moustapha Guèye, qui dirige l’association des imams et oulémas du Sénégal, considère la marche des imams de la banlieue comme une « pratique (…) réservée aux imams musulmans chiites qui font de la politique et du syndicalisme (…) Les sunnites doivent prendre exemple sur le premier des imams, le prophète Ibrahima » 10. Il ajoute : « Un imam doit forcément passer par la traditionnelle école coranique. Un imam doit provenir de milieux pauvres, il ne doit pas mentir. Il doit maîtriser ce !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
7. 8.
Limogeage qui, en définitive, n’aura pas lieu. Senewebnews, « Rencontre avec les députés de la majorité : les imams de Guédiawaye ne baissent pas la garde », 11 décembre 2008. http ://www.seneweb.com/news/Societe/rencontre-avec-les-d-put-s-de-la-majorit-lesimams-de-gu-diawaye-ne-baissent-pas-la-garde_n_19993.html 9. Idem. 10. Senewebnews. « Marche des imams de la banlieue : El Hadji Moustapha Guèye condamne l’acte », vendredi 12 décembre 2008. Kalil I. Sène. http ://www.seneweb.com/news/Societe/marche-des-imams-de-la-banlieue-el-hadjimoustapha-gu-ye-condamne-l-acte_n_20013.html.
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qu’il dit et se limiter à rappeler aux fidèles les principes de l’islam » 11. Cet énoncé est en droite ligne de la sentence alors prononcée par le président du groupe parlementaire de la « majorité présidentielle », le député Doudou Wade, qui parlera d’« imamat par effraction ». Un rapide survol de l’histoire permet de voir que cette démarche des imams, même si elle est considérée comme une nouveauté 12 sous le ciel sénégalais, n’en est pas moins inscrite dans une longue tradition de prise de parole politique et citoyenne des acteurs religieux (Kane 2008).
Une action inscrite dans une dynamique protestataire globale et ancienne ? La confrérie mouride a bien pu être considérée, durant les années 1970, comme un « syndicat paysan » 13 ; le chef confrérique niassène, Ibrahima Niasse, a occupé d’importantes fonctions dans les organisations politiques internationales de la Oumah, des années 1950 à sa mort. De même, l’existence, même éphémère, du Parti de la Solidarité sénégalaise (PSS), dans la foulée du combat indépendantiste, le jihad avorté de « l’ayatollah de Kaolack » 14 dans la logique de la révolution khoméniste ou, plus proche encore, l’irruption de jeunes leaders confrériques qui ont occupé la scène politique entre 1990 et 2000, avec, entre autres, le mouvement tidjanne des Moustarchidin wal Moustarchidat qui s’est violemment heurté au pouvoir étatique, dans la première moitié de la décennie 1990 (Kane et Villalon 1999 ; Samson 2005), sont autant d’éléments dans le tableau général de l’irruption de l’islam dans la politique. Pourtant, cette tradition n’a pas été évoquée dans les commentaires qui ont suivi la marche présidée par les !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
11. Doudou Wade et Moustapha Guèye flinguent l’imam Youssoupha Sarr « C’est un Imamat par effraction». Par Alassane Hanne. http ://www.seneweb.com/news/Societe/doudou-wade-et-moustapha-gueye-flinguent-limam-youssoupha-sarr-c-est-un-imamat-par-effraction_n_28325.html. 12. « Le président de la République, Abdoulaye Wade n’a, lors de son adresse à la Nation du 31 décembre 2008, aucunement fait allusion à la marche des imams de la banlieue qui est une première dans l’histoire de notre pays ». C’est nous qui soulignons. 13. Lire Fall (1986) et Guèye (2002). 14. Il s’agit du sobriquet donné à Ahmed Khalifa Niasse, un marabout de la branche tidjannyya de Kaolack, qui a attiré l’attention sur lui en septembre 1979 par l’annonce, dans une conférence de presse, depuis Paris, de la création d’un parti islamique jihadiste visant l’instauration d’une république islamique au Sénégal. Cette séquence dans la trajectoire d’Ahmed Khalifa, davantage connu aujourd’hui comme surtout un richissime marabout homme d’affaires, est bien documentée par M.-C. Diop et M. Diouf (1990 : 7880). Toutefois, le journaliste d’investigation, Abdou Latif Coulibaly (1999 : 113-116) donne une explication de l’entreprise jihadiste imprévisible d’Ahmed Khalifa Niasse alors considéré comme un proche du régime senghorien, après avoir participé à la fondation du Parti démocratique sénégalais d’Abdoulaye Wade. Coulibaly soutient, dans la troisième partie de son ouvrage (96-171), la thèse d’un complot politique contre Senghor ourdi par sa jeune garde, sous la conduite de Jean Collin et la participation des services secrets français. Pour lui, c’est dans le cadre de ce complot qu’il faut situer l’action de l’ « Ayatollah de Kaolack ». Lire en particulier les pages 114 à 116 de Coulilaly (1999).
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imams. Ces figures publiques de l’islam n’appartiennent pas à des familles maraboutiques reconnues et ne sont pas détentrices de légitimités historiques dans le champ religieux. Pour autant, elles n’ont pas moins réussi à banaliser aussi bien leur présence dans l’espace public que leurs projets de façonnage de celui-ci. La meilleure illustration de cet état de fait est indiquée par les grands moments du calendrier liturgique musulman, comme l’emblématique fête de la Tabaski. Ces moments sont désormais de hauts lieux de prises de parole des espaces d’islam alternatifs, dont les appels et prêches sont fortement repris par la presse écrite, voire diffusés en direct par les médias audiovisuels. Tout un arrière-plan existe ainsi et ne facilite pas la caractérisation du mouvement des imams dans les termes qui ont accompagné sa médiatisation : une nouveauté, une surprise, une première ! Du reste, ces termes ont, sans doute, contribué à son succès politique.
Construction du mouvement des imams et sa perception par l’opinion Cette partie de notre contribution examine la construction du « mouvement des imams » et surtout encore les perceptions nourries par son image publique. Elle tente également de voir, parallèlement, quel type de continuum, de rupture ou d’amalgame existe entre ce qu’on connaissait déjà avant, en termes d’affichage militant du leadership religieux, et l’action portée par les imams. Pour cerner cette genèse, nous avons déroulé une approche par cercles concentriques, remontant de la marge au cœur du mouvement. En d’autres termes, nous nous sommes d’abord appuyé sur un travail de mise en perspective critique des discours (populaires) sur le mouvement des imams. Il s’agit d’un entretien accordé par le sociologue Alfred Inis Ndiaye au quotidien L’Observateur, environ six mois après la première marche et en plein essor médiatique du mouvement dit des imams. Ensuite, nous avons cherché à donner la parole aux autres leaders qui ont aussi accompagné ou contribué à « faire » ce mouvement dit des imams. L’entretien que nous a accordé Alioune Diop, militant et leader associatif à Guédiawaye, nous donne ainsi une « vue de l’intérieur » qui suggère une palette de facteurs dont la prise en compte est utile. Enfin, nous clôturons la partie avec l’imam Youssoupha Sarr, porte-parole du mouvement. Avec lui, nous insistons moins sur son appréciation du contexte que sur le repérage des lignes marquantes de son cursus 15. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
15. L’imam Sarr n’est pas, à lui seul, le mouvement, mais le rôle qu’il a joué, notamment de répondant public, en fait un personnage dont les conditions sociales de maturation de la conscience politique méritent d’être examinées. Imam Sarr revendique, lui-même, le statut de politique : individu politiquement conscient et actif. La partie ici exploitée de l’entretien effectué avec Sarr est un choix délibéré et complémentaire des perspectives contextuelles adoptées dans les interventions de Ndiaye et Diop.
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Vulgate médiatico-politique et clarifications sociologiques 16 Se demandant pourquoi Guédiawaye a constitué le point de départ du mouvement social contre la vie chère, Alfred I. Ndiaye commence d’abord par dégager une temporalité à la fois large et spécifique. Large, en ce qu’il inscrit ce qu’il nommera, avec insistance, le « mouvement des résidents de Guédiawaye » dans une dynamique plus générale de protestation ambiante contre la vie chère, repérable déjà et avant, un peu partout au Sénégal. Spécifique, ensuite, en ce qu’il définira l’action de Guédiawaye en ces termes : « on a assisté à ce que nous pouvons appeler un mouvement social, bien structuré, avec des objectifs clairs, une stratégie de lutte et une direction. C’est ce caractère de mouvement social qui fait la différence entre la protestation sociale contre la vie chère à Guédiawaye et ailleurs dans les autres localités du pays ». Le sociologue reprendra plus loin une autre série de précisions, particulièrement dans la désignation du mouvement social de Guédiawaye. En effet, lorsqu’on lui demande de se prononcer sur les raisons qui expliqueraient la montée au créneau du « collectif des imams », il structure une réponse en deux moments distincts. Un premier où il invite le journaliste à ne pas prendre la partie pour le tout : « Les imans sont membres de ce Collectif et servent de catalyseurs à cette lutte. (…). Ils sont membres de ce collectif avec des chefs de quartiers et d’autres notables qui ont des expériences politiques ». Dans un second moment, il s’arrête sur « le statut » que les imams occupent dans ce Collectif, qu’il mettra en rapport avec les expériences sociales et politiques particulières d’un certain nombre d’entre eux. « Quand on analyse le profil de certains de ces imams, on constate que, la plupart du temps, ils sont des retraités de l’administration ou du secteur privé. Ce qui leur permet de rompre plus facilement avec le modèle de l’imam assisté par les populations ou les pouvoirs publics, donc, imam fragile face aux ordres dominants (l’État ou la direction de la confrérie) ». Alfred I. Ndiaye a également insisté sur le contexte socio-urbain de Guédiawaye qui, comme nous l’avons souligné plus haut, est un condensé d’initiatives associatives et populaires de toutes sortes, encadrées ou non par des organisations non gouvernementales. Sur ces différents aspects, Alioune Diop nous a fourni des renseignements qui peuvent aider à préciser davantage encore le contexte de genèse de l’action de Guédiawaye.
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16. Pour Alfred Ndiaye, sociologue à l’université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis, « Les imams représentaient les seuls leaders en qui la population pouvait avoir confiance ». Propos recueillis par Maguette Ndong. L’Observateur, 21 juillet 2009. http ://www.seneweb.com/news/Societe/pr-alfred-ndiaye-sociologue-a-l-ugb-les-imamsrepr-sentaient-les-seuls-leaders-en-qui-la-population-pouvait-faireconfiance_n_24189.html
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Alioune Diop : entretien avec un témoin privilégié 17 Alioune Diop se définit comme un produit du mouvement protestataire de Mai 1968 dont le parcours de militant prendra une tournure moins liée aux appareils politiques de gauche, creuset de sa formation idéologique. Il dit s’être engagé, par la suite, dans un militantisme plus tourné vers les associations, les ONG et les cercles de réflexion. En droite ligne de cet itinéraire, il est actuellement le coordonnateur du Comité d’initiatives pour une mobilisation alternative et citoyenne (CIMAC). Mis en place au début de l’an 2000, ce mouvement a été, selon lui, un creuset où diverses catégories de leaderships se sont brassées. Des imams et des universitaires, note-t-il, s’y sont confrontés, en toute tranquillité et sur des questions « théoriques » 18. Il évoque, pour illustrer, un échange épique qui y aurait opposé Amady-Aly Dieng, figure de proue de l’intelligentsia sénégalaise, à un imam de son quartier sur la question de la citoyenneté. Pour l’imam, il s’agissait de plaider pour une citoyenneté inclusive et non exclusive et de reprocher justement aux intellectuels classiques ce qui serait leur réticence sur le sujet. Lorsque, dans cet élan, nous évoquons avec lui le « mouvement des imams et résidents de Guédiawaye », il mentionne d’abord l’affiliation de ce mouvement au Cadre de Concertation et d’Action de la Société civile (CASC). Alioune Diop présente ensuite le mouvement des imams et résidents comme une agrégation d’individualités et de mouvements associatifs qui ont choisi de mettre les imams et notables de la localité à leur tête. Interrogé sur le noyau dur à l’origine de cette initiative, il fait remarquer que le CIMAC a été invité à rejoindre la dynamique, tout en estimant, in fine, que cette initiative est également le résultat des actions menées à Guédiawaye à partir de 2000. En somme, comme il le suggérera plus loin, le mouvement dit des imams est né d’un contexte qui a préparé son avènement. Pourquoi un tel leadership a-t-il été privilégié pour un mouvement présenté comme très composite à son départ ? Diop n’apporte pas de réponse très précise à cette question, mais il ne remet pas en cause, pour autant, l’argument le plus communément entendu : la confiance que les populations auraient développé pour les leaders religieux à la défaveur des appareils politiques classiques 19. Par ailleurs, son témoignage attire l’attention sur un autre point à propos duquel il a paru vouloir « communiquer » et lever des équivoques : l’accusation d’instrumentalisation religieuse. Il disqualifie cette vision en insistant sur le fait que « les animateurs du mouvement se reconnaissent en une diversité d’appartenances et de rapports au religieux ». Il rappelle aussi que ce mouvement a été précédé par des initiatives, tant sous l’égide du CIMAC que d’autres Collectifs, !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
17. Entretien avec Alioune Diop à son domicile à Guédiawaye, le 26 août 2011. 18. Entendre « complexes ». 19. Les débuts de l’initiative et le processus de formation du noyau de départ ne font pas vraiment l’objet de discours explicite, y compris de la part de l’imam Youssouf Sarr que nous avons interpellé sur le point. Une ultérieure monographie du mouvement permettra sans doute de lever ce coin du voile.
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avec la participation de chefs de quartiers et d’imams. Alioune Diop estime même sur ce fait, que s’il fallait faire une comptabilité, alors sur cinq grandes actions du CIMAC, la contribution de ce leadership traditionnel (notables, chefs de quartier, imams) fut décisive au moins sur les quatre ! À ce propos, il insiste sur l’idée selon laquelle l’implication de son mouvement dans les « Assises nationales » a été aussi l’occasion pour eux d’emmener aux discussions « des imams et notables de quartiers qui ont débattu avec tout le monde et se sont confrontés avec d’autres militants ».
Imam Youssouf Sarr : confidences entre rouge pâle et vert foncé 20 Originaire de la ville de Saint-Louis, c’est à Dakar et précisément au Centre de Perfectionnement administratif (CFPA) que l’imam Youssoupha Sarr considère que les choses, dans le cadre de son évolution politique, se sont mises en place. Toutefois, comme cela est bien suggéré déjà dans l’interview d’Alfred I. Ndiaye, on voit que, par sa génération et son cursus, Mai 68 a joué un certain rôle dans la formation de sa conscience politique, même s’il considère qu’il était peu aguerri quant aux enjeux, du fait de son jeune âge. Il rapporte ainsi « … on était, effectivement, attiré par la gauche dans ces débats 21, ce qui était tout à fait normal, on était encore jeune ». Et plus loin : « … j’ai été, par exemple, beaucoup marqué par des personnages comme Majmouth Diop, Madické Wade, Tidiane Baïdy Ly…des gens qui symbolisaient la Gauche…Oui j’ai été beaucoup marqué par ces gens ; et sur le plan syndical aussi il y avait des leaders de haute facture, comme Doudou Ngom qui a été ministre de l’Éducation nationale… ».
Toutefois, lorsqu’il est interpellé sur ce qui reste de cet attachement, il souligne :
« Il faut dire aujourd’hui, les choses ont totalement changé…Avant on était dans un carcan… il fallait être de ce côté-ci ou de ce côté-là. Maintenant, les choses ont changé. Nous savons que ces idéologies, fondamentalement, … pour nous ou pour moi, en tout cas pour nous qui sommes imams et imams intellectuels surtout, nous disons que ces projets de société que ces idéologies là nous proposaient, nous, nous avions un autre projet de société qui était plus pertinent, qui était basé sur la foi… On a changé entretemps… Là nous disons qu’il y a un projet de société islamique qui demeure le meilleur projet pour notre société. Ceci, bien sûr dans le cadre de la modernité, et de la laïcité entre guillemets, la laïcité positive, en tout cas, pas de la laïcité de l’école de Jules Ferry, mais la laïcité
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20. Entretien avec Youssoupha Sarr, réalisé à son domicile en septembre 2011. Dès le 16 décembre 2008, soit une semaine après ses premières déclarations publiques, un reportage lui est consacré par Le Matin, dans lequel l’imam est présenté comme un fervent talibé mouride, dans sa 61e année, « père de cinq garçons et d’une fille, adjoint à l’imam de la Mosquée de Hamo 4 (…) [et symbolisant] aujourd’hui une génération de religieux soucieux de partager les souffrances des populations » (Sakho 2008). 21. Par-là, l’imam évoque ce qu’il nomme « … un débat politico-social vif entre le régime de l’UPS d’une part et … ce qu’on en disait d’autre part ».
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qui permet à chaque Sénégalais de vivre sa foi, dans un cadre juridique, dans un cadre républicain, mais de vivre sa foi sans entrave ».
Son témoignage reste marqué, néanmoins, par l’usage d’un certain nombre d’expressions-clés, comme celle de « contrainte populaire exercée sur les gouvernants », mais aussi par le caractère relativement fondateur qu’il accorde aux événements de 1968. Il considère, en effet, que ce mouvement a eu un impact dans la conduite des gouvernants et la gestion des affaires du pays et il le donne à voir comme le premier mouvement, à base populaire, qui a imposé une prise de conscience et forcé le pouvoir à agir à partir de l’injonction des populations. Pour mieux marquer ce qui serait, pour lui, le caractère fondateur ou de rupture des événements de 1968, Youssoupha Sarr établit une comparaison avec ceux de 1962 et fait remarquer que le conflit ayant opposé Mamadou Dia à Léopold Senghor, en dépit de son importance, n’aurait concerné que les politiques seuls. On pourrait, en effet, penser que dans cette réflexion de l’imam, Mai 68 serait déjà un ancêtre de la forme de lutte sociale dans laquelle le mouvement des imams a entendu s’inscrire. Même si elle semble plausible, cette hypothèse ne présente d’intérêt que dans la mesure où elle donne à voir tout le caractère éclaté des mémoires et cursus qui ont favorisé et porté l’éclosion du mouvement social de Guédiawaye.
Le président et la vision, la vision et les ressources, les ressources et … les imams imprévus Comment lire, en conséquence, l’action publique portée par les imams de Guédiawaye sur la scène politique et sociale nationale ? Et comment interpréter, ensuite, les défis et perspectives posés par leurs actions, tant dans leur rapport global à la politique que dans leur impact sur les équilibres traditionnels du champ socioreligieux ? Le contexte social et politique de la gouvernance de Wade offre quelques clés de réponse. Le projet wadien de gouvernance, avec ses enjeux, aussi bien local que global, a semblé inséparable de la construction d’une image de président, ami des leaders religieux. Un peu à l’instar de la quête de légitimité de son prédécesseur, Abdou Diouf, surnommé « l’Homme de Taïf », au début de son magistère (Diop & Diouf 1990). Dans la même veine, le mot d’ordre politique phare du début de l’alternance de 2000, « assurer la continuité de l’État », signifie la continuité des mécanismes sociaux d’encadrement des populations. Et c’est dans ce contexte qu’il faut appréhender l’apparition des imams de Guédiawaye sur la place publique, afin de mieux « entendre » la dissonance importante qu’elle a porté dans le projet wadien de construction hégémonique tant sur le plan national qu’international. C’est ce que nous allons suggérer dans ce point.
