Livret des lectures mai 2015

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SEMAINE DE LA RECHERCHE 17-19 DECEMBRE 2014

SOMMAIRE Thème Agenda Comment préparer la Semaine? (sur le PDF, cliquer sur "séances et lectures" pour atteindre la journée concernée)

• MERCREDI 17 DECEMBRE SEANCES ET LECTURES

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• JEUDI 18 DECEMBRE SEANCES ET LECTURES

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• VENDREDI 19 DECEMBRE SEANCES ET LECTURES

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SEMAINE DE LA RECHERCHE 17-19 DECEMBRE 2014

Le thème Au Maroc, la question du social est sur l’agenda politique et scientifique, depuis les années 2000, sous l’angle, principalement, du défaut d’Etat social et, plus récemment, des contestations et revendications sociales qui nécessiteraient, de façon urgente, la définition de politiques publiques adéquates. En s’émancipant de ces perspectives, on voit cependant apparaître dans le champ d’analyse des acteurs et des pratiques qui, de façon consciente ou non, contribuent à former le contour du social. L’ambition de la Troisième semaine de la recherche de l’EGE est d’intégrer cette dimension à part entière de l’analyse en entrant dans les méandres des manières de gouverner de tels enjeux de société. A partir du thème du « gouvernement du social au Maroc en perspective comparée », nous nous proposons de faire dialoguer les travaux d’un groupe de jeunes chercheurs marocains qui, dans le cadre d’un programme de formation du Centre de Recherche Economie Société Culture (CRESC) de l’Université Mohamed VI Polytechnique (UM6P), ont travaillé sur ce thème pendant trois ans1 et d’universitaires étrangers qui partagent ce questionnement à partir de terrains différents. Le programme de recherche marocain avait précisément pour objectif d’aborder la question sociale sans la réduire aux institutions de l’Etat-providence et sans l’opposer à l’Etat et à l’ordre politique établi. Les travaux présentés mettent ainsi en évidence la pluralité des formes du « social » et des façons par lesquelles elle peut être gouvernée, pluralité qui fait écho non seulement à la trajectoire historique propre à chaque situation analysée, mais également à la diversité des référents structurant la conception qu’une société (ou des segments de la société) a de l’Etat et des rapports de pouvoir. A partir de catégories (mères célibataires, techniciens du culte, pauvres, petites bonnes), d’institutions sociales (maison des jeunes, caisse de compensation des prix des biens de première nécessité), de secteurs économiques (port, transports urbains) ou de territoires (régions marginales comme le Rif, terres collectives dans les Hauts Plateaux de l’Oriental), ces recherches suggèrent l’importance des modalités indirectes du traitement du social, parfois difficilement perceptibles, et la multiplicité des façons de le gouverner. Elles montrent que ces enjeux sont largement pris en compte en dehors de politiques publiques formalisées, notamment à travers des instances de médiation et d’intermédiation, que celles-ci prennent la forme de dispositifs ou de personnages, d’institutions ou de groupes sociaux. Elles permettent ainsi de comprendre comment la pluralité de ces façons de gouverner alimente compromis et équivoques, et ouvre l’horizon des possibilités et des bricolages en jouant sur la souplesse, l’adaptation et les arrangements. On ne peut penser le social de façon isolée. Il est nécessaire de l’articuler aux logiques politiques du vivre ensemble : le cadre légal définissant l’ordre politique ou économique, les ressorts idéologiques et culturelles des stratégies de légitimation, les définitions de la sécurité, la conception de la citoyenneté ou du bien commun, la redéfinition permanente de l’appartenance ou encore les logiques d’inclusion et d’exclusion. Cette perspective, qui s’enrichit par une approche pluridisciplinaire et comparative, permet de comprendre comment la question du social se trouve au cœur de conflits ou de tensions – le plus souvent euphémisés – et pose donc la question du rapport entre changement politique et changement social en prenant en compte la cohabitation de conceptions, visions et intérêts différents de la vie en société. Au Maroc comme ailleurs. Par Béatrice Hibou, responsable scientifique de la “Semaine de la recherche”, et Irene Bono, responsable scientifique du master COSM (Rabat-Turin) 1

Le groupe constitué de doctorants, de post-doc et de jeunes chercheurs a d’abord été structuré en marge du Centre marocain de sciences sociales (CM2S, de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université Hassan II de Casablanca) et du Centre d’études sociales, économiques et managériales (CESEM de l’Institut des Hautes Etudes en management, HEM), avant d’être transféré fin 2013 au CRESC.

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SEMAINE DE LA RECHERCHE 17-19 DECEMBRE 2014

PROGRAMME Mercredi 17 décembre 15h30-16h OUVERTURE

« Penser le gouvernement du social : d’une recherche collective à un débat comparatif » : Irene Bono (Université de Turin, CRESC) et Béatrice Hibou (CNRS-CERI, CRESC)

16h-18h00 PROJECTION

«Bouhdi» (Seule) : projection et débat autour du film de Leila Bouasria et de Laamia Biaz

18h30-20h00 CONFERENCE

« Domestiquer les inégalités : enjeux gouvernementaux des politiques de régulation de l’emploi domestique en Argentine » : Ania Tizziani (CONICET, Buenos Aires)

Jeudi 18 décembre 9h30 – 11h30 TABLE RONDE « Le social sans politiques sociales à Casablanca » • « Gouverner par « moments ». La place du wali dans les transports urbains à Casablanca » : Nadia Hachimi Alaoui (CRESC, Université d’Aix en Provence) • « En quête de sécurité religieuse. Officialisation et bureaucratisation du cultuel au Maroc » : Mohamed Wazif (CRESC, Université Hassan II de Casablanca-CM2S) • « Le prix de la paix sociale dans le port de Casablanca. Le provisoire comme source de pouvoir » : Redouane Garfaoui (CRESC, Université Hassan II de Casablanca) • « Le semsar marocain, défenseur du trône ? » : Leila Bouasria (Université Hassan II de Casablanca-CM2S ; CRESC) Discutant : Etienne Smith (SciencesPo, Chaire Afrique UM6P)

12h00 – 13h30 CONFERENCE

« Observer la ‘citoyenneté ordinaire’ : enjeux méthodologiques et théoriques » : Catherine Neveu (CNRS- TRAM, EHESS Paris)

15h00 – 17h30 TABLE RONDE « Interventions sociales et gouvernement de la société » • « Construire l’espace du social. Les multiples figures de l’intermédiation dans les maisons de jeunes à Casablanca » : Yasmine Berriane (Université de Zurich, CRESC) • « Du gouvernement de la terre au gouvernement du territoire. Les coopératives ethno-lignagères dans l’Oriental » : Ahmed Bendella (EGE, CRESC) • « Un musée pour gouverner la marginalité : conflits de patrimonialisation dans le Rif » : Badiha Nahhass (CRESC, Targa-Rabat) • « Du blé au pain, que régule-t-on ? Le gouvernement des prix des biens de première nécessité » : Valentine Schehl (CRESC, Université Paris I Sorbonne) Discutant : Massimo Cuono (Université de Turin)

18h00 – 19h30 CONFERENCE

« Gouverner la société à Murano au XVIe siècle : du pouvoir de Venise à l’action politique des gens ordinaires » : Claire Judde de Larivière (Université de Toulouse)

Vendredi 19 décembre 10h00-13h00 TABLE RONDE « Moralité ou sécurité publique ? » • « Sécurité, communauté morale et autorité politique au Nigeria et en Afrique du Sud » : Laurent Fourchard (FNSP-LAM, Bordeaux) • « L’AKP de Turquie, gouvernement du social et ordre public moral » : Elise Massicard (CNRS, CERI/SciencesPo) • « Gouverner et contester le social par le culturel. Sur quelques débats contradictoires de la modernité et de l’africanité à Dakar » : Thomas Fouquet (IMAf, Paris) • « Que veut dire réformer dans l’urgence? L’exemple des politiques sociales au Maroc (1999-2014) » : Saïd Hanchane (EGE-UM6P Rabat)

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SEMAINE DE LA RECHERCHE 17-19 DECEMBRE 2014 Préparer la Semaine de la Recherche La semaine de la recherche est une rencontre scientifique internationale qui se tient deux fois par an à Rabat. Le programme aborde des thématiques importantes dans l’environnement politique, social ou économique du Maroc. Son organisation et sa cohérence thématique sont garanties par une direction scientifique collégiale au sein de la Faculté de Gouvernance, Sciences économiques et sociales de l’Université Mohammed VI Polytechnique, sous la responsabilité de Béatrice Hibou Les sciences sociales sont souvent interpellées pour analyser les changements, et elles doivent permettre de les accompagner et de les anticiper autant que possible notamment quand les sociétés sont confrontées à des changements de cap. La Semaine de la recherche apporte ce regard réflexif et analytique qui est devenu un impératif urgent pour toutes les sociétés. Elle est également un moment de formation, d’enseignement, une respiration dans le programme académique des étudiants de la Faculté de Gouvernance, Sciences économiques et sociales. Enfin, elle est un moment d’échange et de discussion citoyenne.

La troisième Semaine de la Recherche : le thème et l'approche comparée La troisième édition, qui se déroulera du 17 au 19 décembre 2014, propose de revenir sur le « Gouvernement du social au Maroc » à partir de la présentation de travaux de doctorants et jeunes chercheurs de l'université marocaine qui ont intégré depuis un an les structures de recherche proposées par la Faculté de Gouvernance, Sciences économiques et sociales, de l’Université Mohammed VI Polytechnique (EGE). Ce moment de la réflexion collective se réalisera dans une perspective comparée, grâce à la mobilisation d'exemples historiques (Italie du 16ème siècle) et d'exemples contemporains d’autres régions du monde (Amérique latine, Afrique sub-saharienne, Europe).

Comment tirer profit de la Semaine de la Recherche ? La Semaine de la Recherche permet d'entrer en contact avec des enseignants-chercheurs venus tout spécialement à Rabat pour ce séminaire. Membres d’institutions d’enseignement et de recherche internationalement reconnus, ils viennent discuter de leurs travaux personnels, animer le débat scientifique et prennent le temps de répondre directement aux questions que vous voudrez leur poser.

Comment utiliser le « livret de lectures » ? Les lectures proposées permettent de préparer et se familiariser avec les thèmes discutés lors des sessions. Ces lectures sont proposées en avance par les invités afin que le moment de discussion entre étudiants et chercheurs soit le plus approfondi possible.

Afin de préparer au mieux et de manière efficace les sessions, n’oubliez pas : - Penser collectif : travailler en groupe, chacun peut préparer et expliquer aux autres membres du groupe le texte qu’il a particulièrement travaillé; -Travailler tout d’abord le thème, comprendre son intérêt dans l’actualité immédiate au Maroc, comprendre ce qu’il questionne afin d’anticiper les questions de fonds qui seront discutées;

-Planifier votre travail : établir un programme de travail sur deux à trois semaines permet de s’assurer de pouvoir assimiler plus

facilement le thème et organiser des discussions collectives. Lectures - Semaine de la recherche

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MERCREDI 17 DÉCEMBRE 15h30-16h OUVERTURE « Penser le gouvernement du social : d’une recherche collective à un débat comparatif » Par Irene Bono (Université de Turin, CRESC) et Béatrice Hibou (CNRS-CERI, CRESC) 16h-18h00 PROJECTION Projection et débat autour du film « Bouhdi » de Leila Bouasria et de Laamia Biaz 18h30-20hCONFERENCE « Domestiquer les inégalités : enjeux gouvernementaux des politiques de régulation de l'emploi domestique en Argentine » Par Ania Tizziani (CONICET, Buenos Aires)

LECTURES • Débora Gorbán, Ania Tizziani, Inferiorization and deference: The construction of social hierarchies in the context of paid domestic labor, Women's Studies International Forum, janvier 2014 • Ania Tizziani, Entre travail 'formel' et 'informel': la législation du travail et sa mise en pratique dans le secteur de l'emploi domestique à la ville de Buenos Aires, Le monde du travail, n° 9/19, printemps, 2011, pp. 93-109

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Contents lists available at ScienceDirect

Women's Studies International Forum journal homepage: www.elsevier.com/locate/wsif

Inferiorization and deference: The construction of social hierarchies in the context of paid domestic labor Débora Gorbán a, Ania Tizziani b,⁎ a b

Conicet/Idaes- Universidad Nacional de San Martín, Parana 145, 5th Floor, Buenos Aires 1017, Argentina Conicet/Universidad Nacional de General Sarmiento, Juan María Gutiérrez 1150, Los Polvorines, Provincia de Buenos Aires, 1613, Argentina

a r t i c l e

i n f o

Available online 28 January 2014

s y n o p s i s In Argentina, domestic work is one of the main occupations for women from low-income sectors. As in other Latin American societies, it is one of the most paradigmatic forms of contact between the different social classes. As such, this labor relationship has been analyzed in numerous studies as a critical location for the reproduction of social differences and inequality. The interpersonal relationships between employers and workers mobilize categorization criteria and stereotyped images that reveal wider dynamics regarding the construction of social hierarchies. On the basis of a qualitative study, the objective of this article is to analyze, in the city of Buenos Aires, the processes of constructing social hierarchies that are implied by this particular labor relationship. This analysis seeks to reveal the operations through which employers construct a stereotype of social inferiority for domestic workers through which they legitimize their dominant position in the labor relationship, and to examine the tensions and ambiguities of this. © 2014 Elsevier Ltd. All rights reserved.

Introduction In Argentina, domestic work is, and has been historically, one of the main ways in which women participate in the labor market, particularly women from popular social sectors (Gogna, 1993; Pereyra, 2012). As in other Latin American societies in which this type of work is widespread, it is one of the most paradigmatic forms of contact between the working class and the middle and upper classes. As such, domestic service has been analyzed in numerous studies as a critical location for the reproduction of social differences and inequality. In recent decades, domestic work has been the focus of renewed attention by social scientists. Although gender inequalities are the starting point for many studies, the importance of migratory flows in the structure of paid domestic labor throughout different regions has turned migration studies into one of the most relevant approaches for debating this issue (Ehrenreich & Hochschild, 2002; Hondagneu-Sotelo, 2007; Lutz, 2002, 2008; Parreñas, 2001). These specific migratory flows,

⁎ Corresponding author.

which are generally referred to as the “globalization of care work” (Ehrenreich & Hochschild, 2002), bring women into contact across borders, creating asymmetrical relationships between employers from the central receiving countries and migrant workers (Anderson, 2000; Gutiérrez Rodríguez, 2010; Hondagneu-Sotelo, 2007; Ibos, 2012; Parreñas, 2001). However, other studies reveal that the origins of these hierarchical relationships do not lie exclusively in the South–North migration processes that exacerbated issues related to citizenship. Internal migratory dynamics, migratory flows between countries in the South, and class/race distinctions also create the conditions for asymmetrical relationships (Brites, 2001, 2007; Kofes, 2001; Lan, 2003, 2008; Rollins, 1985; Romero, 2002). When considering the particularities of paid domestic labor in Latin American societies, researchers have privileged this perspective (Chaney & García Castro, 1993). In these societies, this type of work has been the primary employment option for women from popular social sectors. This article is framed by these perspectives, which revolve around the analysis of domestic work as one of the crucial spaces for the construction and reproduction of social hierarchies based on class position and racial belonging. From this point of view,

0277-5395/$ – see front matter © 2014 Elsevier Ltd. All rights reserved. http://dx.doi.org/10.1016/j.wsif.2014.01.001

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we maintain that domestic labor not only expresses the dynamics of social inequality, but also contributes to updating and reproducing these in day-to-day life. We aim to analyze, in the city of Buenos Aires, the way in which domestic workers and, above all, employers perceive and manage the interactions that take place within this labor relationship, paying particular attention to the emotional dimension (Lan, 2003, 2008; Rollins, 1985; Romero, 2002). The objective of this analysis is to identify the hierarchy and categorization criteria that come into play in these interactions, and the tensions, ambiguities, and conflicts present within them. Different studies (Rollins, 1985; Romero, 2002) emphasize how the interpersonal nature of the interactions that are established through domestic work plays a central role in the way in which the dynamics of this hierarchy are organized. These studies suggest that the interpersonal rituals that unfold within the relationship between employers and domestic workers mobilize categorization criteria and stereotyped images that reveal wider dynamics regarding the construction of social hierarchies. In this article, we analyze some of these dynamics, through which a set of personal and social features attributed to domestic employees configure their social inferiority in the context of this labor relationship. This construction justifies the material exploitation of domestic workers while at the same time reinforcing employers' class identity. Such dynamics have significant effects on the way work is configured within the sector as a strongly undervalued activity in which the prevailing labor and salary conditions are particularly unfavorable for workers. To analyze the hierarchy dynamics involved in day-to-day interactions between employees and employers, we turned to certain concepts elaborated by Erving Goffman in his study on social interactions, The Presentation of Self in Everyday Life, in particular the concept of the “front.” According to Goffman, the personal front is made up of the expressive features or elements that the performer identifies with. The features that characterize the personal front are the main components of the way in which those interacting define the social situation that brings them into contact: they provide information about the differences in social status that separate them and the role that each party plays in the interaction. In the case of domestic employees and employers, these personal features are central components of the way in which they perceive and handle the connection that is established through this labor relationship (Goffman, 2009). We will develop our argument in five sections. After a brief discussion of methodology, our analysis begins with a description of this employment sector, which allows us to introduce the ways in which domestic employees characterize their experiences of work. We will show how workers emphasize that the highly undervalued nature of their work is one of the main occupational problems they face. In the following section, we seek to explore how this undervaluing of domestic employees' work is constructed from the point of view of their employers. Within this process, a series of characteristics (migration origin, poverty, ignorance) comes to define the workers' inferiority, in connection with the profound inequality of their social and economic situations. These features define a front for domestic workers that provides information about the subordinate role that employers attribute to them within the labor relationship in order to sustain their own position of superiority. In the

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following section, we focus on analyzing the tensions and conflicts arising from these attributed roles. In effect, the social inferiority attributed to domestic workers leads to those hiring them perceiving them as a threat that must be managed and controlled. This threat mainly consists of the possibility that workers will not fit in with the subordinate role attributed to them, thus destabilizing the labor relationship. Methodology The reflections in this paper are based on a set of qualitative data from different sources. During 2009, a series of twenty in-depth interviews with domestic workers was carried out in Buenos Aires. These workers were contacted via different organizations involved in the sector (unions and associations), where both interviews and observations of activities were carried out. At the same time, over four months, we carried out observations and a series of informal interviews at two city playgrounds, where we were able to make contact with workers who take care of children (in addition to cooking and cleaning). The ages of the workers in question ranged from 16 to 65 years at the time of the interviews. Five of them were live-in workers, while the remainder consisted of “live-out” or day workers, that is, they resided in their own homes. Threequarters of the workers interviewed were migrants: four came from different Argentinean provinces and eleven from other countries (mostly Paraguay, but also Peru, Bolivia, and Uruguay). Only in two cases were these migration experiences recent — the vast majority had been living in the Buenos Aires Metropolitan Area for decades. At the time the interviews were carried out, most had become legal residents in Argentina and many had started their own families in the country. However, as we will examine later in this paper, migration origin is one of the filters through which employers and employees perceive their class positions, and it plays a significant role in the processes of constructing the social hierarchies implied in this labor relationship. The second data source is a series of twelve in-depth interviews carried out between 2010 and 2011 with people who employ domestic workers. The sample is made up of four men and eight women between the ages of 35 and 69. Three are single, two divorced and the rest married; nine have between one and three children. Most contract domestic employees as “live-out” workers, but four have live-in workers. All the employers interviewed belong to the middle or upper–middle classes: they are professionals (teachers, lawyers, psychologists, economists), civil servants, have management positions in large companies or run their own small businesses. From our perspective, the study of this labor relationship cannot ignore the structural inequality that shapes it, a condition that also affects the relationship between researchers and interviewees. As Pierre Bourdieu pointed out, the relationship present in an interview is subject to the effects of the social structure in which that interview is carried out. This relationship is shot through with asymmetry (Bourdieu, 1993: 609): It is the investigator who starts the game and sets up its rules, and is usually the one who, unilaterally and without any preliminary negotiations, assigns the interview its objectives and uses. (On occasion, these may be poorly

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specified — at least for the respondent.) This asymmetry is reinforced by a social asymmetry every time the investigator occupies a higher place in the social hierarchy or different types of capital, cultural capital in particular. To reduce the effects of these asymmetries, Bourdieu proposes the practice of “active and methodical listening” in order to incorporate the social logic that affects the construction of data into the analysis. This listening (Bourdieu, 1993: 609), combines a total availability to the person being questioned, submission to the singularity of a particular life history – which can lead, by a kind of more or less controlled imitation, to adopting the interviewee's language, views, feelings, and thoughts – with methodical construction, founded on the knowledge of the objective conditions common to an entire social category. Bourdieu's point is to create conditions so that researchers can “situate themselves at the point in social space from which all the respondents' views over that space emanate.” According to the author, social proximity and familiarity can help create the conditions for this type of listening. In terms of the fieldwork undertaken for this research, this meant trying to place the social proximity between the researchers and the employers at the service of the investigation. The fact that we, the researchers, are professional, urban, middle-class women with current or past experience of hiring domestic workers undoubtedly facilitated access to the employers we interviewed and enriched the information obtained. During the interviews, the interviewees shared information, points of view and experiences that they probably would not have talked about had they not perceived our proximity to their own class positions. In contrast, in the case of the interviews with the workers, the possibility of our being assimilated to the social position of the employers led to the need to construct a degree of familiarity with the spaces through which they were contacted, by spending longer periods of time there and meeting repeatedly. The racialization of poverty: towards the construction of social inferiority In 2009, domestic service accounted for the employment of almost 14% of all female wage earners in Argentina, which represents over one million workers.1 In this highly feminized sector, women make up 98.5% of those employed. The education level of this population is lower than that of other wage earners. In socioeconomic terms, most women who make their living from domestic work come from sectors categorized as poor or destitute. More than 43% of them are migrants, of which 32.6% come from another province in Argentina, and 11% from other countries, particularly neighboring countries (Bolivia, Chile, Paraguay and Uruguay) and Peru. Until 2004, Argentina's migrant population from neighboring countries was affected by legal frameworks, which restricted and hindered them from obtaining legal residency status.2 However, in 2004, a new law came into effect, enabling migrants from other Mercosur countries (Brazil, Paraguay, Uruguay, and Venezuela), and also Chile and Bolivia to remain in Argentina and obtain residency

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permits.3 In this context, an initiative was set in motion in 2005 to regularize the legal status of those who had entered Argentina prior to this date.4 The initiative advocated the authorization of temporary and permanent residency permits and the flexibilization of requisites for residency applications. These changes implied that migratory status is no longer a determining factor for the working conditions of domestic service. Domestic employees are among the groups with the lowest individual income levels in Argentina: in 2009, the average hourly wage for these workers was around 45% lower than the average salary of all other wage earners. With regard to modes of employment, according to official data, around 72% of those employed in domestic service work for a sole employer. The majority are “live-out” staff. Indeed, the proportion of domestic employees residing with their employers has decreased sharply in the last few years and accounted for only three percent of those employed in the sector in 2009. Domestic work is also an area of work with one of the highest levels of informal employment, despite the fact that there has been a trend towards formalization in the last decade: the proportion of workers listed with social security institutions has gone from five percent in 2003 to 15% in 2009. However, domestic labor is characterized by the low level of social protection offered to those working in the sector and the limited rights to which they have access, in comparison to other wage earners (see Gogna, 1993; Machado, 2003). For the past fifty years, activities connected to domestic work have been regulated by a special regime (the Domestic Service Statute, Decree 326/56), according to which domestic employees are excluded from regular worker health and safety law, have no access to unemployment benefits or maternity leave, and have longer working days, shorter leave allowances and lower severance pay than other workers. In March 2013, a new law regulating the occupation was passed (“Regimen Especial de Contrato de Trabajo para el Personal de Casas Particulares” [Special Contract Regulations for Employees of Private Houses]). This law seeks to match the labor conditions of domestic workers with those stipulated for general salaried workers. These features make domestic work one of the occupations with the least favorable labor and salary conditions on the Argentinean job market. In Argentina, as in most Latin American countries, it is also one of the most significant occupations for women from poor backgrounds (Valenzuela & Mora, 2009). As Avila points out in the case of Brazil, domestic employees are “led into” their occupation by the limits imposed by class, ethnicity and patriarchy. Domestic employment is the closest option on the horizon of possibilities for women from poor backgrounds, and presents itself as an opportunity for those who have little formal education and who move from the country to the city, or who live on the outskirts of major cities (Avila, 2008: 67). These unfavorable aspects of the work represent a major part of the way in which the domestic workers interviewed during our fieldwork tell of their experiences: I had a pretty bad time there. My mistress treated me badly; she kept telling me I was good for nothing and that I would never get another job. On top of that they were really stingy about food. I was only given one cooked meal a day, in the

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evening, and it was always spaghetti with just a tiny bit of olive oil, because it's very expensive, as she (her employer, a woman) used to tell me […]. I would start my job very early in the morning and had a one-hour break in the afternoon; I would finish around 10 or 11 at night. Sometimes my master arrived later, around 12, and I would end up going to bed at 1 in the morning. On top of that they only used to pay me 500 pesos under the table!5 (Lidia, 26, “live-in” domestic employee) Such accounts that reveal acts of mistreatment and discrimination are not the most frequent. However, other elements that appear in Lidia's account are also present in the experiences of other women we interviewed, notably the conditions that characterize their occupation: never-ending work days, low remuneration and no access to the rights and benefits established by the existing legislation. Nor are these conditions exclusive to live-in positions, as shown by the way Andrea narrates one of her experiences as a “live-out” domestic employee: Later I got a “live-out” job… but I just couldn't take it because there were five of them. And that woman was so annoying, she was so annoying. Nothing I did was alright with her. Everything… she always found fault with something, and I would work like crazy from 8 in the morning to 5 in the evening. Besides, it was a lot of work; I had to cook and clean and all that. It was hell, I'm telling you, but the pay was good. (Andrea, 42, “live-out” domestic employee) As in Lidia's narrative, Andrea highlights the harshness of her working conditions. Her discourse reveals, in addition, two central elements of the way domestic workers talk of their experiences: the lack of recognition and the difficulties underlying the relationship with employers. Even though the experiences she referred to as “hell” may not appear frequently in such accounts, they significantly influence the way employees represent their occupation. These unfavorable labor and salary conditions are closely related to the undervaluing of the work domestic employees carry out: The work is very undervalued. I see it in my own case, you know, the pay is bad. OK, sometimes people aren't interested in learning, in some cases, not always, but it's like people take advantage of that… because someone hasn't been to school, because they're ignorant, because they're… you know, from another country or province. The thing is that people sometimes take advantage of that. People with money take advantage of that: “Ah well, this one's just another damn negrita de mierda [a commonplace racist expression that is discussed in greater detail below], we can pay her peanuts and that's that.” And maybe they make you… I don't know… stay all day long, you know, and don't even give you a glass of water. It's totally undervalued. (Dora, 59, “live-out” domestic worker) In Dora's narrative, low salaries and never-ending work days reflect the fact that, within this labor relationship, the employer is able to “take advantage” of workers. This potential exposure of domestic workers to abusive situations is a reminder of the fact that it is the employer who defines, almost unilaterally,

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the conditions governing the labor relationship, which is established through individual negotiation, with little external regulation. The unequal positions of employers and employees in the configuration of the labor relationship are anchored, in Dora's discourse, in the profound inequality of their social and economic situations, in the distance separating “people with money” from the “ignorant” women “from another country or province” they hire. This description not only reflects the employers' opinions, but it also points to the way in which the least protected social sectors are characterized. The expression that Dora uses, negrita de mierda, is commonplace in Argentina and sums up a whole range of discriminatory opinions that are often used by those from wealthier backgrounds to describe those from poor social sectors. Roughly translated, it means “dark-skinned girl from the provinces or urban poor sectors.” As we discuss in the following section, this expression invokes a process of racialization of socioeconomic status, through which “working poor” and “blackness” become one and the same thing, to which the condition of migrant is added, also in negative terms. This process is characteristic of the Argentinian context in which any differentiations by national origin or ethnic group tend to dissolve into an all-encompassing class-based label (Briones, 2008; Grimson, 2006; Margulis & Urresti, 1999). The expression negrita de mierda thus identifies certain physical characteristics with an inferior position, not only in socioeconomic terms but also in moral ones. In this way, if domestic work is “undervalued,” it is not so much because of the intrinsic characteristics of the activity itself, but because of the social features associated with those who carry it out. These features contribute to the construction of a stereotyped image of domestic employees, the lynchpin of which is their social inferiority. 6 Managing intimacy: the undervaluing of domestic workers and emotional labor In the employers' accounts, hiring a domestic worker is no small matter. Expressions such as “If Perla wasn't here I'd die” (Cami), “When she appeared it was my salvation” (Elena), and “I wouldn't be able to survive without Mariela” (Julia) are commonplace. In these statements, the presence of the domestic workers is described using words such as “salvation”, whereas their absence is associated with desperation and conflict: “I'd die” or “I wouldn't be able to survive.” For many of those interviewed, hiring a domestic worker is not perceived as an “option,” but rather as a “necessity.” In this sense, the point at which they decide to hire someone is often characterized as a breaking point or moment of crisis. However, availing themselves of domestic and care services is not perceived as contracting a worker in the conventional sense, but rather as finding “help”: When I didn't have any help I did everything myself and I spent the whole time swearing and cursing… what a bloody mess they [my children] make, why can't they just do this, that, the other. But they didn't, and the one making sacrifices was always me. But then I got help and I stopped cursing. (Elena, 50, company manager, divorced, three children)

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Though in some cases, the employers share a minimum of domestic chores between male and female family members, a large portion of these were exclusively assigned to the domestic workers. However, it is paradoxical that the same tasks that employers described as insurmountable when justifying their decision to hire a domestic worker become less complex and important when transferred to the worker in question. In effect, these discourses reveal a double operation in which tasks that are initially characterized as difficult for one person (the male or female employer) to carry out become nothing more than “help” when they are undertaken by a domestic worker. The testimonies gathered all refer to the work performed by domestic employees in similar ways, in that they do not actually describe it as being work. As such, they refer to “help,” to “someone being at home” or to “having someone,” all expressions that negate or conceal the labor relationship, as what the person “at home” is actually doing there is working. All of this reveals a very specific way of characterizing paid domestic work; or rather, it underlines a particular feature of existing representations of this activity: the separation between the function being performed and the person carrying it out, in that tasks are characterized differently depending on who is performing them. In Elena's testimony, the use of the word “help” to describe the work carried out by her employee characterizes this work as being somehow incidental. At the same time, it differentiates between domestic tasks within the home, and between the helper and the person being helped. The distinction is fundamentally based on a differential valuing of domestic work according to who is performing it. In this sense, it is not so much about the men and women who hire domestic workers undervaluing the domestic tasks themselves, but rather the fact that they undervalue the person hired to carry them out. According to Romero (2002), this differential valuing process suggests that the nature of domestic work is not intrinsically degrading or inferior. As Romero points out, the degrading nature of the activity arises from the interpersonal relationship between employers and employees; specifically, the practices through which employers structure their employees' work in order to include issues that inferiorize them (control over their food, the spaces they move in, the use of uniforms, etc.). These practices reveal the way in which structures of domination based on class position and racial belonging permeate interpersonal relationships within domestic labor. In effect, these degrading aspects of domestic work are connected with the behavior that employers expect of their employees in terms of their social, racial and ethnic characteristics. Romero (2002: 144) (among other authors) describes this expected behavior as “deferential interaction”, one of the nuclei that define the emotional work domestic employees must provide. This author notes that in addition to physical labor, the job also implies a significant amount of emotional labor. This type of work is related to the way in which employees handle their emotions in order to respond to their employer's psychological needs (for company, to be listened to, etc.). However, this emotional labor is not reciprocal, in that employers are not there to respond to the

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psychological needs of their employees. A large part of the emotional work that is involved in this occupation consists of the creation of deferential behavior on the part of the domestic workers in order to reaffirm, through their inferiority, class and racial differences and the status of the employer's family. In her terms, “the process that affirms the status of white middle-class women employers involves deferential interaction that treats non-white working-class domestics as inferior” (Romero, 2002: 162). In the previous section, we saw how Dora, when describing her experience as a domestic worker, emphasized the situation as being one of undervaluing, in which “people with money take advantage.” The possibility of “taking advantage” is, in her account, directly related to the way in which employers represent workers as “negritas de mierda.” The expression suggests that the differential valuation of domestic tasks is anchored to this inferiorizing and discriminatory representation of workers. It also reveals the importance of the emotional dimension of the work carried out by domestic employees in terms of the effort they must make to handle the demand for subordination that this particular labor relationship implies, and that is experienced in their everyday interactions with employers. Being migrants, being poor, being domestic workers In employers' discourses, the bases on which representations of domestic workers are built are a series of social and economic characteristics that are attributed to these women. One of the first such characteristics to be mobilized is that of employees' origins. In effect, when those interviewed reconstruct their experiences of hiring someone, the country or province of origin of the workers frequently represents a significant piece of information: I've had a few people working for me. At one point, when the kids were very little, there was a girl who was with us for several years, Emma, who was from Santiago del Estero… She was good, but she had to leave, she had kids of her own, so she left. Then I went through several people and then came a spell with Carmen, who was Chilean, she was a lovely lady, she stayed with us for a few years. And then the last person, who's been with us for more than 11 or 12 years, Federica. She's a young girl, she's from Entre Ríos. No, I mean Corrientes. She's from Corrientes. (Ana, 58, professional, married, two children) More than the domestic workers' names, it is the reference to their country or province of origin that differentiates workers from one another in the employer's perspective and organizes the employers' narrative of their experiences of hiring domestic workers. Beyond the particular nature of their origins, these references in employer testimonies underline a social characteristic shared by all the workers: the experience of internal or international migration, specifically the fact that they come from regions marked by critical social and economic situations. The repeated mention of domestic workers' origins performs a double function in employer discourse. First, it reaffirms a crucial difference between the workers' origins and social characteristics and their own, which are linked to their belonging to the urban middle classes. Second, it associates the

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workers' origins with certain predictable behaviors or ways of being: What I've seen… is that women from Paraguay… I don't want to categorize this as something about the nationality. But what always happens to me is that the girls who've come to my house from Paraguay do things like this, they're there three or four months and then from one day to the next they say: “I have to go because something's happened in Paraguay”. I don't know, I never know if they're telling the truth. (Julia, 34, professional, business owner, married, two children) In the above quote, Julia associates women from Paraguay with a lack of stability or reliability. In other cases, women from Peru are valued because they supposedly are better educated than other domestic workers. Regardless of whether the characteristics in question are positive or negative, the reference to domestic workers' national origins helps construct a stereotype and define predictable behavior and ways of being. These statements regarding workers' national origins are implicitly permeated by ethnic and racial characterizations. However, regardless of specifically national features, within the context of Argentina's migration dynamic, these classifications overlap strongly with class distinctions. According to Grimson (2006), since the 1940s, Argentina has been characterized by a process of invisibilization of racial and ethnic diversity and the primacy of a representation based on homogeneity: a “European enclave” with no “black” or “indigenous” populations. Given this context, the specific origins of these populations have become invisible at the same time as they were being socially and politically incorporated into the development of import substitution industrialization and the rise of Peronism. Migrants from neighboring countries were not considered as such within this context. Instead, they were absorbed into the mass of cabecitas negras (literally, “little dark heads”), a pejorative name used to stigmatize the working-class population with some indigenous ancestry who moved to Argentina's urban centers, mainly from the provinces in the north. In this context, any differentiation by national origin or ethnic group tended to dissolve into an all-encompassing class-based label, although this was racially marked by “darkness”. The poor were said to be “black” even though […] they were not actually black in that they were not of African origin or descent. (Grimson, 2006: 23) In a similar vein, the recurring reference to the national or provincial origins of domestic workers within employer discourses seems to function as a powerful indicator of class difference. This indicator is reinforced by the representation of the workers' places of residence. In effect, not only do domestic workers come from different places to their employers, but they also reside in spaces that are far from their places of work. The physical distance between the employers' homes in well-off neighborhoods of the city of Buenos Aires and the places where domestic workers live crystallizes, in the employer's discourse, the distance between their class positions. It is a social and geographic distance that creates difference and a hierarchy

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between those involved in this labor relationship. The characteristics of the spaces where domestic workers live (shanty towns, slums or precarious housing) also constitute, in employer discourse, significant references to the position of domestic workers in the social structure. This stereotyped image of domestic workers that employers construct through their discourse, marked as it is by precarious social and economic situations, is not just another reference to the social paths of the women they hire. It is a social, economic, and symbolic location that is associated with a series of features that are intrinsic to domestic workers. The stereotype is also linked to certain predictable ways of being and behaving that have important effects on the way employers configure their interactions with their employees. One of the features that recur most frequently is domestic workers' low level of formal education: Because you even get the feeling, when you have a maid, they're generally ignorant, so it's as if I have a kind of educational commitment. You know, when you teach someone how to behave. (Norma, 45, employer, two children) Domestic employees' education levels are not mentioned merely as part of their social paths, but are instead presented as an essential feature of theirs. That is, rather than referring to the fact that women who do domestic work for a living have been unable to go to school, such comments designate a way of being: ignorant. This intrinsic characteristic is one more in a long list of features associated with different aspects that define the individual, like their ways of dressing and talking, their tastes and what they consume: With the maid I had at that point, I could buy six packets of biscuits one day and the next there'd be none. Something was going on, I said. “No, I ate them”, she said, “I ate them all”. There was a voracity about her, you know? […] What I mean is that it's a problem because their origins mean that when they see so much food they become desperate for certain things. (Julia, 36, employer, two children) In the discourses of the employers interviewed, these characteristics gradually outline the social inferiority ascribed to domestic workers, and thus play a central role in the legitimization of the subordinated position of workers within the labor relationship established through domestic service. In line with Goffman's analysis, these features seem to construct, from the employers' point of view, a “front” for the workers that situates them within the interaction. This front is made up of the features that are identified with the performer: “As part of personal front we may include: insignia of office or rank; clothing; sex, age, and racial characteristics; size and looks; postures; speech patterns; facial expressions; bodily gestures; and the like.” In general terms, front includes both “appearance” and “manner” of the individual: the former tells about the individual's social status, the latter about the “interaction role the performer will expect to play” (Goffman, 2009: 24). As Goffman points out, it is to be expected that appearance and manner confirm one another; that is, that the differences in social status between performers are expressed to a certain degree through the differences in the roles played by each in the

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interaction. This is the case because performances “tend to incorporate and exemplify the officially credited values of the society” (1990: 35), particularly forms of social stratification and class differences. From this perspective, the stereotyped images of domestic workers play a central role in the way in which employers construct and legitimize their dominant position in the configuration of the labor relationship. In this way, they form part of a discourse, which, by highlighting differences in social status between employers and employees, seeks to put each performer in the labor relationship in her place: Ana really knows her place. For example, Eleo, the one I had before, used to say things like, “I love those shoes, oooh, can I try them on?” I mean, she wanted to be like my friend or something. Ana never says things like that, she knows her place… (Cecilia, 38, lawyer, married, three children)

“Not knowing their place”: the dislocation of roles in the employer–employee relationship This set of social characteristics attributed to domestic workers allows employers to construct and argue their dominant position in the labor relationship via a process that is not exempt from ambiguity and tension. In effect, if the social inferiority attributed to domestic workers is the condition that enables the labor relationship, this brings with it certain threats that must be controlled and managed. I always talk to my friends about this. I always say that when they leave, they steal things, they take things from you, which for me is, how can I explain it… um… the relationship between the family and the maid is very paradoxical. It's paradoxical, because it's a woman who has a lot of needs and who sees a lot of things in your house, she uses them, she sees them, because she's in your house. So I really find it hard to see how a woman who comes to my house every day and opens my children's cupboard, if she has a daughter the same age, how can she not want to take everything? How does she manage that? (Julia, 36, employer, two children) One of the first references to the threat resulting from the social inferiority attributed to domestic workers is the possibility of them stealing something. As previous studies have analyzed (Brites, 2007; Kofes, 2001), the suspicion of theft seems to be an integral part of the link between employers and employees. This is frequently justified by the workers' “humble origins” and the contrast between what they do not have and what they see everyday at work. Faced with this threat, employers develop a series of practices that tend towards control over objects and assets, the definition of spaces to which workers have access, and the supervision of workers as they carry out their jobs. These forms of control, which appear “naturalized” within the accounts, also operate in another sense, in that they reaffirm the stereotype of the workers' social inferiority, as they are presented as being “self-evident” effects of inequality. The potential for theft is not the only source of tension posed by this labor relationship. If theft can be seen as a component of the position of social inferiority attributed to

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domestic workers, another, more troubling, source of conflict is linked to the possibility that workers might not fit in with the stereotyped images of them or perform the roles attributed to them. In effect, domestic workers frequently do not “know their place,” as some employers put it. In her testimony, Norma observes that “I don't like it if they're too clever. I mean if they're too cocky, over-confident, or if they seem to want to stand out from the rest.” The characterization of workers as “cocky” or “over-confident” refers to those who do not fit in with the performance of social inferiority expected by their employers. As such, employees are supposed to “know their place,” to play their part, acting out inferiority and transmitting it through deferential behavior towards those who are in a socially and morally superior situation within the relationship. Knowing your place in relation to the employer's family implies that the worker is capable of upholding a convenient social distance, the limits of which are threatened in day-to-day coexistence. This can lead, on the part of workers, to an express performance of the role attributed to them. Goffman cites an example of this sort of performance (1990: 38): The ignorant, shiftless, happy-go-lucky manner which Negroes in the Southern states sometimes felt obliged to affect during interactions with whites illustrates how a performance can play up ideal values which accord to the performer a lower position than he covertly accepts for himself. This performance of inferiority is interesting for the way it displaces employees from the position of passive agents, lacking initiative, which has often been used to characterize them. From this point of view, to perform the role of the employee is to sustain a front that does not disturb what is expected of those who work in domestic service: fulfilling their obligations implies doing so in such a way as to not call the social superiority of the employer into question. However, the testimonies gathered here reveal moments in which the front breaks down and the hierarchical relationship is subverted. “Not knowing your place” sums up the way employers characterize this new situation, in which the domestic worker stops fulfilling the role that has been socially assigned to her and, through this rupture, becomes threatening. The following account clearly reflects this situation: At the weekends I would go to my club, and one day I came home at around three in the morning. I arrived and couldn't believe my eyes; the whole living room was totally turned upside down. I mean, the ironing board was in the middle of the room, the television was facing the wrong way, the table had been moved. It was bizarre. I had no idea what was going on. I went to the maid's room, um, Lali I think her name was, I remember her… she had dark hair… She always had her hair tied back and she wore glasses thick as bottles. What a face she had… poor thing. So I went to Lali's room, I used to let her sleep there at weekends because she had nowhere else to go. She didn't answer me, so I thought she must be with some man. But then a woman's voice answers and says, “Lali isn't here”. So I said, “Can you please open the door?” A

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girl who I'd never seen in my life opened the door. So I said, “Where is she?”, “She's gone out dancing…”; “And what are you doing here?”; “Sometimes I sleep here at the weekend.” I… well… it was like I went away at the weekend and my house was… I felt awful, really awful, it was so invasive, so… so… they had taken over something of mine… it was… horrible. I had a window that looked onto the street, it was three or four in the morning and I stood at the window saying, I'm going to kill Lali. But always in the sense of giving her a good telling off, I'm going to kill her… out of sheer anger…

As if you were telling off…?…a child. And suddenly I see Lali coming up Avenida de los Incas, without her glasses. I mean… and her hair was all… you know? When someone lets their hair down and is radiant, beautiful. And it was me… my shoes, my jeans, my jumper, my jacket, my handbag. No, no… well… I swear you had to be there to see it. I couldn't believe it [laughs]. It was… She looked amazing, dressed up as me! (Norma, 45, employer, two children) Within Norma's account, Lali, stripped of the central components of her front that make up the deferential behavior expected of domestic workers, reveals her capacity to be like her employer. The image the worker offers to the person who has hired her, dressed in her clothes, without her glasses, with her hair down, “radiant, beautiful”, is the image of an attractive woman and not of an inferiorized “child.” That image challenges the superior position in which the employer has placed herself and reveals the constructed nature of the differentiation between the two and the possibility of discovering, in the other woman, an equal. When Lali is surprised by Norma, the employer's anger is not only due to the way her employee has used her house, but also for having transgressed the limits set out for her. Instead, her anger is mainly connected to the fact that Lali is discovered in a position of equality with those who hire her, which subverts the labor relationship. Returning to the categories used in Romero's analysis, emotional work becomes central to creating the deference that confirms and upholds the employer's status. As we saw in this example, this status depends not only on the employee's social class, but also on her racial and ethnic origins and her physical appearance. The threat emerges with the possibility that the worker might stop carrying out the emotional work that sustains the hierarchies implied in paid domestic work. These processes of constructing hierarchies are the condition for the existence of this labor relationship, and they reproduce and update themselves in the everyday interactions between the parties involved in this relationship. By way of closure Throughout this text, we have gradually uncovered different operations through which employers construct the social inferiority that permeates the way in which they represent domestic workers and manage their relationship with them. As we have seen, this process of inferiorization includes, in turn, different practices of control through which employers “handle

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the threat” they suppose is implied by the presence of a worker in the intimacy of their homes. In effect, this is a labor relationship that has been made invisible, in which the connection between the two parties is defined by asymmetry, which is reinforced in the way the relationship plays out everyday. The workers are not recognized as such, but are instead described as “the maid,” “the girl who helps,” and the person who “is at home.” These ways of referring to domestic workers embody, in turn, certain features that make up the stereotypes within which those who do the job for a living seem to, or must, fit. As we have pointed out, these stereotypes reveal a process of social, economic and symbolic positioning associated with certain ways of being and behaving which make up the socially expected role which those working in domestic service are expected to fulfill. This role locates employees in an inferior position to their employers in the social structure and supposes that “appearance” and “manner” confirm one another. In other words, the very role of domestic employees supposes that they must act deferentially, “knowing their place” — namely, that of “maid.” From the employer's point of view, “knowing your place” becomes a central feature when evaluating those who do domestic service for a living, as it supposes the upholding of convenient social distances. These dynamics reveal mechanisms of constructing social hierarchies that are not only present in domestic employment, but also configure it as such. Through the way they handle the link with workers, employers put into practice the dynamic and conflict-ridden operations that have been analyzed throughout this article in terms of how they devalue and inferiorize employees. One of the main sources of tension in these processes concerns each party's ability to fit in with established roles. As we observed in the final example analyzed, when the behavior and image of workers fall outside the parameters expected of their role, this can disturb the connection between the parties, as it implies a dislocation of the roles socially assigned to each of them. If Norma was so surprised by Lali's transformation, it is because what she discovered through the scene was the fragility of the symbolic struggle unfolding at the heart of this relationship due to the negotiation of class-related positions. In short, what is revealed when the person who is perceived as socially inferior does not seem to “know their place” is the precariousness of the social construction of inequality as an essential feature of inter-class relations. Endnotes 1 All statistical data presented in this paragraph and the next comes from the report Caracterización del servicio doméstico en la Argentina [A Characterization of Domestic Service in Argentina], created by the Subsecretariat of Technical Programming and Labor Studies of the Ministry of Labor, Employment, and Social Security (cited as Contartese, 2010). 2 In the first instance, this took the form of the Agreement on Residency for Nationals from Mercosur member states, Bolivia, and Chile, signed in December 2002. In turn, in 2003, a new Immigration Law, no. 25.871, was passed, “which implied a change of direction in policy discourse by incorporating two new features: a human rights perspective and a regional focus” (Pacecca & Courtis, 2008: 43). This law “establishes the right to migration as a human right and incorporates the right to the reunification of the family” (Pacecca & Courtis, 2008: 45). It also mentions the state's responsibility for ensuring that all foreigners legally residing in Argentina are treated equally and recognize the unrestricted right of access to education and healthcare, regardless of migratory status.

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3 This refers to the National Program of Migratory Document Normalization for nationals of Mercosur member and associate states, which includes immigrants from Bolivia, Brazil, Chile, Colombia, Ecuador, Paraguay, Peru, Uruguay, and the Bolivarian Republic of Venezuela. The program is known as Patria Grande, which translates roughly as “the greater homeland.” For an analysis of the program, see Gallinati (2008) and Pacecca and Courtis (2008). 4 This working experience corresponds to 2005 and 2006. In the latter year, the minimum wage earned by live-in domestic workers was 650 pesos. 5 The origins of these stereotypes can be traced back to the social transformations of the twentieth century in Argentina, specifically those affecting the conformation of the middle classes. Various studies have explored these changes and the transformation of the models of domesticity associated with them, including Adamovsky (2009), Pite (2011), Pérez (2012) and Cárdenas (1986). 6 There is extensive literature concerning the concept of emotional labor. Developed by the sociologist Arlie Hochschild, this concept facilitates the analysis of certain occupations that require the worker to produce an emotional state in another person through the manipulation and control of their emotions (1983). Although Hochschild did not develop this concept in connection to domestic work, it has been widely used in this field of study.

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Ania Tizziani

"Entre travail 'formel' et 'informel': la lĂŠgislation du travail et sa mise en pratique dans le secteur de l'emploi domestique Ă la ville de Buenos Aires"

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Entre travail « formel » et « informel »: la législation du travail et sa mise en pratique dans le secteur de l'emploi domestique à la ville de Buenos Aires Ania Tizziani* L'emploi domestique constitue l’une des principales sources d'emploi féminin urbain en Amérique latine. En Argentine, cette forme d'emploi regroupe, pour l'année 2006, plus de 18% des femmes occupées, ce qui représente presque un million de travailleuses (OIT, 2009, p.6). Comme dans d'autres pays de la région, ce secteur d'activité a été historiquement caractérisé par le fait d’être exercé majoritairement en dehors de tout cadre légal. En effet, l'emploi domestique présente un niveau d'informalité qui se trouve parmi les plus élevés du marché du travail argentin, et qui a connu une tendance croissante entre les années 1980 et 2000 : en 2003, 96% des femmes employées dans le secteur n'étaient pas déclarées aux organismes de la sécurité sociale et l’accès à d'autres avantages sociaux était réservé à un pourcentage très réduit. D'autres données suggèrent, par ailleurs, qu'il ne s'agit pas d'une situation due à la volonté des travailleuses. D'après une enquête effectuée dans la province de Buenos Aires en 2005, 98% des employées domestiques interviewées affirmaient se trouver dans une situation irrégulière « parce que leur patron n'acceptait pas de les employer autrement » (BM, MTEySS, p.73). Or, pendant la dernière décennie, l'emploi domestique a connu de profondes transformations, concernant notamment la régulation étatique. En 2000, le parlement a dicté de nouvelles lois de protection sociale, lesquelles élargissent les possibilités d'accès à des prestations de santé et de retraite pour les travailleuses du secteur. Au début de l'année 2006, le Ministère du Travail (MTEySS) et l'Administration Fédérale de Ressources Publiques (AFIP) ont mis en œuvre un programme de régularisation du travail domestique rémunéré qui s'est traduit, selon les chiffres officiels, par une croissance accélérée de l'emploi formel dans le secteur. L'objectif de cet article est d'analyser les effets de ces transformations de la régulation étatique sur l'expérience de travail des employées domestiques, étudiés à partir de données qualitatives. Nous examinerons, dans une première partie, les aspects les plus importants de la *

Chercheuse du CONICET (Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas) à la Universidad Nacional de General Sarmiento en Argentine, chercheuse associée à l'UMR 201 « Développement et sociétés », IRD-Université Paris 1, E-mail : atizzian@ungs.edu.ar La première partie de cet article a été présentée dans la journée d'études « Inégalités et informalités dans les Amériques » qui a eu lieu à l'Université Toulouse – Le Mirail, le 11 mars 2009. Je remercie vivement Bruno Lautier et Gabriel Kessler pour leurs commentaires et suggestions.

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législation spécifique qui régule le secteur et les caractéristiques du programme de formalisation mis en place par les organismes publics. Nous analyserons, dans une deuxième partie, les diverses significations et appropriations de cette législation par les travailleuses du secteur, dans la gestion quotidienne de leurs activités et de leurs relations avec les employeurs 1

. Nous verrons que, en raison des caractéristiques de la législation qui régule le secteur,

les effets de ce processus de formalisation sont profondément ambigus: en ce qui concerne sa portée – la proportion de travailleuses qui peuvent accéder à la formalisation- d'une part; en ce qui a trait aux droits et protections sociales qu'elle stipule, d'autre part. Dans ce contexte, il est possible de constater une multiplicité de formes d'imbrication des pratiques « formelles » et « informelles », à travers la coexistence d'un cadre légal très spécifique et des pratiques diverses de contournement, d'usages partiels et d'adaptations particulières de cette législation du travail. 1. L'emploi domestique et la législation du travail L'emploi domestique constitue, en Argentine comme dans la plupart des pays de la région, un secteur fortement féminisé: les femmes représentent 98% de la population occupée dans ces activités. Selon les données du Ministère du Travail, il s'agit d'une population qui a atteint un niveau d’éducation significativement plus bas que celui que l’on constate pour le reste des salariées. Ces femmes proviennent majoritairement des secteurs définis comme étant pauvres ou « indigents »2. Le niveau des salaires est l’un des plus bas du marché du travail, et place les employées domestiques parmi les groupes ayant les plus bas niveaux de revenus individuels: 43% se trouvent dans le premier quintile de revenus et 71% entre le premier et le deuxième quintile (MTSS, 2005, p.18). Les migrantes sont nettement plus nombreuses parmi les employées domestiques que pour l'ensemble des salariées: 40% des travailleuses du secteur sont migrantes, dont 28% originaires d'une autre province argentine et un 12% d'un 1

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Les réflexions qui suivent sont le résultat d’un travail de terrain réalisé à la ville de Buenos Aires entre juillet 2008 et octobre 2009. Ce travail de terrain a été principalement effectué dans l’un des syndicats les plus importants d'employés domestiques de la ville : UPACP (Unión de Personal Auxiliar de Casas Particulares), qui compte, selon les données du Ministère du Travail, 3 500 affiliés. Nous avons réalisé des entretiens avec les responsables et les affiliées, ainsi que des observations des salles d'attente et des activités du syndicat. Dans le but d'accéder à divers profils d'employées domestiques, nous avons également réalisé des entretiens avec des travailleuses qui participent dans d'autres organisations qui interviennent dans le secteur (Sindicato de Trabajadores del Hogar y Asociación Santa Marta) ainsi que des observations et des entretiens informels dans différentes squares et jardins publics de la ville, où nous avons rencontré des employées qui ont (parmi d’autres tâches) celle de garder des enfants. Selon les statistiques officielles, ces secteurs correspondent à l'ensemble de foyers dont le revenu se situe en dessous d'un « seuil d'indigence », déterminé en fonction d'un panier de consommation minimale qui se limite à des biens alimentaires. Dans le cas de la pauvreté, le seuil est déterminé par rapport à un panier qui inclut d'autres biens et services non alimentaires (habillement, transport, éducation, santé, etc.). Voir www.indec.mecon.ar.

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autre pays (MTEySS, 2005). Dans le cas des migrantes provenant d'un autre pays, la plupart sont originaires de pays limitrophes – le Paraguay en particulier- et plus récemment du Pérou3. Il ne s'agit cependant pas de migrations récentes puisque 96% des employées domestiques ont plus de 5 ans de résidence dans la localité où elles habitent au moment de la réalisation de l'enquête (MTEySS, 2005, p. 7). En ce qui concerne la situation de travail, entre 75 et 80% des employées domestiques travaillent en 2004 pour un seul employeur et la majorité le fait selon la modalité « externe » (non logé). En effet, selon le Ministère du Travail, la proportion d’employées domestiques « à demeure » s’est fortement réduite pendant les dernières décennies et ne représente en 2005 que 6% des femmes occupées dans le secteur. Ces données qui permettent de caractériser les situations de travail semblent néanmoins peu fiables. Elles se contredisent, en effet, avec d'autres données fournies par le MTEySS, selon lesquelles 26% des employées domestiques travaillent « à demeure »4. Cette estimation semble plus proche de la proportion que l'on trouve dans d'autres pays de la région : l'emploi « à demeure » représente, par exemple, 30% au Brésil en 2006 (Vidal, 2007) et 20% au Chili en 2002 selon l'INE (Instituto Nacional de Estadísticas). Les employées domestiques sont l'une des catégories de travailleurs dont l'activité est exclue des lois générales du travail et régie par un statut spécifique 5. Les dénommés « statuts professionnels » se proposent d'établir un régime particulier pour les activités qui, en raison de leurs spécificités, ne peuvent être complètement régulées par le législation générale du travail. Le premier cadre légal du secteur dans le pays -Estatuto del Servicio Doméstico- a été dicté en 1956. En soulignant les traits particuliers que présente l'emploi domestique, cette norme se propose « d'adapter les principes généraux de la législation sociale aux intérêts délicats qui entrent en jeu » dans les activités du secteur6. La majorité des études disponibles sur ce secteur d'activité souligne le retard que présente cette législation spécifique par rapport au cadre général des lois du travail, en termes du niveau de protection qu'il stipule pour les travailleurs. Cette législation définit, dès son 3

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Les femmes provenant de ces deux pays représentaient, en 2001, presque 70% des employées domestiques migrantes (Ceriani et al., 2009, p. 150). Ce chiffre a été fourni par des fonctionnaires du Ministère du Travail, cités dans l'article « Empleadas con mas derechos », Página 12, 9 mars 2010. La Ley de Contrato de Trabajo (Loi du contrat de travail) constitue la colonne vertébrale du droit du travail argentin. Elle détermine explicitement que ses dispositions ne peuvent être appliquées aux employés publics (nationaux ou municipaux), aux travailleurs ruraux et domestiques. “Estatuto del Servicio Doméstico”, Décret-Loi n° 326, Boletín Oficial, 20 janvier 1956. Le Décret ajoute que cette législation doit « assurer le maintien d'un esprit de respect réciproque et d'harmonie, articulant les intérêts des employées et des employeurs, au profit du travailleur, de l'exercice des droits des maîtresses de maison et de la tranquillité de la vie domestique ».

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premier article, que son application est effective pour « les relations de travail que les employés, hommes et femmes, établissent au sein de la vie domestique, qui n'entraînent pas pour l'employeur gain ou bénéfice économique ». Cette définition du travail domestique rémunéré s'articule autour du lieu où il s'exerce, lieu qui lui confère sa particularité et entraîne son traitement spécifique dans le droit du travail. Il s'agit en réalité d'une double définition, à la fois spatiale et fonctionnelle : son développement au sein du domicile privé de l'employeur, à des fins non lucratives. Selon cette norme, sont considérés comme salariés dans l’emploi domestique tous les employés « à demeure » ou ceux qui travaillent au moins quatre heures par jour, quatre jours par semaine pour le même employeur. Ce cadre légal règle les contributions patronales à la sécurité sociale et établit le droit aux vacances et à des étrennes annuelles. Il régule également les congés maladie, le préavis de licenciement et l'indemnisation en cas de licenciement injustifié, qui sont néanmoins inférieurs si l’on les compare à ceux accordés aux travailleurs inclus dans le cadre général du droit du travail7. Les salaires des différentes catégories de travailleurs domestiques8 son fixés par des réglementations du Ministère du Travail et suivent, en général avec un certain retard, l'évolution du salaire minimum9. La dernière augmentation des salaires des travailleuses domestiques a eu lieu à la fin de l'année 2009. Celle-ci a fixé le salaire des catégories non spécialisées d'employées qui travaillent dans des modalités externes – qui sont les plus nombreuses - à 1 300 pesos pour une journée de travail de 8 heures. Ce salaire se situe en dessous du salaire minimum général, qui a été fixé à 1 500 pesos en janvier 2010. Dans le cas des employées qui résident au domicile de l'employeur, le salaire des catégories non spécialisées s'est situé au même niveau du salaire minimum puisqu'il a été fixé à 1 502 pesos10. Les salariées du secteur sont exclues des lois concernant les allocations familiales, et notamment de celles qui donnent droit au versement, à titre d’exemple, d’allocations lors du mariage, à la naissance et pendant la scolarisation des enfants pour les salariés dont le salaire 7

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Trente jours de congés maladies contre trois mois/un an pour les travailleurs régis par les lois générales du travail; un préavis de cinq à dix jours en cas de licenciement au lieu d’un à deux mois dans le régime général; indemnisation d'un demi salaire pour chaque année de travail au lieu d'un mois dans le cas des travailleurs inclus dans les lois du contrat de travail (Vázquez Vialard, 2003, p. 22). La législation définit cinq catégories d'employés domestiques, selon les modalités de l'emploi (résidentielle ou externe) et le degré de spécialisation des tâches réalisées. Le salaire minimum concerne l'ensemble de travailleurs qui ne sont compris dans aucune convention collective du travail. Pourtant, un pourcentage important de la population occupée (entre 30 et 50% selon différentes statistiques privées) avait, au cours de l'année 2009, un salaire inférieur au salaire minimum (Voir “Un 50% gana menos del salario mínimo”, La Nación, 20 février 2010).

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ne dépasse pas un certain plafond11. Les employées domestiques ne peuvent accéder à une allocation chômage, même si elles ont travaillé précédemment dans un emploi déclaré et elles sont exclues des lois sur les accidents de travail. Les congés maternité sont également exclus de la régulation des activités liées à l'emploi domestique. De même, la législation ne fixe pas une durée maximale d'heures de travail mais une durée minimale de repos pour les employées qui travaillent dans la modalité « à demeure » : elles ont droit à un repos nocturne de 9 heures consécutives et à 3 heures de repos entre les activités du matin et celles de l'après-midi. Ainsi, la durée de la journée de travail peut être de 12 heures avec un repos hebdomadaire de 24hs. La semaine de travail des employées domestiques « à demeure » est, par loi, de 72 heures, et dépasse donc de 24 heures ce qu'établit le régime général pour le reste des travailleurs. La portée de ce cadre légal qui régule l'emploi domestique reste cependant limitée. En effet, en fonction des situations de travail qui priment dans le secteur, seulement 47% des employées domestiques sont considérées comme salariées et comprises dans cette régulation12. Les 53% restants correspondent aux travailleuses considérées comme indépendantes, qui doivent prendre en charge leurs propres contributions aux institutions de la sécurité sociale. Cette situation a subi des modifications en 2000 par le Régimen Especial de Seguridad Social para Empleados del Servicio Doméstico13. Cette nouvelle norme implique l'élargissement des possibilités d’accès aux prestations en matière de santé et de retraite pour les travailleuses indépendantes du secteur puisqu’elle établit le caractère obligatoire des contributions patronales pour les employées qui travaillent au moins 6 heures par semaine pour le même employeur. Cependant, elles continuent à être considérées comme des employées indépendantes et n'accèdent pas aux droits associés à la condition salariale. Toujours selon les données du Ministère du Travail, cette norme étend les possibilités d'accès aux prestations de la sécurité sociale à 90% des employées domestiques 14. L'accès à ces prestations dépend néanmoins d'une contribution supplémentaire qui doit être versée par les employées. La position des employées domestiques considérées comme indépendantes est profondément ambiguë dans le cadre de la législation qui régule le secteur. D'un côté, cette législation établit le caractère obligatoire des contributions patronales à la sécurité sociale. D'un autre côté, ces travailleuses n'ont pas accès aux protections et droits associés à la 11

Celui-ci peut varier selon les régions du pays mais se situe généralement un peu au-dessus du salaire minimum. 12 Ce pourcentage correspond, selon les données du MTEySS, aux employées qui travaillent « à demeure » ou dans les modalités externes au moins quatre heures, quatre jours par semaine pour le même employeur. 13 Régime spécial de sécurité sociale pour les employés du service domestique Ley 25.239, décembre 1999. 14 Le 10% restant correspond aux employées qui travaillent moins de 6 heures par semaine pour le même employeur et qui sont soumises à un régime spécial adressé aux « petits contributeurs » (monotributistas).

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condition salariale: le niveau minimum des rémunérations n'est pas régulé, elles n'ont pas accès à des congés et à des vacances payés, aux préavis en cas de licenciement, aux étrennes annuelles et à d'autres bénéfices sociaux. Il s'agit d'une relation de travail qui reste en dehors de toute régulation spécifique puisqu’elle est exclue aussi bien des lois générales du travail que du statut professionnel15. Bien que cette nouvelle législation de protection sociale implique l'élargissement des possibilités d'accès à certaines allocations de la protection sociale pour un plus grand nombre d'employées domestiques, elle exclut cette catégorie de travailleuses de la condition salariale et des garanties qui lui sont associées. Ce faisant, elle approfondit et généralise la logique qui sous-tend le statut professionnel, qui établit un standard minimum de protections pour les employées domestiques salariées, sans les incorporer pour autant à l'ensemble des garanties associées à la condition salariale. C'est ce que suggèrent la longueur de la journée de travail et les moindres bénéfices auxquels ces employées ont accès. Par ailleurs, l’une des catégories de travailleuses les plus défavorisées en termes du niveau de revenus, doit gérer avec ses propres moyens les risques associés à l'instabilité de l'emploi en raison de son exclusion de l'assurance chômage, des lois des accidents de travail ou des congés maternité. Ces caractéristiques spécifiques de la législation qui régule le secteur ont des conséquences significatives sur ses usages et sa mise en pratique par les employées et les employeurs du secteur. « Formaliser » l'emploi domestique: quelques définitions A la fin de l'année 2005, le MTEySS et l'AFIP ont mis en œuvre un programme de régularisation de l'emploi domestique, dans un contexte où la question de l'informalité s'installait comme l'une des problématiques principales du marché du travail argentin 16. Celuici s'est basé sur trois stratégies principales: une vaste campagne de communication et de diffusion ; la simplification de l'inscription des travailleurs et la mise en place d'avantages économiques pour les employeurs. Ces derniers impliquent, concrètement, la possibilité de déduire des impôts les contributions à la sécurité sociale et la totalité du salaire de l’employée 15

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D'après Antonio Vázquez Vialard, l'exclusion de toute régulation spécifique implique que cette relation relève du Code Civil comme norme générale commune (Vázquez Vialard, 2003, p. 22). Les premières années qui ont suivi la profonde crise que le pays a connu en 2001, ont été marquées par une forte expansion économique, entrainant une amélioration des données sociales, qui s’exprime par la baisse du chômage, de la pauvreté et des inégalités qui avaient brutalement augmenté lors de la crise et au cours de la décennie précédente. Malgré ce contexte d'expansion, l'informalité du travail gardait une tendance croissante et atteignait des niveaux particulièrement élevés comparés aux niveaux historiquement enregistrés dans le pays: dès lors, d'après différents auteurs, elle se présente comme un trait constitutif du marché du travail argentin, représentant environ la moitié de l'emploi urbain (voir Beccaria, 2006 et Pock – Lorenzetti, 2007). Dans ce contexte, le programme de régularisation de l'emploi domestique manifestait la reconnaissance et le traitement, de la part du gouvernement, de ce qui apparaissait, tant dans la littérature académique que dans les discours politiques et de différents acteurs sociaux, comme l'une des principales problématiques sociales et économiques du pays (Estevez-Esper, 2009).

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domestique, avec un plafond qui a été fixé à 9000 pesos en 200817. Selon les chiffres officiels récents, ce programme de formalisation a entraîné une croissance accélérée de l'emploi déclaré dans le secteur : celui-ci est passé de 5% en 2005 à presque 40% trois années plus tard. A la fin de l'année 2008, près d'un million de femmes travaillaient dans l'emploi domestique, dont 424 000 seraient « formalisées » (Estevez-Esper, 2009, p.22). Or, que signifie concrètement « formaliser » dans le cadre du programme de régularisation en cours? Compter les employées domestiques régularisées signifie, selon l'AFIP, compter les travailleuses dont les employeurs ont fait au moins un paiement par an aux institutions de la sécurité sociale (AFIP, 2006, p. 5). Il nous intéresse d'examiner de plus près cette définition utilisée par cet organisme public. En effet, bien que la relation à la norme légale soit l'un des critères les plus significatifs (et les plus utilisés) pour différentier l'emploi « formel » et l’emploi « informel », il s'agit d'un critère problématique18. En premier lieu, comme le signale Bruno Lautier, « le rapport à la loi n'est jamais univoque; un individu n'est jamais totalement dans ou hors la loi ». Le respect partiel des législations, la combinaison d'activités déclarées et non déclarées et la mobilité accélérée entre différents types d'activités constituent des situations qui rendent extrêmement difficile la différenciation nette des travailleurs « formels » et « informels » (Lautier, 2004, p. 45). Nous verrons que ces situations d'emploi sont fréquentes dans le cas des employées interviewées, et contribuent à estomper les frontières entre ces deux catégories. En deuxième lieu, la législation du travail est complexe et inclut en général de multiples aspects (impôts, sécurité sociale, conditions de travail, etc.). Dans le cas du programme de régularisation de l'emploi domestique, une définition de la « formalisation » basée uniquement sur l'inscription aux institutions de la sécurité sociale, semble insuffisante pour obtenir une caractérisation de la qualité de l'emploi dans le secteur. Bien que cette inscription implique l'accès à des prestations en matière de santé et de retraite - ce qui constitue une transformation importante -, elle n'informe guère sur la nature de la relation de 17

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Un euro équivaut approximativement à 5 $. En 2008, les salaires minimums étaient fixés à 1 273 pesos pour les employées « à demeure » et 1 142 pour celles qui travaillent dans les modalités externes ; les contributions à la sécurité sociale atteignaient 72 pesos. L'emploi domestique a été historiquement mal intégré dans la vaste littérature consacrée à l'informalité dans les pays de l’Amérique latine. Certes, les employées domestiques ont été considérées comme informelles, dans ce sens que pour une grande majorité les relations de travail dans lesquelles elles s'insèrent ne répondent pas à un cadre légal. Pourtant, le fait d’être accompli dans des « foyers » et non pas dans des unités de production a exclu cette forme d'emploi d'une bonne partie des problématiques définies autour du « secteur informel » (sur ce sujet, voir en particulier Lautier, 2002). Des études plus récentes élargissent le concept d'informalité au-delà des approches qui le concevaient en termes d'un secteur délimité, pour y inclure diverses modalités d'insertion précaires dans le marché du travail, définies en fonction de divers facteurs et non pas uniquement en fonction du rapport au cadre légal (Voir particulièrement Pock – Lorenzetti, 2007).