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Au soir de sa défaite électorale, au second tour de la présidentielle de 2012, au terme d’une candidature vivement dénoncée, la presse a prêté à Abdoulaye Wade le commentaire suivant : « Il y a deux choses que je ne comprends pas : la défaite à Ziguinchor et le fait que je sois au coude-àcoude avec Macky Sall à Touba, en dépit des moyens débloqués... » 22. L’interrogation de l’ex-président vaut questionnement sur un vieux paradigme. En effet, alors que ce qu’on a appelé le « contrat social sénégalais »23, dès les années 1980, commençait à prendre un coup de vieux (ce qui s’est fortement révélé lors des élections de 2000), Wade a opté de le rafraîchir, à son bénéfice. Il entretint, à cette fin, un commerce assidu avec les leaderships communautaires du pays. Ses opérations de charme à leur égard ont non seulement constitué une caractéristique forte du contexte social et culturel de la gouvernance de Wade, mais elles ont aussi suscité une logique globale de refonte du protocole républicain que certains ont nommé son « informalisation » (Diagne 2002). L’État wadien s’est ainsi évertué à maintenir, souvent avec fracas, les leviers d’encadrement des forces religieuses, notamment le groupe des imams, par le biais d’amabilités étatiques. Ces imams, qui opèrent à la base et dans le quotidien des masses, ont vu une amélioration de leurs conditions d’existence, par une approche populiste et cynique qui a pris, parfois, des allures insolites. Les résultats sociaux et politiques de cette prodigalité ont pu être lisibles dans les déclarations fortes qui ont magnifié la « disposition particulière » du « nouveau chef de l’État » à l’égard des communautés religieuses. On parle de « (…) climatisation de la Grande mosquée de Dakar, tapissage de plusieurs mosquées du pays, réhabilitation de la Cathédrale de Dakar, multiplication par dix et élargissement à toutes les régions de l’aide financière octroyée aux Imams et oulémas lors des grandes fêtes religieuses, octroi de billets pour le pèlerinage à la Mecque et à Rome, etc. (…) » 24. L’auteur de ce discours de reconnaissance, l’imam Moustapha Guèye, conclura ainsi, fort logiquement, sa lancée : « le président de la République mérite des prières mais aussi du soutien » 25. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
22. http ://www.dakaractu.com/Abdoulaye-Wade-a-Macky-Sall-M-le-president-Par-CheikhYerim-Seck_a17255.html. Fort probablement, la même interrogation a pu être faite par son fils Karim Wade, au lendemain de sa défaite électorale, lors des élections municipales et régionales de 2009 et à l’issue d’un long marathon de visites de proximité et de remises de cadeaux à des personnalités et groupes sociaux qualifiés de grands électeurs. 23. Pour plus de détails, voir la contribution de Cheikh Babou dans ce volume. 24. http ://www.seneweb.com/news/Societe/me-abdoulaye-wade-lors-la-rencontre-desimams-et-oul-mas-du-s-n-gal-le-s-n-gal-est-le-seul-pays-au-monde-remplir-lesconditions-pour-abriter-un-sommet-sur-le-dialogue-islamo-chr-tien_n_2152.html. « Me Abdoulaye Wade lors de la rencontre des Imams et Oulémas du Sénégal : « Le Sénégal est le seul pays au monde à remplir les conditions pour abriter un sommet sur le dialogue islamo-chrétien» », par Thiané Ndiaye. Source : politicosn.com. 25. Idem.
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L’agenda international de l’État, notamment l’installation de Wade à la présidence de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI), de même que son projet de Conférence sur le dialogue islamo-chrétien, ont constitué des motifs d’intérêt et de mobilisation des différents segments du champ socioreligieux islamique. Cela conduira, à la veille des élections locales de 2009, certains hommes politiques à dénoncer ce qu’ils considéraient comme un insoutenable amalgame. Moustapha Niasse a déclaré à ce sujet : « ce sommet ne concerne ni les Imams ni les Sénégalais musulmans qui font la prière cinq fois par jour. (…), on n’y parlera ni du Coran ni des hadiths du Prophète (PSL), mais plutôt d’élaboration de programmes de coopération solidaires entre les pays qui composent cette organisation » 26. On peut, par ailleurs, se demander si dans le contexte de remise en cause des équilibres issus de la guerre 1939-1945 et d’émergence d’un monde dit multipolaire, Abdoulaye Wade n’a pas fait peser l’agenda international de l’État dans sa quête d’une stature de leader d’envergure internationale. Ainsi, pendant longtemps, avant que les débats sur la « transmission monarchique du pouvoir » et du « troisième mandat » n’y mettent un terme (Ly & Seck 2012), l’image de Wade fut souvent associée à celle de Thabo Mbeki, Abdallah Bouteflika, Olusegun Obasanjo 27, tous présidents de pays dont la puissance politique et militaire sont sans commune mesure avec celle du Sénégal. Wade n’aura de cesse de faire valoir son titre de président de l’OCI pour se proposer en médiateur ou facilitateur dans des conflits aussi complexes les uns que les autres : Inde-Pakistan, Iran-USA/UE, Israël-Palestine, etc. C’est au regard des enjeux de ce contexte qu’il importe de saisir l’impact de la marche des imams. Cette marche introduit des éléments de langage nouveaux dans la grammaire habituelle des interrelations entre les pouvoirs temporels et spirituels, du fait même que son positionnement semble déborder, d’une part, les limites des capacités étatiques de manipulation des forces sociales religieuses et, d’autre part, les logiques dites de « soutien mercenaire » (Sandbrook 1987 : 20).
« Imamat traditionnel » versus « nouvel imamat » : débats sur les « titres de la fonction » et les « fonctions du titre » Les termes « imam » et surtout « imamat » qui ont été beaucoup mobilisés dans le débat public qui a suivi la marche de Guédiawaye renvoient à une querelle fondatrice, au long cours, autour de la succession légitime du prophète de l’islam. Ils engagent de nombreuses considérations historiques, islamologiques et politiques, voire culturelles, qui restent profondément marquées par différents maîtres, écoles, courants et groupes plus ou moins !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
26. http ://www.afp-senegal.org/Electionsfrom2005/niasse_kolda_oci.htm. « Moustapha Niasse à Kolda sur l’OCI : “Ce sommet ne concerne ni les Imams ni les Sénégalais musulmans” » (Yaffa 2008). 27. Pour plus de détails sur la question, lire Diop (2013).
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en conflits, loin d’être réductibles à la seule opposition entre sunnites et chiites (Lambton 1971). Au Sénégal, pays de tradition sunnite et de rite malikite pour la grande majorité de sa population musulmane, les imams sont, habituellement, une catégorie particulière de notables communautaires qui gèrent, au quotidien et dans les quartiers, les charges courantes liées à la vie sociale et spirituelle de leurs coreligionnaires : direction de la prière, bénédiction des mariages, cérémonies mortuaires, baptêmes, médiations sociales, etc. Ils ne sont pas nécessairement liés ou soumis à l’autorité des organisations confrériques qui constituent un canal d’encadrement des fidèles, en dépit d’une tradition de chaînes de mosquées nommées tidjane ou mouride. Jusqu’à une période relativement récente, ces imams ont constitué les figures majeures de la carte postale de l’islam tranquille sénégalais, comparativement au rôle que ce groupe a pu jouer ailleurs ou encore dans le passé de la sous-région (Levtzion 1978). Néanmoins, avant comme après la marche des imams de Guédiawaye, plusieurs événements ont cristallisé bien des cadres d’intervention, de jonction et d’affichages d’imams protestataires dans le débat public. Les sermons de la prière collective du 8 février 2008 ont été préalablement annoncés dans la presse comme devant être consacrés à l’affaire dite du « mariage gay » afin de préparer les populations à résister, par des marches, contre la libération des concernés par la justice 28. Bien avant cette affaire, une autre, dite de « Guddi Town » 29, avait défrayé la chronique et vu une montée sur la scène publique d’un regroupement d’imams et de militants religieux cherchant à mettre la pression sur l’État pour, là encore, demander une punition exemplaire des fautifs et surtout une prise en main plus globale de la question des mœurs. On pourrait aussi signaler la longue polémique politico-religieuse autour du monument de la renaissance de Wade 30. L’un des indicateurs privilégiés de cette dynamique protestataire est ainsi dans la transformation des sermons en lieux et moyens de promotion et de diffusion d’appels à des mobilisations populaires. C’est ce qu’on voit bien, enfin, dans la polémique qui a suivi une contribution parue dans la presse et visant à dénoncer une série d’expulsions de jeunes filles musulmanes voilées, des écoles confessionnel!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
28. Vers la fin de l’année 2008, neuf personnes, convaincues d’« acte impudique et contre nature et association de malfaiteurs », furent arrêtées à Mbao et condamnées, le 7 janvier 2009, à huit années de prison ferme, assorties d’amendes à hauteur de 500 000 francs CFA. Une peine qui a mis l’État en difficulté au plan de ses engagements internationaux et aussi sous pression, au plan local, de la part d’animateurs religieux organisés en « Front islamique pour la défense des valeurs éthiques » et exigeant une application encore plus sévère dans la lutte contre l’homosexualité. Ces hommes seront libérés le 20 avril 2009 par la Cour d’Appel de Dakar. 29. Il s’agissait d’une vidéo de « danses obscènes », diffusée sur Internet et mettant en vedette une star de la scène artistique sénégalaise. Certains y ont vu un règlement de comptes. 30. Le monument de la renaissance africaine fut décrit comme une idole, une stricte œuvre d’art ou encore un objet indécent, du fait des jambes nues de sa figure féminine.
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les catholiques. Dans sa réaction, sollicitée dans les colonnes de la presse, l’imam Youssoupha Sarr déclarait : « Nous demandons au cardinal Théodore Adrien Sarr d’user de toute son autorité pour que la bonne entente et le respect mutuel entre nos deux communautés (musulmane et chrétienne) soient sauvegardés. (…) Le règlement intérieur d’un établissement ne peut pas être au-dessus d’une loi républicaine » 31. On passe ainsi d’un type d’engagement davantage citoyen, mais religieusement justifié, à un engagement plus religieux, mais davantage justifié en termes de… citoyenneté intégrale ou globale. Ces glissements observés depuis la première marche de décembre 2008 jusqu’à la prise de position publique des imams contre la loi instaurant la parité au Sénégal, se sont accompagnés d’une recomposition des forces sociales et politiques. La mise en place, en juillet 2010, de la Ligue des imams et prédicateurs du Sénégal, à la symbolique Mosquée inachevée de Dakar, haut lieu de discours islamiques militants, a parachevé ce processus de remembrement du champ de l’imamat qui était devenu inévitable. Avec la Ligue, la traditionnelle Association des imams et ulémas du Sénégal se voit désormais débordée sur ses flancs et plus que jamais confinée dans une image publique (désastreuse) d’ « Association des imams pour l’État », comme le dit l’imam Dame Ndiaye. Dans le même temps, la presse conforte une image de contestataires pour les animateurs de la Ligue, à la tête de laquelle se retrouve l’imam Bamba Sall comme président et son homologue Youssoupha Sarr comme porte-parole. On peut se demander, dès lors, si ce qui paraît être un défi nouveau, lancé à un système quasi institutionnalisé depuis la première moitié du XIXe siècle, a réussi à dégager un nouvel espace d’existence pour un personnel religieux (les imams), habituellement marginalisé, et dorénavant entré en quête de reconnaissance et de premiers rôles. La réponse ne peut être simple car, aujourd’hui, même s’il se signale encore, de façon sporadique, par des initiatives et prises de parole publiques aussi spectaculaires que sa première marche de gloire, le mouvement des imams semble avoir perdu beaucoup de sa capacité de mobilisation et, surtout aussi, sa capacité d’attraction des médias. Il s’est banalisé, pour l’essentiel et pour certains, il s’est même compromis avec le régime, notamment lorsque son leader emblématique a accepté, en dehors du cadre du regroupement, d’aller rejoindre un conseil consultatif sur l’énergie, mis en place par le fils du président de la République, Karim Wade (Fofana 2010).
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31. « Renvoi d’élèves voilées au collège Hyacinthe Thiandoum Les imams interpellent le Cardinal Sarr ». Lire http ://www.lasenegalaise.com/?lasenegalaise=infos&infos=societe&societe=20576.! Pour une analyse récente de la question plus générale de l’éducation religieuse au Sénégal, on peut consulter Camara & Seck (2012).
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Leçons de lendemains de poussées fiévreuses Les caractéristiques du contexte politique et social de la gouvernance de Wade, fortement marquées par une profonde crise du cadre d’exercice formel du jeu politique, l’apparition de nouvelles figures guerrières et incendiaires (Ly & Seck 2012) et une rupture du dialogue politique à la suite des élections de 2007 où l’opposition a refusé, dans l’ensemble, de reconnaître la victoire de Wade, ont créé un appel d’air en faveur d’une intervention des leaders religieux comme ultime recours pour empêcher que le pays ne sombre dans le chaos. C’est pourquoi, en faisant un focus, ici, sur la marche des imams de Guédiawaye, nous avons surtout voulu questionner un éventuel nouveau rôle de l’islam dans le sillage de la gouvernance de Wade. À ce titre, on peut se demander ce que la profusion actuelle de « mouvements citoyens » constatée dans le débat public sénégalais doit à l’initiative des imams, comme certains observateurs le font remarquer 32. Mais il ne faut pas oublier ce que les imams doivent aussi à un contexte social en ébullition, qui a fortement exacerbé les revendications citoyennes. Il s’agit donc là de deux dimensions qui se sont mutuellement enrichies pour conduire à une conjoncture de débat inédit sur le sens du service public. Les imams, comme les autres, ont voulu astreindre les gouvernants à une obligation de transparence et de redevabilité, mais avec un projet associatif (ou communautaire) de renégociation des termes de la citoyenneté. Au terme de la période durant laquelle ils ont fortement occupé le devant du débat public, dans le contexte du régime wadien, il est possible d’avancer deux hypothèses conclusives. C’est d’abord l’idée que la concurrence très dure qui accompagne le développement des entreprises de presse, fait place à un recours important, voire manipulateur, de la ressource symbolique et commerciale du religieux (Seck 2012). Cette attention vive portée sur le religieux a coïncidé avec un contexte fortement marqué par les relations devenues houleuses et délétères entre le régime de Wade et les organes de presse. Le croisement de ces deux phénomènes a joué dans le glissement sémantique qui fait du mouvement social de Guédiawaye une « fronde des imams », présentée de surcroît comme une énième contestation du régime de Wade. Dès lors, ce qui donc, au départ, était probablement une stratégie de communication et d’encadrement de la lutte de populations d’une localité donnée, se révélera être une fenêtre d’opportunités que justement « les imams » vont, de façon opportune, saisir pour « allumer » d’autres foyers de mobilisation au nom de l’islam et de la communauté musulmane. Les imams ont ainsi non seulement trouvé dans le dispositif et les dispositions du champ médiatique de puissants leviers d’amplification et de démultiplication de leurs initiatives, mais ils ont aussi bénéficié d’un contexte social d’attente !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
32. Notre collègue Mouhamed Ly a souligné déjà combien le mouvement citoyen le plus populaire et redouté du moment, « Y en a marre », dont les animateurs sont un groupe de jeunes rappeurs a trouvé son inspiration dans l’action des imams.
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favorable. En effet, au moment où émerge le phénomène des imams, le fait religieux, en soi, occupe déjà une place importante dans les programmes de radio et de TV, avec un renouvellement profond de ses modes habituels de discours et centres d’intérêts. Les imams et ulémas classiques n’occupaient guère plus, dans le paysage médiatique et surtout dans le marché des services de prêche, qu’une place marginale comparée aux prêcheurs qui, depuis une quinzaine d’années déjà, au moins, avaient fait irruption sur la scène publique et trouvé des modes singuliers de capter l’attention du public, en rivalisant d’ingéniosité. Les figures de Taïb Socé et d’Aliou Sall demeurent emblématiques à cet égard. C’est ensuite l’enseignement majeur que l’on peut tirer de la reformulation des paradigmes dans l’actuel processus ou tournant dans la production d’une nouvelle modernité sénégalaise. Il s’agit d’une « nostalgie » des pères de la Nation, sous la figure du politique et du marabout. Les Sénégalais, confrontés, en effet, à un « président spécial » 33 en ont ainsi appelé, de manière récurrente, au respect de leur « tradition républicaine », héritage historique forgé de Senghor à Diouf. La décision d’Abdoulaye Wade de ne pas célébrer les prières de la Korité et de la Tabaski à la Grande mosquée de Dakar a été l’un des premiers points de polémique publique dans ce sens (Seck 2010). À cette idée de sauvegarde d’une « tradition républicaine » qui dédouble, en réalité, un processus d’appropriation populaire, mais sélective et acritique de l’histoire récente du Sénégal, s’ajoute un élément de contexte, tout aussi remarquable. Il s’agit des rappels récurrents, sur le mode du regret, des figures des khalifes Abdoul Aziz Sy et Saliou Mbacké dans le débat public, singulièrement dans les moments de crise aiguë. Il en est ainsi de certains enregistrements audio des causeries et appels à la paix des cœurs d’Abdoul Aziz Sy qui ont été rediffusés, opportunément, dans les marchés et sur quelques stations de radio FM, lors des débats sur la constitutionnalité ou non de la candidature du président sortant aux élections de 2012. C’est comme si, entre appels et rappels, la nation aurait fait la paix avec les figures tutélaires de son contrat social, mais en reconfigurant leur périmètre de pertinence. Dans ce contexte, qui semble surtout prendre son essor à partir des élections controversées de 2007, ces dispositions d’écoute, voire de redécouverte à l’égard des religieux ont fonctionné comme une consécration du rôle de médiateur attendu de tout chef religieux. La marche des imams est précisément une tentative d’échappée belle, tout à fait moderne, dans cette (nouvelle) ouverture paradigmatique, d’un groupe particulier relevant d’un champ social déterminé. C’est en ce sens que le tableau ici brossé de sa genèse, de son évolution ultérieure et des aléas qui l’ont ponctué nous a surtout conduit à donner à voir combien la société sénégalaise joue et rejoue ses stocks de vérités héritées, fabulées, recomposées, proprement inventées par !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
James Wolfenshon, ancien directeur de la Banque mondiale, serait l’auteur de ce commentaire plusieurs fois repris, par la suite, dans les débats publics et les articles des journaux.
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moments, dans un jeu qui redéfinit, de manière subreptice, ses équilibres politiques et sociaux. Dans ces conditions, la gouvernance d’Abdoulaye Wade, en dépit ou à cause de ses allures chaotiques, a constitué un accélérateur historique important dans le processus de réinvention continue de la nation. C’est, là, son bien involontaire mérite.
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LIRE MAX WEBER AVEC JEAN-PIERRE GROSSEIN
LA SEMAINE DE LA RECHERCHE VENDREDI 22 MAI
VENDREDI 22 MAI 2015 - à la salle de conférence de la FSJES de l’Université Hassan II de Casablanca, SEMINAIRE DE RECHERCHE Organisé en collaboration avec le Département de science politique et le CM2S de l’Université Hassan II de Casablanca, 10h00-13h00 - SEMINAIRE « Concepts fondamentaux et catégories sociologiques » Animé par Jean-Pierre Grossein. • Texte de lecture : « De l’interprétation de quelques concepts wébériens », Revue française de sociologie, vol. 46, 2005/4, p. 685-721
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DE L'INTERPRÉTATION DE QUELQUES CONCEPTS WÉBÉRIENS Jean-Pierre Grossein Presses de Sciences Po | Revue française de sociologie 2005/4 - Vol. 46 pages 685 à 721 ISSN 0035-2969
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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Grossein Jean-Pierre, « De l'interprétation de quelques concepts wébériens », Revue française de sociologie, 2005/4 Vol. 46, p. 685-721.
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R. franç. sociol., 46-4, 2005, 685-721
Jean-Pierre GROSSEIN
De l’interprétation de quelques concepts wébériens*
« Je pense personnellement qu’aucun moyen au monde n’est trop “pédant” pour ne pas être à même d’éviter les confusions » (1)
RÉSUMÉ Les recherches entreprises en Allemagne autour de l’édition critique de l’œuvre de Max Weber apportent la preuve que le travail d’interprétation de la construction wébérienne ne saurait désormais se faire, sous peine de graves méprises, en ignorant leurs acquis. C’est le cas tout particulièrement pour ce qui était considéré comme l’opus magnum de Max Weber, Économie et société, qui s’avère être composé de différents manuscrits, rédigés à des époques différentes et mettant en œuvre des dispositifs conceptuels distincts. Aussi un travail patient de reconstruction de ces dispositifs doit-il être conduit sur la base de ces recherches philologiques et éditoriales. Il portera principalement ici sur la première phase d’élaboration (1909-1914) de ce chantier resté inachevé.
La forme dans laquelle Weber présente certaines de ses théorisations, et tout particulièrement les « Concepts sociologiques fondamentaux » qui ouvrent son opus magnum, Économie et société, pourrait laisser croire que nous sommes en présence d’un système théorique immobilisé et clos. Weber ne parle-t-il à leur propos de « systématique » ou encore de « casuistique » ? Pendant longtemps, du reste, on a cru qu’il s’agissait du portique, majestueux et rébarbatif à la fois, qui donnait accès à cet ouvrage, voire à l’ensemble de l’œuvre. En réalité, on a découvert, à vrai dire depuis un certain temps déjà (3), que ce texte majeur était un ensemble hétérogène composé à partir de différents manuscrits réunis à titre posthume en 1922 et que la conceptualisation mise en œuvre dans ces textes n’était elle-même pas homogène. Cet état de fait a des conséquences lourdes pour le travail de lecture et d’interprétation des analyses wébériennes, qui se trouve dans l’obligation de prendre en * Nos remerciements vont à François Chazel et à Jean-Claude Passeron pour leurs précieuses remarques. (1) WL (p. 510). Voir infra la liste des
abréviations. (2) Lettre de Max Weber à Karl Wolfskehl du 9.3.1913 (MWG II/8, p. 115). (3) Tenbruck (1977).
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« Il existe à Paris une ignorance incroyable de ce qui en Allemagne a réellement de l’importance » (2)
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Cela veut dire – mais n’est-ce pas le propre de toute grande construction de la pensée – que le lexique wébérien n’a été fixé qu’à travers des rectifications et des ajustements successifs. Mais on peut ajouter qu’en l’espèce le caractère inachevé de l’œuvre n’est pas tant dû à des aléas historiques qu’à la nature intrinsèque du projet wébérien qui visait à construire un système conceptuel rigoureux, afin d’armer et sans cesse améliorer la langue de description sociohistorique (4). Il reste qu’évolution n’est pas synonyme d’incohérence. Dans une « Remarque préliminaire », en tête de Économie et société, Weber prévient le lecteur qu’il a fait son possible pour rendre ses développements les plus compréhensibles possibles, mais, ajoute-t-il, « le besoin de popularisation à tout prix ne serait pas toujours conciliable avec le besoin de la plus grande rigueur conceptuelle possible et il doit, le cas échéant, s’effacer devant ce dernier » (WG, p. 1) (5). Cette rigueur conceptuelle revendiquée par Weber et poussée chez lui au plus haut niveau d’exigence a indéniablement un coût pour qui veut tirer profit de ces analyses, s’il consent à dépasser les lectures paresseuses et les simplifications auxquelles elles ont pu donner lieu. En suivant pas à pas l’élaboration de certains concepts-clés, nous voudrions montrer ce que lire Weber – et donc aussi, éventuellement, le traduire – implique.
Une « communauté émotionnelle » sans émotions Afin de bien faire saisir la nature des problèmes que pose la compréhension du lexique wébérien, nous commencerons par l’évocation d’un cas relativement simple, qui a trait à une notion se rapportant à la sociologie des religions, celle de Gemeinde, durablement installée dans les traductions françaises sous l’appellation de « communauté émotionnelle » (6). Gemeinde désigne, dans la terminologie wébérienne, une forme instituée de groupement religieux, structurant objectivement les rapports entre les laïcs et les agents religieux. Cette notion qui, dans son acception courante, relève du champ ecclésiologique (au sens de la « paroisse » ou de la « communauté ») ou du (4) Sur les raisons profondes du caractère inachevé de l’œuvre wébérienne, voir les développements convaincants de Johannes Weiß ([1975] 1992, 1988). D’une manière générale, nous voudrions souligner l’intérêt de l’ouvrage de J. Weiß ([1975] 1992) qui, par sa perspicacité et son ouverture, constitue une excellente introduction à l’œuvre wébérienne. (5) Ce que les traducteurs français ont compris dans un sens strictement inverse : « L’exigence de la vulgarisation à tout prix ne
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saurait se concilier toujours avec l’exigence de la rigueur conceptuelle et elle doit le cas échéant s’en dispenser. » (ES, p. 3). Le manque de rigueur des traductions nous a contraint à les modifier systématiquement quand nous les citons. Nous le signalons ici une fois pour toutes. (6) Ce choix de traduction a été introduit par les traducteurs d’Économie et société en 1971. Nous avons déjà évoqué cette question dans Grossein (2001).
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compte l’histoire des textes, telle qu’elle est en train d’être reconstruite, non sans mal ni sans controverses, par les éditeurs de l’édition critique des œuvres complètes de Max Weber (Max Weber-Gesamtausgabe).
champ politico-administratif (au sens de la « commune ») est élaborée par Weber en concept sociologique, qui ne désigne pas un régime de subjectivité, mais la nature objective des rapports qui lient les membres de ce groupement : « une sociétisation au service exclusif de fins religieuses » et une influence des laïcs sur l’action du groupement (SR, pp. 170-171). Relevons d’emblée la formulation par laquelle Weber décrit la nature des relations sociales qui se nouent au sein de ce type de groupement : « Les laïcs sont sociétisés en une action en communauté permanente » (SR, p. 172) (7). Les concepts utilisés sont ceux de Gemeinschaftshandeln (« action en communauté »), de Vergemeinschaftung (« communautisation ») et de Vergesellschaftung (« sociétisation »). La traduction de Vergemeinschaftung proposée par Julien Freund (« communalisation ») (8), et adoptée depuis par les commentateurs français, ne paraît pas heureuse, dans la mesure où elle fait disparaître tout lien perceptible avec l’idée de « communauté » et oriente plutôt, strictement parlant, vers l’idée de « commune » (9). S’il est difficile, en l’occurrence, de ne pas recourir à un néologisme, et si l’on veut former celui-ci par suffixation, autant le faire au plus près du radical « communauté ». Le choix de traduction que nous avions avancé dans Sociologie des religions (« communautarisation ») (SR, p. 119) nous semble à la réflexion présenter l’inconvénient majeur d’évoquer, quoi qu’on veuille, la notion moderne de « communautarisme » et donc de donner au concept wébérien une connotation que précisément il ne recèle pas. C’est pourquoi nous proposerons : « communautisation » (10). Concernant le concept de Vergesellschaftung, nous continuons à penser qu’il est préférable, là encore, de créer un néologisme au plus près du radical de référence (« société ») et nous en resterons à notre choix antérieur : « sociétisation ». Cela étant, quelle que soit la traduction adoptée, la formulation utilisée par Weber pour définir la Gemeinde semblera paradoxale, voire contradictoire, à qui voudrait l’interpréter à l’aune des définitions conceptuelles qui sont énoncées dans les « Concepts sociologiques fondamentaux », placées en tête d’Économie et société et qui opposent la relation de « communautisation » et celle de « sociation » (11). (7) « zu einem dauernden Gemeinschaftshandeln vergesellschaftet » (WG, p. 277). (8) Dans ETS comme dans ES. (9) En ce sens, le terme de « communalisation » convient tout à fait pour traduire la notion de eingemeinden (MWG I/22-1, p. 213) ou de Eingemeindung (WG, p. 801), qui décrit le processus de formation d’un groupement politique au sein d’une structure territoriale stable et permanente, par exemple par l’intégration d’un groupe de guerriers jusque-là libre, ou encore l’insertion de l’organisation territoriale des grands domaines à l’est de l’Elbe dans celle des communes. (10) On aura peut-être encore moins de scrupules à abandonner « communalisation » en
apprenant, si l’on en croit Julien Freund luimême, que ce choix de traduction a été le résultat d’un vote, au sein du groupe chargé de traduire Économie et société, dans des termes qui, rapportés par Freund, sont assez piquants : « J’étais pour “socialisation”, mais pour faire passer “communalisation” pour “Vergemeinschaftung”, j’ai accepté “sociation”. » (dans Pollack, 1986, p. 51). L’histoire ne dit pas si la victoire fut remportée à la majorité simple ou à la majorité qualifiée. (11) On en rappellera ici les définitions. « On appellera “communautisation” une relation sociale lorsque et pour autant que l’ajustement (Einstellung) de l’action sociale – que ce soit dans un cas individuel, en moyenne ou dans un
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Mais en réalité, le chapitre de sociologie des religions a été écrit avant 1914 et met en œuvre une autre conceptualisation que celle des « Concepts sociologiques fondamentaux », rédigés en 1919-1920 – nous allons y revenir. Dans tous les cas, le point discriminant de la définition de la Gemeinde porte sur l’autonomie objective de ce type de groupement, librement créé, qui implique comme préalable un éclatement des groupements naturels, familiaux en particulier. D’où l’affinité, selon Weber, entre le groupement religieux de ce type et la « commune », au sens de l’entité politico-administrative autonome, telle qu’on la rencontre très tôt dans les villes occidentales : « Il est tout à fait invraisemblable qu’une religiosité de groupement communautaire (Gemeindereligiosität) organisée, comme l’est devenu le christianisme primitif, aurait pu se développer comme elle l’a fait en dehors d’une vie communale (Gemeindeleben) “citadine”, au sens occidental de ce terme. » (12). C’est pour bien faire ressortir ces éléments spécifiques de la Gemeinde, définie comme un « groupement », comme « un institut (Anstalt), comme une formation corporative au service de fins objectives » (WG, p. 288), que nous avons proposé la traduction par « groupement communautaire » (SR, pp. 92-93, p. 121) (13). Les développements théoriques sur ce point, dans Économie et société, sont sans ambiguïté, à condition, toutefois, de ne pas recourir à la traduction française, dont le choix en faveur de « communauté émotionnelle » conduit à des incohérences criantes. Ainsi, la création d’une « communauté émotionnelle » apparaît, dans la traduction, comme un processus constitutif de l’inscription de la prophétie dans la vie quotidienne : « Constituer une communauté émotionnelle permanente avec les adeptes personnels est donc un processus normal qui fait entrer la doctrine du prophète dans la vie quotidienne [...] » (ES, p. 477), alors qu’il faut lire : « La transformation (Umbildung) des adeptes personnels en un groupement communautaire (Gemeinde) représente dès lors la forme normale que revêt la doctrine du prophète, quand elle entre dans la vie quotidienne. » (WG, p. 276). De même, les traducteurs ne voient aucun problème à parler de « religion rationnelle et éthique de communauté émotionnelle » (ES, p. 501) (14). (suite note 11) type pur – repose chez ses participants sur le sentiment subjectif d’une appartenance commune (relevant des affects ou de la tradition). » « On appellera “sociétisation” une relation sociale lorsque et pour autant que l’ajustement de l’action sociale repose sur un compromis d’intérêts motivé rationnellement (rationnellement en valeur ou rationnellement en finalité) ou sur une coordination d’intérêts motivée de la même manière. » (ES, p. 41). (12) WG (p. 287). Comparer avec ES (p. 494) : « Il est fort invraisemblable qu’une religion de communautés émotionnelles, organisée comme l’était le christianisme primitif, aurait pu se développer de la façon que l’on sait en dehors de la vie en commun au sein des “villes” (au sens occidental du terme). » On
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notera ici deux erreurs lourdes de traduction dans la même phrase. (13) Nous ne prétendons nullement qu’il s’agirait de la meilleure traduction possible. Simplement, nous voyons encore plus d’inconvénient à parler seulement de « communauté » et de « religion communautaire » – c’est la proposition de F.-A. Isambert (1993) –, car, dans ce cas, la Gemeinde se dissout dans la Gemeinschaft, sauf à indiquer chaque fois entre parenthèses le terme allemand correspondant. Quand l’usage de la notion est purement descriptif, une solution peut consister à parler de « communauté de fidèles ». (14) L’absurdité est à son comble quand il s’agit de la Gemeinde civile, qui soit se dilue en « vie en commun » (ES, p. 494), soit se transforme en « communauté émotionnelle »
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Cela dit, précisons – mais nous n’entrerons pas dans les détails, car ce n’est pas l’objet ici de notre analyse – que le registre émotionnel n’est pas absent des analyses wébériennes. Outre la place qui est accordée dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme au rôle des affects dans l’action religieuse (17), on peut mentionner l’analyse des manifestations « pneumatiques » dans la communauté chrétienne primitive, développée, du reste, par Weber en des termes que n’aurait pas reniés Durkheim, puisque Weber rapporte ces manifestations émotionnelles et extatiques directement au rassemblement, à l’« être-ensemble » (Zusammensein) des fidèles en tant que tel (18). L’examen de ce premier exemple montre clairement la nécessité pour l’interprétation du lexique wébérien de s’appuyer sur l’histoire des textes, dont on ne peut faire l’économie, dans la mesure où c’est le mouvement même de la pensée wébérienne qui s’y dessine. Aussi nous faut-il ici, sans entrer dans les arcanes de cette construction, laquelle du reste est encore l’objet de (suite note 14) (ES, p. 503), ce qui nous vaut cette « perle », concernant le développement de l’Inde et de la Chine : tandis que Weber explique, qu’à la différence de l’Occident, la consécration magico-religieuse des liens de parenté a constitué là « un obstacle au développement de la ville en une “commune” » (WG, p. 593), la traduction lui fait dire que « ces facteurs ont été pour les villes... un obstacle au développement vers une “communauté émotionnelle” » (ES, p. 503). (15) De même, la communauté pneumatique des premiers chrétiens est décrite comme « émotionnelle » (WG, p. 22). (16) Cette ignorance a conduit les traducteurs à un niveau d’incohérence qui n’a toutefois pas été suffisant pour empêcher la « communauté émotionnelle » de couler une longue vie tranquille en France, comme en témoigne la place qui lui a été accordée chez les auteurs suivants : Jean Séguy, « L’approche
wébérienne des phénomènes religieux » (Roma, Siares, 1988, p. 170 sq.) ; Danièle HervieuLéger, « Renouveaux émotionnels contemporains » (Paris, Centurion, 1990, p. 234 sq.) ; Serge Moscovici, La machine à faire des dieux (1988, p. 279). Au terme de développements laborieux, Jeanne Favret-Saada s’était ralliée à ce choix (« Weber, les émotions et la religion », Terrains, 22, 1994, pp. 93-109). On notera que, malgré les mises en garde, la « communauté émotionnelle » continue à avoir ses adeptes : voir Régis Dericquebourg, « Mystagogie et religions de guérison : Max Weber revisité » (Archives de sciences sociales des religions, 2001, p. 113). On constatera, à cette occasion qu’une fois reçu, un choix de traduction, quand bien même il serait contestable, a généralement la vie longue. (17) Voir L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (2003), Présentation, pp. L-LII. (18) Max Weber ([1920] 1971a, pp. 306307 ; 1970, p. 389).
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Une telle mésinterprétation trouve son origine dans l’ignorance – générale à l’époque où la traduction a été réalisée – de l’existence de conceptualisations distinctes au sein de ce qui était encore considéré comme un ouvrage homogène, même si on le savait posthume et inachevé : Économie et société. En effet, dans le cadre de l’analyse des « types de domination », telle qu’elle était formulée dans ce qu’on pensait être la « Ire partie » et donc l’entrée théorique de cet ouvrage, Weber décrit la communauté qui entoure le chef charismatique comme structurée sur le mode d’une « communautisation émotionnelle » (emotionale Vergemeinschaftung) (WG, p. 141 ; ES, p. 250) (15). Mais cette formulation datait de 1920 et mettait en œuvre une conceptualisation spécifique. L’ignorance de ce point a conduit ainsi à penser que, pour Weber, toute Gemeinde était « émotionnelle » (16).
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conjectures et de débats, tenter une présentation succincte des problèmes liés à l’histoire complexe de cet immense chantier devenu : Économie et société (19).
En 1909, Weber accepte de prendre en charge la direction éditoriale d’un nouveau Manuel d’économie politique (Handbuch der politischen Ökonomie), pour lequel il conçoit un Plan général (Stoffverteilungsplan) (21). Parmi différentes contributions (22), Weber se réserve la rédaction d’un chapitre inclus dans le livre I (« Économie et science économique »), section 3 (« Économie, nature et société »). Le titre prévu pour ce chapitre est « Économie et société » (Wirtschaft und Gesellschaft), réparti en trois domaines : a) Économie et droit (1. rapport principiel ; 2. époques du développement jusqu’à l’état actuel) b) Économie et groupes sociaux (groupement familial et commune [Gemeinde], groupes de statut [Stände] et classes, État) c) Économie et culture (critique du matérialisme historique) Du fait de différentes circonstances (23), la livraison, initialement prévue pour l’automne 1911, débute seulement à l’été 1914, avec la parution d’un premier volume, sous un titre général qui a été modifié pour des raisons purement juridiques : Grundriß der Sozialökonomik (Précis d’économie sociale). Le volume s’ouvre sur un « Avant-propos » et sur un « Plan », lequel présente des modifications sensibles par rapport au plan de 1910, en particulier en ce qui concerne la contribution sur laquelle Weber a décidé, apparemment, de se concentrer, à savoir la Ire partie de la section III (Économie et société) du livre I (Fondements de l’économie), avec pour titre : Die Wirtschaft und die gesellschaftlichen Ordnungen und Mächte (L’économie [dans ses rapports avec] les ordres sociaux et les puissance sociales) (24).