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travail, sur la perception d'autres bénéfices sociaux établis par le cadre légal ou sur le respect des réglementations des conditions de travail. Le programme de régularisation s'est limité à intervenir sur ces deux aspects, sans tenir compte d'autres éléments importants qui définissent l'expérience de travail dans un secteur largement dévalorisé. Ces limitations sont même reconnues par les représentants des organismes publics chargés de la mise en place du programme. En effet, lors de la présentation d'un programme de formation professionnelle pour employées domestiques 19, le secrétaire pour l'emploi du MTEySS, a affirmé qu'il s'agit « d'une campagne pour inclure les employées domestiques dans des programmes de formation qui leur permettent d'accéder dans l'avenir à d'autres emplois dans l'hôtellerie et la restauration, puisque ces emplois bénéficient d'un autre type de relation de travail, plus stable, qui s'effectue dans de meilleures conditions et avec des salaires plus élevés » (Argentina Municipal, fuente TELAM, 5/08/09). Il s'agit donc moins d'améliorer les conditions de travail dans les « services domestiques » que de promouvoir la mobilité vers d'autres types d'emplois, comme si la mauvaise qualité de l'emploi domestique était inhérente au secteur et donc immuable. Toute législation, même lorsqu'elle est limitée et peu respectée, a cependant des effets significatifs sur le secteur qu'elle est censée réguler. Comme le signale Bruno Lautier, les activités informelles ne sont pas « en dehors » de la régulation étatique : même lorsque le non respect du droit est généralisé, ce dernier joue un rôle important, ne serait-ce que comme une référence concernant les conditions de travail et salariales au sein d'une activité (Lautier, 2004, p. 104). Nous nous centrerons, dans la partie suivante, sur l'analyse du rôle joué par la législation dans les discours que les employées domestiques construisent sur leurs expériences de travail. 2. La norme et sa mise en pratique dans l'univers complexe de l'emploi domestique L'extension des possibilités d'accès à des prestations de santé et de retraite introduite par la nouvelle législation et le processus de formalisation de l'emploi observé au cours des dernières années sont souvent mis en avant par les acteurs impliqués dans le secteur. L'UPACP, le syndicat le plus important au niveau national, a même fait de la formalisation de l'emploi son objectif principal. De la même manière, la possibilité d'accéder à ces prestations implique, pour les employées interviewées, des changements importants dans leurs situations de travail. Pourtant, ceci ne constitue pas l'aspect principal abordé dans leurs récits. En revanche, l’un des premiers éléments que la majorité des employées souligne lorsqu'il s'agit 19

Il s'agit d'un Plan de Capacitación y Empleo du MTEySS, spécifiquement adressés aux travailleuses du secteur.

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de rendre compte de leur expérience de travail, concerne le bas niveau des salaires dans le secteur. C'est le cas de Nina, qui travaille comme employée domestique dans des modalités externes depuis plus de 30 ans. Au cours d'une de nos rencontres, elle signale: « le problème est qu'on est peu payé, nous sommes toujours les dernières sur la liste », elle rit et ajoute « tu devrais dire à la présidente qu'elle doit nous prendre en compte! ». Nina a 52 ans, elle est née à Montevideo, en Uruguay, et réside à Buenos Aires depuis plus de 25 ans mais elle envisage de s'installer en Espagne: « là-bas, ce travail est plus valorisé, en Europe on gagne beaucoup plus avec ce type de travail ». Comme dans le récit de Nina, dans les discours des employées interviewées, l'allusion aux bas salaires apparaît souvent liée à la forte dévalorisation de l'emploi domestique. La dévalorisation et le bas niveau des rémunérations caractérisent tant les emplois déclarés que ceux non déclarés. Mais au delà de cet élément partagé, les effets de la législation qui régule le secteur ne peuvent être séparés des caractéristiques du marché du travail de l'emploi domestique. En fonction des expériences et des situations de travail des femmes interviewées, celui-ci présente deux traits principaux. Le premier concerne l'homogénéité des compétences requises 20

et le faible niveau de spécialisation de l'emploi dans le secteur. Les cas d'employées qui se

consacrent à une unique activité parmi la grande diversité de tâches qui composent les « services domestiques » sont, en effet, très peu nombreux. Même les activités qui pourraient donner lieu à des cas de spécialisations professionnelles – garde d’enfants, accompagnement de personnes âgées ou tâches de cuisine par exemple – se cumulent, à la demande de l'employeur, avec d'autres tâches telles que les travaux ménagers, lavage et repassage du linge. Si ce premier trait renvoie à l'homogénéité des compétences, le deuxième concerne l'hétérogénéité des situations d'emploi, lesquelles peuvent articuler plusieurs modalités de travail. L'univers de l'emploi domestique est généralement classé selon deux grandes modalités en fonction de la résidence ou non dans le domicile de l'employeur: « à demeure » ou externe. Certaines études ajoutent, éventuellement, une troisième catégorie d'employées domestiques: celles qui travaillent « à l'heure », c'est-à-dire dans des modalités non résidentielles pour plusieurs employeurs. Même si les modalités résidentielles et externes impliquent des expériences de travail différenciées, en ce qui concerne le rapport au droit du 20

Mónica Gogna souligne, dans l’une des rares études qualitatives sur cette forme d'emploi en Argentine, que le cas de l'emploi domestique remet en question les références fréquentes à la facilité d'entrée dans les activités informelles. En effet, l'accès à l'emploi domestique implique de nombreuses compétences « qui se réfèrent tant à l'exercice de tâches spécifiques qu'à la relation sociale et humaine » (Gogna, 1993, p. 87).

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travail, la catégorisation en fonction du nombre d'employeurs semble plus pertinente. En effet, les usages du cadre légal diffèrent selon les problématiques spécifiques que doivent gérer les employées qui travaillent pour un seul employeur et celles qui ont plus d'un emploi. Modalités de travail pour un seul employeur: le poids des aspects relationnels Les cas d'employées qui travaillent dans des modalités « pures », résidentielles ou externes, pour un seul employeur sont nombreux. Alba et Irène travaillent comme employées « à demeure », s'occupant des tâches domestiques générales et de garde d'enfants, pour un salaire de 1 200 et 900 pesos par mois respectivement 21. Alba a 37 ans, elle est née à Asunción del Paraguay et a commencé à travailler dans l'emploi domestique à son arrivée à Buenos Aires, il y a trois ans. Elle a deux fils âgés de 18 et 15 ans, qu'elle a laissé à la charge de ses parents à Asunción. Irène a 22 ans, elle est née à Salta, au nord de l'Argentine, elle est célibataire et n'a pas d'enfants. Elle travaille dans le secteur depuis ses 15 ans, d'abord dans sa ville d'origine et ensuite à Buenos Aires, où elle s'est installée lorsqu'elle a commencé à travailler pour ses employeurs actuels, un an avant notre rencontre. Diana et Ana travaillent, en revanche, dans des modalités externes, du lundi au vendredi, avec une durée journalière du travail de neuf et sept heures respectivement, s'occupant des tâches domestiques générales et de garde d'enfants pour un salaire de 1 150 pesos la première et 1 000 pesos la deuxième. Diana est née dans la province de Buenos Aires, elle a 26 ans et travaille dans le secteur depuis qu’elle a 16 ans, d'abord dans des modalités résidentielles jusqu'à son mariage et la naissance de son premier enfant il y a cinq ans. Ana a 39 ans et travaille pour son actuel employeur depuis six ans. Elle est née au Paraguay et a commencé à travailler dans le secteur lorsqu'elle s'est installée à Buenos Aires il y a onze ans, où elle est arrivée avec son mari et ses trois enfants âgés de 18, 16 et 14 ans. Dans les cas du travail à temps complet et pour un seul employeur, le rapport au droit du travail peut sembler, à première vue, univoque : soit elles sont « au blanc » soit elles sont « au noir »22. Pourtant, lorsqu'on examine de plus près leurs situations on découvre de nombreuses nuances. Diana, à la différence d’Ana, travaille « au blanc depuis le premier jour ». Mais seule l'inscription dans les institutions de la sécurité sociale différencie l'expérience de travail des deux employées. En effet, bien que son emploi ne soit pas déclaré, Ana affirme que son employeur calcule son salaire sur la base des salaires minimums du secteur et qu'elle a accès à des étrennes et à des vacances annuelles, ainsi qu'à des congés 21

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Un euro équivaut à environ 5 pesos. Les salaires minimums étaient fixés à 1 273 pesos pour les employées « à demeure » et 1 142 pour une journée de 8 heures pour celles qui travaillent dans les modalités externes. Nous reprenons ici les catégories utilisées par les femmes interviewées pour faire référence au caractère déclaré ou non déclaré de leurs emplois : « en blanco » s’oppose à « en negro ».

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payés. Alba et Irène, quant à elles, travaillent « au noir ». Si la relation au cadre légal est la même, leurs conditions de travail diffèrent sensiblement. Même si le poste de travail d’Alba n'est pas déclaré, ses employeurs respectent en grande partie la législation du travail. Sa situation est clairement plus favorable sous divers aspects. Le salaire d'Irène atteint seulement un 70% du salaire minimum du secteur, pour un journée de travail qui peut s'étendre de 8 heures à 22 ou 23 heures, selon les besoins de ses employeurs. Comme elle n'a cessé de souligner lors de nos rencontres, l'intensité du travail est très élevée puisqu'aux tâches de ménage, de cuisine, de lavage et de repassage du linge, s'ajoute la garde de deux enfants d’un et trois ans respectivement. Alba, en revanche, a un salaire 10% inférieur au salaire minimum. Elle accomplit également des tâches domestiques générales et s’occupe d’une fille d'un an et demi ; sa journée de travail est clairement délimitée (de 8 heures à 20 heures, avec une heure de repos dans l'après midi) ; elle perçoit des étrennes et bénéficie d’un congé annuel. En général, la référence à la législation est présente dans les discours de ces employées, ne serait-ce que sous forme d’allusion aux droits auxquels elles devraient avoir accès, pour celles qui ont des emplois non déclarés. D'après le récit d'Irène : « les filles d'ici [l'aire de jeux pour enfants dans lequel nous parlons, où elle emmène quotidiennement les enfants qu'elle garde] me disent que je suis bête, que le gouvernement dit qu'ils doivent nous payer au mois 1 300 pesos. Et qu'en plus si tu gardes des enfants on doit te payer davantage ». Ainsi, malgré sa complexité, de nombreux aspects de la législation sont connus des employées domestiques, en particulier ceux qui ont trait aux niveaux des rémunérations et aux avantages sociaux. Ces informations circulent généralement de manière informelle: des échanges ponctuels dans des salles d'attente, des conversations dans des espaces communs des immeubles, des parcs, des aires de jeu pour enfants, etc. Ces rencontres ont, en particulier pour les employées qui travaillent « à demeure », une importance capitale puisqu’elles leur permettent d'obtenir des informations sur les conditions salariales et de travail qui priment dans le secteur. Même si la différenciation entre l'emploi « formel » ou « informel » apparaît souvent dans les discours des employées interviewées, elle ne constitue pas pour autant un critère central lorsqu'il s'agit d'évaluer leurs emplois. Dans les discours de celles qui travaillent à temps complet et pour un seul employeur, deux éléments semblent fondamentaux dans l'appréciation de leurs expériences de travail : l'intensité du travail et la qualité de la relation avec leurs employeurs. Ces deux éléments, qui sont étroitement liés, se posent sans doute de Lectures - Semaine de la recherche

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manière plus pesante dans les modalités résidentielles. Le premier est évalué en général par rapport à la taille et au type de résidence de l'employeur (des maisons, de grands appartements, etc.), ainsi qu'au nombre d'habitants (animaux domestique inclus). C'est le cas d’Alba, qui reconnaît que son emploi actuel est très exigeant, mais elle le définit comme « calme » lorsqu'elle le compare avec son emploi précédent. En effet, la durée de sa journée de travail est bien délimitée et ses employeurs sont absents une grande partie de la journée, ce qui lui permet de réguler le rythme et la quantité d'activités quotidiennes. Son emploi précédent a duré seulement un mois, elle commente : « là oui, on me tuait! ». Elle était employée « à demeure » et s'occupait des tâches domestiques générales et de la garde d'enfants. Il s'agissait d'une grande maison où il y avait plusieurs chiens et où ses employeurs recevaient de nombreuses visites, ce qui impliquait que sa journée de travail pouvait se prolonger souvent au delà de minuit. Le deuxième élément, centré sur la relation avec les employeurs, inclut une multiplicité de facteurs. L’un des plus importants concerne la considération et la reconnaissance du travail effectué. C'est ce que ressort du récit d'Irène, qui envisageait de quitter son emploi lorsque ses employeurs lui ont proposé de la régulariser. Elle a refusé cette proposition même si elle impliquait une augmentation considérable de son salaire, parce que cela ne modifiait en rien la forte exigence envers ses tâches quotidiennes et parce que « j'ai travaillé comme ça pendant toute une année. S'ils voyaient déjà qu'ils aimaient bien comment je suis, comment je travaille, que je suis bonne dans ce que je fais, ils auraient dû me le dire ». Comme dans le cas d'Irène, l'absence de reconnaissance du travail effectué constitue une référence récurrente dans le discours de nombreuses employées interviewées et se présente souvent comme une toile de fond des conflits qui opposent employées et employeurs dans la gestion quotidienne de leur relation. Un autre facteur joue un rôle important dans les discours des employées lorsqu'il s'agit de caractériser la relation avec leurs employeurs. Celui-ci est lié à la marge de manœuvre dont dispose l'employée pour réguler ses tâches quotidiennes, mais surtout pour pouvoir concerter des arrangements particuliers lui permettant de concilier le temps de travail avec sa vie personnelle. D'après Diana, par exemple, il est important d'être dans un emploi déclaré « depuis le premier jour », mais ce qu'elle apprécie le plus dans son travail, c'est que ses employeurs permettent que son fils de cinq ans puisse rester avec elle sur son lieu de travail, lorsqu'il sort de l'école à midi. Alba, pour sa part, apprécie que ses employeurs lui avancent le prix du billet de bus pour voyager au Paraguay, son pays d'origine, pendant les vacances. Tous Lectures - Semaine de la recherche

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ces éléments jouent un rôle central dans les discours que les employées construisent sur leurs expériences de travail et vont bien au-delà de la caractérisation en termes de « formel » ou « informel ».

Modalités de travail pour plusieurs employeurs: administrer un puzzle Une proportion importante des employées domestiques interviewées combine cependant différentes modalités du travail et travaille pour plusieurs employeurs 23. C'est le cas de Nina, qui a toujours travaillé comme employée externe pour plus d'un employeur. Au moment où nous avons réalisé les entretiens, elle combine un travail salarié avec d'autres emplois « à l'heure ». Nina travaille six heures par jour, du lundi au samedi, pour un même employeur et effectue des tâches domestiques générales, et 15 heures par semaine, tous les après-midi pour trois autres employeurs. Son salaire est de 1 700 pesos par mois : 900 dans son emploi principal, et 800 pesos en additionnant les trois autres. Dora, en revanche, travaille « à son compte », comme employée indépendante, pour plusieurs employeurs différents. Elle est née dans la province d'Entre Ríos, mais elle a presque toujours vécu dans la Province de Buenos Aires. Elle a 58 ans, divorcée sans enfants, elle habite actuellement avec sa mère et un de ses 8 frères. Elle travaille dans le secteur depuis qu’elle a 15 ans, toujours dans des modalités externes, c'est-à-dire en logeant à son propre domicile. Au moment de notre rencontre, elle travaille pendant six heures, trois matins par semaine, pour un même employeur. Pendant les deux autres matinées, elle travaille pour la fille de son employeur principal. Elle travaille depuis vingt ans pour le même groupe familial, mais sa situation a progressivement évolué d'un emploi salarié à temps complet au sein d’un même domicile jusqu'à sa configuration actuelle. En plus de son emploi principal, elle travaille l’après-midi, pendant 12 heures par semaine, pour deux autres employeurs. Son salaire mensuel est d'environ 1 700 pesos pour une semaine de travail qui oscille entre 40 et 45 heures. La majorité de l'activité d’Elina, enfin, se développe dans la modalité du travail payé « à l'heure ». Elina est âgée de 59 ans, elle est divorcée et a deux fils, âgés de 36 et 16 ans. Elle habite avec son fils benjamin dans un appartement localisé dans la banlieue sud de Buenos Aires. Elle a commencé a travailler dans le secteur il y a cinq ans, lorsqu'elle a été licenciée d'une clinique où elle travaillait comme femme de ménage. Lors d’un de nos entretiens, elle comptabilise neuf employeurs, tous habitants d'un même immeuble, pour 23

Près de la moitié des 25 femmes interviewées au cours du travail de terrain travaillaient pour plus d'un employeur.

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lesquels elle travaille jusqu'à quatre heures par semaine dans des tâches domestiques générales. Elle travaille en plus vingt heures par semaine en soirée et le week-end, comme dame de compagnie. Son salaire mensuel oscille entre 1 800 et 1 900 pesos, pour une semaine de travail de plus de 50 heures. Le rapport à la législation des employées domestiques qui combinent différentes modalités de travail pour plusieurs employeurs est, bien entendu, plus complexe. Dans le cas de Nina, un seul de ses quatre emplois – celui qui correspond à la charge horaire hebdomadaire la plus élevée – est déclaré aux institutions de la sécurité sociale, mais elle n'a pas accès aux bénéfices associés à la condition de salariée qu’elle devait percevoir. C'est également le cas de Dora, qui dispose d’un contrat formel de travail pour un seul de ses quatre emplois, dans lequel elle est passée d'une relation de salariée à celle d’autonome, au gré de l'évolution des besoins de ses employeurs. Dans le cas d’Elina, l'ensemble de ses activités évoluent en dehors du cadre légal qui régule le secteur. Dans la perspective des ces employées, bien qu'elles apprécient avoir au moins un emploi déclaré, ce qui compte est leur situation générale de travail, qui se définit en fonction de l'ensemble de leurs activités. Cet ensemble fonctionne comme un puzzle qui s'organise autour d'un emploi principal – en général celui avec la charge horaire hebdomadaire la plus importante -, et se compose d'un nombre variable d'autres pièces qu'elles peuvent déplacer dans le but d'améliorer leur situation globale. La problématique qui organise ce puzzle est principalement liée à la gestion de l'instabilité. C'est cela que illustre le cas d’Elina, laquelle, par l'accumulation d'employeurs, tente de compenser la forte discontinuité qu'impliquent les emplois avec une charge horaire hebdomadaire peu élevée. Cette stratégie ne suffit cependant pas à atténuer la fragilité qui marque son insertion sur le marché du travail et répercute sur le niveau de ses revenus: « Une question indiscrète Elina, combien est-ce que tu gagnes par mois? Par mois, je ne sais pas, parfois je travaille tous les jours, parfois non... parfois je ne travaille pas parce qu'ils [ses employeurs] ne sont pas là ou parce qu'ils me disent de ne pas venir parce qu'ils partent et il n'y aura personne. Ça dépend, parfois comme la maison n'est pas sale, ce n'est pas nécessaire. Et bon, je ne sais pas, mettons 1 200, 1 300 [pesos]. Il y a des mois où je gagne plus et des mois où je gagne moins, mais c'est à peu près ça. Et après, avec l'autre monsieur, là où je travaille avec la dame âgée, là non, là on me paye par mois, ils me donnent 600 pesos par mois. Mais tu ne sais jamais... parfois je dois emprunter de l'argent à mes amies, parce que je ne peux pas demander des emprunts ailleurs, comme je n'ai pas de fiche de paye, je n'ai rien... Oui, c'est le problème...

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Oui, c'est le problème, tu n'as pas de carte de crédit, tu ne peux rien faire, c'est comme si tu n'avais rien. Alors tu dois demander à d'autres personnes. Comme je dis toujours à mes copines, moi j'ai de l'argent tous les jours. J'ai 50, 100, 80 pesos tous les jours. Mais je ne l'ai pas tout ensemble. Si je l'avais tout ensemble... »

Le cas d’Elina peut être vu comme un « cas extrême » en raison de la quantité extraordinairement élevée d'employeurs pour lesquels elle travaille. Son récit met pourtant en exergue une problématique qui caractérise la relation d’emploi des employées qui travaillent pour plusieurs employeurs, relative à l'instabilité de l'insertion dans le marché du travail et le bas niveau des revenus. Cette problématique peut s'exprimer de différentes manières. D'après l'expérience de Dora: « Ce qui me gène beaucoup, beaucoup, beaucoup c'est que par exemple, elle [son employeur principal] est très radine. Pourquoi? Parce qu'elle m'a enlevé des jours de travail pour ne pas me payer les augmentations de salaire. Cela fait un an qu'elle fait ça. Si tu travailles moins de 16 heures par semaine on ne te paye pas les augmentations de salaire. Maintenant il s'est beaucoup dévalorisé... ».

Dora a dû prendre d'autres emplois à fur et à mesure que son employeur principal diminuait ses heures de travail et que son salaire se dévaluait. Nina, pour sa part, me raconte un conflit qui l'a opposée à son employeur principal : « Je ne suis pas d'accord pour qu'on puisse te baisser le salaire. La patronne du matin me payait 1000 pesos pour travailler du lundi au samedi. Après elle a voulu me donner 400 pesos de moins, d'emblée, parce qu'elle était courte d'argent. Après elle m'a payé 900. Alors j'ai dit, 'ok, mais j'arrive une heure plus tard tous les jours' ».

Comme le montrent les extraits précédents, cette problématique est centrée sur l'instabilité et la fragilité de l'insertion dans le marché du travail ; elle est traversée par des questions liées à « l'informalité » : la discontinuité des activités, l'impossibilité de s'appuyer sur les circuits formalisés de l'économie et les difficultés pour administrer un salaire variable. A ces éléments s'ajoute l'absence de régulation du niveau minimum des rémunérations, même dans des emplois déclarés. Dans le cas des employées qui travaillent pour plusieurs employeurs, la frontière entre l'emploi « formel » et « informel » s'estompe, soit par la combinaison d'activités déclarées et non déclarées de la part des employées ; soit par le respect partiel du cadre légal de la part des Lectures - Semaine de la recherche

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employeurs ; soit par la juxtaposition des deux cas de figure. Compter les employées domestiques régularisées signifie donc de compter celles qui ont été déclarées pour au moins un de leurs emplois. Si cette pratique peut permettre aux employées d'accéder à des prestations de santé et de retraite, cela ne permet pas pour autant de définir la proportion d'employées domestiques ayant réussi à traverser la frontière qui sépare « l'informel » du « formel ». La déclaration ne permet pas, finalement, de mieux gérer l’une des principales problématiques liées à ce type d'activités : la fragilité de l'insertion sur le marché du travail et l'instabilité des ressources. Dans tous les cas, au delà des différentes modalités de travail, la référence au droit du travail s'est considérablement accrue. Pourtant, la « formalisation » n'équivaut pas toujours à l'adoption d'une « forme » salariale prédéterminée par l'Etat qui peut adopter des formes et des degrés divers. Dans ces différentes formes de superposition du « formel » et de « l'informel », le niveau de protection et des bénéfices auxquels les travailleuses peuvent accéder (quantité de jours de vacances ou congés payées, les étrennes ou les indemnisations, etc.) est divers et dépend des accords particuliers établis entre employées et employeurs dans le cadre de relations de travail concrètes. Ainsi, dans la perspective des femmes qui obtiennent leurs revenus du travail domestique, le caractère « formel » ou « informel » n'apparaît pas comme un critère central lorsqu'il s'agit de rendre compte de leurs expériences de travail, mais comme l’un des éléments, parmi d'autres, de la négociation des conditions de travail et salariales. C'est ce que transparaît dans le récit de Dora, qui se réfère dans le passage suivant à un nouvel emploi : « Il s'agit de 8 heures par semaine, mais pour l'instant je suis « au noir ». J'ai dit à la fille que je ne pouvais pas continuer comme ça, 'si un jour tu as une inspection je vais me laver les mains'. Soit elle me paye un bon salaire, soit elle me déclare24 ».

Comme dans le cas de Dora, la formalisation apparaît comme un élément que certaines employées peuvent mobiliser dans des conditions particulières pour améliorer leurs conditions de travail et salariales. Cette formalisation ne parvient cependant pas à sortir cette relation de travail d'une négociation individualisée, qui a lieu entre employées et employeurs dans le cadre de liens fortement personnalisés.

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Au niveau de la législation, les employeurs qui ne déclarent pas leurs employées domestiques sont redevables d'une amende. Pourtant, d'après le témoignage d'un fonctionnaire de l'AFIP (cité par Estevez-Esper, 2009), les inspections dans ce secteur d'activité sont extrêmement rares.

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Conclusion Les transformations que l'emploi domestique a connues au cours de la dernière décennie en Argentine ne peuvent être sous-estimées. En ce sens, l'intégration d'un plus grand nombre de travailleuses dans un système contributif de protection sociale, à travers la réforme de la normative et le programme de formalisation, a sans doute eu un impact significatif pour l’amélioration des conditions de vie d'une des catégories de travailleurs les plus défavorisées, l'élargissement des possibilités d'accès aux droits sociaux et la publicisation du problème.

Pourtant, la manière de « formaliser » l'emploi domestique impose de nombreuses limitations à ce processus. En effet, si la formalisation fait sens dans la perspective des femmes qui travaillent dans le secteur, elle ne constitue pas un critère tout à fait central lorsqu'il s'agit de caractériser leurs situations de travail. Cette appropriation limitée de la législation n'est pas étrangère aux caractéristiques du cadre légal qui régule les activités du secteur. Au delà des droits restreints qu'établit un statut professionnel qui date de plus d'un demi siècle, la grande diversité de situations qui ne sont pas envisagées par cette législation ouvre une large zone d'indéfinition qui se traduit par une multiplicité d'adaptations et d'usages partiels du cadre légal. Plus profondément, les transformations récentes de la régulation étatique de l'emploi domestique cherchent à garantir l'accès à certaines protections sociales sans intervenir sur la manière dont la relation entre employées et employeurs est établie et gérée au quotidien. Or, c'est là où se jouent les problématiques centrales auxquelles sont confrontées les femmes qui travaillent dans le secteur : la définition de l'extension des journées, des tâches et de l'intensité du travail, les conditions dans lesquelles ce travail est effectué, la stabilité des contrats et les manières de les modifier ou de les dissoudre. Ainsi, une caractérisation de l'emploi en termes de « formel » ou « informel » selon son rapport au droit du travail, ne peut faire l'économie de l'analyse des traits spécifiques du cadre légal qui le régule. Dans le cas de l'emploi domestique, malgré le fait que son développement au sein de la « vie domestique » entraîne son traitement spécifique dans le cadre du droit du travail, la législation actuelle ne parvient pas à réguler ce qui a lieu à l'intérieur de la frontière du domicile privée de l'employeur. Des aspects importants qui définissent l'expérience de travail dans le secteur dépendent d'une négociation entre employées et employeurs qui à lieu à huis clos. Cette négociation porte, intacte, la marque Lectures - Semaine de la recherche

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d'une relation de pouvoir établie entre des acteurs qui se trouvent dans des situations économiques et sociales profondément inégalitaires. Bibliographie AFIP (2006) Estimación de la Informalidad Laboral (2003-2006), disponible en sur le site www.afip.gov.ar

Banco Mundial-MTEySS (2008), “Caracterización de la informalidad laboral en el Gran Buenos Aires”, in Aportes para una nueva visión de la informalidad laboral, pp.43-84, Buenos Aires. Beccaria, Luis (2006), Informalidad y pobreza en Argentina, UNGS, Buenos Aires. Ceriani, Pablo et al. (2009), “Migración y trabajo doméstico en Argentina: las precariedades en el marco global”, in Trabajo doméstico: un largo camino hacia el trabajo decente, Valenzuela, María Elena, Mora, Claudia (eds.), Santiago de Chile, OIT. Estevez, Alejandro, Esper, Susana (2009), Administración Tributaria y Cohesión Social, Instituto de Estudios Tributarios, Aduaneros y de los Recursos de la Seguridad Social, AFIP, Buenos Aires. Gogna, Mónica, (1993), “Empleadas domésticas en Buenos Aires”, in Muchacha, cachifa, criada, empleada, empregadinha, sirvienta y más nada, Chaney Elsa, García Castro Mary (eds.), Caracas, Nueva sociedad. Lautier Bruno (2002), “Les employées domestiques latino-américaines et la sociologie: tentative d'interprétation d'une bévue” in Cahiers du Genre IRESCO – CNRS n° 32, Paris, L'Harmattan. Lautier, Bruno (2004), L’économie informelle dans le tiers monde, Paris, ed. La Découverte. Machado, José Daniel (2003), “Acceso al ámbito de protección del decreto 326/56 para trabajadores del servicio doméstico” in Revista de Derecho Laboral, 2003-2, pp. 277-317, Buenos Aires. MTEySS (2005), Situación del servicio doméstico en Argentina, Buenos Aires, Subsecretaría de Programación Técnica y Estudios Laborales. OIT (2009), Trabajo decente para los trabajadores domésticos, Genève. Pock, Cynthia, Lorenzetti, Andrea (2007), “El abordaje conceptual de la informalidad”, in Lavboratori/on line, año 8 nro. 20, IGG-Facultad de Ciencias sociales, Universidad de Buenos Aires, disponible en http://lavboratorio.fsoc.uba.ar. Televa Salvat, Orlando (1995), Las 100 preguntas sobre el servicio doméstico, Buenos Aires: Valetta Ediciones. Vázquez Vialard, Antonio (2003) “Ley laboral común y especial”, in Revista de Derecho Laboral, 2003-2, pp. 9-27, Buenos Aires. Vidal, Dominique (2007), Les bonnes de Rio. Emploi domestique et société démocratique au Brésil, Lille, ed. Septentrion. Lectures - Semaine de la recherche

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SEMAINE DE LA RECHERCHE 17-19 DECEMBRE 2014

JEUDI 18 DÉCEMBRE 9h30-11h30 TABLE RONDE : « Le social sans politiques sociales » 12h00 – 13h30 CONFERENCE « Observer la ‘citoyenneté ordinaire’ : enjeux méthodologiques et théoriques » Par Catherine Neveu (CNRS- TRAM, EHESS Paris) 15h00 – 17h30 TABLE RONDE : « Interventions sociales et gouvernement de la société » 18h00 – 19h30 CONFERENCE « Gouverner la société à Murano au XVIe siècle : du pouvoir de Venise à l’action politique des gens ordinaires » Par Claire Judde de Larivière (Université de Toulouse)

LECTURES • Catherine Neveu, « E pur si muove ! », ou comment saisir empiriquement les processus de citoyenneté, Politix, volume 26 numéro 103, 2013 •Catherine Neveu, Of ordinariness and citizenship processes, A paraître dans Citizenship Studies, 2015 • Marion Carrel et Catherine Neveu (dir.), Citoyennetés ordinaries. Pour une approche renouvelée des pratiques citoyennes, Paris, Karthala, Collection Recherches Internationales, 2014 •Claire Judde de Larivière et Rosa M. Salzberg, Le peuple est la cité. L’idée de popolo et la condition des popolani à Venise (XVe-XVIe siècles), Annales HSS, octobre-décembre 2013, n° 4 •Claire Judde de Larivière,L’ordre contesté. Formes, objets et discours de l’action politique des gens ordinaires à Venise (XVème – XVIème), Studies in European urban history 33, Brepols publishers, 2014 Lectures - Semaine de la recherche

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« E pur si muove ! », ou comment saisir empiriquement les processus de citoyenneté Catherine Neveu

« Investigating citizenship involves analysing groups whose struggles constitute it as a contingent and contested institution rather than beginning with an abstract definition » Isin (E.), « Citizenship in Flux: the Figure of the Activist Citizen », Subjectivity, 29, 2009 Résumé – Cet article vise à discuter les conditions de possibilité d’approches empiriquement fondées des processus de citoyenneté, en s’appuyant sur la déjà très riche littérature internationale sur ce sujet en sciences sociales du politique. Celle-ci repose notamment sur une conception de la citoyenneté qui souligne son caractère essentiellement fluide et contextuel, et ne la réduit pas aux dimensions électorales. Saisir ces citoyennetés en actes implique alors d’effectuer un « pas de côté » logique et d’inclure dans l’analyse toute la complexité des entremêlements du politique et du social.

Volume 26 - n°103/2013, p. 205-222

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DOI: 10.3917/pox.103.0205

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206 « E pur si muove ! », ou comment saisir empiriquement les processus de citoyenneté

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olitix a publié en 2010 un long article consacré à une analyse de ce qui était décrit par son auteur comme l’absence d’une ethnographie de la citoyenneté, analyse à l’issue de laquelle il proposait quelques pistes quant aux possibilités de la faire émerger 1.Il ne s’agit pas ici de se livrer à une lecture critique point à point de la réflexion proposée ; le fait qu’une certaine science politique française éprouve des difficultés à concevoir l’exercice de la citoyenneté autrement que comme consentement à l’obligation politique 2 n’a rien d’une révélation fracassante, tout comme le fait que l’enquête par questionnaire ne soit certainement pas la méthode la plus adaptée pour saisir les processus de citoyenneté. Il y a par contre un réel enjeu, tant scientifique que politique, à envisager d’autres possibles en matière d’approches de la citoyenneté, notamment en prenant appui sur la très grande richesse des travaux récents, et à saisir comment ils nous permettent, à partir d’enquêtes empiriques, de réinterroger les théories de la citoyenneté ou ses définitions purement surplombantes. Sans doute s’agit-il là, et on y reviendra, d’un des apports fondamentaux de l’approche anthropologique : celle-ci s’appuie sur une posture inductive, qui part de l’enquête empirique afin de construire, critiquer ou renforcer la connaissance théorique, et non l’inverse 3. Si le retard de l’anthropologie en France est encore notoire en la matière 4, on assiste depuis maintenant plus d’une décennie, notamment dans la littérature de langue anglaise, mais également espagnole, à un renouvellement extrêmement important du champ des études sur la citoyenneté 5, renouvellement dans lequel la part des approches anthropologiques est loin d’être négligeable. Il peut sembler dès lors utile de prendre en compte ce que nous disent ces nombreux travaux quant aux possibles délimitations de cet objet complexe qu’est la citoyenneté. Les progrès de la connaissance, et de l’analyse, ne peuvent en effet que bénéficier d’une ouverture à d’autres horizons que l’horizon « francofrançais », et du dépassement de la très faible connaissance, pour ne pas dire de l’ignorance, quant à ces travaux dans les sciences sociales du politique en France.

1. Mariot (N.), « Pourquoi il n’existe pas d’ethnographie de la citoyenneté », Politix, 92, 2010. 2. Leca (J.), « Individualisme et citoyenneté », in Birnbaum (P.), Leca, (J.) dir.,Sur l’individualisme, Paris, Presses de Sciences Po, 1991 ; Duchesne (S.), Citoyenneté à la française, Paris, Presses de Sciences Po, 1997. 3. Je tiens ici à remercier les participants à mon séminaire « Anthropologie des processus de citoyenneté » à l’EHESS (2011-2012) pour les discussions collectives que nous y avons eues autour de l’article de Nicolas Mariot, et leurs éclairages et remarques pertinents. Je remercie également Marc Abélès et Yves Déloye, ainsi que Sophie Wahnich, Marion Carrel et les deux lecteur-es de Politix pour leur lecture critique d’une première version de cet article et pour leurs suggestions. 4. Neveu (C.), Anthropologie de la citoyenneté, document de synthèse pour l’HDR, 2005 ; Neveu (C.), « Comment faire l’anthropologie d’un objet “trop lourd” ? Approche anthropologique de la citoyenneté en France », Anthropologie et sociétés, 33 (2), 2009. 5. Citizenshipstudies, qui est d’ailleurs également le titre d’une revue réputée sur ces questions, fondée en 1997.

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Prendre au sérieux le caractère processuel et relationnel de la citoyenneté La vaste majorité de ces travaux contemporains insistent ainsi sur le fait qu’un des tournants majeurs dans l’analyse de la citoyenneté a été de « l’identifie[r] […] comme “plus que la simple relation formelle entre un individu et l’État présentée jusqu’ici par la littérature libérale et de science politique” ; au lieu de cela, ils conceptualisent “la citoyenneté comme une relation plus totale, infléchie par l’identité, la position sociale, les suppositions culturelles, les pratiques institutionnelles et un sentiment d’appartenance” 6. » À l’inverse donc de « la vision froidement constitutionnelle de la citoyenneté comme ne consistant qu’en une relation rationnelle et contractuelle idéalement fondée sur des droits et des devoirs […] [qui] a conduit à une sur-représentation de l’étude des sites explicitement politiques de fabrique [manufacturing] de la citoyenneté, notamment les processus électoraux et institutionnalisés 7 », les réflexions et débats contemporains dans le champ des citizenshipstudies proposent d’une part de s’intéresser aux multiples espaces de « fabrication » de la citoyenneté et des citoyens (le vote, les droits formels, mais aussi les politiques publiques, les mobilisations et modes d’apparition dans l’espace public, les discussions et interactions informelles 8) et d’autre part de prendre en compte la complexité de ses dimensions, y compris horizontales 9. Ce qui caractérise donc cette réflexion renouvelée est tout d’abord le dépassement d’une conception de la citoyenneté comme état, comme statut, ou comme « consentement à l’obligation politique », au profit d’une prise en compte de sa nature essentiellement processuelle, projective et relationnelle, ainsi que des enjeux, tout de même fondamentaux, de subjectivation politique. Il ne s’agit pas par là de considérer comme non pertinentes les dimensions statutaires de la 6. Hobson (B.), Lister (R.), « Keyword : Citizenship », in Lewis (J.), Hobson (B.), Siim (B.), eds, Contested Concepts : Gender and Social Politics, Londres, Edward Algar, 2001, p. 2. Les auteurs citent Werbner (P.), Yuval-Davis (N.), « Women and the New Discourse of Citizenship », in Yuval-Davis (N.), Werbner (P.), eds, Women, Citizenship and Difference, Londres, Zed Books, 1999, p. 4. 7. Bénéï (V.), « Introduction.Manufacturing Citizenship – Confronting Public Spheres and Education in Contemporary Worlds », in Bénéï (V.), ed., Manufacturing Citizenship. Education and Nationalism in Europe, South Asia and China, Londres, Routledge, 2005, p. 4-5. 8. Cf. par exemple Boudreau (J.-A.), Boucher (N.), Liguori (M.), « Taking the Bus Daily and Demonstrating on Sunday: Reflections on the Formation of Political Subjectivity in an Urban World », City, 13 (2), 2009 ; Rius (P.), « Les assemblées de desocupados dans la périphérie sud de Buenos Aires. Les ancrages du politique dans la vie ordinaire », Participations, 4, 2012. 9. Neveu (C.), Anthropologie de la citoyenneté, op. cit.; Kabeer (N.), « Introduction. The Search for Inclusive Citizenship : Meanings and Expressions in an Interconnected World », in Kabeer (N.), ed., Inclusive Citizenship. Meanings and Expressions, Londres, Zed Books. Sans même aller chercher des auteur-es aussi « exotiques » que certains de ceux cités ici, on peut rappeler que Jean Leca lui-même soulignait le fait que les « conceptions [de la nationalité et de la citoyenneté] sont socialement et politiquement fabriquées [et que] les problèmes soulevés ne sont donc pas seulement des problèmes de théorie normative ou logique, ils dépendent de la façon dont s’est constitué le capital cognitif disponible dans une société ; à ce titre ils sont ouverts à l’enquête empirique » (Leca (J.), « Individualisme et citoyenneté », art. cit., p. 162).

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citoyenneté, mais d’inclure celles-ci dans cette dynamique processuelle au lieu de les considérer comme « toujours-déjà-là », définies a priori et intangibles 10. Du même coup, il devient impossible de prendre pour point de départ de l’analyse l’une ou l’autre de ses théories, de ses délimitations ou de ses « modèles 11 ». Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de faire comme si ces théories n’existaient pas, ou comme si des définitions et délimitations n’étaient pas formulées à travers des discours ou mises en œuvre à travers des décisions publiques ; bien au contraire, celles-ci doivent faire l’objet d’analyses précises 12. Il s’agit d’une part de contextualiser les théories de la citoyenneté elles-mêmes, tant il est vrai qu’elles s’inscrivent, elles aussi, dans des débats politiques et des situations spécifiques 13 et d’autre part de prendre acte pleinement du fait que la citoyenneté elle-même ne peut être saisie et analysée qu’en contexte, dans les localisations historiques, politiques, sociales et spatiales dans lesquelles elle est effectivement mise en œuvre. Comme le souligne E. Isin : « Si nous visons à développer une conception fluide et dynamique de la citoyenneté, qui soit historiquement ancrée et géographiquement sensible, nous ne pouvons pas formuler la question comme “qu’est-ce que la citoyenneté ?”. Le défi est plutôt de demander “qu’est-ce qui est appelé citoyenneté ?”, question qui pointe tous les intérêts et les forces investis dans sa fabrication et son interprétation d’une manière ou d’une autre 14. » Considérer la citoyenneté comme une notion et un objet débattus, contestés, toujours « en chantier 15 », « toujours déjà en devenir, une formation sociale historiquement contingente, un compromis particulier négocié entre les forces de la normalisation et de la différenciation 16 », est donc sans nul doute l’un des apports les plus significatifs des travaux récents dans ce domaine d’études, avec la pleine prise en compte de son caractère relationnel et processuel. Cela 10. L’anthropologie du droit (notamment les travaux de Norbert Rouland) nous rappelle utilement le caractère relationnel et socialement ancré du droit. 11. Balibar (E.), « Une citoyenneté sans communauté ? », in Balibar (E.), dir., Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La Découverte, 2001. 12. Cf. entre autres Pykett (J.), Saward (M.), Schaefer (A.), « Framing the Good Citizen », The British Journal of Politics and International Relations, 12, 2010 ; Neveu (C.) « Rescuing Citizenship from its Theories : Anthropological Perspectives », communication à la conférence « Opening the Boundaries of Citizenship », Open University, Milton Keynes, 2012. 13. Pour un exemple éclairant, cf. Ong (A.), « Clash of Civilizations or Asian Liberalism ?An Anthropology of the State and Citizenship », in Moore (H. L.), ed., Anthropological Theory Today, Londres, Polity Press, 1999. Même l’analyse de T. H. Marshall – qui semble avoir été assimilée au fil du temps à la théorie de la citoyenneté, au point qu’aucun ouvrage sur la question ne semble pouvoir se passer d’au moins une référence à ce « modèle » – doit elle aussi faire l’objet d’une telle contextualisation, permettant de la réinscrire dans les enjeux de l’époque et comme reflétant une lecture spécifique de l’histoire sociale et politique britannique. Sur ce dernier point, cf. Neveu (C.), Anthropologie de la citoyenneté, op. cit., et Clarke (J.), Coll (K.), Dagnino (E.), Neveu (C.), Disputing Citizenship, Londres, Policy Press, à paraître en 2013. 14. Isin (E.), « Citizenship in Flux: The Figure of the Activist Citizen », Subjectivity, 29, 2009 (les mots soulignés le sont dans l’original). 15. Balibar (E.), « Une citoyenneté sans communauté », art. cit. 16. Werbner (P.), Yuval-Davis (N.), « Women and the New Discourse of Citizenship », art. cit., p. 3.

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signifie que l’on peut s’intéresser tant à ses dimensions statutaires que relationnelles, verticales qu’horizontales 17, aux manières dont elle est investie, appropriée, reconstituée, reconfigurée, tant par des acteurs institutionnels et/ ou publics (États et gouvernements, mais aussi ONG) que par une multitude d’autres sujets. Le poids accordé à l’une ou l’autre de ces dimensions dépend alors en grande partie des enjeux et des luttes à l’œuvre sur le terrain investi par les chercheur-es. Si on peut opter pour une orientation de recherche qui prend pour objet l’une ou l’autre de ces dimensions, et ainsi la privilégier, « ce qui est appelé citoyenneté » est généralement beaucoup plus complexe, et riche, que ce que les théories nous en disent. Autrement dit, ce qui constitue la citoyenneté est toujours l’objet de luttes parmi les citoyens, entre ceux-ci et les États et agences gouvernementales, entre et parmi les citoyens « statutaires » et ceux qui ne le sont pas 18. Ces contestations quant à ce qui est appelé citoyenneté s’articulent de manières différentes avec « la loi » et les définitions formelles de la citoyenneté, mais aucune de ces formulations n’est « pure », aucune n’est « la bonne » définition ou approximation de cette citoyenneté. Il paraît en fait plus fructueux de considérer la citoyenneté comme un mot clé (keyword), au sens donné à ce terme par R. Williams 19. Cet auteur nous invite en effet à nous attacher non pas à trouver la « bonne définition » de ces keywords, et ainsi « purifier le langage de la tribu », mais à analyser finement les « fabriques » politiques pratiques des significations qui leur sont attachées, leur variabilité et leur encastrement dans des relations sociales et politiques changeantes 20. Se donner pour projet d’approcher anthropologiquement la citoyenneté requiert alors d’aller la saisir certes dans ses espaces et moments « canoniques » (le vote, l’engagement public…), mais aussi dans les usages « déviants » de tels moments ou les formes ordinaires de politisation. De ce point de vue, cette approche anthropologique converge avec un certain nombre de travaux menés en science politique qui se sont intéressés à ces dimensions plus informelles du

17. Ou encore dans une vision légèrement différente, thin et thick pour reprendre les notions proposées par Eley (G.), Palmowski (J.), eds, Citizenship and National Identity in Twentieth Century Germany, Stanford, Stanford University Press, 2008. Pour ces auteurs, la première se rapporte aux dimensions légales de la citoyenneté et la seconde aux modalités complexes de sa construction. 18. Cf. entre autres Isin (E.), « Theorising Acts of Citizenship », in Isin (E.), Nielsen (G. M.), eds., Acts of Citizenship, Londres, ZedBooks, 2008 ; ou Werbner (P.), Yuval-Davis (N.), Women, Citizenship…, op. cit. 19. Williams (R.), Keywords. A Vocabulary of Culture and Society. Revised Edition, Londres, Oxford University Press, 1988. 20. R. Williams ne manque pas d’ailleurs de souligner que le sens « correct » ou « approprié » d’un mot est lui-même l’objet de luttes, soulignant que tandis « [qu’] aucun groupe n’a “tort” du point de vue des critères linguistiques […] un groupe temporairement dominant peut tenter d’imposer son propre usage comme “correct” » (ibid., p. 12). Pour de plus amples développements sur les bénéfices de cette approche en matière de citoyenneté, cf. Clarke (J.) et al., DisputingCitizenship, op. cit.

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politique 21. Elle requiert également de s’engager dans l’analyse d’une multitude d’autres pratiques et moments qui à première vue lui sont parfois moins familiers. Ainsi, L. Taylor et F. Wilson soulignent à quel point « les gens ordinaires discutent souvent avec les puissants à travers des scénarios qui, à première vue, semblent n’avoir que peu à voir avec la “matière” [stuff] de la citoyenneté (des danses funéraires, des sectes religieuses, des concours de défilés, des jardins scolaires) ; cependant, dans des contextes politisés, ces activités ont beaucoup à voir avec les négociations essentielles de pouvoir, la conclusion d’accords politiques, l’exercice de l’agencéité politique, l’affirmation et la redéfinition de “l’appartenance”, et donc, avec l’étoffe même de la citoyenneté 22. » Dans son travail innovant sur « la citoyenneté insurgée » dans le contexte brésilien, J. Holston souligne lui aussi l’importance de cette « citoyenneté quotidienne », quand il observe à propos des interactions au sein d’une file d’attente à un guichet bancaire, à quel point « “trafiquer” dans l’espace public est un des domaines de la société moderne où les résidents des villes expérimentent le plus fréquemment et de la manière la plus prévisible l’état de leur citoyenneté. La qualité de telles interactions courantes peut en fait avoir plus de signification pour leur propre sens d’eux-mêmes en société que les expériences héroïques occasionnelles de la citoyenneté, comme le service militaire, l’armée ou les manifestations, ou que les plus emblématiques comme le vote ou le fait d’être juré 23. » Approcher les processus de citoyenneté d’un point de vue anthropologique, à travers et à partir d’enquêtes empiriques, est donc aujourd’hui une posture de recherche largement répandue dans une multitude de contextes, et le retard français en la matière ne doit certainement pas nous aveugler à cette richesse et aux apports de ces travaux. Mais il faut pour cela opérer un déplacement, une forme de « dépaysement », tant par rapport aux théories de la citoyenneté qu’à un certain « nationalisme méthodologique »et s’intéresser à « ce qui est appelé citoyenneté » plutôt que se cramponner à des délimitations préalables qui peinent à rendre compte de la diversité et de la complexité de ses modes d’effectuation.

21. Pour un exemple récent, cf. Le Gall (L.), Offerlé (M.),Ploux (F.), dir., La politique sans en avoir l’air. Aspects de la politique informelle, XIXe-XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012 ; ou Hamidi (C.) La société civile dans les cités. Engagement associatif et politisation dans des associations de quartier, Paris, Economica, 2010. 22. Taylor (L.), Wilson (F.), « The Messiness of Everyday Life : Exploring Key Themes in Latin American Citizenship Studies. Introduction », Bulletin of Latin American Research, 23 (2), 2004, p. 157. 23. Holston (J.), Insurgent Citizenship. Disjunctions of Democracy and Modernity in Brazil, Princeton, Princeton University Press, 2008, p. 15. Ce qui se passe dans cette file d’attente, c’est le refus exprimé à haute voix par une femme pauvre de voir un homme blanc plus aisé qu’elle se permettre de « donner l’autorisation » à un jeune homme de doubler tout le monde. Cette femme considère alors que cette file d’attente est un espace public dans lequel tous sont égaux, en tant que citoyens, et que cet homme n’a pas à s’y arroger le droit d’accorder un tel privilège.

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Des citoyennetés en actes En se déplaçant de la sorte « de ce que les gens disent (opinions, perceptions, enquêtes longitudinales) à ce que les gens font », il devient possible d’apporter « un supplément important, et dans certaines circonstances […] un correctif, aux études qui s’intéressent à ce que disent les gens quant à leur citoyenneté et leur identification 24 ». Cette attention aux actes est centrale, et c’est sans doute là aussi un point de départ différent par rapport à l’approche proposée par N. Mariot. Celui-ci considère en effet que la majorité des travaux sur la citoyenneté, parce qu’ils se consacrent aux « citoyens actifs 25 », ne concernent qu’une infime minorité de la population (des freaks donc, des sortes de monstres sociologiques) et ne s’intéressent pas suffisamment aux motivations et attitudes de l’immense « majorité silencieuse 26 ». Nombre de travaux sur la citoyenneté, en science politique, mais aussi dans d’autres disciplines, peinent à se défaire d’une certaine définition implicite du (bon) citoyen, souvent effectivement problématique – N. Mariot le démontre d’ailleurs clairement – en ce qu’elle ne retient qu’un nombre et un type spécifiques de conduites (rapidement dit, le citoyen individu éclairé de la théorie libérale et/ou participant activement aux élections). Mais considérer à l’inverse, comme le fait cet auteur, que la « norme citoyenne » serait faite de remise de soi, d’indifférence et de passivité l’est tout autant 27. Une telle approche s’appuie en effet, implicitement, sur une conception purement statutaire du citoyen, qui privilégie le consentement à l’obligation politique comme noyau dur de la citoyenneté, et non la subjectivation politique. Cette approche se situe du point de vue de ce que disent la théorie ou les approches normatives et non du point de vue des manières par lesquelles les gens eux-mêmes pensent, définissent et pratiquent ce qu’ils appellent (ou pas) citoyenneté. Reprenons ces différentes questions. S’agissant de la pertinence de travailler sur une « minorité » pour saisir les représentations à l’œuvre et les enjeux des luttes autour de la citoyenneté, on se contentera ici de rappeler, comme 24. Isin (E.), « Citizenship in Flux… », art. cit., p. 371. 25. Dans ce cas, ceux qui votent et manifestent des formes d’intérêt conformes aux attentes de l’auteur pour un champ politique lui-même défini de manière extrêmement restrictive. Je reviendrai plus loin sur cette notion de « citoyen actif ». 26. La notion même de « majorité silencieuse », et ses usages, devraient faire l’objet d’une analyse critique, tant elle a pu historiquement être utilisée pour délégitimer des paroles ou des actes politiques qui, pour être minoritaires, n’en portaient pas moins des enjeux politiques centraux. Autrement dit, que la minorité puisse exprimer le sens d’une communauté politique demeure là aussi un enjeu d’analyse, au lieu de présumer qu’une majorité, par le simple fait qu’elle est telle, porterait un sens plus « juste » de cette communauté (cf. notamment Wahnich (S.), La longue patience du peuple. 1792. Naissance de la République, Paris, Payot, 2008). On retrouve là sous une autre forme la nécessité de repenser les modalités de construction des « marges » et du « centre ». 27. Ce qui ne signifie pas, loin de là, que remise de soi, indifférence et passivité ne soient pas des objets de recherche parfaitement légitimes.

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le montre une longue tradition en sciences sociales, et notamment en anthropologie, que l’approche par les « marges » permet de s’intéresser à « la marge non seulement traitée en elle-même, mais comme analyseur des problèmes du centre 28 ». Travailler sur des « marginaux » peut donc de ce point de vue alimenter la réflexion et la connaissance sur « le centre 29. Sans doute est-ce par ailleurs particulièrement vrai en matière de citoyenneté, tant « la confrontation pratique avec les différentes modalités de l’exclusion […] constitue toujours le moment fondateur de la citoyenneté, et par là même de sa périodique épreuve de vérité 30 ». C’est en effet très souvent par ses « marges » mêmes, par ceux et celles qui en sont exclus ou qui aspirent à en redessiner les contours, que la citoyenneté est (re)constituée 31. Deuxième ensemble de questions : celles ayant trait à la nécessité de prendre en compte, et au sérieux, ce que les agents eux-mêmes appellent citoyenneté, et non simplement d’évaluer leurs attitudes ou conduites à l’aune de l’une ou l’autre des théorisations de la citoyenneté, afin de mesurer ou de tenter de comprendre ces « écarts aux normes » (ou de faire de ces « écarts » la nouvelle norme, sans modifier le cadre). Dans son analyse des revendications de justice et de droits par des femmes indiennes pauvres, A. Sharma souligne ainsi à quel point « leurs revendications de citoyenneté s’appuient sur des discours multiples, qui s’étendent bien au-delà de la loi, mélangent moralité et matérialité, éthique et politique, ainsi que des langages de pouvoir tant traditionnels que bureaucratiques, rendant ainsi confuses [muddy] ces distinctions mêmes sur lesquelles la citoyenneté moderne repose 32 ». Dès lors, considérer qu’il existe des « difficultés de principe d’une ethnographie des situations citoyennes, au sens juridique du terme, parce qu’elles bannissent en théorie les liens non reconnus par l’État 33 » reste très problématique, en ce que cela ne fait que redoubler l’incapacité à se saisir d’une conception (et de pratiques) de la citoyenneté qui ne soient pas justement déjà juridicisées 34. Outre qu’on ne sait pas très bien

28. Marié (M.), Regazzola (T.) et al., Situations migratoires. La fonction-miroir, Paris, Galilée, 1977. Pour V. Das et D. Poole, eds, Anthropology in the Margins of the State, School of American Research Press, Advanced Seminar Series, 2004) les « marges » ne sont pas tant des sites « hors de l’état » que des sites qui, « comme des rivières, coulent à travers son corps ». 29. On peut également porter un regard critique sur la manière dont les délimitations mêmes de ce « centre » et de ces « marges » sont construites, y compris dans les sciences sociales, comme le fait par exemple Coll (K.), Remaking Citizenship. Latina Immigrants and New American Politics, Stanford, Stanford University Press, 2010 à propos des effets de co-construction du centre et des marges politiques. 30. Balibar (E.), « Une citoyenneté sans communauté », art. cit., p. 125. 31. Leca (J.), « Individualisme et citoyenneté », art. cit. 32. Sharma (A.), « Specifying Citizenship: Subaltern Politics of Rights and Justice in Contemporary India », Citizenship Studies, 15 (8), 2011, p. 968. 33. Mariot (N.), « Pourquoi il n’existe pas d’ethnographie de la citoyenneté », art. cité (souligné par C. Neveu). 34. On pourra ici se référer aux nombreux travaux d’histoire s’étant précisément attachés à saisir ces moments de transformations apportées par l’engagement de « non-citoyens » (de droit), par exemple

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ce qui est ici entendu par le « sens juridique » du terme 35 (ni par la notion de « situations citoyennes » d’ailleurs, j’y reviendrai), il est quelque peu surprenant de considérer que la théorie de la citoyenneté bannissant de tels liens, ils ne seraient de fait pas activés dans des « situations citoyennes ». À l’issue d’observations longues et détaillées dans des villages indiens, A. Sharma conclut que « les luttes de la société politique subalterne, en ce sens, ne mettent pas en avant des significations “pures” et indigènes de la justice et de la citoyenneté, qui seraient complètement distinctes de celles de la loi. Elles nous offrent plutôt des exemples d’une politique entremêlée, où les narrations légales et non légales des droits et de la citoyenneté deviennent impossibles à démêler, et sont mutuellement transformées à travers des luttes particulières à des moments et dans des lieux spécifiques 36. » L’enjeu n’est en effet pas ici, ni dans d’autres travaux empiriques, d’opposer une « citoyenneté vernaculaire » à une « citoyenneté légale », de tenir la première pour plus « sincère » ou politique que la seconde, ou plus « active » et impliquée. Mais de penser dans le même mouvement les différentes dimensions, leurs inextricables entremêlements, et les manières par lesquelles elles sont mutuellement constitutives, au lieu de considérer que la réalité des processus sociaux et politiques se plie à ce que dit la théorie, ou de balayer d’un revers de main comme « déviants » ou marginaux ces entremêlements. Une telle posture nécessite alors également bien sûr de ne pas considérer que seules les sociétés « occidentales » seraient des « terres de citoyenneté » où celleci serait à la fois la norme et l’horizon d’attente 37. A. Ong analyse de manière très convaincante, précisément sur cette question, la dimension pour le moins ethnocentrique d’une telle posture ; la science politique et l’anthropologie politique indiennes ont aussi par exemple solidement établi que l’Union indienne est bel et bien une « terre de citoyenneté 38 ». Les entremêlements mentionnés plus haut ne sont donc pas des configurations exotiques de sociétés qui le seraient tout autant, dans lesquelles les citoyens n’auraient pas encore suffisamment intériorisé la véritable nature de leur rôle « en tant que citoyens » ; au contraire, les travaux qui y sont menés fournissent de salutaires rappels quant Godineau (D.), Citoyennes tricoteuses, Paris, Perrin, 2004 (1re éd. 1988) ou Wahnich (S.), L’impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1997. 35. Même en se limitant au seul contexte français, un certain nombre d’analystes du droit ont souligné à quel point la citoyenneté « au sens juridique » demeurait un « concept flou » (notamment Lochak (D.), « Étranger et citoyen au regard du droit », in Withol de Wenden (C.),dir., La citoyenneté, Paris, Edilig-Fondation Diderot, 1988). 36. Sharma (A.), « Specifying Citizenship… », art. cité, p. 978. 37. Mariot (N.), « Pourquoi il n’existe pas d’ethnographie de la citoyenneté », art. cité, p. 172-174. On peut également s’interroger sur ce qui a rendu lesdites sociétés « modernes » ; or les citoyennetés en actes des exclus (femmes, esclaves…) y ont très largement contribué, comme le montrent Larcher (S.), L’Autre citoyen. Universalisme civique et exclusion sociale et politique au miroir des colonies post-esclavagistes de la Caraïbe française (Martinique, Guadeloupe, années 1840-années 1890), thèse de science politique, EHESS, 2011, ou Godineau (D.), Citoyennes tricoteuses, op. cit. 38. Voir notamment, outre les travaux déjà cités, Chatterjee (P.), The Politics of the Governed. Reflections on Popular Politics in Most of the World, New York, Columbia University Press 2006.

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à la nécessité de modifier, y compris dans les sociétés « occidentales », le regard porté sur les processus de citoyenneté. Considérer que parce que la théorie bannit les liens non reconnus par l’état des « situations citoyennes », celles-ci fonctionneraient effectivement conformément à cette théorie est donc allé un peu vite en besogne. On retrouve la même logique quand N. Mariot, tout à sa recherche de « citoyens ordinaires 39 », exclut (entre autres) du champ de l’ethnographie de la citoyenneté les enquêtes sur des lieux participatifs, justement parce que les individus y seraient convoqués « en tant que citoyens » et qu’il est donc attendu (ou convenu ?) qu’ils s’y conduisent comme tels, i.e. conformément au « rôle » prescrit. On se contentera ici de renvoyer aux nombreuses analyses de ces espaces participatifs qui soulignent précisément à quel point les rôles (prescrits, endossés, construits…) qui s’y observent ne se conforment pas à la norme, ou comment ladite « norme » change au fil des interactions et des enjeux, ou encore comment les participants « jouent » de ces catégories (habitants, citoyens, usagers…) 40. Autrement dit, le fait que les individus se conforment au rôle prescrit dans une instance ou un espace donné est à vérifier empiriquement 41, et non à postuler a priori 42 ; il en

39. Il faudrait rapprocher cette préoccupation des réflexions de M. Gauchet (La Révolution des pouvoirs : la souveraineté, le peuple et la représentation 1789-1799, Paris, Gallimard, 1995) sur le citoyen idéal (ou « moyen » ?) comme celui qui précisément se tient soigneusement à l’écart de tout engagement dans des espaces publics et/ou collectifs afin de préserver sa capacité à opiner. 40. En outre, l’idée selon laquelle c’est « en tant que citoyens » que les participants de ces dispositifs sont convoqués est elle-même fort discutable. Cf. sur ces points Blondiaux (L.), « Où en est la démocratie participative locale en France ? Le risque du vide », Les Cahiers du DSU, 35, 2002 ; Lafaye (C.), (en collaboration), « La figure de l’habitant et du citoyen dans les dispositifs de participation du Dunkerquois », in PUCA, Séminaire Dynamiques associatives et cadre de vie, Compte rendu n° 1, 2000 ; Neveu (C.), « Habitants, citoyens : interroger les catégories », in Bacqué (M.-H.), Sintomer (Y.),dir., Généalogies de la démocratie participative, Paris, La Découverte, 2011 ; Talpin (J.), « Ces moments qui façonnent les hommes. Éléments pour une approche pragmatiste de la compétence civique », Revue française de science politique, 60 (1), 2010 ; Blondiaux (L.), « Représenter, délibérer ou gouverner ? Les assises politiques fragiles de la démocratie participative de quartier », in Blondiaux (L.), Marcou (G.), Rangeon (F.), dir., La démocratie locale. Représentation, participation et espace public, Paris, Presses universitaires de France, 1999. 41. Ainsi, de nombreux travaux critiques des politiques néolibérales tendent à considérer que les citoyens se conforment aux attentes et rôles prescrits par lesdites politiques et que par exemple, sollicités pour se comporter en « clients » effectuant des « choix » rationnels, les usagers des services publics se conformeraient à cette posture. Or tel n’est pas vraiment le cas, comme le montre notamment l’analyse fine des positionnements de ces usagers et de leurs capacités réflexives face à ces sollicitations dans Clarke (J.), Newman (J.), Smith (N.), Vidler (E.), Westmarland (L.), Creating Citizen-Consumers. Changing Publics and Changing Public Services, Londres, Sage, 2007. 42. De même d’ailleurs que l’idée selon laquelle ces individus seraient dans ces espaces participatifs « coupés des scènes sociales ordinaires » (Mariot (N.), « Pourquoi il n’existe pas d’ethnographie de la citoyenneté », art. cité, p. 171). Quiconque a mené des enquêtes de terrain dans de telles instances dispose de quelques fondements pour douter, là encore, que la réalité des pratiques se conforme au « modèle » ; cf. par exemple Neveu (C.), Citoyenneté et espace public. Habitants, jeunes et citoyens dans une ville du Nord, Lille, Éditions du Septentrion, 2003 ; Overney (L.), Par-delà la participation des habitants. Pour une sociologie des épreuves de vigilance à la Duchère, Doctorat de sociologie, Université de Lyon II, 2011 ; Carrel (M.), Talpin (J.), « Cachez ce politique que je ne saurais voir. Ethnographie des conseils de quartier roubaisiens », Participations, 3, 2012 ; Carrel (M.), Faire participer les habitants ? Pauvreté, citoyenneté et pouvoir d’agir, Lyon, ENS Éditions, 2013.

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va de même d’ailleurs pour ce fameux « rôle prescrit » lui-même, qui peut à l’occasion ne pas être celui bornant le champ de vision des enquêtes par questionnaire. Troisième ensemble de questions sur lequel il faut revenir plus avant : celui de la dimension « active » de la citoyenneté. Comme on l’a souligné plus haut, proposer, afin d’échapper à la vision, dominante dans certaines franges sondagières de la science politique, du « citoyen éclairé » capable de délivrer une opinion à la demande en dehors de tout contexte, proposer donc de considérer la « forme dominante de citoyenneté » comme toute faite de passivité, de remise de soi ou d’indifférence, pose problème, et renvoie à une vision très spécifique du citoyen. En effet, échapper au Charybde de l’enquête d’opinion doit-il nous faire tomber dans le Scylla de la passivité comme forme majoritaire, voire « normale », de la citoyenneté ? Il s’agit d’une question d’importance, et là encore, l’appui sur d’autres travaux menés dans d’autres contextes et selon d’autres postulats ne peut qu’enrichir la réflexion. Tout d’abord, parce que les analyses critiques de la notion de « citoyenneté active » y sont nombreuses, et soulignent notamment à quel point « les origines et mises en œuvre divergentes de la citoyenneté active signifient que la figure du citoyen actif est complexe, condense fréquemment des courants contradictoires et incarne des formes d’agencéité différentes 43 ». La notion de « citoyenneté active » est donc beaucoup plus protéiforme et riche que celle-là seule implicite dans certaines enquêtes d’opinion en France. Il existe par ailleurs un ensemble de réflexions conceptuelles très stimulant qui reprend à nouveaux frais ces débats classiques en matière de citoyenneté autour de sa qualification d’« active », retournant sa signification ordinaire. On pense notamment ici aux travaux d’E. Isin et G. Nielsen sur les « actes de citoyenneté ». Ces auteurs s’appuient sur les approches classiques de l’activité citoyenne et en distinguent deux formes : les « citoyens activistes » et les « citoyens actifs ». « [Les premiers] réalisent des “actes de citoyenneté” qui diffèrent des actions sociales routinisées qui sont déjà instituées, telles que voter, payer ses impôts et s’enrôler ; ils “font une différence” en brisant les routines, les compréhensions et les pratiques 44. » Ces « actes » de citoyenneté, qui « brisent la répétition du même » et peuvent être effectués par des sujets politiques divers (citoyens légaux, étrangers, outcasts), sont donc distingués des « pratiques » de citoyenneté, celles « prévues » ou prescrites par la loi, les statuts ou les normes dominantes. Cette réflexion offre des pistes analytiques et conceptuelles stimulantes (notamment en incluant dans l’analyse les dimensions éthiques et esthétiques). La distinction proposée entre « actes » et « pratiques » est particulièrement utile, à condition de ne pas la réduire à une simple rupture qualitative. Les premiers

43. Newman (J.), Tonkiens (E.), eds, Participation, Responsibility and Choice. Summoning the Active Citizen in Western European Welfare States, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2011, p. 19. 44. Isin (E.), « Citizenship in Flux… », art. cité, p. 379.

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peuvent en effet également servir de supports à des attitudes qui « font une différence » et ne sont pas uniquement dans la conformité ou la « répétition du même ». Autrement dit, il est nécessaire de ne pas « disqualifier » trop rapidement la possibilité d’usages subversifs de pratiques citoyennes routinières 45. Il s’agit là d’une tendance assez générale d’ailleurs dans nombre d’études sur la citoyenneté, que de confondre passivité, conformisme ou acquiescement, et du même coup, d’associer toute forme de mobilisation et d’engagement à une posture anti- ou non conformiste – une pratique de « freaks » en quelque sorte. Dernière question à prendre en compte autour de cette notion d’« activité » : la citoyenneté peut-elle se saisir quand « il ne se passe rien » ? Ce qui a été dit plus haut montre assez que cela dépend en grande partie de la manière dont ce « rien » est défini. Il peut ne « rien se passer » pour qui a chaussé des lunettes sociologiques qui cadrent a priori, et rendent donc visibles, certaines pratiques et non d’autres. Mais ne se passe-t-il vraiment « rien », du point de vue de la citoyenneté, quand une femme dans une file d’attente à la banque fait valoir que dans cet espace public, elle a des droits qui n’ont pas à être remis en cause par les autres 46 ? Quand des habitants d’un quartier maintiennent au fil des années une vigilance quant au maintien et à l’entretien des conditions d’un vivre-ensemble valorisé 47 ? C’est également ce que montrent les travaux de N. Eliasoph, tant il est vrai que les actes dont il vient d’être question ne peuvent être lus uniquement comme la preuve de modalités ordinaires d’évitement ou d’évaporation du politique. Une lecture attentive de l’auteur qui vient d’être mentionnée montre surtout que le politique existe : les personnes étudiées relient tout à fait leur problème particulier à des questions d’ordre général, mais le font seulement dans certains contextes d’interaction (plutôt loin des observateurs !). Si en situation publique, une « évaporation » est observée, on ne peut en conclure à l’absence de politique, ou au fait qu’il ne se passe donc « rien 48 ». Autrement dit, il y a une différence de démarche entre d’une part déterminer a priori quel ensemble de pratiques relève de la citoyenneté et se demander ensuite comment on peut bien la saisir en dehors de ces moments-là (le risque étant alors de ne penser ces espaces et moments où « il ne se passe rien » que sous le mode du conformisme et de la remise de soi) et d’autre part être attentif à la multiplicité des manières, moments et espaces par et dans lesquels des sujets se constituent en sujets politiques (et donc en citoyens) et ainsi prêter attention à ce qui est appelé citoyenneté contextuellement, à ce qui fait subjectivation politique, à ces « ordinaires » des pratiques citoyennes 49. Il n’y a effectivement de citoyenneté 45. Sur le vote, cf. Déloye (Y.), Ihl (O.), L’acte de vote, Paris, Presses de Science Po, 2008. 46. Holston (J.), Insurgent Citizenship…, op. cit. 47. Overney (L.), Par-delà la participation des habitants…, op. cit. 48. Notes issues de la communication de M. Carrel lors de la séance de l’atelier « Espace public » du Centre d’étude des mouvements sociaux (CEMS), 20 juin 2002. 49. Cf. Carrel (M.), Neveu (C.), Citoyennetés ordinaires. Ce que l’enquête empirique fait aux représentations sur la citoyenneté, Paris, Karthala, à paraître en 2013.

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qu’en situation ; mais ces « situations » ne peuvent pas être limitées aux seuls moments du vote ou à la seule sphère de la « politique légitime », ni même aux seules mobilisations ou expressions publiques. Elles peuvent se saisir aussi dans des pratiques plus « discrètes », qui ne se donnent pas à voir de manière aussi immédiate, mais n’en ont pas moins à faire avec la question de la subjectivation politique 50. Considérer cela, ce n’est donc pas se situer dans le même implicite que celui du « citoyen actif » des enquêtes d’opinion, ni se limiter à conserver celui-ci en recherchant simplement à saisir son inverse. Il y a donc une différence importante, qui allie méthode et conceptualité, entre des approches d’inspiration anthropologique qui partent des représentations et pratiques observées en contexte pour ensuite interroger les conceptualisations et des approches qui restent dans le cadre d’une détermination in abstracto de la citoyenneté, restant ainsi dans une conception datée et somme toute assez frileuse ou guidée. À la différence des secondes, les premières laissent disponible une attention « flottante » et restent ouvertes aux « heureuses découvertes » (serendipity), afin de percevoir l’inattendu au sens scientifique (ce qui n’est pas attendu car précadré par la délimitation a priori de l’objet à saisir) et qui, parce qu’elles envisagent la citoyenneté en tant qu’elle est toujours « in the making », un processus constant, un objet débattu et contesté à la fabrique de laquelle contribuent une grande diversité d’agents et de pratiques, peuvent en saisir des formes d’expressions multiples. Ethnographier la citoyenneté Revenons-en pour conclure à la question de ces « situations citoyennes » dont l’ethnographie serait par principe difficile selon N. Mariot. S’agit-il de toutes les situations où des citoyens (de droit, dans la mesure où il est fait référence au « sens juridique » ?) se trouvent confrontés aux conséquences de ce statut ? Ou seulement de celles dans lesquelles ou à partir desquelles se forment une opinion ou un choix électoral ? En fait, une série de glissements, de confusions et d’équivalences est opérée au fil de l’article, entre citoyenneté, vote et rapports ordinaires au politique. Ces glissements et équivalences sont certes cohérents avec la délimitation extrêmement restrictive de la politique et de la citoyenneté qui constitue l’univers de référence dans lequel se situe l’article, mais qui posent

50. Rappelons que la curiosité qui anime les anthropologues porte effectivement sur des « situations » (Gupta (A.), Ferguson (J.), Culture, Power, Place. Explorations in Critical Anthropology, Durham, Duke University Press, 1999), « où on peut repérer des modes de circulation du sens qui interdisent d’identifier l’objet de l’ethnographie au seul site de la recherche » (Abélès (M.), « Le terrain et le sous-terrain », in Ghasarian (C.), dir., De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris, Armand Colin, 2002.

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question dans un contexte global de profond renouvellement dans l’approche des processus de citoyenneté 51. Au bout du compte, peut-être le malaise provient-il notamment du titre de l’article, qui annonce autre chose que ce dont il parle réellement. Le résumé de N. Mariot précise en effet très clairement les enjeux qui l’intéressent : le faible nombre de travaux ethnographiques portant sur les rapports ordinaires à la vie politique et la politisation 52 découlerait en bonne partie de la prégnance du modèle du « bon citoyen » (comme individu capable de se forger une opinion dans son for intérieur et de l’exprimer à la demande), une norme qui explique à la fois la fréquence du recours aux enquêtes d’opinion par questionnaire et l’absence d’ethnographie (on ne peut pas « voir les pensées »). Pourtant, une approche ethnographique permettrait de travailler sur l’indifférence pour le politique et l’encastrement social de la participation.Il s’agit là d’un objectif de recherche tout à fait légitime, et sur lequel disposer de travaux empiriquement fondés serait certes utile. L’article de N. Mariot en mentionne d’ailleurs certains, tout en en omettant beaucoup d’autres. Mais pourquoi tenir absolument, et de manière assez péremptoire, à désigner ce champ d’investigation comme le tout de celui de « la citoyenneté » ? Certes, une telle posture permet dans le même mouvement d’en exclure un vaste ensemble de pratiques et de représentations, et de questionnements théoriques, ainsi qu’un tout aussi vaste nombre de travaux et de chercheur-es. Mais peut-on prétendre délimiter un champ de recherche en balayant d’un revers de main, voire en ignorant complètement, une masse de travaux qui proposent d’autres modalités d’approches de la notion de citoyenneté, ou à tout le moins sans entrer dans un dialogue critique avec eux ? Une dernière question mérite sans doute d’être évoquée ici, tant elle est constitutive des différences notables entre certaines approches « classiques » et celles développées dans nombre de travaux contemporains sur les processus de citoyenneté, ou plus largement d’ailleurs sur le politique. Si « l’enquête de terrain » est devenue un outil très prisé, voire un passage obligé, dans de nombreux travaux de sociologie politique, il n’en reste pas moins que l’anthropologie politique se déploie dans un espace conceptuel assez différent– nous en avons mentionné quelques aspects plus haut. On peut alors s’interroger sur les conditions de félicité de la circulation des méthodes. Nombreux sont les travaux qui démontrent amplement les bénéfices de connaissance issus du transfert ou de l’usage « décalé » de concepts et de notions, de méthodes, forgés pour d’autres 51. Outre les références évoquées au fil de l’article, on peut également utilement se référer à la très riche critique féministe des théories de la citoyenneté, à propos de laquelle on trouve des références très complètes dans Werbner (P.), Yuval-Davis (N.), Women, Citizenship…, op. cit. 52. Définie d’ailleurs de manière pour le moins restrictive en suivant D. Gaxie (Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978) comme « l’attention accordée au fonctionnement de l’espace des prises de position politiques ».

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phénomènes, dans d’autres espaces ou d’autres traditions disciplinaires. Mais pour que ces circulations soient pleinement fructueuses, sans doute leur faut-il s’inscrire dans une volonté même minimale d’hybridation, et surtout, point essentiel, accepter de laisser ses propres cadres de référence en être déstabilisés. L’approche anthropologique ne se laisse en effet pas définir par ses méthodes, tant il est vrai que « le terrain n’a jamais été rien de plus qu’un dispositif méthodologique. Le choix d’une échelle limitée ne prend son sens que du projet intellectuel qui anime l’investigation 53. » Sa caractéristique fondamentale, notamment s’agissant des phénomènes politiques, réside sans doute à la fois dans son fonctionnement « à rebours », tant « la clarté et la distinction apparente des catégories en vigueur dans le champ politique occultent la question de leur adéquation. […] D’où la nécessité de procéder à l’envers et de construire les concepts à partir d’une démarche analytique, les catégories de base étant considérées au point de départ comme des données intuitives et par définition insuffisantes et théoriquement insatisfaisantes 54 » et dans « l’échec (ou le refus) général de l’anthropologie de distinguer le politique comme un “sous-système” distinct de l’organisation sociétale [qui] est plus une vertu qu’un vice 55 ». Autrement dit, c’est la question de la possible dissociation (ou plus exactement de ses conditions de félicité) entre posture scientifique et méthodes utilisées qui est également posée. Une ethnographie de la citoyenneté, telle que N. Mariot cerne cette dernière, est sans doute effectivement impossible, quand on tient d’une part que le politique et la politisation se limitent à un champ extrêmement restreint et d’autre part que le premier est totalement désencastré du social, les « relations politiques en terres de citoyenneté [étant] des liaisons essentiellement anonymes, dans lesquelles les citoyens ne s’engagent pas “en personne” 56 ». Du point de vue de l’anthropologie (et d’un nombre significatif de travaux en sociologie politique ou en sociohistoire également d’ailleurs), continuer à postuler un tel désencastrement ne paraît pas avoir d’autre intérêt que la préservation d’un pré carré disciplinaire permettant de s’attribuer l’exclusivité de l’étude du « politique ». Cette posture se trouve avoir des conséquences toutes particulières s’agissant de l’analyse des processus de citoyenneté. Sans répéter ce qui a déjà été dit plus haut, si un certain nombre de recherches, en ont profondément renouvelé l’analyse, c’est précisément parce qu’elles ont

53. Abélès (M.), « Le rationalisme à l’épreuve de l’analyse », in Revel (J.), dir., Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1996, p. 99. 54. Ibid. 55. Poluha (E.), Rosendhal (M.), dir., Contesting “Good” Governance. Crosscultural Perspectives on Representation, Accountability and Public Space, Londres, Routledge Curzon, 2002. 56. Mariot (N.), « Pourquoi il n’existe pas d’ethnographie de la citoyenneté », art. cité, p. 172. Ce qui est une fois de plus prendre une certaine théorie pour la réalité des faits sociaux et politiques, et faire peu de cas de nombreux travaux, comme ceux menés par J. Ion et le MoDys ou encore par Herzfeld (M.), Cultural Intimacy: Social Poetics in the Nation-State, Londres, Routledge, 2004.

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été attentives aux signes, souvent limpides, d’une imbrication et d’un encastrement du « politique » et du « social 57 ». Du point de vue de l’anthropologie politique, une anthropologie de la citoyenneté, des processus de citoyenneté, est donc non seulement faisable, mais déjà riche d’une multitude de travaux empiriquement fondés, y compris sur des « rapports ordinaires au politique » tels que N. Mariot les définit dans son article. On mentionnera ici à titre d’exemple l’excellent travail mené par M. Banerjee sur le vote en Inde 58. À partir d’un étonnement face à une « norme » indienne à l’opposé de celle observée en Europe, et qui est que l’immense majorité des citoyens vote, notamment parmi les couches les plus pauvres de la population (autour de 80 %), cette auteure a mené une enquête de terrain de plusieurs mois dans un village du Bengale. Cette présence prolongée et son observation des pratiques lui ont alors permis de saisir les relations au sein de ce village et les imaginaires sociaux et politiques fondant ce fort taux de participation. Parmi ses conclusions, M. Banerjee met en lumière que l’attachement à cet acte civique ne découle nullement de l’intérêt pour les partis ou de la qualité des candidats 59, mais de la possibilité qu’il offre d’éprouver de manière sensible l’égalité introduite par le vote (la voix de chacun valant autant que celle de tout autre), notamment dans les files d’attente aux bureaux de vote, où sont mêlés les électeurs de toutes les castes. L’auteure met également en lumière comment certaines pratiques « non politiques », comme l’organisation collective pour la récolte du riz, créent un « univers des possibles » en matière de coopération, un imaginaire, qui ont aussi des effets sur les représentations politiques. Cette enquête empirique 60 a donc permis de saisir pourquoi des citoyens ne se faisant aucune illusion sur les effets de leur vote ou la qualité du personnel politique, et qui ne sont ni militants, ni abstentionnistes, continuent néanmoins de participer aux élections. On peut rapprocher cette analyse du constat proposé par J. Mischi sur les chasseurs : « La distanciation populaire à l’égard de la 57. On peut penser ici aux travaux de R. Rosaldo (« Cultural Citizenship in San Jose, California », PoLAR, 17 (2), 1994) sur la cultural citizenship ou à ceux explorant les représentations vernaculaires et les dimensions horizontales de la citoyenneté, ainsi que plus largement d’ailleurs, à la riche littérature d’anthropologie politique sur l’état et sa « géographie prosaïque » (Painter (J.), « ProsaicGeographies of Stateness », Political Geography, 25 (7), 2006), tant une réflexion renouvelée sur les processus de citoyenneté a comme corollaire une démarche similaire à propos de l’État. Sur ce dernier point, cf. notamment Sharma (A.), Gupta (A.), eds., The Anthropology of the State. A Reader, Malden, Blackwell Publishing, 2006 ; Abélès (M.), Anthropologie de l’État, Paris, Armand Colin, 1990 ; Lund (C.), Twilight Institutions. Public Authority and Local Politics in Africa, Londres, Blackwell, 2007, ainsi que Clarke (J.) et al., Disputing Citizenship, op. cit. 58. Banerjee (M.), « Why India Votes ? Lessons from an Anthropological Perspective », communication à la journée d’études « L’anthropologie et le politique. Pratiques et enjeux de pouvoir à l’ère de la globalisation », Musée du quai Branly, Paris, 29 mars 2012. 59. Ces villageois, comme les Indiens en général, ne se faisant aucune illusion quant aux politiciens, jugés corrompus et n’aspirant qu’à servir leurs propres intérêts. 60. Le dispositif d’enquête mis en place par M. Banerjee a inclus des enquêtes de « contrôle » dans douze autres villages de différents états indiens, afin de vérifier que ces conclusions n’étaient pas spécifiques au contexte du Bengale.

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politique légitime ne peut être lue simplement comme l’indice d’une démobilisation générale, comme une indifférence à l’égard des affaires politiques. Le diagnostic semble en effet moins assuré lorsque l’on s’efforce de déplacer le regard des seuls phénomènes de représentation – électorale et partisane – des classes populaires pour s’attacher à dévoiler le sens politique de pratiques et discours déployés dans le cadre de leurs activités sociales quotidiennes 61. » De telles analyses sur les processus de politisation, de participation électorale ou les significations politiques de pratiques « ordinaires » nous éclairent et nous aident à mieux saisir ce qui est en jeu du point de vue des individus et des collectifs. Elles démontrent amplement que c’est bien en analysant les formes d’encastrement du politique (et non en en postulant sa disparition comme forme non seulement souhaitable, mais à la fois idéale et réellement existante) que des effets de connaissance peuvent être produits. Saisir les processus de citoyenneté, pour en revenir aux arguments avancés au début de cet article, nécessite alors de s’attacher à saisir,parmi d’autres éléments, comment des attachements familiers, personnels ou intimes contribuent à fabriquer du commun 62, « comment les définitions explicites de la citoyenneté s’incarnent […] et se déclinent […] dans des contextes d’expérience et d’activité » et « en quoi toutes sortes d’expérience et d’activité pratiques génèrent […] un sens de la citoyenneté qui échappe à ces définitions explicites 63 ». Il existe donc bien une anthropologie politique de la citoyenneté. Cette dernière est parfaitement ethnographiable et surtout déjà largement ethnographiée. La richesse des analyses, des contextes observés et des méthodes mises au service de ce projet scientifique fournit d’ores et déjà à qui s’intéresse à ces enjeux une matière passionnante. Encore faut-il pour s’en apercevoir d’une part effectuer un « pas de côté » par rapport à des normes puissantes dans ce champ de recherche et d’autre part (ou plutôt dans le même temps), adopter une conception qui prenne en compte les dimensions profondément relationnelles et processuelles de la citoyenneté, son caractère imparfait, fluide et toujours « en chantier ».

61. Mischi (J.), « Les militants ouvriers de la chasse. Éléments sur les rapports à la politique des classes populaires », Politix, 83, 2008, p. 83. 62. GRAC, Ressaisir la citoyenneté aux bords du politique. Expériences marginales et expériences instituées de participation politique à l’épreuve des projets de rénovation urbaine dans trois pays : Catalogne, France et Québec, Rapport de recherche pour le PUCA, 2009. 63. Cefaï (D.), Pourquoi se mobilise-t-on ? Théories de l’action collective, Paris, La Découverte, 2007, p. 717.

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Catherine Neveu est directrice de recherche au IIAC-TRAM (Transformations Radicales des Mondes Contemporains) et travaille depuis plusieurs années, notamment au sein de réseaux internationaux, sur les apports d’une approche anthropologique des processus de citoyenneté. Après avoir analysé ces enjeux, en France et en Grande-Bretagne, dans des associations locales et des instances de démocratie de proximité, elle est actuellement engagée dans des réflexions collectives sur les

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« citoyennetés ordinaires ». Elle a récemment publié Citoyennetés ordinaires. Ce que l’enquête empirique fait aux représentations de la citoyenneté (en collaboration avec M. Carrel, à paraître 2013) et dirigé le numéro spécial de Citizenship Studies intitulé « Questioning citizenships/Questions de citoyennetés » de Citizenship Studies, 15 (8), 2011. Catherine Neveu catherine.neveu@ehess.fr

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A paraĂŽtre dans Citizenship Studies, 2015 Of ordinariness and citizenship processes Catherine Neveu (IIAC-TRAM) Directrice de recherche CNRS EHESS, 190 avenue de France 75013 Paris 0033 (0)1 49 54 21 98 catherine.neveu@ehess.fr

Abstract (100-150 words) This paper explores the relations between ordinariness and citizenship processes along two different lines. It first aims at empirically exploring certain uses of ordinariness as a political category. While it is often used as a depoliticisation tool, the two case studies analysed here underline on the contrary its politicising potential. In a second, briefer, part, it proposes a discussion of the gains to be obtained in citizenship studies, from using ordinariness as a category of analysis. Approaching citizenship processes ‘from the ordinary’ is a fruitful perspective from which the political dimensions of usually unseen or unheard practices and sites can be grasped. What connects the two discussions presented here is the complex and paradoxical relationship the two categories of ordinariness and politics entertain, both empirically and analytically.

Keywords Citizenship; ordinariness; infrapolitics; participation; anthropology of citizenship

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Of ordinariness and citizenship processes Catherine Neveu (IIAC-TRAM)

This paper explores the relations between ordinariness and citizenship processes along two different lines. It first aims at empirically exploring certain uses of ordinariness as a political category. While ordinariness is often used as a depoliticisation tool, the two case studies analysed here underline on the contrary its politicising potential. In a second, briefer, part, it proposes a discussion of the gains to be obtained in citizenship studies, from using ordinariness as a category of analysis. Indeed while the ‘ordinary’ experience of politics has been a growing topic for social sciences in the last two decades (see among others Gautier and Laugier, 2006; Marie et al., 2002), the category of ‘ordinary citizens’ is very often used, both by researchers and in a huge variety of participatory or new public management schemes in different sectors of public policies, as a password for ‘non-political’ individuals. Based on two fieldworks in France, the empirical study will thus explore the (expected or not) politicisation effects of two different politics of ordinariness, while the theoretical discussion will explore how ‘working through the ordinary’ can allow us to grasp less conventional reworkings of citizenship, and can widen and enrich our research scope.

The non-political ‘ordinary citizen’ of governance schemes

The development of participatory schemes, in connection to what some authors have described as a ‘deliberative imperative’ (Blondiaux and Sintomer, 2002) or even a ‘new spirit of democracy’ (Blondiaux, 2008), and the implementation of deep transformations in public policies (see Clarke et al., 2007; Newman and Tonkens, 2011) have often been accompanied,

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at least in Western societies, by the rise of the figure of ‘the ordinary citizen’. As is usually the case with socio-political categories (see Neveu, 2011), such a term refers to different conceptions and can designate a variety of qualities expected from such citizens. In many cases however, these ‘ordinary citizens’ are thought of as detached individuals not involved in collective action, for instance when local authorities try to attract inhabitants of a neighbourhood who are (or might be) interested in discussing its problems, but who are not already members of voluntary groups. The sources of this conception might be looked for in previous analyses, according to which the ‘ideal citizen’ would precisely be the one who carefully keeps afar from all kind of involvement in public or collective spaces, so as to preserve his or her ability to forge an opinion in his or her innermost being (see for instance Gauchet, 1995). These ‘ordinary citizens’ are here seen as more independent and detached than those involved in collective spaces or debates, and their opinions as more genuine, more ‘authentic’ and less biased, since they are not supposed to be structured by the corporate interests or opinions of organised groups or collectives. This first conception thus valorises a citizen conceived of as at his or her best when detached and preserved from external influence; in a connected way, the ‘ordinary citizen’ can also be defined as more generally preserved from the ‘dirtiness’ of politics:

Ordinary people are seen as a counterbalance to the dangers and “dirtiness” of politics […] In the context of these concerns about “actually existing politics”, ordinary people are valorised because they are not political. They are seen as occupying positions that are above or below politics: below, because they are seen to be concerned with more ‘everyday’ issues; above, because they are not engaged in the venal, corrupt or collusive pursuit of power and self-interest in the manner of politicians. (Clarke, 2010: 640-42)

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Clarke’s analysis thus connects the two above-mentioned dimensions: distance from politics and/or collective spaces1 and concern with everyday issues.2 Indeed for many authors, the main characteristics of such citizens would be their silence, their absence from the public sphere:

By paying attention to the sole militants or other “active” citizens […], and generally to the more involved among them, the specialist in political attitudes learns a lot about these public space freaks that are the most mobilised (especially in social movements), but leaves out all the ordinary passers-by, the members of these famous silent majorities. (Mariot, 2010: 92-93, italics in the original)3

To that extent, it could be considered that the quiet, ‘ordinary’ citizen defined as ‘non political’ 4 is the exact counterpoint of the active, vocal one (for developments on this opposition, see Neveu, 2014). The strong implicit assumption of these conceptions is that ordinariness would be non-political and consist of non-involvement. Such an argument is indeed coherent with approaches that consider ‘politics’ a distinct domain, requiring particular competences and attitudes, a conventional view that will be further discussed at the end of this paper, where ordinariness will be discussed as a fruitful lens for citizenship studies. ‘Ordinary citizens’ seem to be a very sought-after brand of citizens today; but while the ‘ordinary’ is often used to describe supposedly non-political, non-involved individuals, it can also be mobilised with a different meaning and aim. It is to such contested politics of ‘ordinariness’ that I will now turn, through a brief presentation of two situations observed in Tours, a middle-sized town in the Loire Valley. One is a ‘participatory scheme’ launched in

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the mid-2000s by the local council in order for the population to contribute to urban planning, the Conseils de la Vie Locale (CVLs, Councils for Local Life); the other (Débattons dans les rues, or DDLR) is a ‘political festival’ organised during the same period by a group of mostly young people5. Two different politics of ordinariness were at work in these situations, and both effected forms of politicisation, even though in the first case these effects were largely unintended. As stated above, many (local) institutions work with a representation of ‘ordinary citizens’ as detached and more genuine citizens, spared from dirtiness of politics. Do these citizens take on, adopt and/or resist this framing and how? Indeed, Clarke et al. (2007) clearly demonstrated that public services users in Great Britain hardly complied with the role they were summoned to endorse of citizens-consumers making the ‘better choice’ for themselves, and demonstrated a rich reflexivity towards this role. During our more than a year of fieldwork on CVLs, we also paid particular attention to how ‘inhabitants’ felt about the position they were ascribed, and how they developed alternative practices so as to reframe this position (Bertheleu and Neveu, 2005). As in many such schemes that developed in France after the 2002 law on ‘propinquity democracy’, two bodies were created in Tours’ CVLs: 6 one of voluntary groups’ representatives, and one of ‘inhabitants’. The latter were called upon as individuals, representing only themselves. Even though Tours is not renowned for having a history of vibrant social movements, most of these inhabitants were, or had been at some point in their life, involved in different forms of collective action (trade union or school associations, volunteering in charity organisations, etc.).7 In interviews they all asserted voting in all elections, as a matter of principle and their duty as citizens.8 Their own expectations towards CVLs were rather vague, some mentioning their desire to have a closer look at a ‘little form of democracy’ while others, especially retired persons, were willing to become more involved

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in local life. It is thus all the more interesting to understand how and why these inhabitants rather quickly expressed questions as to their role and legitimacy: how could they, as a collection of drawn individuals,9 ‘represent’ the population of a CVL territory? What was the value of purely individual views on local issues? For elected local councillors, this was a superfluous question; ‘inhabitants’ sat in their own names, on a purely individual basis, and represented nobody but themselves, such qualities being the very foundations of their legitimacy to participate. But this position of pure, detached individuals was experienced as a rather problematic one by these ‘ordinary citizens’: ‘[according to the first deputy mayor] we only represent ourselves. But then, I cannot see why it should be interesting to have the opinion of Ms Doe who lives there if she only represents herself, because one is necessarily more sensitive to one’s own condition’ (Female inhabitant, WT CVL10). In at least two CVLs ‘inhabitants’ then decided, against the advice of elected councillors, to arrange for themselves collective moments during which they would build what they perceived as a more legitimate voice (Bertheleu and Neveu, 2005). What inhabitants seemed to cherish most about their collective discussions was that they took place outside the watch of elected councillors: ‘Because sometimes, it’s true, we speak about things and if an elected councillor or a professional is here, he is going to say: “It’s of no use to think about that” and here it is, it ends the discussion’ (Female inhabitant, WT CVL). Like Virginia Woolf’s female character, having a/some ‘room of one’s own’ indeed seems to be an essential condition for such ‘ordinary citizens’ to gain access to some autonomy and creativity. During interviews, inhabitants clearly expressed a strong attachment towards these spaces of ‘privacy’ (entre-soi), where mutual respect and listening were stronger motivations than sheer sociability. The gain obtained through collective discussion was also a central dimension: ‘[working collectively] one succeeds better in creating something rather than being alone defending something; we are with a number of people and

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we can feel differently on a given issue, and it’s more constructive’ (Female inhabitant, WT CVL); ‘When you want to fight for something, you have to develop arguments, the idea has to be worked upon, you cannot just say “I would like that...” It is only by being with a number of people that you can elaborate ideas, make them tangible… It’s more credible’ (Male inhabitant, NT CVL). Some participants seemed to find in the plural, non-univocal and progressively built ‘collective’ they contributed to more legitimacy to speak, to express themselves as citizens deliberately engaged in the public sphere, with a strong ‘desire for politics’ (Rudolf, 2003). This highlights three main empirical results; first the aspiration of ‘ordinary citizens’ to act and discuss without always being under the gaze of institutions. The strong framing of discussions (in terms of which topics and forms are legitimate) in participatory schemes makes them look for moments when they can discuss without being submitted to this institutional gaze and framing; the need for such ‘partial public spaces’ where meanings can be elaborated with (a relative) autonomy has been noticed in other settings (see Neveu, 2003). Indeed, and that is the second result, CVLs members developed, within this setting, a conception of their role as citizens that implied the progressive building of collective proposals and visions, as opposed to the expression of individuals. Following Cefaï, they thus became ‘political’: ‘Something like “the political/politics” emerges as such every time collectives are formed, question or involve themselves around issues where what is at stake is reaching a common/public good or avoiding a common/public evil’ (Cefaï, 2011: 546-47). While CVL’s members succeeded in elaborating this collective, non-univocal voice in this particular setting, they were at the same time attached to other forms of experiencing their citizenship in other ones, like acting as individuals when voting. In other words whether citizenship is considered as a collective or individual exercise (or whether ‘being political’ (Isin, 2002) is an individual or collective matter) depends on how and when people actually

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experience it;11 it is thus the close contextual analysis of such experiences of citizenship that allows us to grasp its meanings and forms, and not a pre-defined abstract framing.12 The last result is the highlighting of differential expectations about ‘politics’ in such schemes; in Tours (but other research reaches the same conclusion; see among others Barnes and Prior, 2009), many inhabitants thought they would find in CVLs a space for involvement and public debates, a collective space where meanings and visions for the future could be elaborated, and individual and collective voices articulated differently, without necessarily questioning the power and position of elected councillors. But most of the latter assumed that what ‘people needed’ (and were looking for when sitting in CVLs) were actual answers on very practical issues of daily life,13 and not such debates and elaborations. Elected councillors both referred to and defined ‘ordinary citizens’ as occupying a ‘non-political’ position in a non-political space (the CVLs), while what they actually aspired to was access to spaces for collective discussions that could contribute to decision-making.14 Framed as non-political by local authorities, these ‘ordinary citizens’ thus managed to sidestep and recreate some sort of politicised moments as citizens.

Reclaiming the political in ordinary situations Such an aspiration to (re)create and enjoy collective spaces for discussions and debates has also been observed, although under rather different guise, within Débattons dans les rues (DDLR). 15 While CVLs are clearly a ‘top-down’ institutional initiative, DDLR is a ‘political festival’ organised by an informal group of individuals.16 An extract from the ‘real-fake’ newspaper of the ‘festival’s 20th edition’ gives a rather clear idea of the group’s state of mind:

Débattons dans les rues was born in Tours in 2004, from the initiative of a small group of people willing to return speech to a central place, to encourage

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encounters and exchanges (people were speaking to each other less and less) and to re-appropriate the public space… At that time, the Place Jean Jaurès was mainly reserved for cars, the city was invaded by advertising space…, and gathering in the streets required an authorization from public authorities… In 2025, it can be said Débattons has reached the ideal it had at its inception, which is no longer utopian now. … Advertising has disappeared, and you only see free noticeboards on which anyone can express itself on any topic. … People gather regularly on the street to debate daily life issues – they of course created the necessary spaces for encounters (FNAC has been razed to the ground and is now a huge agora open to everybody17) (DDLR leaflet, April 06).

In order to implement these aspirations, a series of events was organised for the 2006 edition of DDLR: a ‘mobile party’ which consists of roaming the city streets with radios tuned to the same local independent radio station; movies projected in the evening on the façades of historical buildings in the old quarter of the city; debates held in squares and gardens; or ‘window concerts’ where musicians played to the public gathered in the street from the windows of private houses, thus practically questioning the supposedly clear-cut separation between private and public space in the city… All these practices had as their main aim to induce among the public a critical gaze on the ‘usual’ spatial arrangement and uses of the public space and to entice that same public to reconquer public space as a political space where people could meet, debate and express themselves: ‘Where have all the places for exchange, debate and expression gone? Where have we gone? Because politics is about sharing speeches and acts, Débattons dans les rues uses the public space as its field of action. The aim is to modify our relation to this space, to enjoy by re-appropriating the street’ (DDLR

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Program, April 2006).18 Not surprisingly, DDLR’s approach to the issue of political expression and/in public space 19 included a more critical relationship with institutions. This critical distance has several sources: one flows from previous experiences with various types of ‘institutions’, whether (local) authorities, trade unions or ‘traditional’ associations such as Greenpeace. DDLR members argued that applying for financial support from local authorities creates a link of dependency and tends to distort the initial intentions of their projects. Keeping institutions at bay was thus seen as the surest means to protect their own aspirations and projects from distortion, manipulation or being ‘vacuumed’ of meaning.20 The decision to nevertheless apply for public funding in 2006 was thus explained in the Festival’s program:

In 2005, Débattons dans les rues proudly claimed its connection with the No Logo movement; in 2006 we received money from the European Commission through the magic of funding applications. Does this mean we are turncoats? Yes, but no in fact. Because our project was not evaluated and funded on account of its intent or actual program: no questions were asked, nothing was said as to the content of our activities. We were just asked to reproduce the European Youth Programme logo, and, by the way, here it is:

So frankly, why should we hesitate when an institution acts as the usual public relations company, as a basic sponsor only concerned with its brand image? We could indeed have shown the logo….

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like this…

or like that…

But we were afraid to be told off, so we put the real one. As simple as that. Without batting an eye, without saying a word. And we reassert that it is by pulling out of the sacrosanct rules of profitability, financial balance, allowances, that we will gain in solidarity, encounter, alternative practices, popular education, mobilisation, development of social movement, power and involvement of citizens. (2006 DDLR program)

An even more important reason for keeping its distance from institutions is that DDLR does not consider them relevant partners. In the preparatory discussions held before the festival, participants constantly repeated that they did not aim at entering into a dialogue with institutions, but with the ‘ordinary passer-by’, the general public walking the streets of the city. Since French law forbids any unauthorized gathering of more than three persons, even as simple an act as organising a street closure for a neighbourhood dinner 21 requires an authorisation from local authorities. In 2005, DDLR organizers applied for such authorisation, which was denied the very day the festival was to begin (the planned events nevertheless took place). In 2006 they held long discussions on the issue, and decided not to apply for official permission. Some justified it by arguing that transgression was at the heart of their involvement. However the main argument was that such a choice had a pedagogical dimension: it showed people that apparently ‘simple’, ‘ordinary’ acts such as having a collective discussion in a group on the street were legally prohibited. By not applying for authorisation, DDLR members thus adopted a strategy coherent with their objectives (to reappropriate the public space), and wanted to open up new opportunities of discussion with passers-by, if the police was to try and forbid their actions.22 Lectures - Semaine de la recherche

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If members of DDLR aimed at inviting a larger audience to debate on the streets during their festival, they also adopted practices from the Festival into their own daily, individual routines. ‘My first idea [when joining the festival team] was not to do politics, it was having fun and being with friends. … it was the beginning of something … things changed in my daily life; I now speak with people more easily. Before [participating in DDLR] I would never do it, now I tend to dare to do it’ (interview female participant). Referring to a participant in Vélorution,23 another member of DDLR mentioned that ‘since he participated [in the Vélorution], he discusses more with people, because he has the feeling there are many of us, and that makes him stronger in his life as an individual, to do things in his daily life’ (Notes, DDLR preparatory meeting). For DDLR members, the mundane spaces of daily sociability are thus politicised through a collective process that turns them into spaces of potential, where subject positions can be experimented with and relations transformed. Holston also observes similar, although not intentionally organised, processes in Brazil. He thus analysed how the public challenge of established ‘citizenship privileges’ by a poor woman queuing at a bank counter allowed her to voice, in a mundane public space (a local branch of a bank), her equal right and citizenship. Holston then states that ‘trafficking in public space is a realm of modern society in which city residents most frequently and predictably experience the state of their citizenship. The quality of such mundane interaction may in fact be more significant to people’s sense of themselves in society than the occasional heroic experiences of citizenship like soldiering and demonstrating or the emblematic ones like voting and jury duty’ (Holston, 2008: 15). DDLR’s ‘public’ thus does not consist of institutions: its organisers do not want to influence institutional practices and representations. Its ‘public’ is the general population, or even the organizers themselves. Discussions about the intended audience in DDLR were characterized by an assumed lack of concern about the size, and sometimes the very

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presence, of it. The idea that members of the organizing collective were their own public did not reflect a self-­‐sufficient attitude, but the the strong conviction that ‘acting’, ‘participating’ or ‘watching’ were (equivalent) positions that should all be based on a common willingness and desire to get involved, share moments of discussion and pleasure. By blurring the usual dividing lines between organizers, participants and audience, members of DDLR both saw themselves as their own public and their audience as other selves. Willingness to change relationships in the public space by experimenting with debates and other practices, was seen as the relevant force to be created, instead of rallying behind a cause, mobilizing as a member of an organized structure or just listening and subscribing to univocal and stabilised opinions and discourses24 (Neveu, 2008).

DDLR leads its life in a world where institutions are largely out of the frame and are not perceived as capable of transforming themselves through interaction with social movements or individual citizens. The political space DDLR wants to occupy is not that of institutions, but those spaces and places used by people on a routine, daily basis: buses, laundromats,25 and of course streets and squares; they want such ‘ordinary’ spaces to be used politically by people. What this discussion of two politics of ‘ordinariness’ points at, is that this notion is mobilised to designate or qualify different things and issues in CVLs and DDLR. In the first case, it is citizens who are framed by local authorities as depoliticised ‘ordinary’ ones, endowed with specific qualities; and these citizens resist the role they are assigned to by trying to create their own spaces for collective discussions, thus in a way ‘being political’ (Isin, 2002). But this does not imply that creating such spaces is their only way to experience their citizenship. CVL members explained in interviews that they experimented with

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citizenship as individuals when voting for instance. In DDLR, the ordinariness is not that of those ‘passers-by’ with whom participants want to meet and discuss, but that of sites and moments. In other words, what the collective aims at is to incite people to make political spaces of every street, square or bus they use on a daily basis. They do not doubt the fact that people are political subjects, but feel on the one hand that they lack the spaces to express this quality, and on the other that politics is not to be reserved for certain times and places but should be part and parcel of daily, ‘ordinary’ situations, encounters and spaces.26

Working ‘through the ordinary’ If one works with a static and a priori delimitation of citizenship, CVL members and DDLR organisers would no doubt be considered ‘active’ and not ‘ordinary’ (i.e. non-political) citizens, but such an approach is more than problematic (see Neveu, 2013), especially since it considers that citizenship exists in abstracto, as an essence, instead of conceiving it as a process, as always ‘in the making’ and ‘imparfaite’ (Balibar, 2001). In contrast, working with a processual and relational conception of citizenship allows us to grasp how the experiences of CVL members and DDLR participants, each in their own way, allowed politicisation to occur, as well as to understand the ‘politics of ordinariness’ at work in specific contexts and projects, i.e. how ‘the ordinary’ as a political category is used and endowed with a variety of meanings. Before concluding, I want to briefly discuss ordinariness (in its relation to citizenship) from a different point of view, namely its fruitfulness as an analytical category. ‘Working through the ordinary’, that is using it as a particular perspective when exploring citizenship processes and politics, refers of course to the idea that as with citizenship,27 ‘ordinariness’ cannot be defined per se, or in abstracto. In other words no situation, site, practice or individual is ‘ordinary’ in itself. It is, then, the political work required to endow the term with

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specific meanings that has to be empirically analysed, as in the case of CVLs and DDLR. ‘Working through the ordinary’ as an approach enables a new perspective, which renders visible processes (practices, sites, moments) that are rendered invisible in mainstream political discourse and research; it allows us to open up the analysis to sites, moments and practices usually considered as ‘non-political’, or as ‘infrapolitical’, and to include them in the frame. Indeed, according to Hatzfeld, ‘ordinariness’ is first of all a specific way of looking at people and things, an ‘analyser’ that renders often unseen processes visible: ‘this way of seeing pays attention to the daily, the banal, in what breaks its continuity, its un-thought of or its untold’ (Hatzfeld, 2011: 23). Considering the ordinary allows one to take a critical distance from approaches that consider politics as an abstract and specialised sphere, disconnected from the social and that can only be grasped in a pre-defined series of moments and types of practices. It allows us to ‘forsake[s] a discontinuous perspective that stresses breaks, and opt[s] for an understanding of the processes through which actors possibly open up to politics, without privileging explicit moments and instances of politicisation’ (Marie et al., 2002: 26). Such processes have been highlighted by Boudreau et al. (2009) in their analysis of the engagement of Latina women in marches against immigration reform in the US. The authors suggest that in ‘a condition of urbanity … there is much continuity between everyday life and political events’:

the long commutes these women make daily has provided them with various skills. On busses, they meet other women, they share information, they coconstruct situations they experience as unjust, they compare various neighbourhoods and personal and work situations, in other words: they shape their political subjectivity. … Some women explicitly linked their ability to

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cope with everyday struggles (‘las luchas’) with their view of a larger collective struggle. They expressed how they were used to fighting and they knew how to look forward, and to do so collectively was attractive to them (Boudreau et al., 2009: 341).

All of this bears strong connections with Scott’s notion of infrapolitics; he also underlines that it allows rendering visible ‘the circumspect struggle waged daily by subordinate groups [which] is, like infrared rays, beyond the visible end of the spectrum’ (Scott, 1990: 183). But according to him, infrapolitics is also an appropriate term in another way: “in the same fashion [as infrastructures for commerce are facilities that make it possible] I mean to suggest that the infrapolitics we have examined provides much of the cultural and structural underpinning of the more visible political action on which our attention has generally been focused’ (ibid.). It might be here that the notion of ‘ordinariness’ may present a slight difference with that of infrapolitics. Indeed it avoids reproducing a ‘vertical topography of power’ (Ferguson, 1994). As Abélès argues ‘the very idea of infrapolitics is problematic: indeed, one can only agree with Scott to give all their political dimension back to a set of processes that are usually ignored or only considered as daily interactions. At the same time, the notion of infrapolitics can be confusing since it implies, whether one wants it or not, the idea of a hierarchy of levels between political practices’ (Abélès, 2014: 74). Considering daily acts and practices such as those analysed by Boudreau et al. as infrapolitics (a cultural and structural underpinning) indeed still locates ‘politics’ in the usually observed domain of more visible political action. ‘Working through the ordinary’ might prove useful so as to avoid reproducing such an implicitly hierarchical conception. Many of the practices and competences highlighted by Overney (2011) in her research in Lyon might at first sight be considered as similar to those

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described by Scott or Boudreau et al. She analyses how walking the streets of the neighbourhood daily endows inhabitants with critical knowledge about its problems, a knowledge they can then use when discussing planning projects with local institutions. But she does not consider these skills as the underpinning of ‘actual’ politics:

In the GTI [the neighbourhood organization], inhabitants devote themselves to an eminently political work: defining what matters, those who matter, these coresidents and those issues to which attention must be paid. (Overney, 2014, italics added)

In other words, what she calls ‘watchfulness’, this daily care and attention to what and who matter28 is not infrapolitics, a substratum of more classically defined politics. It is political work, the work of what Overney defines after Laplantine as ‘petite politique’ (small politics).29 To that extent, it is rather different from Scott’s attention to the gradual political effects of the non-strategic accumulation of uncoordinated everyday acts. ‘Working through the ordinary’ would thus better allow including within the same frame of analysis spheres that are often considered to be different; it emphasizes the many different shapes and spaces of politics without ordering them hierarchically, even implicitly. Instead of contrasting supposedly mundane, ‘infrapolitical’ practices and acts, and more ‘heroic’ ones (or society’s resistances and institutions’ policies), working through the ordinary allows one to opt for an approach that pays attention to passages, thresholds and circulations, to changes, drawbacks and transformations. This is all the more useful since people’s own experiences and practices of citizenship are not (only) made of clear breaks, of clear-cut tipping points, but more often of more or less chaotic connections between daily, routine practices and more vocal or public acts.

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Working ‘through the ordinary’ is thus a way to open up the analysis of citizenship processes to a richer variety of experiences and practices, to unbalance established hierarchies, distinctions and positions that too often go unquestioned in many research; and to explore continuities and circulations instead of relying on dyadic conceptions favouring breaks and discontinuities (Clarke and Newman, 2009). I will close this brief discussion stressing another important aspect of such an approach. What is ‘rendered visible’ using the notion of the ordinary is not only daily, hardly visible resistances. It is also established configurations and representations that often frame our gaze and forbid us, as researchers, to critically explore them:

considering ordinariness does not mean banishing the institutions’ ways of doing or thinking but tracking down what challenges their foundations, their normality.… The ordinary here aims at exploring transformations or transgressions of categories, questioning fixed schematisations of the legitimate and illegitimate, highlighting certain reconfigurations in the relationship to institutions and to politics. (Hatzfeld, 2011: 23-24)30

Thus, analysing participants’ competing interpretations of the purpose of a participatory scheme in Great-Britain, Sullivan mentions different alternatives used by ‘disgruntled members’ of the public (not observing the rules of ‘question time’ by making a speech instead of asking a question, or asking more than one question, or decrease their commitment). These strategies and tactics were not necessarily popular with many participants, nor did they seem to have any positive effect in terms of achieving change on substantive issues: ‘it was not entirely clear that members of the public using these tactics had ambitions beyond disrupting what they perceived to be an inflexible and inappropriate means of engaging with them’

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(Sullivan, 2009: 63). Like CVL members who managed to create specific moments for themselves, Sullivan’s participants did not necessarily explicitly challenge power positions, but wanted to render visible their disagreement about the one they were given, by critically engaging with institutions and developing different practices. Clarke and Newman concur with such analysis, echoing Hatzfeld’s analysis of ‘ordinary legitimacies’31: ‘subversion may not be a process of changing or challenging specific policies, regulations or statutory positions. Rather, it may be the process of bringing into view – rendering visible and uncomfortable – the network of assumptions that sustains and supports the existing field of distinctions, regulations and practices’ (Clarke and Newman, 2009: 76; italics added).

Conclusion As is true for many other words we use as social scientists, ‘the ordinary’ can be both a political and analytical category. Contrasting the experiences of CVL members and DDLR participants illustrates the politics of ordinariness at work in practices aimed at supporting people’s participation, even as they worked with opposed conceptions of participation. Governance schemes such as the CVLs in Tours call upon ‘ordinary citizens’ to participate, defining them as non-political and non-engaged, two qualities that would paradoxically make of them ‘ideal citizens’. Such a vision has to be re-inscribed in a wider frame of thought that defines citizenship as a purely individual and decontextualized exercise practised at its best when based in the individual’s innermost being. While in the CVLs, it was citizens who were deemed to be ‘ordinary’, participants in DDLR Festival aimed at reasserting the political role and status of ‘ordinary situations’. In their view, the passers-by they wanted to discuss with and incite to use the city streets as political spaces were essentially political subjects. At stake was the possibility to recreate the practical conditions for this quality to express itself, i.e. by making of every space they daily use spaces where politics could take place.

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But if ‘the ordinary’ has to be critically engaged with as a political category that is used by a variety of actors, including researchers, and is endowed with very different meanings, this paper also points to the potential benefits to be obtained in citizenship studies by using ordinariness as an analytical lens. Approaching citizenship processes ‘from the ordinary’ is a fruitful perspective from which the political dimensions of usually unseen or unheard practices and sites can be grasped, and unruly practices be treated not as inadequate or mismatched ones. Indeed what is centrally at stake is the issue of visibility, or more exactly of rendering visible things (people, practices, processes) that often go unseen or unheard (Boullier, 2009). Adopting a viewpoint ‘from the ordinary’ allows us to explore the eminently political dimensions of practices, spaces and times that are at the worst dismissed as ‘nonpolitical’ according to the dominant regime of legitimacy hierarchies (Overney, 2011; Hatzfeld, 2011) or at best considered as infrapolitical. What connects the two discussions presented here is the complex and paradoxical relationship the two categories of ordinariness and politics entertain, both empirically and analytically.

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Such distance would provide yet another valued quality they are endowed with: the fact they would ‘represent’ nobody but themselves. 2 Indeed the legitimacy of ‘ordinary citizens’ to participate is often seen as flowing from their direct knowledge of local issues, what is usually described in France as expertise d’usage (user expertise). 3 Mariot uses the English word ‘freaks’ in the original French text. All translations from the French are by the author. 4 Clarke (2010) stresses the extent to which calling upon ‘ordinary citizens’ can be a powerful depoliticisation device. 5 Both fieldworks used in this paper were realised in Tours (a city of circa 140,000 inhabitants in the Loire Valley) between 2003 and 2006. In both cases, long term participant observation of meetings and events was used, as well as interviews with CVL members and DDLR participants; fieldwork on the CVLs was done in cooperation with H. Bertheleu (University François Rabelais, Tours). 6 Together with those of professionals and of elected councilors. 7 A paradoxical observation when one considers these ‘ordinary citizens’ are called upon precisely because they are not supposed to be involved in such groups. 8 To that extent, they are thus close to yet another figure of the ‘ordinary citizen’: that of the ‘good one’, who complies with its expected duties; see Neveu, 2013. 9 ‘Inhabitants’ were selected by a draft among individuals having explicitly expressed their willingness to participate in CVLs. 10 WT: West Tours; the four CVLs were named after their geographic position: West, East, North and South. 11 For instance, one participant in DDLR, a movement discussed below, stressed that: ‘in a movement, I need to be recognised as a person, as an interesting person. In [other] movements, I’m not recognised as such /…/ DDLR is a form of claiming that is not directed towards elected representatives, or the power, but from oneself to oneself (de soi sur soimême)’ (Female participant, notes of DDLR preparatory meeting). 12 Other dimensions of CVL members’ representations confirm the need for such a contextualised approach of experiences; they thus admitted elected councillors could entertain a patronage relation with their constituency, but not within the (supposedly) participatory scene of CVLs; see Bertheleu and Neveu, 2005. 13 Yet another way to define ‘the ordinary’ and thus the supposedly ‘non-political’. 14 This discrepancy in expectations produced different reactions, among which defection and irony were not the less used. 1

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15 Literally ‘Let’s debate on the streets’, but in French this name has strong assonances with the expression ‘des bâtons dans les roues’ which means ‘putting sticks in wheels (spokes)’, i.e. disrupting a process. 16 After a first edition in 2005 organised by STAJ (an association mainly involved in youth workers’ training), the 2006 edition’s planning and conception gathered a diversity of individuals, mostly youth in their twenties or early thirties, from a diversity of backgrounds (in most cases with some kind of higher education experience, not necessarily completed) but sharing precarious job positions or unemployment. 17 FNAC is a national brand of ‘cultural supermarket’ whose shops usually include a ‘forum’, i.e. a space where authors can meet their public. Reclaiming this (private commercial) space as an actual forum (public space for discussion) was a strong objective for DDLR’s organisers. Such an attention paid to reclaiming the political meaning of words is a constant characteristic of movements belonging to the tradition of éducation populaire. 18 Such a will to re-occupy the urban space as a space for encounters and debates was not only enacted during the Festival itself; when weather allowed, participants were also organising the planning meetings outside, in parks or on buildings’ staircases. 19 A public space that is not just a metaphoric one, but is conceived of as an actual space, made of streets and squares. Another DDLR project was to mark with painting the ‘privatised’ parts of what looked like public spaces. For more details about the centrality of spatial dimensions of citizenship, see Straeheli et al. (2012) and Clarke et al. (2013). 20 The very functioning of such institutions would make it impossible to reconcile their requirements and conceptions with those of collective movements. Complying with the framing of issues and stakes by funding bodies (even in a critical and instrumental manner) would have deep effects on projects and their political meanings; for more examples of such processes, see Neveu, 1999; 2003. As for trade unions and other ‘institutionalised’ groups, they are seen as trapped in rigid certainties that forbid them to actually adopt a position of true debate, to listen and question themselves. 21 Generally organised on a voluntary basis by local inhabitants, these dinners gather neighbours for a shared meal that takes place in the street; these informal dinners can, or not, be organised on the ‘official’ ‘neighbours day’. 22 All encounters with the police, described as ‘intercultural encounters’, went smoothly. 23 Vélorutions take place in a growing number of cities; they are ‘demonstrations’ on bikes claiming for a new model of urban circulation and life. See for instance http//:www.velorution.org 24 Such conceptions are part of a wider mode of political action particularly developed in antiglobalisation groups (as well as more recent ‘new new social movements’ such as Occupy or Indignados) resorting to different forms of public actions and demonstrations. While not explicitly claiming their connection with such movements, some DDLR members referred on several occasions to them. But it should be observed that such practices in France have even more ‘ancient’ roots in the empowering project of mouvements d’éducation populaire (Pujol, 2005), in which many DDLR organizers were trained. 25 DDLR members organised several apéritifs in laundromats: ‘I think these projects stood out for people, who thought “it’s amazing what you can do in simplicity”; what we bring is simplicity, that is, if you feel like talking with your neighbours, you can, and that’s a very simple project’ (notes, DDLR preparatory meeting). 26 As mentioned earlier, the roots of such an approach are mainly to be found in mouvements d’éducation populaire, where some of the more active members of DDLR were trained themselves. Some of its more radical forms tend to re-emerge today, alongside community

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organizing or empowerment practices, for instance among community centres (Neveu, 2014). On the history of éducation populaire, see among others Pujol, 2005; Lebon, 2005. 27 Entering into a detailed discussion of the situational, contextual, relational and processual character of citizenship is beyond the scope of this article; for developments see Clarke et al. 2013; Isin, 2009; Neveu, 2013). 28 Overney’s approach is consistent with Rancière’s definition of politics; see Rancière 1995. 29 ‘Taking up the definition of the “small” by Laplantine, small politics is not the opposite of the far away but of the haughty in its etymological sense: a judgment from afar, from above, towering (Laplantine, 2003)’ (Overney, 2014). 30 CVL members and DDLR participants both in their own way questioned such established legitimacies. In the first case, the ascribed legitimacy of (and injunction to act as) ‘nonpolitical’ individuals, and in the second the legally defined legitimate uses of public space. 31 Such ‘ordinary legitimacies’ are those that lie ‘outside the realms of the usually agreed legitimacy – those of power or competences’. This proposal could in a way be connected to Rancière’s analysis of ‘la part des sans-part’, the share of those who have no share because they do not have money, knowledge or rank (1995).

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Citoyennetés ordinaires Pour une approche renouvelée des pratiques citoyennes Paris, Karthala, Collection Recherches Internationales, 2014

sous la direction de Marion Carrel et Catherine Neveu

Introduction Pour un renouvellement des recherches sur la citoyenneté Marion Carrel et Catherine Neveu

« L’homme ordinaire » (Certeau, 1990 [1980]), « L’ordinaire » (Marie et al., 2002), « L’ordinaire et le politique » (Gautier, Laugier, 2006), « Les légitimités ordinaires » (Hatzfeld, 2011) ; « Enquêter sur le devenir politique de l’expérience ordinaire » (Berger et al., 2011) et bien d’autres… Un corpus de réflexions et d’enquêtes empiriques se constitue progressivement autour de l’expérience ordinaire du politique. Ce livre entend y contribuer en creusant la question de la « citoyenneté ordinaire ». Est-il possible de définir, cerner et analyser les rapports ordinaires à la citoyenneté, de déterminer et de saisir ce que seraient ses formes « ordinaires » ? Dans quelle mesure l’approche empiriquement fondée de ces questions oblige-t-elle à considérer autrement un certain nombre de représentations et de théorisations sur la citoyenneté, telles que celles opposant individuation et attachements collectifs (à des lieux, des groupes ou des types de relations) ou celles concernant ses formes et espaces d’effectuation ? La discussion proposée ici s’inscrit dans les débats contemporains sur les manières de penser, dans le contexte actuel, la notion même de citoyenneté, tant d’un point de vue méthodologique que conceptuel. Elle part clairement du postulat que « la citoyenneté » n’a pas d’essence (un ensemble de caractéristiques pré-définies, qu’on retrouverait ou non chez les individus ou dans leurs pratiques) immuable dans le temps et l’espace, mais qu’elle est un construit social et politique, une fabrique en constante évolution, un ensemble de processus pouvant varier dans les formes de son effectuation, selon les différentes ressources mobilisées et les enjeux en débat (Clarke et al., 2014 ; Holston, 2008 ; Neveu, 2004 ; Eme, 2007 ; Carrel, 2007 ; Turner et al., 2008 ; Eliasoph, 2011 ; Luhtakallio, 2012). La citoyenneté est alors conçue « comme une relation plus totale, infléchie par l’identité, la position sociale, les suppositions culturelles, les pratiques institutionnelles et un sentiment d’appartenance » (Werbner et Yuval-Davis, 1999 : 4).

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De ce fait, par rapport à ce qu’une certaine tradition de recherche délimite comme relevant de la citoyenneté, de la participation et de la politique, cet ouvrage propose de faire un pas de côté afin de saisir, dans des formes hétérodoxes ou négligées, ou des approches renouvelées, des processus politiques qui sont centraux pour ces pratiques, et qui permettent, depuis ce qui paraît être des marges, de réinterroger le « centre » et les théories (Arnaud et Guionnet, 2005 : 263-292 ; Balibar, 2001). Du même coup, c’est aussi la qualification d’« ordinaire » ellemême qui doit faire l’objet d’un retour critique. L’ordinaire désigne-t-il la routine de la vie quotidienne, ce qui n’accède à la visibilité ni des pouvoirs publics, ni bien souvent des chercheurs ? « L’ordinaire » peut être entendu comme la manière dont les membres de la société produisent, dans le monde vécu, une compréhension de leur univers, lui donnent du sens (Pharo, 1985). Parler d’« ordinaire » permet ainsi de mettre en lumière les compétences que tout un chacun tire de ses expériences quotidiennes, ce que l’ethnométhodologie analyse de longue date (Garfinkel, 2007 [1967]). On pourrait s’accorder sur le fait que la citoyenneté ordinaire désigne les capacités des individus à percevoir, pratiquer et formuler des jugements sur le vivre-ensemble et le bien commun, notamment en dehors ou en marge des pratiques et lieux « labellisés » par les approches classiques de la citoyenneté (votes et campagnes électorales, mais également réunions publiques ou conseils de quartier). On reviendra plus loin sur ce qualificatif « d’ordinaire » qui ne va pas sans poser de questions, sur ses limites et ce qu’il permet de penser, tant il est vrai qu’on pourrait lui en préférer d’autres, comme celui de « signaux faibles de citoyenneté » proposé par L. Overney dans ce livre. A la lecture des huit chapitres, tous fondés sur des enquêtes minutieuses au plus près de pratiques quotidiennes de vigilance, d’alerte, d’inquiétudes, d’actions collectives, tous attentifs à la pluralité des représentations de la citoyenneté qui circulent et sont parfois débattues, trois axes de travail se dégagent - trois « pas de côté » - afin de poursuivre ce renouvellement des recherches sur la citoyenneté. 1. Méthode, lieux et moments Le premier « pas de côté » est d’ordre méthodologique. A la différence de beaucoup d’autres, notamment au sein d’une partie de la science politique, les recherches rassemblées ici ne s’appuient pas sur des questionnaires ou entretiens sollicitant explicitement et directement les personnes interrogées sur leur/la citoyenneté (par exemple Duchesne, 1997 ; Venel, 2004). Comme le souligne N. Mariot dans sa discussion des enquêtes par questionnaire menées sur cette question (Mariot, 2010)1, parce que celles-ci s’appuient sur une conception spécifique pré-établie de ce que doit être/faire le citoyen, elles mesurent davantage la conformité à cette norme que l’effectivité des pratiques citoyennes. Elles ne cherchent le plus souvent, en outre, qu’à les mesurer en période « d’activité citoyenne », principalement durant les périodes électorales ou lors de mobilisations collectives. Les auteur-es rassemblés ici démontrent au contraire qu’il s’avère nécessaire, voire plus pertinent, soit de faire parler les personnes de leurs activités, sans en assigner d’emblée certaines à la catégorie « citoyenneté », soit d’observer directement leurs pratiques. En effet, si dans le cas des enquêtes par questionnaire, on part du postulat problématique que tout individu peut, à la demande et hors de toute contextualisation, émettre des opinions (réduisant du même coup la capacité citoyenne à celle d’opiner), ce type d’approches omet également de prendre en compte le poids normatif des termes utilisés. En l’occurrence, celui de « citoyenneté », en particulier dans le contexte français, est sans doute particulièrement 1

Si cette partie de l’argumentation de N. Mariot est convaincante, d’autres aspects n’en demeurent pas moins problématiques ; voir Neveu, 2013.

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« lourd » (Neveu, 2009). Ainsi, les chercheur-es du GRAC tirent de leur enquête que « citoyenneté » est un terme qui peut déconcerter ou déranger, y compris des militants, soit parce qu’il est jugé trop abstrait ou normatif, soit parce qu’il est associé à certaines représentations d’un cadre républicain, où le citoyen doit se défaire de ses appartenances, attachements, intérêts particuliers2. M. Vanhoenacker met pour sa part en relief le recours très différencié à ce vocable dans différents espaces de pratiques au sein du mouvement des Eclaireuses et Eclaireurs de France, et les charges elles aussi différenciées qu’il porte. Le débat qu’il restitue au sein d’une réunion entre cadres des « Eclés » à propos des règles du mouvement montre par exemple que pour certains, l’apprentissage de la citoyenneté passe par le respect des règles collectives, notamment celles qui sont fixées nationalement (la Règle d’or), tandis que pour d’autres elle passe par le questionnement incessant de ces règles. Ces derniers opposent alors le projet de former « des citoyens qui obéissent » et celui de former « des citoyens qui réfléchissent, qui sont conscients des problèmes sociaux, qui critiquent, qui remettent le vote en question ». Chercher à saisir empiriquement les processus de citoyenneté requiert donc sans doute de « contourner l’obstacle », d’une part en s’attachant à saisir, au fil des discussions, des entretiens et de l’observation des pratiques, les significations dont les gens eux-mêmes dotent le terme de citoyenneté plutôt que de les inscrire dans un cadre normatif pré-établi3; et d’autre part, nous y reviendrons, de mener cette exploration dans une plus grande diversité de moments et de pratiques que ceux-là seuls considérés a priori comme relevant d’une définition pré-établie de ce qu’est « véritablement » ou « normalement » la citoyenneté. Il est alors indispensable de porter attention tant aux catégories « associées » (opposées, contrastées…) à celles de citoyenneté ou de citoyens, qu’à l’ensemble des termes utilisés pour désigner ou faire sens des pratiques et discours d’agents orientés vers la formulation de problèmes (ou de solutions) communs ou publics, toujours dans l’objectif d’en cerner plus précisément les contours et ce, non à partir d’une définition préalable, mais des représentations et pratiques des acteurs eux-mêmes. Les contributions rassemblées ici proposent des éléments importants qui montrent pourquoi ce sont tout autant des pratiques que des discours4 qu’il s’agit analyser, afin de saisir la citoyenneté dite « ordinaire ». Ce sont en particulier les liens entre expérience politique et expérience quotidienne que cet ouvrage cherche à saisir, à partir de recherches de terrain au plus près des modalités concrètes d’effectuation de la citoyenneté. S’attacher à saisir de telles « pratiques ordinaires de citoyenneté » implique alors, dans le même mouvement, d’ouvrir le spectre des lieux et moments de ces observations et d’adopter des méthodes d’enquête permettant au sens propre de les voir. Suivre et observer des pratiques dans la durée (Overney), ou à partir d’une « intimité culturelle » (Vanhoenacker), par exemple, permet de faire porter l’attention et l’analyse sur des « détails » qui sembleraient insignifiants pour qui aurait adopté une autre posture de recherche. Si le recours à des approches de type ethnographique ou anthropologique (Coll, 2010 ; Pykett et al., 2010 ; Taylor et Wilson, 2004 ; Cefaï, 2007 ; 2011 ; Carrel et al., 2012) s’avère ici particulièrement adapté, il ne saurait suffire à lui seul, tant il est vrai que les outils méthodologiques ne font sens qu’articulés à une certaine conceptualisation. Ainsi d’autres contributions à cet ouvrage, tout en mettant en œuvre des 2

Les auteurs s’appuient notamment sur Ion, 2008. Pour un constat similaire, voir Luhtakallio, 2012. Comme le suggère E. Isin, l’objet est ainsi plus de saisir « ce qui est appelé citoyenneté » que « ce qu’est la citoyenneté » ; voir Isin, 2009. 4 Il ne s’agirait pas en effet de renoncer à toute prise en compte, dans l’analyse de ces formes de citoyenneté « ordinaires », des énoncés et des discours. L’enjeu est bien d’une part de les contextualiser fermement, de les inscrire dans les constellations de significations à l’œuvre ; d’autre part et dans le même temps de s’attacher à une analyse fine des pratiques. 3

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méthodologies différentes, n’en proposent pas moins des contributions précieuses à ces questionnements sur des formes « ordinaires » de citoyenneté. C’est alors le choix des espaces et des pratiques analysées, leur inscription fine dans des contextes précis, qui permettent d’en saisir les contours. Ainsi, certaines recherches rassemblées ici observent des acteurs déjà engagés collectivement dans une lutte pour la reconnaissance ou dans des formes publiques d’expression, même lorsque, tels des « publics fragiles » (Eliasoph, 2003) ou des « publics embrouillés, qui n’arrivent pas à se trouver » (Dewey, 2003 [1927] : 134-137), ils peinent à faire entendre leurs revendications sur la scène publique, comme par exemple les collectifs anti-démolition dans le chapitre d’A. Deboulet, le collectif de la Duchère dans celui de L. Overney, les Roms du quartier de Sulukule à Istanbul dans le chapitre de G. Lelandais ou encore les migrants maliens dans celui de P. Gonin et N. Kotlok. D’autres s’attachent à rendre compte de pratiques quotidiennes de citoyenneté, parfois inaudibles, qui se déploient sans forcément apparaître publiquement ou se muer en engagement pour une cause. Croiser un sans-abri dans la rue puis téléphoner au 115 par exemple, est-ce de la « citoyenneté ordinaire » ? A. Bidet et E. Le Mener proposent de dépasser l’analyse binaire de cet acte, souvent vu comme relevant soit de la citoyenneté (un acte altruiste vis-à-vis des sans abris) soit à l’inverse d’un défaut de citoyenneté (appeler pour se débarasser du problème des sans abris). Par l’écoute des appels, suivie d’entretiens avec les signalants qui acceptaient de s’entretenir avec un(e) sociologue sur les circonstances de leur appel, trois « types » de signalements apparaissent – l’indignation, l’inquiétude et l’engagement en passant – qui n’ont pas les mêmes horizons de publicité, sur le spectre allant d’un souci de la personne, dans le voisinage, jusqu’à l’interpellation des pouvoirs publics. D’autres encore observent des mobilisations invisibles, c’est à dire des personnes qui se mettent en mouvement pour une cause qui leur tient à cœur sans chercher à apparaître explicitement dans l’espace public, voire cultivent le contre-espace public comme support de citoyenneté (Fraser, 1993). Il en est ainsi des activistes de la Pointe Saint-Charles à Montréal, que les chercheurs du Grac ont observé dans leur vie quotidienne (voir également Grac, 2009). D’autres enfin s’attachent à saisir, au-delà d’affichages publics apparemment fermes, les « troubles dans la citoyenneté » émergeant à partir de pratiques localisées (Vanhoenacker) ou encore les différentes conceptions de la citoyenneté qui soustendent les choix quant à la tarification des cantines scolaires et qui sont, cette fois, référées à des enjeux économiques, sociaux et fiscaux (Navarre). On peut considérer les formes d’engagement analysées dans ce livre comme autant de facettes d’une citoyenneté « ordinaire » : chercher à être reconnus, à être entendus en tant que sujets politiques (pas uniquement par les institutions mais aussi par un collectif, un groupe d’appartenance), comme porteurs de droits, contribuer à la définition même de ces droits, participer à la transformation des relations et des représentations au sein de la société, ou « simplement » se préoccuper, se sentir concerné et vouloir s’assurer du maintien possible des conditions d’un vivre ensemble lui aussi ordinaire et quotidien, construire au jour le jour un commun partagé. Comme D. Cefaï le résume : « Quelque chose comme du “politique” émerge comme tel chaque fois que des collectifs se forment, s’interrogent ou s’engagent autour d’enjeux où il y va du bien commun/ public à atteindre ou d’un mal commun/ public à écarter. (…) le politique se joue aussi dans des moments plus routiniers ou habituels de la vie collective » (Cefaï, 2011 : 546-547). Ainsi, les discussions politiques, les conceptions de la vie en société et donc les pratiques et représentations de la citoyenneté se donnent à voir tant dans la sphère « officielle » de la politique que dans ses coulisses, ainsi que sur d’autres scènes, au sein d’actions collectives ou

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de pratiques parfois organisées ou vécues en dehors, voire contre les institutions. J. Holston souligne également l’importance de cette « citoyenneté quotidienne », quand il observe à quel point « “trafiquer” dans l’espace public est un des domaines de la société moderne où les résidents des villes expérimentent le plus fréquemment et de la manière la plus prévisible l’état de leur citoyenneté. La qualité de telles interactions courantes peut en fait avoir plus de signification pour leur propre sens d’eux-mêmes en société que les expériences héroïques occasionnelles de la citoyenneté, comme le service militaire, l’armée ou les manifestations, ou que les plus emblématiques comme le vote ou le fait d’être juré » (Holston, 2008 : 15). Analyser cette « citoyenneté quotidienne » n’implique pas pour le chercheur qu’il s’enferme dans le micro-local ; au contraire, c’est bien l’exigence de « délocaliser » l’enquête qu’il poursuit lorsqu’il repère dans les actes et les discours ce qui emprunte à l’histoire (par exemple, la colonisation et les relations entre colonisés et colonisateurs), aux représentations et à l’imaginaire sur le vivre ensemble, l’égalité ou les discriminations (Luhtakallio et Eliasoph, 2013).

2. Repenser les « collectifs de référence » ou les dimensions collectives et d’identification des pratiques ordinaires de citoyenneté Dans une posture conforme à celle qui domine dans la sociologie et la science politique contemporaine en France, la citoyenneté est souvent à la fois constituée au préalable et a priori comme transcendance des appartenances (Duchesne, 1997) et opposée à un « individualisme destructeur » 5 . Les citoyens sont alors constitués a priori comme des individus abstraits, qui, s’ils s’inscrivent dans des socialités, doivent le faire dans celles considérées comme conformes et dans des moments eux aussi prédéterminés. En effet, non seulement les « bonnes » socialités doivent se déployer dans la sphère privée et s’effacer dans la sphère publique, mais d’autres sont perçues comme néfastes à l’émergence d’une « bonne/vraie » citoyenneté. D’une telle posture découle un type de recherches, dans lesquelles les pratiques observées ne le sont qu’en tant qu’elles constitueraient les espaces d’un travail propédeutique : « la (bonne forme de) citoyenneté » existe alors en soi, in abstracto, et il s’agit de saisir comment différents dispositifs cherchent à exercer les publics visés à y entrer et à y être reconnus, en conformité avec une norme prédéfinie, dans laquelle certaines appartenances ou attachements doivent être évacués et neutralisés (Murard, 2009). A l’inverse, les recherches rassemblées ici s’attachent, à partir d’approches empiriques, à analyser à nouveaux frais ces relations entre pratiques citoyennes et appartenances, entre détachement et attachement, entre individuation et inscriptions dans des collectifs. Ancrées dans une approche non normative, elles permettent de mettre en lumière et de comprendre quand, comment et dans quelle mesure des attachements intimes ou sensibles à des lieux, à des modes de vie, à des relations, comment des formes de « commune appartenance » peuvent constituer autant de supports à la citoyenneté. Sur quoi et sur qui les gens s’appuient-ils, sur quelles expériences, relations, événements, lorsqu’ils s’engagent dans des pratiques collectives, qu’elles soient de l’ordre du contre-pouvoir, de la vigilance, de la critique ou de la concertation ? J.A. Boudreau et al. ont observé les processus ayant mené des femmes latinas « non-politisées » à participer à la grande marche pour les droits des immigrés aux Etats-Unis en mars 2006 : elles qui n’avaient jamais manifesté auparavant s’y sont senties à l’aise car 5

On ne peut, de ce point de vue, qu’être frappé par la conformité de ce « modèle » à celui mis en œuvre par les moralistes laïcs de la IIIème République (Déloye, 1994).

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elles se sont (re)connues dans les manifestants, dans les rues empruntées par le cortège que leurs parcours quotidiens en bus avaient rendu familiers (Boudreau et al., 2009). Sur un autre terrain, celui des parents qui se mobilisent pour les parents sans-papiers dont les enfants sont dans la même école, C. Lafaye et D. de Blic ont montré l’importance de la dimension du quartier, du voisinage : le fait de côtoyer tous les jours les sans-papier comme parents d’élèves compte dans l’engagement (Lafaye, De Blic, 2011). Dans la même veine que ces travaux et dans le sillage de l’Ecole de Chicago, plusieurs chapitres de ce livre décrivent comment la pratique de la sociabilité urbaine entre en continuité avec l’expérience de la citoyenneté (Overney, Deboulet, Lelandais, Bidet et Le Mener, Grac). Ainsi, les chapitres de ce livre explorent des situations où les dimensions de l’interconnaissance, de l’émotion, de l’appartenance communautaire ou territoriale, a priori éloignées de la figure habermassienne du citoyen désincarné, comptent fortement dans l’engagement citoyen. Cet ouvrage s’inscrit alors dans le champ d’une anthropologie politique soucieuse de multiplier les espaces, lieux et formes à travers lesquels les transformations contemporaines de celui-ci peuvent se saisir et être analysés (voir entre autres Pétric, 2012), en complément et parfois en écho aux enquêtes inspirées par le pragmatisme (Berger et al., 2011 ; Breviglieri, 2010). L’enjeu est bien ici d’observer la « plastique de la citoyenneté, autrement dit [de] considérer les habitants comme modelant leurs pratiques citoyennes, sans chercher à les fixer dans des modèles pré-construits » comme le formule ici L. Overney. Les analyses proposées par l’équipe d’A. Deboulet et celles du GRAC, mais aussi de P. Gonin et N. Kotlok soulignent ainsi l’importance de formes d’attachement et d’ancrage, dans des territoires mais aussi des histoires ou des groupes. L’analyse, par ces derniers, de formes d’organisation « communautaires » parmi les migrants originaires du Mali, montre à quel point celles-ci, loin de s’ériger, comme le voudrait une certaine doxa de la citoyenneté républicaine, en obstacle, constituent bel et bien des ressources pour leur insertion en France, pour le développement d’une citoyenneté qui s’inscrit dans un rapport original à leurs territoires disjoints de vie. Elle souligne comment les formes d’attachement envers et d’engagement à l’égard du pays d’origine constituent non pas un obstacle à l’exercice d’une citoyenneté, mais une de ses conditions de possibilité. En fournissant des ressources positives permettant de contrebalancer un ensemble de représentations négatives au sein de la société française, ces pratiques permettent également qu’émergent des formes de reconnaissance de la part des institutions en France. C’est alors la mise en jeu des attachements, des formes originales d’articulation entre ancrages et mobilités qui permettent cette reconnaissance, malgré, dans nombre de cas, la non-jouissance de la citoyenneté comme statut. La notion de « cultural citizenship » développée par Renato Rosaldo à partir de l’expérience des Latino-as aux Etats-Unis est fructueuse pour rendre compte de ces configurations : « La cultural citizenship signifie le droit d’être différent (en termes de “race”, d’ethnicité ou de langue maternelle) au regard des normes de la communauté nationale dominante, sans compromettre son droit à appartenir, au sens d’une participation aux processus démocratiques de l’Étatnation » (Rosaldo, 1994 : 57). C’est aussi ce que montre G. Lelandais à propos de la communauté rom de Sulukule ou des habitants de Hasankeyf menacés par des projets urbains colossaux ; ils s’opposent non seulement à la transformation de leur lieu de vie liée à la spéculation urbaine ou à des aménagements hydrauliques, mais aussi à des conceptions de la ville qui font fi de modes d’habiter différents. Dans ce sens, les pratiques culturelles qu’ils ont développées fournissent des ressources pour la défense d’une diversité de manières d’occuper l’espace, et d’une diversité de manières d’être citadins et citoyens.