(19) On peut s’appuyer pour cela sur les travaux de W. Schluchter (1988, 1998, 2000, 2005), H. Orihara (1995, 2001, 2003), l’introduction éditoriale aux volumes I/22 de la MWG ; W. J. Mommsen (2001, 2002) ; sans oublier le travail toujours utile, par les documents qu’il contient, de J. Winckelmann (1986). Pour une tentative de reconstruction systématique de la conceptualisation wébérienne, on se reportera à Lichtblau (2000). (20) Ce titre fait écho au titre de l’étude de Schluchter : « Wirtschaft und Gesellschaft : Das Ende eines Mythos » dans Schluchter (1988).
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(21) Publié dans MWG II/6 (pp. 766-774) ainsi que dans Winckelmann (1986, pp. 150155). (22) Ces contributions annoncées couvrent un large spectre autour de thèmes essentiellement économiques. Le lecteur francophone en trouvera une présentation dans H. Bruhns, « Lectures économiques de Max Weber » (1998, pp. 43-46). (23) Dont le caractère jugé insatisfaisant par Weber de certaines contributions (celles de Bücher et de von Wieser) (24) Les difficultés de traduction commencent, comme on le voit, dès le titre.
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Économie et société : un mythe ? (20)
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Le plan annoncé de cette contribution est le suivant :
Ces modifications témoignent d’un élargissement significatif de la thématique, opéré durant les années 1912-1913, sur deux fronts principalement, celui d’une typologie de la domination et celui d’une éthique économique des religions mondiales. Un élargissement que Weber avait évoqué dans une lettre à l’éditeur Paul Siebeck (30.12.1913), à qui il écrit : « Du fait de l’insuffisance totale de Bücher – ses “Étapes de développement” –, j’ai élaboré une théorie et une présentation sociologiques qui forment un tout et qui mettent en relation toutes les grandes formes de communautés avec l’économie : depuis la famille et la communauté domestique jusqu’à l’“entreprise”, la parentèle, la communauté ethnique, la religion (englobant toutes les grandes religions du monde : une sociologie des doctrines de salut et des éthiques religieuses – ce que Troeltsch a fait, mais cette fois pour toutes les religions, simplement d’une manière plus ramassée) ; enfin, une théorie sociologique générale de l’État et de la domination. Je suis en droit d’affirmer qu’il n’existe encore rien d’équivalent, ni aucun “modèle”. » (MWG II/8, pp. 449-450) (25). Lorsque la guerre éclate, non seulement le manuscrit annoncé n’est pas prêt, mais des documents attestent que Weber a entrepris entre-temps de remanier certains de ses manuscrits, parfois de manière significative, comme par exemple ceux relatifs à la sociologie du droit.
(25) On notera, à l’adresse de ceux qui voudraient que Weber n’ait jamais quitté l’économie, qu’à cette occasion, Weber annonce, en post-scriptum, son intention de rédiger, en dehors ou en complément de ce programme, une « sociologie des contenus culturels (art, littérature, conceptions du monde) ». On peut également interpréter son renoncement aux autres contributions annoncées comme le signe d’une concentration sur une « sociologie ». À cet égard, on mentionnera l’étude instructive
– dont on peut regretter qu’elle n’ait pas été poursuivie – d’Isabelle Niehues-Jeuffroy (1992), qui met en lumière l’émergence, à l’occasion de l’enquête sur le travail industriel, d’un nouveau réseau, sociologique, qui « tend à substituer à la dynamique scientifique économique du groupe originel (le Verein für Sozialpolitik) une dynamique de recherche “sociologique” spécifique », avec une méthodologie propre et un réseau propre de chercheurs et d’enquêteurs (op. cit. p. 211).
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1. Catégories des ordres sociaux. Économie et droit dans leur relation principielle. Relations économiques des groupements en général 2. Communauté domestique. Oikos et entreprise 3. Groupement de voisinage, parentèle, commune (Gemeinde) 4. Relations dans les communautés ethniques 5. Communautés religieuses. Détermination de classe des religions ; religions de culture et disposition d’esprit économique 6. La communautisation de marché (Marktvergemeinschaftung) 7. Le groupement politique. Les conditions de développement du droit. Groupes de statut, classes, partis. La nation 8. La domination : a) Les trois types de domination légitime, b) Domination politique et domination hiérocratique, c) La domination non légitime. Typologie des villes, d) Le développement de l’État moderne, e) Les partis politiques modernes.
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Weber interrompt complètement ce chantier durant la guerre (27) et ne le reprend qu’à partir de 1919, en commençant par une reformulation profonde du dispositif conceptuel précédemment construit. Le texte qu’il donne à l’impression en 1920 – et dont il corrige même les épreuves – sera publié après sa mort en 1921, sous le titre complet suivant : Grundriß der Sozialökonomie. III. Abteilung : Wirtschaft und Gesellschaft. I : Die Wirtschaft und die gesellschaftlichen Ordnungen und Mächte. Bearbeitet von Max Weber. Erster Teil (Précis d’économie sociale. Section III : Économie et société. I : L’économie [dans ses rapports avec] les ordres sociaux et les puissances sociales. Texte de Max Weber. Première partie). Le contenu de ce texte, composé de trois chapitres achevés (« Concepts sociologiques fondamentaux », « Catégories sociologiques fondamentales de l’économie», « Les types de la domination » et d’un chapitre inachevé (« Groupes de statut et classes »), montre que Weber a désormais abandonné le plan de 1914. Dans le sillage de cette reformulation conceptuelle, il prévoyait de reprendre complètement « le gros vieux manuscrit » (28), ce qu’une mort prématurée l’a empêché de réaliser – sans qu’il soit tout à fait exclu qu’il ait commencé à le faire. À cette « première partie », Marianne Weber, secondée par un ancien élève de Max Weber, Melchior Palyi, donna très vite une suite, dès 1921-1922, en rassemblant les manuscrits plus anciens – rédigés comme on l’a vu entre 1909 et 1914 – qui semblaient destinés au projet du Grundriß (29) et en donnant à la publication de l’ensemble le titre qui était primitivement celui de la section III du Grundriß : c’est ainsi qu’est parue en 1922, sous le nom de Max Weber, la « première édition » de Wirtschaft und Gesellschaft (Économie et société). Pour établir cette édition, Marianne Weber a fait l’hypothèse que les manuscrits posthumes destinés au Grundriß représentaient des analyses (26) Mentionné par la suite : « Catégories » ou « Essai sur les catégories ». Voir infra, la liste des abréviations. (27) Ce chantier est abandonné au profit d’un autre, celui d’une sociologie des religions, sous le titre général : L’éthique économique des religions mondiales. Pour les détails, voir SR, « Présentation » (pp. 78-83, pp. 96-103). (28) « Le gros vieux manuscrit doit être
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remanié de fond en comble » (lettre du 7.10.1919 à Siebeck, citée dans MWG I/22-1, p. 32). (29) Des premières livraisons sont exclues « La ville » (publié désormais dans MWG I/225), « La sociologie de la musique » (maintenant dans MWG I/14) ainsi qu’un manuscrit intitulé « Les trois types purs de la domination légitime » (MWG I/22-4).
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Mais à défaut de faire paraître les analyses annoncées, Weber publie en 1913 dans la revue philosophique Logos une longue étude « De quelques catégories de la sociologie compréhensive » (26), dont il est précisé que la seconde partie (sections 4-7) est extraite d’un exposé théorique, « rédigé depuis un certain temps déjà » et destiné à présenter les fondements théoriques (« de méthode ») des analyses concrètes (sachlich) destinées à « Économie et société » (WL, p. 427 ; ETS, p. 326). La question étant de savoir – nous y reviendrons – si le dispositif conceptuel présenté dans cette seconde partie recouvre exactement la conceptualisation mise en œuvre dans l’ensemble des manuscrits d’avant 1914. À cet égard, le statut exact de ce texte constitue un enjeu crucial pour l’éclairage de l’ensemble du dispositif.
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Mais, dès lors, la question est de savoir où trouver les définitions des concepts qui sont mis en œuvre dans les manuscrits d’avant 1914. Il y quelques années, la réponse était simple : dans « Sur quelques catégories de la sociologie compréhensive », publié en 1913 (33). Aujourd’hui, la réponse est plus complexe, dans la mesure où il s’est avéré que les textes d’avant 1914 ne sont eux-mêmes pas homogènes et correspondent à différentes phases de conceptualisation. Nous n’entrerons pas ici dans les détails. Si l’on reprend les indications de W. Schluchter (2005), on peut résumer les choses ainsi : à une phase préparatoire (1907-1910), centrée sur la confrontation avec Stammler, aurait succédé une phase allant du milieu 1910 à la fin 1912, organisée autour de la conceptualisation développée dans l’essai sur les catégories, en particulier le concept d’action en entente, et où la sociologie du droit occupe une place centrale ; puis la phase allant du début 1913 au milieu 1914, où s’opèrent de nouveaux déplacements conceptuels, avec un recul de la sociologie du droit et du concept d’action en entente, au bénéfice des concepts de charisme et de domination. Toutefois, présentées ainsi, les choses seraient encore trop simples, dans la mesure où il semble que Weber n’ait pas intégré entièrement sa conceptualisation de 1913 dans les textes qu’il avait (30) Voir Winckelmann (1986). (31) Les cinq volumes thématiques sont consacrés aux « Communautés », aux « Communautés religieuses », au « Droit », à la « Domination » et à « La ville ». Voir, dans ce numéro, dans « Documents » la liste des publications de la MWG. (32) Nous n’entrerons pas ici dans les arcanes des justificatifs et des débats qui ont conduit les éditeurs à opter en définitive pour le titre de Wirtschaft und Gesellschaft [Économie et société], suscitant l’interrogation chez certains commentateurs. Voir par exemple Lichtblau (2000a, 2003). Les « attendus » des
décisions éditoriales sont placés en tête de chaque volume de la série I/22. (33) Pour les références, voir supra note 30. Tel était l’avis, par exemple, de W. Schluchter (1985) : « L’essai sur les catégories, qui a été publié jusqu’à présent dans la Wissenschaftslehre, devrait dans tous les cas être placé en tête de l’ancienne version [les manuscrits d’avant 1914 – J.-P. G.] » (op. cit., p. 633). Sur cette question, notre « Présentation » de Max Weber, Sociologie des religions (1996), dépendait naturellement de l’état des connaissances de l’époque.
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sociologiques spécifiques qui mettaient en œuvre l’appareil théorique élaboré par Weber en 1919-1920 et publié en 1921 comme une « I re partie ». Dans ses éditions de 1956, puis 1972, qui sont devenues pour longtemps les éditions de référence, J. Winckelmann apporte des changements par rapport aux éditions de Marianne Weber – nous n’entrerons pas ici dans les détails – mais il en reprend le parti pris éditorial majeur (30). Or cette hypothèse était erronée : les dispositifs conceptuels ne sont pas identiques dans les deux – ou trois – « parties ». Les éditeurs de la MWG en ont tiré la conclusion pratique qui s’imposait : Économie et société fait l’objet de deux éditions séparées. Le tome I/22, subdivisé en 5 volumes, plus un volume pour les documents et les index, rassemble les manuscrits rédigés entre 1909 et 1914, sous le titre général : Wirtschaft und Gesellschaft, suivi du sous-titre : Die Wirtschaft und die gesellschaftlichen Ordnungen und Mächte. Nachlaß [Ouvrage posthume] (31). Le tome I/23 contiendra les textes de 1919-1920, sous le titre : Wirtschaft und Gesellschaft. Soziologie. Unvollendet 1919-1920 [Économie et société. Sociologie. Inachevé 1919-1920] (32).
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déjà rédigés entre 1910 et 1912. Indépendamment de leurs divergences sur les problèmes de datation (34), les éditeurs ont tenu compte du fait qu’on ne retrouve pas dans l’ensemble de ces manuscrits la totalité du dispositif conceptuel des « Catégories », tout particulièrement le concept d’action en entente et ses composés : ils ont pris le parti de ne pas placer l’essai sur les catégories en tête des manuscrits d’avant 1914, lesquels se retrouvent tel un « torse sans tête », pour reprendre l’expression de H. Orihara (35). On peut regretter ce choix (36). En effet, les manuscrits d’avant 1914 s’ouvrent dans l’édition critique (MWG I/22-1) sur un texte considéré comme un fragment d’un texte introductif, mais qui ne contient pas la définition des concepts mis en œuvre dans ces manuscrits (37). Or, dans la mesure où certains de ces concepts ne trouvent pas de définition ailleurs que dans l’essai sur les catégories, il nous semble nécessaire de commencer par nous reporter à ce dernier, avant, dans un second temps, de suivre leur mise en œuvre dans les analyses « concrètes ». À cet égard, nous continuons à partager la position, qu’il a visiblement abandonnée depuis, de W. Schluchter (2000, p. 236) qui admettait que, quels que soient les arguments philologiques, « ne serait-ce que pour des raisons de lisibilité, il serait souhaitable de placer l’essai sur les catégories en tête des manuscrits d’avant-guerre ». Cela étant, on ne sait s’il faut trouver un sujet de consolation aux difficultés d’interprétation qui assaillent les commentateurs et spécialistes, dans les propos que Weber lui-même adressait à son éditeur et où il parlait de ce chantier comme du « malheur de ma vie » (38).
(34) W. Schluchter et W. J. Mommsen divergent dans leur lecture des indications données par Weber lui-même, dans une lettre du 5.9.1913, sur la date de rédaction des « Catégories ». Pour le premier, le texte était rédigé « il y a 3-4 ans », pour le second : « il y a trois trimestres ». (35) Voir le débat Schluchter-Orihara dans Schluchter (2000, pp.178-236). En dernier lieu, Orihara (2003). (36) Même si l’essai se compose effectivement de deux parties distinctes et que seules les sections 4 à 7 concernent la formation des concepts sociologiques, il n’en reste pas moins l’indication de Weber (WL, p. 427). Dans ces conditions, pourquoi n’avoir pas, d’une manière ou d’une autre, placé au moins cette partie du texte en tête des manuscrits d’avant 1914, quitte à publier l’ensemble du texte, tel qu’il est paru dans la revue Logos, dans un autre volume.
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(37) Voir, dans ce numéro, la traduction de ce texte : « Les relations économiques des communautés en général ». (38) « J’ai accepté ce travail – le malheur de ma vie, car il m’a détourné de choses que j’aurais pu réaliser sans problèmes, des livres et [lacune dans l’original – N. d. T.] – pour vous être agréable sans me douter de ce qui m’attendait. […] Je suis la “bonne à tout faire”. Cela fait maintenant trois ans que je travaille uniquement à cause de cela et uniquement pour cela, au prix de ma santé (ce n’est pas trop dire). Si en plus de la santé et de la joie de vivre, je laisse dans cette affaire ma réputation – et cela peut arriver ! il s’agit des choses les plus épineuses et les plus controversées de notre discipline et de la sociologie ! – alors, je dois le dire, je ne vous pardonnerai jamais. » Lettre à Siebeck, 27.7.1914 (MWG II/8, p. 776).
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« De quelques catégories de la sociologie compréhensive » : un moment théorique clé (39)
1. Par « action en communauté » (Gemeinschaftshandeln), Weber désigne une action conduite dans le cadre de ces différentes entités et dont le sens subjectif s’oriente d’après l’action (réelle ou potentielle) d’autres personnes : « On parlera d’action en communauté là où une action humaine est dans un rapport subjectif signifiant avec le comportement d’autres personnes » (ETS, p. 347 ; WL, p. 441). Est désigné ainsi le lien social en son socle minimal : dès lors qu’il y a action à plusieurs, il y a « action en communauté », à condition toutefois que la relation fasse sens pour les individus concernés. Autrement dit, il faut comprendre que cette action se déploie au sein d’une « communauté », au sens large d’un espace commun d’action à plusieurs ; il ne s’agit pas d’une « action communautaire », au sens d’une action qui serait conduite par une communauté (43). En son contenu de sens minimal, l’action en communauté représente une modalité amorphe de relation (39) En toute rigueur, le terme « compréhensif » renvoie à l’idée d’une compréhension bienveillante, ce qui n’a rien à voir avec la compréhension des motivations, telle que Weber la définit comme moment de l’explication sociologique. Il nous semblerait préférable de parler de « sociologie de compréhension ». (40) Voir plus haut p. 692. (41) On retrouve cette acception large dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, par exemple, où il est question des « communautés sociales, depuis le conventicule jusqu’à l’État » ( 2003, p. 252). (42) On verra un indice de cette relative indétermination du concept de communauté dans le fait que Weber a hésité entre le terme « communauté » et celui de « groupement » (Verband), comme l’atteste le plan de 1910, ou encore le remplacement de « communauté politique » par « groupement politique » ou
enfin l’intervention de Weber, rayant dans un manuscrit portant sur « La communauté domestique, la parentèle et le voisinage » le mot « communauté » (Gemeinschaft) pour le remplacer par « groupement » (Verband). Voir sur ce point les indications éditoriales de W. J. Mommsen dans MWG I/22-1, p. 38, p. 200, p. 291. Quant au concept d’action en communauté, son caractère relativement peu élaboré est attesté par le nombre de pages – 2 – qui lui sont consacrées dans les « Catégories », comparées aux 10 pages consacrées à la « sociétisation » et aux 15 pages qui traitent de l’« action en entente ». (43) Nous sommes là encore devant un problème délicat de traduction, dans la mesure où l’acception wébérienne (allemande ?) de la notion de communauté heurte nos habitudes lexicologiques (françaises). La « communauté » ici correspond au « collectif » chez Durkheim.
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La relation entre la construction conceptuelle développée dans ce texte – plus précisément la seconde partie – et les analyses destinées à faire partie d’Économie et société est clairement affirmée par Weber (40). Avant même de construire une théorie de l’action sociale, Weber avait développé une analyse idéaltypique des relations entre les « grandes formes de communautés », avec un usage du concept de « communauté » qui restait relativement indifférencié, comme en témoigne l’énoncé même de sa lettre du 30.12.1913 (mentionnée plus haut), puisqu’il inclut sous cette appellation : la famille, la communauté domestique, la parentèle, mais aussi l’entreprise et les « communautés politiques », dont l’État (41). Jamais défini en tant que tel, il englobe un ensemble hétérogène de formations, de structures sociales, dès lors que s’y déploie régulièrement une action sociale (42).