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Dans ce travail constant de détachement/(r)attachement, les recherches rassemblées ici montrent qu’on n’assiste pas à une reproduction à l’identique d’identités figées, mais que ces identités et ces appartenances sont en (re)construction dans l’activité de se rassembler, d’enquêter, d’agir sur des questions de bien commun. Ainsi, à l’inverse des approches privilégiant un nécessaire travail de détachement comme condition d’accès à et d’exercice de la citoyenneté, il s’agit ici de s’engager dans la voie plus complexe d’une problématisation des relations entre citoyenneté(s) et appartenances, et d’une analyse contextualisée des conditions selon lesquelles elles peuvent constituer des ressources et des points d’appui pour construire un « bien commun »6. S’interroger à nouveau frais sur les liens entre formes d’appartenance, d’identification et formes citoyennes implique alors également de revenir sur la notion même de « communauté » et ses usages tant en sciences sociales que politiques. Au lieu « d’envisager la communauté sous l’angle des identités inscrites dans chacun des sujets humains », elle peut l’être « sous celui des choses que nous pouvons décrire comme communes et à partir desquelles nous pouvons fabriquer une communauté jamais donnée, jamais héritée » (Bourdeau et Flipo, 2011 : 86). C’est alors par « l’expérience concrète de ce que nous avons en commun » (id. : 87) que se constitue la commune appartenance à la communauté politique. De ce point de vue, les recherches rassemblées ici se préoccupent bien de modalités concrètes de construction et d’expérimentation de tels « communs ».

C’est là une des questions novatrices creusées dans ce livre : contrairement aux recherches qui posent d’emblée une référence citoyenne pré-définie (transcendance des appartenances ; individu conscient inscrit dans la bonne forme de socialité ; citoyen par essence actif selon certaines formes et modalités elles aussi prédéfinies), il s’agit ici de s’attacher à en explorer les formes dans leur effectuation, et les manières dont différentes ressources, identitaires ou culturelles, locales ou sensibles, proches ou éloignées (dans le temps et dans l’espace) peuvent être convoquées pour alimenter et soutenir un « faire citoyen », la construction d’un « bien commun ». Le constat n’est alors pas celui d’une action collective et d’une citoyenneté en crise, ne pouvant (plus) être lues au filtre de modèles stabilisés, nécessitant une réparation par la pédagogie et la mise en œuvre de procédures « disciplinaires » de mise en conformité. Au contraire, ce livre explore l’hypothèse d’un renouvellement et d’une pluralité des formes de citoyenneté, y compris dans des formes qui peinent à se faire reconnaître (ou à être reconnues) comme telles, tant elles se heurtent aux présupposés de la figure habermassienne. Si elle a évolué depuis les années 1960 pour prendre ces critiques en compte (Habermas, 2012 et 2013), l’approche d’Habermas est en effet accusée d’être aveugle aux dimensions pratiques, corporelles et relationnelles de la citoyenneté et ainsi de renforcer, paradoxalement, les inégalités, en valorisant des normes excluantes. Ces critiques, particulièrement développées par le courant féministe, ont pointé l’idéal « désincarné » du citoyen chez Habermas, reproduisant le modèle patriarcal en politique (par exemple Sanders, 1997 ou Fraser, 1993). A la suite de ces critiques, ce livre propose d’envisager les relations entre citoyenneté et « communauté », entre individuation et appartenance, entre attachement et détachement non pas comme autant d’oppositions dichotomiques, mais bien comme autant de tensions constitutives et productrices des processus de citoyenneté eux-mêmes. 6

. Il ne faudrait pas en effet tordre le bâton dans l’autre sens, en estimant que l’appui sur des appartenances, des attachements et des identifications constituerait toujours nécessairement des ressources de citoyenneté ; en fonction des contextes, on peut observer des processus dans lesquels de telles références sont, au contraire, des appuis pour l’exclusion et la clôture de la collectivité politique.

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3. Qualifier la citoyenneté : « active», « urbaine », « ordinaire» ? Les recherches présentées ici montrent enfin que la citoyenneté ne peut être que celle d’engagements, de mobilisations, de participations ; elle ne peut s’observer hors de contextes d’action, hors de mises à l’épreuve, même si celles-ci sont également à rechercher dans des pratiques discrètes ne convoquant ni ce vocable, ni ses formes canoniques d’expression pour se fonder. Saisir, dans ce qui stimule les actes citoyens, les motivations des acteurs, ainsi que le font A. Bidet et E. Le Mener à propos des appels au 115, permet de dessiner les contours de figures citoyennes. Les processus de citoyenneté ne peuvent donc se saisir qu’en situation, leurs dynamiques s’ancrent et se déploient tant dans le quotidien que lors de moments spécifiques de mobilisation ou d’engagement, au sens le plus large : « En tant que phénomène qui existe en fonction de relations sociales et de luttes politiques dynamiques, la citoyenneté ne peut être adéquatement comprise qu’à travers un engagement interprétatif avec les contextes spécifiques de lutte sociale – aussi confus et complexes soient-ils- dans lesquels elle est pratiquement effectuée » (Beyers, 2008 : 362) ; ces « contextes spécifiques » peuvent aussi être des choix et des pratiques plus routiniers. Contrairement donc à la proposition selon laquelle saisir « l’ordinaire de la citoyenneté » ne pourrait se faire qu’en inventant la méthode permettant d’accéder au « for intérieur » des individus dans leur routine quotidienne7, il nous semble important d’insister sur le fait que celle-ci ne peut être saisie que dans les contextes, situations, espaces et moments où elle est « activée », c’est à dire pratiquement mise à l’épreuve, collectivement et parfois aussi individuellement. Tout en rappelant, comme nous l’avons déjà souligné, que ces mises à l’épreuve sont loin de ne s’effectuer que dans les formes et espaces traditionnels, mais sont à rechercher aussi dans des gestes, décisions et pratiques discrets, qui ne brandissent pas ouvertement l’étendard de l’engagement ou de la mobilisation. Là encore, il ne s’agit pas de valider une conception prégnante, notamment en science politique, selon laquelle « le (bon) citoyen » serait nécessairement cet être actif et engagé, toujours « sur la brèche » (mais dans les sphères et les formes prescrites) ; la figure même du « citoyen actif » est d’ailleurs plus complexe que cela, comme le montrent de nombreuses analyses critiques du succès contemporain de la notion de « citoyenneté active ». J. Newman et E. Tonkiens rappellent ainsi que « les origines et mises en œuvre divergentes de la citoyenneté active signifient que la figure du citoyen actif est complexe, condense fréquemment des courants contradictoires et incarne des formes d’agencéité différentes » (Newman et Tonkiens, 2011 : 19). Dire que la citoyenneté ne peut se saisir qu’en acte(s), c’est déplacer le regard par rapport aux notions de « citoyenneté active » ou de « citoyens actifs ». Il s’agit de souligner que ces processus ne peuvent se saisir qu’à travers des actes, au sens donné à ce terme par E. Isin et G. Nielsen (2008). Ces auteurs différencient les « citoyens actifs » des : « [“citoyens activistes” qui] réalisent des “actes de citoyenneté” qui diffèrent des actions sociales routinisées qui sont déjà instituées, telles que voter, payer ses impôts et s’enrôler ; ils “font une différence” en brisant les routines, les compréhensions et les pratiques » (Isin, 2009 : 7

« Comment comprendre qu’il n’y ait pas, en ce sens, d’ethnographie de la citoyenneté ? On le pressent : expliquer les raisons de cette absence a quelque chose à voir avec l’idée qu’il est a priori difficile d’ethnographier des opinions ou des pensées, au moins si l’on entend par là des ruminations personnelles et intérieures (voire des prises de position ?) à propos, admettons, des programmes de campagne reçus dans sa boîte aux lettres, d’un arrêté municipal, ou d’une “proposition” formulée lors d’une interview par un ministre ou un député » (Mariot, 2010 : 168).

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379). Ces « actes » de citoyenneté, qui « brisent la répétition du même » et peuvent être effectués par des sujets politiques divers (citoyens légaux, étrangers, outcasts), sont donc distingués des « pratiques » de citoyenneté, « prévues » ou prescrites par la loi, les statuts ou les normes dominantes. A condition de ne pas la réduire à une simple rupture qualitative, la distinction proposée entre « actes » et « pratiques » est particulièrement utile. Tout d’abord parce qu’elle souligne que ce sont par de tels actes que se constituent des sujets politiques audelà des statuts et positions sociales ; ensuite parce qu’elle permet de penser dans leur articulation actes et pratiques (l’instituant et l’institué). Autrement dit, à condition de ne pas confondre pratiques et routines, ni actes et héroïsme, cette distinction permet de penser ces deux formes citoyennes (actes et pratiques) comme « ordinaires » ou « extra-ordinaires » en fonction des usages qu’en font les agents eux-mêmes, et des contextes dans lesquels ils agissent. Par exemple, les membres du GRAC estiment qu’une approche fructueuse pour saisir les formes contemporaines de citoyenneté réside précisément dans un couplage entre « ordinarité » (dans les rapports aux voisins, au quartier, à la ville) et « radicalité », notamment dans un rapport critique aux institutions. On retrouve là, sous une autre forme, la tension constitutive des processus de citoyenneté, entre discipline et émancipation, analysée dans cet ouvrage par M. Vanhoenacker. Prendre en compte ce caractère « Janus » de la citoyenneté permet alors également d’y réintroduire les dimensions conflictuelles de la démocratie, au lieu de l’envisager comme pur monde de procédures et de normes. Dire que la citoyenneté ne peut être saisie et analysée qu’à travers ses mises en pratique(s), ses mises en acte(s) et ses mises à l’épreuve, c’est précisément la sortir d’une position ou d’un statut d’essence immuable. En effet, les « actes de citoyenneté », dans leurs capacités de rupture, résident tout autant dans l’ordinaire de la vie quotidienne, dans ces choix et décisions qui permettent à chacun, individuellement et collectivement, de continuer à faire société, fabriquer un commun, réaffirmer ou de refabriquer des liens, signifier des conceptions de l’égalité. Au-delà et en lien avec cette première discussion sur le caractère « actif » de la citoyenneté, un autre objectif de cet ouvrage est également d’ouvrir la discussion sur d’autres qualifications de la citoyenneté, comme « urbaine », « transnationale », et bien sûr, « ordinaire ». La floraison contemporaine de tels qualificatifs ne peut-elle être lue comme un symptôme du poids des conceptions normatives et surplombantes de la citoyenneté, qui rendent l’usage isolé du terme (ou son usage tout court) problématique tant pour les acteurs que pour les chercheur-es (Clarke, 2009) ? La multiplication des qualifications de la citoyenneté traduirait-elle une difficulté à décrire et analyser l’épaisseur des pratiques et représentations ? Parler de « citoyenneté ordinaire » doit en tous les cas nous mener à nous interroger sur cette tendance, toujours plus présente en sciences sociales, à ainsi « qualifier » la citoyenneté. Certaines des recherches présentées dans cet ouvrage ont été menées dans le cadre de la consultation de recherche du PUCA La citoyenneté urbaine, formes d’engagement et enjeux de solidarité 8. A ce titre, elles ont notamment exploré le qualificatif « d’urbain » associé à la citoyenneté. Dans le cadre global de ce programme, certaines équipes s’étaient appuyées sur la définition proposée par J. Donzelot, pour qui la « citoyenneté urbaine » se caractérise par 8

. Il s’agit des chapitres d’A. Deboulet, F. Navarre, P. Gonin et N. Kotlok et de celui du GRAC. Le programme de recherche « La citoyenneté urbaine : formes d’engagement et enjeux de solidarité » (2007-2012), au sein du programme du PUCA Gouvernement des villes et fabrique du bien commun, a financé la réalisation de dix recherches collectives portant sur la citoyenneté « du point de vue des gouvernés » (http://rp.urbanisme.equipement.gouv.fr/puca/activites/actions_citoyen_urb.htm).

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un objectif d’augmentation de l’égalité des chances « pour prendre en compte les défaveurs et enrayer les retranchements dont pâtit une partie de la population en raison de sa marginalisation relative dans le territoire urbain » (Donzelot, 2008: 66). Pour d’autres équipes cependant, et notamment celles publiées ici, il s’agit plutôt par là de s’intéresser aux engagements déployés à partir des espaces de la quotidienneté et des liens de voisinage. Le Grac a ainsi pu mettre en lumière trois figures de la citoyenneté urbaine : des formes de participation politique communautaire stabilisées dans des actions de groupes spécifiques ; une citoyenneté incarnée, inséparable de la sociabilité ordinaire ou de références tutélaires à l’agora antique ; et une citoyenneté repoussoir (GRAC, 2009). Ces analyses se rapprochent alors de la perspective anglo-saxonne sur l’urban citizenship. Travaillée notamment par les géographes, elle s’inscrit dans une volonté de repenser les modes de « production » de la citoyenneté dans les conditions contemporaines de la globalisation économique et politique. Il s’agit de rendre compte de l’émergence de nouveaux arrangements (bundles) au sens donné à ce terme par S. Sassen. Pour cette auteure, la citoyenneté et l’état national ont historiquement évolué de telle sorte qu’ils en sont arrivés à constituer « un bundle étroitement lié à partir de ce qui était en fait des éléments assez divers. Les dynamiques à l’œuvre aujourd’hui déstabilisent ces bundles particuliers et mettent en évidence le fait même qu’il s’agit d’un bundle spécifique. De par leurs effets déstabilisants, ces dynamiques offrent des ouvertures opérationnelles et rhétoriques pour l’émergence de nouveaux sujets politiques et de nouvelles spatialités politiques » (Sassen, 2005 : 80). La « citoyenneté urbaine » serait alors un nouveau bundle en émergence, qui déstabiliserait l’état national de son rôle central dans la production de la citoyenneté. On assisterait à l’émergence d’une nouvelle « échelle » de mise en œuvre de la citoyenneté, liée tant aux transformations institutionnelles et économiques de la globalisation qu’à un ensemble de caractéristiques des villes globales contemporaines, notamment leurs populations diverses entretenant des relations différentes avec le niveau statonational. L’intérêt de cette qualification de la citoyenneté réside dans sa capacité à souligner la diversité des arrangements et des espaces par et dans lesquels les processus de citoyenneté se « fabriquent » (Neveu, 2012), à dépasser les approches encore par trop statocentrées de ces enjeux et à déplacer le regard vers des pratiques et des espaces souvent maintenues dans un « hors champ » ; une démarche à laquelle cet ouvrage est particulièrement attentif.

Il est temps de revenir sur le qualificatif qui donne son titre à cet ouvrage, celui d’« ordinaire ». Comme celui de « citoyenneté active », ce qualificatif présente un entremêlement complexe de significations et de représentations. P. Corcuff propose de distinguer au moins trois « dimensions » de l’ordinaire : une dimension cognitive (les perceptions et schémas d’action qui constituent une sorte d’arrière-plan ordinaire de nos actions) ; une dimension contextuelle (ce qui surgit et se reproduit dans la vie quotidienne ; l’ordinaire est alors synonyme du quotidien) ; et les agents ordinaires comme opposés aux spécialistes (Corcuff, 2002). Dans cette dernière acception, les « citoyens ordinaires » sont loués pour leur solide bon sens, leur « expertise d’usage » issue de leur usage quotidien de services ou d’espaces (généralement proches) et sont invités à participer dans nombre de dispositifs dits participatifs. Mais ce type d’appel aux « citoyens ordinaires » peut également, comme le souligne J. Clarke, constituer un puissant outil de dépolitisation : « Les gens ordinaires sont vus comme des contrepoids aux dangers et à la “saleté” de la politique ; ils ne sont pas contaminés par la corruption, la collusion et le cynisme de la politique […] dans le contexte des préoccupations quant à la “politique réellement existante”, les gens ordinaires sont valorisés parce qu’ils ne sont pas politiques. Ils sont considérés comme situés à la fois

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en-dessous et au-dessus de la politique : en-dessous car ils sont vus comme préoccupés par des questions plus “quotidiennes” ; au-dessus car ils ne sont pas pris dans la poursuite collusive, vénale ou corrompue du pouvoir et de leur propre intérêt comme le sont les politiciens » (Clarke, 2010 : 640-42, souligné dans l’original). De fait, une partie de l’intérêt renouvelé pour les « citoyens ordinaires » découle de ce qui est perçu comme la crise contemporaine de la démocratie représentative. Ces citoyens ordinaires, dotés d’une grande diversité de qualités et/ou de défauts, peuvent être convoqués au nom de projets politiques très différents, voire opposés. Dans la diversité des réflexions contemporaines sur l’ordinaire, certains soulignent ses liens avec la notion d’ordre (Marie et al, 2010). Ainsi pour Staeheli et al. : « L’ordinaire est souvent compris comme signifiant le standard, le routinier ou le “moyen”, mais son étymologie renvoie au mot latin pour ordre, y compris l’ordre social et légal. Nous nous référons à ce sens large d’ordinaire pour souligner comment la citoyenneté est constituée simultanément au fil de rencontres entre la loi et la vie quotidienne. […] L’ordinarité fusionne donc les structures légales, les ordres normatifs, et les pratiques et les expériences des individus, des groupes sociaux et des communautés, faisant de la citoyenneté à la fois une catégorie générale et une ressource contingente de la vie politique » (Staeheli et al., 2012 : 630-631). Une telle approche peut être rapprochée des contributions de cet ouvrage, qui se soucient à la fois des formes normatives et légales de citoyenneté et des pratiques déployées dans divers espaces. Si la référence à l’ordinaire doit elle aussi être contextualisée (rien n’est « ordinaire » en soi), elle peut être un outil pour inclure dans l’analyse ce qui n’a généralement pas accès à la visibilité, que ce soit pour les politiques ou pour les chercheur-es, ces « signaux faibles » que les contributions de cet ouvrage nous proposent d’explorer. Bibliographie Arnaud L., Guionnet C. (dirs.), 2005, Les frontières du politique. Enquête sur les processus de politisation et de dépolitisation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes. Balibar E., 2001, Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte. Berger M., Cefaï D., Gayet-Viaud C. (dirs.), 2011, Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble, Bruxelles, Peter Lang. Beyers C., 2008, « The Cultural Politics of “Community” and Citizenship in the District Six Museum, Cape Town », Anthropologica, 50(2), pp. 359-373. Boudreau J.A., Boucher N., Liguori M., 2009, « Taking the Bus Daily and Demonstrating on Sunday », City, Vol. 13, n° 2-3, pp. 336-346. Bourdeau V. et Flipo F., 2011, « Du bon usage de la communauté », Mouvements, n° 68, pp. 85-99. Breviglieri M., 2010, « L’attachement au lieu d’origine. Entre tonalités d’habitation et convictions communautaires, le sol glissant de l’appartenance », in Colonna, F., Le Pape, L. (dirs.), Traces, désir de savoir et volonté d’être. L’après colonie au Maghreb, Editions Actes Sud, Sinbad, pp. 330-350. Carrel M., 2007, La citoyenneté urbaine du point de vue des gouvernés. Synthèse bibliographique, Paris, Editions du PUCA. Carrel M., Cefaï D., Talpin J. (dirs.), 2012, Ethnographies de la participations, Dossier de la revue Participations, vol. 2, n° 3, pp. 7-206. Cefaï D., 2007, Pourquoi se mobilise-t-on ? Théories de l’action collective, Paris, La Découverte.

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Le peuple est la cité L’idée de popolo et la condition des popolani à Venise (XV e -XVI e siècles) Claire Judde de Larivière et Rosa M. Salzberg The people are the city 1

À la fin du XVe siècle, le chroniqueur Marin Sanudo proposait une description trompeusement claire de la société vénitienne. « Il y a trois catégories (generation) d’habitants », écrivait-il, « les nobles, qui gouvernent l’État et la République, [...] les citoyens et les artisans, c’est-à-dire le petit peuple (popolo menudo) » 2. Ainsi plaçait-il en haut de la hiérarchie sociale et politique les nobles, ou patriciens, qui s’étaient enrichis grâce à l’expansion économique de la cité à partir du XIIIe siècle et s’étaient octroyé le monopole de la gestion des institutions publiques et du grand commerce international. Le groupe intermédiaire des citoyens rassemblait ceux qui avaient été exclus du patriciat au moment de son institutionnalisation, entre la fin du XIIIe siècle et le début du siècle suivant, mais qui disposaient de moyens économiques et d’une honorabilité sociale reconnue. Le troisième groupe, le peuple, était constitué de l’immense majorité des habitants – artisans, travailleurs, domestiques, marginaux et de nombreux étrangers – qui ne trouvaient pas leur place dans les deux catégories précédentes. Si cette tripartition s’est imposée pour décrire l’organisation de la société vénitienne de la période communale à la chute de la République en 1797 3, les 1 - William SHAKESPEARE, Coriolan, III, 1. 2 - « Sono tre generation di habitanti: zentilhomeni – che governano il stato, et la Republica – [...], cittadini, et artesani overo populo menudo », Marin SANUDO, De origine, situ et magistratibus urbis Venetae, ovvero La città di Venetia (1493-1530), éd. par A. Caracciolo Aricò, Milan, Centro di studi Medioevali e Rinascimentali « E. A. Cicogna », 1980, p. 22. 3 - Voir, par exemple, Brian S. PULLAN, « ‘Three Orders of Inhabitants’: Social Hierarchies in the Republic of Venice », in J. DENTON (dir.), Orders and Hierarchies in Late Annales HSS, octobre-décembre 2013, n° 4, p. 1113-1140.

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C. JUDDE DE LARIVIÈRE . R. M. SALZBERG

deux premiers groupes qui la composent ont concentré l’attention des historiens aux dépens du troisième. L’histoire sociale de Venise a en effet été dominée par l’étude des groupes patricien et citoyen ainsi que des stratégies qu’ils mirent en œuvre pour imposer leur domination sociale et politique 4. Le popolo entre la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne n’a pas suscité le même intérêt. L’histoire de la période qui correspond, pour l’Italie, à la Renaissance a souvent été envisagée du point de vue des élites, de leur rôle dans la construction d’une nouvelle culture, tant politique qu’artistique, nourrie par la pensée humaniste 5. Le popolo vénitien a ainsi été moins étudié et, lorsqu’il l’a été, c’est surtout par le biais d’une histoire du travail, de la vie quotidienne et de la culture populaire 6. Du fait de sa docilité – il n’y eut pas, à Venise, de révoltes

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Medieval and Renaissance Europe, Basingstoke, Macmillan Press, 1999, p. 147-168 ; Giuseppe TREBBI, « La società veneziana », in G. COZZI et P. PRODI (dir.), Storia di Venezia. Dalle origini alla caduta della Serenissima, vol. VI, Dal Rinascimento al Barocco, Rome, Istituto della Enciclopedia italiana, 1994, p. 129-214, ici p. 4. Dennis Romano propose une tripartition légèrement différente de la société vénitienne, composée « des nobles, des roturiers aisés (le popolo grande) et des travailleurs (le popolo minuto) », Dennis ROMANO, Patricians and Popolani: The Social Foundations of the Venetian Renaissance State, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1987, p. 36-37. La catégorie popolo minuto, petit peuple ou menu peuple, était d’un emploi fréquent dans les sources médiévales. Pour autant, nous préférons ne pas distinguer a priori différents niveaux de fragilité ou d’aisance économique et employons ici popolo ou peuple de façon générale, sans différencier menu peuple et gras peuple. 4 - Parmi les principaux travaux sur le patriciat entre la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne, voir Stanley CHOJNACKI, Women and Men in Renaissance Venice: Twelve Essays on Patrician Society, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2000 ; Gerhard RÖSCH, Der venezianische Adel bis zur Schliessung des Grossen Rats: zur Genese einer Führungsschicht, Sigmaringen, J. Thorbecke, 1989 ; Dorit RAINES, L’invention du mythe aristocratique. L’image de soi du patriciat vénitien au temps de la Sérénissime, Venise, Istituto veneto di scienze, lettere ed arti, 2006. Au sujet des citoyens, voir Andrea ZANNINI, Burocrazia e burocrati a Venezia in età moderna. I cittadini originari (sec. XVI-XVIII), Venise, Istituto veneto di scienze, lettere ed arti, 1993 ; James S. GRUBB, « Elite Citizens », in J. MARTIN et D. ROMANO (dir.), Venice Reconsidered: The History and Civilization of an Italian City-State, 1297-1797, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2000, p. 339-364 ; Anna BELLAVITIS, Identité, mariage, mobilité sociale. Citoyennes et citoyens à Venise au XVIe siècle, Rome, École française de Rome, 2001. 5 - John M. NAJEMY, « Politics: Class and Patronage in Twentieth-Century Italian Renaissance Historiography », in A. J. GRIECO, M. ROCKE et F. G. SUPERBI (dir.), The Italian Renaissance in the Twentieth Century, Florence, L. S. Olschki, 2002, p. 119-136. 6 - Au sujet du popolo vénitien, voir les travaux classiques de D. ROMANO, Patricians and Popolani..., op. cit. ; Brian S. PULLAN, Rich and Poor in Renaissance Venice: The Social Institutions of a Catholic State, to 1620, Oxford, Blackwell, 1971 ; Richard MACKENNEY, Tradesmen and Traders: The World of the Guilds in Venice in Europe, c. 1250-c. 1650, Londres, Croom Helm, 1987 ; Robert C. DAVIS, The War of the Fists: Popular Culture and Public Violence in Late Renaissance Venice, New York, Oxford University Press, 1994 ; Dennis ROMANO, Housecraft and Statecraft: Domestic Service in Renaissance Venice, 1400-1600, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1996 ; Monica CHOJNACKA, Working Women of Early Modern Venice, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2001 ; Andrea ZANNINI, « L’identità multipla: essere popolo in una capitale (Venezia, XVIXVIII secolo) », in A. SAVELLI et G. DELLILE (dir.), no spécial « Essere popolo. Preroga-

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populaires –, le popolo n’a pas été considéré comme un acteur politique déterminant de la République. À la différence du popolo florentin à l’origine d’une imposante bibliographie consacrée à la composition du groupe et aux formes de ses compétences politiques 7, le popolo vénitien a plus rarement été abordé du point de vue de ses fondements juridiques, de ses fonctions dans l’exercice de l’État et de son rôle dans la construction du « mythe » de la Sérénissime. L’étude du popolo vénitien entre le XVe et le XVIe siècle doit être envisagée dans une perspective plus large, celle d’un groupe et d’une catégorie, le « peuple », dont la construction historique s’inscrit dans un cadre chronologique complexe. Dans l’histoire des sociétés occidentales du Moyen Âge central à la fin de l’Ancien Régime, le peuple constitue un groupe et une idée en constante transformation. D’un point de vue historiographique, deux périodes ont été particulièrement privilégiées : l’âge communal (XIe-XIIe siècles) et les XVIIIe et XIXe siècles. D’une part, une attention majeure a été portée au rôle du peuple dans la fondation des communes médiévales, en particulier dans la péninsule italienne 8, mais aussi dans l’espace français ou flamand 9. Aux XIe et XIIe siècles, il constitua en effet l’acteur primordial du phénomène communal et de la révolution urbaine. D’autre part, à partir du XVIIIe siècle, le peuple devint une catégorie forte de la théorie politique, avec l’émergence d’un discours exogène sur un groupe auquel on reconnaissait désormais une compétence politique 10. Le peuple renvoyait tout autant à un statut collectif qu’à une entité politique au pouvoir grandissant, en particulier en France et en Angleterre 11. En parallèle, un discours endogène se développait, fondé sur

tive e rituali d’appartenenza nelle città italiane d’antico regime », Ricerche storiche, 2-3, 2002, p. 247-262. 7 - Au sujet du popolo florentin, voir Samuel K. COHN, The Laboring Classes in Renaissance Florence, New York, Academic Press, 1980 ; Alessandro STELLA, La révolte des Ciompi. Les hommes, les lieux, le travail, Paris, Éd. de l’EHESS, 1993. 8 - Alma POLONI, Potere al popolo. Conflitti sociali e lotte politiche nell’Italia comunale del Duecento, Milan, Bruno Mondadori, 2010 ; E. Igor MINEO, « States, Orders and Social Distinction », in A. GAMBERINI et I. LAZZARINI (dir.), The Italian Renaissance State, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 323-344. Voir également Enrico ARTIFONI, « Corporazioni e società di ‘popolo’. Un problema della politica communale nel secolo XIII », Quaderni storici, 25/74, 1990, p. 387-404 ; Magnati e popolani nell’Italia comunale, Pistoia, Centro italiano di studi di storia e d’arte, 1997. 9 - Pierre BOGLIONI, Robert DELORT et Claude GAUVARD (dir.), Le petit peuple dans l’Occident médiéval. Terminologies, perceptions, réalités, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002. 10 - Déborah COHEN, La nature du peuple. Les formes de l’imaginaire social (XVIIIeXXIe siècles), Seyssel, Champ Vallon, 2010, p. 23 sq. ; Sandro LANDI, Naissance de l’opinion publique dans l’Italie moderne. Sagesse du peuple et savoir du gouvernement de Machiavel aux Lumières, Rennes, PUR, 2006, p. 139 sq. 11 - À propos de la construction d’un discours sur le « peuple », en particulier en France, voir Roger CHARTIER, « Les élites et les gueux. Quelques représentations (XVIe-XVIIe siècles) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 21-7, 1974, p. 376-388 ; D. COHEN, La nature du peuple..., op. cit. Voir également Roger CHARTIER, « Culture populaire et culture politique dans l’Ancien Régime. Quelques réflexions », in K. M. BAKER (dir.), The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, vol. I, The

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une nouvelle « conscience de classe ». Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les discours sur la « classe ouvrière » l’emportèrent, cette transformation sémantique reflétant un changement radical dans l’identité politique, sociale et culturelle du groupe 12. L’histoire du popolo vénitien aux XVe et XVIe siècles s’inscrit dans cette évolution, et il faut garder à l’esprit l’historicité spécifique de la catégorie pour en analyser le sens dans le contexte de la fin du Moyen Âge et de la première modernité. À cette époque, la définition héritée de l’époque communale s’était profondément transformée, sans avoir totalement disparu. Pour autant, les connotations politiques fortes que le terme allait acquérir à partir du siècle des Lumières doivent rester hors de notre propos. Comprendre ce qu’était le peuple (popolo) et qui étaient les gens du peuple (popolani) exige d’articuler une étude terminologique et conceptuelle de ces catégories avec une analyse sociologique des individus qui les composent. La déconstruction des fondements rhétoriques de la tripartition classique de la société vénitienne oblige en effet à repenser les trois catégories qui la fondent, en refusant d’établir une équivalence implicite entre elles et de faire ainsi du peuple une entité a priori définie par le droit. Les popolani ne semblaient pas disposer, à Venise, d’un statut juridique spécifique défini par la loi et conférant des droits et des devoirs. Pour autant, parce que les catégories sociales sont le fruit d’une interaction complexe entre la loi et les pratiques sociales, entre les institutions et les acteurs, entre les représentations et les usages, c’est grâce à l’étude des actions et des discours des gens eux-mêmes que l’on peut établir la définition du popolo 13. Pour analyser comment se jouait cette négociation entre le droit et les pratiques dans le cas des popolani vénitiens, nous nous concentrerons sur la façon dont ils participèrent à la construction de leur « condition 14 ». Inspirées par l’emploi qu’en fait Simona Cerutti qui propose, dans un ouvrage récent, de passer d’une étude de l’étranger à celle de la « condition d’extranéité », nous voudrions considérer la condition – ou les conditions – des popolani, c’est-à-dire comment, en fonction des dispositions, des espaces et des institutions dans lesquels ils interagissaient,

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Political Culture of the Old Regime, Oxford, Pergamon Press, 1987, p. 243-258, ici p. 245-246 ; Peter BURKE, « We, the People: Popular Culture and Popular Identity in Modern Europe », in S. LASH et J. FRIEDMAN (dir.), Modernity and Identity, Oxford/Cambridge, Blackwell, 1992, p. 293-308, ici p. 300-301. Pour une mise en perspective méthodologique, Claude GRIGNON et Jean-Claude PASSERON, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1989. 12 - On se contente ici de renvoyer à Edward P. THOMPSON, The Making of the English Working Class, Londres, Penguin, [1963] 1980. 13 - Bernard LEPETIT, « Histoire des pratiques et pratique de l’histoire » et Simona CERUTTI, « Normes et pratiques, ou de la légitimité de leur opposition », in B. LEPETIT (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, respectivement p. 9-22 et 127-149 ; Peter BURKE, « The Language of Orders in Early Modern Europe », in M. L. BUSH (dir.), Social Orders and Social Classes in Europe since 1500: Studies in Social Stratification, Londres/New York, Longman, 1992, p. 1-12. 14 - Le terme « condition » est d’un usage courant dans la documentation vénitienne, en particulier dans l’expression « de che condition che sia », « quelle que soit sa/leur condition », que l’on retrouve fréquemment dans les préambules des lois.

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ils établissaient ce qu’ils étaient et le cadre de leur action 15. Les popolani expérimentaient au jour le jour des conditions variées et variables, fonction de contextes et de situations, chez eux, à l’atelier, dans leur quartier, au sein de la confrérie, en interaction les uns avec les autres, mais aussi avec les patriciens et les citoyens. Le choix d’analyser les conditions sociales permet de dépasser une définition essentialiste des individus qui leur assigne des identités et des qualités, de façon à étudier plutôt les configurations dans lesquelles ils faisaient l’expérience de leurs conditions spécifiques et construisaient leurs propres façons d’être au monde 16. L’objectif est donc de comprendre comment des personnes théoriquement privées de moyens d’action politique et exclues des institutions publiques les plus importantes parvenaient néanmoins à produire en permanence les conditions de leur existence sociale et juridique.

Popolo et popolani à Venise : enjeux de définition À la fin du Moyen Âge, Venise était l’une des villes les plus dynamiques et riches d’Occident, et l’une des plus densément peuplées. La population de la ville, entre 100 000 habitants au milieu du XVe siècle et 170 000 à la fin du siècle suivant, était majoritairement composée de popolani. La plupart des habitants partageaient ainsi le fait d’être exclus de la gestion des institutions publiques et du grand commerce international. Les artisans, ouvriers, marchands et autres domestiques pratiquaient néanmoins les innombrables activités économiques qui contribuaient de façon multiple à la prospérité de Venise, de la production industrielle au commerce et à la création artistique. Parmi eux, nombreux étaient les migrants arrivés de Vénétie, d’Italie, de Dalmatie, de Grèce et de toute la Méditerranée, attirés par les opportunités économiques qu’offrait la lagune, voire contraints d’y trouver refuge, à la recherche de quelque activité pour assurer leur subsistance. Les popolani furent en effet les premiers à supporter les conséquences économiques et fiscales de l’avancée ottomane en Méditerranée ou des guerres d’Italie et à subir les épidémies de peste ainsi que les périodes de crise et de famine qui se succédaient. Hommes et femmes, jeunes et vieux, riches et pauvres, maîtres artisans propriétaires de leurs ateliers, petits commerçants et vendeurs à la sauvette, travailleurs, apprentis et compagnons, calfats et marins, porteurs, pêcheurs, artistes 15 - Simona CERUTTI, Étrangers. Étude d’une condition d’incertitude dans une société d’Ancien Régime, Montrouge, Bayard, 2012, p. 11. La notion de « condition » renvoie à une riche tradition, que l’on pense à la « condition ouvrière » de Simone WEIL (La condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1951), à la « condition littéraire » de Bernard LAHIRE (La condition littéraire. La double vie des écrivains, Paris, La Découverte, 2006), à la « condition prostituée » de Lilian MATHIEU (La condition prostituée, Paris, Textuel, 2007) ou encore à la « condition noire » de Pap NDIAYE (La condition noire. Essai sur une minorité française, Paris, Calmann-Lévy, 2008). 16 - Pour une démarche proche, même si appliquée à un objet différent, voir Robert DESCIMON et Élie HADDAD (dir.), Épreuves de noblesse. Les expériences nobiliaires de la haute robe parisienne (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, Les Belles Lettres, 2010.

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et bouffons, maîtres d’école, prostituées, domestiques et gondoliers, barbiers et docteurs, gendarmes et crieurs publics, mendiants et vagabonds, et bien d’autres encore : les popolani n’étaient pas des pauvres ou des marginaux 17. Ils n’étaient pas à la marge de la société, mais en constituaient son cœur : le peuple était bien la cité 18. Certes, la plupart des popolani subissaient un état de précarité et de pauvreté, comme c’était en particulier le cas d’une majorité des travailleurs non qualifiés, domestiques ou femmes seules. Mais nombreux étaient également les artisans et marchands suffisamment aisés pour posséder leur atelier ou leur maison, transmettre à leurs enfants des objets, des vêtements et des meubles, et se déplacer régulièrement en Terre ferme pour leurs affaires ou visiter leur famille. Certains accédaient même à la fortune ou à la célébrité 19. Ces hommes et ces femmes partageaient peut-être le sentiment de n’être ni patricien ni citoyen et, à ce titre, d’appartenir au popolo, mais on peut néanmoins douter que cette identité par défaut ait eu, à leurs yeux, une vraie signification. Cette catégorisation reflétait davantage la conception que les élites patriciennes et citoyennes se faisaient du reste de la population, plutôt que la représentation que les popolani avaient d’eux-mêmes. Le terme populus/popolo était communément utilisé par les observateurs patriciens comme Sanudo ainsi que dans les documents officiels produits par les institutions publiques vénitiennes. Il désignait d’abord la foule, le peuple, le commun. « La place était pleine du popolo, et je peux bien affirmer cela : je n’avais jamais vu autant de popolo », écrivait Sanudo en 1509, après avoir assisté à une exécution publique place Saint-Marc 20. En août 1500, le chroniqueur Girolamo Priuli, lui aussi patricien, fit référence aux épreuves auxquelles devaient faire face « la Signoria vénitienne et le popolo et toute la ville 21 », renvoyant ainsi à la communauté que l’État devait nourrir, soutenir et protéger. À la fin du XVe siècle, le Conseil des Dix décida par exemple d’édifier un nouveau grenier à blé à proximité de la place Saint-Marc « pour la commodità del populo », ainsi que le rapportait un autre chroniqueur patricien, Domenico Malipiero 22.

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17 - Voir la réflexion très stimulante de Giacomo TODESCHINI sur la question de la marginalité et des gens ordinaires dans Visibilmente crudeli. Malviventi, persone sospette e gente qualunque dal Medioevo all’età moderna, Bologne, Il Mulino, 2007. 18 - Voir la citation de Shakespeare qui donne son titre à cet article. Coriolan contient des considérations ambiguës et ambivalentes au sujet du rôle du peuple et des patriciens dans la ville, et de nombreux débats ont eu lieu sur le sens politique à donner à la pièce. 19 - Ugo TUCCI, « Carriere popolane e dinastie di mestiere a Venezia », in A. GUARDUCCI (dir.), Gerarchie economiche e gerarchie sociali, secoli XII-XVIII, Florence, Le Monnier, 1990, p. 817-851. 20 - « Era la piaza tutta piena di populo, adeo posso dir questo: nunquam vidi tanto populo », Marin SANUDO, I diarii, éd. par R. Fulin et al., Bologne, Forni, [1879-1903] 1969-1970, vol. IX, col. 358, 1er déc. 1509. 21 - « La Signoria Veneta cum il populo et tuta la citade in grande melanchonia, travagli et fastidij et guerre », Girolamo PRIULI, I diarii (1494-1512), éd. par R. Cessi, Città di Castello/Bologne, S. Lapi/N. Zanichelli, 1912, vol. XII, p. 31, 12 août 1500. 22 - Domenico MALIPIERO, « Annali Veneti dall’anno 1457 al 1500 », éd. par A. Sagredo, Archivio storico italiano, Florence, Vieusseux, 1843, vol. VII-1, p. 690, 26 juin 1492.

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Dans la théorie politique de l’époque, popolo assumait un sens plus normatif 23. Il était employé pour désigner un groupe spécifique, considéré comme inférieur, ainsi que le faisait Sanudo en articulant patriciat, citoyenneté et popolo. D’autres auteurs réservaient le mot pour qualifier tous ceux qui n’appartenaient pas au patriciat, refusant ainsi de distinguer citoyens et popolani. Pour le patricien Gasparo Contarini par exemple, les nobles, qui étaient libres, se distinguaient du peuple qui était servile 24. Le Vicentin Luigi Da Porto considérait quant à lui, quelques années auparavant, qu’il n’y avait pas de popolo à Venise. À propos du contexte délicat dans lequel se trouvait la ville suite à ses revers de fortune au moment de la guerre de la ligue de Cambrai, Da Porto expliquait à un correspondant pourquoi il ne pensait pas que le popolo se serait soulevé contre le gouvernement patricien : « À Venise, comme vous le savez, il n’y a pas de popolo en tant que tel. » Il utilisait ici le popolo dans le sens toscan du terme, renvoyant à un groupe intermédiaire doté d’une identité politique et juridique forte et en mesure de revendiquer un rôle dans le gouvernement. En dehors de quelques citoyens, ajoutait-il, tous les autres « sont des gens si nouveaux que rares sont ceux dont le père est né à Venise ; ils sont slaves, grecs, albanais, venus par le passé pour naviguer et pour les profits des différents arts qu’on y trouve » 25. Le popolo vénitien, en somme, était un groupe « fait de tant de membres » et si hétérogène qu’il n’aurait pu parvenir à s’unir dans la révolte 26. Da Porto relevait ainsi ce qui distinguait Venise des autres grandes cités italiennes de l’époque. D’un emploi fréquent aux XVe et XVIe siècles, le terme popolo demeurait donc une catégorie problématique pour les contemporains qui lui donnaient une définition dépendant largement du contexte dans lequel il était utilisé. Il pouvait ainsi

23 - Angelo VENTURA, « Scrittori politici e scritture di governo », in G. ARNALDI et M. P. STOCCHI (dir.), Storia della cultura veneta, vol. III-3, Dal primo Quattrocento al Concilio di Trento, Vicence, Neri Pozza, 1981, p. 513-563. Bien entendu, les humanistes italiens et les patriciens qui avaient reçu une éducation humaniste étaient influencés par leur lecture des auteurs classiques et les descriptions de la société romaine lorsqu’ils utilisaient les termes « peuple » et « plèbe ». Gerhard RÖSCH, « The Serrata of the Great Council and Venetian Society, 1286-1323 », in J. MARTIN et D. ROMANO (dir.), Venice Reconsidered..., op. cit., p. 67-88, ici p. 72. Voir également Pietro COSTA, Cittadinanza, Rome, Laterza, 2005. 24 - Gasparo CONTARINI, La Republica e i magistrati di Vinegia, éd. par L. Domenichi, Vinegia, D. Giglio, 1564, p. 148. 25 - « In Vinegia, come sapete, non é popolo da ciò; e da pochi cittadini in fuori, i quali in effetto odiano la nobiltà, ma sono di pochissimo ardire, tutl’ il resto é gente si nuova, che pochissimi sono ch’abbiano il padre nato in Vinegia; e sono Schiavoni, Greci, Albanesi, venuti a starvi altre volte per lo navigare, e per lo guadagno di diverse arti che vi sono, gli avanzi’ delle quali ve li han potuti fermare », Luigi DA PORTO, Lettere storiche di Luigi da Porto vicentino dall’anno 1509 al 1528, éd. par B. Bressan, Florence, Le Monnier, 1857, p. 128. 26 - « E così pure, per essere fatto il detto popolo di tanti membri, non istimo che possa mai per alcun tempo o accidente tumultuare, comecché sia tanto, ch’empia ed occupi una cosi grande città », ibid.

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désigner la population de la cité dans son ensemble, de façon relativement indéterminée ; le groupe des habitants qui n’appartenaient pas à l’élite (ni patricien ni citoyen comme chez Sanudo, non patricien comme chez Contarini), renvoyant alors aux catégories proches de plèbe ou de popolo minuto ; une entité politique plus abstraite, héritière de la tradition médiévale et communale (comme chez Da Porto), fortement conditionnée par la théorie politique mais qui correspondait finalement davantage à une réalité florentine ou romaine qu’à la situation vénitienne. Dans les faits, le mythe du gouvernement démocratique vénitien tirait son origine de la collégialité patricienne et non pas du rôle politique joué par le popolo 27. Ainsi, popolo et popolani ne sont pas deux catégories équivalentes et renvoient à des réalités et à des niveaux d’analyse différents. Popolo était employé par les patriciens – et parfois par les citoyens – pour désigner ce qu’ils n’étaient pas. Il s’agissait d’une méta-catégorie rassemblant tous les « autres ». Nous le distinguons nettement du terme popolani, plus rarement utilisé dans les documents de l’époque (parfois sous la forme popolari), qui permet de désigner les hommes et les femmes qui habitaient Venise, en rendant compte de l’hétérogénéité de leur condition grâce à l’usage du pluriel. Le choix de conserver le terme italien s’impose du fait des difficultés de traduction, en français comme en anglais. Dans les deux langues, ainsi que dans de nombreuses autres, le collectif neutre le peuple (the people) a empêché la formation d’un terme spécifique qualifiant les individus le composant. « Populaire » s’est imposé en français comme adjectif et non comme substantif. On trouve une définition du terme dans le dialogue sur La République des Vénitiens, publié en 1540 par le Florentin Donato Giannotti. L’un des protagonistes de l’ouvrage, le patricien vénitien Trifone Gabriele, y expliquait ainsi : Par popolari, j’entends ceux qu’on pourrait autrement appeler plébéiens ; et ce sont ceux qui exercent les arts les plus vils pour soutenir leur existence et, dans la ville, ils n’ont aucun grade [...]. Les plébéiens, c’est-à-dire les populari, sont d’une très grande multitude composée de différentes sortes d’habitants : c’est-à-dire les étrangers qui viennent ici demeurer, attirés par la cupidité du gain. [...] Dans ce même corps de popolari, il y a également une infinité de petits artisans lesquels, pour n’avoir jamais dépassé la bassesse de leur sort, n’ont jamais acquis dans la ville aucun grade. Et il y a aussi une autre multitude de popolari, lesquels sont comme nos serviteurs, c’est-à-dire les bateliers et d’autres similaires 28.

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27 - James S. GRUBB, « When Myths Lose Power: Four Decades of Venetian Historiography », Journal of Modern History, 58-1, 1986, p. 43-94, ici p. 46. 28 - « Per popolari io intendo quelli che altramente possiamo chiamare plebei; e sono quelli i quali esercitano arti vilissime per sostenare la vita loro, e nella Citta’ non hanno grado alcuno » ; et plus loin : « I plebei, o vogliamo dire populari, sono una moltitudine grandissima, composta di piu’ maniere d’abitatori: si’ come sono I forestieri I quali ci vengono ad abitare, tratti dalla cupidita’ del guadagno. [...] In questo medesimo corpo de’ popolari entrano infiniti artigiani minuti; i quali, per non avere mai superato la bassezza della fortuna loro, non hanno acquistato nella Citta’ grado alcuno. Abbiamo ancora un’altra moltinudine di popolari, I quali sono come nostri servidori: si’ come sono I barcheruoli, ed altri simili », Donato GIANNOTTI, Della repubblica de’ Viniziani, in Opere politiche, éd. par F. Diaz, Milan, Marzorati, [1540] 1974, vol. I, p. 27-152, respectivement p. 46 et 50-51.

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Les plébéiens évoqués ici, comme le popolo minuto, étaient autant de catégories qui apparaissaient parfois dans les sources vénitiennes, sans pour autant correspondre à des acceptions claires et communément admises. Elles rappelaient surtout l’état d’infériorité partagé par ces habitants sans droit, en assumant souvent une fonction dépréciative mais sans recouvrir un sens précis. L’analyse du peuple de Venise à la fin du Moyen Âge doit donc se jouer dans le rapport dialectique que nous établissons entre le popolo d’une part, considéré comme un groupe idéal et une catégorie politique, et les popolani de l’autre, envisagés comme un groupe social et une catégorie sociologique. La complexité et la versatilité de ces termes supposent de dépasser une conception trop rigide de la société vénitienne, afin de rendre compte de la fluidité relative des catégories sociales et légales de l’époque. C’est donc d’abord au miroir de la genèse des deux autres groupes, patricien et citoyen, que le popolo doit être considéré.

Patriciens et citoyens : la genèse des statuts juridiques À Venise, comme dans de nombreuses sociétés occidentales, les XIe et XIIe siècles représentèrent un moment primordial dans la genèse de nouveaux marqueurs sociaux et dans l’élaboration de modèles normatifs permettant d’ordonner la société. La croissance démographique et économique provoqua un phénomène majeur d’organisation spatiale et sociale 29. Les dépositaires du pouvoir, clercs et laïques, produisirent de nombreuses catégories singulières et collectives permettant de situer les personnes et les groupes. Dès l’origine, les différentes communes italiennes adoptèrent des organisations institutionnelles spécifiques, dépendant de leur histoire et de leurs relations avec un pouvoir supérieur (la Papauté et le Saint Empire romain germanique en particulier), qui déterminaient largement la nature du lien entre les élites gouvernantes et le reste de la société 30. Ces parcours divergents imposèrent des distinctions essentielles dans la terminologie employée et, plus généralement, dans les institutions et le droit : milites, magnates, populares, cives étaient autant de termes dont la conception et la définition différaient d’une cité à l’autre. Dès lors, si l’on s’en tient aux catégories et à la chronologie propres à Venise, l’analyse est difficilement transposable à d’autres espaces italiens. On ne trouve pas de stricte équivalence entre les nobles vénitiens issus du monde marchand et les magnats florentins d’origine féodale, ni même entre le popolo des deux villes, dont la composition dérivait logiquement des élites dont ils dépendaient. Et pourtant, aussi différents qu’ils aient pu être, les processus historiques ayant amené à la construction des hiérarchies sociales et à l’élaboration de statuts juridiques se fondaient sur des enjeux similaires pour les acteurs qui les orchestraient. 29 - Joseph MORSEL, « Les logiques communautaires entre logiques spatiales et logiques catégorielles (XIIe-XVe siècles) », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, horssérie 2, 2008, http://cem.revues.org/10082. 30 - Edward COLEMAN, « The Italian Communes: Recent Work and Current Trends », Journal of Medieval History, 25-4, 1999, p. 373-397.

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À Venise, la production d’un nouveau discours sur la société accompagna, à partir de la seconde moitié du XIIe siècle, la rédaction des statuts communaux qui marquaient l’indépendance formelle de Venise vis-à-vis de l’Empire byzantin 31. Certes, les liens entre la cité italienne et l’Empire s’étaient distendus depuis déjà longtemps, mais la fondation de la Commune marqua l’indépendance définitive de la lagune. Les statuts communaux reflétaient ainsi un ordre social préexistant depuis le Xe siècle, si ce n’est plus tôt 32. Celui-ci se transforma progressivement et, à mesure que la société vénitienne s’organisait, de nouvelles institutions et structures sociales apparurent, ainsi qu’un vocabulaire inventé ou adapté pour les décrire. Dans le discours communal et la théorie politique médiévale, à Venise comme dans d’autres communes italiennes, le populus était le dépositaire de la souveraineté politique 33. Le groupe, défini politiquement et juridiquement, rassemblait les habitants libres dotés collectivement de l’autorité. Les hommes les plus riches et les plus puissants se regroupaient ainsi dans l’assemblée populaire (Arengo ou Concio) dirigée par le dux, ou doge. La commune était donc gouvernée par le populus, une entité politique dès l’origine totalement différente du groupe des popolani. Les marchands et les artisans les plus riches étaient membres de l’Arengo mais les domestiques, les travailleurs, les marins, les porteurs et les pêcheurs, les esclaves et les mendiants en étaient exclus. Rapidement, des optimates ou primates émergèrent au sein du populus, plus tard désignés comme judices ou sapientes. Un processus de distinction interne conduisit ces familles influentes à imposer leur volonté au reste du groupe. Elles se percevaient déjà comme constituant une « noblesse », même si la terminologie ne se fixa qu’à partir du XIIIe siècle 34. La capacité de ce groupe d’optimates à se distinguer « par le haut » favorisa donc la hiérarchisation progressive de la société vénitienne 35. Le rôle du doge, du populus et des élites en formation, leurs relations et interactions, les fonctions politiques des assemblées et des représentants du pouvoir, la dialectique entre public et privé s’établirent en parallèle à la définition juridique et sociale des habitants de la lagune. L’autorité politique fut accaparée par les plus grandes familles qui, tout au long du XIIIe siècle, œuvrèrent pour se séparer des autres et obtenir la reconnaissance de l’exceptionnalité de leur statut social. Inventant de nouveaux récits des origines, elles affirmaient descendre des fondateurs de la cité et posaient l’ancienneté de leur lignage comme un facteur légitimant leur monopole du pouvoir et des fonctions dans l’administration de l’État.

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31 - Andrea CASTAGNETTI, « Il primo comune », in G. CRACCO et G. ORTALLI (dir.), Storia di Venezia. Dalle origini alla caduta della Serenissima, vol. II, L’età del Comune, Rome, Istituto della Enciclopedia italiana, 1995, p. 81-130, ici p. 98 sq. 32 - Giorgio ZORDAN, L’ordinamento giuridico veneziano. Lezioni di storia del diritto veneziano con una nota bibliografica, Padoue, CLUEP, 1980, p. 63. 33 - Giorgio CRACCO, Società e Stato nel medioevo veneziano, secoli XII-XIV, Florence, L. S. Olschki, 1967, p. 28 sq. ; Fernanda SORELLI, « La società », in G. CRACCO et G. ORTALLI (dir.), Storia di Venezia..., op. cit., vol. II, p. 509-548, ici p. 520-526. 34 - G. RÖSCH, « The Serrata... », art. cit., p. 68. 35 - Paolo CAMMAROSANO, « Il ricambio e l’evoluzione dei ceti dirigenti nel corso del XIII secolo », in Magnati e popolani..., op. cit., p. 17-40.

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La prééminence économique était l’autre justification essentielle de leur primauté sociale et politique 36. Les marchands les plus riches, prenant la tête du pouvoir politique, constituaient déjà une élite politique. La création d’assemblées comme le Grand Conseil (Maggior Consiglio) et le Petit Conseil (Minor Consiglio) formalisa la séparation de ce groupe qui parvint ainsi à s’imposer au reste du populus. Aucune de ces familles n’était d’origine féodale, leur fortune et leur légitimité provenant du commerce et des investissements dans les activités artisanales. Il n’y avait pas, par conséquent, de conflit entre une ancienne noblesse d’origine féodale et un patriciat urbain enrichi par le commerce, comme cela avait pu être le cas à Florence ou à Rome. Cela ne signifiait pas pour autant qu’il n’y avait pas de tension, et l’épisode de la Serrata du Grand Conseil en 1297 en est un bon exemple. L’historiographie considère en effet la Serrata, ou fermeture du Grand Conseil, comme l’événement marquant traditionnellement la fondation institutionnelle et politique de la noblesse vénitienne. Sans revenir sur les débats suscités par cet épisode complexe qui a pendant longtemps occupé les historiens, rappelons qu’entre 1280 et 1320, l’établissement d’une liste de familles autorisées à siéger au Grand Conseil marqua la séparation formelle des nobles du reste de la population 37. Ceux-ci étaient parvenus à transformer leur puissance économique et sociale en un statut juridiquement reconnu et des droits politiques. La noblesse bénéficiait désormais d’une définition légale et de monopoles politiques et économiques formels. L’émergence d’un groupe nobiliaire dépositaire du pouvoir entraîna l’abandon d’une définition du populus comme entité politique active. L’Arengo fut, en théorie, maintenue jusqu’en 1423 mais elle perdit toute autorité politique dès le début du XIVe siècle 38. À mesure que l’élite en formation s’emparait de l’autorité du populus, l’entité perdait sa dimension politique et le terme glissait vers une signification plus vague de « non-noble ». Toutefois, les résonances communales ne disparurent jamais totalement, au moins d’un point de vue symbolique. En outre, le fait que le populus ait continué d’assumer des fonctions politiques importantes dans d’autres communes et seigneuries italiennes eut des conséquences significatives sur la conception que les penseurs et les gouvernants vénitiens avaient de la souveraineté, et ils ne purent ignorer totalement le rôle et l’influence majeure que conservait le popolo ailleurs en Italie. Lorsqu’au milieu du XVIe siècle, Contarini écrivait, à propos de Venise, que « tout le peuple est divisé en deux groupes, de sorte que

36 - Gino LUZZATTO, Storia economica di Venezia, dall’XI al XVI secolo, Venise, Centro internazionale delle arti e del costume, 1961, p. 72 sq. 37 - G. Rösch a clairement montré comment la réification des réformes institutionnelles de 1297 datait du XVe siècle et reflétait davantage les conceptions des chroniqueurs de cette époque que les enjeux propres au XIIIe siècle, G. RÖSCH, « The Serrata... », art. cit., p. 71-72 et 83. 38 - William J. BOUWSMA, Venice and the Defense of Republican Liberty: Renaissance Values in the Age of the Counter Reformation, Berkeley, University of California Press, 1968, p. 60-61. À partir de 1423 et l’élection du doge Francesco Foscari, le nouveau doge ne fut plus soumis au rituel d’acclamation du peuple mais présenté au public comme celui qui avait d’ores et déjà été choisi par les gouvernants issus du patriciat.

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certains sont d’un genre plus honorable et d’autres de la basse plèbe 39 », il renvoyait en réalité plutôt à une distinction effective à Florence, où une partie du popolo jouait en effet un rôle dans les institutions. Contarini continuait de qualifier de popolo le groupe doté d’une honorabilité reconnue que de nombreux théoriciens qualifiaient de « citoyen », reprenant ici la terminologie italienne plutôt que celle en usage à Venise. Après la Serrata, la puissance du patriciat résida dans le cadre juridique contraignant qui le définissait et qui réduisait au minimum les possibilités de négociation, d’adaptation et d’ajustement des limites du groupe. Les ouvertures successives furent extrêmement rares, au moins jusqu’au XVIIe siècle, et les familles patriciennes adoptèrent une politique stricte d’endogamie. Mais les processus de définition se poursuivirent encore aux XVe et XVIe siècles 40. Assurés de leur statut d’exceptionnalité et de leurs monopoles politique et économique, les patriciens élaborèrent les conditions de légitimation de leur souveraineté politique, en continuant leurs efforts de distinction par des pratiques sociales et culturelles, un mode de vie et la production de discours qui justifiaient leur supériorité sociale et politique. Comme ailleurs en Europe, l’appartenance au groupe nobiliaire reposait sur un lignage, la reconnaissance et la transmission héréditaire d’un patronyme et d’un patrimoine, d’une mémoire familiale, d’une continuité généalogique, qui inscrivaient la ca’ (la maison) dans l’histoire de la ville. Les familles qui avaient été exclues du Grand Conseil au moment de la Serrata s’employèrent quant à elles à faire reconnaître leurs droits, à partir du XIVe siècle. Désormais, et quels qu’aient pu être leur fortune ou leur rôle politique avant 1297, elles étaient identifiées comme appartenant à ce popolo privé de tout attribut politique. Les plus riches et prestigieuses d’entre elles n’étaient toutefois pas satisfaites d’un tel sort et luttèrent avec détermination pour obtenir un statut et des privilèges économiques et politiques. Cette « seconde élite » acquit progressivement la reconnaissance d’un statut de cittadinanza (citoyenneté ou bourgeoisie), dont la définition demeura toutefois fluide et mouvante, et le résultat d’une longue négociation 41. À certains fut attribué le titre de cittadini originarii, car ils habitaient la ville depuis longtemps et possédaient un capital économique suffisant. Ils obtinrent ainsi des droits économiques et le monopole des fonctions bureaucratiques au sein de la Chancellerie (Cancelleria). Ils restaient néanmoins exclus des conseils et assemblées gouvernementales réservés aux patriciens. Les autres, citoyens par privilège, disposaient de certaines compétences économiques, sans pouvoir se considérer entièrement comme Vénitiens 42. La distinction entre ces citoyens par privilège

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39 - « Tutto’l popolo e diviso in due maniere, percioche certi ne sono di piu honorato genere altri della bassa plebe », G. CONTARINI, La Republica..., op. cit., p. 148. 40 - Voir G. RÖSCH, « The Serrata... », art. cit. ; Stanley CHOJNACKI, « La formazione della nobiltà dopo la Serrata », in G. ARNALDI, G. CRACCO et A. TENENTI (dir.), Storia di Venezia..., op. cit., vol. III, La formazione dello stato patrizio, p. 641-725, ici p. 679 sq. 41 - Voir note 4. 42 - Deux statuts de citoyenneté par privilège pouvaient être accordés aux riches marchands ou artisans qui s’installaient à Venise (de intus d’une part, de intus et de extra de l’autre). Ces statuts garantissaient des privilèges et obligations économiques et commer-

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et le popolo n’était pas toujours aisée à établir, en particulier lorsqu’il s’agissait de définir les limites et interdictions liées à l’exercice des arts mécaniques 43. Ainsi, au cours de ce long processus de formalisation, seuls les cittadini originari parvinrent à établir des limites précises à leur statut, même si celui-ci ne fut jamais parfaitement clarifié. Dans les années 1480, le Conseil des Dix exigea qu’ils prouvent que leur famille résidait à Venise depuis au moins deux générations, avant que cela ne passe rapidement à trois. En 1569, les conditions d’appartenance au groupe firent l’objet de nouvelles lois qui réaffirmèrent l’exigence d’une descendance de trois générations ainsi que l’interdiction de pratiquer le travail manuel. Malgré cela, la catégorie ne fut jamais totalement stabilisée et les processus d’ajustement et de négociation se poursuivirent.

Le popolo : fiction politique ou réalité juridique ? Les patriciens et les citoyens s’employèrent à clarifier leur statut juridique et à le faire légalement reconnaître à partir du XIVe siècle. Mais que devint le popolo durant cette période ? En tant que catégorie du discours politique, le terme évolua profondément. Il ne qualifiait plus l’entité collective au cœur de la vie politique vénitienne mais un groupe aux limites vagues rassemblant tous ceux qui n’étaient ni patricien ni citoyen. Le popolo n’était plus défini en soi et pour soi, mais par défaut. Conscients de leur exceptionnalité et de leur supériorité, les patriciens et, dans une moindre mesure, les citoyens s’imposèrent comme l’étalon du prestige social, le popolo leur servant à mieux définir – en creux – leur statut ainsi qu’à désigner ceux à l’intention de qui ils exerçaient leur autorité. À la suite de la Serrata, le patriciat était en théorie devenu le seul groupe capable de défendre les intérêts de la communauté et le bien public, privant le popolo de la souveraineté collective. Ce passage d’un popolo incarnant le bien commun, ainsi que l’affirmait la Charte de commune, à un popolo devenu une collection d’individus sans statut ou privilège constitue une étape cruciale dans la genèse de la société vénitienne. Cette évolution n’élimina pourtant pas totalement certains traits hérités de la période antérieure. La tradition communale impliquait une définition du popolo comme dépositaire de l’autorité politique et juridique, et celle-ci se poursuivit à un niveau rhétorique. En effet, les patriciens cooptèrent le langage du popolo, du bien commun et du républicanisme civique de façon à justifier leurs

ciaux. Quoi qu’il en soit, les citoyens par privilège ne pouvaient pas participer à la gestion de la Chancellerie. Voir Reinhold C. MUELLER, Immigrazione e cittadinanza nella Venezia medievale, Rome, Viella, 2010. 43 - Andrea ZANNINI, « Il ‘pregiudizio meccanico’ a Venezia in età moderna. Significato e trasformazioni di una frontiera sociale », in M. MERIGGI et A. PASTORE (dir.), Le regole dei mestieri e delle professioni. Secoli XV-XIX, Milan, Franco Angeli, 2001, p. 36-51 ; Anna BELLAVITIS, « ‘Ars mechanica’ e gerarchie sociali a Venezia tra XVI e XVII secolo », in M. ARNOUX et P. MONNET (dir.), Le technicien dans la cité en Europe occidentale, 12501650, Rome, École française de Rome, 2004, p. 161-179.

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règles oligarchiques, comme cela fut également le cas à Florence 44. C’est donc à la lumière de ces différents héritages médiévaux que le popolo vénitien doit encore être considéré au début de l’époque moderne. Les fondements juridiques du popolo restent plus malaisés à cerner. Certes, pour comprendre la nature et les caractéristiques d’un éventuel « statut populaire », il convient d’envisager le rapport dialectique et plus ou moins équilibré entre droit et pratique, définition légale et compétence des acteurs, rôle des institutions et capacité d’action des individus. Mais il faut commencer par la question du droit, qui reste largement problématique dans le cas des popolani. Dans la documentation vénitienne, aucun habitant ne s’identifiait lui-même comme un popolano ou un membre du popolo, de même qu’aucun administrateur ou presque n’utilisait le terme pour décrire un statut 45. Les patriciens et les citoyens étaient en revanche clairement identifiés par une terminologie et des titres spécifiques : gentiluomo, nobel homo ou vir nobilis ser pour les premiers ; fidel nostro, cittadin nostro ou cives venetis pour les seconds. La distinction est fondamentale, car le modèle de la tripartition sociale suggère que les trois catégories étaient équivalentes, donc qu’être membre du popolo reposait sur une norme juridiquement reconnue. Pourtant, jusqu’à présent, aucun historien n’a mis au jour les lois et les textes juridiques qui établissaient une définition positive du statut du popolo. Malgré les nombreux travaux d’une grande érudition qui ont marqué l’historiographie vénitienne depuis la fin du XIXe siècle, aucun texte établissant le cadre légal du popolo n’a été identifié dans les archives. On peut certes émettre l’hypothèse que celui-ci existe et qu’il n’a pas encore été découvert. La seule façon de le confirmer serait un dépouillement systématique de séries archivistiques bien connues, délibérations du Sénat et du Collegio, du Grand Conseil et du Conseil des Dix, de la Serrata au XVIe siècle 46. Cependant, s’ils n’ont jamais été commentés, c’est plus certainement que ces textes n’existent pas et qu’on peut considérer, avec Dennis Romano, que « la masse des habitants de Venise [...] ne jouissait d’aucun privilège ou de statut juridique spécial 47 ». À l’image de nombreuses sociétés politiques d’Ancien Régime, Venise ne disposait pas d’une constitution ni de textes légaux explicitant le statut

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44 - John M. NAJEMY, « The Dialogue of Power in Florentine Politics », in A. MOLHO, K. A. RAAFLAUB et J. EMLEN (dir.), City States in Classical Antiquity and Medieval Italy: Athens and Rome, Florence and Venice, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1991, p. 269-288. 45 - Ainsi, sur un corpus de soixante-cinq procès instruits par l’Avogaria di Comun (Miscellanea Penale) entre le milieu du XVe et la fin du XVIe siècle, rassemblant les déclarations de plus de 400 accusés, plaignants et témoins, nous n’avons trouvé qu’une seule occurrence de popular pour qualifier une personne, à savoir « le zovene popular », Archivio di Stato di Venezia (ci-après ASV), Avogaria di Comun, Miscellanea Penale, busta 174, fasc. 14, août 1500. 46 - Les statuts vénitiens datent du XIIIe siècle, Luigi GENUARDI (éd.), « Summula Statutorum Floridorum di Andrea Dandolo », Nuovo Archivio Veneto, 21, 1911, p. 436-467 ; Roberto CESSI (éd.), « Gli statuti veneziani di Jacopo Tiepolo del 1242 e le loro glosse », Memorie del Reale Istituto Veneto di scienze, lettere ed arti, XXX-2, 1938, p. 1-45. Les lois et règlements postérieurs à la Serrata sont dispersés à travers les délibérations de différentes magistratures. 47 - D. ROMANO, Patricians and Popolani..., op. cit., p. 29.

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des personnes. Les usages et les lois circonstancielles imposaient des normes qu’on ne retrouvait pas nécessairement rassemblées dans des corpus juridiques autonomes. Dès lors, c’était plutôt par ce qu’ils n’étaient pas et ce qu’ils n’avaient pas que les popolani étaient définis.

Popolani : une définition par défaut Ni patriciens, ni citoyens, les popolani étaient exclus des institutions et des structures de gouvernement. Ils ne participaient à aucune assemblée ou conseil délibératif, ni à la gestion de la Chancellerie 48. Ils étaient également privés des activités économiques les plus rémunératrices, telles que le grand commerce international, et en particulier la gestion de la navigation marchande. En outre, alors que les patriciens et les citoyens étaient identifiés par un nom de famille et l’appartenance à un lignage, la majorité des popolani n’avait pas, encore au XVIe siècle, de patronyme. Dans la documentation vénitienne, la plupart d’entre eux continuaient d’être identifiés par leur prénom et celui de leur père, auxquels s’ajoutaient parfois l’activité professionnelle, l’origine géographique ou le lieu de résidence à Venise. À titre d’exemple, considérons les archives des Cinque anziani alla Pace, la magistrature en charge de la justice sommaire, dont le rôle était de résoudre des conflits mineurs entre les habitants de la cité. Dans les registres de l’institution, les notaires transcrivaient, selon un formulaire préétabli, l’identité de l’accusé et de la victime, la nature du conflit et le montant décidé pour l’amende. Les informations enregistrées étaient le résultat d’une interaction entre les individus concernés et le notaire. Les popolani, invités à se présenter, utilisaient des catégories communes qu’ils employaient dans leur vie quotidienne et que l’on retrouve dans d’autres sources à notre disposition (contrats, testaments ou archives judiciaires par exemple). Mais les notaires devaient sélectionner et codifier ces informations, les traduire parfois, voire les transformer. L’identification relevait donc d’un double processus d’autodésignation et de qualification par le représentant du pouvoir, et le document final reflétait cette négociation et adaptation entre des catégories communes et quotidiennes et des catégories officielles 49. Les archives des Cinque anziani alla Pace nous renseignent ainsi sur les formes d’identification employées par et parmi les popolani au XVIe siècle. À partir de cas arbitrés entre octobre 1544 et juillet 1545, voyons comment étaient identifiés

48 - Les popolani occupaient néanmoins les multiples fonctions d’entretien, de police, de surveillance, nécessaires au bon fonctionnement des institutions vénitiennes. Ils constituaient le réservoir de ces street-level bureaucrats, dont on réévalue aujourd’hui l’importance pour les sociétés d’Ancien Régime. Si ce n’est pas notre propos, ici, de développer cet aspect de la compétence des popolani, notons néanmoins qu’il s’agissait d’une dimension essentielle de leur condition politique. 49 - Au sujet des méthodes d’identification à l’époque moderne, voir Valentin GROEBNER, Schein der Person. Steckbrief, Ausweis und Kontrolle im Europa des Mittelalters, Munich, C. H. Beck, 2004.