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sociale, « un agir ensemble purement factuel » (44), à la limite de l’« action de masse ». Il est important de noter qu’en 1920, dans les « Concepts sociologiques fondamentaux », l’action en communauté deviendra, avec exactement le même contenu de sens, l’« action sociale ». À partir de ce concept englobant de « communauté », Weber forge, sans en donner à cette étape une définition précise, le concept relativement indéterminé, lui aussi, de Vergemeinschaftung, qui désigne la forme sociale résultant de l’« action en communauté » ; nous proposons la traduction : communautisation (45). Weber ne parle pas encore à ce moment de « relation sociale », mais l’on peut supposer qu’il s’agit déjà de cela (46). L’action en communauté elle-même comporte toute une gradation, depuis les formes les plus amorphes jusqu’aux formes les plus rationnellement organisées (47). Weber fait remarquer, presque en aparté (WL, p. 441 ; ETS, p. 348) – ce qui peut expliquer qu’on n’y ait pas prêté suffisamment attention –, que si l’orientation de l’action en communauté, « normalement », se définit par rapport aux attentes relativement au comportement des autres (48), et s’appuie sur l’évaluation subjective des chances de réussite de l’action propre en fonction de ces attentes (évaluation qui n’est pas sans rapport avec l’existence de chances objectives) – nous reviendrons sur ce point plus loin –, cet élément « important et normal » n’est pas indispensable à l’existence factuelle de ce type d’action. Weber souligne que l’action orientée en fonction des attentes que l’on nourrit relativement à l’action de tiers ne constitue que le « cas limite rationnel » de l’action en communauté (ou action sociale). Le « sens possible (visé subjectivement) » de l’action « orientée en valeur » (wertorientiert) peut n’être orienté qu’en fonction de la croyance en la valeur propre de l’action personnelle (WL, p. 442 ; ETS, p. 349) (49). Si l’on ne tombe pas dans une erreur de perspective consistant à confondre la priorité méthodologique que Weber accorde à l’action rationnelle en finalité avec l’affirmation d’un primat ontologique du rationnel en finalité (50), on devra souligner l’importance que celui-ci reconnaît aux modalités amorphes de l’action sociale. L’action en communauté désigne l’action sociale en sa forme la plus générale, la plus englobante, que Weber spécifie en deux modes distincts, dont le statut semble symétrique : l’action en société et l’action en entente. (44) « bloß faktisches Zusammenwirken » (WL, p. 458 ; ETS, p. 374). (45) Pour la justification de ce choix de traduction, voir supra, p. 687. On notera que ce concept n’apparaît que plus loin dans le texte, dans les pages consacrées à l’action en entente. (46) La notion de « relation sociale » est déjà présente dans l’essai sur Stammler, qui date de 1907 (WL, p. 331 sq. ; traduction française : Weber, 2001, p. 131 sq.). (47) Dans tous les cas, il n’est pas question de sentiment d’appartenance à une entité commune. (48) Et non pas aux « expectations », dont parle systématiquement la traduction française.
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(49) On remarquera que le type d’orientation de l’action laissé ici hors champ par Weber se verra conférer un plein statut dans la conceptualisation de 1920 sous la catégorie de l’« action rationnelle en valeur ». (50) C. Colliot-Thélène (2001, p. 121) invoque le fait que Weber aurait placé la rationalité en finalité « au sommet » (?) de sa typologie des déterminants de l’action sociale comme le signe que, malgré la « chosification » des rapports sociaux, la civilisation moderne représenterait pour lui « le développement d’un type de civilisation incontestablement supérieur à tout ce qui l’avait précédée ».
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Lorsqu’une action sociale est directement à l’origine d’un accord autour d’un ordre, voire d’un ordre lui-même, Weber parle d’action de sociétisation (Vergesellschaftungshandeln). À l’instar des communautisations, les « sociétisations » présentent toute une gradation, depuis la forme éphémère d’une vendetta par exemple, en passant par une « conjuration » urbaine au Moyen Âge, jusqu’à la forme instituée et pérenne d’une association à but déterminé (Zweckverein), présentée par Weber comme le type idéal rationnel de la sociétisation (WL, p. 449, ETS, p. 362, p. 364). Cette dernière elle-même pouvant présenter des traits distincts, selon que l’on a affaire à une formation autonome ou au contraire à une composante d’une sociétisation plus large, qui l’« englobe » (52). Dans tous les cas, le caractère commun à toute sociétisation est de reposer sur un ordre qui fait l’objet d’un accord explicite (vereinbarte Ordnung). Mais avant d’en poursuivre la présentation, force est de souligner ici le caractère déroutant de la terminologie wébérienne : une « communauté » peut, en effet, constituer le cadre dans lequel se déploie soit une « communautisation », soit une « sociétisation » et une « action en communauté » peut être « sociétisée ». Ainsi avons-nous vu plus haut que les membres de la communauté de fidèles (Gemeinde) sont « sociétisés en une action en communauté permanente ». Autre exemple : Weber définit le mode d’action de la bureaucratie comme « l’action en communauté sociétisée rationnellement d’une formation de domination » (53). Nous sommes ainsi confrontés à un double problème : celui de la complication intrinsèque de la terminologie wébérienne, dont il n’est pas certain du reste qu’elle soit évidente, de nos jours en tout cas, même pour un lecteur allemand ; à quoi s’ajoute, quand il s’agit de la (51) Là encore, la traduction pose problème. Par souci de symétrie avec « action en communauté », nous proposons « action en société ». Peut-être pourrait-on parler d’« action sociétale » et pour Vergesellschaftung de « sociétalisation » ? (52) Weber use de la notion de « übergreifen »,
que l’on retrouvera à plusieurs reprises, pour décrire des relations de recouvrement, d’englobement. (53) « Das rational vergesellschafte Gemeinschaftshandeln eines Herrschaftsgebildes » (WG, p. 550).
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2. Le concept d’« action en société » (Gesellschaftshandeln) (51) définit une modalité spécifique de l’action en communauté, à savoir une action orientée en fonction d’attentes qui prennent en compte l’existence d’ordres, lesquels ont été institués dans le but purement rationnel d’obtenir de personnes déterminées un comportement déterminé, avec cette précision supplémentaire que, dans la définition wébérienne, cette orientation doit être rationnelle en finalité également au plan subjectif : « Nous dirons d’une action en communauté qu’elle est une action sociétisée (« action en société »), lorsque et pour autant 1) qu’elle est orientée au plan du sens d’après des attentes que l’on nourrit sur la base d’ordres, que 2) les « règlements » (Satzung) de ces derniers ont été établis d’une façon purement rationnelle en finalité dans la perspective que l’action des sociétisés répondra aux attentes et que 3) l’orientation qui fait sens se déploie au plan subjectif de façon rationnelle en finalité. » (WL, p. 442 ; ETS, p. 350).
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3. À l’occasion de ces définitions, Weber recourt d’une manière récurrente à une notion, celle d’« ordre » (Ordnung), dont, paradoxalement, on a du mal à trouver une définition. Or il s’agit d’une notion tellement centrale dans le dispositif conceptuel wébérien que Weber dira lui-même plus tard (en 1920) que l’on pourrait construire toute la sociologie à l’aide de deux concepts seulement, celui d’action (Handlung) et celui d’ordre (Ordnung) (55). Mais l’importance de cette notion apparaît déjà dans le titre que Weber avait choisi pour sa contribution au Grundriß der Sozialökonomik (56). En 1920, dans les « Concepts sociologiques fondamentaux », « ordre » désigne le « contenu de sens d’une relation sociale », « quand l’action est orientée (en moyenne et approximativement) d’après des “maximes” désignables » (WG, p. 16). Indépendamment des difficultés d’interprétation propres à la conceptualisation de 1920, le problème est de savoir si sur ce point il existe une continuité entre la conceptualisation de 1910-1914 et celle de 1920, de telle sorte que l’on pourrait réinjecter dans la première les définitions de la seconde. La notion d’ordre est incontestablement au centre du débat que Weber a mené contre la conception juridiste de l’ordre social défendue par Stammler (57) et dont, en 1920 encore, il rappelle avec force l’importance : « Non seulement Stammler n’opère pas de distinction entre la validité empirique et la validité normative [de l’ordre], mais en outre il méconnaît le fait que l’action sociale ne s’oriente pas uniquement d’après des “ordres” » (WG, p. 17) (58). Nous sommes là, de fait, au cœur d’un débat qui, au-delà de la confrontation de 1907, se poursuivra au cours de la première phase de la rédaction de la contribution au Grundriß, comme l’attestent le plan de 1910, mentionné plus haut, ainsi que les textes concernant « L’économie et les ordres sociaux » (Die Wirtschaft und die gesellschaften Ordnungen) (59). La difficulté tient dans l’extension variable de ce concept. En relation avec le concept d’action en société, Weber en donne une définition restreinte : il s’agit alors d’ordres fixés par des statuts, des règlements et cela, du reste, dans une formulation assez contournée : « Au sens empirique où nous l’entendons ici – et dans une définition tout à fait provisoire – un ordre réglementé (gesatzte Ordnung) constitue soit 1) une injonction unilatérale – et explicite, dans le cas-limite rationnel – de la part de certaines personnes à l’adresse d’autres personnes, soit 2) une déclaration que des personnes s’adressent (54) Nous faisons allusion ici à une notion (Denkgepflogenheiten) par laquelle Weber désigne non pas un « esprit routinier », comme l’écrit la traduction française (ETS, p. 352), encore moins « l’opinion moyenne » (p. 359), mais des schèmes mentaux (un horizon mental), stabilisés par leur usage récurrent, qui structurent le mode de perception des acteurs sociaux. (55) Lettre à Rickert citée par W. Schluchter (1988, tome 1, p. 351).
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(56) Pour mémoire : « L’économie dans ses rapports avec les puissances sociales et les ordres sociaux ». (57) Voir Weber (1907, 2001b). (58) Weber ajoute une objection supplémentaire, à vrai dire la principale, au plan épistémologique : l’ordre n’est pas la forme de l’action sociale (WL, p. 336 ; Weber, 2001, p. 135). (59) Voir infra pour la présentation de ces textes.
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transposer en français, le fait que cette terminologie heurte nos habitudes lexicologiques, voire nos « habitudes de pensée » (54).
mutuellement – explicitement, dans le cas-limite – et dont le contenu visé subjectivement tient dans le fait qu’on entrevoit ou qu’on attend un mode déterminé d’action. » (WL, pp. 442-443 ; ETS, pp. 350-351) (60). Peut-être faut-il chercher d’autres occurrences où les choses seraient éventuellement plus claires. Comme, par exemple, avec cette définition de l’« ordre » propre à un groupement : « Toutes les régularités effectivement constatables du comportement, qui caractérisent ou qui conditionnent d’une manière essentielle le déroulement effectif de l’action en communauté qui constitue ce groupement ou qui est influencée par lui. » (WG, p. 190 ; ES, p. 336). Mais la notion peut avoir une acception plus large, l’ordre étant alors conçu comme le cadre d’un domaine entier d’activité. Ainsi Weber souligne-t-il, à propos de l’« ordre juridique », que lorsque l’on quitte le registre normatif pour s’intéresser à la seule question qui vaille du point de vue sociologique, celle de sa « validité empirique » (61), « le sens du terme “ordre juridique” change dès lors complètement. Il ne signifie plus alors un cosmos de normes dont on peut inférer la “justesse” par la logique, mais un complexe de déterminants factuels qui agissent sur l’action réelle des hommes » (62). Enfin, le concept d’ordre connaît une extension maximale avec la notion de Lebensordnungen (ordres de vie), par quoi Weber désigne des sphères d’activité déployant des logiques de sens et des valeurs spécifiques qui ont tendance à s’autonomiser et à s’opposer entre elles. Ainsi est-il question, dans la « Considération intermédiaire », des rapports entre la religion, l’économie, la politique, l’art, l’érotique ainsi que l’activité de la connaissance intellectuelle (63). Mais quel que soit leur degré d’extension conceptuelle, il n’est pas question de concevoir les « ordres » comme le seul résultat stabilisé, institutionnalisé des actions. Une erreur lourde d’interprétation de la théorie wébérienne de l’action sociale tient dans une lecture « génétique » de la série conceptuelle qui va de l’action à l’ordre et au groupement, alors qu’il s’agit d’une construction logique. Comme le dit très justement Thomas Schwinn, l’action ne se déploie pas à partir d’un état social zéro et le concept de « chance », articulé à celui d’« action moyenne », interdit un réductionnisme micro-sociologique (64). En effet, la validité empirique d’un ordre ne consiste pas d’abord dans le fait que des actions s’orientent effectivement, encore moins continûment, d’après lui, mais en « la chance qu’il soit suivi » (WL, p. 445 ; (60) La traduction française par « règlement » fait problème, dans la mesure où un « ordre » n’a pas nécessairement besoin précisément de règles juridiques pour exister. (61) Et non pas « son application réelle » comme l’écrit la traduction française (ETS, p. 322). (62) « Komplex von faktischen Bestimmungsgründen realen menschlichen Handelns » (WG, p. 181). Voir aussi dans le même passage la définition sociologique d’un « ordre économique ». (63) Voir SR (pp. 410-460).
(64) Thomas Schwinn (1993a, pp. 91-145, analyses reprises dans 1993b et 1995) ; T. Schwinn souligne en particulier le caractère « processuel » et temporel des ordres. Sur les rapports entre « ordres de vie » et « sphères de valeur », voir Schwinn (1998 et 2001). Sur l’articulation ordre-action dans le cadre des « Concepts sociologiques fondamentaux » de 1921, voir Schluchter (2000), Greshoff (2005). Sur le concept de « chance », voir aussi Weiß ([1975] 1992, pp. 88-90). Sur le concept de « validité », la littérature est immense ; on nous permettra de ne citer que Treiber (1998).
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ETS, p. 355). Weber apporte sur ce point une précision importante, en soulignant que la sociologie, quand elle construit des concepts « généraux », attribue aux acteurs qui agissent rationnellement en finalité la capacité moyenne d’évaluer l’existence des chances objectives relatives aux attentes et à l’action de tiers (65). Il en découle, au plan idéaltypique, un rapport d’adéquation entre l’évaluation subjective et l’existence objective de ces chances, que Weber pense sous les catégories qu’il a élaborées quelques années plus tôt, celles de « causation adéquate » et de « possibilité objective » (66). Ce point est jugé suffisamment important par Weber pour qu’il le reprenne un peu plus loin dans les mêmes termes à propos de l’action en entente (67). La question sociologique porte, selon Weber, sur les conditions de « validité » empirique d’un ordre et il souligne qu’un simple jeu d’attentes réciproques relatives à la validité d’un ordre dépasse difficilement le seuil d’une simple action en communauté et donc a peu de chance de surmonter le caractère instable de ces attentes, sauf si l’ordre en question est conçu subjectivement par les acteurs comme « obligatoire » en vertu de sa « légalité » : « Un comportement qui s’orienterait chez tous les participants exclusivement d’après les “attentes” relatives au comportement des autres ne constituerait que le cas-limite absolu par rapport à la simple “action en communauté” et signifierait l’instabilité absolue de ces attentes elles-mêmes. Celles-ci, en revanche, ont précisément un “fondement” d’autant mieux assuré en termes de probabilité moyenne, que l’on peut compter d’autant plus en moyenne sur le fait que les participants n’orientent pas leur propre action uniquement d’après ce qu’ils attendent de l’action des autres, mais qu’ils partagent d’autant plus, dans une mesure significative, l’idée subjective selon laquelle la “légalité” à l’égard de l’ordre (légalité conçue en son sens subjectif) aurait pour eux un caractère “obligatoire”. » (WL, p. 446 ; ETS, p. 356). Cette question de la légalité ou (plus loin) de la légitimité inaugure ce qui sera dorénavant une des grandes thématiques wébériennes. Mais, et c’est là un thème central depuis sa confrontation avec Stammler, Weber souligne que les différentes « formations communautaires » peuvent présenter des structures variées : elles peuvent connaître une rationalisation seulement partielle de leur activité, elles peuvent être « plus ou moins amorphes ou plus ou moins sociétisées » (WG, p. 382, ES, p. 633). L’action sociale est loin de s’épuiser dans l’orientation d’après des ordres établis, codifiés. Les sociétisations rationnelles ne recouvrent qu’une petite partie seulement de l’« action en communauté », laquelle peut être coordonnée sans eux : à travers des accords implicites, des sous-entendus, des attentes qui se déploient comme si un ordre existait. C’est pour rendre compte de ces modes d’action spécifiques que Weber introduit le concept d’« action en entente » (65) « [La sociologie] présuppose une fois pour toutes, au plan idéaltypique, que les chances moyennes qui existent objectivement sont également prises en compte approximativement et subjectivement par ceux qui agissent rationnellement en finalité. » (WL, p. 444 ; ETS,
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pp. 352-353). (66) Voir WL, p. 445 ; ETS, p. 355. (67) Voir infra note 69. Nous ne pouvons entrer ici dans la discussion de ce problème complexe. Pour une contribution particulièrement utile, on citera W. Hopf (1991).
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4. « Nous entendrons par “entente” (Einverständnis) le fait qu’une action qui s’oriente d’après le comportement d’autres personnes possède une chance “valide” empiriquement de voir ses attentes se réaliser, pour la raison que la probabilité existe objectivement que ces autres personnes, nonobstant l’absence d’un accord, traiteront dans la pratique ces attentes comme ayant un sens “valable” pour leur propre comportement. » Et donc sera désignée « action en entente » : « toute action en communauté dont le déroulement est déterminé – et pour autant qu’il l’est – par une orientation d’après cette sorte de chances d’“entente” » (WL, p. 456 ; ETS, p. 371). L’espace de relations dessiné par ce type d’action est désigné comme une « communautisation d’entente » (Einverständnisvergemeinschaftung) ou encore, quand les relations sociales correspondantes se stabilisent et s’agrègent en une formation sociale, une « communauté d’entente » (Einverständnisgemeinschaft) ; les participants à ce type de relations sont dits « communautisés par entente » (68). Comme pour la validité d’un ordre établi par accord, Weber précise que la validité empirique d’une entente ne peut pas reposer uniquement sur l’attente subjective de la part d’un acteur individuel que d’autres conformeront leur action en fonction de ces attentes. Il doit exister un rapport d’adéquation entre l’évaluation subjective et l’existence objective de ces chances (69). Le premier exemple auquel Weber a recours pour illustrer le contenu de ce concept est celui du marché (70). Au-delà de l’acte singulier de l’échange marchand – qui constitue une sociétisation – l’usage de la monnaie implique de la part des partenaires de l’échange la prise en compte de l’action d’un nombre indéterminé de tiers, réels et potentiels, dont on attend qu’ils recourront au même moyen pour couvrir leurs besoins. Weber souligne que cette relation à l’action de tiers, quand bien même ceux-ci ne sont pas concrètement définis ni définissables, est une relation de sens (sinnhaft) (71) ; elle n’est pas
(68) Ou encore « Einverstandenen », que l’on ne peut pas traduire par « qui se sont entendus » ou « qui s’entendent » (ETS, p. 373), dans la mesure où elle exclue précisément de la définition l’idée d’une entente explicite, organisée. (69) « Entre la validité objective moyenne de la chance (validité qui est appréhendée au plan logique sous la catégorie de la “possibilité objective”) et les attentes subjectives moyennes il existe une relation réciproque de causation adéquate compréhensible. » (WL, p. 456 ; ETS, p. 372). (70) Outre le marché, Weber évoque la « communauté linguistique » pour illustrer ses définitions conceptuelles. (71) La traduction par « significatif », que l’on retrouve systématiquement dans les
premières pages de Économie et société, est source de confusion et d’obscurité. À la limite voudrait-il mieux parler de « signifiante », encore que le terme renvoie au domaine de la « signification ». Ainsi, quand Freund fait dire à Weber que « l’activité est pour une large part significativement relative au monde extérieur qui est par lui-même étranger à la signification […] Les phénomènes dépourvus de “relativité significative” subjective jouent à titre de “conditions et de conséquences” d’après lesquelles nous orientons notre activité significative » (ETS, p. 332), Weber écrit – plus clairement tout de même – ceci : « l’action est pour une large part dans une relation de sens avec un “monde extérieur” lui-même dépourvu de sens » (« auf die sinnfremde “Aussenwelt”… ist das Handeln sinnhaft bezogen » – WL, p. 431).