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les 300 accusés 50 : 125 l’étaient par un seul prénom ; 56 par un prénom et une indication géographique (Marco Antonio Furlan, Francesco Cremonexe, Antonio Trentin, Battista da Venexia, Jacomo Tedesco, Madalena da Spalato, Jan Lituano over Polacho) ; 25 par un prénom et un surnom introduit par ditto (Julian ditto Cassan) ; 19 par un lien familial (Gasparo de Zuan, Domenego de Lugrezia, Zane fo fiol de Stephano, Agustin fradello de Zanmaria, Hercule nevodo de Bastian) ; 57 possédaient ce qui pourrait être considéré comme un nom de famille (Luca Moretto, Marco della Gobba, Domenego Pontoio), bien souvent hérité de la transformation et de la stabilisation de surnoms ; pour 18 autres, plusieurs éléments parmi les précédents étaient combinés. La relation que les popolani entretenaient avec l’histoire de la cité était nécessairement conditionnée par cette absence généralisée de patronyme, un phénomène que l’on retrouve dans plusieurs villes italiennes, même si au XVIe siècle, en Italie comme en Europe, la plupart des gens possédaient désormais un nom à deux éléments 51. Les popolani vénitiens ne pouvaient donc pas revendiquer un destin étroitement lié à celui de la cité, comme le faisaient les patriciens 52. L’absence de lignages populaires entravait sans doute la préservation et la transmission d’une mémoire familiale. Cela dit, la mémorialisation des origines et des appartenances se formait autrement, grâce à la tradition orale, aux histoires et aux récits familiaux. Lorsqu’ils étaient appelés à témoigner devant les juges de l’Avogaria di Comun, les popolani montraient leur capacité à articuler un discours sur le temps. Ainsi, en octobre 1557, Valeria, une sœur laïque appartenant à l’ordre des Pizzochere, confirma qu’elle connaissait un certain Alvise Negro et « cela fait quarante ans que je le connais par voisinage [vicinanza], puisqu’il réside à San Rafael, dans la cour de la ca’ Gradenigo 53 ». Valeria, comme de nombreux autres témoins, était en mesure de dater des événements, même anciens, en les situant dans une durée et une temporalité spécifiques.

La condition des popolani Privés de droits politiques, de privilèges économiques et d’un patronyme, les popolani étaient donc davantage définis par défaut que de manière positive. L’indifférence des patriciens expliquait qu’ils n’aient pas cherché à préciser le statut de ces individus. En outre, à mesure qu’ils avaient affiné les contours de leur propre groupe et accordé une définition juridique aux citoyens, les patriciens

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50 - ASV, Cinque anziani alla Pace, busta 2. 51 - Patrice BECK, Monique BOURIN et Pascal CHAREILLE, « Nommer au Moyen Âge : du surnom au patronyme », in G. BRUNET, P. DARLU et G. ZEI (dir.), Le patronyme. Histoire, anthropologie, société, Paris, CNRS Éd., 2001, p. 13-38. 52 - À propos de la mémoire familiale des patriciens et de leur rapport à l’histoire de la cité, James S. GRUBB, « Memory and Identity: Why Venetians Didn’t Keep Ricordanze », Renaissance Studies, 8-4, 1994, p. 375-387. 53 - ASV, Avogaria di Comun, Miscellanea Penale, busta 266, fasc. 7, oct. 1557.

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avaient délaissé les popolani dans une incertitude relative. C’était en comparaison des entités légalement définies du patriciat et de la citoyenneté originaire que la composition du popolo apparaissait si vague. Du point de vue du droit, et à l’échelle collective, la condition des popolani restait donc incertaine. Ils n’étaient pas dotés d’un statut collectif clair, déterminant des droits et des devoirs. Les gouvernants n’avaient pas jugé utile ni nécessaire de produire un appareil juridique encadrant le statut « populaire » dès lors qu’ils n’entendaient pas leur concéder de privilèges et que le paiement de l’impôt ne dépendait pas de leur statut. En matière fiscale, les popolani étaient soumis aux innombrables taxes commerciales et douanières qui pesaient sur les transactions quotidiennes, mais seuls les plus riches d’entre eux s’acquittaient de l’impôt direct, qui était fonction du patrimoine et donc, en général, réservé aux patriciens et citoyens 54. Les obligations fiscales de la plupart des popolani n’étaient pas déterminées par un statut juridique spécifique : tous les habitants de Venise étaient soumis aux impôts indirects. Le déficit du droit et la condition d’incertitude juridique qui en découlait créaient un espace des possibles dans la définition des popolani. Certes, leur soumission politique et économique aux patriciens, et dans une moindre mesure aux citoyens, déterminait en partie leur condition. Comme toutes les sociétés d’Ancien Régime, la société vénitienne était bâtie sur l’inégalité des états et des statuts, la domination des élites imposant un ordre politique, social et économique auquel les popolani ne pouvaient échapper. Ils partageaient ainsi une identité collective définie par leur position commune d’infériorité. Cela dit, si la subordination des popolani déterminait les cadres de leurs interactions avec les patriciens, celle-ci perdait de sa prégnance dans les innombrables situations quotidiennes durant lesquelles l’existence des popolani se jouait en dehors de tout rapport aux dominants. La plupart du temps, les habitants de Venise évoluaient dans un monde auquel les patriciens n’avaient pas accès, leur condition « populaire » ne revêtant dès lors pas la même signification. Dans leur vie quotidienne, les popolani définissaient ce qu’ils étaient par des pratiques qui dépendaient davantage de la situation et des personnes avec lesquelles ils interagissaient que de leur soumission aux patriciens. Pour reprendre l’expression d’Andrea Zannini, les popolani disposaient ainsi d’une « identité multiple », fluide, contextualisée, adaptable et fonction des lieux où ils se trouvaient, dans la cité comme lors de leurs mouvements réguliers entre la capitale et l’arrièrepays vénitien 55. La condition des popolani était caractérisée par sa versatilité et se construisait en situation, dans l’interaction, selon le moment et les personnes présentes. Plutôt qu’un popolano ou une popolana, on était un homme ou une femme, jeune ou vieux, à l’atelier ou dans le voisinage, à la taverne ou dans la rue, au travail ou à la messe, avec des patriciens ou ses pairs, son patron ou ses employés.

54 - Jean-Claude HOCQUET, « Venice », in R. BONNEY (dir.), The Rise of the Fiscal State in Europe, c. 1200-1815, New York, Oxford University Press, 1999, p. 381-415. 55 - A. ZANNINI, « L’identità multipla... », art. cit.

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La condition dépendait du contexte et était l’objet de négociations par les acteurs sociaux, dans les différentes situations. Les popolani n’étaient évidemment pas les seuls à mettre leur condition à l’épreuve. Toutefois, les patriciens comme les citoyens avaient l’avantage de pouvoir stabiliser et pérenniser leur condition grâce aux catégories légales et aux statuts juridiques qu’ils étaient amenés à définir. L’enjeu est donc de saisir comment et quand les popolani expérimentaient leurs conditions successives. Certains lieux et institutions constituent des espaces privilégiés et ont fourni une documentation souvent extrêmement détaillée, rendant compte des actions, des décisions, des discussions, des relations qui se nouaient entre les popolani. Comme l’a montré une riche tradition historiographique, la justice constituait l’un de ces espaces de construction de la condition des popolani 56. À Venise, la justice et l’équité représentaient les valeurs politiques essentielles et deux des principales figures rhétoriques mobilisées par les gouvernants et les gouvernés, les juges et les justiciables. Tous les habitants de Venise, « quelle que soit leur condition », pouvaient en effet avoir recours aux tribunaux et cela fondait la communauté politique de la République 57. La condition des popolani se construisait dans ce rapport à la justice, dans cette possibilité de s’adresser aux institutions judiciaires qui fondait l’appartenance à la cité et au corps politique. De façon plus banale, les popolani expérimentaient et élaboraient leur condition à mesure qu’ils s’inscrivaient dans les espaces sociaux et les institutions qu’ils fréquentaient au quotidien, et en premier lieu le métier et la guilde. L’activité professionnelle, même si elle pouvait varier au fil de l’existence, constituait un déterminant majeur de cette condition, pour les hommes comme pour les femmes, à travers la place dans l’atelier, le positionnement dans la hiérarchie professionnelle ou le rôle dans la guilde. À titre d’exemple, si nous considérons les 300 accusés jugés par les Cinque anziani alla Pace, près de 260 d’entre eux étaient identifiés par une profession : du diamantaire (diamenter) au fabricant de saucisses (luganegher), de la servante (massera) au secrétaire (scrivanello), du bombardier (bombardier) à la prostituée (compagnessa) et à l’interprète (truzeman). Cette utilisation de l’activité comme identifiant relevait autant d’un usage des personnes interrogées que des représentants de l’État.

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56 - On pense évidemment, parmi une abondante bibliographie, à Emmanuel LEROY LADURIE, Montaillou, village occitan, de 1294 à 1324, Paris, Gallimard, 1975 ; Carlo GINZBURG, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle, trad. par M. Aymard, Paris, Flammarion, [1976] 1980 ; Natalie Z. DAVIS, Pour sauver sa vie. Les récits de pardon au XVIe siècle, trad. par C. Cler, Paris, Le Seuil, [1987] 1988 ; Claude GAUVARD, « De grace especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991 ; Arlette FARGE, Le cours ordinaire des choses dans la cité du XVIIIe siècle, Paris, Le Seuil, 1994 ; D. COHEN, La nature du peuple..., op. cit. 57 - Voir James E. SHAW, The Justice of Venice: Authorities and Liberties in the Urban Economy, 1550-1700, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 209 ; Gaetano COZZI, « Authority and the Law in Renaissance Venice », in J. R. HALE (dir.), Renaissance Venice..., op. cit., p. 293-345 ; Edward MUIR, « Was There Republicanism in the Renaissance Republics? Venice After Agnadello », in J. MARTIN et D. ROMANO (dir), Venice Reconsidered..., op. cit., p. 137-167.

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Les guildes rassemblaient les travailleurs les plus qualifiés, des hommes bien sûr, mais aussi de nombreuses femmes impliquées dans un métier parce qu’elles étaient épouses, veuves ou filles de maître 58. Le recensement de 1563 fait état d’une population de 168 000 habitants à Venise, parmi lesquels 127 000 étaient artisans ou membres d’une famille d’artisan. Seul un tiers de ces individus, voire peut-être moins, appartenait à une guilde mais la plupart d’entre eux participaient néanmoins à la sphère sociale et économique qu’animait ce type d’institution 59. Les guildes étaient des espaces dans lesquels les maîtres pouvaient se rassembler, nouer des liens, établir des réseaux sociaux et économiques, protéger leurs intérêts professionnels, démontrer publiquement leur piété, leur patriotisme et leur contribution à l’économie, et enfin trouver de l’aide et un soutien dans les moments difficiles. Les responsables de la guilde étaient généralement choisis parmi les artisans les plus établis et influents, au sein des familles prééminentes à l’intérieur du métier. L’institution offrait donc la possibilité à des popolani d’occuper des fonctions politiques essentielles qui, sans relever de l’exercice de l’autorité publique, jouaient néanmoins un rôle déterminant dans la vie quotidienne des habitants de Venise 60. Les mariegole – les statuts de métier rédigés à partir du XIIIe siècle – révèlent que les gens de métier produisaient et employaient une multitude de catégories sociales et professionnelles pour rendre compte de la densité des identités et des statuts produits à l’intérieur de l’atelier et de la guilde 61. Ces textes étaient une fois encore le résultat des négociations entre le notaire et les artisans, même si, dans ce cas, le premier était souvent lui-même membre de la guilde. Il lui revenait d’adapter et d’enregistrer dans un langage officiel les mots et les expressions employés par les artisans pour décrire l’organisation du métier. En résultait un discours sur l’institution et les hiérarchies qui la traversaient. À titre d’exemple, la mariegola dei veluderi (fabricants de velours), rédigée au XIVe siècle, proposait un usage articulé de catégories telles que maître ou maîtresse (maistro over maistra), travailleurs (lavoranti), apprenti ou apprentie (garçoni o garçone), compagnons (compagni), esclave homme ou femme (sclavo over sclava), Vénitien ou étranger (veneciano, forestier, sì terrero como forestier), garçons ou domestiques (puti e famuli, puti e garçoni, puto o fante) 62. 58 - R. MACKENNEY, Tradesmen and Traders..., op. cit. ; D. ROMANO, Patricians and Popolani..., op. cit., p. 65 sq. ; A. ZANNINI, « L’identità multipla... », art. cit., p. 253 sq. ; Robert C. DAVIS, Shipbuilders of the Venetian Arsenal: Workers and Workplace in the Preindustrial City, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1991. 59 - A. ZANNINI, « Il ‘pregiudizio meccanico’... », art. cit., p. 41-42. 60 - Rosa M. SALZBERG, « Masculine Republics: Establishing Authority in the Early Modern Venetian Printshop », in S. BROOMHALL et J. VAN GENT (dir.), Governing Masculinities in the Early Modern Period: Regulating Selves and Others, Farnham/Burlington, Ashgate, 2011, p. 47-65. 61 - M. MERIGGI et A. PASTORE (dir.), Le regole dei mestieri..., op. cit. 62 - Simone RAUCH (éd.), Le mariegole delle arti dei tessitori di seta. I Veluderi (1347-1474) e i Samitari (1370-1475), Venise, Fonti Storia di Venezia, 2009. Sur la question des catégories professionnelles, on renvoie à l’ouvrage classique d’Alain DESROSIÈRES et Laurent THÉVENOT, Les catégories socioprofessionnelles, Paris, La Découverte, [1988] 2002.

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Les membres des guildes avaient donc la capacité de produire ces catégories normatives qui finissaient par ordonner la société vénitienne au-delà des métiers. Si les lois rédigées par les patriciens ne leur avaient pas reconnu un statut, les usages du métier s’étaient stabilisés en norme et avaient fini par fournir le cadre juridique qui informait leur condition. Toutefois, à la différence de villes comme Florence où, sous la République, les arts jouaient un rôle déterminant dans la vie politique de la ville, les guildes vénitiennes n’avaient aucune fonction institutionnelle dans le gouvernement de la cité. Parce qu’elles étaient nombreuses (presque 200 au XVIe siècle, de taille et de prestige variables mais en nombre plus élevé que dans toute autre ville d’Italie), aucune n’était véritablement parvenue à s’imposer aux autres, ce qui avait en partie contribué à diviser la communauté des artisans et empêché qu’elle ne forme un groupe de pression politique 63. En outre, de nombreux habitants n’appartenaient à aucune guilde, comme la grande majorité des travailleurs non qualifiés, vendeurs et porteurs, domestiques et prostituées par exemple. Ainsi, le recensement de 1563 enregistrait 13 000 domestiques qui ne disposaient d’aucune institution pour les représenter et les organiser 64. C’était plutôt l’espace privé de la maison qui leur offrait les cadres de leur condition sociale, et la littérature populaire fournit des indices d’un sentiment d’appartenance parmi les domestiques, à l’image de cette œuvre satirique de la fin du XVIe siècle consacrée à la « conspiration » des servantes (massare) contre les chanteurs de rue (cantastorie) qui les calomniaient dans leurs chansons 65. Qu’ils aient été membres d’une guilde ou pas, la grande majorité des popolani travaillaient et cela constituait une dimension cruciale de leur condition. Leur monde social était défini par la pratique quotidienne d’une activité. Les métiers étaient traversés de hiérarchies multiples, fondées sur la fonction dans l’atelier, le savoirfaire et le talent, l’expérience et la compétence 66. Certaines activités étaient honorables lorsque d’autres étaient disqualifiantes ; certaines impliquaient un rapport quotidien avec une clientèle fortunée et des marchandises de prix, au cœur de la cité, quand d’autres étaient reléguées dans les marges de la ville, petits commerces fréquentés par les pêcheurs et les arsenalotti. Les popolani disposaient là d’un espace propre, d’où les patriciens étaient exclus et dans lequel la plupart des habitants expérimentaient et construisaient leur condition.

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Voir également Claire JUDDE DE LARIVIÈRE et Georges HANNE, « Occupational Naming Conventions: Historicity, Actors, Interactions », in R. DIAZ-BONE et R. SALAIS (dir.), no spécial « Conventions and Institutions From a Historical Perspective », Historical Social Research, 36-4, 2011, p. 82-102. 63 - Luca MOCARELLI, « Guilds Reappraised: Italy in the Early Modern Period », International Review of Social History, 53-S16, 2008, p. 159-178, ici p. 163. 64 - D. ROMANO, Housecraft and Statecraft..., op. cit., p. 109. 65 - La congiura che fanno le massare, contra coloro che cantano la sua canzone. Con la risposta, che elle debbano tacere per suo meglio. Cosa molto ridicolosa & bella, Venise, Al Segno della Regina, 1584. 66 - Voir, ici, les propositions de Richard SENNETT, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, trad. par P.-E. Dauzat, Paris, Albin Michel, [2008] 2009.

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Au-delà de leur activité professionnelle, les popolani faisaient également partie de nombreuses scuole, les confréries laïques vénitiennes 67. Il y avait une centaine de scuole piccole (confréries mineures) et six scuole grandi (confréries majeures) dans la ville au XVIe siècle, des espaces qui fondaient l’appartenance à la communauté. Les deux types d’institution assumaient des rôles relativement différents, les scuole grandi jouissant d’un prestige supérieur et se réunissant dans des édifices immenses et richement décorés qui rappelaient la fortune de leurs membres, dont beaucoup étaient patriciens. Il s’agissait néanmoins de lieux de rencontre entre les différentes composantes de la société vénitienne, en particulier pour les citoyens qui côtoyaient ainsi les patriciens. Les scuole piccole associaient en majorité des popolani, même si pas exclusivement, regroupés en fonction de leur lieu de résidence, d’une activité professionnelle, de la dévotion à un saint ou d’une origine géographique. Les pratiques religieuses et d’entraide étaient autant de modalités d’une action sociale et politique qui engendrait un sentiment d’appartenance participant de la condition des popolani. Les habitants étaient également liés à d’autres espaces de la cité, en particulier la paroisse, qui correspondait à Venise à la circonscription administrative de la contrada et était le lieu de nombreuses célébrations civiques et religieuses, dans la vie quotidienne ou au fil d’un calendrier annuel 68. Tous les habitants de la ville, patriciens, citoyens ou popolani, pouvaient s’identifier à leur paroisse de résidence, une information qui, avec l’activité professionnelle, était la plus communément utilisée, en particulier parce que l’absence de patronyme rendait nécessaire l’usage d’autres critères d’identification 69. Si de nombreux travaux ont effectivement montré l’affaiblissement du rôle de la paroisse à partir de la fin du Moyen Âge, il semble néanmoins qu’au XVIe siècle encore, l’attachement local restait pregnant chez les popolani 70. Plusieurs institutions sociales et politiques continuaient d’être en partie organisées sur la base de la contrada ou du sestier (l’un des six quartiers

67 - B. S. PULLAN, Rich and Poor..., op. cit., p. 96, précise la composition des scuole grandi de San Rocco et San Marco, dont de nombreux travailleurs du textile et de l’industrie du vêtement étaient membres. À la première appartenaient également ceux qui pratiquaient les métiers de bouche et liés au vin, et à la seconde, les travailleurs de l’Arsenal, les pêcheurs et les bateliers. Au sujet des scuole piccole, voir Francesca ORTALLI, Per salute delle anime e delli corpi. Scuole piccole a Venezia nel tardo Medioevo, Venise, Marsilio/ Fondazione Giorgio Cini, 2001. 68 - La paroisse était l’espace sacré défini par l’église, la contrada la division administrative et civique. Voir Edward MUIR, Civic Ritual in Renaissance Venice, Princeton, Princeton University Press, 1981, p. 140 sq. ; Joseph WHEELER, « Neighbourhoods and Local Loyalties in Renaissance Venice », in A. COWAN (dir.), Mediterranean Urban Culture, 1400-1700, Exeter, University of Exeter Press, 2000, p. 31-42 ; D. ROMANO, Patricians and Popolani..., op. cit., p. 119 sq. 69 - Plus des trois-quarts des 300 accusés de notre échantillon des Cinque anziani alla Pace (voir note 50) étaient identifiés par leur lieu de résidence qui pouvait être le sestier, la contrada ou un quartier spécifique (Rialto, rio Marin, ai Frari, in Biri). 70 - Sur le délitement de l’enracinement local à la fin du Moyen Âge, voir Élisabeth CROUZET-PAVAN, « Sopra le acque salse ». Espaces, pouvoir et société à Venise à la fin du Moyen Âge, Rome, École française de Rome, 1992.

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de Venise), à l’image des patrouilles de police auxquelles les popolani devaient régulièrement participer. La charité aux pauvres pouvait également être fonction de l’inscription dans un voisinage 71. Et on sait combien l’injonction à l’enregistrement des naissances et des décès renforça le rôle administratif de la paroisse : les premiers documents d’« état civil » conservés à Venise furent en effet produits dans ce cadre 72. La paroisse et le voisinage plus restreint étaient des espaces de relations et d’associations, où de nombreuses activités quotidiennes se déroulaient et où les habitants élaboraient leur condition. Dans les sources judiciaires, les témoins évoquaient fréquemment la vicinanza, l’espace où s’échangeaient les informations, le lieu de l’interconnaissance et de la reconnaissance d’autrui. Dans une ville aussi densément peuplée que Venise, et où la majorité des habitants étaient privés d’un patronyme, c’était nécessairement à l’échelle du voisinage que se jouait l’identification des personnes et que se bâtissaient les réputations 73. Les popolani construisaient ainsi un espace d’interrelations qu’ils étaient les premiers à maîtriser et à faire vivre. En 1510, après la plainte déposée par Zuan Orsini contre sa servante qu’il accusait d’avoir cherché à l’empoisonner, les juges de l’Avogaria di Comun interrogèrent la dite Lucrezia : – – – – – –

Ils interrogent : As-tu des amitiés dans le voisinage ? Elle répond : Oui. As-tu parlé avec quelque-une ? Non. Est-ce que la chose se sait dans le voisinage ? Oui, tous les voisins le savent 74.

Une autre domestique appelée à témoigner, Anna de Pastrovich, confirmait qu’« on dit ici dans le voisinage » qu’elle l’a empoisonné, et de citer une autre témoin, Bona, épouse d’un barcaruol, « qui réside dans le voisinage ». Bona lui avait ainsi raconté avoir entendu Lucrezia expliquer que « sur le quai, là, dans le voisinage, on sait que (e fama che) Madona Marietta, l’épouse de messire Zuan Orsini, est celle qui l’a empoisonné » 75.

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71 - Brian S. PULLAN, « The Famine in Venice and the New Poor Law 1527-1529 », Bollettino dell’istituto di storia della società dello stato veneziano, 5-6, 1963-1964, p. 141-202, ici p. 172-173 ; Id., « Support and Redeem: Charity and Poor Relief in Italian Cities From the Fourteenth to the Seventeenth Century », in J. HENDERSON (dir.), no spécial « Charity and the Poor in Medieval and Renaissance Europe », Continuity and Change, 3-2, 1988, p. 177-208, ici p. 186. 72 - Avant les effets du concile de Trente, déjà, voir ASV, Provveditori alla Sanità, reg. 794, Necrologie 1537-1539, enregistrées par paroisse. 73 - Sur la fama et la réputation dans la construction des identités populaires, on renvoie aux travaux de C. GAUVARD, en particulier « De grace especial »..., op. cit. ; Id., « La fama, une parole fondatrice », Médiévales, 12-24, 1993, p. 5-13. 74 - ASV, Avogaria di Comun, Miscellanea Penale, busta 243, fasc. 1, juin 1510. 75 - Ibid.

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Le voisinage était crucial dans la définition de l’identité des femmes et de leur honneur, comme le montrent cette affaire et les innombrables références à la cour ou à la rue qui ponctuaient les procès mentionnant les ragots et les rumeurs qui circulaient dans la ville 76. Mais les femmes n’étaient pas pour autant cantonnées à l’échelle locale. Comme l’a montré Monica Chojnacka, les popolane accédaient à toute la ville tant pour leurs affaires économiques que pour leurs relations sociales 77. Les espaces de la vie quotidienne – la rue, la cour, l’atelier, la taverne ou les marchés de Rialto – créaient un sens commun d’appartenance à un espace social lui-même générateur de différentes conditions possibles et changeantes. Davantage que popolano/a, on était « habitant de Venise », une mention que l’on retrouve dans de nombreux documents. Les situations et les contingences encourageaient les gens à assumer une identité ou une autre. Certains traits communs pouvaient néanmoins, à certains moments, fonder une condition partagée par tous les habitants de la ville, au-delà des frontières sociales, et parfois à l’échelle de l’État vénitien et de l’empire. Le rassemblement des habitants place Saint-Marc autour des bancs des charlatans et des chanteurs de rue produisait des expériences communes, même si, par définition, les sources sont avares de renseignements dans ce domaine. La performance de chants, cris et récits rapportant de récentes batailles ou les derniers événements politiques permettait à une audience variée de participer aux débats et discussions animées qui se tenaient à différents endroits de la ville 78. Il en était de même lors des grandes cérémonies civiques qui célébraient telle victoire ou telle alliance au moment des guerres d’Italie. Ainsi en témoignait, en 1512, un Jacopo fils de feu Natale, fabricant de rame (remer) de Raguse, habitant sur la petite île de Murano, à moins d’un kilomètre au nord de Venise. Il passa en jugement pour s’être livré à de la contrebande en compagnie d’autres popolani qu’il avait rencontrés place Saint-Marc, où il s’était rendu pour « entendre publier la Ligue 79 » (sans doute la Sainte-Ligue d’octobre 1511). Le parvis des églises paroissiales et les campi de la ville accueillaient également des attroupements réguliers, où les gens échangeaient des informations, discutaient et débattaient des événements récents, participant

76 - Voir, par exemple, la plainte d’Isabeta, veuve de ser Marco Bonacorsi, contre son frère qui est venu « en criant dans tout le voisinage [...], ce qui pourra être attesté par de nombreuses personnes dans le voisinage (chridando per tuta la visinanza [...] le qual cosse per molte persone de la visinanza ve se pora provar) », ASV, Avogaria di Comun, Miscellanea Penale, busta 159, fasc. 22, nov. 1434. Elizabeth HORODOWICH, Language and Statecraft in Early Modern Venice, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 134 sq. ; M. CHOJNACKA, Working Women..., op. cit., p. 50 sq. ; Dennis ROMANO, « Gender and the Urban Geography of Renaissance Venice », Journal of Social History, 23-2, 1989, p. 339-353. 77 - M. CHOJNACKA, Working Women..., op. cit., p. 103 sq. 78 - Voir Rosa M. SALZBERG et Massimo ROSPOCHER, « An Evanescent Public Sphere: Voices, Spaces, and Publics in Venice During the Italian Wars », in M. ROSPOCHER (dir.), Beyond the Public Sphere: Opinions, Publics, Spaces in Early Modern Europe (XVI-XVIII), Bologne, Il Mulino/Duncker & Humbolt, 2012, p. 93-114. 79 - ASV, Podestà di Murano, busta 212, 4 mars 1512. Sur les rituels à Venise, E. MUIR, Civic Ritual..., op. cit.

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ainsi à une culture politique qui n’était pas réservée à la classe dirigeante 80. La condition des popolani ne relevait donc pas seulement d’une « culture populaire ». Il y avait bien une intention politique dans leurs actions et leurs paroles, qui entraient pleinement dans la construction de leur condition. Les habitants de Venise partageaient des lieux, des institutions et des situations qui entretenaient un sentiment d’appartenance à la ville et une condition commune, même si labile et fluide. La cité engendrait le peuple qui, davantage qu’un groupe juridique et politique, était un collectif se fondant au quotidien, dans des situations d’épreuve et dans des expériences collectives. Qu’ils aient « appartenu » au popolo ne relevait pas d’un déterminant majeur. C’était bien plus leur position dans la hiérarchie professionnelle, leurs réseaux au sein et en dehors du voisinage, leur participation à des événements marquants, qui déterminaient temporairement ce qu’ils étaient et ce qu’ils pouvaient faire. Pour certains, cette condition était fortement marquée par une fragilité sociale et économique, quand d’autres jouissaient de ressources plus consistantes. Mais tous adaptaient leurs actions et leurs discours à des situations spécifiques, au-delà de leur soumission à l’élite.

Terrier o Forestier Le visiteur qui parcourait Venise au début du XVIe siècle croisait le long de son itinéraire la calle degli Albanesi (rue des Albanais), la Scuola degli Schiavoni (Confrérie des Slaves) ou le Fontego dei Tedeschi (Fondouk des Allemands), autant de lieux qui lui rappelaient que la ville, déjà l’une des grandes cités cosmopolites du Moyen Âge, était devenue, à l’orée des Temps modernes, un véritable melting-pot 81. Les

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80 - Filippo DE VIVO, Information and Communication in Venice: Rethinking Early Modern Politics, Oxford, Oxford University Press, 2007, en particulier p. 89 sq. ; Claire JUDDE DE LARIVIÈRE, « Du Broglio à Rialto. Cris et chuchotements dans l’espace public à Venise au XVIe siècle », in P. BOUCHERON et N. OFFENSTADT (dir.), L’espace public au Moyen Âge. Débats autour de Jürgen Habermas, Paris, PUF, 2011, p. 119-130 ; R. M. SALZBERG et M. ROSPOCHER, « An Evanescent Public Sphere... », art. cit. 81 - Hans-Georg BECK, Manoussos MANOUSSACAS et Agostino PERTUSI (dir.), Venezia, centro di mediazione tra Oriente e Occidente (secoli XV-XVI). Aspetti e problemi, Florence, L. S. Olschki, 1977 ; Donatella CALABI et Paola LANARO (dir.), La città italiana e i luoghi degli stranieri, XIV-XVII secolo, Rome, Laterza, 1998 ; Donatella CALABI, « Gli stranieri e la città », in A. TENENTI et U. TUCCI (dir.), Storia di Venezia..., op. cit., vol. V, Il Rinascimento. Società ed economia, p. 913-946 ; Paola LANARO, « Corporations et confréries. Les étrangers et le marché du travail à Venise (XVe-XVIIIe siècles) », Histoire urbaine, 21-1, 2008, p. 31-48 ; Andrea ZANNINI, Venezia, città aperta. Gli stranieri e la Serenissima, sec. XIV-XVIII, Venise, Marcianum Press, 2009. Alors que des communautés spécifiques ont été étudiées, peu de travaux généraux existent sur la nature de l’immigration, la présence et la conception des migrants dans la ville. À propos des différentes communautés, voir en particulier Luca MOLÀ, La comunità dei Lucchesi a Venezia. Immigrazione e industria della seta nel tardo Medioevo, Venise, Istituto veneto di scienze, lettere ed arti, 1994 ; Andrea ZANNINI, « L’altra Bergamo in laguna. La comunità bergamasca a Venezia »,

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étrangers étaient nombreux à s’y installer de façon plus ou moins définitive, se mariant à Venise et y travaillant ou y résidant pour de courtes périodes, avant de retourner dans leur région d’origine ou de partir vers des horizons plus favorables. L’image d’une cité peuplée d’étrangers devint un lieu commun dans les descriptions de la ville, comme le révèlent les propos de Da Porto ou Giannotti évoqués plus haut, ou la célèbre déclaration de l’ambassadeur français Philippe de Commynes pour qui « la pluspart de leur peuple est estranger 82 ». Dans la littérature et le théâtre de l’époque, les coutumes et les accents des étrangers devinrent des motifs de dérision, en particulier lorsqu’il s’agissait de railler les manières étranges et le sabir incompréhensible des Grecs, Slaves, Allemands ou Bergamasques, très nombreux à Venise 83. Toutefois, en termes juridiques, il n’était pas évident d’établir la différence entre un migrant fraîchement arrivé dans la lagune et un popolano y étant né 84. La naissance et la résidence à Venise, même de longue date, n’étaient pas suffisantes pour être considéré comme vénitien, une qualification réservée aux patriciens et aux citoyens. Les popolani, s’ils pouvaient parfois se dire « da Venezia », « de Venetiis », n’étaient pas pour autant des citoyens vénitiens 85. Dès lors, quelles étaient les différences entre les popolani natifs de Venise et ceux nés ailleurs ? Comment ceux-ci se distinguaient-ils en pratique ? Les documents vénitiens du XVIe siècle font un usage fréquent du terme forestier et du couple terrier/forestier. Terrier renvoyait à la terra, qui était la façon de nommer le territoire, voire la communauté elle-même. Dans les mariegole, par exemple, plusieurs décisions concernaient les obligations et droits des artisans, en fonction de leur origine géographique. Dans la mariegola dei barcaruoli (bateliers), certains chapitres s’appliquaient « à toute personne terriera comme forestiera 86 ».

in A. DE MADDALENA, M. CATTINI et M. A. ROMANI (dir.), Storia economica e sociale di Bergamo. Il tempo della Serenissima, vol. II, Il lungo Cinquecento, Bergame, Fondazione per la storia economica e sociale di Bergamo, 1998, p. 175-193 ; Maartje van GELDER, Trading Places: The Netherlandish Merchants in Early Modern Venice, Leyde/Boston, Brill, 2009. 82 - Philippe de COMMYNES, Mémoires, éd. par J. Blanchard, Paris, Le Livre de Poche, 2001, livre VII, chap. XVIII, p. 557. 83 - Voir Manlio CORTELAZZO, « Canzoni plurilinguistiche a Venezia nel XVI secolo », in I. CAVALLINI (dir.), Il diletto della scena e dell’armonia. Teatro e musica nelle Venezie dal ‘500 al ‘700, Rovigo, Minelliana, 1990, p. 27-38. 84 - Plusieurs tentatives furent faites au XVIe siècle pour confier à différentes magistratures l’enregistrement des étrangers, une tâche semble-t-il trop lourde pour qu’elle soit réellement mise en œuvre. Voir Renzo DEROSAS, « Moralità e giustizia a Venezia nel ‘500-‘600. Gli Esecutori contro la bestemmia », in G. COZZI (dir.), Stato, società e giustizia nella Repubblica veneta (sec. XV-XVIII), Rome, Jouvence, 1981, p. 431-528, ici p. 452. 85 - Par exemple, le témoignage de « Bernardinus cornegiatus de Venetis q. Francisci barcarolus », ASV, Avogaria di Comun, Miscelleana Penale, busta 27, fasc. 16, avril 1591 ; ou celui de « Petrus frutarolus, filius quondam Aloisii de Venetiis », ibid., busta 323, fasc. 19, févr. 1556. 86 - « persona si terriera come forestiera », Biblioteca del Museo Correr (ci-après BMC), Mariegole, Barcaioli del traghetto di San Pietro dei vigaroli di Chioggia, déc. 1517, chap. 5-6. Voir des exemples similaires dans La Mariegola dell’arte della lana di Venezia (1244-1595), éd. par A. Mozzato, Venise, Il comitato editore, 2002, chap. 65.

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La mariegola dei corrieri (courriers) distinguait de son côté clairement les corrieri forestieri et les corrieri venetiani, comme c’était également le cas de celle des fabricants de saucisses 87. Dans les dossiers d’enquête et les procès de l’Avogaria di Comun, les témoins et les accusés employaient régulièrement le terme forestier. Par exemple, en 1501, Andrea Vassalo, chef des gardes des Seigneurs de la nuit, mentionna l’arrivée d’un « étranger habillé comme un valet (fante) 88 ». Zuan Antonio Corso, un marchand de drap qui tenait boutique sur le pont du Rialto, témoigna en 1574 qu’il avait vu « un homme étranger » sur la place Saint-Marc, juste avant qu’un vaste incendie ne ravage les stalles de la foire de la Sensa 89. L’expression « habillé a la forestier » était l’une des plus fréquemment utilisées pour désigner les étrangers. Les vêtements semblaient une façon d’identifier les gens bien plus efficace que la langue, l’accent ou les caractéristiques physiques, beaucoup plus rarement mentionnés 90. « A la forestier » renvoyait donc à une apparence, une mode, un goût non vénitiens, sans que nous puissions aisément savoir ce qui rendait l’identification aussi évidente. En général, on était dit toscan, greco ou schiavon plutôt qu’« étranger ». Certains habitants qui avaient résidé à Venise depuis des décennies continuaient parfois d’être désignés par leur ville ou région d’origine qui, même si anciennes, faisaient désormais partie de leur identité. Ainsi, ce « Simon de Venetia toschan », cité dans un procès en 1556 91. Être étranger était aussi une condition qui ne dépendait toutefois pas seulement, ni même avant tout, du lieu d’origine mais bien plutôt de l’activité pratiquée, de la fonction occupée à Venise, de l’intégration à des réseaux et de l’appartenance à une communauté 92. Venise était la capitale d’un empire qui s’étendait de la mer Égée à la Dalmatie jusqu’aux Alpes. Elle exerçait une attraction irrésistible sur les sujets qui recherchaient des opportunités économiques et un travail, en particulier au moment où les habitants du Stato da Mar subissaient l’avancée ottomane. Les sujets en provenance de Dalmatie, d’Albanie et de Méditerranée orientale arrivèrent en nombre à Venise à partir de la fin du XVe siècle, de même que les Padouans, Trévisans et autres habitants de Terre ferme qui se réfugièrent temporairement dans la lagune au moment des guerres d’Italie 93. Les migrants italiens faisaient sans doute une expérience différente de celle des migrants des colonies maritimes. Lorsque les premiers venaient de Toscane ou de Sicile, ils partageaient des références culturelles et linguistiques communes avec les Vénitiens, quand les seconds, grecs ou albanais, étaient souvent orthodoxes et incapables de se faire comprendre, tout en pouvant revendiquer un statut de sujet de la République. Le gouvernement

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87 - BMC, Mariegole, Corrieri, chap. 6, 1489 ; BMC, Mariegole, Luganegheri, chap. 17, 1507. 88 - « forestier vestido da fante », ASV, Avogaria di Comun, Miscelleana Penale, busta 146, fasc. 22, mai 1501. 89 - « un’ homo forestier », ibid., busta 183, fasc. 11, mai 1574. 90 - Ibid., busta 122, fasc. 24, mai 1556 ; busta 323, fasc. 19, fol. 7, oct. 1556. 91 - Ibid., busta 27, fasc. 24, nov. 1556. 92 - S. CERUTTI, Étrangers..., op. cit., p. 129 sq. 93 - A. ZANNINI, « L’identità multipla... », art. cit., p. 252.

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vénitien tendait également à encourager ou décourager les installations de migrants en fonction des avantages économiques que ceux-ci pouvaient apporter à la ville. Venise attira ainsi les soyeux lucquois pour qu’ils s’établissent dans la lagune mais n’hésita pas à expulser de nombreux mendiants dans les années de mauvaise récolte ou de famine 94. En théorie, les migrants n’entraient pas librement à Venise. Les nouveaux arrivants devaient réclamer une autorisation de pénétrer dans la lagune et se déclarer aux capi sestieri (les chefs des six districts de la ville) et aux Seigneurs de la nuit (qui avaient en charge les patrouilles de police et l’organisation de l’ordre public), afin d’être autorisés à y demeurer. Mais une fois installés à Venise, pour quelle durée ces migrants restaient-ils forestier ? Combien fallait-il de temps avant que quelqu’un puisse s’identifier comme « habitant de Venise » et que les autres habitants le considèrent comme tel ? L’intégration à la cité demeurait l’une des conditions nécessaires aux étrangers pour devenir « habitant » et pouvoir, à ce titre, fréquenter les mêmes institutions que les popolani. Une fois encore, la question relevait davantage d’une compétence des acteurs à dire et désigner les identités sociales qu’à une législation spécifique 95. Les étrangers qui résidaient à Venise pouvaient avoir recours à la justice vénitienne, de même que les différentes cours de justice interrogeaient fréquemment des témoins étrangers lors de leurs enquêtes. La reconnaissance de cette capacité juridique signifiait l’appartenance à la ville. De même, la naissance hors de Venise n’empêchait pas la participation aux institutions précédemment évoquées – guildes, confréries, voisinage. C’est là que les migrants parvenaient à créer des réseaux sociaux et économiques, des relations d’affaires et matrimoniales 96. Nous ignorons toutefois si certaines fonctions publiques leur étaient interdites, telles que celles de gardes, portiers du palais ducal, barcaruol du Conseil des Dix ou crieur public, assumées par des popolani mais peut-être réservées à ceux nés à Venise. Dans ce cas, toutefois, comment les popolani pouvaient-ils produire la preuve de leur origine tant que les naissances n’étaient pas systématiquement enregistrées, ce qui ne fut pas le cas avant la fin du XVIe siècle ? De toute évidence, l’identité dépendait encore largement de la fama et de la réputation. C’était aux autres habitants, aux voisins, aux amis, aux parents, aux associés qu’on laissait la prérogative de dire qui appartenait à la communauté. La catégorie forestier n’était pas une identité fondée en substance mais bien une condition qui se définissait dans l’expérience et dans l’épreuve.

94 - L. MOLÀ, La comunità dei lucchesi..., op. cit. ; B. S. PULLAN, « The Famine... », art. cit. 95 - L’attention récente de l’histoire des migrations aux formes plus continues de la mobilité a montré la fluidité des identités à l’époque moderne, en particulier en Méditerranée. Voir Eric R. DURSTELER, Venetians in Constantinople: Nation, Identity, and Coexistence in the Early Modern Mediterranean, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2006 ; Ella Natalie ROTHMAN, Brokering Empire: Trans-Imperial Subjects Between Venice and Istanbul, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 2012. 96 - Voir, par exemple, la préférence des imprimeurs pour certaines scuole, Cristina DONDI, « Printers and Guilds in Fifteenth-Century Venice », La Bibliofilía, 106-3, 2004, p. 229-265.

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La question de la différence entre les étrangers et les « Vénitiens » permet de poser le problème à nouveau frais : non pas du point de vue des statuts juridiques, mais plutôt de celui des catégories, de leurs pratiques et de leurs usages. Celle de popolo appartenait à la sphère des idées et ne décrivait pas les popolani qui habitaient Venise entre la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne. Les patriciens, dépositaires de l’autorité publique, l’employaient pour penser la société vénitienne et l’ordonner dans le discours, en y regroupant tout ce qu’ils n’étaient pas. Ils n’avaient pas besoin de distinguer un natif d’un résident ou d’un étranger, dont l’infériorité et la soumission suffisaient, à leurs yeux, à définir le statut. Les popolani, quant à eux, composaient avec l’incertitude juridique qui les caractérisait et trouvaient, dans les multiples espaces sociaux de leur vie quotidienne, les ressources pour élaborer et définir leurs conditions. Le monde social des popolani, complexe et hétérogène, ne peut se saisir à travers des typologies ou des divisions arbitraires en groupes et sous-groupes, établis sur la base de représentations souvent artificielles de la société. C’est plutôt par le biais d’une attention fine portée aux processus de désignation, d’ordonnancement et de qualification, tels que les popolani eux-mêmes les mettaient en œuvre dans leurs pratiques sociales et politiques quotidiennes, que l’on trouve les ressources pour comprendre comment s’élaboraient leurs conditions. L’état d’infériorité juridique et la soumission aux dominants ne dépossédaient pas les gens du peuple d’une compétence critique qui prenait la forme d’une capacité à dire, définir, produire, construire leurs conditions à travers des discours et des pratiques qui transparaissent dans de nombreuses sources. Les sociétés d’Ancien Régime n’étaient pas le seul produit de l’autorité exercée par les gouvernants, subie ou incorporée par les gens du peuple. Elles étaient aussi le fruit du travail de tous ceux, hommes et femmes, qui, dans leurs innombrables activités quotidiennes, élaboraient des catégories du discours, construisaient des hiérarchies, désignaient des identités, bâtissaient des légitimités, constituant le ferment social et politique sur lequel s’érigeait la cité. Claire Judde de Larivière Université de Toulouse II Rosa M. Salzberg University of Warwick

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SEMAINE DE LA RECHERCHE 17-19 DECEMBRE 2014

VENDREDI 19 DÉCEMBRE 10h00-13h00 TABLE RONDE : « Moralité ou sécurité publique ? »

LECTURES •Thomas Fouquet, Les aventurières de la nuit dakaroise. Esquisses d’un art de la citadinité subalterne, in Les arts de la citoyenneté au Senegal, Karthala • Thomas Fouquet, De la prostitution clandestine aux désirs de l’Ailleurs : une «ethnographie de l’extraversion » à Dakar, Politique africaine 107,2007 • Thomas Fouquet, Compétences cosmopolites : sur quelques savoirs en jeu dans la prostitution clandestine et le mbaraan à Dakar, • Laurent Fourchard, A New Name for an Old Practice: Vigilantes in South-Western Nigeria, Africa 78, Cambridge, 2008 • Laurent Fourchard, the politics of mobilization for security in south african townships, African Affairs, 2011 • Saïd Hanchane avec Benabdelali W., Kamal A., Educational inequality in the world, 1950-2010. Estimates from a new dataset, Research on Economic inequality, volume 20, Emrald Books, 2012 • Saïd Hanchane avec Benabdelali W., Kamal A., Les inégalités de capital humain au Maroc, Education et insertion professionnelle en Méditerranée, revue Maghreb-Machrek, de l'Institut de Recherche sur le Développement (IRD), numéro 211, 2012 • Saïd Hanchane, avec Amina Benbiga et Nisrine Idir, L'évaluation des acquis scolaires au Maroc: nouvelles approches, Critique économique, numéro 30, 2013 • Elise Massicard, Une décennie de pouvoir AKP en Turquie : vers une reconfiguration des modes de gouvernement ?, les études du CERI, juillet 2014 Lectures - Semaine de la recherche

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sous la direction de

Mamadou Diouf & Rosalind Fredericks

Les arts de la citoyenneté au Sénégal Espaces contestés et civilités urbaines

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3 Les aventurières de la nuit dakaroise. Esquisses d’un art de la citadinité subalterne Thomas FOUQUET

Cette étude explore quelques aspects de ce que l’on pourrait nommer les arts de la citadinité subalterne. Sont ainsi désignées la créativité et l’habileté propres à ceux qui, largement privés de moyens (économiques et politiques) d’agir, se saisissent néanmoins de certaines opportunités en imprimant des cheminements traversiers dans la ville. Ils s’y aménagent des niches favorables, tout en développant une éthique et des systèmes de valeurs conçus comme des alternatives à un ordre social et politique qui se manifeste à leurs yeux surtout sous les formes du contrôle, de la sanction et de la stigmatisation. Ces arts de la citadinité dévoilent des façons de faire avec la ville, mais aussi de la faire, c’est-à-dire participer à ses fabrication et réinvention permanentes, y compris à travers l’élaboration d’un désordre constitutif de nouvelles configurations sociales et culturelles.

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Les principaux arguments et la documentation empirique sur lesquels ce chapitre est bâti proviennent d’une enquête ethnographique conduite auprès de jeunes femmes sénégalaises qui se produisent dans des bars et boites de nuit de Dakar1. Dans ces endroits, elles négocient diverses formes d’« échanges économico-sexuels »2, principalement auprès de partenaires occidentaux. Ces jeunes femmes constituent une population pour le moins hétérogène, composée de banlieusardes pas ou peu éduquées, d’étudiantes dans le supérieur, de débrouillardes issues de la classe moyenne urbaine, etc. Leur âge (de 18 à 26 ans)3 et leur ancienneté dans les milieux noctambules (de quelques semaines à plusieurs années) constituent également d’importants facteurs de disparité au sein de ce groupe. Elles ont néanmoins en commun de fréquenter quasi quotidiennement l’univers noctambule et d’y mettre en scène leurs désirs d’Ailleurs. Je les ai baptisées aventurières de la cité afin d’évoquer les trajectoires sociales alternatives qu’elles impriment ainsi en occupant des positions liminaires dans la capitale sénégalaise. L’analyse de l’aventure au féminin et dans un cadre urbain local fournit un contrepoint aux discours sociaux dominants qui voient en elles des « filles de la nuit » – métaphore prostitutionnelle fréquente à Dakar et qui exprime une condamnation morale très explicite. Les jeunes femmes rencontrées abordent l’univers noctambule dakarois à la fois comme un terrain de prédation, une scène où elles jouent leurs aspirations à une « autre histoire »4 et un terrain de contestation « glocal » permettant de se décaler de certains places et rôles sociaux. Envisagés sous cet angle, leurs usages du temps et de l’espace citadins peuvent être interprétés comme des modalités d’incorporation

1.

L’enquête ethnographique qui alimente cette étude mêle observation, participation et collecte de récits de vie, sur une période de sept ans. Elle a été réalisée dans le cadre de ma thèse en anthropologie sociale, Filles de la nuit, aventurières de la cité. Arts de la citadinité et désirs de l’Ailleurs à Dakar, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris, soutenue le 13 décembre 2011. Pour une analyse précise des transactions sexuelles dans lesquelles sont engagées ces jeunes femmes, voir aussi Thomas Fouquet, « Aventurières noctambules », Genre, sexualité & société [en ligne], n° 5, printemps 2011, mis en ligne le 1er juin 2011 [http://gss.revues.org/index1922.html].

2.

Suivant l’expression de Paola Tabet, « Du don au tarif : les relations sexuelles impliquant compensation », Les Temps modernes, n° 490, 1987, p. 1-53.

3.

En référence à l’échantillonnage de mon enquête.

4. Expression fréquemment entendue parmi les jeunes femmes enquêtées, qui désignent ainsi la part d’inattendu, d’espoirs et, globalement, la dimension extraordinaire (dans le sens le plus littéral de ce qui n’est pas commun ou banal) liée à leur fréquentation quasi quotidienne du Dakar by night. Cette « autre histoire » métaphorise en ce sens l’invention d’un « autre soi » possible.

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du « monde global dans leurs propres pratiques de la modernité »5. Une telle approche suggère que les frontières sociales et morales qui quadrillent la ville ne sont pas des barrières absolument hermétiques mais, au contraire, que c’est au travers des façons qu’elles ont d’être franchies, discutées et remises en cause qu’elles deviennent significatives6 en conférant davantage d’épaisseur aux expériences citadines. Dans cette étude, je m’en tiendrai à deux points de discussion principaux. Après avoir exposé les usages distinctifs et critiques que les jeunes femmes enquêtées font du Dakar by night, je reviendrai sur quelques enjeux propres à la déclinaison de l’aventure au féminin et à l’échelle d’une ville comme Dakar. Politiques du style : l’art du décalage et de la distinction Des bars anciens du Plateau dakarois aux night-clubs ultra-hype des Almadies, à l’extrême ouest de la péninsule du Cap-Vert, le Dakar by night se dévoile d’abord par des jeux de lumières. Éclats parfois vaguement jaunâtres qui dessinent des halos flous et donnent à la rue un habit sépia, comme usée par le temps ; néons et lampes halogènes traçant des rayons précis et découpant la nuit au laser. Autant de phares qui balisent la traversée du noctambule, encadrent son regard, stimulent ses sens et son imaginaire. Le Nirvana, au croisement des Almadies. Boite de nuit récente et branchée où la foule se presse chaque soir. La façade de l’établissement, la nuit venue, prend une nouvelle épaisseur grâce à un subtil arrangement de lumières. Elle appelle ainsi au voyage dans un « lieu autre », « hétérotopie » de la fête, de l’insouciance et du glamour. Les aventurières de la cité répondent à l’invitation et lui font honneur. Chaque soir, elles embarquent pour le voyage noctambule. Elles arpentent les bars et les boites de nuit de Dakar en quête de dépaysement, de bons

5.

Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001, p. 30.

6.

Ulf Hannerz, « Epilogue: on some reports from a free space », Birgit Meyer et Peter Geschiere (sous la direction de), Globalization and Identity. Dialectics of flow and closure, Oxford, Blackwell, 1999, p. 325-329.

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coups et de bonnes fortunes. Se mêlant à la foule des « noceurs »7, elles s’y fondent avec plus ou moins de réussite et de savoir-faire, livrées aux promesses d’une nouvelle aventure qui commence. Scintillement furtif d’une boucle d’oreille, suivi d’un foudroyant éclair de lips gloss (brillant à lèvres). Robe en strass qui s’éclaire un bref instant. Chaine de cheville qui s’illumine à son tour et, en prolongement naturel, aiguille vers le galbe d’un mollet puis la plénitude d’une cuisse. Et ce n’est qu’un début. Les corps irradient, passent de l’ombre à la lumière, de l’anonymat à la réputation, s’affichent et affirment leur pouvoir de séduction. Ils sont des « corps utopiques » d’où « sortent et rayonnent tous les lieux possibles », réels ou imaginables8. Jeu du vrai et du faux qui se répète, encore et encore. L’espoir et son contraire sont si proches que la vacance de l’un profite immédiatement à l’autre : il le remplit, l’accomplit. « Quand je sors la nuit, j’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre. Il n’y a personne pour te juger, tu fais ce que bon te semble, tu vois ? Tu fais la fête, tu danses, bien habillé, tout le monde est bien habillé je veux dire, on fait la vie, tu fais tes histoires ! Je ne sais pas, mais moi j’ai l’impression que la nuit des choses peuvent t’arriver… des bonnes choses quoi, tu vas rencontrer quelqu’un qui va changer ta vie »9. Attitude jet-set Très fréquemment au cours de mon enquête, j’ai été frappé par la propension de mes interlocutrices à ne jamais manifester d’étonnement face à des situations inédites ou des lieux largement inconnus. Elles affichent toujours de l’impassibilité ou du détachement en franchissant les portes d’un nouvel établissement de nuit, aussi grandiose ou novatrice que soit la décoration d’intérieur. J’ai pourtant constaté qu’en coulisses, une fois rentrées chez elles ou à l’abri des regards et oreilles indiscrets, elles manifestent souvent avec force et éloquence leur surprise, voire leur émerveillement. Lors d’une discussion – ci-dessous reconstituée – avec l’une de mes interlocutrices, j’aborde cette question en l’interrogeant sur ses gouts en matière de lieux et d’ambiances noctambules :

7.

Ce terme, tombé en désuétude en France, est au contraire très commun dans la langue wolof (emprunté sous la forme noos) pour qualifier les fêtards, les noctambules et autres bambocheurs.

8.

Michel Foucault, Le corps utopique. Les hétérotopies, Paris, Éditions Lignes, 2009.

9.

Bintou, 23 ans, Dakar, 16 octobre 2006, entretien réalisé en français et wolof.

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Nabou : Ce que j’aime c’est les endroits bien chill10, ou des endroits qui me surprennent. Je suis trop trop curieuse en fait, j’aime bien découvrir des nouveaux trucs... Des choses que je ne connais pas encore, qui sont différentes du Sénégal, quoi. Thomas : Tu as déjà été impressionnée par un endroit que tu découvrais ? Nabou : Bien sûr ! C’est sûr que des fois je suis impressionnée... Mais je préfèrerais mourir plutôt que de le montrer ! [Rires] C’est ça la classe, le vrai style : découvrir des choses et faire comme si tu les connaissais déjà… Comme si t’étais pas étonnée, quoi. Si tu rentres quelque part avec les yeux grands ouverts comme un poisson, c’est sûr que les gens qui sont là vont se dire : “celle-là, c’est une kaw-kaw [plouc, broussarde, péquenaude], elle ne connait rien à rien !” Eux-mêmes ils ne connaissent rien, mais tout le monde fait semblant de connaitre, pour le style. Ici c’est le social living, on est des pauvres quoi, on a que ça, le feeling11.

Sans doute l’enjeu est-il d’afficher une sorte de « coolitude », c’està-dire « l’art de simuler l’insouciance, ou celui de singer ce qui tient lieu de norme pour mieux s’affranchir des regards »12. Il m’est toutefois apparu avec une netteté croissante que l’attitude blasée – jouer l’habituée des beaux endroits –, très fréquente parmi ces jeunes femmes, avait une fonction qui dépassait la seule technique de défense face à un environnement inconnu et, en ce sens, potentiellement menaçant (au moins pour le Moi social, c’est-à-dire au risque sinon d’être assimilée à une kaw-kaw). C’est là un trait fondamental de ce que je qualifie d’attitude jet-set. Les expressions de jet-set et de jet-setters sont employées plus largement, à Dakar, pour désigner ceux dont l’emploi du temps quotidien s’organise autour des sorties et des sociabilités noctambules et qui, au-delà, érigent le noctambulisme en marqueur social. Elles renvoient toutefois moins à un groupe social identifié et/ou identifiable comme tel, qui se distinguerait par sa puissance économique, qu’à un ensemble de postures et d’attitudes, la retenue blasée ou l’allure insouciante (ne jamais montrer d’étonnement ni d’admiration), être « dans le coup » sur le plan vestimentaire, passer sa soirée à saluer des connaissances afin de faire la démonstration de sa popularité et de 10. Expression fréquente parmi les jeunes dakarois, empruntée à l’anglais, et signifiant dans ce contexte « relax », « cool », « branché ». 11. Nabou, 24 ans, Dakar, 12 mars 2004, entretien réalisé en français et wolof. 12. Isabelle Barth et Renaud Muller, « La coolitude comme nouvelle attitude de consommation : être sans être là », Management & avenir, n° 19, 2008, p. 19.

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ses connexions dans le monde noctambule, donner l’impression d’être chez soi partout, y compris dans les lieux les plus sélects et branchés, etc. Il s’agit, en bref, de s’affirmer comme étant cool, branché, trendy13. L’enjeu est également de toujours se trouver (et se montrer) au bon endroit, ce qui implique une manière particulière de se mouvoir au sein de l’univers noctambule : il s’agit non seulement d’avoir les connaissances et contacts permettant de tenir à jour son agenda festif, mais aussi d’être toujours en mouvement, de « traverser » le Dakar by night la nuit durant. L’attitude jet-set constitue un bon point d’entrée pour l’exploration des politiques du style qui font l’objet de la présente analyse. J’emploie cette notion de politiques du style afin de désigner des façons d’investir de sens et d’éthique sa propre apparence, de définir sa localisation sociale, non pas tant à l’aune de ce que l’on est ou de ce l’on possède « véritablement », mais plutôt de ce que l’on désire montrer de soi. Ces formes d’énonciation d’une identité choisie ont une portée critique intrinsèque : affirmer ce que l’on est ou voudrait être revient aussi, dans le même mouvement, à énoncer ce à quoi l’on veut échapper ou ce dont on cherche à se dissocier. Ces récits de soi se formulent nettement a contrario d’une certaine vision des rôles féminins légitimes, alors que l’image de la jeune femme soumise, passant mécaniquement du statut de fille à celui d’épouse (dévoilant, dans tous les cas, une position subordonnée) constitue un modèle à éviter à tout prix. La récurrence du terme mbindaan (employée de maison et, péjorativement, bonniche) dans le discours de mes interlocutrices est édifiante à ce propos. Au Sénégal, ces employées de maison symbolisent la vulnérabilité sociale et économique par excellence. Jeunes filles, parfois très jeunes, le plus souvent issues des régions rurales du Sénégal, elles louent leurs services pour quelques milliers de francs CFA et sont souvent les victimes de la pingrerie et de la violence de leurs patron-ne-s... Suivant les témoignages de mes interlocutrices, la référence à cette figure d’« esclave moderne » soutient l’énonciation d’une critique des rapports de genre, particulièrement des relations conjugales. Quelle que soit la fonction rhétorique de ces récits – c’est-à-dire la manière qu’ils ont de caricaturer des rôles et places sociaux féminins en réalité bien plus complexes, souples et variés –, ils expriment clairement à la fois un rapport critique et une volonté de se démarquer des modèles qui dominent les rapports sociaux de sexe. 13. Venu de l’anglais, ce mot signifie « à la mode », « tendance ».

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En ce sens, les discours tout autant que les attitudes de ces jeunes femmes comportent une dimension de résistance ou de contestation et signalent une construction de soi en décalage par rapport à ce qui aurait dû être : un mouvement d’entrée vers un avenir imprévu et, en cela au moins, délectable. En effet, la quête du nouveau, de l’inédit et la volonté de rompre avec un sentiment de monotonie, constituent un moteur fondamental des pratiques, autorisant une analyse sous l’angle de l’aventure comme on le verra plus loin. À la limite, il s’agit de « (re) naître [juddu] » comme l’a formulé une interlocutrice, expression que l’on peut entendre dans un sens métaphorique et suivant au moins deux directions. D’une part, dans le sens d’une renaissance hors des contraintes communautaires et lignagères, et suivant des modalités choisies plus que subies. D’autre part, dans le sens de venir au monde, d’ouverture sur l’Ailleurs, d’embrassement du plus vaste, du plus lointain et du plus différent. Ainsi, entre proche et lointain, proximité et distance, soi-même et l’autre (mais aussi soi-même comme un autre), les carrières de la nuit dévoilent, en surimpression, des trajectoires d’extraversion. L’expression de jet-set, on le comprend, n’évoque pas dans ce contexte une petite élite qui se définirait par sa capacité à assumer un train de vie luxueux et oisif de « vrai milliardaire ». Plutôt que d’avoir, c’est de savoirs dont il est question, même si le « savoir paraitre » par le style vestimentaire en constitue l’expression la plus visible et immédiate. Il s’agit avant tout d’être suffisamment doté sur les plans symbolique et matériel (vestimentaire singulièrement) pour adopter l’allure jet-set telle qu’elle est véhiculée par les médias audiovisuels notamment, mais aussi telle qu’elle est relayée par les figures locales de la réussite que sont certains migrants, artistes et sportifs. La jet-set attitude comme manière d’incarner « la bonne vie » suppose la détention de « compétences cosmopolites »14, savoirs pratiques permettant, a minima, de s’affirmer comme un individu branché, bien connecté au monde et à ses tendances les plus actuelles15 En suivant Hannerz, je 14. Ulf Hannerz, « Cosmopolitans and Locals in World Culture », Theory, Culture & Society, vol. 7, 1990, p. 237-251. 15. Dans le cas des jeunes femmes rencontrées, et au vu des transactions intimes dans lesquelles elles sont impliquées, ces compétences cosmopolites définissent aussi la capacité à établir un rapport de proximité vis-à-vis de partenaires étrangers, en travaillant ainsi sa désirabilité sociale. Pour une analyse plus précise de ces aspects de leurs pratiques, voir Thomas Fouquet, « Compétences cosmopolites. Sur quelques savoirs en jeu dans la prostitution clandestine et le mbaraan à Dakar », Daouda Gary-Tounkara et Didier Nativel (sous la direction de), L’Afrique des savoirs au sud du Sahara (XVIe-XXIe siècle), Paris, Karthala, 2012, p. 225-261.

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considère le cosmopolitisme moins comme un état que comme une posture – ou encore « une perspective, un état d’esprit, […] une façon de négocier le sens [managing meaning] » du monde et de la place qu’on y occupe16. Parmi mes interlocutrices, il apparait clairement que la distinction entre « branché » et « kaw-kaw » – ou « cosmopolite » et « local », pour reprendre les catégories d’Hannerz – s’articule suivant cette habileté ou cette faculté plus ou moins grande à se présenter comme fin connaisseur de la nouvelle société mondiale. En paraphrasant Mamadou Diouf, il s’agit en ce sens d’une manière alternative d’accéder à la scène mondiale et d’y devenir actrices du théâtre de la globalisation, ces jeunes femmes traçant ainsi « leur propre chemin dans l’économie mondialisée du désir et de la consommation »17. Il est sans doute possible de suivre également Michel Foucault lorsqu’il souligne que le travail sur soi, les efforts de mise en scène de soi et du corps, à travers le vêtement et le maquillage notamment, « déposent sur le corps tout un langage » et « placent le corps dans un autre espace, ils le font entrer dans un lieu qui n’a pas de lieu directement dans le monde, ils font de ce corps un fragment d’espace imaginaire qui va communiquer avec […] l’univers d’autrui »18. Ils permettent la projection dans un ailleurs social, entre théâtre de la bonne vie et terrain de contestation, où sont mis en dialogue et en tension l’être et le devenir – ce que l’on est et ce que l’on voudrait être. C’est sous cet angle notamment que peuvent être interprétés les styles, attitudes et poses nocturnes des jeunes femmes – et que leurs politiques du style deviennent intelligibles. Dans un contexte de frustrations matérielles très largement partagées, le fait d’afficher une posture de détachement et d’insouciance, de se présenter comme à l’abri du besoin et disponible pour se livrer à des occupations hédonistes, est au fondement de certaines stratégies distinctives. L’enjeu consiste alors à faire comme si l’on n’avait d’autre souci que de chasser l’ennui en recourant pour cela à la dépense futile (d’argent mais aussi de temps), a contrario de celle, utile ou nécessaire, qui (pré)occupe quotidiennement l’absolue majorité de la population sénégalaise. C’est à ce niveau, également, que l’amusement, le jeu et, plus largement, l’hédonisme peuvent être pris très au sérieux19 : non seulement pour la portée 16. Ulf Hannerz (1990), op. cit., p. 238. 17. Mamadou Diouf, « Engaging Postcolonial Cultures: African Youth and Public Space », African Studies Review, vol. 46, n° 2, 2003, p. 5. 18. Michel Foucault, op. cit., p. 15. 19. Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux, Paris, Aubier, 1963.

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critique qu’ils contiennent, mais aussi comme manières de marquer une position sociale désirée. Cette question gagnerait également à être pensée à l’aune de celle des loisirs comme forme d’« invention des usages » du temps20. Or, pour les jeunes femmes enquêtées, ces usages du temps signifient bien souvent parvenir à dégager du temps pour soi, ce qui implique néanmoins un travail permanent de négociation avec d’autres que soi (les ainés sociaux, en premier lieu). Après tout, si on l’envisage suivant le seul critère temporel, qu’est-ce que l’autonomie sinon la capacité à faire un usage libre de son temps, ce qui n’est assurément pas la même chose que faire usage de son temps libre21. Beaucoup de bruit pour rien ? Jonathan Friedman, dans la lignée de travaux fondateurs tels que ceux de Colin Campbell sur l’éthique et l’esthétique des actes de consommation modernes, souligne que ceux-ci constituent « des manières de satisfaire des désirs qui s’identifient à des styles de vie hautement valorisés » ; ils sont « une réalisation matérielle, ou une tentative de réalisation de l’image d’une vie bien vécue »22. Autrement dit, consommer désigne un moyen particulier de revendiquer une identité sociale, d’exprimer une position désirée et, finalement, de se définir soi-même. Les stratégies de présentation de soi déployées par les actrices de la nuit dakaroise peuvent dès lors être comprises comme l’invention d’une « mobilité ascendante fictive »23 : une façon de se hisser – au moins en apparence – au-dessus du commun de ceux 20. Voir Alain Corbin (sous la direction de), L’avènement des loisirs (1850-1960), Paris, Flammarion (Champs), 1995. 21. J’évoque ici le fait que l’histoire des loisirs « modernes » dans les sociétés européennes se réfère classiquement à l’apparition d’une éthique du travail associée à l’industrialisation et au développement du capitalisme ; le temps des loisirs se pense alors dans son articulation au temps travaillé, comme un moment de recomposition des forces laborieuses. Pour ce qui concerne le Sénégal, et le constat reste sans doute pertinent pour bien d’autres sociétés, les choses se jouent de manière sensiblement différente. Dans la situation présente, alors que le chômage et le sous-emploi touchent durement une majorité des jeunes, une définition des loisirs ne s’énonçant qu’en fonction du temps travaillé fait encore moins sens que dans d’autres contextes socioculturels, économiques et historiques. 22. Jonathan Friedman, « The Political Economy of Elegance: An African Cult of Beauty », Culture and History, n° 7, 1990, p. 101-125. 23. J. Clyde Mitchell, « The Kalela Dance / La danse du kalela. Aspects des relations sociales chez les citadins africains en Rhodésie du Nord », Enquête, n° 4, 1996 (traduction et présentation de M. Agier et S. Nahrath).

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qui n’ont rien, ne savent rien et, en ce sens, ne sont rien. C’est à cet égard notamment que le Dakar by night figure un ailleurs social, espace utopique où se mettent en scène des fictions de la mobilité sociale et culturelle, à défaut d’une mobilité géographique stricto sensu qui demeure inaccessible au plus grand nombre (partir vers le Nord). C’est aussi à ce niveau que l’affichage de son style revêt une dimension critique, qui est intrinsèque à l’énonciation distinctive de soi. Dit autrement, ces performances permettent d’exprimer sa différence vis-à-vis du commun des débrouillards et autres « sénégalériens »24, suivant une expression fréquente parmi les jeunes dakarois. L’effort de distinction représente en ce sens un jeu de miroirs par lequel on peut mettre à l’épreuve l’image de soi et la désirabilité sociale individuelle, évaluée notamment à l’aune de la capacité à incarner une certaine idée de la vie rêvée ou de la bonne vie. Plus encore, les protagonistes s’offrent mutuellement le spectacle de leur magnificence, aussi inventée et fantasmée soit-elle. Ils participent à une entreprise individuelle et collective de transposition sociale, culturelle, matérielle, dévoilant ainsi des affaires de paraitre, de mise en scène, d’énonciation de soi, dans lesquelles l’apparence et l’imaginaire matériel, mais aussi le corps comme « grand acteur utopique »25 jouent un rôle assurément central. C’est le paradoxe du corps, disait Michel Foucault, d’être à la fois la topie par excellence et le point de départ de toutes les utopies : « Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser, le corps n’est nulle part : il est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine »26. Le corps devient alors le médium par lequel l’ici peut être réinventé en un ailleurs : il est le support premier sinon unique des rêves d’un autre « soi » possible. À l’instar des ghettomen ivoiriens, les aventurières dakaroises « reconstituent la scène avec leur corps tels des acteurs qui ne compteraient que sur leurs gestes et leur costume pour transposer l’histoire »27 – ainsi : « Yeah, Jennifer Lopez baby ! Regarde ça : Lady nice tat [Madame belles fesses] ! Ça bouge, ça move, ça danse... Je ne vois que moi, on ne 24. Cette expression, contraction des termes « sénégalais » et « galérien », désigne les jeunes conjoncturés urbains, en proie au chômage et, plus largement, à la difficulté de s’émanciper du statut de cadet social. 25. Foucault, op. cit., p. 15. 26. Ibid., p. 18. 27. Éliane de Latour, « Du ghetto au voyage clandestin : la métaphore héroïque », Autrepart, n° 19, 2001, (154-176), p. 166.