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(Einverständnishandeln), conçu comme une spécification de l’action en communauté, au même titre que l’action en société.
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de l’ordre de la simple imitation ou de l’interaction (WL, p. 454) (72), ou encore de l’action de masse. Mais cette orientation n’est pas conditionnée par l’existence d’un ordre (Ordnung) qui règlementerait le mode de couverture des besoins : « C’est au contraire l’absence, du moins relative, d’un tel ordre (relatif à une “économie commune”) réglant la couverture des besoins de ceux qui participent à l’usage de la monnaie qui est précisément le présupposé de l’usage de la monnaie. » (WL, p. 453) Toutefois, les choses se déroulent comme si un tel ordre existait et avait fait l’objet d’un accord explicite. L’explication de cette convergence des comportements tient dans le fait que chaque participant à un échange est conduit par son intérêt « dans des limites déterminées et en moyenne » à prendre normalement en compte dans une certaine mesure les intérêts des tiers, « parce que ces intérêts constituent les déterminants normaux des “attentes” qu’il est en droit de son côté de nourrir relativement à leur action » (WL, p. 453). Les motivations concrètes et individuelles étant dans la réalité d’une infinie variété, Weber pense que leur élucidation, à ce stade, est inutile : « Au plan conceptuel, les motivations qui font qu’on est en droit d’attendre ce comportement des autres sont indifférentes. » (WL, p. 456). En revanche, c’est « une des tâches de toute sociologie concrète » que de mettre au jour dans leur contenu « les motivations, les intérêts et les “situations intérieures” qui fondent le plus fréquemment et en moyenne l’apparition et la perpétuation » des différents modes d’action sociale (WL, p. 460 ; ETS, p. 378). Mais l’« entente » ne doit être confondue ni avec un « accord tacite » (WL, p. 457 ; ETS, p. 372), ni avec la « satisfaction », ni avec la « solidarité » : « La lutte traverse au contraire potentiellement tous les modes d’action en communauté en général » (WL, p. 463 ; ETS, p. 382) (73) – y compris au sein des relations érotiques ou caritatives. Inversement la lutte, excepté dans les cas-limites d’un débridement totalement anarchique et irrationnel, implique un minimum de relation sociale entre les adversaires, dans la mesure où, qu’elle soit violente ou pacifique, elle se déroule sur fond de règles et d’attentes. Il peut également y avoir « entente » dans la soumission à un ordre imposé (WL, p. 468), par exemple dans le cadre d’un « établissement » (Anstalt) (74) régi par des règlements, comme un État ou une Église : il suffit, (72) Concernant le concept d’interaction chez Simmel, Weber s’est exprimé négativement, mais très brièvement, dans un texte inachevé et qui tourne vite court (Weber, 1991). Weber reproche à ce concept son indétermination et sa « multivocité » et le fait qu’il ne prend pas en compte le contenu de sens subjectif de la relation. Voir le commentaire de Klaus Lichtblau (1994). Les prises de position de Weber à l’égard de Simmel étant extrêmement parcimonieuses, on signalera le document manuscrit exhumé et commenté par Edith Hanke (2001, pp. 24-26) contenant les remarques de Weber à propos d’une étude de Simmel sur la « domination », parue en 1907.
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(73) Pour une reprise du thème de l’omniprésence de la lutte, sous des formes ouvertes mais aussi et surtout peut-être, voilées, entre individus, comme à l’intérieur du même individu, voir WL, p. 517 ; ETS, p. 442. Sur la mésinterprétation du concept wébérien d’entente par Habermas, voir Colliot-Thélène (2001, pp. 219-240). (74) Sur les objections à la traduction de Anstalt par « institution », voir Colliot-Thélène (2003, p. 9). Nous proposons de parler d’« institut » ou d’« établissement ». Sur la notion de « Anstalt » voir Hermes (2005), ainsi que Anter (2001).
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De là, Weber généralise l’analyse en appliquant la notion d’entente au « pouvoir d’imposition » (Oktroyierungsmacht) en général, lequel renvoie au registre de la « domination » (Herrschaft) : « Ici aussi, toutes conditions étant égales par ailleurs, on pourra estimer que la validité empirique de l’entente sera d’autant plus grande que l’on pourra en moyenne compter davantage sur le fait que ceux qui obéissent le font pour la raison qu’ils considèrent également au plan subjectif que la relation de domination est “obligatoire” pour eux. Dans la mesure où il en est ainsi, en moyenne ou approximativement, la « domination » repose sur une entente quant à la “légitimité” (“Legitimitäts”-Einverständnis). » (WL, p. 470 ; ETS, p. 379 sq.). Si la validité d’un ordre, même établi explicitement, est d’autant mieux assurée qu’elle repose sur la représentation subjectivement partagée par les acteurs de son caractère obligatoire, cela est encore plus vrai, selon Weber, pour l’action en entente, laquelle ne repose précisément pas sur l’existence d’ordres ayant fait l’objet d’un accord ou d’une imposition. Nous avons alors affaire à une « validité par entente » (Einverständnisgeltung) (76). L’application du concept d’« entente quant à la domination » était rendue possible et pertinente à partir du moment où Weber donnait de la domination la définition suivante : « “Domination” ne signifie pas qu’une force naturelle supérieure se fraie un chemin d’une manière ou d’une autre ; mais que l’action des uns (“commandement”) est dans une relation de sens avec celle des autres (“obéissance”) et réciproquement, de telle sorte qu’il est permis de compter sur la réalisation des attentes en fonction desquelles l’action est orientée de part et d’autre. » (WL, p. 456 ; ETS, p. 371) (77). Comme pour les autres types de relations, il existe toute une gradation au sein même de ce type, mais également « toute une gamme de transitions » entre l’action en entente et l’action en société, ainsi que des formes intriquées de recouvrement ou de chevauchement entre plusieurs types de relations. De la même manière qu’une communautisation d’entente peut donner naissance à une « sociétisation », sous les modalités les plus variées (78), de même une (75) « Dans les établissements, l’ordre règlementé acquiert une validité empirique sous la forme d’une “entente”. » (WL, p. 468 ; ETS, p. 390). La traduction par « entente d’ordre légal (ETS, p. 373) ou encore « expectations [qui] ont un fondement légal » (ETS, p. 375) est particulièrement malheureuse. (76) Qui, traduit, devient une « validité reconnue » (par exemple : ES, p. 332). (77) Cette première apparition d’une
définition de la « domination », en dehors de toute typologie des modes de légitimité, a été relevée par E. Hanke dans Hanke et Mommsen (2001, pp. 23-24). Voir aussi, maintenant, l’introduction à MWG I/22-4 (p. 65 sq., pp. 119-121). Voir sur ce point, dans ce numéro, la note critique de Hubert Treiber. (78) « On est devant une sociétisation dès que par exemple on crée une revue pour les membres d’une même race qui jusqu’alors
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en effet, pour qu’il y ait action en entente, qu’existent des attentes quant à la légalité (WL, p. 459) (75). Weber indique que la plupart des règlements propres aux « établissements » ou aux « groupements » sont imposés en escomptant que les membres concernés agiront en entente, d’où le décalage que l’on peut observer entre les règlements explicites, dont les tenants et les aboutissants sont maîtrisés par un nombre restreint de personnes, et le régime effectif de ces formations (WL, p. 469 ; ETS, p. 389 sq.).
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Si le concept de Einverständnishandeln se dérobe à une appréhension univoque dans les textes originaux eux-mêmes, que dire de la situation qui est faite au lecteur français ne disposant que des traductions ! En effet, mis à part l’« Essai sur quelques catégories de la sociologie de compréhension », où ce concept a toute sa place sous le terme, comme nous l’avons vu, d’« action en entente », comment le lecteur non germanophone pourrait-il savoir que le concept de Einverständnishandeln se cache dans la traduction d’Économie et société sous les termes d’« assentiment général » (p. 331), de « consentement » (« consentement général » [p. 322], ou « consentement tacite » [p. 343]), ou de « concorde » ([p. 332], « comportement concordant » [p. 324], ou « activité concordante » [p. 343, p. 348]). Illustration parfaite des incohérences de la traduction : dans la même page (p. 343), le même concept est traduit par « consentement tacite », « comportement par entente tacite » et « activité concordante ». Pire : on rencontre également la traduction par « accords spontanés » (p. 337), alors que le point discriminant dans la définition de l’« action en entente » porte, comme on l’a vu, sur le fait qu’elle se déroule précisément sans qu’il y ait accord explicite entre les acteurs. Inversement, les traducteurs n’ont pas vu de problème à parler d’« entente » (p. 41) quand il s’agit d’« accord » (Vereinbarung). Les lecteurs de Sociologie du droit (79) ne sont pas logés à une meilleure enseigne, puisque l’« action en entente » devient « consentement général » (p. 25, p. 120), mais aussi « attitudes concordantes » (p. 118) ou encore, là aussi, « accord » (p. 80, p. 121). Décrivant le processus social par lequel des actions en entente, en se répétant, se stabilisent et revêtent des formes typiques, Weber parle de la « typification de certaines ententes » (das Typischwerden bestimmter Einverständnisse) ; traduction française : « la standardisation de certaines conventions » (p. 123). La répétition d’actions en entente déterminées dans des sphères d’activité déterminées donne lieu à l’émergence, en dehors de tout accord établi, à ce que Weber appelle des « communautés d’entente » (Einverständnisgemeinschaften), lesquelles deviennent dans la traduction française de simples « communautés » (p. 76, p. 79). (suite note 78) affirmaient leur différences sur une base relativement amorphe, en partageant des points communs sur le mode de l’entente tacite, mais
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sans que ce fût sur la base d’un accord quelconque. » (WL, p. 461). (79) Max Weber (1986).
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sociétisation donne régulièrement naissance à une action en entente : « Presque toute sociétisation donne habituellement naissance entre ses membres sociétisés à une action en entente qui déborde (übergreifendes Einverständnishandeln) le cercle de ses objectifs rationnels » (WL, p. 461). Pour illustrer cette intrication de logiques sociales distinctes au sein d’une même formation sociale, Weber mentionne l’exemple d’un club de joueurs de quilles qui, au-delà de son organisation et de ses règlements, crée entre ses membres des « conventions » qui déterminent une action en entente. Ce type d’action en entente est dite par Weber : « action en entente conditionnée par une sociétisation » (vergesellschaftungsbedingtes Einverständnishandeln, WL, p. 461).
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Arrêtons-là cette recension, mais de grâce, que l’on ne nous dise pas que les problèmes de traduction n’auraient pas d’effets sur la réception de l’œuvre wébérienne. N’y aurait-il pas, tout de même, en l’espèce, une relation entre l’absence de ce concept d’« entente » dans les commentaires français de l’œuvre wébérienne et sa disparition, corps et biens, dans une grande partie des traductions françaises ?
Des concepts généraux « pauvres en contenu » à la description et l’analyse socio-historiques
I. Une première sociologie centrée sur le couple « communautisation »/ « sociétisation » Il ressort en effet de l’examen attentif des textes d’avant 1914 que certains d’entre eux ne correspondent pas pleinement à la conceptualisation des « Catégories », en ce qu’ils opèrent avec le seul couple communautisation/sociétisation (80). Ainsi en va-t-il dans un texte, inachevé, sur le marché (81), où Weber décrit la nature des relations sociales en ces termes : « Quand le marché est livré à sa logique propre, il ne connaît de considération que pour les choses (Sache), aucune pour la personne, il ne connaît aucun devoir de fraternité ou de piété, aucune de ces relations humaines originelles que l’on trouve dans les communautés personnelles. » (WG, p. 383 ; MWG I/22-1, p. 194) (82). Pour désigner cette formation sociale, Weber use des notions de « communauté » (Gemeinschaft) et « communautisation » (Vergemeinschaftung) : « La communauté de marché en tant que telle constitue la plus impersonnelle des relations de vie pratique dans laquelle on puisse entrer. » ou encore : « Toutes [ces relations personnelles] constituent des obstacles à un libre épanouissement de la communautisation de marché toute nue. » Mais, dans le même temps, Weber décrit la relation d’échange (80) C’est le cas de la majorité des textes qui sont édités dans MWG I/22-1, à savoir : « Les relations économiques des communautés en général » (voir, dans ce numéro, « Documents »), « Les communautés domestiques », « Les communautés ethniques », « Prestige de puissance et sentiment national ».
(81) Publié dans MWG I/22-1 sous le titre : « Communauté de marché ». La rédaction de ce texte est considérée comme précoce, sans toutefois pouvoir être datée précisément. (82) Références identiques pour les citations qui suivent.
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Dans l’essai sur les catégories, Weber indique qu’il construit des concepts très généraux, qui sont nécessairement « pauvres en contenu » (WL, p. 460 ; ETS, p. 378). Aussi convient-il d’examiner comment il met en œuvre cette construction conceptuelle dans sa sociologie « concrète », pour autant qu’il s’agisse bien de la même conceptualisation. Et nous retrouvons ici le problème de l’hétérogénéité des textes d’avant 1914.
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marchand comme une « sociétisation » (Vergesellschaftung) : « Du point de vue sociologique, le marché représente une coexistence et une succession de sociétisations rationnelles. » L’échange sur le marché représente en effet « le type de toute action en société rationnelle », dans la mesure où, dans cette opération, l’action sociale est orientée autour d’une fin explicitement définie. Cependant, au-delà des actes concrets d’échange, l’existence du marché et le recours à l’argent impliquent des relations sociales d’une autre nature, que Weber désigne par le terme « communautisation » (Vergemeinschaftung). Dans sa globalité – comme fait social total, au sens maussien – le marché représente un espace commun constitué par les relations entre les personnes réelles ou potentielles qui ont un intérêt dans le marché et dans le recours à l’argent comme moyen de paiement. Cet intérêt partagé fonde un espace commun d’attentes qui rend l’acte isolé d’échange possible et valide : il repose sur l’attente que d’autres personnes agiront dans un sens déterminé (intérêt au marché et acceptation de l’argent comme moyen de paiement). C’est cet espace commun d’attentes que désigne le terme « communauté de marché» (Marktgemeinschaft) ou « communautisation de marché » (Marktvergemeinschaftung). Les deux modes de relations sociales ainsi décrits, « communautisation » et « sociétisation », ne sont pas dans un rapport d’opposition, mais de complémentarité, l’un étant la condition ou plutôt l’horizon de l’autre et cette articulation des deux registres est d’autant plus marquée que l’échange est rationalisé : « À l’intérieur de la communauté de marché, l’acte d’échange et particulièrement l’acte d’échange monétaire ne s’oriente pas uniquement d’après l’action du partenaire ; au contraire, plus il est l’objet d’une réflexion rationnelle, plus il est orienté en fonction de l’action de toutes les personnes intéressées potentiellement à l’échange. » (ES, p. 634 ; WG, p. 382, MWG I/22-1, p. 194). Cet espace commun d’échanges n’a pas besoin d’être garanti par un accord établi explicitement : l’action se déroule comme si un accord avait été créé dans le but explicite d’obtenir ce résultat. En ce sens, il est même, selon Weber, « le pôle opposé caractéristique de toute sociétisation au moyen d’un ordre établi par un pacte rationnel ou d’un ordre imposé » (ibid.) (83). On voit sur cet exemple comment la notion d’entente, que Weber n’a pas encore introduite ici, permettra de mieux cerner conceptuellement la nature des relations sociales en question. En effet, Weber indique lui-même dans les « Catégories » que la problématique sociologique ouverte par la notion du « comme si » doit être spécifiée, si l’on veut aller au-delà de la surface des choses. En effet, une action qui se déroule comme si elle était déterminée par un ordre ayant fait l’objet d’un accord ne ressortit pas nécessairement, loin s’en faut, à l’action en communauté, au sens défini plus haut d’une action dont le sens subjectif se rapporte à l’action d’autres personnes. Toute la gamme des actions de masse et des actions de forme extérieure similaire en
(83) On soulignera une fois de plus une lourde erreur de traduction : un « ordre établi par un pacte rationnel ou un ordre imposé »
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devient « un ordre imposé issu d’un pacte » (ES, p. 634).
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L’exemple du marché est un bon indicateur des remaniements conceptuels auxquels Weber a procédé : « communauté » ou « communautisation » vers 1910, il deviendra, comme nous l’avons vu, « communautisation d’entente » vers 1912-1913, pour être reformulé en « sociétisation » en 1920 (85). Reconnaissons que les choses ne sont pas d’une simplicité biblique, comme en témoignent les titres successifs qui ont été donnés à ce texte par les différents éditeurs (86). Faute, en tout cas, de connaître l’existence de ces différentes systématiques, on conclura un peu vite à une incohérence de la part de Weber (87). Mais attardons-nous encore un peu sur ces textes où Weber opère avec les seuls concepts de « communautisation » et « sociétisation », afin de bien saisir la portée en particulier du concept de « communautisation » qui peut prêter si facilement à des malentendus. Le concept d’action en communauté recouvre en effet des modalités diverses du lien social, depuis les relations de voisinage, qui peuvent constituer des liens obligés et distants, jusqu’à la véritable « communauté » de vie et de biens des anciennes structures familiales, réunissant ménage, atelier et comptoir. La communauté de voisinage n’implique pas systématiquement une « communauté » (88), au sens fort, de biens et d’intérêts, sauf en cas de nécessité vitale ; la « fraternité » qui s’y manifeste a un contenu « tout à fait (84) Pour une problématique philosophique du « comme si », voir le livre de Vaihinger (1911) mentionné à plusieurs reprises par Weber. On signalera les développements stimulants de la 3e partie, en particulier sur Kant, Nietzsche et Lange. (85) Il est même présenté en 1920 comme « le type le plus important » de l’influence qu’une « pure situation d’intérêts » peut exercer sur l’orientation et le déroulement de l’action sociale (ES, p. 3, WG, p. 23). (86) Dans le plan de 1914 où Weber annonce sa contribution au Grundriß, ce chapitre a pour titre : « Communautisation de marché » (Marktvergemeinschaftung). Dans ses éditions, Marianne Weber lui donne pour titre : « Le marché », tandis que Winckelmann l’intitule « Sociétisation de marché » (Marktvergesellschaftung). Dans le volume correspondant de la MWG I/22-1, il a pour titre : « La communauté de marché » (Marktgemeinschaft). (87) C’est le cas de Catherine ColliotThélène (2001) qui, en rapportant le sens de Vergemeinschaftung et Vergesellschaftung aux seules définitions de 1920, exprime toute sa
perplexité devant l’usage « difficilement explicable » de la notion de « communalisation » (voir son grand embarras, pp. 246-247, quand elle se demande comment, diable, Weber peutil qualifier les relations contractuelles, typiques des relations sociales dans les sociétés modernes, de « communalisation »). Cette méconnaissance des deux systématiques rend effectivement impensables logiquement les développements de Weber, au point que C. Colliot-Thélène en est réduite à modifier les formulations de Weber, en affirmant que le marché, considéré dans son ensemble, n’est pas une sociation – ce qui est exact –, mais qu’« il n’est pas non plus une communalisation » – ce qui est faux (p. 117, note 2). On remarquera que, nonobstant les progrès et la diffusion du travail philologique et éditorial en la matière, l’auteur est restée dans la même erreur de 1991 à 1999 (voir p. 117, note 2, ainsi que p. 199, note 2, p. 247). (88) Weber met dans ce cas « action en communauté » entre guillemets pour bien souligner qu’il ne faut pas entendre ce terme au sens fort d’une communauté reposant sur la conscience explicite d’intérêts communs.
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relève aussi (WL, p. 454, ETS, p. 368, voir aussi WL, p. 456, ETS, p. 341) (84). Dit en d’autres termes, la catégorie du « comme si » est le piège de tous les sociologismes et de tous les naturalismes.
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Concernant les communautés domestiques, Weber montre comment l’introduction de l’esprit de calcul et des techniques comptables capitalistes a « inexorablement » détruit le « communisme familial » (MWG I/22-1, p. 147) (91). La séparation comptable et juridique du ménage et de l’entreprise signifie la formation d’une sociétisation distincte qui se détache de la structure « communautaire » : « une sociétisation rationnelle s’est substituée à la participation du fait de la naissance à l’action en communauté de la maison ». Mais n’opposons pas trop vite communautisation et sociétisation : dans un premier temps, la communauté domestique constituait la base nécessaire de la sociétisation au sein d’une affaire économique commune (92) et la communauté de biens peut coexister avec des formes capitalistes de calcul (au Moyen Âge, mais aussi à l’époque moderne) (93). En ne construisant pas le couple binaire communautisation-sociétisation comme un couple d’opposés, mais en conférant au concept d’action en communauté un statut englobant – la sociétisation est une spécification de la communautisation – Weber souligne qu’il n’y a pas de mouvement continu, linéaire et irréversible, de la communauté vers la société, les deux types de relations pouvant coexister et même souvent se chevaucher. Ainsi indique-t-il très clairement que presque toute « sociétisation » engendre une « communautisation » qui déborde le cercle de ses buts rationnels : « Presque tout groupement à but déterminé et reposant sur une adhésion purement volontaire crée ordinairement entre ses membres, par-delà le résultat premier vers lequel l’action sociétisée est orientée, des relations qui peuvent devenir la base d’une (89) « Le fait que la communauté de voisinage soit le lieu typique de la “fraternité” ne signifie pas naturellement qu’entre voisins régnerait en règle générale des relations “fraternelles”. » (ES, p. 381) et Weber de souligner que lorsque cette éthique économique d’entraide est rompue, l’hostilité qui en résulte peut être d’autant plus vive que les relations de proximité étaient étroites. (90) Weber fait remarquer que la « commu-
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nauté de voisinage » est la base originelle de la « commune » (Gemeinde), celle-ci impliquant, au sens plein, le regroupement d’une multitude de voisinages au travers d’une action politique déterminée (ES, p. 382). (91) Idem pour les citations suivantes. (92) MWG I/22-1 (p. 151). (93) Voir, dans ce numéro, l’article de Romain Melot.
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prosaïque et dépourvu de pathos » (MWG I/22-1, p. 122 ; ES, p. 380) (89). La communauté de voisinage peut être le cadre d’une « action en communauté » amorphe, aux contours ouverts et fluides, qui ne se précisent que lorsque cette « communauté » donne naissance en son sein à une « sociétisation » fermée, en vue d’une action économique déterminée comme, par exemple, l’exploitation des communaux ou toute autre forme d’activité visant des objectifs précis, ou encore dans le cadre d’une structuration politique définie (90). La « sociétisation » que représente l’apparition d’un « ordre » économique déterminé peut être le fait de la communauté elle-même ou être imposée (oktroyiert) de l’extérieur. Par ailleurs, il est dans la logique des choses que la « différenciation sociale » croissante soit solidaire d’une « sociétisation croissante » (fortschreitende Vergesellschaftung), qui se manifeste par la prise en charge et l’organisation rationnelle par la communauté d’un nombre croissant d’activités de toutes sortes.
action en communauté orientée éventuellement vers des résultats tout à fait hétérogènes : sur la sociétisation se greffe régulièrement une communautisation qui la “déborde” (übergreifende Vergemeinschaftung). » (ES, p. 361, MWG I/22-1, p. 91). À propos des communautés ethniques, Weber fait remarquer que la croyance en l’existence d’une communauté réelle qui serait fondée sur l’existence de traits partagés en commun est un produit artificiel qui « correspond tout à fait au schéma que nous connaissons d’une réinterprétation de sociétisations rationnelles en relations de communauté à caractère personnel. Lorsque l’action en société rationnellement objectivée (versachlicht) est peu diffusée, presque toute sociétisation, même créée sur un mode purement rationnel, suscite une conscience de communauté qui la déborde (übergreifend), sous la forme d’une fraternisation personnelle qui a pour base la croyance à une communauté de traits “ethniques” » (MWG I/22-1, p.175). Des analyses que nous venons de parcourir il ressort, nous semble-t-il, en quoi le dispositif conceptuel binaire avec lequel Weber opérait dans les premiers textes destinés au Grundriß était insuffisant. À l’aide de la même conceptualisation, Weber voulait rendre compte de la nature du processus objectif de différenciation sociale et de rationalisation et en même temps décrire le rapport subjectif à ce processus, entraînant ainsi une « sursaturation » de ces concepts, en particulier celui de « communautisation » (Vergemeinschaftung) et le déséquilibre entre ce dernier et celui de « sociétisation » (Vergesellschaftung). D’où l’intérêt du concept d’action en entente.
II. Le concept de Einverständnis au travail Nous nous limiterons ici à l’examen de quelques textes où l’on trouve le concept d’entente et d’action en entente à l’œuvre. Nous ne nous arrêterons pas sur le texte consacré aux « communautés politiques » (94), parce qu’il exigerait à lui seul de longs développements, dans la mesure où, en mobilisant de façon centrale le concept d’« entente quant à la légitimité » pour la définition de l’ordre politique moderne (de l’État), il constitue une pièce importante dans la construction wébérienne d’une sociologie politique. Sans pouvoir non plus nous y attarder, nous devons attirer l’attention sur la présence très opérante de ce concept dans certains chapitres de la sociologie du droit, comme par exemple le texte intitulé : « Les caractères formels du droit objectif ». (94) Voir MWG I/22-1 (pp. 207-210). Une mise au point éditoriale est là encore nécessaire. Les éditeurs de la MWG ont publié sous ce titre un texte qu’ils estiment être un fragment, en le détachant d’un ensemble que J. Winckelmann avait constitué dans ses éditions (IIe partie, chapitre VIII) et qui, outre ce texte, comprenait en particulier ceux sur la
« nation » ou encore sur les « classes, les groupes de statut et les partis », lesquels sont publiés de manière éclatée dans le volume MWG I/22-1. Pour plus de détails, voir MWG I/22-1 (pp. 200-203). Ce texte, comme celui dont nous allons parler ensuite, n’a pas encore fait l’objet d’une traduction en français.
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La formulation selon laquelle une classe n’est pas une « communauté », mais que les « situations de classe » peuvent apparaître seulement sur la base d’une « communautisation » (96) resterait assurément bien énigmatique, si l’on n’avait pas clarifié préalablement, comme nous espérons l’avoir fait plus haut, le sens que Weber donne à ces concepts. Contre l’idée selon laquelle l’existence d’une « classe » impliquerait systématiquement le déploiement d’une « action de classe », mettant en œuvre des « intérêts de classe », Weber écrit : « L’émergence d’une sociétisation ou même d’une action en communauté (Gemeinschaftshandeln) [souligné ainsi dans le texte – J.-P. G.] sur la base d’une situation de classe commune n’est nullement un phénomène universel. Au contraire, cette dernière peut limiter ses effets à la production d’une action réactive présentant pour l’essentiel une similitude, autrement dit (dans la terminologie que nous adoptons ici) d’une “action de masse” ; mais elle peut aussi n’avoir pas même cette conséquence. On n’assiste souvent qu’à une action en communauté amorphe. » (MGW I/22-1, p. 255) (97). Et Weber d’évoquer, pour illustrer ce point, des formes de résistance à la discipline ou aux cadences, dans le monde du travail (antique ou moderne), qui ne relèvent pas nécessairement de décisions explicites, mais d’une « entente tacite » (stillschweigendes Einverständnis) (MWG I/22-1, p. 256). D’où la formulation générale suivante : « Le degré auquel une “action de masse” conduite par les membres d’une classe donne naissance à une “action en communauté” et éventuellement à des “sociétisations” (Vergesellschaftungen) dépend de conditions culturelles générales, en particulier d’ordre intellectuel, ainsi que du degré des contrastes qui en ont résulté ; il dépend notamment de la transparence (Durchsichtigkeit) du rapport qui existe entre les raisons et les conséquences de la “situation de classe”. » (Ibid.). En affirmant qu’« à l’opposé des classes, les groupes de statut (Stände) constituent normalement des communautés, même si elles sont souvent de nature amorphe » (op. cit., p. 259), Weber veut souligner que le groupe de statut repose sur le fait que ses membres partagent des qualités communes, auxquelles s’attache une considération sociale, un « honneur » social. Et pour décrire un mode d’adhésion à des normes communes, qui se situe entre une reconduction amorphe et une conformation rigoureuse à des prescriptions (95) Pour les détails éditoriaux, voir la note ci-dessus et les détails dans MWG I/22-1 (pp. 248-251). Pour la traduction de Stand, nous renvoyons, dans ce numéro, à notre note critique : « Max Weber à la française ? De la nécessité d’une critique des traductions ». (96) « Si donc les classes ne “sont” pas des communautés, les situations de classe, cependant, naissent uniquement sur le terrain d’une communautisation (Vergemeinschaftung) […] L’action en communauté, par exemple, qui détermine directement la situation de classe des
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ouvriers et des entrepreneurs, ce sont : le marché du travail, le marché des biens et l’entreprise capitaliste » (MWG I/22, pp. 256257). (97) Pour une critique vigoureuse de la représentation d’une « classe » comme une formation homogène, aux contours bien définis ainsi que du concept corrélatif d’« intérêt de classe », voir aussi « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales » (ETS, p. 207 sq.).
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1. « Classes, groupes de statut (Stände) et partis » (95)
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explicites, Weber fait appel à la notion d’« entente » : « Dès qu’apparaît non pas une simple imitation individuelle et sans portée sociale d’une conduite de vie exogène, mais une “action en communauté par entente” (einverständliches Gemeinschaftshandeln) de cette nature, le développement vers un “groupe de statut” est en marche. » (p. 260). Et, dès lors, une logique sociale spécifique (« conventionnelle ») se met en place : « Le rôle déterminant de la “conduite de vie” pour l’“honneur” statutaire a pour conséquence que les “groupes de statut” sont les porteurs spécifiques de toutes les “conventions” : toute “stylisation” de la vie, quelle qu’en soit la forme, soit est d’origine statutaire, soit est conservée sur un mode statutaire. » (p. 266).
2. « L’économie et les ordres » (98) Mais c’est surtout dans les textes connus sous le titre « L’économie et les ordres » que l’on peut saisir l’avancée conceptuelle et descriptive que l’introduction et la mise en œuvre du concept d’« entente » et de ses composés a induite, en permettant à Weber d’approfondir sa confrontation avec Stammler par une clarification et un affinement de la distinction entre « coutume », « convention » et « droit » (99). Afin de relativiser l’action du droit comme facteur de régulation sociale, Weber souligne à plusieurs reprises le poids des habitudes dans le déroulement de la vie sociale, sous la forme tout particulièrement d’un « respect de (98) Quelques indications éditoriales s’imposent. Tandis que Marianne Weber, dans la Ire édition de Wirtschaft und Gesellschaft (1922) les avait placés au sixième rang de la « IIe partie », J. Winckelmann, dans ses éditions, donc à partir de la 4e édition (1956), avait placé ces textes en tête de la « IIe partie », pensant, non sans raison, qu’ils possédaient un caratère introductif. Les recherches éditoriales en cours ont établi qu’il s’agissait effectivement de textes appartenant à une phase précoce de rédaction et qui pouvaient être considérés comme constituant la « tête » de l’ancien manuscrit. Par ailleurs, on possède deux versions de ce texte, une plus récente (c’est celle que l’on trouve jusqu’à présent dans les différentes éditions d’Économie et société, et dans laquelle on retrouve la conceptualisation de l’essai sur les catégories) et une plus
ancienne où ces catégories ne sont pas encore mises en œuvre. Les éditeurs de la MWG ont décidé de les publier dans le volume consacré au « droit », ce qui, quelles que soient leurs justifications, a l’inconvénient de dégarnir encore un peu plus le manuscrit d’avant 1914 de ses entrées théoriques. Pour les détails de ce travail in progress, voir Gephart (2003), ainsi que d’une manière plus synthétique et débarrassée des coquetteries du précédent, Schluchter (2005). Voir aussi MWG I/22-4 (p. 120, note 24). (99) L’idée d’entente, à défaut du concept, était déjà esquissée dans l’essai sur Stammler, où il est question de l’existence de concordances (« Übereinstimmungen ») en l’absence de « règlements » (« Satzung ») explicites (WL, p. 376 sq. ; Weber, 2001, p. 176 sq.).
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Quant aux « partis », Weber souligne que leur « action en communauté implique toujours, à l’opposé des “classes” et des “groupes de statut”, une sociétisation » (p. 269), en tant que leur action vise un objectif précis et concret (sachlich), le « pouvoir » et qu’on ne les rencontre qu’« au sein de communautés qui sont de leur côté déjà sociétisées, et donc possèdent un ordre rationnel, quel qu’il soit, ainsi qu’un appareil de personnes prêtes à le mettre en œuvre » (pp. 269-270).
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ce qui est devenu habituel dans les faits », dont il dit qu’il constitue « un élément éminemment marquant de toute action et, partant, de toute action en communauté aussi » (WG, p. 187 ; ES, p. 332) (100). La coutume relève de ce registre et elle occupe une place d’autant plus grande dans la vie sociale que l’on remonte dans le temps (101). Quand il s’agit d’analyser le passage entre coutume, convention et ordre juridique, Weber affirme, dans une perspective qui relève d’une « histoire du développement », que le point de départ du développement est l’« ajustement » (Eingestelltheit) sur ce qui est « habituel » purement en tant que tel (102). Pour définir le mode d’orientation de l’action, Weber a recours au concept de Eingestelltheit. Ce concept – qui a disparu dans les sables des traductions françaises (103) – et a connu aux États-Unis un sort très particulier (104) – est en réalité une pièce maîtresse dans la construction wébérienne d’une théorie de l’action sociale. On le retrouvera en 1921 dans les « Concepts sociologiques fondamentaux » sous le terme de Einstellung (105), mais il est déjà présent dans la conceptualisation d’avant 1914. Il indique l’idée d’un réglage, d’un ajustement, dans le domaine de la mécanique ou de l’optique, par exemple : l’idée d’une focalisation ou d’un positionnement (106). Par là, Weber introduit un opérateur spécifique de médiation entre l’action sociale individuelle et l’action sociale collective : une « attitude intérieure » qui se stabilise à travers divers processus psychiques et psychophysiques d’habituation et d’inculcation, dont il ne fait pas ici directement l’analyse.
(100) Weber parle aussi de « l’inertie (Trägheit) de l’habituel » (WG, p. 188). Sur ce point, voir Camic (1986). (101) « Nous entendrons par “coutume” le cas d’un comportement qui présente une similitude typique et qui se maintient à l’intérieur de voies transmises uniquement parce qu’il est devenu “habitude” et “imitation” irréfléchie. » (WG, p. 187 ; ES, p. 331). Sitte désigne à la fois la « coutume » et les « mœurs ». (102) « Plus on remonte dans le temps, plus s’accroît la proportion dans laquelle le mode de l’action et en particulier de l’action en communauté est déterminé par un ajustement sur ce qui est habituel purement en tant que tel. » (WG, p. 188). Comparer avec la traduction française : « Plus on remonte dans le temps, plus l’allure du comportement, et particulièrement du comportement communautaire, est déterminée exclusivement par rapport aux “habitudes existantes”, simplement en tant que telles. » (ES, p. 332). On retrouve peut-être dans ces analyses l’écho des travaux de Weber sur la psychophysique, en particulier sur les phénomènes d’« habituation » (voir MWG I/11,
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pp. 201-215). (103) Quand il ne disparaît pas complètement dans les traductions françaises, comme dans la traduction du passage ci-dessus, soit il devient « disposition », soit « attitude » ou encore « éducation ». Une seule fois dans Économie et société, à propos de la définition de la relation sociale, est exprimée l’idée d’un « réglage » (ES, p. 24). (104) Sa traduction reçue dans les traductions anglaises par attitude nous semble faire problème. Mais on n’entrera pas ici dans cette discussion qui impliquerait de prendre en compte, du côté allemand, les discussions autour des travaux de A. Levenstein et, du côté américain, les commentaires, entre autres, de P. F. Lazarsfeld et A. Oberschall (1965). (105) Voir, par exemple, la définition de la « relation sociale », y compris celle de la « communautisation » et de la « sociétisation ». (106) Ce faisant, n’oublions pas l’usage courant du terme, immortalisé par Marlène Dietrich dans L’Ange bleu : « Ich bin von Kopf bis Fuß auf Liebe eingestellt » ( « De la tête aux pieds, je suis branchée sur l’amour »).