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voit que moi [Rires]. J’te jure, des fois je suis en boite, bien sapée, tout !, je deviens folle... Je suis... comment on dit... en délire quoi, complètement tipsée [timbrée, excitée]... en extassssse : une vraie reus-ta [en français : verlan pour « star »] ! »28 ; « Moi j’étais là, sur la piste [de danse], je dansais trop bien même, bien sapée, au top mec ! Beyoncé de New York trace ta route petite, me voilà Beyoncé Jolof [Rires] ! »29. Les références aux figures internationales de l’entertainment (et des stars du hip-hop et du R’n’B en particulier) sont omniprésentes parmi les jeunes femmes rencontrées. Il serait néanmoins parfaitement inepte de considérer que ces interlocutrices se prennent effectivement pour Madonna, Jennifer Lopez, Beyoncé, Rihanna ou autre star mondialement connue. Cela reviendrait à ignorer toute la part de jeu, d’humour, voire d’autodérision que contiennent ces narrations de soi : Beyoncé Jolof ou, pour en proposer une traduction aussi fidèle que possible, la diva du terroir30. Certes, nombreux sont ceux qui soutiennent que «seuls les tonneaux vides font du bruit pour rien »31, en somme, que les vrais riches ne ressentent pas le besoin de faire étalage ostentatoire de ce qu’ils possèdent. Mais l’ostentation déployée par les jeunes femmes enquêtées estelle si vaine ou falsificatrice – bref, font-elles « du bruit pour rien » ? À partir de sa relecture de l’œuvre de Thorstein Veblen, Jean-Pierre Warnier propose quelques pistes permettant de sortir de l’ornière véracité/falsification. Il observe que « la culture matérielle ostentatoire de la classe des loisirs n’est pas la traduction a posteriori, par la consommation, d’une hiérarchie qui se construit ailleurs et autrement ; c’est au contraire dans et par l’économie de l’ostentation que la hiérarchie

28. Safiatou, Dakar, 6 mai 2006, discussion informelle en français et wolof. Jennifer Lopez est une actrice et chanteuse américaine originaire de Porto-Rico. Sa célébrité est due, semble-t-il, autant à son talent artistique qu’à ses mensurations – et notamment sa chute de reins légendaire. 29. Mariama, Dakar, 6 mai 2006, discussion informelle en français et wolof. 30. Beyoncé Giselle Knowles, alias Beyoncé, est une chanteuse américaine de Rhythm and Blues (R’n’B), rendue célèbre au sein du groupe Destiny’s Child avant d’entamer une carrière solo en 2006. Le Jolof est un empire fondé au XIVe siècle, englobant une large part du territoire sénégalais actuel, et réputé avoir posé les bases historiques, sociales et culturelles des populations wolof. 31. Suivant les mots d’un interlocuteur, qui rejoignent sur le fond quantité d’autres discours critiques sur la yomblife – le simulacre de ceux qui n’ont rien et néanmoins « se prennent » ou « veulent se faire passer pour... ».

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se bâtit. C’est une matrice de subjectivation »32. Autrement dit, vraies ou fausses, les fictions de soi mises en scène par les actrices du Dakar by night participent de toute façon de leur constitution comme sujets moraux : elles sont ce qu’elles font et, dans une certaine mesure, ce qu’elles montrent. Je me fonde ici sur ce qui me parait être l’un des apports les plus significatifs des études sur les liens entre identité, consommation et culture matérielle en Afrique, dont le thème de la « sape » congolaise est emblématique. Ce que l’on montre de soi ne peut pas être cantonné à une analyse en termes stricts de faux-semblant ou de superficialité, comme si le sujet était absolument distinct de son apparence. Bien au contraire, la consommation « est une technique de soi qui fusionne le sujet et son apparence » ou, autrement dit, une modalité de subjectivation par l’apparence, et non pas « une simple question d’intendance pour un sujet qui se construit ailleurs »33. Consommer, se définir soi-même à travers la mise-en-objet, participe de façons de se penser investies dans des manières de faire état de soi. Il est clair qu’« habiller le soi, c’est définir le soi »34. C’est ainsi que s’opère une forme stylisée de « synthèse entre l’être et l’avoir »35. Entre réel et irréel : conviction et travail de l’imaginaire En filigrane des remarques précédentes, se dessine un « espace de conviction » qui est circonscrit par le fait que « dans tout jeu, pour peu qu’il prétende au sérieux de l’ordinaire (et qu’il puisse ainsi s’inscrire dans l’univers des rencontres et des circonstances), on suppose que le joueur ne demande qu’à y croire, qu’il accepte, le temps du jeu, de se faire croyant et qu’il en donne la preuve en se préoccupant de fournir à son ou ses partenaires l’occasion de jouer »36. Faire croire et « se prendre soi-même au jeu » sont en réalité indissociables, comme Erving Goffman l’avait déjà souligné37. Il ne s’agit toutefois pas de conclure à une forme d’auto-illusion ou de détachement du réel pur 32. Jean-Pierre Warnier, Construire la culture matérielle : L’homme qui pensait avec ses doigts, Paris, Puf, 1999, p. 117-118. 33. Ibid., p. 111. 34. Friedman, op. cit. 35. Michel de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1, Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990 [1980], p. 75. 36. Isaac Joseph, « Les convictions de la coquette », Communications, n° 46, 1987 (221-228), p. 222. 37. Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973, p. 25.

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et simple. Plutôt, il convient de mieux cerner les liens qui s’établissent entre réalité sociale et imaginaire, à l’aune de ce que l’on pourrait nommer des effets de réalité. D’abord, on peut reconnaitre que la réalité – c’est-à-dire, ici, la capacité individuelle à projeter son action et sa trajectoire dans une série d’effets un tant soit peu prévisibles– se dévoile de façon problématique dans le Sénégal contemporain. L’idée du réel à venir et, partant, du devenir individuel se révèle dans une profonde indécision : entre les jeux de bluff, les empêchements, les frustrations et contradictions multiples et, enfin, l’impossibilité de planifier à une semaine, un jour, voire une heure près, tant l’emploi du temps n’est pas un soi distinct, en échappant dans une très large mesure au vouloir propre. La réalité se présente ainsi avant tout sous les traits du friable, de l’instable, de l’inconséquent et de l’incertain. Trop souvent, le fatalisme apparent symbolisé par l’interjection « Inch’ Allah ! » est mis sur le compte d’une improbable « mentalité », là où c’est en fait l’incertitude qui agit comme une force de subjectivation fondamentale. Face à ces situations où l’indistinction et l’indécision prévalent, la réalité consiste avant tout en une soustraction. Aux yeux de beaucoup, elle renvoie non pas à ce qui est, mais au contraire à ce qui n’est pas – c’est-à-dire à ce qui semble être toujours déjà ôté du champ des possibles. Peut-être est-ce là un facteur de brouillage ou au moins d’enchâssement de la réalité et de l’imaginaire, ce dernier permettant d’additionner ce qui pourrait être à ce qui ne peut pas être. C’est ainsi que « l’imaginaire a absorbé, remplacé la réalité sociale »38. Il s’agit en ce sens de ne pas postuler la parfaite irréalité (ou irrationalité) des productions imaginaires, mais plutôt de penser les liens complexes qu’elles entretiennent avec des réalités vécues quotidiennement sur le mode du manque ou de l’absence et que, dans un certain nombre de cas, l’on souhaite combler ou dont on cherche à s’affranchir : « L’imaginaire, écrivait Gilles Deleuze, ce n’est pas l’irréel, mais l’indiscernabilité du réel et de l’irréel »39. C’est sous cette optique que j’évoque des effets de réalité, c’est-àdire, dans ce contexte, admettre que le sens et les enjeux des stratégies distinctives et des politiques du style résultent de la jonction entre des imaginaires de la bonne vie globalisés et des réalités (sociales, économiques, politiques) locales. C’est dans la rencontre, le côtoiement et 38. Filip De Boeck et Marie-Françoise Plissart, Kinshasa : Récits de la ville invisible, Bruxelles, Éditions Luc Pire, 2005, p. 208. 39. Gilles Deleuze, Pourparlers 1972-1990, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990, p. 93.

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l’assortiment de ces deux matrices – chacune à sa manière à la fois réelle et irréelle – que se façonnent des manières d’exister et de faire exister socialement. Au sujet des ressorts fantasmatiques propres à la consommation d’objets évocateurs de réussite, Michael Rowlands soutient que cette dimension onirique se distingue nettement du registre de l’auto-illusion étant donné le consensus social très large dont bénéficie la culture matérielle du succès, entendue ici pour les performances sociales et identitaires qu’elle autorise, au-delà de toute évaluation de l’avoir effectif de chacun(e)40. Autrement dit, l’entremêlement de l’être et du paraitre individuels est, littéralement, opératoire. Et cela fonctionne d’autant mieux que les aventurières de la cité s’imposent en « hétérotopistes » (comme il y a des utopistes), dans la mesure où elles se produisent en des lieux qui « [les] transportent dans un ailleurs ou un nulle part », qui « laissent de la place pour l’illusion ou la compensation » et leur « offrent un aperçu de la possibilité de vaincre la fragmentation, les contradictions »41. Le réel n’est pas supplanté ou évacué par l’irréel et l’illusion mais, plutôt, la réalité est revisitée et jusqu’à un certain point reconditionnée grâce au travail de l’imaginaire et aux visées critiques qu’il contient. La certitude et l’immédiateté de ce que l’on montre chasse l’incertitude de ce que l’on est, tandis que le manque ou l’absence de « lieu propre » est résolu(e) au moins le temps du jeu – ou de la nuit, cet espace-temps onirique dans sa fonction d’ailleurs social et hétérotopique dans sa réalisation spatiale. Cette approche de l’imaginaire à travers ses socialisations et matérialisations offre un accès aux enjeux plus larges qui confèrent une part de leur signification aux performances individuelles. Elle permet, au moins partiellement, « de réduire le clivage entre le sujet et son apparence »42 et d’accéder ainsi au sens dont celui-ci investit ses propres pratiques distinctives. Esthétique de l’ailleurs et « mise-en-lieu » Dans les configurations examinées ici, il s’agit de consommer non seulement des objets – accessoires de mode divers –, mais des activités, des lieux et des ambiances qui, à travers les usages que l’on en fait et les façons que l’on a de s’y produire, deviennent tout aussi 40. Michael Rowlands, « The Consumption of an African Modernity », Mary Jo Arnoldi, Christraud M. Geary et Kris L. Hardin (sous la direction de), African Material Culture, Bloomington, Indiana University Press, 1996, p.188-213, p. 203. 41. De Boeck et Plissart, op. cit., p. 254-255. 42. Warnier, op. cit., p. 111.

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qualifiants que les vêtements de marque que l’on porte, par exemple. À cet égard, l’articulation entre définition de soi et mise-en-objet semble également pertinente pour l’analyse en termes de consommation de lieux et d’ambiances esquissée ici. Il s’agit alors d’une mise-en-lieu ou mise-en-situation qui s’articule pareillement à des stratégies d’autoidentification, suivant un mode performatif. Comme le confirme Nabou, « Bien se préparer, c’est une manière de se respecter soi-même, je pense. Quand tu sors, c’est pas pour montrer tes problèmes. Tu sors et t’as envie d’oublier tout ça, de montrer autre chose, quoi. Quand je sors, je veux que tout le monde me regarde en se disant : cette fille-là, elle a quelque chose, c’est pas n’importe qui »43. Ce bref extrait de conversation avec Nabou démontre à nouveau combien la recherche d’esthétique personnelle est mise au service d’un objectif d’invention de soi comme, à nouveau, quelqu’un qui a quelque chose. Ces stratégies de présentation de soi, à travers le vêtement, le maquillage, les poses…, bref le style, font « s’épanouir sous une forme sensible et bariolée les utopies scellées dans le corps »44. Mais la décoration, le design et plus largement le standing des lieux que l’on fréquente doivent également entrer en résonance, et en cohérence, avec ces stratégies distinctives et l’exhibition d’attributs matériels supposés évoquer l’excellence de la position sociale occupée. Cette jeune femme, aventurière noctambule habituée des soirées et lieux branchés, recourt à une métaphore édifiante, en confiant : « Tu ne vas pas mettre un beau bijou dans du papier journal, ça le gâche… Il lui faut une jolie boite ! Personnellement, les endroits moyens, j’y mets même pas les pieds, ça me vaut pas, quoi, ça gâte mon nom [yaq]. […] Moyen, ça veut dire que c’est un peu vieux, que c’est trop sénégalais, quoi… Je ne veux pas passer ma soirée avec des ploucs [kaw kaw], il faut que les gens aient la classe. Moi j’aime les endroits classes, bien blow »45. Le souci esthétique, dont le lieu fait (ou au contraire ne fait pas) l’objet, rejaillit sur celle qui le fréquente ; il la met en valeur et la rehausse, ou inversement la diminue – « la gâte ». La question de la « bonne ambiance » permet d’entrer plus en profondeur dans cet examen. Qu’est-ce qui rend un lieu populaire, 43. Nabou, 24 ans, Dakar, 23 août 2004, entretien réalisé en français et wolof. 44. Foucault, op. cit., p. 17. 45. Vanessa, 23 ans, Dakar, mars 2007, entretien réalisé en français et wolof. Venu de l’anglais, « blow » signifie, soit « un lieu pour ‘souffler’ et passer un bon moment », ou bien « un lieu où ça explose ».

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beau, cool ? À ce niveau, le qualificatif « populaire » doit être défini selon plusieurs directions. Il évoque d’abord l’idée d’une importante fréquentation (ici populaire = réputé, renommé et bien fréquenté) et le fait de prendre un véritable bain de foule semble ainsi indiquer la réussite de la soirée : « il y avait trop de monde », « on ne pouvait même pas se déplacer », « j’ai perdu X ou Y dans la foule » sont des formules fréquemment employées pour faire état du succès d’une sortie. Mais les attributs autant de la foule que du lieu constituent également des critères décisifs. Il y a à ce sujet une nuance fondamentale qu’il faut immédiatement apporter, alors que deux pôles principaux se dessinent : les lieux/ambiances « trop sénégalais » et ceux « pour Toubabs ». La formule « trop sénégalais » condamne sans appel un établissement considéré comme bas de gamme. Sont ainsi stigmatisés les lieux trop anciens ou dénués d’élégance et de chic, assimilables aux maquis ivoiriens ou aux nganda congolais (cette fois populaire = ordinaire, vulgaire, « local »). On boudera par exemple largement les établissements qui ne jouent que de la musique africaine ou de la salsa pour une clientèle d’âge mûr dans un décor vétuste peu conforme aux goûts du jour, au profit de sonorités internationales – hip-hop singulièrement – et de décorations d’intérieur plus rutilantes. Les boites de nuit sont ainsi évaluées largement au regard de leur caractère actuel. Safiatou confesse qu’il lui est « difficile de dire : “je préfère tel endroit”, parce que ça change tout le temps… Ce qui est sûr en tout cas, c’est que pour qu’il y ait un peu de concurrence, il faut que les boites soient au top... Des trucs neufs, actuels, quoi. Moi, c’est ça que je regarde avant d’aller à un endroit, si on a fait un effort pour le faire évoluer. C’est logique, t’as pas envie de te trainer dans des trucs que tu connais déjà par cœur ou qui sont trop anciens, trop sénégalais, quoi »46. La recherche de la nouveauté et le travail de tri dans la diversification de l’offre noctambule sont également articulés à une quête de dépaysement. Celle-ci implique notamment d’éviter les endroits « trop sénégalais ». « Avant, confie Khadyatou, il y avait moins de choix, tu allais où ça bougeait et c’est tout. Tu disais à tes potes : “Aujourd’hui, c’est où ?” [Tey fan la]47 et on te proposait un ou deux endroits. Maintenant tu peux avoir au moins dix réponses. Tu peux trouver des ambiances très différentes et visiter des endroits que tu ne connais 46. Safiatou, 24 ans, Dakar, 26 avril 2006, discussion informelle en français et wolof. 47. « Aujourd’hui, c’est où ? » est une traduction littérale du wolof « Tey, fan la ? ». Cette expression est très usitée par les jeunes Dakarois pour énumérer le programme festif et noctambule du jour.

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pas. On est attirés par le truc nouveau, quoi, c’est normal, c’est humain. Le Sénégal, c’est plus comme avant, ça bouge trop vite maintenant, alors t’as pas envie de rester derrière. […] Derrière, c’est-à-dire dans les vieux endroits, les trucs trop sénégalais, quoi. Entre certaines boites, y a même pas de comparaison possible : c’est deux mondes totalement différents, t’as l’impression de ne pas être dans le même pays ! »48. Il ressort clairement de ces appréciations que l’archaïsme d’un lieu (architecture et design d’intérieur, musique jouée, âge et allure de la clientèle, etc.) fonctionne comme un repoussoir, car considéré comme « trop sénégalais ». Mais, dans le même temps, les établissements qui attirent une population massivement, voire exclusivement occidentale – les lieux « à Toubabs » – n’ont pas non plus les faveurs de nombreuses jeunes femmes rencontrées. Cela peut paraitre paradoxal si l’on considère que leurs nuits sont, en partie au moins, consacrées à la rencontre de « sponsors », notamment occidentaux. Toutefois, plus qu’une contradiction, un tel jugement démontre en réalité combien les nuits sont investies de sens et d’enjeux différents et pluriels. Loin de s’épuiser dans l’appât du gain, l’aventure noctambule constitue, à nouveau, un support narratif rendant possibles des récits de soi décalés et une forme de dépaysement. Les jeunes femmes opèrent une sorte de cloisonnement entre la recherche de gains d’une part, et celle d’amusement ou de dépaysement noctambule d’autre part. Si l’une et l’autre ont le Dakar by night pour terrain d’opérations, elles ne se superposent en aucun cas. Et, force est de le constater, les « ambiances toubabs » sont radicalement rejetées. Suivons la démonstration qui suit d’Aïda : « Tu vois cette peau-là [montrant sa main], elle est noire, hein ?! Et cette langue que je parle, hein, c’est du wolof, n’est-ce pas ?!, et là où je suis, c’est le Sénégal, c’est l’Afrique, hein. Boy, moi je te dis, les gens qui disent qu’on est toubab parce qu’on s’habille comme ça, ou parce qu’on va dans cet endroit-là, c’est seulement des cons. Des cons et des complexés. Moi, je m’en fous, j’ai pas de problème. [...] Et pour te dire, là où j’aime aller pour faire la fête, c’est pas où il y a les Toubabs d’ailleurs ! Ça pue les trucs de Toubabs, c’est pas chill, quoi. Tu rentres là, tu t’assieds et tu fais des sourires, “Oui oui, ça va, merci, je m’amuse comme une folle !”, mais en vrai tu t’ennuies tellement que tu vas mourir ici ! [Rires] Si tu regardes, les Blancs quand ils sortent [la nuit], on dirait qu’ils s’en foutent de leur style quoi... Nous, les Noirs [en français] on a la classe, boy... On n’a pas l’argent, mais on a la classe ! [Rires] C’est ça, la différence : la classe et le style... Moi tu me mets du 48. Khadyatou, 26 ans, 12 juin 2005, entretien réalisé en wolof et français.

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rap, du ragga, du zouk ou de la salsa... N’importe quelle musique... je vais danser, mec, avec le style. C’est ça la vie, faut être au top ! »49. D’une certaine manière, ce qui rend beau un endroit aux yeux de ceux qui le fréquentent – ce qui lui confère un cachet prestigieux et fait qu’on le valorise tout autant que l’on se sent valorisé par lui – est la nouveauté. Non seulement le fait qu’il s’agisse d’un nouvel endroit, fraichement ouvert ou refait à neuf, mais aussi parce qu’il évoquera certaines tendances vues comme très actuelles. Dans les configurations qui nous intéressent ici, l’attirance pour l’actuel ou le « toujours plus d’aujourd’hui » reste spécifique en ce qu’elle s’élabore dans une très large mesure à l’aune de ce qui se fait ailleurs. Ni trop toubab, ni trop sénégalaise, une esthétique festive se dessine plus subtilement, sous une forme davantage hybride ou d’entre-deux : très imprégnée de tendances internationales et actuelles (musiques, décoration d’intérieur, danses, attitudes, vêtements, etc.), marquant un rejet explicite de l’archaïsme rattaché aux ambiances connotées « trop locales », mais sans verser pour autant dans le « toubabisme » qui reste lui aussi fort critiqué. Denis-Constant Martin a écrit que « les fêtes, et la culture en général, possèdent une dimension utopique [qui] réside notamment en ce que la polyvalence des pratiques culturelles donne la possibilité et de montrer les inégalités, les injustices, l’oppression et d’imaginer un univers où elles seraient abolies ou redressées »50. Les propos d’une autre interlocutrice, Zeynabou, me paraissent faire pertinemment écho à ces considérations : « Quand je vois les nouvelles boites et tout ça, je me dis que quand même le Sénégal évolue. C’est dans ces endroits-là que tu constates vraiment les changements… Pas en restant à la maison, je veux dire. Tu vois tout ce qui se fait de nouveau : la musique, la décoration, les vêtements, les danses… Tout ça, quoi. Et là, tu sens que le Sénégal est bien dans le move, quoi. Moi, ça me rend fière dans un sens. […] Dans certains endroits, je me sens… je sais pas… comme une touriste qui visite des endroits inconnus, quoi. [Rires] Au Sénégal, on dit comme ça : “Ku du toxu doo xam fu dëkk neexe” [proverbe : “Celui qui ne change jamais de lieu ne peut pas savoir où il fait bon vivre”]... Ça veut dire... il faut être curieux dans la vie, il faut bouger... Voyager, quoi »51.

49. Aïda, 23 ans, Dakar, 11 septembre 2003, entretien réalisé en wolof et français. 50. Denis-Constant Martin, « Cherchez le peuple… Culture, populaire et politique », Critique internationale, n° 7, 2000, p. 169-183, p. 179. 51. Zeynabou, 24 ans, Dakar, 2 mai 2006, entretien réalisé en français et wolof.

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L’aventure citadine au féminin Dans les études africaines francophones, les termes « aventurier » et « aventure » sont apparus le plus nettement sous la plume de Justin Daniel Gandoulou52. Comme il le montre dans son étude de la SAPE53, les jeunes Congolais qui ont migré vers Paris se définissent eux-mêmes comme « aventuriers », tandis que le voyage migratoire est désigné par l’expression « faire l’aventure ». Suivant cette acception émique, l’aventure désigne une transition entre deux situations bien distinctes, celle du jeune « conjoncturé » écrasé sous le poids des difficultés sociales et économiques dans sa société d’origine d’une part, et celle du « Parisien », débrouillard accompli, qui est parvenu à rallier Paris et à y constituer la « gamme » de vêtements griffés qui rehaussera son prestige et sa valeur sociale au pays d’autre part. Faire l’aventure autorise en ce sens une forme de métamorphose sociale, mais aussi intime. C’est une expérience subjectivante, qui permet de devenir un «autre» autant à ses propres yeux que sous le regard social. En élargissant la focale, on pourrait dire que l’aventure constitue une tentative de dépasser les empêchements et frustrations socioéconomiques auxquels se heurtent le plus grand nombre. Selon Banégas et Warnier, « l’économie morale de la ruse et de la débrouille »54 caractérise dans une large mesure ces nouvelles trajectoires d’accumulation économique ou symbolique. Mon utilisation du paradigme de l’aventure se démarque néanmoins de ces usages les plus courants, au moins, à deux égards. D’abord, l’aventurier est généralement décrit sous des traits masculins ; or, ce sont des jeunes femmes qui font l’objet de mon propos. Cela ne va pas sans soulever un certain nombre de questions, si l’on considère combien l’aventure au féminin est comme toujours déjà disqualifiée et stigmatisée socialement. Schématiquement, là où certains garçons pourront s’attirer une forme de reconnaissance sociale en flirtant avec les frontières du légal et de l’illégal, du conforme et de la transgression, les filles qui adoptent des postures indociles sont susceptibles de s’attirer des jugements de dépravation et de dévergondage. Leurs quêtes de la « bonne vie » qui s’éloignent un tant soit peu des normes de genre les exposent au stigmate de « femmes de mauvaise vie ». De longue date, l’indocilité féminine a été exprimée et dénoncée en termes de mœurs légères 52. Voir Justin Daniel Gandoulou, Au cœur de la sape, Paris, L’Harmattan, 1989a, et Dandies à Bacongo, Paris, L’Harmattan, 1989b. 53. Société des ambianceurs et des personnes élégantes. 54. Richard Banégas et Jean-Pierre Warnier, « Nouvelles figures de la réussite et du pouvoir », Politique africaine, n° 82, 2001.

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et d’accessibilité sexuelle, c’est-à-dire suivant les catégories morales des « mauvaises mœurs » et de la « mauvaise sexualité » – voire de la « mauvaise femme ». L’historicité de tels jugements sociaux peut être recherchée non seulement dans la construction coloniale, puis postcoloniale du « féminin légitime » (autour des figures de femmes gardiennes du foyer et des traditions notamment), mais aussi dans le rôle actif que certaines femmes ont joué dans l’invention des « plaisirs de la ville » depuis les années 1950, à l’instar de la ndumba (femme libre se produisant dans les bars-dancings et y négociant son accessibilité sexuelle), qui s’est peu à peu imposée comme un personnage central de l’ambiance kinoise55. Si l’historiographie se montre assez largement silencieuse sur ces figures alternatives du féminin dans le contexte dakarois, on constate néanmoins que le stigmate de la « fille urbaine » a été très présent dans les romans coloniaux et postcoloniaux ainsi que dans la presse progouvernementale dès les années 1960. Les cibles en étaient, par exemple, « de toutes jeunes filles se [livrant] au racolage » afin de « mener une vie artificielle de bourgeoisie » et, en ce sens, tout à fait « intoxiquées par la ville »56. L’expression de yomb-life – du wolof yomb, léger, bon marché, et de l’anglais life, vie –, très fréquente à Dakar aujourd’hui, stigmatise également celles (et ceux) qui se détournent des « vraies valeurs » pour embrasser des modèles culturels venant d’ailleurs et se produisent librement dans l’espace public urbain, la nuit en particulier. Un article paru en 2010 dans la presse sénégalaise exprime bien cette idée par la description suivante: «Durant les patrouilles nocturnes, les policiers réclament bien souvent des carnets de santé, là où ils demandent aux hommes la présentation de leur carte d’identité nationale. Même si [les filles] ne se livrent pas au racolage, il suffit juste parfois de s’habiller de manière sexy, la nuit, pour être taxée de prostituée. Pourquoi, par ailleurs, une femme qui entre dans un bar ou s’aventure aux alentours de celui-ci, est vite assimilée à une prostituée ? Pourquoi celles qui s’affichent la nuit avec un étranger sont-elles tout de suite considérées comme des belles de nuit ? »57.

55. Voir T. K. Biaya, « La culture urbaine dans les arts populaires d’Afrique : analyse de l’ambiance zaïroise », Revue canadienne des études africaines, vol. 30, n° 3, 1996, p. 345-370, et « Les plaisirs de la ville : masculinité, sexualité et féminité à Dakar (1997-2000) », African Studies Review, vol. 44, n° 2, 2001, p. 71-85. 56. Dakar-Matin, édition du 11 septembre 1968. 57. « Lorsque le carnet de santé devient plus important que la carte d’identité ! », Nettali, 5 février 2010.

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Ensuite, l’aventure africaine est communément associée au voyage migratoire. Plus exactement, dans beaucoup d’études, le jeune débrouillard, galérien urbain, ne devient aventurier qu’à condition de partir à l’étranger, dans une société du Nord en particulier. Mon investigation se poursuit au contraire dans un cadre local, suivant des itinéraires plus imaginaires que géographiques, produits par des usages spécifiques de la ville et des opportunités qu’elle recèle. Les jeunes femmes rencontrées organisent une forme de dépaysement « à domicile », à travers ce que j’ai qualifié ailleurs d’« exil imaginaire »58, une prise de distance sociale et culturelle, qui fonctionne sur le mode de la recomposition spatiale, temporelle, matérielle et symbolique. À cet égard, les milieux noctambules dakarois constituent des «scènes » ethnographiques extrêmement fécondes. L’art du décalage social et culturel que les jeunes femmes y déploient contient intrinsèquement une dimension critique : aller vers et aspirer à une « autre histoire » est aussi une manière de s’émanciper ou de s’éloigner de, et porte ainsi en germes une mise à distance critique de rôles et places dont on souhaite se démarquer. C’est sous cette optique qu’il est possible de parler d’aventure citadine. Celle-ci figure une manière de réinventer l’ici comme une terra incognita, qui brise la routine et évase le champ des possibles par la projection de soi dans des « mondes plus vastes »59. Dans le cas des jeunes Dakaroises enquêtées, cette aventure dans la ville s’invente et se construit au quotidien, en se nourrissant de lieux, de sons, d’ambiances, d’étoffes, de récits... De proies, aussi. Elle repose sur un art de subjuguer, puis de « bouffer » les « sponsors » masculins, afin d’affirmer son propre pouvoir dans un contexte où les frustrations sociales et matérielles engendrent un système de compétition très âpre et brutal – où l’être et l’avoir individuels s’enchevêtrent et se définissent mutuellement avec une force particulière. La pluralité et le foisonnement de possibles dont la grande ville est le théâtre constituent en ce sens les conditions de possibilité de ces pratiques et trajectoires. Plus encore, à travers elles, il s’agit de penser une forme d’exode dans la ville, en explorant les différents univers, imaginaires et réels, moraux et matériels, entre lesquels naviguent les actrices ; leurs manières de

58. « De la prostitution clandestine aux désirs de l’Ailleurs : une ethnographie de l’extraversion à Dakar », Politique africaine, n° 107, 2007, p. 102-124. 59. AbdouMaliq Simone, « Atteindre des mondes plus vastes. Négocier les complexités du lien social à Douala », Politique africaine, n° 100, décembre 2005-janvier 2006.

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se mouvoir dans une « ville flux »60, en y occupant des temps et des espaces qui acquièrent parfois valeur et fonction de lieux propres stratégiques comme c’est le cas du Dakar by night. Hétérotopie dakaroise Ainsi envisagée, l’aventure citadine consiste en une manière de reconfigurer sa localisation sociale, en jouant avec les codes sociaux et culturels et en utilisant la prédation non seulement comme un moyen d’accéder à des ressources matérielles, mais aussi comme une esthétique. En déployant des politiques du style et de la signification, fondatrices de formes de contestation implicite qui ont la ville à la fois comme cadre de référence symbolique et spatial, source d’inspiration et univers d’opportunités. Cela incite à penser la ville comme un terreau de créativité, de pluralité et de syncrétisme social et culturel. Dans cette perspective, le rapprochement que Filip De Boeck établit entre Kinshasa et la « Venise invisible» de Calvino, qui «contient aussi beaucoup de villes différentes en une seule»61, me semble tout à fait judicieux. Ainsi, Dakar comme Kinshasa est « tout à la fois une ville de mémoire, une ville de désir, une ville de secret, une ville de commerce, une ville de morts, de signes, de mots, de rêves, d’utopie »62. Ce sont également ces récits d’un « Dakar invisible » qui se donnent à voir et à penser à travers les arts de la citadinité subalterne, faits de positions et de trajectoires liminaires, qui confèrent à l’univers urbain une épaisseur, une rugosité et une pluralité que seul le regard libéré de la recherche d’ordre apparent peut discerner. À ce propos, il faut bien admettre que le Sénégal bénéficie d’une réputation internationale de stabilité, déclinée en termes de pluralisme démocratique, de relative quiétude sociale ou encore d’équilibre entre pouvoirs religieux et politiques. En contrepartie, on doit reconnaitre qu’un certain nombre d’objets d’étude ont été partiellement négligés, tant par les anthropologues que par les historiens. L’étude de trajectoires citadines subalternes, marginales ou « hors normes » est relativement sous-représentée dans le champ des «études sénégalaises», par comparaison avec certains objets phares (la « mouridologie », de manière absolument exemplaire), mais aussi 60. Dominique Malaquais, « Villes flux. Imaginaires de l’urbain en Afrique aujourd’hui », Politique africaine, n° 100, décembre 2005-janvier 2006, p. 17-37. 61. De Boeck et Plissart, op. cit., p. 16. 62. Ibid.

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avec d’autres sociétés africaines (l’« ambiance » ou les « aventurierssapeurs » congolais en particulier). À cet égard, l’aventure citadine telle qu’elle est analysée ici permet de réinsérer un peu de désordre heuristique dans l’ordre apparent et d’aspérités sous la surface parfois trop lisse. Elle permet, enfin, d’appréhender la dimension ouverte, mouvante de la société sénégalaise contemporaine, sans réduire ou superposer un tel questionnement à celui des migrations. Ces manières alternatives d’être-en-ville s’enracinent dans une trame sociale et historique de l’extraversion, à la fois bien plus ancienne et plus épaisse. Elles s’articulent largement autour d’un Ailleurs, que l’histoire s’est chargée d’associer aux sociétés du Nord ; toutefois, tel que j’ai pu le vérifier en analysant l’aventure citadine, cet Ailleurs tire sa pertinence avant tout de l’indiscernabilité du réel et de l’irréel qu’il contient. En d’autres termes, il renvoie moins à la réalité des sociétés européennes ou nord-américaines qu’aux possibles ouverts par la recréation imaginaire de ces espaces et leur domestication dans les arts de faire avec les conditions sociales, économiques et politiques locales. L’aventure citadine abordée ici représente une opération de transposition, virée vers l’inédit « où se contemple une nouvelle société possible »63. À travers elle, il est possible d’envisager la ville, non seulement à l’aune de ses infrastructures et du quadrillage sociopolitique dont elle fait l’objet, mais aussi à celle des « régions morales » qui la jalonnent, produisant ainsi une géographie plus symbolique que physique. Le détour par ces lieux autres consiste en une manière de poser un regard neuf, décentré sur l’ici, qui comporte une visée critique intrinsèque. C’est également à ce niveau qu’il faut comprendre les politiques du style, pour les enjeux de signification et de(d’) (auto)représentation qu’elles contiennent. C’est enfin à travers ces narrations de soi comme détenteur de ressources (matérielles et symboliques) que s’organisent les performances individuelles dont l’aventure est le véhicule social et culturel, en investissant « d’éthique l’esthétique »64. Denis-Constant Martin a bien problématisé une telle articulation dans les pratiques et créations culturelles populaires, en écrivant que, sans être « porteuses d’orientations politiques intrinsèques », elles « ne peuvent être comprises en dehors de la situation politique où elles existent [dans la mesure où] elles sont conditionnées par cette situation et en rendent compte »65. 63. Pierre Furter, Mondes rêvés : formes et expressions de la pensée imaginaire, Neuchâtel et Paris, Éditions Delachaux et Niestlé, 1995. 64. Martin, op. cit. 65. Ibid., p. 179.

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À cet égard, les configurations considérées prennent place dans une trame à la fois plus ancienne et plus englobante au Sénégal, dans laquelle les expressions culturelles de la jeunesse urbaine révèlent des articulations complexes entre les dimensions esthétique et politique (au sens large). Il est en effet possible, à partir de l’appétence de la jeunesse dakaroise pour la modernité tropicale véhiculée par les musiciens afro-cubains dès les années 1950, jusqu’au succès actuel du rap et du hip-hop, d’esquisser, de manière certes schématique, une généalogie du cosmopolitisme noir comme « contreculture de la modernité »66. Il ne s’agit pas ici de repartir du postulat chromatique ou racialisant (la blackness comme vecteur identitaire réifié), mais bien plutôt de dévoiler une esthétique transnationale/diasporique du subalterne, dans laquelle la galère, le manque et la subordination constituent des forces créatrices. Sous cet angle, les difficultés apparaissent moins comme d’insurmontables obstacles que comme des moteurs pour l’invention d’un « langage par lequel la prise de distance et la contestation peuvent se dire, [...] [d’un] moyen de transfigurer une condition précaire et mal acceptée »67. Les formes subtiles et multiples d’autocompréhension qui se jouent à ce niveau ont en commun d’évoquer, non pas nécessairement ce que ces jeunes sont, mais plutôt ce qu’ils/elles voudraient être. En d’autres termes, « il est nécessaire de reformuler la question de l’identité non pas autour du pôle de la fidélité, mais de celui du mouvement continu d’invention de soi. Ou plutôt de comprendre qu’il n’est de fidélité que dans le mouvement »68. C’est en ce sens que le Dakar by night, tel qu’il est construit par les jeunes femmes enquêtées, peut être envisagé comme un ailleurs social, ou une « hétérotopie » au sens proposé par Michel Foucault. Leurs manières de l’investir et de s’y produire leur permettent en effet de « juxtaposer en un lieu plusieurs espaces qui, normalement, seraient, devraient être incompatibles »69. Or, « ce qu’il y a de plus essentiel dans les hétérotopies», ajoute Michel Foucault, c’est « [qu’]elles sont la contestation de tous les autres espaces »70. En ce sens, je m’accorde à la lecture que Filip De Boeck fait des hétérotopies, 66. Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, Paris, Éditions Amsterdam, 2010. 67. Georges Balandier, « Préface », Justin Daniel Gandoulou, op. cit., p. 6. 68. Souleymane Bachir Diagne, « La leçon de musique. Réflexions sur une politique de la culture », Momar Coumba Diop (sous la direction de), Le Sénégal contemporain, Paris, Karthala, 2002 (243-259), p. 256. 69. Foucault, op. cit. 70. Ibid.

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à savoir « des utopies effectivement mises en œuvre, des lieux où il est possible de penser ou de réaliser en même temps toutes les catégories contradictoires d’une société, des espaces où il devient possible de vivre l’hétérogénéité, la différence, l’altérité, un ordre alternatif »71. Bien sûr, le caractère transitoire et fragile des trajectoires sociales esquissées dans ce chapitre interdit que l’on pose sur elles un regard béatement admiratif. Il demeure que, pour les aventurières de la cité, c’est le fait de se sentir actrices de leur devenir, même si ce n’est que par bribes inachevées et sur le mode du bricolage, qui rend l’épreuve du réel acceptable ou au moins tolérable. L’imaginaire, entre ferment de « formes flottantes et mobiles »72 du réel et levier critique, est, sous cet angle, susceptible d’interprétation. Les narrations alternatives de la modernité qui se dévoilent ainsi permettent d’accéder à une perception plus épaisse et chamarrée de l’univers urbain, à condition toutefois de suivre les cheminements traversiers des récits de soi – ces sentiers qui jalonnent le Dakar invisible, région morale sans cesse réinventée et reconfigurée. Les arts de la citadinité subalterne témoignent ainsi d’un art d’être-en-ville qui est aussi une manière d’être-au-monde, avec le corps, la ville et l’imaginaire comme bagages. La grande ville, assurément, regorge de ces petites et sinueuses artères qu’aucun plan ne mentionne.

71. De Boeck et Plissart, op. cit. 72. Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit – Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2010.

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De la prostitution clandestine aux désirs de l’Ailleurs : une « ethnographie de l’extraversion » à Dakar En partant de l’ethnographie de différentes formes de prostitution clandestine à Dakar, cette contribution défend l’idée que l’intelligence de ces pratiques est à rechercher avant tout dans les trajectoires d’extraversion qu’elles dessinent. S’ouvre ainsi l’hypothèse d’un continuum de l’extraversion qui s’oppose à celle d’une rupture migratoire. Se révèle alors un schème d’intelligibilité considéré commun aux pratiques africaines de soi et aux aspirations migratoires : l’extraversion comme mode de subjectivation.

Si le traitement médiatique de la « question migratoire » a, ces dernières

années, offert une large audience occidentale à la maladie de la boussole qui touche tant d’individus du sud de la Méditerranée (« tous aimantés au Nord 1 »), il reste cependant fort à faire pour que soient révélés les repères de moralité qui sous-tendent les désirs d’émigration. D’une part, la recherche prend maintenant bien en compte la dimension subjectivante de l’expérience migratoire. En atteste notamment le foisonnement d’études sur le mythe du retour inhérent au « deuil de l’exil » qui mettent en scène des immigrés formant leur identité à travers des expériences migratoires dépeintes sous leurs dehors et leurs intérieurs nostalgiques. D’autre part, l’étude des subjectivations figure en bonne place dans l’agenda « africaniste », et les analyses culturalistes et/ou déterministes, sans avoir tout à fait disparu, paraissent désormais bien anachroniques face aux questionnements autrement plus féconds des « pratiques africaines de soi » et d’une « Afrique des individus », par exemple 2. L’aspirant-migrant est cependant encore largement perçu – i.e. à travers les analyses qui (ne) lui sont (pas) consacrées – comme manquant de libre arbitre. Deux poncifs peuvent être ici évoqués. Tout d’abord, selon le credo de la « fuite

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forcée », la migration ressortirait du (mauvais) sort qui s’acharne contre le continent africain dans son ensemble et – par ricochet – sur chacun de ses ressortissants. Cette interprétation construit ainsi le projet migratoire comme une démarche fondamentalement passive car contrainte, dans laquelle la marge de manœuvre des acteurs semble très réduite. Ensuite, selon le credo de « l’illusion », les jeunesses africaines migreraient parce que crédules – ou aveugles – quant à la réalité du supposé « Eldorado occidental ». L’« Information 3 », forte de ses multiples supports technologiques et humains, n’est pourtant pas sujette aux mêmes entraves que les corps et l’Occident est en effet renseigné et scruté de manière si attentive en Afrique que l’on peut se demander de quel côté de la Méditerranée se situe véritablement la naïveté… Bref, si le poncif de l’illusion apparaît bien commode pour expliquer des phénomènes dont l’intelligence semble difficilement accessible, il reste fort peu probant. Il conviendrait aussi de revenir sur les liens entre ce poncif et le « cloisonnement culturel » et l’« irrationalisme » trop souvent tenus associés à l’Afrique. Un certain nombre d’approches ont certes contribué à un renouvellement du regard porté sur les phénomènes migratoires, en insistant notamment sur le prestige personnel rattaché au « retour héroïque 4 », sur les thèmes de la « double absence » du migrant 5 ou, au contraire, de sa présence multiple 6. Toutefois, à de rares exceptions près, la question du projet migratoire n’est traitée que de manière à la fois parcellaire et assez marginale. L’idée de rupture migratoire semble encore largement prévaloir, occultant par là tout ce qu’une ethnographie des localités africaines sous l’angle privilégié des « stratégies d’extraversion 7 » qui y sont constamment déployées – révélant ainsi les multiples points d’entrée et de sortie, largement constitutifs de ces espaces – peut apporter à la thèse contraire d’un continuum de l’extraversion. La prise en

1. É. Orsenna, Madame Bâ, Paris, Fayard-Stock, 2003. 2. Voir A. Mbembe, « À propos des écritures africaines de soi », Politique africaine, n° 77, mars 2000, p. 16-43 et A. Marie, L’Afrique des individus, Paris, Karthala, 1997. 3. Je fais ici référence notamment à la notion de mediascape employée par A. Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la mondialisation, Paris, Payot, 2001. On pense aussi à tous ces « informateurs » que sont les émigrés de retour au pays, mais aussi, pour les prostituées clandestines présentées plus bas, tous leurs clients et « petits copains » occidentaux. J’y reviendrai. 4. É. de Latour, « Héros du retour », Critique internationale, n° 19, 2003, p. 171-189. 5. A. Sayad, La double absence : des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999. 6. Voir A. Tarrius, Les nouveaux cosmopolitismes. Mobilités, Identités, Territoires, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2000. 7. Voir J.-F. Bayart, « L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion », Critique internationale, n° 5, 1999, p. 97-120.

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compte accumulative des modes de subjectivation (juvéniles particulièrement) et des aspirations migratoires semble encore bien insuffisante. En somme, les manières encore bien substantialistes et « provincialistes » d’aborder les sociétés africaines déterminent sans doute la façon pour le moins oublieuse que les études des migrations africaines ont de s’emparer de la question du projet, à tel point que ces deux champs (études africaines et migratoires) sont souvent traités indépendamment l’un de l’autre. La présente contribution entend mettre du liant là où il semble y avoir séparation de principe, et de la continuité dans ce qui semble faire rupture 8. En partant de mon travail ethnographique sur certaines formes de prostitution clandestine à Dakar, je souhaite d’abord montrer combien l’intelligence de ces pratiques est à rechercher dans les « trajectoires d’extraversion » qu’elles dessinent. Nous verrons notamment que le rapport au corps – ici envisagé comme instrument de capitalisation des arguments prestigieux de l’extraversion – permet (autant qu’il traduit) la constitution sélective et subversive d’un répertoire de pratiques et de récits de soi mondialisés. Ces acquis empiriques ouvriront ensuite aux notions d’« exil imaginaire » et de « désirs de l’Ailleurs », qui permettent de situer pratiques africaines de soi et aspirations migratoires dans un schème d’intelligibilité commun : celui de l’extraversion comme mode de subjectivation.

Les « Ailleurs » de la prostitution clandestine à Dakar C’est à travers mon travail ethnographique sur la prostitution clandestine féminine à Dakar que le paradigme de la « stratégie de l’extraversion » a véritablement pris corps, pour finalement devenir central à mes analyses du phénomène. L’extraversion c’est, a minima, le fait de soumettre des « éléments culturels étrangers » à « des objectifs autochtones » à travers différents procédés de « transfert de sens » et de « dérivation créative 9 ». Il s’agit ainsi de penser « l’articulation de l’Afrique subsaharienne au système international 10 ». Une ethnographie de l’extraversion exige d’être particulièrement attentif aux points et modes d’entrée et de sortie qui constituent le « local » étudié ; de se focaliser sur ses « ailleurs » et sur les manières que les acteurs ont, quotidiennement, de le faire « circuler » stratégiquement, en le refaçonnant ainsi constamment à l’aune – notamment – de leur rapport imaginaire au « global ». Sur un terrain africain, l’enjeu véritable est, pour le dire comme A. Mbembe et S. Nuttall, de « déprovincialiser » l’Afrique, de questionner les diverses manières d’écrire le monde depuis l’Afrique et d’écrire l’Afrique dans le monde 11. En montrant comment j’ai dû déployer ce que j’ai – a posteriori – qualifié d’ethnographie de l’extraversion pour accéder à l’intelligence des multitudes

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de pratiques que recouvre la prostitution clandestine, je voudrais apporter son principal ancrage empirique à cette discussion.

Enjeux et postulats d’une ethnographie de la prostitution clandestine à Dakar Je n’entrerai ici que partiellement dans le détail des contraintes spécifiques à la prostitution clandestine. Non que celles-ci n’aient pas été déterminantes dans la construction de mon itinéraire – aussi bien empirique qu’intellectuel – de recherche, mais plutôt pour souligner que c’est en me détachant progressivement de toute velléité monographique que j’ai pu accéder à l’intelligence des pratiques. La « vérité » de mes interlocutrices était nichée dans tout ce qui déborde ce que la prostitution propose d’emblée à l’observateur : ce qu’elle évoque en termes de contraintes et de soumission, de dangers et de risques, de piétinement des tabous et des interdits, etc. Ce sont les aspirations à une « autre histoire 12 » qui motivent les pratiques, qui atténuent les contraintes et invalident les risques. Plusieurs points doivent être ici éclaircis. D’abord, l’hypothèse d’une relégation subjective du risque ne signifie bien sûr en rien absence effective de dangers (sanitaires, mais aussi psychologiques et sociaux). Mais ces jeunes femmes sont, pour beaucoup d’entre elles, justement insérées dans une sorte d’économie morale de la prise de risque, qui incite à une mise en danger de soi à des fins qui débordent largement le hic et le nunc de la contrainte prostitutionnelle, comme je le montrerai plus loin. Ensuite, ne pas définir la prostitution avant tout comme un espace de contrainte ne revient pas à évacuer la matérialité des pratiques et encore moins à dire que cette question est sans importance, sinon à convoquer un « ailleurs plus signifiant que les relations sociales observées et pratiquées au fil d’une expérience unique 13 ». Bien loin d’une telle proposition, je veux simplement dire que les pratiques inhérentes à la prostitution clandestine sont loin d’être gouvernées exclusivement par la contrainte. Il s’agit donc de situer mon approche hors du carcan misérabiliste et/ou moraliste qui fonde les principales représentations sur la prostitution au Sénégal, pour repartir justement de l’intelligence des circonstances qui donnent leur sens aux pratiques du point de vue de l’implication stratégique et de l’investissement subjectif des acteurs. Dans 8. Je voudrais remercier Tarik Dahou et Guillaume Lachenal pour leurs relectures critiques de ce texte, qui en ont déterminé tant la forme que le fond. 9. J.-F. Bayart, L’Illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 80 et suiv. 10. J.-F. Bayart, « L’Afrique dans le monde… », art. cit., p. 102. 11. A. Mbembe et S. Nuttall, « Writing the World from an African Metropolis », Public Culture, vol. 16, n° 3. 12. Selon l’expression employée par plusieurs jeunes interrogées. 13. A. Bensa, La Fin de l’exotisme, Paris, Anacharsis, 2006, p. 10.

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l’esprit du plus grand nombre, les prostituées sont effectivement des individus dominés : soit par la quête frénétique et exclusive de plaisir sexuel (qui renvoie à la dépravation morale), soit par la nécessité vitale (la misère extrême). Ces représentations clôturent si bien le phénomène qu’elles empêchent, notamment, de voir comment ces pratiques singulières s’intègrent à une économie morale dominante et la questionnent ; comment les stratégies individuelles sont façonnées par la tension entre contraintes morales et quêtes d’émancipation ; bref, comment s’opèrent les subjectivations 14. Je rejoins ici Hunter lorsqu’il souligne : « Les femmes s’engagent dans ces relations transactionnelles non pas en victimes passives, mais pour accéder à du pouvoir, à des ressources ; simultanément, elles défient et elles reproduisent ainsi les structures patriarcales15. »

Les mises en objet et les techniques de soi mobilisées restent donc centrales, et le rapport tant aux « choses » qu’à soi-même – le « souci de soi » – demeurent des sources d’information ethnographiquement premières, permettant de dépasser les catégorisations éthiques prévalentes. Simplement, j’assume l’idée que « le contexte est immanent aux pratiques 16 » et que le meilleur moyen de sortir de l’ornière épistémologique (moraliste et/ou misérabiliste) de la prostitution est ainsi d’en référer, d’une part à la multitude de variations qu’elle recouvre, et d’autre part aux contextes plus étendus de réalisation des pratiques. Non pas de chercher un ailleurs plus signifiant qu’elles, donc, mais de voir comment elles font sens ailleurs que dans un contexte strictement prostitutionnel. Pour dépasser la question du risque de disqualification sociale inhérent à la prostitution, et préciser ainsi un peu mieux l’idée d’une économie morale de la prise de risque, mon premier argument est que, précisément, le fait d’entrer dans ce jeu d’équilibriste a en soi du sens. Il permet de conférer au quotidien une intensité et une nouveauté au moins aussi délectables et nécessaires que les gains matériels procurés par la prostitution (les premiers étant certes difficilement dissociables des seconds). Cette hypothèse repose sur un constat empirique récurrent dans la longue durée de mon enquête : du point de vue des acteurs, les situations semblaient d’autant plus savoureuses qu’elles étaient alambiquées et audacieuses ; qu’elles mobilisaient un « sens aigu de l’occasion 17 ». Jongler avec trois ou quatre hommes simultanément, en mobilisant pour cela un sens de l’ubiquité et de la répartie – la tchatche – littéralement extraordinaires ; parvenir à soutirer à un homme le maximum (d’argent, de cadeaux, etc.), en l’amenant par exemple à inviter deux ou trois copines au restaurant, qui seront en retour admiratives face aux qualités de stratège de celle à qui elles doivent ce bon repas ; adopter au cours d’une même

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soirée l’attitude distinguée et blasée d’habituée des beaux endroits, puis celle de « fille de la rue 18 ». Voici quelques configurations dans lesquelles peuvent être glanés, non seulement du matériel, mais aussi du bénéfice symbolique et de la respectabilité du point de vue d’une « économie morale de la ruse et de la débrouille 19 ». Ces configurations sont simultanément des moments drôles et palpitants, au cours desquels de constants efforts d’improvisation et d’invention de soi sont mobilisés, mettant à mal toute lecture du phénomène en terme de soumission. Prise dans sa globalité, une telle approche de la prostitution construit les acteurs comme étant d’avantage en décalage qu’en marge, à travers de multiples opérations de détournement, de manipulation et de dérivation. En ce sens, leurs pratiques sont avant tout « traversières » : tout en étant « relatives aux possibilités offertes par les circonstances », elles « n’obéissent pas à la loi du lieu », « ne sont pas définies par lui » 20. Les acteurs ne sont pas en marge de la société, mais produisent stratégiquement leur manière de s’y insérer, en tendant vers sa subversion silencieuse. Dans cette perspective, le caractère clandestin des pratiques de prostitution ici considérées doit être envisagé non seulement d’un point de vue juridique, mais surtout comme capital stratégique et tactique – progressivement constitué et constamment mobilisé par les acteurs.

La clandestinité : une définition plurielle et fondamentalement stratégique Au Sénégal, les textes légaux dessinent une certaine tolérance à l’égard de la prostitution féminine 21. Cette tolérance est systématiquement associée au souci de la lutte contre les maladies sexuellement transmissibles 22. Des conditions sont donc imposées à la pratique, tout particulièrement la possession

14. « Subjectivation » est donc entendu ici dans sa détermination foucaldienne : produit de la tension entre des procédures d’assujettissement et d’émancipation. 15. M. Hunter, « The materiality of everyday sex : thinking beyond “prostitution” », African Studies, vol. 61, n° 1, 2002, p. 101. 16. A. Bensa, La Fin de l’exotisme,… op. cit. p. 32. 17. Ce « sens de l’occasion » et toutes mes références au caractère « stratégique » des pratiques sont à mettre au compte de M. de Certeau, L’Invention du quotidien (1. arts de faire), Paris, Folio, 1990. 18. « Fille de la rue » ne qualifie pas le statut de prostituée, mais plutôt celui de « bandite » : un peu le pendant féminin et dakarois des ghettomen abidjanais étudiés par de Latour. 19. R. Banégas et J.-P. Warnier, « Figures de la réussite et imaginaires politiques », Politique africaine, n° 82, juin 2001, p. 5-21. 20. M. De Certeau, L’Invention du quotidien…, op. cit. 21. Pour consulter ce corpus juridique, voir <www.refer.sn/rds/article.php3?id_article=154>. 22. Sur le traitement de la marginalité par l’État sénégalais, voir O. Faye et I. Thioub, « Les marginaux et l’État à Dakar », Le mouvement social, n° 204, 2003, p. 93-108.

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d’un carnet certifiant du suivi sanitaire régulier de sa détentrice. Celles qui font la démarche de s’en munir sont considérées officiellement comme des « professionnelles » ; les autres, « clandestines », sont exposées aux rafles policières. Cette qualification strictement juridique de la clandestinité n’épuise cependant pas la multitude de configurations qu’elle recouvre et qui lui donnent sens et épaisseur. On peut bien entendu considérer que la « professionnalisation », avec la visibilité qu’elle impose (visites médicales, etc.), est en elle-même vecteur de honte au regard plus général du jugement infamant posé sur la prostitution, comme l’affirment les jeunes femmes rencontrées. Toutefois, l’observation des pratiques dans la durée et dans leur complexité introduit à un niveau d’analyse plus pertinent. La clandestinité est une stratégie qui permet de synthétiser des rôles parfois opposés ou très distants (« prostituée », « jeune femme encore vierge et mariable », « fêtarde branchée et dégourdie », « fille sérieuse mais occidentalisée »…), de manipuler son image pour tirer profit des occasions : autant de « savoir-faire », indexés à des « savoir être », qui ouvrent certains possibles, autorisent l’accès à certains gains matériels et symboliques. En d’autres termes, non seulement la clandestinité n’est pas facteur d’opacité pour l’analyste, mais bien le point nodal des stratégies, qui draine des effets de connaissance révélant une part des finalités poursuivies par les acteurs. Parmi la foule de situations vécues au cours de mon enquête qui me permettraient d’illustrer empiriquement cette idée, j’en retiens une qui me paraît particulièrement parlante. Les hasards d’une promenade sur une plage dakaroise me font un jour rencontrer une jeune femme, que je reconnais comme une habituée de l’Africa Star, bar de nuit du quartier du Plateau très largement consacré à la rencontre entre clients et prostituées clandestines. Je l’ai régulièrement vue pratiquer des « allers-retours accompagnés » entre le bar et les hôtels de passe qui l’entourent. Elle est ce jour-là en compagnie d’un occidental d’une cinquantaine d’années, un Italien comme je l’apprendrai rapidement. Me reconnaissant à son tour 23, elle me fait signe de les rejoindre, et en appelle à mes « talents » de traducteur : elle parle français et wolof, lui exclusivement italien. Elle m’explique brièvement – et en wolof afin d’éviter toute compréhension de son accompagnateur – qu’ils se sont rencontrés par hasard chez une amie, et qu’il lui a rapidement déclaré sa flamme. À grand renfort de clins d’œil, elle me demande de lui faire savoir que pour accéder à son « intimité », il faut d’abord lui passer la bague au doigt, comme l’exige la « tradition sénégalaise ». Je m’exécute, appelant ainsi chez son compagnon un jugement sans appel : ces « traditions » et cette « culture » lui semblent bien pesants… J’apprendrai par la suite que les deux n’ont finalement pas convolé, mais que « l’Italien »

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a néanmoins couvert de cadeaux sa « promise », avant de se lasser de la seule contrepartie qu’elle lui ait offerte : sa conversation – largement inaccessible… Autrement dit, les stratégies de l’ambiguïté et d’invisibilité que permet la clandestinité autorisent les acteurs à jouer avec les rôles, à élargir le faisceau des occasions saisissables. Ainsi, entre prostitution « à la passe », multipartenariat et, éventuellement, perspective de mariage, le nuancier des pratiques est très large et sans cesse recomposé par l’imprévu et le « sens de l’occasion ».

De la prostitution clandestine au mbaraan : une « trajectoire d’extraversion » Passer d’une pratique de la prostitution dans son acception la plus stricte (« à la passe ») à des stratégies beaucoup moins disqualifiantes socialement peut exiger une capitalisation d’assez longue durée. Avant d’en revenir à la qualification de ces itinéraires d’apprentissage, que je définirai comme des « trajectoires d’extraversion », quelques mots d’introduction sur le mbaraan. Cette pratique consiste pour une jeune femme à constituer et à entretenir un réseau d’hommes a priori ignorants de ce multipartenariat, pourvoyeurs en argent et cadeaux en tous genres. Les relations sexuelles ne sont pas explicitement à la base de l’échange et les acteurs utilisent tous les outils à leur disposition 24, soit pour ne pas avoir à y recourir du tout, soit pour les limiter autant que possible, soit – en tout état de cause – pour que l’ambiguïté subsiste aux yeux du plus grand nombre. En pratique, il se rapproche à bien des égards de la prostitution clandestine, et le critère distinctif le plus pertinent est celui du jugement social qui se rapporte à chacune de ces pratiques. Je rejoins ici à nouveau Mark Hunter, pour qui : « Le sexe transactionnel diffère [de la prostitution] sur des points important : les participants se conçoivent comme des “petites amies” et des “petits amis” et non comme des “prostituées” et des “clients”, et l’échange cadeaux/sexe est inscrit dans un ensemble plus large d’obligations qui n’incluent pas forcément un paiement préétabli 25. »

La pratique du mbaraan repose ainsi sur l’élaboration d’une forme de « désintéressement intéressé » : se faire aborder par des hommes aisés sans leur donner toutefois l’impression de n’en vouloir qu’à leur argent. On peut postuler que cette pratique trouve une part de sa légitimité sociale et morale (au contraire de la prostitution qui – pour sa matérialité explicitement sexuelle – demeure 23. Il s’agissait d’une proche amie de l’une de mes principales interlocutrices dans les milieux de la prostitution clandestine. 24. En puisant notamment dans les critères moraux constitutifs de la « jeune Sénégalaise respectable » : virginité prénuptiale, discrétion, etc. 25. M. Hunter, « The materiality of everyday sex »…, art. cit., p. 100-101.

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du registre de l’infamant) dans ce qu’elle se présente comme une variation spécifiquement féminine de l’économie morale de la ruse et de la débrouille. L’intelligence des situations, la logistique subtile, les sens de l’improvisation et de la dissimulation… Bref, les techniques de soi spécifiques que requiert une bonne maîtrise du mbaraan en font indéniablement un art de la ruse et de l’artefact. J’en reviens maintenant à la question de la carrière 26 prostitutionnelle comme « trajectoire d’extraversion ». Les différents discours qui suivent sont extraits d’entretiens réalisés auprès de jeunes femmes engagées dans des pratiques de prostitution clandestine. Ils se caractérisent tous par ce qu’ils évoquent d’une construction de soi en décalage par rapport à ce qui aurait dû être. Ils définissent ainsi un mouvement d’entrée vers un avenir inédit et des manières de produire sa place en dehors des itinéraires normés, qui renvoient finalement à une affirmation presque « glorieuse » de sa différence, car considérée réflexivement comme fondamentalement valorisante : « Tu sais, j’ai grandi à Thiaroye et les bancs [l’école], je n’ai pas duré là-bas… À la maison, c’est wolof-wolof [on ne parle pas français], donc moi j’ai commencé à être complexée quand je fréquentais des filles du centre-ville qui parlaient et fumaient comme des vraies toubabs… Mais ensuite j’ai connu pas mal de copains français, et ça m’a permis de bien m’exprimer dans cette langue. Et ils m’emmenaient dans des grands restaurants, où il faut se tenir convenablement, quoi ! […] Maintenant, je ne fais plus la prostitution, je sors seulement en boîte ou dans des restaurants avec des copines, et là je rencontre des hommes avec qui je peux jouer la grande dame, raconter que je suis d’une bonne famille, parfois je dis même que je suis encore vierge, et que je cherche à me marier avec un homme qui a de l’éducation… et de l’argent bien sûr [rires] ! Les passes, c’est fini, parce que j’arrive à me faire financer par des hommes qui me courtisent, et je me sens mieux comme ça, parce que la prostitution, c’est fatigant, et quand tu fais ça, tu as l’impression que tout le monde le sait et parfois tu n’es pas à l’aise, tu vois ! ? » (Rokhaya, 25 ans). « J’avais une copine de mon quartier qui avait commencé à sortir la nuit 27. Elle avait souvent des nouvelles fringues, toujours de l’argent avec elle. Elle m’a proposé plusieurs fois de venir avec elle dans ses sorties, avec des copains toubabs. Elle me disait que les mecs nous paient tout, quoi : la boisson, à manger et tout ça. Ils nous gèrent, quoi. Moi, je connaissais pas le milieu à l’époque. Je parlais pas trop français, j’ai quitté l’école quand j’étais gamine. Bon, et puis je suis allée avec elle, au début j’étais un peu complexée. Je savais pas trop les trucs de toubabs, hein… Et là tu commences la vie ! Tu gagnes de l’argent facilement, tu fréquentes des toubabs, t’apprends le français, avec les expressions vraiment des toubabs quoi ! [rires] » (Aminata, 22 ans). « La France, je connais, Billahi !, je connais ce qu’il y a de bon chez les toubabs en tous cas. La vie facile, quoi. J’ai appris tout ça, je pourrais plus vivre comme les filles d’ici maintenant. Nan ! Quand tu t’habitues à cette liberté, aux bonnes choses, c’est fini ça. Je vais pas faire la bonne à la maison, à baisser les yeux et tout. Je me gère maintenant, y a personne pour me dire des ordres. […] Ma copine, y’ a un Français qui l’a mariée, elle est partie avec lui maintenant, le gars a été vraiment gentil avec elle. Moi je sais pas, j’en ai eu beaucoup

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des mecs français. Des clients ouais, mais des copains aussi, petits copains, quoi. On verra bien, mais c’est sûr, c’est quand tu sors la nuit que tu peux prendre ta chance… ta chance de partir, je veux dire. Si c’est pas dans les restos, dans les bars et tout ça, tu ne vas jamais rencontrer des mecs européens, tu vois ? Moi, là où je suis, je me sens française. Pas toubab, hein, je suis pas folle, je sais que je suis noire. Je me sens pas comme les filles sénégalaises, je veux dire, j’ai appris pas mal de trucs par rapport aux Sénégalaises en fait. Je suis mieux évoluée qu’elles, quoi, je comprends mieux la vie […] » (Aïda, 21 ans).

Il y a, très présente dans ces quelques extraits, l’idée d’une trajectoire progressivement constituée. Le critère de la « distinction » fondamental à ces discours est largement articulé aux arguments de l’extraversion glanés à travers la pratique de la prostitution, et qui semblent constituer le principal capital symbolique et tactique de ces jeunes femmes : apprendre les « expressions vraiment des toubabs », se sentir plus française que sénégalaise, maîtriser l’étiquette des milieux les plus occidentalisés de Dakar – les coins à expat’ comme on les nomme parfois là-bas (restaurants, etc.)… Les clients et autres « petits copains » jouent ici clairement un rôle « d’informateurs », et les stratégies de capitalisation sont autant symboliques qu’économiques. Par ailleurs, distinction et émancipation se rejoignent nettement dans la manière que ces « trajectoires d’extraversion » ont de faire sens : « jouer la grande dame », ne plus « faire la bonne à la maison » ni « baisser les yeux »… et, finalement, l’ensemble résumé par le fait de ne plus se sentir « comme les filles sénégalaises ». Il apparaît ainsi que, contre l’hypothèse de la mise en dépendance de soi et par soi, ces pratiques semblent viser à l’autonomie, à l’émancipation et à la distinction. On peut y voir une instrumentalisation de la dépendance comme mode d’élaboration de la souveraineté individuelle (i.e. du gouvernement autonome de soi) 28. Dans le cas du mbaraan – qui s’inscrit dans le jeu social sous des dehors plus « conformes » que la prostitution –, le principe de la dépendance financière et matérielle de la femme à l’égard de « son homme » (époux, petit copain…) est ainsi détourné, et c’est précisément la multiplicité des partenaires qui offre la marge d’autonomie nécessaire à l’élaboration de cette stratégie de retournement du lien de domination 29 : « Même si un mec me donne tout ce que je veux, je ne vais pas rester avec lui seulement… Je vais continuer à chercher d’autres financeurs je veux dire. Les hommes, quand ils 26. Sur la notion de carrière déviante, voir H. S. Becker, Outsiders, Paris, Metailié, 1985. 27. Cette métaphore désigne les prostituées. 28. J.-F. Bayart précise encore que la stratégie de l’extraversion insiste « sur la fabrication et la captation d’une véritable rente de la dépendance comme matrice historique de l’inégalité, de la centralisation politique et des luttes sociales », et plus largement sur « l’exercice de la souveraineté par construction de la dépendance », in « L’Afrique dans le monde… », art. cit., p. 100 et 104. 29. L’idée est évoquée par J.-F. Werner, Marges, sexe et drogues à Dakar, Paris, Karthala, 1993, p. 176.

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s’occupent de toi, après ils commencent à penser que tu leur appartiens. C’est trop lourd ça : le gars devient jaloux, il te fait des crises et tout ça. Surtout les hommes sénégalais, ils sont trop possessifs, comme si tu étais sa femme sous prétexte qu’il te lâche des petits 10 000 [billet de 10 000 Fcfa, soit 15 euros] de temps en temps. Mais moi je suis libre, hein, y a pas un mec qui va me dire comment je fais mes affaires. J’ai déjà un père, c’est fini, ça suffit !, et pour te dire, même mon père il me laisse faire. Si le gars commence juste à vouloir m’imposer sa loi, je lui fais des feintes, j’essaie de le soumettre en douceur. Je lui fais croire qu’il commande mais je ne lâche rien. Si ça devient vraiment lourd, je le calme tout de suite. Et si ça ne marche pas, je lui dis d’aller se faire foutre. […] Donc, vraiment, il faut prendre beaucoup et après tu laisses. Je veux dire, tu laisses avant que le gars pense que tu es à lui, quoi. C’est une règle, il faut savoir arrêter au bon moment » (Mariam, 23 ans).

Une éthique du souci du corps émancipatrice Pour mieux comprendre les quêtes d’émancipation que recouvre la prostitution clandestine, il convient sans doute de revenir un peu aux sources des contraintes dont cherchent à s’extraire les acteurs, sans toutefois tomber dans le cliché de la « femme sénégalaise soumise 30 ». Les jeunes Dakaroises sont – schématiquement – posées comme « gardiennes du foyer » et comme devantures sociales de leurs maris 31. Précisons que le nombre croissant de femmes dakaroises chefs de famille ne contredit pas ce modèle car, bien souvent, cela équivaut pour elles à « plus d’obligations sans plus d’avantages 32 », et ce qui pourrait revêtir ainsi les formes d’une certaine autonomie renvoie plutôt à un réel dilemme : entre « travailler » et « bien travailler » 33, le devoir d’ubiquité n’en est que plus contraignant. Ce qui ressort de cela, c’est que les places prescrites aux jeunes femmes par leurs aînés 34 sont largement gouvernées par un principe d’immobilité, comme en atteste cette étudiante, pensionnaire de la résidence universitaire pour filles de Dakar, en affirmant: « Lorsqu’un garçon part vivre en cité U, sa mère lui dit “Va !, et quand tu seras là-bas, débrouille-toi au mieux”, tandis qu’une mère dira à sa fille “Si tu dois aller, va !, mais quand tu y seras, reste à ta place, et n’oublie jamais pourquoi tu es là-bas” […]. »

Derrière ces prescriptions, se jouent notamment les interdits sexuels 35 et la réputation personnelle. Plus globalement, le critère moral de « respectabilité féminine » appelle une discrétion pensée comme source de décence, et largement constitutive du très prégnant sutura wolof 36. Renforçant cette idée, le fait de se prostituer est a contrario largement associé à celui de « marcher, bouger et parler tout le temps 37 » ; c’est précisément cette tension entre, d’une part, injonction morale à la discrétion et au statisme et, d’autre part, désir de mobilité 38 et de distinction qui fonde partiellement les figures féminines émergentes. Les soupçons d’immoralité et d’infamie directement indexés aux critères de la mobilité et de l’expansivité apparaissent

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ici comme des préventions contre les reformulations des « relations de pouvoir 39 » que les jeunes femmes inaugurent à travers la mobilisation d’un corps capital. Celui-ci devient instrument de soustraction à une discipline de l’immobilité et de la discrétion, et évoque ainsi une « éthique du souci du corps comme pratique de la liberté 40 » très largement partagée au sein de la jeunesse dakaroise. On pensera notamment à l’ethos bul faale mis en évidence par J.-F. Havard, aux esthétiques mondialisées des baay-fall étudiées par X. Audrain, ou encore à cette concise et efficace formule de V. Foucher, qui souligne le passage de la « politique du ventre » à celle « des abdos 41 »… Sans mauvais jeu de mot, peut-être devrait-on finalement suggérer ici le déploiement d’une « politique du bas-ventre » par ces jeunes femmes.