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Afin de combattre la thèse de Stammler d’une antériorité du droit et de la convention dans la régulation de la vie sociale, Weber veut élucider les processus par lesquels des comportements se reproduisent à l’identique (N. B. : « en moyenne et approximativement »), au-delà d’une simple reproduction mécanique. Un stade est franchi, selon lui, quand on passe, même si c’est d’abord de manière « vague et apathique », à la conception du caractère « obligatoire » de certains comportements habituels (WG, p. 188 ; ES, p. 332). C’est cette conception partagée que désigne la notion d’« entente ». À ce point, Weber inverse le raisonnement stammlérien en affirmant que l’existence de la régulation de la vie sociale par des « règles obligatoires » est un fait second, qui dérive de l’existence des « régularités » empiriques observables dans la vie sociale : « Ce n’est pas parce qu’une “règle” ou un “ordre” a valeur d’“obligation” que le comportement de l’“homme primitif” révèle à l’égard de l’extérieur, et en particulier de son semblable, des “régularités” de fait, mais l’inverse : c’est sur ces régularités, qui sont conditionnées organiquement et que nous devons prendre dans leur réalité psychophysique, que se greffe la conception de “règles obligatoires”. » (Ibid.) (107). Weber souligne qu’à lui seul déjà, « le simple fait de la répétition régulière de certains processus leur confère très facilement la dignité de quelque chose qui est prescrit normativement » (WG, pp. 191-192 ; ES, pp. 338-339). Et la représentation du caractère « obligatoire » de certains modes d’action est d’autant plus efficiente qu’elle est ancrée dans un « ajustement » sur ce qui est régulier (108). On aboutit alors à « un ajustement sur ce qui est “régulier” comme étant ce qui est “valide” » (109). De la sorte, cette fixation, cette focalisation sur ce qui se répète régulièrement constitue l’assise solide de l’entente, dont Weber dit ailleurs – dans les « Catégories » – qu’« elle est donc d’abord une “conformation” (Fügung) à l’habituel, parce qu’il est habituel » (WL, p. 471 ; ETS, p. 394). Ainsi la notion d’entente est-elle articulée avec celles d’« ajustement », de « régularités » et d’« ordre » (110). (107) On voit ici comment la notion d’« ajustement » est destinée à penser une instance de médiation où viennent s’incrire des processus à la fois psychiques et physiques, une instance qui est à la fois structurée et structurante. D’un côté, Weber parle, à propos par exemple de la discipline bureaucratique, d’un ajustement « inculqué » (gezüchtete Eingestelltheit, WG, p. 570) ; d’un autre côté, la « puissance de ce qui est habituel [est] déterminée par l’“ajustement” interne » (die durch die innere « Eingestelltheit » bedingte Macht des Gewohnten, WG, p. 582). Nous nous réservons de montrer ailleurs en quoi la construction wébérienne n’est pas l’équivalent de l’habitus chez Bourdieu. (108) Weber parle aussi d’un « ajustement psychique interne sur ces régularités » (« innere seelische “Eingestelltheit” auf jene Regelmäßigkeiten ») (WG, p. 188), ce qui devient
dans la traduction française : « une sorte d’éducation intérieure de l’âme à ces régularités » (ES, p. 333). (109) « Eingestelltheit auf das “Regelmäßige” als das “Geltende”» (ibid.). (110) On retrouve, dans un autre texte, tiré de la « sociologie du droit » (« Les caractères formels du droit objectif »), le même type d’analyse. Pour rendre compte de l’apparition des normes juridiques, Weber propose la reconstruction idéaltypique suivante : « au début, des habitudes de comportement purement factuelles sont, du fait de l’“ajustement” (Eingestelltheit) psychique, 1. ressenties comme “obligatoires” et, avec la connaissance de leur diffusion à un ensemble d’individus, 2. elles sont insérées à titre d’“ententes” dans l’“attente” à demi ou totalement consciente que d’autres agiront dans un sens correspondant ; ces ententes se voient ensuite accordée 3. la garantie d’appareils de
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C’est avec ce dispositif que Weber analyse le processus par lequel se constitue une tradition, un processus qui se déroule graduellement et qui vient renforcer les effets d’ordre qu’engendrent déjà, à eux seuls, le « simple exercice répété (Eingeübtheit) d’un mode habituel d’action et l’ajustement (Eingestelltheit) sur le maintien de cette habituation » (WG, p. 192 ; ES, p. 339). Dans ce cadre, la constitution d’une tradition est conçue comme le passage de la coutume à la convention : « Les règles conventionnelles constituent normalement la voie par laquelle de simples régularités de fait de l’action, autrement dit une simple “coutume”, prennent la forme de normes “obligatoires”, garanties d’abord, le plus souvent, par une contrainte psychique, constituant ainsi une tradition. » (WG, p. 191) (111). Un peu plus loin, Weber décrit ce processus de transformation en recourant encore au concept d’entente : « Dès que la convention s’est emparée des régularités de l’action et donc que l’“action de masse” s’est transformée en une “action en entente” – car telle est, traduite dans notre terminologie, la signification de ce processus – nous parlerons de “tradition”. » (WG, p. 192 ; ES, p. 339). Dans ces conditions, l’action en entente n’a pas un besoin vital de la contrainte juridique comme d’une garantie objective pour se dérouler normalement. Cette garantie ne concerne éventuellement qu’une « fraction du déroulement effectif de l’action en entente » (WG, p. 190) (112). À l’inverse, un ordre juridique sera d’autant plus assuré qu’il fait l’objet d’une « entente ». Avant de conclure ce trop bref commentaire d’un texte particulièrement important, nous voudrions revenir un instant sur un point que nous avons déjà effleuré à travers certaines remarques : le concept de développement. La question qui se pose étant de savoir si Weber inscrit sa construction d’une théorie de l’action sociale, telle qu’il la formule avant 1914, dans une perspective évolutionniste. Pour Klaus Lichtblau, cela ne fait pas de doute, surtout si l’on se réfère précisément à ce texte sur « L’économie et les ordres » (113). Selon lui, les catégories sociologiques que Weber construit ne sont pas liées entre elles uniquement par un rapport logique, mais renvoient aussi à une « histoire d’un développement », où la rationalisation est synonyme de différenciation. Et de fait, on trouve bien cette perspective d’un « développement » dans les analyses wébériennes, comme l’atteste la récurrence d’expressions (suite note 110) contrainte qui les distingue des “conventions” » (WG, p. 442). Comparer avec la traduction française (Sociologie du droit, pp. 117-118). (111) Dans la traduction française, la contrainte psychique est devenue physique (ES, p. 338). (112) On comparera avec la traduction française (ES, p. 337) : « une fraction des accords spontanés qui sont effectivement passés ». C’est l’occasion de redire ici à quel point l’argumentation subtile de ce texte est proprement défigurée par la traduction qui en rend méconnaissables les principaux concepts. La notion d’« entente » a totalement disparu ;
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l’action devient systématiquement un « comportement » (ainsi le « mode d’action » se transforme en « allure du comportement » (p. 332). La « validité » devient « l’autorité » ; ainsi les « représentations de la validité des normes » devient « l’autorité des normes » (p. 338). Enfin, la notion de Eingestelltheit soit disparaît (p. 332), soit est traduite par « éducation » (p. 333, p. 339). (113) K. Lichtblau (2000, p. 433). Faut-il préciser que cet auteur n’est naturellement pas seul à défendre ce point de vue. Nous le choisissons comme interlocuteur en raison de la qualité de ses analyses.
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Il ne peut être question ici de traiter de la conception wébérienne du « développement » (Entwicklung), mais il semble nécessaire toutefois de rappeler que le « développement » dont parle Weber se situe au plan idéaltypique, ce qu’il soulignait avec force déjà dans « L’objectivité de la connaissance dans les sciences sociales et la politique sociale » (114). Mais c’est peut-être en parlant du « développement général du droit », décrit comme se déployant entre un pôle charismatique, d’un côté, et un pôle de systématisation formelle et professionnelle, de l’autre, que Weber a le plus clairement explicité sa démarche, en soulignant que ce mouvement général n’a de sens qu’en tant qu’il est « ordonné en “niveaux de développement”(Entwicklungsstufen) théoriques » et que le mouvement de rationalisation qui s’y dessine ne renvoie pas à la réalité historique, mais à des « niveaux de rationalité (Rationalitätsstufen) construits en théorie » : « Que les niveaux de rationalité construits ici en théorie ne se soient pas, dans la réalité historique, succédés partout précisément en suivant une échelle des degrés de rationalité et même qu’on ne les rencontre pas tous, même en Occident, soit dans le passé, soit à notre époque, qu’en outre les raisons qui ont déterminé le mode et le degré de la rationalisation du droit aient été d’une nature totalement différente – comme notre brève esquisse l’a montré –, tout cela doit être ignoré ici ad hoc, dans la mesure où il ne peut s’agir que d’établir les traits les plus généraux du développement. » (WG, pp. 504-505) (115). On pourrait aussi se reporter au point de vue qu’exprime Weber à l’égard du concept de « développement » – ou « évolution », c’est le même terme en allemand – chez les biologistes (116).
(114) Sur la multivocité de la notion de Entwicklung, voir WL (p. 182) ; ETS (p. 169). Sur le refus d’un principe de développement valable universellement, voir WL (p. 186) ; surtout WL (pp. 197-200). Concernant les constructions idéaltypiques du développement, voir ETS (pp. 197-198). (115) Sur ce point décisif, le lecteur qui ne disposerait que de la traduction française serait induit complètement en erreur, puisqu’il y est affirmé le contraire, à savoir que ces degrés de rationalité et le mouvement de succession selon ces degrés « ont existé partout en Occident »
(Max Weber, Sociologie du droit, 1986, p. 222). (116) Voir la lettre à Rickert : « À l’occasion, je ferai la critique du concept bien connu d’évolution (Entwicklungsbegriff) propre aux biologistes et qui est supposé être neutre axiologiquement : “plus avancé” = “plus différencié” ou simplement “plus complexe”. Comme si l’embryon et plus encore le plasma embryonnaire avec tout son “dispositif” n’était pas ce que la biologie connaît de “plus complexe”. » (lettre du 3 novembre 1907, MWG II/5, p. 415).
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telles que « la voie du développement », « au cours du développement historique », etc. (WL, pp. 470-471). Certes, il est bien question de la « complexité croissante des ordres et de la différenciation progressante de la vie sociale » (p. 472), ou encore du « progrès de la différenciation et de la rationalisation sociales » (p. 473). Ainsi on aurait bien affaire à la reconstruction d’un mouvement historique allant de la coutume au droit en passant par la convention. Il est indéniable que cette perspective constitue l’un des versants de l’analyse wébérienne – à condition toutefois de préciser qu’il s’agit d’une reconstruction idéaltypique d’un développement historique.
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Cela étant posé, l’erreur inverse consisterait, sous prétexte de laver Weber de tout soupçon d’évolutionnisme, de le déshistoriciser. Comment ne pas voir en effet dans l’œuvre de Weber des tentatives multiples d’identifier et de reconstruire l’histoire de processus partiels, de séquences de développement, au sein d’une histoire universelle, le processus de rationalisation en Occident n’étant pas le moindre – comme il le rappelle encore avec force dans sa correspondance avec Liefmann (voir, dans ce numéro : « Documents »). Mais cette reconstruction est celle d’une épigenèse et non d’un mouvement linéaire (117). Il ne saurait cependant être question ici de traiter en quelques lignes d’un problème aussi vaste (118). En l’espèce, l’objection que l’on peut formuler à l’encontre de l’interprétation proposée par K. Lichtblau serait la suivante. Il nous semble que la question principale qui occupe Weber est celle du rapport entre le versant interne et le versant externe de l’action et des relations sociales. Ce qui explique l’accent qu’il met, à plusieurs reprises, sur l’imbrication et le recouvrement, au sein des mêmes relations sociales, de logiques sociales distinctes, qui ressortissent soit à la communautisation, soit à la sociétisation. Sur fond de reconstruction idéaltypique d’un mouvement de rationalisation et de différenciation sociales, la question que pose Weber est : « Mais que signifie donc dans la pratique [souligné par nous – J.-P. G.] la rationalisation des ordres d’une communauté ? » (WL, p. 471 : ETS, p. 394). C’est la question que Weber pose à la fin de l’essai sur les catégories et la réponse est sans ambiguïté : « Le progrès dans la différenciation et la rationalisation sociales signifie donc, sinon toujours, du moins très normalement quant au résultat, que les personnes qui sont concernées dans la pratique par les techniques et les ordres rationnels sont dans une distance toujours croissante, dans l’ensemble, avec la base rationnelle de ces techniques et de ces ordres, laquelle leur est d’ordinaire plus opaque que ne l’est pour le “sauvage” le sens des procédés magiques de son sorcier. » (WL, p. 473 ; ETS, p. 397). Or ce décalage entre « rationalité » objective et « irrationalité » subjective s’étend, selon Weber – c’est le thème qui occupe les dernières pages de l’essai sur les catégories – à toutes les sphères de la vie sociale, y compris au sein des formations sociales rationnellement définies comme des associations ou des groupements, ce qui donne précisément au concept d’entente toute sa place (119). *
(117) À titre d’exemple, on peut citer la reconstruction historique de la genèse de la liberté moderne, dans Weber (2004, p. 174), ou encore celle du « développement culturel occidental » dans SR (p. 486). (118) Sur cette question, voir Schluchter (1998, en particulier pp. 25-32). Voir aussi Grossein, « Présentation » de Weber (2003, pp. LIV-LVII). (119) Weber souligne le décalage, y
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compris et peut-être même surtout dans les sociétés modernes, qui existe entre le processus objectif de « différenciation sociale et de rationalisation » et l’orientation subjective de l’action : « Du point de vue de sa structure subjective, le comportement revêt souvent, et même de façon prépondérante, le type d’une action de masse plus ou moins approximativement similaire, sans aucune relation à un sens. » (WL, p. 473 ; ETS, p. 397).
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Malgré son intérêt – du moins espérons-nous en avoir convaincu le lecteur – le concept d’« entente » sera abandonné par Weber dès avant 1914, en particulier dans la sociologie de la domination et dans la sociologie des religions (120). Mais nous ne pouvons entrer ici dans l’examen des raisons qui ont conduit Weber à cet abandon et à la construction d’un nouveau dispositif conceptuel à partir de 1919-1920, dont nous rappellerons seulement, pour mémoire, le « squelette », agencé autour des concepts d’action, action sociale, relation sociale, ordre et groupement, le concept de relation sociale en étant le pivot (121). Cela fera l’objet d’un autre travail.
Face à l’aridité de certains des développements que nous avons tenté d’éclairer dans les pages qui précèdent, libre à chacun d’estimer que l’investissement est trop lourd au regard du profit que l’enquête et l’analyse sociologiques pourraient en tirer aujourd’hui. Pour ceux qui, malgré tout, ont le sentiment d’être en présence d’une œuvre majeure qui peut encore nous aider à interroger notre présent, nous espérons avoir montré que l’on ne peut tirer parti des analyses wébériennes sans prendre en compte l’histoire de l’œuvre et qu’il ne s’agit nullement là d’une affaire d’érudition pure. Il ressort clairement de notre lecture – du moins nous l’espérons – que les dispositifs théoriques élaborés par Weber ne sont pas de simples énumérations de définitions conceptuelles, mais des systèmes de relations entre concepts et que, par ailleurs, ces dispositifs sont solidaires d’une histoire et d’un contexte. C’est ce que nous nous sommes efforcé de montrer sur un seul de ces dispositifs, celui qui sous-tendait la première phase du chantier qui allait devenir, au bout du compte, Économie et société. À ignorer les résultats des recherches éditoriales en cours, même s’ils ne sont pas définitifs et ne vont pas sans débats, on se condamne à rester dans un rapport « précritique » à l’œuvre wébérienne (122). Il est de bon ton, chez certains commentateurs, de jeter un regard un rien condescendant sur ce qu’ils considèrent comme une forme de « fétichisation » ou de « sacralisation » du texte. Il nous semble pourtant qu’il est assez facile de percer ce qui se cache de désinvolture derrière cette apparente hauteur de vue (123). (120) Cet abandon n’est pas absolument total : on trouve quelques très rares occurrences du concept d’entente dans la sociologie de la domination (voir MWG I/22-4, p. 65 sq.). (121) Pour une tentative de reconstruction de ces raisons, voir Lichtblau (2000, p. 436 sq.). (122) Ce point a été rappelé avec force par K. Lichtblau à l’occasion du colloque qu’il a organisé à Bielefeld (1-3 juin 2005) sur le thème « Les “concepts fondamentaux” de Max Weber. Catégories de la recherche en sciences sociales et sciences de la culture », actes à paraître en 2006.
(123) On trouvera une illustration de cette attitude dans un texte récent de Catherine Colliot-Thélène (2003, p. 9) qui, à propos de la théorie wébérienne de l’État, conteste en des termes assez désarmants l’analyse d’un spécialiste reconnu de Weber (Stefan Breuer), qui appuie sa démonstration sur l’histoire des différentes conceptualisations wébériennes : « Je ne suis pas en mesure d’argumenter ici sur le second point, qui ne me convainc cependant pas entièrement : il faudrait pour cela une discussion philologique pointue qui nous éloignerait par trop de notre sujet. »
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Tout en retraçant la construction de certains concepts wébériens, nous avons été attentif à leur « destinée » dans les traductions françaises et pensons avoir montré comment, sur des points essentiels, le raisonnement wébérien était, de leur fait, devenu méconnaissable, tant la sémantique théorique de l’auteur s’y trouvait malmenée, sinon disloquée. L’exemple des avatars du concept d’« action en entente » (Einverständnishandeln) devrait convaincre même les plus réticents, ceux qui pensent qu’avec un peu de patience, d’intuition ou de perspicacité, il est toujours possible de « lire entre les lignes », voire de faire un usage heuristique des erreurs. Ce n’est pas pécher par « purisme » que d’exiger une grande rigueur dans la traduction de ces textes fondateurs d’une épistémologie des sciences sociales et historiques, étant entendu que le problème ne porte pas tant sur le choix des mots que sur la cohérence du raisonnement et la restitution du champ sémantique des concepts (124). Dans un article déjà ancien, F.-A. Isambert (1993) avait eu le mérite d’attirer l’attention sur les difficultés que soulevaient les premières traductions françaises de Weber. Ce faisant, il se demandait si elles n’étaient pas le témoignage d’une manière française de traduire, qu’il décrivait en des termes du reste ambigus : « Il y a chez nous une manière de penser les concepts qui me semble outrepasser le désir de précision germanique. » (p. 396). Au vu des pages qui précèdent, le lecteur jugera en quel sens on doit interpréter ici la notion d’« outrepasser » : passer outre ou surpasser ? Dans tous les cas, la situation de la langue allemande en France est telle – et cela sans grand espoir d’amélioration – que l’avenir d’une œuvre comme celle de Max Weber passe par sa traduction ou sa retraduction, selon les cas. En ce qui nous concerne, nous pensons qu’une nouvelle traduction de ces grands textes théoriques s’impose et c’est la voie dans laquelle nous nous sommes engagé. Jean-Pierre GROSSEIN SHADYC – CNRS-EHESS La Vieille Charité 2, rue de la Charité 13002 Marseille grossein@ehess.cnrs-mrs.fr
(124) Rappelons les propos de Weber à l’adresse d’un contradicteur qui lui reprochait l’usage inhabituel d’un mot : « Je peux difficilement me représenter polémique plus stérile qu’une telle polémique sur des noms. Pour moi, je suis prêt à céder n’importe quel nom pour un autre qui conviendrait mieux. Et tant que nous ne nous décidons pas à forger chaque fois, ad hoc, des mots absolument nouveaux ou, à la
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manière de la chimie ou de la philosophie d’Avenarius, à travailler avec des symboles, nous devons, pour désigner des faits qui ne l’ont pas encore été, prendre les mots de la langue traditionnelle qui s’en approchent le plus possible et qui les désignent le mieux et seulement veiller, comme je l’ai suffisamment fait pour “l’ascèse intramondaine”, à les définir sans ambiguïté. » (Weber, 2003, p. 348).
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Jean-Pierre Grossein Liste des abréviations des ouvrages de Max Weber MWG : Max Weber-Gesamtausgabe [en cours de publication]. ES : Économie et société (1971). WG : Wirtschaft und Gesellschaft, Grundriß der verstehenden Soziologie (1972). WL : Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre (1982). ETS : Essais sur la théorie de la science (1965) [traduction partielle de WL]. Catégories : Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive [dans ETS, pp. 326-398 ; traduction de Über einige Kategorien der verstehenden Soziologie dans WL]. SR : Sociologie des religions (1996).
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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