30. On sait par exemple ce que la construction de la femme comme « gardienne du foyer » doit à l’expérience coloniale. Voir É. Savarese, Histoire coloniale et immigration. Une invention de l’étranger, Paris, Séguier, 2000. 31. Voir O. Faye, Une Enquête d’histoire de la marge : production de la ville et populations africaines à Dakar, 1857-1960, tomes I et II, thèse de doctorat d’état d’Histoire, Dakar, Université Cheikh Anta Diop, 2000. 32. C. Bop, « Les femmes chefs de famille à Dakar », in J. Bisilliat (dir.), Femmes du Sud chefs de famille, Paris, Karthala, 1996, p. 129-149. 33. Voir P. Antoine et al., « Le dilemme des Dakaroises : entre travailler et bien travailler », 2003, accessible sur <www.dial.prd.fr>. Les auteurs décrivent ici la double injonction faite aux Dakaroises, contraintes de « travailler » pour participer à la subsistance du foyer et simultanément de « bien travailler », c’est-à-dire d’assumer pleinement leurs rôles de mères et d’épouses. 34. Je préfère parler ici d’aînés (au sens civil) plutôt que d’aînés sociaux : le déplacement des repères de moralité constitutifs de l’autorité induit une reformulation des critères de l’aînesse sociale qui ne se confond plus avec l’aînesse civile. Cette dernière n’est pas privée de toute autorité, mais les relations de pouvoir (Foucault) à travers lesquelles elle s’établit sont elles-mêmes reformulées et remises en balance. 35. Si la virginité prénuptiale n’est plus un argument matrimonial réel, la contrainte s’est désormais déplacée vers le fait d’avoir ou non un (des) enfant(s) hors mariage, et c’est à ce niveau que se jouent à présent les interdits et précautions familiaux : dans ce qui pourrait conférer de la visibilité à une évolution tacitement enregistrée, en brouillant la frontière entre ce qui est su mais tu. 36. Ce terme wolof définit la « discrétion » comme clé du « bien-être », dans un sens double : le bonheur, et le fait de se bien comporter (être bien, être quelqu’un de bien). Il ne se réduit ainsi pas au fait « d’être poli », que la langue wolof désigne spécifiquement par le mot yaru. 37. Il y aurait beaucoup à dire également sur l’expression de « manières toubabs », qui désigne le manque de retenue féminin et, par extension, l’attitude des jeunes prostituées clandestines. Celles-ci sont donc explicitement référées à l’extraversion. La connotation péjorative de cette désignation ouvre à l’idée de la fascination-répulsion des acteurs africains envers l’Occident. 38. « Mobilité » doit être entendu ici avant tout dans le sens de mobilité sociale et, plus métaphoriquement, à travers cette idée « d’aller vers » pour « devenir ». 39. Voir notamment M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », in Dits et écrits, vol. IV, 1984, p. 222-242. 40. Je reformule ici l’intitulé d’un entretien donné par Michel Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », in Dits et écrits, vol. IV, 1984, p. 708-729. 41. J.-F. Havard, « Ethos bul faale et nouvelles figures de la réussite au Sénégal », Politique africaine, n° 82, juin 2001, p. 63-77. X. Audrain, « Devenir baay-fall pour être soi », Politique africaine, n° 94, juin 2004, p. 149-165.

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De l’exil imaginaire aux désirs de l’ailleurs : le continuum de l’extraversion en perspective Au fil des pages précédentes, j’ai voulu montrer qu’à contre-courant des discours sur la contrainte, et en braconnant dans une économie plus large de pratiques du rapport au corps émancipatrices, la prostitution clandestine recouvre des stratégies qui s’agencent vers la construction de nouveaux espaces de négociation individuelle. Moyen d’acquérir une autonomie financière, qui deviendra elle-même moyen de se soustraire à certaines formes de contrôle social ; moyen de rencontrer des hommes occidentaux qui deviendraient non seulement « visa vers l’extérieur », mais aussi « conseillers cultures » etc. Moyen, globalement, d’accéder à une autre histoire par un « exil imaginaire ». C’est à l’exploration de ce dernier que va être consacré le second moment de ma discussion.

L’exil imaginaire en surimpression ethnographique J’ai déployé mon ethnographie dans différents bars, boîtes de nuit et restaurants de Dakar et ses alentours, mais aussi au travers de quotidiennes visites aux domiciles de plusieurs jeunes femmes, rendues possibles par la constitution progressive d’un noyau de connaissances assez solides – qui étaient dans les faits d’inépuisables comparses festives et noctambules. Les journées commençaient en effet rarement avant 18 heures, tant les couchers étaient tardifs (ou matinaux, c’est selon) et les nuits blanches se succédaient. Je me suis ainsi à plusieurs reprises attiré les foudres de jeunes femmes que je tirais d’une grasse matinée (très) extensive par des arrivées impromptues, alors que le jour était déjà depuis longtemps déclinant. Après ce réveil tardif, donc, nombreuses jeunes femmes se rendaient dans des cybercafés pour « surfer » sur Internet, dont elles étaient souvent de grandes consommatrices : sites de rencontres internationales, communautés virtuelles d’amis aux quatre coins du globe, « chat », actualités des stars américaines et « news people », etc., tels étaient les contenus majoritairement consultés et consommés. La partie suivante de la soirée, de 21 heures à 23 heures environ, était parfois réglée par l’opportunité : elle pouvait consister en un dîner dans un restaurant – souvent chic – en compagnie d’un « petit ami ». Une ou deux amies étaient parfois invitées à partager la table pour profiter au maximum de la générosité de l’hôte, et – je l’ai déjà évoqué – la capacité à faire bénéficier aux autres de ces stratégies constituait assurément un argument de prestige individuel : « Hier soir ? On a fait un bon resto. C’est ma copine, K., je t’ai parlé d’elle déjà, elle a un mec, un Italien, le gars ne lui refuse rien, Bilahi !, on est venu à trois, il a rien dit. Putain, on a trop

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rigolé, parce que F. a demandé des gambas, c’était le plus cher sur la carte, et là, le mec était mal à l’aise, on voyait qu’il aurait voulu qu’on prenne juste un hamburger ! Moi, j’avoue, j’ai pas osé, ça faisait trop si je prenais aussi un plat cher, j’ai juste demandé du ginaar [du wolof : poulet], parce que ça rime avec dollar [Rires]. […] K., elle est bien dé !, dès qu’elle peut, elle partage. Elle est forte quoi. Les gars, ils sont à genoux devant elle, mais elle se laisse jamais avoir par eux… Elle gratte tant qu’elle peut et elle nous fait profiter » (Mimi, 22 ans).

Plus souvent, les filles se retrouvaient en début de soirée chez l’une d’entre elles, dans une chambre ou un studio occupé en colocation dans un quartier périphérique, pour se métamorphoser en « reines de la nuit 42 ». Strass, paillettes, maquillage, vêtements sexy (minijupes, jeans « taille basse » et strings apparents, bustiers pigeonnants…), coiffures très élaborées et chaussures à talons hauts se substituaient aux pagnes, tee-shirts, claquettes et cheveux ébouriffés d’une journée somnambulique. Une fois les douches prises et la musique poussée à son maximum sonore (mbalax et rap, exclusivement), la chambre se transformait en loge d’artiste hystérique : les vêtements essayés, échangés, mis instantanément et frénétiquement au rebut puis rejetés en boule dans la pièce ; puis encore remplacés, disputés, dispersés, retouchés, commentés. Idem pour les coiffures et le maquillage, le tout finissant généralement dans une totale confusion de disputes retentissantes suivies de fous rires réconciliateurs. Il pouvait s’agir là d’une sorte de mise en condition, de sas : l’apparence extérieure se transformait et, au même rythme, les esprits se prédisposaient à endosser les rôles de noceuses invétérées et insouciantes, un peu « fofolles 43 », qui tranchaient clairement avec l’amorphie et – parfois – la mélancolie ou l’accablement diurnes. Il y avait, très présente dans les pratiques et les discours, cette idée – à nouveau – qu’une autre histoire était sur le point d’être écrite ; qu’avec l’arrivée du soir, le champ des possibles ouvrait une profonde brèche dans les restrictions et la finitude journalières : « Le soir, tu t’apprêtes, tu te mets bien bien : belles sapes, sexy et tout. Quand je sors la nuit, vraiment j’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre, quoi. Il n’y a personne pour te juger, tu fais ce que bon te semble, tu vois ? Tu fais la fête, tu danses, bien habillé, tout le monde est bien habillé je veux dire, on fait la vie, tu racontes ton histoire, hein ! […] Je sais pas, mais moi j’ai l’impression que la nuit des choses peuvent t’arriver… des bonnes choses quoi, tu vas rencontrer quelqu’un qui va changer ta vie » (Bintou, 23 ans).

42. Selon l’expression souvent utilisée par les jeunes femmes, souvent en anglais et en référence au « tube » éponyme (Queen of the night) de la chanteuse américaine Whitney Houston. 43 « Fou/folle » se dit « doff » en wolof. Bien souvent, les filles se qualifiaient mutuellement de « folles », dans le sens positif de « fofolles », d’excentriques. Mes interlocutrices se targuaient régulièrement d’être folles, dans cette même idée d’excentricité extravertie et insouciante, mais aussi dans le sens de témérité.

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Une stratégie d’incorporation sélective et distinctive des arguments de l’extraversion À travers le développement de techniques de soi inscrites dans des économies morales spécifiques (de la débrouille, de la ruse et de la prise de risque) et la poursuite des arguments prestigieux de l’extraversion, ces jeunes femmes élaborent une redistribution stratégique que je qualifie d’exil imaginaire : désinvestir physiquement et/ou symboliquement certains temps, places, espaces, biens et modes de consommation, etc., sur lesquels sont posés des jugements d’archaïsme et considérés comme aliénants, et surinvestir corrélativement ceux qui rejoignent le plus et le mieux leurs perceptions du « style de vie » occidental. Elles produisent ainsi des récits de soi innovants, permettant de se transposer dans un Ailleurs construit sur la base d’images et de modèles culturels ponctionnés réflexivement dans le foisonnement d’informations sur la société internationale. Il s’agit de mettre en corps, d’incorporer un universalisme abstrait et sélectif. Cette idée de sélectivité est absolument cruciale, car elle permet de dépasser la thèse de « l’irrationalisme » en resituant les acteurs dans le rapport subjectif et critique qu’ils entretiennent avec le répertoire culturel mondial. La teneur des fictions produites renvoie en effet bien plus aux styles Black-chic et Bling-bling 44 saupoudrés (assez paradoxalement) du romantisme un peu désuet des telenovelas 45, qu’aux canons esthétiques du punk londonien, du grunge de Seattle, ou encore du style « bobo ethnique-sceptique » parisien, pour prendre des exemples volontiers caricaturaux. Cela signifie, non pas que les acteurs supposent l’existence pleine et entière de tels styles de vie, mais que les récits de soi qu’ils produisent sont des composites sélectifs de ces bribes de réalité. Ils détournent et agrègent en toute créativité des styles disparates, pour donner naissance à des histoires originales à travers lesquelles ils peuvent se distinguer. J’ai ainsi progressivement identifié différentes stratégies qui font frontières pour ces jeunes. Tout d’abord, déserter le jour pour mieux investir la nuit, avec à l’esprit cette idée que le rêve est au bout de la nuit… chaque soir : « - Je ne peux même pas imaginer rester une semaine sans sortir au moins trois ou quatre soirs, cette simple idée me déprime. - Mais qu’est-ce que tu fuis, le jour ? - Non, rien ! C’est pas une histoire de fuite. Mais bon, tu vois, moi je préfère la nuit. C’est plus “chill” [“plus cool”]. Dakar le jour, c’est trop du n’importe quoi : les embouteillages, la chaleur, le bruit. Et qu’est-ce qu’il y a à faire pendant la journée ? Les tâches ménagères ? Le marché ? Non merci ! Le jour, si tu portes un vêtement clair, tu peux le jeter en rentrant chez toi, avec la poussière, la saleté et tout. La nuit, tu vois, c’est comme si tu es quelqu’un d’autre. Tout le monde est bien habillé, tu rencontres des inconnus. Personne ne surveille personne, tu fais ce que bon te semble. Tu ne te prends pas la tête, tu n’as pas honte! Et là tu racontes ton histoire, tu vis la vraie vie, quoi !, sans jamais savoir jusqu’où ça va te mener ! » (Ami, 22 ans).

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Dans quantité de discours et de pratiques apparaissait l’édification d’une frontière basée sur un critère diurne/nocturne. Le jour renvoie à la saleté, au bruit, aux tâches contraignantes, à la domination du groupe sur l’individu (à travers, notamment, le spectre de « la honte »). Il est également le temps de la contrainte et de la restriction. Bref, il renvoie à la réalité dans ce qu’elle semble leur proposer de plus « saumâtre ». Au contraire, la nuit est associée à l’inédit, l’inconnu, la gaieté, la beauté, la fête et l’insouciance, avec en filigrane la possibilité de « raconter son histoire », de se livrer à des écritures de soi inédites. Elle est le temps des possibles, de la liberté, de l’invention de soi. Il est d’ailleurs remarquable de constater combien l’hyperactivité nocturne tranche avec l’oisiveté diurne chez beaucoup de ces jeunes : il n’est pas rare qu’au cours d’une même nuit, plus de dix lieux festifs soient successivement fréquentés. Ce modèle de partage des temporalités se retrouve dans un grand nombre de domaines qui fondent la vie quotidienne, redessinant ainsi la carte de l’espace social et des sociabilités. Le rapport à l’argent, d’abord : dans les espaces urbains particulièrement, celui-ci se fait majoritairement sous le signe de la discrétion 46, avec en toile de fond la peur de la jalousie et de « l’emprunt », libres variations urbaines et contemporaines autour du système de dette communautaire 47. A contrario, l’argent glané aussi bien par les « mbaraaneuses » que par les prostituées clandestines ne fait jamais l’objet d’une quelconque épargne ou dissimulation. « J’ai l’argent rapide ! », affirment-elles. Les sommes sont dilapidées, presque toujours en biens de consommation éphémères, et dans l’ostentation. L’argent est, en première analyse, lui aussi un moyen de s’échapper du quotidien, en « l’équipant » matériellement. La capacité et l’inclination à investir (grassement et quotidiennement) dans l’éphémère, contre les discours misérabilistes, laisse ainsi place à l’idée d’une modalité de consommation et de « domestication

44. Le terme bling-bling est issu du jargon hip-hop et désigne les bijoux et l’accoutrement des rappeurs, mais aussi le style ostentatoire et excessif de leur mode de vie. Notons au passage que l’Ailleurs est, pour une bonne part, racialisé : beaucoup de ses inspirations sont puisées dans la diversité des styles blacks et afroaméricains. Voir. P. Gilroy, The Black Atlantic : Modernity and Double Consciousness, Cambridge, Harvard UP, 1992. 45. J.-F Werner, « Comment les femmes utilisent la télévision pour domestiquer la modernité… », in J.-F. Werner (dir.), Médias visuels et femmes en Afrique de l’Ouest, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 145-194. 46. À l’exception majeure des fêtes (baptêmes, mariages, etc.) au cours desquelles des sommes énormes sont dépensées, dans un geste d’irrigation énergique et somptuaire du principe de la « dette communautaire ». 47. Voir A. Marie, « Une anthropo-logique communautaire à l’épreuve de la mondialisation. De la relation de dette à la lutte sociale (l’exemple ivoirien) », Cahiers d’études africaines, n° 166, 2002, p. 207-255.

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de la modernité 48 ». Mais ces pratiques d’ostentation renvoient aussi à l’idée « qu’être libre, c’est pouvoir dominer les autres », et s’inscrivent ainsi dans une « culture inédite de la liberté en tant que mode de domination 49 ». L’extrait d’entretien suivant, caractéristique des configurations mises en lumière au cours de mon enquête, illustre ce point: « Ah, c’est ça alors ! Tu veux savoir ce que je fais avec mon argent ? ! L’argent ça sert à vivre. C’est comme ça, si tu n’as rien, les gens ne te respectent pas. […] Vivre, ça veut dire pouvoir dire “nique ta mère” à quelqu’un si tu n’es pas d’accord avec lui, ou s’il veut que tu fasses des choses qui te déplaisent. Moi, je peux pas vivre comme si j’étais personne, quoi ! Et pour ça, il faut de l’agent, sinon tu fais ce qu’on te dit ! Surtout ici, au Sénégal, tu sais… Les gens veulent trop regarder ce que tu fais, c’est quelque chose de lourd ça… C’est simple comme bonjour ! Si tu peux avoir assez d’argent pour ne pas compter sur les autres, c’est toi qui décides pour toi-même. C’est comme ça qu’il faut vivre, ou bien ? ! […] Ouais, l’argent ça sert à dire «nique ta mère, ton père», et tout ce que tu veux… sauf moi ! [Rires] Si j’ai de l’argent dans les poches, tu les vois tous en train de venir vers moi, d’être gentils, et tout ça. Ils sont là comme des chiens, Bilahi !, ils n’ont rien et ils viennent te quémander. Et là tu te sens bien, parce que les cons qui te traitaient un jour de pute, ils te prennent comme Madame la Présidente maintenant ! Je leur donne un peu des fois, juste comme ça, pour voir la honte qu’ils ont. Après je leur dis : “Non, non, ne dis pas merci, c’est rien ça pour moi !” [Rires] Surtout les mecs quoi, c’est eux qui me font rire, ils parlent beaucoup comme ça devant leurs potes “Je l’ai baisée une telle et blablabla…” Mais quand ils viennent te quémander des sous, ils sont comme des chiens : la queue entre les jambes [Rires] ! C’est ça qui est bon, est-ce que tu vois ? C’est d’être au-dessus. Ici, au Sénégal, pareil-pareil [égaux] ça n’existe pas. Pas comme chez vous là-bas [en France, en Occident] : ici, tu es au-dessous, ou bien au-dessus, mais jamais pareil ! Moi, je ne vais jamais être au-dessous. Sauf pendant l’amour, mais c’est juste pour être encore plus au-dessus après ! » (Aïda, 22 ans).

Le rapport à la nourriture – avec un dédain quasi systématique exprimé à l’égard du riz 50, la base des repas quotidiens d’une absolue majorité des Sénégalais – et le choix des lieux fréquentés font également sens. Les soirées branchées de la capitale et les restaurants huppés sont de loin préférés aux lieux festifs plus populaires, qui sont eux jugés sans intérêt car « trop sénégalais ». D’une manière générale, tout ce qui est considéré comme « typiquement africain » fait l’objet d’une dévalorisation subjective. On pourrait mettre en rapport (plus exactement dans un rapport d’opposition) cette idée de typicalité africaine avec la recherche de la marchandise authentiquement occidentale – fut-elle en réalité façonnée par des petites mains asiatiques à travers le jeu des délocalisations – qui détermine les pratiques consuméristes de nombreux jeunes Dakarois. Le fals’ (contrefaçon, falsification) jouxte et s’oppose ainsi à l’original sur les marchés de la capitale sénégalaise. J.-P. Warnier écrivait à ce sujet, dans un autre contexte africain, que « le goût des Camerounais pour tout ce qui est importé plutôt que produit localement est légendaire 51 ».

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Au-delà de tout critère de confort, de couleur, de forme, et même de marque, l’esthétique prédominante est ici celle du produit venant de… Être exilé imaginaire, c’est produire et cultiver sa différence (ou son individualité) ; produire sa biographie de manière à se sentir différent, étranger chez soi, par le « travail de l’imagination 52 » et les aptitudes à l’improvisation et à l’invention qu’il mobilise. Ce procédé révèle en ce sens des quêtes d’émancipation largement inscrites dans les volutes de l’extraversion. L’exil imaginaire se dessine ainsi comme une modalité subversive d’ancrage et de domestication des signifiants de la société internationale, à travers l’élaboration d’un décalage créatif entre les contraintes et réalités de la localité d’appartenance, et certains attributs dont on postule l’extranéité : autonomie, aisance matérielle, égalitarisme, etc. On retrouve ici l’idée si récurrente que la modernité serait fondamentalement et irréductiblement exogène aux sociétés africaines 53. La question n’est toutefois bien sûr pas de savoir si ces jeunes sont (ou non) « modernes » ni d’évaluer un hypothétique « passage à la modernité », sauf à perpétuer des dualismes qui ont bien montré leur inadéquation 54. L’attention doit être portée aux multiples fictions qui font la modernité, et aux autoévaluations des acteurs quant aux rôles qu’ils tiennent dans ces productions : suivre les (parfois rudes) cheminements traversiers des récits de soi plutôt que les rassurantes ballades auxquelles nous convient les « métarécits de la modernité 55 ». On peut alors dépasser toute vision figée pour approcher les stratégies d’émancipation critique et – en somme – les constructions de soi. C’est ce type de configurations que je voudrais finalement questionner en introduisant la notion d’Ailleurs.

De l’extraversion à l’Ailleurs : subvertir avec distinction L’Ailleurs discuté ici ne renvoie donc pas à un lointain géographique. Certes, on lui confère parfois une dimension territoriale : en termes notamment

48. Voir P. Geschiere et M. Rowlands, « The domestication of modernity : different trajectories », Africa, vol. 66, n° 4, 1996, p. 552-554. 49. A. Mbembe, « À propos des écritures africaines de soi… », art. cit., p. 42. 50. Ceci ne signifie en rien qu’elles ne consomment pas, et parfois quotidiennement, du riz. 51. Cité par P. Geschiere et M. Rowlands, « The domestication of modernity… », art. cit., p. 552. 52. A. Appadurai, Après le colonialisme…, op. cit. 53. P. Geschiere et M. Rowlands, « The domestication of modernity … », art. cit., p. 553. Voir également É. de Latour, « Héros du retour »…, art. cit. 54. Tradition/modernité, etc. La récente allocution de Nicolas Sarkozy à Dakar suggère qu’il faudra désormais joindre l’opposition entre individus passifs et actifs (sous-entendu, face à leur devenir) à cette liste de binaires et ethnocentriques simplifications. 55. H. Englund et J. Leach, « Ethnography and the meta-narratives of modernity », Current Anthropology, vol. 41, n° 2, 2000, p. 225-248.

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journalistiques, c’est « l’Eldorado occidental ». Ce nouvel Eldorado est alors situé quelque part entre Barcelone et l’Au-delà : « Barça ou barsàq ! 56 » scandent les jeunes Sénégalais qui tentent la traversée en pirogue vers l’Espagne. Toutefois, l’Ailleurs est précisément ce non-lieu que les discours postulant l’irrationalisme des acteurs ne parviennent pas à situer. Dans sa présente formulation, il définit avant tout un « Ici » réinventé au regard du rapport critique entretenu conjointement avec la localité d’origine et avec les signifiants de la société internationale. Cette dialectique s’articule largement à une « économie des désirs inassouvis », selon les mots de Mbembe 57. Si Mbembe propose cette formule pour qualifier des situations de contraintes extrêmes, elle m’apparaît pertinente pour l’examen des subjectivations dans un contexte plus général de frustrations historiquement construites et collectivement partagées. Et notamment, cette idée que pour de nombreux acteurs (notamment) africains, la globalisation représente largement une expérience de « lèche-vitrines ». En toute hypothèse, une telle configuration renforce les pouvoirs de « l’imagination comme pratique sociale quotidienne », ouvrant « un espace de contestation dans lequel les individus […] cherchent à annexer le monde global dans leurs propres pratiques de la modernité 58 ». Dans cette perspective, la définition de l’Ailleurs gagne à être rapprochée de celle du « nulle part » de l’utopie que Paul Ricœur mobilise largement dans son analyse croisée de « l’idéologie et l’utopie 59 ». À contre-courant de la perception négative et abstraite généralement associée à l’utopie, Ricœur invite à constater le bénéfice critique de « l’extraterritorialité » du nulle part : « De ce non-lieu, une lueur extérieure est jetée sur notre propre réalité, qui devient soudain étrange, plus rien n’étant désormais établi. Le champ des possibles s’ouvre largement au-delà de l’existant et permet d’envisager des manières de vivre radicalement autres. Ce développement de perspectives nouvelles, alternatives, définit la fonction de base de l’utopie. Ne pouvons-nous pas dire que l’imagination elle-même – à travers sa fonction utopique – a un rôle constitutif en nous aidant à repenser la nature de notre vie sociale 60 ? »

Pensé en terme d’utopie, l’Ailleurs se dessine ainsi comme une master fiction 61 de la modernité que les singularités des histoires africaines (et notamment franco-africaines 62) se sont chargées d’assimiler et de positionner au Nord. Je veux dire par là que les désirs de l’Ailleurs des jeunes Dakarois sont des produits éminemment historiques, suivant ainsi le postulat foucaldien selon lequel « les formes assumées par le désir, les objets qu’il se donne et peut-être le désir lui-même dans sa source, sont des phénomènes pleinement historiques 63 ». On doit suivre également Bayart lorsqu’il énonce que la place de « l’Afrique dans le monde » est avant tout « une histoire d’extraversion 64 ». Le lieu n’est toutefois pas ici de me livrer à ce travail d’historien, et je me

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contenterai de dire que cette notion de l’Ailleurs appelle immédiatement celle de l’extraversion, sur laquelle Mbembe livre la proposition suivante : « Ces rituels [de l’extraversion] s’enracinent dans une série de dispositifs institutionnels, financiers, voire symboliques dont la fonction est de propager, au sein des sociétés locales, les signifiants majeurs de la société internationale 65. »

Mais là où il insiste plutôt sur la dimension assujettissante de ces rituels, qui permettent de « discipliner les natifs et de les socialiser dans un nouvel art de vivre leur rapport au monde », je souligne ici que, baignés dans l’Ailleurs et ses possibles utopiques, ils recouvrent également des pratiques de soi subversives. Ainsi posés dans une dialectique assujettissement/émancipation, ils participent formellement du processus de subjectivation tel qu’il a été proposé par Foucault. Cette précision permet en outre de mieux appréhender les liens qui réunissent les deux modèles de l’extraversion et de l’Ailleurs. Ils s’articulent en effet l’un et l’autre dans un questionnement spécifique de l’autorité, mâtiné à la fois d’intégration (d’assujettissement) au système, et de subversion (d’émancipation critique) de celui-ci. L’utopie au sens de Ricœur est en effet fondamentalement porteuse d’une fonction subversive, et figure ainsi un pas de côté : décentrement réflexif permettant l’évaluation critique du champ d’action moralement légitime ouvert au sujet. Elle autorise, à travers la mobilisation de la réflexivité, à prendre de la hauteur vis-à-vis de la réalité vécue et à constamment créer la bascule vers un avenir sans cesse à-venir et sur le mode de l’inédit. Que les choses soient toutefois claires: il ne s’agit pas de célébrer ici l’ouverture de tous les possibles, ni la levée de toutes les contraintes par l’imaginaire et le désir – sortes de boîtes de Pandore de la réalisation de soi –, sinon, d’une part, à négliger que l’utopie représente pour Ricoeur avant tout un outil de spéculation philosophique ; et d’autre part à « évacuer tout

56. Du wolof : « Barcelone ou la mort ! » 57. A. Mbembe, « À propos des écritures africaines de soi… », art. cit., p. 41. 58. A. Appadurai, Après le colonialisme…, op. cit., p. 56. 59. P. Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, Paris, Le Seuil, 1997. 60. Ibid., p. 36. 61. Sur cette notion, voir M. Diouf, « Fresques murales et écriture de l’histoire. Le Set-Setal à Dakar », Politique africaine, n° 46, juin 1992, p. 47. 62. Voir J.-P., Dozon, Frères et sujets, Paris, Flammarion, 2003. 63. J.-F. Bayart, J.-P. Warnier (dir.), Matières à politique. Le pouvoir, les corps et les choses, Paris, Karthala, 2004, p. 23. 64. J.-F. Bayart, « L’Afrique dans le monde… », art. cit. 65. A. Mbembe, « À propos des écritures africaines de soi… », art. cit., p. 42.

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assujettissement et ce que Foucault nommait une gouvernementalité 66 ». Comme le rappelle également J.-P. Warnier, « ce sont précisément ces contraintes, et non l’absence de contrainte, qui sont subjectivantes, dans la mesure où elles structurent le désir, lui posent des limites, et l’arrachent à l’indifférenciation 67 ». En outre, l’Ailleurs est construit de manière à la fois informée et sélective : il n’évoque ainsi pas que des idées ou des aspirations, mais aussi la production d’esthétiques conçues par agrégation et incorporation réflexives de gens, de sons, de goûts, d’objets, d’arts d’être et de faire. Il renvoie aussi à des temporalités et des rythmes spécifiques : il faut à nouveau suivre Appadurai dans son idée d’un renforcement du rôle de l’imagination dans les pratiques quotidiennes, qui ouvre ainsi la voie « à de nouveaux projets de société », et autorise de « vastes groupes d’individus » à vivre désormais « au rythme plus vif de l’improvisation 68 ». La matière ethnographique mobilisée dans ce texte définit empiriquement des sujets inscrits dans des économies morales qui les légitiment à des écritures de soi innovantes, aux rythmes de l’improvisation et sur le mode rusé de celui qui « fait des coups » pour se saisir et tirer profit des occasions. L’histoire sénégalaise a, de multiples manières, produit des contextes propres au développement des mythes de la modernité occidentale – matrices symboliques de l’Ailleurs occidental – et, corollairement, à l’ancrage de désirs de l’Ailleurs qui trouvent un canal d’expression privilégié dans les stratégies d’extraversion. Si cet Ailleurs est une utopie au sens proposé par Ricœur, ce n’est pas parce qu’il n’existe pas et qu’on l’appelle pourtant de ses vœux ; ce n’est pas non plus parce qu’il existerait, finalement, tout de même un peu. C’est, avant tout, parce que l’histoire en a fait – indissociablement – un objet de désir, une matrice du manque et de la frustration, et un idéal de complétude 69. C’est, en somme, parce qu’il symbolise, comme en miroir, l’économie des désirs inassouvis, qu’il en constitue en quelque sorte l’éthos et – via les stratégies de l’extraversion – la matrice imaginaire jamais épuisée et sans cesse reformulée. Que peuvent apporter des telles propositions à l’étude des migrations ? J’ai voulu montrer que celles-ci sont comme inscrites dans les modes de production de nombreuses localités africaines, à travers – exemplairement – la stratégie de l’extraversion, déterminante des fondements moraux du prestige social. Ainsi envisagé, le phénomène migratoire peut être perçu avant tout comme un révélateur : excroissance spatiale de cheminements locaux (voire intimes) permettant d’aller chercher ailleurs les arguments d’un repositionnement ici. Comment poser la question migratoire sans parler migration, et pourquoi parler des projets migratoires des jeunes Dakarois, c’est avant tout penser les constructions de soi produites à l’aune d’une « globalisation des

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rêves » 70 ? De tels questionnements ne sont pas que rhétoriques : ils ont surtout des implications profondes sur les modes de traitement de « l’objet migratoire », comme j’ai voulu le montrer en définissant une ethnographie de l’extraversion – et corollairement une économie morale de la prise de risque. Mise en évidence dans le contexte de la prostitution clandestine, cette dernière proposition fait également sens pour l’analyse des départs en pirogue vers l’Espagne qui, pour le plus grand nombre des « spectateurs », paraissent justement insensés tant les risques encourus semblent grands. Si, sur ces arguments empiriques, l’on admet ainsi que la question migratoire prend vraiment son épaisseur anthropologique à travers l’accès à l’intelligence des circonstances de production du local, on en vient alors à envisager la mobilité seulement comme une expression possible et finalement assez marginale de stratégies et pratiques sociales d’extraversion bien plus vastes. En somme, contre toute idée de rupture migratoire – réminiscence larvée du poncif hégélien du « cloisonnement » –, il serait avantageux d’en référer à un bien moins provincialiste continuum de l’extraversion qui, dans une geste jamais interrompue, révèle les corps comme de rusées fabriques de modernité. Pour détourner une formule brillante de J.-F. Bayart, « ainsi, la “modernité” [la culture], c’est moins se conformer ou s’identifier que faire 71 »… Faire de l’Ici avec de l’Ailleurs, le corps comme complice. Thomas Fouquet EHESS, Centre d’études africaines (CEAf )

66. J.-F. Bayart et J.-P. Warnier (dir.), Matière à politique…, op. cit., p. 24. 67. Ibid. 68. A. Appadurai, Après le colonialisme…, op. cit., p. 32. 69. Cette idée de complétude qu’offrirait le voyage migratoire est très récurrente dans les discours des jeunes Dakarois. Pour une analyse lumineuse de cette idée « d’identité incomplète » et, plus radicalement, de la « bestialisation de l’Afrique», voir A. Mbembe, De la Postcolonie, Karthala, Paris, 2000. 70. P. Geschiere, M. Rowlands, « The domestication of modernity… », art. cit., p. 553. 71. J.-F. Bayart, L’illusion identitaire, op. cit., p. 102.

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11 Compétences cosmopolites : sur quelques savoirs en jeu dans la prostitution clandestine et le mbaraan à Dakar Thomas FOUQUET∗

Cette étude aborde l’espace des échanges économico-sexuels1 à Dakar sous l’angle de savoirs et de compétences qui en sont à la fois objets et instruments2. La notion de « savoir social » sera travaillée ici dans sa fonction d’interface entre le « culturel » – connaissances, savoirfaire et savoir-être valorisables et mobilisables socialement – et le « politique » – espace où se négocient et s’énoncent l’autorité et le prestige personnels suivant différentes stratégies distinctives et d’affichage de son style. La plupart des jeunes femmes, âgées de 18 à 26 ans, rencontrées au cours de cette recherche est originaire de Dakar et sa banlieue. Elles constituent néanmoins un groupe ethnographique pour le moins hétéroclite : étudiantes dans le supérieur, banlieusardes pas ou peu scolarisées et issues de familles très modestes, filles de bonne famille ou de la classe moyenne, débrouillardes des quartiers de la Médina et des Parcelles Assainies, serveuses et barmaid, etc. Certaines vivaient seules, en cité universitaire ou en colocation avec une ou deux copines, tandis que d’autres résidaient chez des parents. Quelques-unes avaient connu d’assez brefs épisodes matrimoniaux souvent plus ou moins contraints, ∗

Chercheur associé CEAf - HESS.

1. L’expression fait écho à celle d’« espace de la prostitution » proposée par Lilian Mathieu (2000, p. 100). En remplaçant le terme de « prostitution » par celui d’échanges économico-sexuels, j’insiste avec bien plus de force sur l’indétermination des rôles et statuts – sur les extrêmes diversité et fluidité des pratiques et des positions sociales considérées – qui est caractéristique des configurations enquêtées à Dakar, tout en élargissant la focale à des pratiques qui, au Sénégal, ne sont pas stigmatisées ni labellisées comme de la prostitution. 2. Enquête ethnographique réalisée entre 2002 et 2007 dans le cadre d’une thèse en anthropologie sociale, CEAf-EHESS (Fouquet, 2011).

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car faisant suite à un état de grossesse « accidentel ». L’expression d’échanges économico-sexuels englobe elle aussi un ensemble de pratiques très hétérogènes allant du mbaraan3, selon le terme emic le plus répandu à Dakar, à la prostitution clandestine4. Un point restait néanmoins commun à ces jeunes femmes. Plusieurs soirs par semaine – chaque soir pour nombre d’entre elles –, elles investissaient des restaurants, bars et boîtes de nuit de Dakar en quête et/ou en compagnie d’hommes susceptibles de les « financer », de les « gérer » ou encore de « régler leurs problèmes », selon des expressions très souvent entendues5. Cette fréquentation routinière des milieux noctambules soutient aussi des façons de (re)configurer son positionnement social suivant certaines images de la « bonne vie »6 décalées ou en rupture vis-à-vis d’un domaine légitime du féminin considéré comme archaïque et restreignant, auquel sont ainsi opposées des façons alternatives de se dire comme « une jeune sénégalaise bien de son temps ». La notion de « bonne vie » (good life) renvoie à l’idée de styles de vie valorisés qui, fonctionnant comme modèles, soutiennent des stratégies d’identification performatives et des « fictions de soi » (Eakin, 1985). Dans le cas des jeunes Dakaroises enquêtées, cette bonne vie est certes très imprégnée de modèles culturels 3. Forme de multipartenariat féminin qu’Ibrahima Thioub définit comme le « recyclage d’un modèle traditionnel de gestion du divorce qui autorise la divorcée à se faire entretenir matériellement par plusieurs hommes sans que cela suppose des relations sexuelles. Cette compétition entre les hommes aboutissant souvent au mariage de la femme par l’un des prétendants. Aujourd’hui, dans l’espace urbain sénégalais, le mbaraan constitue une stratégie efficace d’usage du corps, mise en œuvre par les jeunes filles issues des classes moyennes atteintes de plein fouet par les effets de l’ajustement structurel. La pratique déguise de façon fort complexe un commerce du corps productif qui a l’avantage d’être efficacement dissimulé et socialement non assimilable à la prostitution » (Thioub, 2003, p. 294). 4. La réglementation de la prostitution au Sénégal implique notamment l’enregistrement sur un fichier national ad hoc, des visites médicales régulières et la détention d’une carte – un carnet précisant le suivi sanitaire et vénérien de sa détentrice. Celles qui se soumettent à ces exigences légales sont considérées comme « prostituées enregistrées » et, en toute hypothèse, sont autorisées à pratiquer la prostitution dans le respect d’un certain nombre de restrictions ; les autres, « clandestines », sont susceptibles de faire l’objet de poursuites judiciaires et d’être régulièrement harcelées par la police. 5. Je reste pour le moment volontairement vague sur les statuts des acteurs en présence et sur la nature des relations en jeu : « hommes » et « jeunes dakaroises », plutôt que clients/prostituées, ou copains/copines ; « financer », « gérer » et « régler les problèmes » plutôt que « payer », « rétribuer » ou « entretenir ». Ces catégories font l’objet d’une analyse critique plus bas. 6. Sur la notion de « bonne vie » ou good life, l’imaginaire de la « bonne vie », de la vie bien vécue, voir notamment : Appadurai (2004), Feldman (2002).

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globaux, mais qui font néanmoins l’objet d’un « tri sélectif » permanent. Ils s’articulent dans une large mesure autour des images et imaginaires d’un cosmopolitisme noir comme « contre-culture de la modernité » (Gilroy, 2010, dans lequel les styles, sonorités et pratiques culturelles afro-américains et caribéens occupent une place centrale (hip hop, ghetto glam’, dance-hall queen, etc.). L’expression de « sexe de survie » reste en ce sens bien insatisfaisante face aux stratégies de « consommation de la modernité » (Breckenridge, 1995) qui se dévoilent. Il peut s’agir, pour les actrices, de satisfaire des « envies », par opposition aux « besoins », symboles d’une vie moderne et réussie (Leclerc-Madlala, 2004 : 2). Il serait néanmoins tout aussi inexact de s’en tenir au récit d’une « héroïne rebelle » (Nair, 2004 : 19) et au raccourci type « la sexualité transactionnelle est un pur vecteur d’émancipation et même in fine de prestige social ». Les formes très diverses d’échanges écomonico-sexuels enquêtées mêlent contraintes, autonomie et stigmatisation selon des configurations et des degrés très variés, d’un individu à l’autre, et d’un moment et d’une situation à l’autre. Les actrices inventent sans cesse des positions intermédiaires et, par-là, sont constamment prises dans un mouvement synchronique – entre différents établissements de nuit par exemple – mais aussi dans la durée plus longue. Même dans les cas où certaines jeunes femmes « commodifient »7 leur sexualité afin de faire face à des besoins initialement urgents ou primaires, il reste nécessaire d’examiner comment, sur la durée, l’accès à un nouveau standing et à de nouveaux possibles sociaux peut agir sur les attentes, désirs et objectifs individuels. Les forces sous l’effet desquelles certains désirs et envies acquièrent progressivement le statut de « nécessités » constituent une clé permettant de penser certaines formes d’échanges économico-sexuels autrement qu’à travers le prisme réducteur de la contrainte extrême. Bien entendu, les postulats misérabilistes rendent un tel examen tout simplement inepte. Or, dès qu’il est question du continent africain et a fortiori au chapitre de la sexualité féminine et transactionnelle, les jugements de nécessaire et de superflu sont largement déformés par le poids de l’idéologie et des présupposés, ce qui est susceptible d’emporter d’importants effets d’interprétation8. Notamment, se dessine une forme 7. J’emprunte ici le terme commodify à Appadurai (1986). Tout en désignant des relations d’échange, ce concept ne peut pas être réduit à celui de marchandise (ou de marchandisation) qui n’en constitue qu’un aspect. La notion de valeur, et les modes de constitution de celle-ci, est centrale dans la définition de la « commodification ». Voir à ce propos la discussion passionnante de J.-P. Warnier sur les « politiques de la valeur » (1999). 8. Visions de l’Afrique, visions des femmes africaines, visions d’une « sexualité africaine » et visions, enfin, des échanges économico-sexuels (et de la prostitution

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d’« asymétrie du droit à rêver sa vie autrement » qui implique en retour et sur le plan de l’analyse une stricte distinction entre les discours moraux et le point de vue critique posé sur eux (Fassin, 2008). Comprendre consiste en ce sens à se décentrer vis-à-vis des caricatures pour s’imprégner de la rationalité des acteurs. À ce propos, on peut rejoindre Arnfred (2005 : 59) lorsqu’elle souligne que la sexualité en Afrique « semble être rattachée exclusivement à la violence et/ou à la mort » et on dit au contraire « bien peu de choses au sujet du plaisir et de l’amusement, ou du désir – et certainement pas du désir féminin ». Certes, les études africaines paraissent aujourd’hui avoir entamé leur propre révolution sexuelle9, mais il a fallu attendre les décennies 1990 et surtout 2000 pour que la sexualité en Afrique soit considérée comme un objet à part entière. Je vais aborder ces différents aspects suivant trois points de discussion principaux. Je présenterai d’abord quelques éléments de contexte historiques, sociaux et politiques propres à situer d’emblée mon propos hors des discours moraux dominants. J’exposerai, en prolongement, un point de vue « constructif » sur les pratiques et trajectoires enquêtées en insistant sur leur fluidité et sur le rôle fondamental joué par la détention de certaines compétences, ce qui permettra d’étayer une critique de catégories souvent saturées sur le plan idéologique. Enfin, je présenterai quelques réflexions sur un type particulier de savoirs que je propose de nommer des « compétences cosmopolites », c’est-à-dire une habileté plus ou moins grande à se présenter comme fin connaisseur de la « nouvelle société mondiale » (Ferguson, 2002) et de ses tendances les plus actuelles. Au-delà de la prostitution Le terme prostitution n’existe pas dans la langue wolof. À Dakar, le plus commun est celui de caga qui, dans le contexte urbain contemporain10, comporte une connotation péjorative très forte : « pute » ou « salope ». Peut être désignée comme caga autant celle qui travaille « à la en particulier). Sous cet angle, mon objet empirique peut être vu comme un véritable réceptacle à fantasmes d’ordres divers qui s’y entrecroisent et s’y enchâssent. 9. À en juger en tous cas au nombre de numéro de revues et d’ouvrages collectifs consacrés à ces thèmes ou à des objets proches (le corps et la séduction, le tourisme sexuel, etc.) parus ces dernières années. 10. Le terme désignait initialement les femmes célibataires veuves ou divorcées, ayant de fait déjà perdu leur virginité et n’étant ainsi pas soumises à un contrôle social ni à des restrictions sexuelles aussi stricts que les jeunes femmes jamais mariées. Le glissement sémantique s’est opéré en ville au cours des dernières années.

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passe » dans des petits hôtels du même nom, que celle soupçonnée de mœurs légères : dont on suppose qu’elle est une coucheuse à répétition et qu’elle fait peu de cas de sa réputation. On voit déjà la portée normative de l’expression, qui répond à des logiques de sanction ou de prévention de certains comportements féminins11. Plus globalement, la prostitution contient, à Dakar, un important potentiel symbolique. Le phénomène figure parmi les « fléaux sociaux » (Diop, 1997) les plus fréquemment dénoncés, voire métaphorise la corruption de notre temps et celle des jeunes filles en particulier, prêtes à tout pour obtenir vêtements ou téléphones portables et dont le matérialisme exacerbé est sans cesse épinglé. Plusieurs métaphores servent à la fois à la désignation et à la condamnation de ces pratiques et comportements féminins. Celle de « filles qui sortent la nuit »12 (assortie de variantes telles que « belles de nuit ») compte parmi les plus fréquentes. Le temps nocturne et, par extension, les milieux noctambules sont très clairement associés à une idée de dépravation. Noctambulisme au féminin et prostitution en viennent parfois à être confondus : Durant les patrouilles nocturnes, les policiers réclament bien souvent des carnets de santé, là où ils demandent aux hommes la présentation de leur carte d’identité nationale. Même si [les filles] ne se livrent pas au racolage, il suffit juste parfois de s’habiller de manière sexy, la nuit, pour être taxée de prostituée. Pourquoi par ailleurs, une femme qui entre dans un bar ou s’aventure aux alentours de celui-ci, est vite assimilée à une prostituée ? Pourquoi celles qui s’affichent la nuit avec un étranger sont-elles tout de suite considérée comme des belles de nuit13 ?

Dans l’intimité du couple et à l’abri des mises en scène du pouvoir patriarcal qui ont cours durant le jour et aux yeux de tous, les femmes peuvent faire usage de l’érotisme ou, symétriquement, de la restriction sexuelle pour peser dans la conduite des affaires domestiques et/ou se ménager des marges d’autonomie personnelle. Par extension, « sortir la nuit » revient à mettre en œuvre ce pouvoir spécifique au contact d’hommes de rencontre. Sous cette optique, les milieux noctambules peuvent être vus comme des « ailleurs sociaux » permettant l’exercice d’un certain pouvoir social à l’écart des normes dominantes et des formes de contrôle qui s’y rapportent. Sur un plan assez proche, l’expression fason toubab (manières de Blanc-he-s) métaphorise également des soupçons de 11. Gayl Pheterson (1993) a conceptualisé ces logiques de contrôle social genré sous l’expression de « stigmate de la putain » (whore stigma). 12. Traduction littérale du wolof : jiggeen yu gën guddi. 13. « Lorsque le carnet de santé devient plus important que la carte d’identité ! », Nettali, 5 février 2010. http://www.nettali.net/Lorsque-le-carnet-de-sante-devient.html

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mœurs légères, sinon de prostitution : ces filles, non seulement fréquentent des Blancs, mais même « se prendraient pour des Blanches » ou « seraient toubabisées ». Est ainsi désigné un faisceau de présomptions qui se déclinent notamment en termes de manque de retenue et de pudeur (par opposition aux jom, kersa et sutura wolof)14, d’incapacité à rester en place et à garder sa place – ce qui en fait également des « filles qui parlent et bougent trop » –, de non-soumission au devoir de respect envers les aînés, mais aussi de manières de se vêtir et de parler, de personnes que l’on fréquente, etc. L’énonciation de fason toubab participe plus largement de la condamnation de certains modèles culturels dont on souligne le caractère « importé » et dont l’attrait qu’ils exercent massivement sur la jeunesse est censé traduire la perte d’une véracité culturelle sénégalaise15. Jeunes femmes « toubabisées », « perdues pour le Sénégal », qui baignent en pleine anomie morale et sont ainsi incapables de voir que « tout ce qui brille n’est pas or ». L’expression yomb-life16, également très courante parmi les jeunes dakarois pour opposer une véracité culturelle africaine à un dévoiement « venu d’ailleurs », renvoie elle aussi à l’idée de dérive morale à travers le fait de « chercher la facilité » sur un plan à la fois économique et moral, et notamment à l’aune d’une théologie morale. La yomb-life s’oppose alors à la valeur-travail, qui est au cœur de l’ethos mouride notamment : le taalibé travaillant le champ de son marabout, mais aussi pour son propre salut. La référence au travail a également constitué l’un des piliers de l’idéologie nationaliste au tournant des indépendances (productivisme, etc.). De la « vie facile » (ou « mauvaise vie ») à la « fille facile » (ou « fille de mauvaise vie »), on le comprend, il n’y a qu’un pas qui est vite et souvent franchi. Cette manière d’assimiler certaines quêtes de la « bonne vie » à des jugements de fille de « mauvaise vie » ne constitue finalement qu’une variante d’un registre narratif bien plus englobant et ancien qui oppose, schématiquement, « modernité à l’occidentale » et « authenticité culturelle africaine ». Le culturalisme pratique qui se dessine ainsi traduit une remarquable épaisseur anthropologique, politique et historique qui, dans le cas sénégalais, doit beaucoup au « paradoxe fondateur » que dévoile 14. C’est-à-dire schématiquement, la retenue, la pudeur, le sens de l’honneur et l’amour propre. 15. Pour une analyse à la fois de l’ambivalence et des visées stratégiques – « l’ambivalence stratégique » – dont le rapport à l’extranéité fait l’objet dans le Sénégal contemporain, voir : Fouquet (2008). 16. Composée du terme wolof yomb – facile, fragile, léger, mais aussi bon marché, peu cher – et de l’anglais life, l’expression désigne ainsi la « vie facile », dans le sens négatif de superficialité et de légèreté morale.

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l’héritage senghorien : retour à soi et aux vraies valeurs africaines, et ouverture à la civilisation de l’universel suivant, notamment, le mode pragmatique de la rente de la dépendance et de la « mise en consommation » de l’authenticité culturelle via la promotion du tourisme occidental (Collignon, 1984). Ce legs politico-culturel est fondamentalement ambivalent, en particulier pour ce qui a trait à tout ce qui est considéré comme étant de l’ordre de l’imitation. Dans le Sénégal contemporain, les expressions culturelles juvéniles sont fréquemment identifiées à des formes d’errance identitaire, pour une jeunesse supposément en mal de repères. « Faire comme » ou « emprunter la forme de » sont alors considérées comme des manières de « se prendre pour », c’est-à-dire de n’être pas vraiment soi. L’emprunt culturel n’est donc pas envisagé pour les multiples réinventions auxquelles il donne lieu, mais interprété en termes de somatisation et dès lors assimilé à une forme de « complexe »17 et de déni de soi. En remontant aux sources de ces « discours de la perte », on retrouve l’idée que la colonisation, en imposant un nouvel ordre politique, social, économique et culturel aux populations mises en dépendance, aurait fait table rase de l’historicité des sociétés colonisées et engrené, jusqu’à nos jours, une forme d’aliénation des mentalités. Les modèles du colonisateur se seraient ainsi imposés comme les références premières et uniques, miroirs au reflet desquels les ex-colonisés continueraient d’évaluer leur propre valeur. « Dans le discours canonique africain, faire mémoire de la colonie18, c’est presque toujours se souvenir d’un décentrement primordial entre le moi et le sujet » ; enrayer ce processus au fil duquel « le moi authentique serait devenu un autre » impliquerait que « soit restaurée chez le sujet une matrice symbolique originelle (la tradition) » (Mbembe, 2006 : 104). Les stratégies féminines qui se déploient à l’écart des frontières morales du féminin renvoient simultanément à une longue histoire de stigmatisation sociale et morale. Je me contenterai ici de tracer quelques grandes lignes de cette généalogie, afin de situer certaines configurations présentes dans les dynamiques historiques et politiques qui leur donnent sens. L’enjeu est notamment de ne pas s’enfermer dans le discours culturaliste – la place de la femme dans la « tradition africaine » – ou juridicomoral – la délinquance morale comme symptôme du délitement progressif des institutions sociales et culturelles.

17. À Dakar, l’expression de « complexé toubab » reste très courante pour signifier un honteux manque de personnalité qui se traduit alors par un (supposé) complexe d’infériorité vis-à-vis des Blancs. 18. Souligné dans l’original.

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Femmes-libres, stratégie de la moralité et stigmate de la « femme urbaine » : un aperçu historique Les femmes colonisées ont fait l’objet d’attitudes et de regards pour le moins ambivalents de la part des administrateurs, qui oscillaient en permanence entre désintérêt, méfiance quant à une supposée « nature féminine » volage et intempérante, et forte valorisation des rôles nourriciers et géniteurs (Barthélémy, 2002 ; 2003)19. En saisissant bien cette ambivalence et en comprenant simultanément le rôle qui était assigné aux femmes dans l’écheveau idéologique et politique colonial, il est possible de saisir, en miroir, la stigmatisation dont certaines d’entre elles ont fait l’objet à travers de multiples politiques de moralité sexuelle. Le stigmate de la « femme urbaine » (Davis, 2000) notamment, permet de rendre compte de l’association qui était très communément faite entre autonomie, urbanité et modernité (ou « détribalisation ») d’une part, stigmatisation sexuelle et morale des femmes d’autre part. L’une des grandes peurs des administrations concernait effectivement les femmes seules vivant en ville, comme en attestent les nombreuses mesures visant à en limiter autant que possible le nombre20. C. Coquery-Vidrovitch (1994 : 128) souligne bien que « l’esprit bourgeois victorien de l’époque n’acceptait guère l’idée de l’indépendance féminine ». Les femmes qui, arrivées en ville, échappaient au contrôle de leurs aînés sociaux (mari et/ou parent-s) étaient vues comme menaçantes pour l’ordre public et les bonnes mœurs. Le temps libre dont elles étaient supposées jouir, le fait qu’elles soient soumises à un contrôle social moins rigoureux, étaient interprétés en termes de dépravation morale et sexuelle potentielle. Ainsi s’explique que « la femme qui s’adonne à trop de loisirs est considérée comme une épouse ou une mère irresponsable si pas une prostituée » (Gondola, 1999a : 98). Dans le contexte de « poussée urbaine » contemporaine du moment de modernisation impériale des décennies 1940-1950, la recherche de « stabilisation » de la nouvelle classe ouvrière urbanisée (Cooper, 2004) exigeait un contrôle accru de la moralité féminine et a symétriquement renforcé la stigmatisation de celles qui se situaient hors des schémas matrimoniaux et reproductifs. Une forme d’analogie peut être établie entre la (supposée) dangerosité des modernités émergentes dans les 19. Certains travaux sur les rapports intimes entre administrateurs européens et femmes africaines rendent également bien compte de cette ambivalence. Voir notamment : Lauro (2007) et Simonis (2007). 20. Les permis de résidence et de travail ont participé d’une forme de discrimination genrée, en soumettant les femmes seules à un système de taxation particulièrement contraignant. Voir notamment : Hunt (1991).

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quartiers africains des grands centres urbains coloniaux – dont les « Brazzavilles noires » sont emblématiques – et l’apparition de nouvelles figures féminines considérées comme génératrices de désordre social et politique. Autrement dit, le stigmate de la femme urbaine a progressivement eu pour corolaire celui de la femme moderne. Georges Balandier a consacré une part importante de sa fameuse recherche brazzavilloise aux changements survenant dans les rapports de genre. Les femmes y ont joué un rôle fondamental, en tant que grandes bénéficiaires de la nouvelle donne urbaine où elles ont trouvé « une liberté [qu’elles n’auraient] même pas imaginé dans le cadre des institutions traditionnelles » (Balandier, 1955 : 145). L’institution matrimoniale notamment, « privée du contrôle social strict qu’elle subissait en milieu coutumier » (id. : 195), se fragilisait et tendait ainsi à être concurrencée, sinon remplacée, par différentes formes d’union libre. Ces liaisons restaient très peu contraignantes autant pour les hommes que les femmes et ces dernières ont vu dans cette informalisation du couple le moyen d’échapper aux obligations qu’impliquait le statut d’épouse, tout en obtenant néanmoins « le maximum d’avantages personnels » (id. : 124). Ainsi, nombre de femmes préféraient-elles conserver la possibilité d’aller là où leurs intérêts les guidaient – éventuellement en faisant croître les enchères sur leur propre personne – plutôt que d’entrer dans un rapport d’exclusivité avec un homme (nous retrouvons là les principes et pratiques du mbaraan tel qu’il existe à Dakar aujourd’hui). Si ces relations aboutissaient parfois à la conclusion d’un mariage, les cas étaient peu fréquents « tant que la femme ne se sent[ait] pas vieillir » (Balandier, 1952 : 31). Balandier insiste par ailleurs sur le rôle joué par le cinéma « comme une école enseignant ce qu’il est convenu d’appeler les manifestations “européennes” de l’amour et de l’approche amoureuse » (id. : 258). Cette forme « d’éducation sentimentale » procurée par la fiction était parfois complétée par la fréquentation d’Européens, lesquels jouaient en ce sens un rôle de « conseiller culturel »21. C’est dans ce contexte de mutations multiformes que Balandier note l’émergence de figures féminines prestigieuses, les mama mokôzi ou maitresses-femmes, dont la valeur sociale et l’assise financière ressortissaient d’une habile gestion de leur accessibilité sexuelle et de leur pouvoir de séduction exercée auprès d’hommes européens principalement. De tels exemples démontrent que le pouvoir social acquis par certaines femmes ne se construisait pas uniquement silencieusement : il s’affirmait et s’affichait ouvertement. Des destins sociaux d’un type nouveau s’ouvraient ainsi « à une élite de jeunes femmes auxquelles conviendrait mieux le terme d’hétaïres que celui de 21. Nous verrons plus loin l’actualité de cette assertion dans le cas dakarois.

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prostituées », qui étaient susceptibles de « faire carrière ». En effet, « [à] la faveur d’une liberté sexuelle affirmée, ces jeunes femmes s’efforcent d’acquérir une situation économique qui les fera reconnaître, dans quelques années, en tant que véritable “mama mokôzi”, c’est-à-dire en tant que “maîtresse-femme” ayant obtenu prééminence et prestige » (id. : 148). Se produisait ainsi un « véritable renversement des rôles », puisque ces femmes étaient en position de choisir plutôt que d’être choisies. Gondola (2003) rend compte de la figure de la bana kinoise en des termes qui, à bien des égards, rejoignent les observations de Balandier. Ainsi, ces jeunes « courtisanes » qui exercèrent leur art de la séduction à Kinshasa durant les années 1950, étourdissaient les hommes par leur beauté, mais aussi par leur puissance sociale. En effet, « elles [avaient] la réputation d’avoir leurs entrées chez certains Blancs et dans tous les bars de la capitale » et affichaient un « train de vie ostentatoire, incluant maison meublée, malle pleine de pagnes, phonographe, Vespa, etc. ». Elles aussi devaient souvent leur indépendance financière aux liaisons entretenues avec des Européens. Mais leur pouvoir restait avant tout celui de l’érotisme et de la séduction, registres dans lesquels elles « se montr[ai]ent intraitables et amen[ai]ent nombre d’hommes au gouffre du désespoir » (Gondola, 2003 : 121). Sur un plan très proche, on pourrait dire de la Dorothy L’Amour mise en scène par Jean Rouch à Treichville au cours des années 195022, ce que Claudine Vidal disait de Martine, une jeune interlocutrice rencontrée au même endroit mais quelques vingt années plus tard : « elle comprend les lois de la ville et en tire parti » (Vidal, 1979 : 147). La définition que Gondola propose des « femmes libres » caractérise bien ces figures urbaines et non-normatives de la féminité qui émergent au cours des années 1940-1950 : indépendantes « vis-à-vis des hommes d’abord et à l’égard de l’économie coloniale ensuite puisque leurs revenus dérivent d’activités non contrôlables et/ou d’unions libres avec des Européens et des évolués », elles sont des femmes-libres « parce qu’elles ont du temps libre qu’elles mettent à profit en poursuivant des activités récréatives et ludiques » (Gondola, 1999a : 98). Il apparaît ainsi qu’elles ont joué un rôle central dans l’implantation et le développement de nouveaux loisirs et « plaisirs de la ville » (Biaya, 2001). Le bar-dancing est en effet le lieu où elles exerçaient une forme de pouvoir social qui, plus encore, n’avait « lieu d’être que sous le couvert des bars » car « la rue, domaine public » restait « un lieu du pouvoir masculin où la femme ne se produit que comme péripatéticienne » (Gondola, 1999a : 99). En

22. Dans le film Moi un noir, produit en 1958 (Les Films de la Pléiade).

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empruntant à la métaphore mercantile (ou du marché)23, on pourrait dire ainsi, qu’à compter des années 1940-1950, des femmes inventent des « positionnements de niche » à l’écart des lieux classiques d’exercice et/ou d’acquisition du pouvoir, emblématiques des urbanités en chantier et de nouvelles opportunités : transformation des solidarités et relâchement des formes de contrôle social, relatif anonymat, accès à une grande diversité de lieux/milieux et quêtes de différenciation sociale, « démocratisation » des pratiques de domestication de styles de vie occidentaux, émergence d’une nouvelle « culture du loisir » (Biaya, 2002) et accès élargi à la musique moderne – afro-cubaine singulièrement – grâce à la radio et au développement du night-club comme espace de sociabilités festives et juvéniles (Shain, 2002 ; Benga, 2002). Quelques silences dakarois : modernités alternatives, dynamiques juvéniles et crise de la virilité C’est donc en se glissant dans des interstices apparus à la faveur de la formation d’une « société nouvelle »24 que certaines femmes ont acquis un rôle central au sein des modernités alternatives (Gaonkar, 2001) qui se forgeaient dans les villes alors que travail et divertissement apparaissaient comme « les faces diurnes et nocturnes de la vie du jeune citadin » (Balandier, 1955 : 144). Le Dakar des décennies 1940-1950 n’a toutefois pas bénéficié de la présence d’un grand témoin, comme les « Brazzavilles noires » ont eu leur Georges Balandier ou Treichville son Jean Rouch. Plus encore, aucune recherche ne semble à ce jour avoir été consacrée à une histoire sociale dakaroise sous l’angle de ces stratégies féminines alternatives25. Les Dakaroises ont été étudiées avant tout sous l’optique de leur implication politique (syndicalisme, accès au droit de vote, 23. Voir notamment : Antoine et Nanitelamio (1988). 24. Balandier (2004, p. 257) désigne ainsi la croissance urbaine ultra-rapide et les

mutations qu’elle a engendrées dans une majorité de pays africains au tournant des années 1940-1950. 25. Sans avoir ici la possibilité d’approfondir cette discussion historiographique ni de combler ces silences dakarois, je me contenterai de rapides remarques et hypothèses. Dakar, capitale de l’Afrique occidentale française (AOF) et vitrine du prestige colonial français en Afrique, constituait assurément un espace urbain singulier au sein des territoires français d’Afrique. Un nombre important d’« évolués » et d’originaires des Quatre Communes y ont très tôt « fait société ». Au prestige du colonisateur aurait ainsi répondu celui de l’« évolué », le second constituant en quelque sorte un « miroir africain » du premier. Non pas que des trajectoires alternatives, marginales ou « déviantes » (selon le regard que l’on pose sur elles) ne s’y seraient pas également déployées, mais plutôt qu’elles auraient fait l’objet d’une occultation sociale et politique plus efficace qu’ailleurs.

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formation d’une élite féminine, etc.)26, à travers donc des paradigmes plus « nobles » ou « vertueux » que les mama mokôzi et les bana. Rien ne permet néanmoins d’affirmer que ces dernières n’eurent pas leurs pendants sénégalaises, qui se situeraient en quelque sorte dans un rapport généalogique avec les jeunes dakaroises que j’ai enquêtées. Peut-être ces silences dakarois informent-il finalement davantage sur un certain paroissialisme académique, qui tend jusqu’aujourd’hui à associer des thématiques légitimes (ou appropriées) à chaque espace géographique et culturel. Schématiquement : sape, nganda, ambiance et femmes libres pour ce qui concerne le Congo ; « contrat social sénégalais », ethos mouride et participation des femmes au développement dans le cas du Sénégal. Sur un autre plan, la faiblesse sinon la quasi-inexistence des études consacrées au sexe transactionnel au Sénégal, par comparaison notamment à l’Afrique du Sud, est également probante à ce niveau. Quelques recherches d’historiens – celles qui portent sur les styles musicaux particulièrement – permettent de gratter un peu le vernis sénégalais de « bon élève » du développement, en questionnant les modernités qui s’y sont bâties suivant des chemins tiers. Shain, par exemple, note que si « les intellectuels sénégalais tel Senghor, et les leaders religieux comme Bamba forgeaient deux types de modernité pour l’Afrique », « les night-clubs urbains qui ont émergé durant la période coloniale tardive constituaient également des laboratoires de modernités africaines » qui impliquaient « la re-spatialisation du temps des loisirs, la redéfinition de l’espace public et l’invention de nouveaux modèles de consommation et de rapports de genre » (Shain, 2002 : 84). Ainsi, « danser sur la musique cubaine des années 1950 constituait une mise en acte fondamentale d’une modernité alternative à celle des modèles européanisés, si prégnants dans le Sénégal d’après-guerre » (ibid.). On peut imaginer néanmoins que le plébiscite juvénile dont les danses-à-deux (salsa, cha-cha-cha, etc.) faisaient l’objet a impliqué la présence massive de « cavalières » qui, tout comme les garçons, devaient alors « voyager vers une autre partie de la ville » pour participer à ces activités récréatives : loin du regard des aînés sociaux et alors que « la mobilité devenait ainsi un symbole de jeunesse et de modernité » (id. : 93). Si, dans l’effort de « construction nationale », les frontières morales du féminin ont été réaffirmées avec force autour de la figure de la femme gardienne du foyer et des traditions principalement, on constate que les pratiques consistant à occuper des espaces laissés vacants sous l’effet de la montée de l’éclectisme culturel des jeunes – assortie de « la production 26. Pour un exemple récent, voir l’étude de Konaté (2009) sur l’intrication entre le champ du politique et les styles vestimentaires parmi les femmes dakaroises durant la « décolonisation ».

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de nouvelles formes d’identification qui puisent dans des ressources multiples » (Diouf, 2003 : 3) – et d’une crise de la virilité allant croissante (voir infra), n’ont jamais cessé et se sont même renforcées au fil des décennies. Au même rythme, des figures de la modernité féminine non-normatives émergent, comme c’est le cas, exemplairement, de la « disquette ». Jeune femme moderne, férue de mode, night-clubeuse patentée et « fascinée par les biens de consommation occidentaux » (Nyamnjoh, 2005 : 299), elle a une conscience aiguë du pouvoir de séduction qu’elle exerce sur les hommes et dont elle tente de tirer un maximum d’avantages. Selon Nyamnjoh, l’expression serait apparue durant les années 1980 comme le féminin de « disco » alors que ce style musical était le « plus populaire parmi la jeunesse [dakaroise] et que les jeunes branchés investissaient les night-clubs en quête d’un moment de divertissement moderne » (ibid.). La crise économique et l’incapacité conséquente d’une majorité de jeunes hommes à s’émanciper du statut de « cadet social » (notamment en « prenant épouse ») a, en miroir, renforcé certaines formes de pouvoir féminin. Des jeunes femmes tirent profit de cette impuissance masculine alors qu’« un registre de la masculinité se dessine à partir de l’avoir et du pouvoir de dépenser » (Biaya, 2001 : 81). Ce sont désormais « le regard féminin et les attentes des filles [qui] déterminent, en retour, le poids d’être du jeune mâle et l’étendue de sa virilité » qui « n’est plus innée » mais « conférée et, de ce point de vue, forcément limitée par l’autre » (ibid.). Ainsi, « loin des idéologies de la victimisation, les jeunes filles opèrent désormais dans l’espace urbain comme des actrices sociales à part entière, et comme des sujets conscients de leur propre valeur et du poids de l’érotisme qu’elles contrôlent. » (id. : 84). Il faut immédiatement ajouter que, si les pratiques féminines qui émergent ainsi (multi-partenariat, mbaraan et autres formes d’échanges économico-sexuels sur lesquelles je reviens plus loin) sont assimilables à des « stratégies de sortie de crise » ou à des formes de « sexualité de crise » comme certains le font valoir, ces expressions doivent alors être comprises selon deux directions complémentaires. Crise économique d’abord, constitutive d’une situation de manque matériel qui rend bien difficile de se réaliser comme acteur-consommateur dans un contexte de forte monétarisation des rapports sociaux et où, dans une large mesure, « l’habit fait le moine ». Crise des modèles classiques d’identification juvénile et déphasage des discours normatifs sur la jeunesse qui échouent ainsi à proposer des horizons et des destins sociaux valorisants et valorisés dans lesquels une place centrale serait faite notamment à la réalisation et à la promotion individuelles, à la possibilité de se hisser hors de la dépendance autant que de « l’insignifiance » (ceux qui n’ont rien et ainsi ne sont rien).

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Cet aperçu historique permet de penser l’instrumentalisation de leur accessibilité sexuelle et de leur pouvoir de séduction par certaines femmes en dehors des discours misérabilistes et juridico-moraux les plus communs. Le rôle que ces trajectoires féminines ont tenu dans l’invention de modernités alternatives foncièrement urbaines et cosmopolites apparait en outre de façon assez claire, nonobstant quelques insistants silences sénégalais (ou « sénégalistes ») en la matière. On pourrait ici suivre Cole (2009) lorsqu’elle articule continuité historique et ruptures contemporaines pour son analyse de stratégies de jeunes femmes malgaches qui entretiennent des relations avec des Occidentaux. Plutôt que de choisir entre les jugements sociaux dominants qui interprètent ces pratiques à l’aune d’un « moment singulier de crise culturelle et de perte » et la vision académique d’une « histoire d’incorporation culturelle » s’inscrivant dans une longue généalogie, elle propose ainsi une interprétation en termes d’« intensification » de logiques anciennes (id. : 524). La notion désigne alors l’acuité avec laquelle ces jeunes femmes sont aujourd’hui perçues comme emblématiques de changements historiques, de modèles de modernité et de réussite. Les visées morales et normatives dans l’énonciation des mauvaises mœurs féminines font écran aux enjeux et aspirations que ces pratiques traduisent effectivement. C’est l’une des raisons pour lesquelles il est nécessaire à la fois d’adopter un point de vue constructif à leur propos en examinant les contextes et circonstances singuliers dans lesquels les relations se nouent et se négocient, et de comprendre le sens et les enjeux dont les actrices elles-mêmes investissent leur trajectoire. Négocier la relation Il aurait été erroné de déduire un statut d’une activité (prostitution) et de fixer ainsi mes interlocutrices dans des catégories étanches, alors que leurs pratiques se révélaient très labiles et fluides. Face à un échange d’abord explicitement prostitutionnel ou « à la passe » qui s’est toutefois modifié lorsqu’un client occidental devient « petit copain » pour la durée de son séjour au Sénégal – voire au-delà27 – et que la relation se rapproche alors de ce que l’on définit communément comme « sexe transactionnel » (voir infra), est-on encore dans le domaine du travail du

27. Sans même parler d’éventuels mariages, qui restent tout de même rares, certaines jeunes femmes parviennent à « accrocher » suffisamment un homme de passage pour que celui-ci, une fois parti du Sénégal, les soutiennent matériellement au moyen d’envois d’argent réguliers ou ponctuels.

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sexe28 ? Si l’on repart de ce qui se passe effectivement, la réponse est assurément non. L’équation se complique encore lorsqu’une jeune femme qui s’est ainsi fixée avec un homme continue néanmoins, à l’insu bien sûr de son compagnon, à fréquenter d’autres hommes – y compris pour des « passes », configuration que j’ai pu observer à plusieurs reprises au fil de mon enquête. En l’espace parfois de quelques jours, voire de quelques heures, le statut présupposé d’une même jeune femme varie ainsi considérablement, ce dont les visions surplombantes échouent à rendre compte. Une majorité de jeunes femmes naviguent – au gré des occasions et des circonstances, et en fonction de leurs compétences relationnelles propres – entre différentes formes de transactions intimes plus ou moins stigmatisées socialement et/ou condamnées moralement. Une part importante du sens des pratiques est ainsi à rechercher dans la gestion d’objectifs potentiellement contradictoires. Les pratiques sont façonnées dans des logiques dialectiques (besoins et envies, affliction et plaisir, dedans et dehors, dépendance et autonomie, etc.) qui prennent la forme d’une dialectique des contraires (condamnées et admirées, rejetées et convoitées, montrer et cacher, etc.). Être femme, jeune – par-là sujette à des assignations morales et à des formes de contrôle social spécifiques qui se traduisent très concrètement en termes d’entraves à la mobilité, aux sorties, etc. – et tenter néanmoins de se ménager des marges d’autonomie quant aux usages que l’on fait du temps et de son temps, aux lieux et aux personnes que l’on fréquente, aux biens que l’on possède ou désir posséder, au rapport que l’on entretient à son propre corps et à sa sexualité, à la maîtrise de son image sociale et de son destin physique, etc. Une autre (apparente) contradiction provient de la volonté de s’approprier un certain nombre d’arguments de prestige – c’est-à-dire vecteurs d’une « visibilité » valorisante, permettant notamment de conjurer l’insignifiance sociale et de se distinguer du commun des jeunes Sénégalais-es – en recourant néanmoins à des pratiques stigmatisées et qui nécessitent des stratégies d’« invisibilité » et de brouillage des cartes. La tension entre « désir de (se) montrer » et « nécessité de (se) cacher » pèse ainsi d’un poids important sur le déroulement des pratiques. La capacité à lever ou aménager les contradictions et opérer la synthèse provient de la détention d’un certain stock d’expérience, mais aussi de savoirs sociaux 28. Les jugements sur les jeunes Sénégalaises qui entretiennent ouvertement des relations (sentimentales et/ou sexuelles) avec des Occidentaux en font presque mécaniquement des filles pas « sérieuses » ou des prostituées. Ce paramètre se cumule clairement avec ceux exposés ici pour construire le rapport comme étant « extra-ordinaire ». On peut toutefois estimer que la fréquentation d’un Toubab (Blanc, Occidental) ne fait qu’ajouter de la « visibilité » à des présomptions déjà présentes, renforçant ainsi la logique de stigmatisation.

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et culturels valorisables socialement et mobilisables stratégiquement29. Dans de nombreux cas, ce qui fait l’objet de l’échange tout autant que les rôles des protagonistes eux-mêmes sont soumis à négociation et ne sont donc pas absolument déterminés a priori. Le terme de négociation ne renvoie pas uniquement aux tractations qui entourent la définition du tarif et les modalités du rapport sexuel dans les cas de prostitution les plus explicites, mais aussi à la « négociation de la relation »30 et dont l’issue est dans bien des cas tout sauf prévisible. Du point de vue d’une majorité de jeunes femmes, l’objectif est de donner le moins (de soi), d’économiser au maximum ses efforts et, indissociablement, de rendre aussi discrète ou ambiguë que possible leur activité, tout en recevant bien entendu le plus possible d’un point de vue matériel – le schéma idéal étant alors de ne rien donner de concret (sur le plan sexuel) tout en obtenant une compensation matérielle. Suivant cette logique, tout l’art du mbaraan réside dans la capacité à faire courir un prétendant, à attiser son désir et à l’amener à surenchérir, sans contrepartie sexuelle ou charnelle. Le processus de négociation peut dès lors être envisagé comme un répertoire stratégique dont les limites sont susceptibles d’être sans cesse travaillées, élargies et reformulées, au gré des circonstances, selon les compétences et l’expérience de chacune. La question des lieux permet de mieux donner corps à cette idée. Le sens des lieux J’ai déjà souligné le rôle historique des bars et night-clubs comme lieux privilégiés d’acquisition et d’affirmation de certaines formes de pouvoir social au féminin. Les multiples ruptures qu’ils permettent de réaliser – pratiquement ou par l’imaginaire – vis-à-vis du cours ordinaire ou prévisible des choses les constituent également comme des « scènes »31 où l’extra-ordinaire peut s’inventer au quotidien (Appadurai, 2001). À travers l’improvisation et le bricolage identitaire auxquels ils fournissent un cadre privilégié – les brassages culturels (musicaux, vestimentaires, langagiers, postures, etc.) et de personnes d’horizons divers –, 29. Certains de ces savoirs sont bien sûr propres au commerce du sexe stricto sensu et renseignent ainsi à peu près exclusivement sur l’expérience accumulée (le savoir-faire) en ce domaine. Toutefois, j’insiste sur les logiques et dynamiques globales qui « travaillent » ces pratiques et sur les thèmes et enjeux plus larges auxquels elles introduisent. 30. Proposition déjà formulée par Brochier (2005). 31. Le concept de « scène » (scene) est ici emprunté à John Irwin (1977) qui y recourt pour son analyse de la subculture comme affichage d’« un style de vie explicite » (subculture as an explicit life style).

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ils rendent possible que l’on s’envisage soi-même et que l’on se montre aux autres sous un jour sans cesse renouvelé. Comme l’affirme une majorité de mes interlocutrices, seules leurs virées noctambules leur permettent d’entrer en contact et/ou de s’afficher avec des Toubab, au sein d’espaces qui autorisent une certaine mixité (hommes/femmes, Sénégalais-es/Occidentaux, riches/pauvres, etc.) n’ayant sinon pas ou peu cours dans le reste de la société sénégalaise32. Gondola, empruntant les mots de Bakhtine, parle de la fête comme d’un « royaume utopique de l’universalité, de la liberté, de l’égalité et de l’abondance », mais aussi « parodie de la vie ordinaire, comme un “monde à l’envers” » (Gondola, 1999a : 87). Ce sont des lieux et des temps dans lesquels peut s’opérer un bouleversement de ce qui est de l’ordre du connu et de l’habituel. Ils favorisent un élargissement des possibles sociaux envisageables, à travers une forme de décalage ou de décentrement33. Les discours de mes interlocutrices sont très clairs à ce propos : sortir la nuit permet de « devenir quelqu’un d’autre », de « raconter une autre histoire » et de se projeter ainsi – encore et encore – vers un destin inédit, puisque le rêve est au bout de la nuit... chaque soir. La question de la capacité individuelle à envisager de nouveaux possibles sociaux n’est toutefois ni anodine ni simple à traiter (Appadurai, 2004). Le problème qui se pose n’est pas uniquement celui des moyens concrets d’accès à une certaine qualité de vie ou à un certain standing social. Il s’agit aussi de penser la capacité de chacun à se représenter ce qu’est une bonne vie, à l’imaginer ou à se la figurer de façon complexe et crédible, c’est-à-dire autrement qu’en vague chimère qui ne dupe finalement personne et n’a qu’un impact assez modeste sur les trajectoires individuelles34. À ce niveau, les milieux noctambules dakarois apparaissent aux yeux des jeunes femmes enquêtées comme des lieux d’appropriation mais aussi de validation de compétences. Ce qu’elles y entendent et voient, ceux qu’elles y rencontrent et fréquentent, mais aussi les « fictions de soi » qu’elles y mettent en scène 32. Pour un aperçu à la fois historique et sociologique des clivages entre Blancs et Noirs au Sénégal, voir : Cruise O’brien (1972). 33. Décalages et décentrements que j’ai ailleurs définis comme fondateurs d’un « exil imaginaire » (Fouquet, 2007). Le moment des préparatifs avant les virées noctambules constitue une sorte de sas, un moment de transition au cours duquel les actrices entrent dans leur personnage de « noceuse » ou de « reine de la nuit » : hystérie (feinte ou non), rires et disputes, essayages frénétiques de vêtements, etc. 34. Ce questionnement s’écarte en ce sens du thème de la pure affabulation, et ne peut ainsi être réduit à celui de l’illusion en ce qu’il comporte une part cognitive importante. Je rejoins à ce niveau la définition de l’imaginaire proposée par JeanPierre Warnier (1999, p. 102), « capacité que nous avons de produire des images nouvelles, à partir du lexique des objets offerts aux sens ».

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permettent que des « rêves-éveillés » (day-dreams)35 y trouvent des formes d’incarnation et d’inscription sociales. Ces milieux constituent des « ailleurs sociaux » non seulement pour la rupture qu’ils permettent de réaliser à l’ombre des normes dominantes, mais aussi parce qu’ils figurent des lucarnes ouvertes sur le monde permettant la fécondation et la socialisation d’imaginaires de la bonne vie à travers la projection dans un « ailleurs » (« du Nord » ou « de la migration » notamment, mais sans aucunement se réduire à cette tangibilité géographique)36 qui reste inaccessible au plus grand nombre. Les bars et boîtes de nuit de Dakar, envisagés à présent à travers le prisme plus exclusif des échanges économico-sexuels, peuvent être répartis sur une échelle comprenant à une extrémité ceux les plus connotés ou spécialisés37 et, à une autre extrémité, ceux sinon tout à fait neutres en tous cas dans lesquels il est possible de se fondre dans la foule des noceurs noctambules et de n’être ainsi point étiquetée a priori comme travailleuse du sexe. Sous l’optique de cette géographie noctambule de la stigmatisation féminine, il apparaît clairement que le choix des lieux aura une incidence directe sur le type de relation que l’on sera en mesure d’y négocier, mais aussi sur l’image sociale que l’on pourra défendre. Or, les jeunes femmes, dans leur majorité, fréquentent des lieux « appropriés » aux savoir-faire et savoir-être qu’elles possèdent et maîtrisent plus ou moins finement. L’équation peut finalement être formulée de manière assez simple : plus on maîtrise de codes langagiers, discursifs, vestimentaires, comportementaux – culturels et relationnels en somme –, plus on sera en mesure de déployer ses stratégies en toute discrétion, au sein de lieux pas ou peu vecteurs de stigmatisation. Nombre de mes interlocutrices m’ont fait part de ce que les endroits qu’elles fréquentent, d’une certaine manière rejaillissent sur elles et les définissent – en positif ou en 35. Colin Campbell écrit que « l’hédonisme moderne a tendance à être voilé et auto-illustratif ; c’est-à-dire que les individus investissent leur pouvoir imaginatif et créatif dans l’élaboration d’images mentales qu’ils consomment pour le plaisir intrinsèque qu’elles procurent, pratiques que les notions de rêve-éveillé [daydreaming] ou de rêverie [fantasizing] illustrent le mieux » (Campbell, 2005, p. 77). 36. L’« Ailleurs », ici comme dans l’ensemble de cette étude, renvoie à un « làbas » qui exprime un mieux-être potentiel en focalisant des images de la « bonne vie ». Dans la thèse que je consacre actuellement à ce thème, l’un de mes objectifs est d’examiner les dynamiques (historiques, politiques, sociales et culturelles) qui ont fait que cet Ailleurs, ou ce « là-bas », a été assimilé aux sociétés du Nord, sans qu’il soit néanmoins réductible à elles, sinon à passer sous silence la charge critique et la fonction rhétorique propre à l’énonciation d’une telle hétérotopie. 37. Expression politiquement correcte pour dire que des hommes viennent s’y fournir en services sexuels sans qu’une quelconque ambiguïté soit de mise quant à la nature prostitutionnelle des relations qui s’y nouent.

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négatif. Ainsi, certaines qui ont coutume de « jeter leurs filets » au sein d’établissements comptant parmi les plus selects de Dakar ont le sentiment d’incorporer du même coup une part du prestige rattaché à ces lieux, et peu importe finalement les raisons pour lesquelles elles s’y trouvent. Cette logique apparaît de manière plus nette pour ce qui concerne les lieux les plus clairement connotés comme « boîtes à caga ». Nombre de filles estiment alors qu’ils collent à la peau de celles qui les fréquentent : « c’est pas bon, ça sent mauvais là-bas, l’odeur reste sur tes vêtements », « c’est un endroit qui te gaspille, il ne faut pas rester longtemps là-bas, sinon tu ressors trop affaiblie », « les mecs n’ont aucune classe dans ces endroits, ça ne me vaut pas », etc. Fréquenter l’Africa star par exemple, établissement de nuit très explicitement consacré à la rencontre entre clients et prostituées et dans lequel on ne s’aventure ainsi pas sans une « bonne » raison, ne comporte pas en soi de difficulté technique/relationnelle majeure : des hommes viennent y chercher une fille avec laquelle ils négocient tarif, lieu et durée, selon un nombre de scenarii relativement restreint. Mais ce que l’on gagne en facilité de négociation, on le perd du même coup en termes à la fois d’invisibilité sociale, d’économie de soi (efforts et image) et, simultanément, d’occasions de gains supplémentaires et d’opportunités de reconvertir la relation38. L’Africa star, sous cette optique, est un lieu soit pour débutantes dont le bagage social et culturel ne leur permet pas – au moins temporairement – de viser plus haut, soit pour les « vraies putes qui ne se respectent pas », selon les jugements concordants de plusieurs interlocutrices, elles-mêmes engagées dans des pratiques peu éloignées de celles qu’elles condamnent mais selon des formalités, avec des partenaires et surtout en des lieux différents. Moins l’endroit que l’on fréquente est spécialisé, plus il exige des compétences sociales et relationnelles pointues ou élargies, plus il devient alors possible pour les actrices de s’auto-évaluer dans une différence radicale vis-à-vis du commun des travailleuses du sexe : « Moi, je ne suis pas comme les autres filles que tu vois au Casino », « Moi, ça ne m’intéresse pas de partir avec n’importe qui », « Moi, je ne fais pas n’importe quoi », « Moi, je sais pourquoi je suis là », « Moi, je ne suis même jamais entrée à l’Africa star », etc. Suivant les appréciations des jeunes femmes rencontrées, la définition de la caga était en outre clairement mise en lien 38. Parmi les espoirs les plus hauts placés de mes interlocutrices, figure le fait de rencontrer un homme occidental qui les épouserait et leur offrirait ainsi la possibilité de voyager au « Nord ». Cela n’a bien sûr pas été sans poser d’importantes difficultés pour la conduite de mon enquête, alors que je pouvais moi-même incarner une part de ces espoirs. L’espace me manque ici pour aller plus avant dans cette épistémologie de terrain et je me contente donc de signaler le fait.

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avec le degré d’ignorance supposée de l’intéressée : la « vraie caga » est celle qui ne sait et ne connait rien. Et cela a contrario des plus compétentes, pour qui il est possible de jouer la carte de la banalisation, c’est-àdire de conférer à la relation l’allure d’une rencontre amoureuse ou galante classique, ce qui implique de parvenir à instaurer la clandestinité en stratégie. L’art de la banalisation : de la clandestinité comme stratégie aux stratégies de mobilité Tel que j’y fais ici allusion, la dimension clandestine des pratiques est bien loin de s’épuiser dans des considérations réglementaires et policières. Elle est aussi, sinon surtout, une stratégie qui permet de synthétiser des rôles très distants voire opposés, de manipuler son image pour tirer profit des occasions et élargir le faisceau des occasions saisissables. Aux « filles en carte »39 répondent ainsi des stratégies de brouillage des cartes. Nombre de mes interlocutrices valsaient de statuts en statuts au gré des circonstances, brouillant sans cesse les pistes afin de banaliser, autant que possible, les circonstances de la rencontre et de la relation. À ce niveau, un point doit être fait sur la question de la « banalité transactionnelle des rapports de genre » au Sénégal. J’entends par-là le principe voulant qu’une jeune femme soit prise en charge matériellement par un petit ami ou un prétendant – prise en charge qui métaphorise par le matériel un attachement sentimental, une attirance physique et/ou des prétentions matrimoniales40. Sous l’angle des pratiques qui nous intéressent ici, cette banalité transactionnelle constitue en fait un vaste répertoire stratégique pour les jeunes femmes rencontrées, qui tentent de tirer partie de ce que les filles se font « gérer » par les garçons, comme cela se dit couramment parmi les jeunes dakarois. Le concept de « sexe transactionnel », qui a fait florès ces dernières années dans le champ des études africaines, est assez emblématique de cette idée de banalité. Il est le plus souvent défini a contrario afin de désigner ce qui n’est pas de la prostitution, permettant ainsi de souligner le « rôle central des échanges matériels dans les pratiques sexuelles ordinaires » sans pour autant tout réduire à la prostitution et à la stigmatisation qu’induit ce label (Cole et Thomas, 2008 : 9). Hunter avance lui aussi différents critères permettant 39. Par référence au carnet, ou à la carte, dont sont munies les prostituées « enregistrées ». 40. Ce modèle de dépendance matérielle de la femme à l’égard de son époux à des racines multiples et enchâssées les unes aux autres : références islamiques et coutumières, produit de l’histoire ancienne et coloniale (imposition du salariat dont les hommes ont été les acteurs les plus visibles), etc.

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de distinguer le sexe transactionnel de la prostitution. Il note d’abord les similitudes qui existent entre ces deux registres de pratiques, soulignant ainsi que « dans les deux cas, il s’agit de relations sexuelles pratiquées hors mariages et souvent avec des partenaires multiples, qui se caractérisent par la remise de cadeaux ou d’argent » (Hunter, 2002 : 100). Le sexe transactionnel reste néanmoins bien distinct de la prostitution puisque « les protagonistes se définissent comme “petite copine” et “petit copain” et non pas comme “prostituée” et “client”, et l’échange cadeaux contre sexe prend place dans un ensemble plus large d’obligations qui n’implique pas nécessairement qu’un paiement soit prédéterminé » (id. : 100-101). Cet « ensemble plus large d’obligations » peut être reformulé en termes de banalité : la transaction se fond dans l’ordinaire des rapports de genre, lesquels intègrent une dimension matérielle se manifestant par des remises diverses (argent, cadeaux, services rendus, etc.) des hommes vers les femmes41. Cette « économie du sexe-contre-cadeaux » (Kaufman et Stavrou, 2004) a fait l’objet de nombreuses interprétations, dont la plupart dénonce l’exploitation qu’elle sous-tend. Plus intéressantes sont toutefois celles qui en soulignent la dimension « structurante », en examinant ses conséquences sur les manières que les jeunes ont de percevoir et de configurer leur relations sentimentales et sexuelles. Jennifer Cole par exemple écrit que « les récits de nombreux jeunes concernant leurs relations sentimentales ou leur rendez-vous galants [dates] expriment un immense plaisir, de l’excitation et du désir, dans lesquels l’argent joue à la fois comme une source de motivation pour fitiavina [être aimé ou désiré] et comme une expression de ces sentiments eux-mêmes » (Cole, 2008 : 122). Autrement dit, la dimension matérielle est à la fois enjeu, instrument et catalyseur des transactions intimes. Argent (ou cadeaux) et sexualité sont par ailleurs à ce point entremêlés et interagissants qu’il paraît difficile de les séparer formellement pour la compréhension des pratiques de séduction et du rapport à la sexualité de ces jeunes. Ces approches fournissent de fécondes pistes d’analyse permettant notamment de penser au-delà de la prostitution, tout en replaçant cette dernière dans un large nuancier de pratiques en la rendant ainsi comparable42. Sous cette optique, la distinction sexe transactionnel/prostitution 41. Ces remises ne se font toutefois pas dans tous les cas des hommes vers les femmes : beach boys, gigolos ou sugar mummies sont à ce titre, exemplaires. Pour un exemple sénégalais, voir Salomon (2009). 42. Un usage critique du concept de sexe transactionnel permet, non seulement de désigner ce qui n’est pas de la prostitution, mais également de situer cette dernière à l’intérieur d’un « continuum de l’échange économico-sexuel » (Tabet, 1987) dont elle ne constitue finalement qu’une modalité particulière ou extrême sur une échelle de la stigmatisation. Cette idée est rarement mentionnée dans les études récentes qui

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est susceptible d’être interrogée de manière plus nuancée. Si, en effet, l’on raisonne a contrario du sexe transactionnel, la prostitution se définirait donc comme un rapport littéralement « extra-ordinaire ». Les protagonistes se reconnaissent mutuellement comme client et prostituée, et leurs interactions ont pour objet unique un acte sexuel rémunéré dont les modalités financières et de déroulement sont définies et fixées à l’avance. Ce caractère extra-ordinaire du rapport prostitutionnel, d’une part impose que l’on fasse un usage circonstancié du concept de prostitution, d’autre part, il s’oppose à l’une des caractéristiques premières de la sexualité transactionnelle : celle d’être immanente aux rapports, justement, ordinaires. La question que l’on peut alors se poser est : l’opposition ordinaire/ extra-ordinaire est-elle réellement satisfaisante pour saisir les différences entre ces deux registres de pratiques ? Plusieurs remarques à ce propos. D’abord, il faut bien souligner le potentiel de « labellisation »43 – de stigmatisation ou de valorisation – contenu dans les jugements sociaux. Cole (2009), par exemple, montre que les jeunes femmes Malgaches qui tentent de trouver un époux occidental peuvent, en cas de succès, jouir d’une reconnaissance sociale certaine même si assez ambivalente ; en revanche, l’échec en la matière – la multiplication de relations avortées, le fait d’avoir un enfant « toute seule », etc. – risque de leur attirer des jugements de dépravation morale sinon de prostitution. J’ai pu constater à Dakar que le caractère extra-ordinaire du rapport prostitutionnel ne résiste pas à l’examen ethnographique. Exception faite de certaines formes de prostitution parmi les plus explicites, les rôles et attentes des protagonistes sont en réalité gérés et définis le plus souvent in situ. De même, définir le sexe transactionnel uniquement selon le critère de sa banalité n’est pas pleinement satisfaisant dans la mesure où cela tend à occulter la dimension dynamique de ces relations, qui recouvrent un vaste répertoire d’improvisations et de stratégies dont les enjeux, aussi « cachés » qu’ils soient, n’en sont pas moins réels, multiples et/car contextualisés. Autant ce que l’on qualifie de prostitution (extra-ordinaire) que de sexe transactionnel (ordinaire) est ainsi susceptible de connaître d’importantes variations qui brouillent les frontières que l’on pourrait établir a se consacrent au sexe transactionnel en Afrique. Il est probable que cette tendance à opposer prostitution et sexe transactionnel – en recourant d’ailleurs fréquemment à l’argument culturel (comme s’il existait une spécificité africaine en matière de transactions intimes) – est un effet dérivé de la volonté de « penser au-delà » de la prostitution. Démarche qui reste certes nécessaire, mais conduit néanmoins bien souvent à une forme de réification de la prostitution elle-même. 43. J’en réfère ici à la labeling theory dont Howard S. Becker est considéré comme l’un des pères fondateurs.

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priori et qu’une analyse trop statique passerait sous silence, à défaut de pouvoir les saisir. La synthèse entre recherche de gains et banalisation de la relation, permettant éventuellement de ne pas être cantonnée au rôle de pourvoyeuse de services sexuels tarifés, ressort pour la majeure partie des capacités relationnelles de chacune. Chaque cas constitue une configuration unique et originale ; deux hypothèses ou polarités principales peuvent néanmoins être évoquées, avant tout à des fins de clarté argumentaire. Certaines actrices peuvent détenir a priori certaines compétences, du fait notamment de leur niveau d’éducation et/ou du milieu social dont elles sont issues, qui leur permettent d’enfouir sous les apparences le caractère foncièrement matériel ou financier de leurs attentes. Il leur est ainsi possible de limiter très fortement les risques de stigmatisation, se tenant d’emblée à l’écart de certains lieux, évitant certaines manières d’être et de faire, voire certaines fréquentations. Ainsi, de nombreuses jeunes femmes évitent scrupuleusement les relations avec des hommes toubab (ou au moins de se montrer en public avec eux). Pour une jeune Sénégalaise, s’afficher avec un Toubab revient, en effet, presque automatiquement à être considérée soit comme une dépravée ou une « baiseuse » – sous-entendu, aucun Blanc n’accepterait la seule compagnie ou conversation d’une jeune femme, ils « couchent » coûte que coûte –, soit comme une profiteuse qui s’acoquine avec un Blanc par seul intérêt matériel. Il y a bien entendu, derrière ces jugements sociaux, une grande profondeur historique et politique dont j’ai esquissé certains contours plus haut : fason toubab, « discours de la perte », crise de la virilité, transformation des repères moraux juvéniles et crise de l’autorité familiale, etc. Plus souvent toutefois, les jeunes femmes acquièrent ces compétences au fil d’un itinéraire d’apprentissage alors assimilable à un processus de mobilité de la prostitution vers d’autres formes de multipartenariat féminin bien moins stigmatisées, dont le mbaraan est exemplaire. En schématisant à l’extrême des trajectoires complexes : « au début, je faisais des passes, mais à force de temps et d’apprentissage, je suis parvenu à me faire gérer par des mecs sans qu’ils me considèrent comme une caga ». Les deux phénomènes – prostitution, mbaraan – bénéficient, en effet, de jugements sociaux et moraux différenciés et, aux yeux de nombreuses jeunes femmes, la mobilité de l’une à l’autre de ces pratiques figure en fait un mouvement socialement ascensionnel. Là où les prostituées évoquent avant tout la dépravation morale et/ou la contrainte, les mbaraaneuses sont, quant à elles, considérées comme des filles peu sérieuses, au pire malhonnêtes, mais en tous cas astucieuses et émancipées : des archétypes de « filles modernes », pourrait-on dire, avec toute l’ambivalence que ce statut revêt dans le Sénégal contemporain. Le

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mbaraan jouit ainsi d’une valorisation certaine, au moins dans certains cercles féminins où, pour le dire vite, le mbaraan c’est branché ! Les jugements des jeunes Dakarois rendent largement compte de l’importance du phénomène, comme en atteste l’expression très courante voulant que « les filles ne donnent que des photocopies du cœur ». Pour autant, la catégorie des mbaraaneuses n’a rien d’homogène – que ce soit en termes d’âge, de parcours personnel ou d’origine socioéconomique – et les trajectoires individuelles restent ainsi différenciées au vu du capital (social et culturel) initialement détenu et/ou progressivement constitué. Il est par ailleurs impossible de distinguer les filles entre elles selon le seul critère des objectifs qu’elles se fixent : toutes sont en quête de richesses et éventuellement de prestige, et toutes cherchent à éviter le stigmate. Aussi, le meilleur indice pour accéder à une vision hiérarchisée de ces différents répertoires de pratique provient de la capacité – relative à chacune – à conférer l’« allure » de rapports ordinaires à des relations qui, dans leur versant féminin, restent assez strictement focalisées sur la recherche de gains (matériels et symboliques). Sur quelques « trucs » et techniques qui sont aussi des formes de savoir Il est difficile de fixer dans un schéma logique ou un principe générateur ces pratiques de « navigation à vue » tant leurs formes dépendent de la singularité de chaque situation ; on peut tenter de tirer quelques lignes directrices. D’abord, dans le cas du mbaraan, ne pas recevoir d’argent a priori (et encore moins fixer un « tarif ») permet de jouer sur la banalité de la relation, ce que n’autorise pas a contrario la prostitution « à la passe ». J’ajoute que mes interlocutrices dakaroises considèrent majoritairement que la prostitution joue sur la pulsion, sur le stimulus strictement physique, tandis que le mbaraan appelle un jeu de séduction bien plus complexe et difficile à maîtriser : physique certes, mais aussi stratégie de construction d’une complicité plus intellectuelle ou sentimentale par exemple, sans oublier la multitude de tactiques permettant de faire courir le prétendant, de lui donner l’impression que l’on lui restera inaccessible afin de faire croître ses prétentions, de l’amener à surenchérir – c’est-à-dire, symétriquement, pour la jeune femme, faire croître sa propre valeur. La tactique de base à laquelle elles recourent consiste en une forme de mise en concurrence, comme l’explique cette interlocutrice : Si je rencontre un mec qui a l’air friqué et qui s’intéresse à moi, je lui dis tout de suite que je suis déjà en main, que j’ai déjà un mec qui m’adore et qui me donne tout ce que je veux. En général, je dis que le gars est à l’extérieur [émigré] et qu’il revient souvent pour ses affaires. [...] Un homme, si tu lui

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donnes un adversaire, il va se battre avec lui c’est sûr ! Ils doivent me gagner !

Il s’agit alors de donner l’impression de nager en pleine opulence, de n’être point impressionnée par quelques dizaines de milliers de francs CFA lorsque l’on est supposée en recevoir et en détenir fréquemment autant, sinon plus : « Ça [telle somme d’argent relativement importante par exemple] c’est rien pour moi ! » est une expression qui revient de manière très commune. Une autre tactique souvent évoquée par mes interlocutrices consiste à investir de petites sommes (refuser le verre qui est offert pour se payer soi-même à boire, arriver à un rendez-vous en taxi et refuser d’être ensuite raccompagnée, etc.), en escomptant bien sûr de plus gros investissements ou de plus lucratives propositions du prétendant. Sur un plan très proche, on peut mentionner la technique consistant à proposer de payer sa part au restaurant, ou son entrée en boîte, tout en sachant pertinemment que l’accompagnant refusera, trop investi qu’il est dans son rôle de mâle séducteur et financeur. En suivant certaines interlocutrices, je pourrais me risquer à culturaliser cette analyse : « seul celui qui donne, reçoit un jour en retour » m’ont-elles parfois affirmé afin d’expliquer qu’elles allaient jusqu’à inviter – à leurs propres frais – certains copains au restaurant ou à boire un verre. Logique du don et contre-don détournée, pourrait-on dire, qui doit bien sûr être exponentielle et devenir progressivement à sens unique pour que l’opération soit un succès. L’analyse culturelle trouve néanmoins rapidement ses limites si l’on considère que ces pratiques d’investissement étaient toujours mises en œuvre auprès d’hommes occidentaux, ces mêmes interlocutrices se révélant en fait d’habiles stratèges et de fines « connaisseuses ». En effet, les hommes, objet de ces largesses, se plaignaient en amont de ce que les Sénégalaises vivaient bien trop au crochet des hommes, voire n’en voulaient qu’à leur argent ; et il était ainsi, en somme, bien agréable de tomber sur une fille qui renversait les rôles, faisant simultanément la preuve de sa « modernité ». Ces diverses techniques de ferrage du poisson ont, selon mes interlocutrices, souvent un effet relaxant sur les hommes qu’elles fréquentent : ils ont alors le « portefeuille qui se dilate », selon les dires assurément imagés (et largement partagés) de l’une d’entre elles. En somme, tout ce qui peut permettre de s’assurer la confiance d’un prétendant, de créer de la proximité avec lui tout en attisant son sens de la compétition, est bon à mettre en œuvre et une infinité de rôles intermédiaires sont ainsi constamment inventés et ajustés aux situations. Comme exemple extrême, certaines tentaient de se présenter comme des jeunes femmes chastes et candidates au mariage

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lorsque des hommes occidentaux (des pa’toubab44 en particulier) les convoitaient, usant alors volontiers d’arguments culturels et moraux empruntant notamment au registre religieux : accéder à leur intimité exige de se montrer patient et d’accepter de se mettre en règle avec un certain nombre d’obligations sociales, culturelles et religieuses. Cela n’excluait pas que, dans la mesure du possible, elles restent en quête de gains plus immédiats. La difficulté consistait alors à ne pas se laisser entraver par « un plat que l’on a mis sur le feu », c’est-à-dire à ne pas se priver de sorties ni perdre l’opportunité de nouvelles rencontres sous prétexte que l’on a une proie « de choix » dans ses filets. Sans chercher à faire un inventaire exhaustif de trucs et astuces qui sont finalement monnaie courante de ces pratiques, plus les savoirs et compétences sur lesquels elles peuvent s’appuyer sont étendus, plus il leur est possible de viser haut en jetant leur dévolu sur de gros « poissons » locaux ou étrangers. La métaphore halieutique se prête parfaitement au contexte dakarois étant donné que les hommes recherchés – notamment pour leur pouvoir économique, mais aussi les « beaux gosses » – sont appelés thiof, du nom du poisson préféré d’une majorité de Sénégalais ; cette métaphore rend compte également de l’articulation (voire de la superposition) entre le vocabulaire consumériste et celui de la séduction, comme le soulignait déjà Nyamnjoh (2005). En retour, ces compétences détenues et/ou acquises fondent la valeur individuelle : elles permettent de peser sur la détermination (ou négociation) par et dans la relation de ce qu’il semble convenable de sacrifier pour accéder à ce(lle) que l’on désire. L’absolue majorité de mes interlocutrices partageaient l’idée voulant qu’un homme ayant obtenu les faveurs sexuelles d’une fille se désintéresse ensuite d’elle. Si, comme l’écrivait Simmel, les objets ont de la valeur « parce qu’ils résistent au désir que nous avons de les acquérir » (cité par Warnier, 2009 : 7), la valeur sociale de la mbaraaneuse – par comparaison à celle de la prostituée – relève alors de sa capacité à faire croître sa propre désirabilité en se rendant inaccessible (au moins dans une certaine mesure et pour un certain temps), puis à reconvertir dans le champ matériel les désirs qu’elle suscite. « Politique de la valeur » (Warnier, 2009) pour ainsi dire, qui permet parfois un véritable renversement : le principe de la dépendance financière et matérielle de la femme à l’égard de son homme est en effet détourné et c’est la 44. Pa’toubab : contraction de « papa » et « toubab », expression qui désigne les hommes blancs d’un certain âge (la cinquantaine passée), qui portent un intérêt certain aux jeunes et jolies Sénégalaises. Les filles les apprécient particulièrement pour les ressources économiques dont ils disposent et leur relative naïveté (pensentelles), par comparaison aux Occidentaux plus jeunes et aux hommes sénégalais en général.

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démultiplication des partenaires qui offre la marge d’autonomie nécessaire à l’inversion du rapport de domination. Multiplier les sources de revenus et savoir arrêter la relation au bon moment, i.e. avant que le partenaire ne pense avoir des droits sur sa compagne sous prétexte qu’il investit matériellement sur elle, constituent ainsi des règles fondamentales du mbaraan. Politiques de la valeur également parce que les gains matériels sont bien loin de constituer les seuls enjeux de ces pratiques. Les questions de la liberté individuelle et du pouvoir personnel y occupent également une place centrale, intriquées dans une « culture inédite de la liberté comme mode de domination » (Mbembe 2000 : 42). Mes interlocutrices disaient « travailler l’esprit » ou « le cerveau » de leurs partenaires masculins, littéralement : liggéey xelam, selon leurs mots. Le terme liggéey, en wolof, signifie travailler, dans son sens premier de réalisation d’une tâche, rémunérée ou non ; mais aussi jeter un sort, mettre au travail les esprits. Il s’agit ainsi de désigner l’œuvre stratégique qui tend à circonvenir un compagnon en lui « travaillant l’esprit » jusqu’à ce qu’il souscrive à leurs demandes et, dans un sens plus figuré, ensorceler un homme, lui faire perdre les sens. À ma connaissance, la plupart ne recourent pas aux services d’un sorcier ni à de quelconques potions, mais tente plutôt de s’inventer elles-mêmes en « jeunes femmes ensorcelantes ». Elles apparaissent ainsi comme des artisans, voire parfois des « artistes des relations humaines »45, qui travaillent, façonnent et malaxent la matière grise masculine. Elles « croquent » les hommes, littéralement, grâce leur habileté à manier les mots : maa yëy noppam, « j’ai croqué son oreille », expression très fréquente pour signifier la réussite du travail rhétorique et oratoire. On retrouve ici la superposition, dans le langage courant, des registres de la consommation et de la séduction/ prédation déjà évoquée au sujet de l’expression thiof. Les métaphores et la créativité langagières dont les jeunes femmes font preuve résonnent ainsi avec les intelligences pratiques qu’elles mettent en œuvre afin de toujours s’adapter aux situations, de se réinventer dans leur rapport à l’autre et, enfin, de dominer et/ou de vaincre – de consommer l’autre.

45. L’expression est déjà employée par Christine Salomon (2009b, p. 151), pour désigner les Sénégalais (vendeurs, « artisans », dragueurs, jeunes hommes qui exhibent leur corps sculpté par l’exercice physique, etc.) qui gravitent autour des complexes hôteliers de Saly-Portudal, essayant à travers mille astuces d’entrer en contact et de nouer des liens avec les touristes occidentaux qui y résident.

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Compétences cosmopolites, dynamiques juvéniles et rapports de pouvoir L’argument avancé par Mbembe (2000 : 41) de l’émergence d’une « esthétique de la prédation et de l’accaparement » comme mode d’imagination du monde contemporain fait très bien écho à des actrices qui – j’en avais chaque jour des exemples supplémentaires – construisent la prédation comme un mode opératoire à la fois ludique et fondateur de certaines formes de prestige social. Parvenir à soutirer le plus à un homme (en faisant par exemple profiter des copines ou « cousines » de sa générosité) avec le maximum d’audace et de savoir-faire, était fortement valorisé. Lorsqu’une fille est invitée au restaurant par un homme et qu’elle s’y rend en compagnie d’une ou plusieurs copines, celles-ci sont en général présentées comme des cousines. Si le « pigeon » est un Occidental, on jouera volontiers sur l’image de la solidarité et de la « collectivité » africaine : « si tu m’aimes (i.e. si tu es prêt à dépenser pour moi afin de me prouver ton attachement et/ou ton attirance), tu dois aussi aimer mes cousines ». Les demandes d’argent ou de dépannage financier sont également le plus souvent exprimées en termes de solidarité familiale : payer la scolarité d’un petit frère, les frais de santé d’un parent, etc. Ces gains restent toutefois généralement à l’usage unique des filles qui ont, selon une expression maintes fois entendue, « l’argent rapide » : les sommes sont dilapidées, souvent avec ostentation et le plus fréquemment dans des biens de prestige (vêtements et autres accessoires de beauté). Il reste que plus les situations étaient complexes, alambiquées ou abracadabrantes (croiser un homme auquel on avait assuré ne pas sortir ce soir-là, par exemple), plus elles leur accordaient alors de valeur. Elles y trouvaient l’occasion de faire leurs preuves en tant qu’artistes de la relation sociale et grandes prêtresses de la ruse, de la manipulation et de la tchatche. Mais aussi, in fine, ces entreprises audacieuses confèrent au quotidien une intensité et une vitalité qui, selon la plupart des jeunes femmes rencontrées, lui font sinon largement défaut. Le sentiment de finitude sociale, d’incapacité à agir sur son propre devenir, est ainsi sans cesse mis à mal et sublimé à travers une série de moments palpitants, de prises de risque et d’actes audacieux et/ou ingénieux permettant d’y répondre glorieusement. En réalité, le récit que l’on produisait a posteriori de ses péripéties noctambules était tout aussi important, sinon plus, que les épisodes narrés eux-mêmes, construisant la nuit comme une « aventure »46. Il ne faudrait ainsi pas conclure qu’il n’y a, pour l’analyse, 46. On pourrait renvoyer à ce niveau à Simmel qui définit l’aventure selon « le radicalisme avec lequel elle se manifeste », comme « une tension caractéristique de

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de temporalité pertinente que celle de l’instant. Plutôt, ces instants fructueux (ou bonnes occasions) doivent être vus comme constitutifs d’une somme – certes d’abord largement décousue et hétéroclite – de moment vécus et progressivement capitalisés, qui viennent étayer et enrichir des récits de soi aventureux ou extra-ordinaires. Selon cette perspective diachronique, on peut reconstituer des « carrières »47 au gré desquelles s’acquièrent des savoir-faire et des savoir-être s’organisant selon une certaine cohérence d’ensemble. Ces itinéraires d’apprentissage sont alors assimilables à ce que l’on pourrait appeler des trajectoires d’extraversion (Fouquet, 2007) pour lesquelles l’acquisition de compétences cosmopolites constitue un ressort fondamental. En prenant un peu de hauteur par rapport aux usages très pragmatiques et contextuels des savoirs décrits jusqu’ici, il apparait effectivement que la possibilité de se raconter dans une différence valorisante constitue un enjeu central des trajectoires enquêtées. Ces récits de soi distinctifs s’énoncent notamment vis-à-vis d’une certaine vision des rôles féminins légitimes ; l’image de la jeune femme soumise, passant mécaniquement du statut de fille à celui d’épouse (dévoilant, dans tous les cas, une position subordonnée), constitue un modèle à éviter à tout prix. Ces récits ont pour fonction notamment de caricaturer des rôles et statuts sociaux féminins en réalité bien plus complexes et souples, à des fins rhétoriques. Au demeurant, ils expriment clairement à la fois un rapport critique et une volonté de se décaler vis-à-vis des modèles dominants les rapports sociaux de sexe et ceux générationnels. La recherche d’inédit, les stratégies de sublimation du quotidien peuvent dès lors être interprétées à travers ce prisme : il s’agit de « raconter une autre histoire » qui, par les visées critiques qu’elle porte, prend une indéniable dimension politique. L’affichage de compétences cosmopolites constitue alors une façon de prendre sa part active à une politique de la signification relative d’« être une jeune femme dakaroise d’aujourd’hui » – littéralement, moderne. La fréquentation, dans la durée, de clients et petits copains occidentaux, mais aussi de Sénégalais émigrés au Nord et de retour au pays (les « venants »), permet d’opérer le décalage : les hommes étrangers ou qui y résident font office de conseillers et/ou d’informateurs culturels. À travers eux, mais aussi par la fréquentation quotidienne des milieux noctambules, on réinvente son positionnement social selon une logique de désinvestissement / surinvestissement48 et par la projection la vie. Par l’intensité de ces tensions, l’événement ordinaire devient une aventure » (cité par Bredeloup, 2008, p. 283). 47. Concept employé suivant la définition classique de Becker (1985). 48. Désinvestissement/surinvestissement de rôles sociaux et de modes de socialisation, perceptibles notamment à travers les manières de se nourrir, de se

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dans un ailleurs via un « exil imaginaire » (Fouquet, 2007) permettant de composer une forme de « dépaysement » dans l’« ici ». Les compétences cosmopolites agissent à ce niveau selon plusieurs logiques complémentaires. Elles permettent d’abord de s’affirmer comme des interlocutrices et/ou des compagnes pertinentes auprès d’hommes occidentaux, en négociant la distance sociale et culturelle qui sépare ces derniers du commun des filles sénégalaises : musulmanes pour la plupart (notamment : ne buvant pas d’alcool et ne fumant pas de cigarettes), largement entravées dans leur capacité de mouvement et de sorties, gérant leur accessibilité sexuelle selon des codes qui restent relativement opaques, voire tout à fait impénétrables pour un homme étranger49, et rechignant le plus souvent et de toute façon à s’afficher en compagnie d’un Blanc. Les jeunes femmes enquêtées, au contraire, s’établissent dans des rôles de culture brokers – ou médiatrices culturelles. Elles parviennent progressivement à composer un rapport d’identité vis-à-vis d’hommes occidentaux qui, en retour, pourront retirer une certaine gratification d’être ainsi parvenus à établir une relation intime et complice avec une Sénégalaise avec, en filigrane, l’idée d’une intégration sociale et culturelle sentimentalement et/ou sexuellement transmissible50. Les compétences cosmopolites ouvrent à cet égard un horizon stratégique très large, avec des gains parfois importants : le mariage avec un homme occidental et la migration qui peut s’ensuivre constituent en la matière des trophées ultimes. Les filles les plus compétentes parviennent ainsi à doser très subtilement distance et proximité, afin de faire face à une double exigence de similarité et d’exotisme, tout en manipulant l’argument culturel

vêtir, de se loger, de parler, d’occuper le temps et l’espace, d’afficher son « style », etc. 49. Les codes amoureux et de la séduction parmi les jeunes dakarois impliquent souvent qu’un homme ne se laisse pas arrêter par un refus initial. Cette résistance féminine, de forme au moins, a plusieurs fondements : ne pas être assimilée à une fille facile ; faire croître ses prétentions matérielles ; mais aussi exercer une pression sociale sur le prétendant, afin que sa responsabilité soit clairement établie a priori et qu’il assume ainsi pleinement ses actes quelles qu’en soient les conséquences (grossesse éventuelle). En tant que principal instigateur de la relation – au moins en apparence –, il est supposé en porter la pleine responsabilité et, éventuellement, en assumer le coût social autant qu’économique. 50. Nous retrouvons à ce niveau une logique fort ancienne, si l’on considère que nombre d’administrateurs coloniaux français évoquaient leurs mousso à travers l’expression aussi édifiante que détestable de « dictionnaires en peau de boudin » ; autrement dit, ils faisaient jouer à ces compagnes des rôles d’interprètes culturelles afin d’accéder à une connaissance plus fine des populations qu’ils avaient sous leur commandement (Simonis, 2007).

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afin de « piloter » leurs copains étrangers51. En la matière, pourfendre (au moins en paroles) un certain conservatisme moral posé comme propre à la société sénégalaise, tout en s’inventant en femme africaine fatale, paraît être un schéma tactique à la fois peu aisé à maîtriser et très efficace. Ces compétences cosmopolites constituent des arguments valorisables à l’intérieur de relations de pouvoir locales, en ce qu’elles s’orientent vers la réalisation sociale d’images de la bonne vie : elles permettent de prendre part à certaines formes de compétition distinctive par la composition d’une « culture matérielle du succès » (Rowlands, 1996). Il ne s’agit donc pas seulement d’« avoir les moyens » de fréquenter des Blancs et d’en tirer différents avantages matériels ; l’enjeu est également de parvenir à réinventer sa place en tant que jeune africaine, à revoir son rapport à l’africanité – en refaçonnant celle-ci dans un nouvel imaginaire et dans de nouvelles narrations, selon une logique d’hybridation. Les jeunes « aventurières noctambules » rencontrées à Dakar peuvent, sous cette optique, être rapprochées d’autres figures juvéniles postcoloniales étudiées notamment par Gandoulou (1989), Gondola (1999b), de Latour (2001a, 2001b, 2003), Biaya (2000) ou Malaquais (2001). Sont mises au jour les mêmes manières de recourir à des moyens, souvent illicites, toujours alternatifs, pour s’emparer de divers arguments matériels et symboliques qui permettent à la fois de réinventer son positionnement social en formulant une forme de critique vis-à-vis des places disponibles dans le local, et de repenser le rapport de soi-à-soi en tant que jeune africain d’aujourd’hui. Autant de figures et pratiques le plus fréquemment considérées comme périphériques, subalternes ou marginales – ce qui peut se justifier dans la mesure où les trajectoires qui se construisent ainsi sont fragiles, fondamentalement réversibles –, mais qui permettent néanmoins d’envisager les rapports centre-périphérie sans tomber dans la vision simplificatrice de la contrainte et de la domination, ni raisonner à sens unique. Dans les trajectoires enquêtées à Dakar, c’est en effet notamment de pouvoir personnel dont il est question, là où les jugements les plus communs voient au contraire domination et aliénation de soi. Capacité d’action individuelle qui passe par le fait de dominer les autres, seul moyen de n’être point dominé par eux.

51. Mes interlocutrices recouraient souvent à l’expression manèt (« manette ») pour désigner cette configuration où l’homme joue le rôle du personnage qu’elles manipulent à leur guise, grâce à un joystick (ou « manette ») virtuel.

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Conclusion Les jeunes « aventuriers » (Bredeloup, 2008) africains restent majoritairement étudiés sous une optique masculine. Si l’hypothèse voulant que les épistémès « africanistes » sont tributaires de représentations archaïsantes ou réifiées sur les femmes africaines ne doit pas être écartée, on peut néanmoins lui adjoindre un paramètre plus anthropologique et historique : les pendants féminins des jeunes aventuriers postcoloniaux sont comme intrinsèquement frappés de jugements d’immoralité et de dépravation dans la mesure où, historiquement, leurs stratégies se sont majoritairement déployées dans les registres de la séduction et de la sexualité. Autrement dit, là où certains garçons pourront être reconnus en tant qu’astucieux et courageux (quoique parfois aussi malhonnêtes et dangereux), débrouillards qui s’ingénient à s’extraire de l’anonymat et de l’insignifiance sociale, les filles qui font pareillement preuve « d’indocilité » et « d’indiscipline » sont très communément perçues et désignées comme des dépravées morales qui « gâtent » leur nom et leur réputation (personnelle et familiale). En s’écartant ostensiblement de certaines normes sociales et morales, voire en se situant en marge de la légalité, elles encourent en quelque sorte une « double peine » : à la fois délinquantes sur le plan de la loi, et délinquantes morales. Dans la majorité des cas, elles ne sont pas en mesure de devenir des héroïnes ou des références dans des mondes pétris par la notion d’honneur (masculin) et où seul importe ce qui est offert au regard social. On peut d’ailleurs ajouter qu’y compris dans le domaine de la sexualité transactionnelle, les jugements sociaux restent très différenciés sous l’optique du genre. Christine Salomon, sur la base d’une enquête consacrée aux relations entre jeunes hommes sénégalais et femmes occidentales souvent plus âgées qu’eux à Saly-Portudal52, constate ainsi qu’a contrario de la femme, qui « incarne ici la dangerosité sociale et la dépravation », « l’infantilisation et la victimisation de l’homme impliqué le déresponsabilisent et permettent de l’affranchir du stigmate de prostitué » (Salomon, 2009b : 156). Plus encore, à force de cadeaux coûteux (voitures, voire maisons) et de dons d’argent, ceux naguère gigolos peuvent devenir « businessmen ». Les plus chanceux et/ou habiles parviennent ainsi à acquérir un véritable prestige social en se conformant aux normes sénégalaises de la masculinité (constituer une dot pour prendre épouse sénégalaise, etc.) tout en continuant d’entretenir

52. Saly-Portudal est la principale station balnéaire sénégalaise, située sur la petite côte, au sud de Dakar.

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des relations – largement intéressées sur le plan matériel – avec des « copines » toubab (Salomon, 2009a : 233-234). Pour les jeunes femmes rencontrées à Dakar, les choses se jouent de manière bien différente. Les pratiques clandestines, hidden agenda et autres « textes cachés » permettent certes des gains matériels et traduisent une certaine capacité d’action individuelle. Ils restent néanmoins le plus souvent des outils ou des répertoires d’action et non pas des vertus pouvant être portées sur le devant de la scène. Cela ne signifie pas que certaines femmes ne parviennent pas à glaner des formes de pouvoir et de prestige, voire à incarner des pôles d’identification au sein d’un groupes de paires. Plutôt, qu’elles ne sont pas en mesure d’accéder à la « légitimité populaire » – même ambivalente, fragmentaire et fondamentalement sujette à controverse – dont certains garçons peuvent se prévaloir. L’aventure au féminin est ainsi, de facto, moins immédiatement décelable ou visible comme telle que celle qui se décline au masculin. Saisir les trajectoires des aventurières de la cité dans toute leur épaisseur anthropologique et politique implique ainsi de lever préalablement une multitude de filtres moraux et idéologiques qui font écran aux mobiles ou motivations effectifs des actrices. Dans cette étude, j’ai voulu montrer que l’approche ethnographique, enrichie du détour par l’histoire, permet de saisir la vitalité propre à ces trajectoires sociales alternatives, dans lesquelles le décalage stratégique et la créativité culturelle constituent des creusets de savoirs spécifiques, qui y sont sans cesse fécondés et réinventés. Bibliographie ANTOINE, Ph., NANITELAMIO, J., 1988 : « Nouveaux statuts féminins et urbanisation en Afrique », Fonds documentaire de l’ORSTOM, n° 25408. APPADURAI, A. (éd.), 1986 : The Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspective, Cambridge, Cambridge University Press. ____ , 2001 : Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot. ____ , 2004 : « The Capacity to Aspire: Culture and the Terms of Recognition », in Rao & Walton (eds.), Culture and Public Action, Palo Alto, Stanford University Press, p. 59-84. ARNFRED, S. (ed.), 2005 : Re-thinking Sexualities in Africa, Uppsala, The Nordic African Institute. BALANDIER, G., 1952 : « Approche sociologique des “Brazzavilles noires” : étude préliminaire », Africa, 22(1), p. 23-34.

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Africa http://journals.cambridge.org/AFR Additional services for Africa: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here

A New Name for an Old Practice: Vigilantes in South-Western Nigeria Laurent Fourchard Africa / Volume 78 / Special Issue 01 / February 2008, pp 16 - 40 DOI: 10.3366/E000197200800003X, Published online: 03 March 2011

Link to this article: http://journals.cambridge.org/abstract_S0001972000087301 How to cite this article: Laurent Fourchard (2008). A New Name for an Old Practice: Vigilantes in South-Western Nigeria. Africa, 78, pp 16-40 doi:10.3366/E000197200800003X Request Permissions : Click here

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Africa 78 (1), 2008

DOI: 10.3366/E000197200800003X

A NEW NAME FOR AN OLD PRACTICE: VIGILANTES IN SOUTH-WESTERN NIGERIA Laurent Fourchard ‘We keep learning strange names such as vigilante for something traditional but vigilante has been long here. I told you, I did it when I was young.’ (Alhaji Alimi Buraimo Bello, aged 85, Ibadan, January 2003)

Since the 1980s, the phenomenon of vigilantes and vigilantism has been much studied through topics such as the rise of crime and insecurity, the involvement of local groups in political conflicts, and, extending the framework wider still, the possible decline of state law enforcement agencies. Despite the fact that vigilantes and vigilantism have acquired a renewed interest especially in the African literature, Michael L. Fleisher (2000: 209) points out that there is as yet no scholarly consensus on what exactly vigilantism is, especially as regards the nature of its relationship with the state. The word has been used to describe movements that differ in nature and composition as well as geographical location. Africa is no exception: we need only mention movements such as white farmers in the Orange Free State in South Africa in the 1910s and 1920s (Murray 1989), antithief and anti-witch organizations in Bugisu District in Uganda in the 1960s (Heald 1986), movements to counter cattle raiding in Tanzania in the 1980s and 1990s (Abrahams 1987), state-sponsored groups fighting ANC members in South Africa in the 1980s (Haysom 1986), or political militias with an ethnocentric and strong religious agenda such as the Mungiki in Nairobi (Anderson 2002; Maupeu 2002) or the O’odua People’s Congress (OPC) in south-western Nigerian cities today (Akinyele 2001, 2007; Adebanwi 2005; Guichaoua 2007). In each case, vigilante groups interrogate the relationships between the society and law enforcement agents, the issue being to know whether such groups are tolerated or even supported by the police or if they are forbidden because they are considered to be a threat to the state monopoly of legitimate violence. More recently, some works have focused on the use of community policing within the African continent. This notion is considered to have been popularized in the United States and in the UK from the 1980s onwards and to have been sold more recently to English-speaking Africa and to South Asian societies (Brogden 2004). Community Oriented Police (COP), based on the principle of a better coordination and

LAURENT FOURCHARD is conducting research for the Fondation Nationale des Sciences Politiques, Centre d’Etude d’Afrique Noire (CEAN), Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux. He was director of the Ibadan office of the French Institute for Research in Africa (IFRA) from September 2000 to September 2003. The fieldwork for this article was done during this period.

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consultation between the police and the policed, has been portrayed as ‘a success story in the West’ (Brogden 2004: 635), whereas vigilante groups seem in many cases to undermine the legitimacy of the police and to resort to extra-judicial killings. However, ambiguities around the notion of community police have also been enhanced. In Kenya, COP has served to reinforce oppressive structures and could also be seen as decentralizing repression (Ruteere and Pommerolle 2003). In many cases, the line between community police and vigilante groups is blurring. This is especially the case in Nigeria. This article would like to retrace community responses to crime and insecurity using southwestern Nigeria, and Ibadan specifically, as a case study. We estimate that the apparent recent rise in Nigeria of vigilante groups, and more generally of what is considered the privatization of state violence, can be understood through an analysis of changing forms of non-state policing. Effectively, ‘vigilante’ in Nigeria is a term initially proposed by the police in the mid-1980s as a substitute for an older practice present since the colonial period and referred to as the ‘hunter guard’ or ‘night guard’ system. Colonial administration in western Nigeria either authorized it or legalized it, giving rise to an enduring continuity of these non-state forms of policing. Hence, instead of looking at vigilante groups as a response to a supposed increase of crime or a supposed decline of the police force, we should consider them – initially at least – as a first attempt at introducing some form of community policing in order to improve the appalling image of the police. As such, vigilantism in south-western Nigeria is not only a response ‘to the Nigerian “politics of plunder” endemic since the beginning of the oil boom’ (Gore and Pratten 2003: 212). It is also a new name for an old practice of policing which should be considered in an extended timeframe (from the 1930s onward), a period in which violent crime has been perceived as a potential danger for various communities. This article is based on administrative reports, Nigerian newspapers and oral sources collected among elders in one neighbourhood in central Ibadan. It first considers the history of crime and policing in Nigeria before examining the hunter guard system used in western Nigeria during the colonial period. It then looks at one neighbourhood in Ibadan where the night guard system is locally referred to as so.de. so.de.. It also analyses the political use of night guards in the 1960s and their official change into the vigilante groups sponsored by some southern states in 1985–7. Finally, the last section proposes to include this issue within the ongoing debate on the privatization of the state in Africa.

VIOLENT CRIME AND STATE POLICING IN SOUTHERN NIGERIA

Throughout the twentieth century people’s discontents about inequality, corruption and injustice have fuelled alternative solutions to state policing. In this general framework, the most immediate factor

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leading to the setting up of non-state organizations has been violent crime such as armed robbery and armed burglary. Most researchers consider the Nigerian Civil War (1967–70) and the 1970s as a starting point for the history of violent crime in the country. Central to this argument is the rising number of armed robbery cases, supposedly little known before the war and occurring with epidemic frequency throughout post-civil war Nigeria. This common view was shared by researchers (Fabiyi 2004: 11–12; Pérouse de Montclos 1997: 243; Tamuno 1989: 92–3), top police officers (Jemibewon 2001: 79; Inyang 1989: 75) and journalists (Akparanta 1994). Most of the studies are based on a very short period in which crime is always perceived as increasing, in contrast to research on the history of crime in Europe or in South Africa, say, where usually a specific period is situated within a more general criminal trend.1 The issue of crime in Nigeria is dominated either by conjectural analysis or by a postconflict explanation that totally underestimates the situation prevalent before the civil war. Armed conflicts do not lead automatically to waves of violent crime and the peculiar consequences of each conflict should be analysed accordingly. In the South African case, for instance, Gary Kynoch (2005: 494–5) has argued convincingly that the current high level of criminality is a ‘deeply entrenched culture of violence produced by decades of repressive racial policing, violent crime and social conflict’. In the Nigerian case, we would also like to state that civil war only changed and made more widespread some earlier criminal practices embedded in the social and political history of the country. Yet it is difficult to assess the rise of crime precisely because of the wellknown bias introduced by criminal statistics collected by the police.2 Two elements, however, can help us to consider the historical crime landscape in Nigeria. First, violent crime has a long history, especially in south-western Nigeria where historians have emphasized the prevalence of both rural banditry and armed robbery organized by warlords in the nineteenth century (Watson 2000; Falola and Oguntomisin 1999). In the 1930s and 1940s, recurrent thefts and burglaries organized by gangs were also becoming a worrying issue for colonial administrators, the Nigerian press and Native Authorities (Fourchard 2005; Falola 1995). The number of armed robbery cases reported to the police was already very important before the civil war (Table 1). There has been a general increase in armed robbery cases actually reported to the Nigerian police from the 1930s up to today, and the civil war does not mark an historical rupture. Second, a trawl through Nigerian newspapers from the 1920s to 2000 seems to reveal a gradual rather than a brutal change in criminal

1

For South Africa, see for instance Kynoch 1999; Glaser 2000. Police statistics represent both crime and police activities. For instance the creation of the category of the ‘juvenile delinquent’ in Nigeria in 1945 led to their sudden increase in police statistics (Fourchard 2006a: 133–5). 2

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TABLE 1 Armed robbery cases reported to the Nigeria Police Force (1920–97)3 Years Armed robbery cases reported (average a year) Offences relative to Nigerian pop. (for 100,000)

1920–9

1936–9

1945–7

1960–5

1970–6

1993–7

10

124

231

897

1112

2145

0.06

0.62

0.85

1.63

1.69

2.38

Sources: (Fourchard 2005: 300; Tamuno 1989: 93-94; Tamuno 1985: 10).

practices.4 During the colonial period, armed robbers generally operated by night in a few neighbourhoods which were not covered by the police, the best-known being the outskirts of Lagos, the large pre-colonial parts of Abeokuta or Ibadan, and the under-policed countryside (Fourchard 2005: 299–307; Falola 1995: 10). In the 1960s and 1970s, the areas plagued by violent crime widened: they now included commercial, industrial and residential areas, main streets in the cities and main roads in the countryside. This extension is the result of a major change in criminal practices in the last forty years. Criminal practices became more mobile with the extensive use of the car (from the late 1950s onwards), and the more common use of guns (from the 1960s onwards). Crime also became more radical and violent (with the release of soldiers and the accessibility of firearms after the civil war in the 1970s), targeting the beneficiaries of oil revenues (the middle and upper classes) (Fourchard 2006b). In Lagos in the 1930s, for instance, the Agege area on the northern outskirts was considered the most dangerous in the region (with 30 armed robberies reported in one year in 1933–4), while by the late 1970s the crime rate was considered to be higher in rich residential areas.5 Like violent crime, the state policing system in Nigeria has witnessed more continuity than change. Three features may be summarized briefly here. First, collaboration with the public was problematic from the colonial period onwards, because ‘the prevention and detection of crime in police work was not matched by any move towards policing by consent’ in most African colonies (Anderson and Killingray 1991: 9). Police–public relations deteriorated further: there were increasing allegations of corruption, officially considered very high in Nigeria as

3 As indicated earlier, these statistics are a mere trend. They underestimate the period in which the CID was not operating (before the 1930s) and they do not take into consideration robberies reported to Native Authority Police. 4 West African Pilot from 1937 to 1960, Nigerian Daily Times from 1930 to 2000, Nigerian Tribune from 1949 to 2000. 5 National Archives Ibadan (hereafter NAI), Ministry of Internal Affairs, Civil Secretary’s Office, 26/3, Report on Armed Raids, Agege Area, 1933–4, 23 July 1934 (Ebbe Obbi 1989).

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early as 1966 (Marenin 1985: 81). The setting up of state vigilante movements from the mid-1980s onwards was thus a response to the popular perception of police corruption (see below) while more recent movements of vigilantism could also be considered as a response to ‘widespread perceptions that the police, the courts, and other institutions of the state were too corrupt to curtail crime’ (Smith 2007: 167). Second, the centralization of police services was progressively achieved (the Nigeria Police Force, NPF, was created in 1930). Whenever possible, however, the British administration retained a Native Authority (NA) to act as a police force: this was the case in the south-west of the country, where Native Authority policemen (called O . lo.pa) were responsible for both the maintenance of order and the prevention and detection of crimes throughout the African part of Lagos (Rotimi 2001). The NPF had been paid, trained, and managed directly by the British since 1906 and operated throughout the Lagos colony and wherever European interests were located, mainly in the residential and commercial areas of major cities. This double policing system enabled the administration to save money and was largely discriminatory: large ‘indigenous’ cities were under the control of a secondary police force that was poorly trained, uneducated and attached to local political interests. Third, the creation of a fingerprint section and of a Criminal Investigation Department (CID) in the 1930s indicates a new interest in dealing with criminal practices, though this was limited because the fight against delinquency and serious crimes was never considered a priority. As in many French or other British colonies, maintaining law and order, anticipating riots and fighting political opposition were growing concerns of the administration in Nigeria, especially after 1945 (Anderson and Killingray 1991: 1–21; Fourchard 2003: 31–2). The inadequate level of security led to the emergence of other forms of policing as soon as feelings of insecurity came to be considered as a direct menace by communities.

THE HUNTER GUARD SYSTEM

Works on the colonial and post-colonial police in Nigeria have largely ignored non-state forms of policing under colonial rule. Private guards used by Native Authorities in the Northern Provinces and in Lagos are mentioned, but not the institution of night guards that became a central feature in western Nigeria from the 1930s to the 1950s. The movement was initially unofficial before being authorized by the colonial administration during the Second World War and then legalized in some parts of the Western Provinces in the 1950s. The Lagos newspapers and the colonial administration have used two expressions – ‘night guard’ and ‘hunter guard’ – indistinguishably, probably because the latter could designate both an organization specifically composed of hunters and an organization in which night guard activities were also assumed by various non-hunter community members.

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Hunters from the country were often used as night guards in Yoruba cities in the nineteenth century, before being forbidden by the British administration.6 In 1903 the District Officer suppressed them in Ibadan, where they were considered too dangerous, and replaced them with a civil police force (Watson 2003: 76–8). Some communities soon reintroduced night guards in areas where criminal activities were significant and the police absent, as in the border area between Dahomey and Nigeria as early as the 1920s, and in Ikeja District (north of Lagos) in the early 1930s. In Mushin, a small locality within the district, migrant leaders banded together, formed seven Village Group Councils, asked for more police protection and, finally, set up night patrols conducted by themselves and hired guards (Barnes 1986: 39–40). In 1940, the Nigerian Daily Times reported that ‘an organization of armed night guards composed of native hunters has been adopted in most of the Yoruba towns for many years’.7 Similarly, the Yoruba News asserted that ‘the best measure to protect Ibadan is to entrust the job to hunters as it is done in other towns’, a measure which was taken a few weeks later.8 Other articles and administrative reports state that a similar system was operating during the Second World War both in Lagos and in many other smaller towns of the region – notably Osogbo, Ede, Ogbomoso, Ife and Oyo.9 Apparently night guards, first introduced informally in many south-western cities in the 1930s, were then authorized after some hesitation by the colonial administration in various cities of the provinces and even in the Lagos colony at the beginning of the war. The context was quite specific: waves of armed burglaries in Lagos, Ibadan and Abeokuta were being headlined in the press, while the NPF and NA policemen were depleted by recruitment for military service. According to oral and written sources, at least two types of night patrols may have functioned during this period: those organized by an existing local authority and those set up by new associations of residents. In several wards of Ibadan, residents constituted themselves as ‘neighbourhood associations’ or ‘anti-thieves units’, asked some O . lo.pa to patrol their area, and adopted a curfew or imposed guidelines for the admission of strangers.10 In January 1942, the District Officer eventually authorized the Olubadan, the highest chief in the city, to

6

For the various kinds of police used in pre-colonial Nigeria see Tamuno 1993. ‘In the interest of public safety’, Nigerian Daily Times, 3 January 1940. 8 ‘Robbers in Ibadan’, Yoruba News, 9 April 1940; ‘Hunters in town’, Yoruba News, 30 April 1940. 9 ‘Robbery in Ibadan and District’, Nigerian Daily Times, 16 May 1941; ‘Wave of burglaries in provinces’, Nigerian Daily Times, 19 August 1946. NAI, Comcol 1, 2498, Assistant Superintendent of Police to Superintendent, Nigeria Police, 1 August 1941. 10 NAI, Ibadan Division (Ibadandiv), 1/1, 167, Petition of anti-thieves units to District Officer in Ibadan, 5 August 1941. Letters Abebi auxiliary association to District Officer, 7 February 1941 and 21 April 1941. 7

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set up a ‘hunter guard system’.11 Requesting the assistance of the chieftaincy was probably a means by which the colonial administration aimed to regain control over a movement with a tendency to elude any form of administrative supervision. The night guard system already in use in Osogbo town served as a pattern for Ibadan District, both for villages and cities. The regulations were fixed by the Olubadan and approved by the District Officer: (1) ‘village heads must provide hunters for their villages and must instruct them to be guards’; (2) ‘It should be made imperative that chiefs . . . of such quarter should be responsible for providing hunters for their quarter and equip them with gun powder’; (3) ‘At midnight, every one should keep indoors and anybody found roaming about should be arrested by the hunters’.12 Quite similarly, in Lagos Chief Asogbon summoned heads of Lagos Island households to his palace in 1941 to organize night patrols supplied with armlets, whistles and torches. Known by Lagosians in 1946 as ‘Asogbon’s Police Force’, this ‘unofficial institution’ aimed to put an end to shop breakins and burglaries.13 Initially, this solution was seen as provisional by local administrators, who authorized the people to defend themselves against crime in the specific context of the war. After the war, many comments from the press and the administration were critical of the night guards and their tendency to harass or kill innocent people. But instead of being banned, most of the examples indicate, night guards were either tolerated or even given a legal status. In Lagos colony, the government forbade the wearing of police uniforms but tolerated ‘night watchmen, customarily known as Night Guards’.14 In Benin City, a petition circulated in 1953 asked for restriction of movement after 10 p.m. throughout the city, point control (with search powers) of lorries and cars coming into or leaving the town after midnight, and the repatriation of non-native thieves (Falola 1995: 18). Even if the Resident did not answer favourably, town-dwellers nonetheless engaged a large number of night guards. Our best documented case is Oyo Province, where the Resident, after some hesitation, decided in 1948 to approve the use of night guards provided the following rules were respected: 1. That a roster of Night Guards is kept. 2. That a head hunter is appointed whose duties are to supervise the arrangements made and be responsible to the local baale. (chief) for the conduct of the guards.

11 NAI, Ibadandiv, 1/1, 167, Letter of District Officer to Resident Oyo Province, 22 January 1942. 12 NAI, Ibadandiv, 1/1, 167, Hunter guard instructions, 5 January 1942. 13 NAI, Comcol 1, 2498, Assistant Superintendent of Police to Superintendent, Nigeria Police, 1 August 1941. ‘Ashogbon’s Police Force’, Daily Service, 6 August 1946. ‘Ashogbon Police’, Nigerian Daily Times, 24 September 1946. 14 Comcol 1, 2498, Acting Commissioner of the Colony to Chief Ashogbon, 1 August 1946. ‘Ashogbon Police’, Nigerian Daily Times, 19 August 1946.

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3. That each hunter guard is clearly informed that firearms must only be used in self-defence. They must never be used against a suspected person merely because he runs away and does not answer a challenge. 4. If a hunter guard catches a thief or suspect, he should take him to the nearest police station at once and hand him over to the police. 5. That no form of uniform is used by hunter guards.15 This was clearly a response to earlier abuses as well as an attempt to organize the system under responsible elders. These recommendations were sent to all districts and villages in Oyo Province already employing guards.16 They also became the legal basis on which the use of night guards by a community was authorized. Consequently, a movement to legalize night guards grew rapidly in the province. In Ibadan Division, many petitions seeking authorization were sent to the Olubadan or to the District Officer. In the typical case, after the occurrence of a night burglary and a subsequent meeting of all the village adults, a collective delegation (usually composed of heads of lineages) would be sent to Ibadan. There they would engage a public writer to translate the petition from Yoruba to English. Sometimes these petitions requested guidance as well as authorization: one petition asked for a ‘book of note to guide the hunter’, another for ‘a form of letter to guide the hunters from misbehaviour’ (sic), another ‘to know how to catch the thieves’.17 In Ibadan Division alone, 78 authorizations were granted to communities to use night guards between 1948 and 1954.18 Authorizations were granted by means of a standard official document from the 1950s onwards, indicating that the delegation of security was already routinized before independence. This example indicates the widespread use of non-state police in different parts of the Western Provinces in the 1950s. A more detailed example of night guard activities in Ibadan sheds light on the internal functioning of these groups. S.O . DE. S.O . DE. IN BE.RE. (IBADAN)

Be.re. is one of the numerous pre-colonial neighbourhoods formed in the nineteenth century, when Ibadan developed as a war camp. Like other wards, it was constituted by the large compounds of extended families and warrior lineages. With the development of the town, 15 NAI, Ibadandiv, 1717, Acting Resident Oyo Province to District Officer Ibadan, 23 October 1948. 16 Including Ife, Ilesa, Iwo, Osun, Ibadan and Oyo divisions. 17 NAI, Ibadandiv, 1714, Ayekunmi Kokobiogun village to District Officer, 1 October 1948. Mogaji Adewusi c/o Adekunle to the Olubadan, 20 October 1948. 18 This number is probably a gross underestimate because it does not take into consideration organizations already on the ground before 1948, and because all villages and town districts did not declare their night guards.

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the compounds of the core area underwent ‘growth by fission’, and were broken up into a number of separate housing units (Mabogunje 1962). According to Mabogunje, half of this core area in the 1960s was occupied by ‘slum dwellings characterized by no identifiable sanitation facilities, housing in mud, physical deterioration and the highest population density area of the town’ (Mabogunje 1968: 233). This statement is still valid today: in 1985, 70 per cent of the derelict houses were found in the inner city, at less than 2 km from the centre (Abumere 1987: 136). Moreover, this part of the city is distinguished by a total absence of urban management and urban planning. The inhabitants refuse to consider their ward as a slum, however, mainly because it is the land of their grandfathers, the founders of the city (Fourchard 2003). In 2003, 20 interviews were conducted in Be.re..19 Most of the people interviewed were men above 60, generally farmers; some were retired civil servants who have been living in the same area for more than 30 years. If most of them had not received any formal education, they generally had a good knowledge of local history, even if accurate dates were most often not remembered. The interviewees all had a good recall of the organization of the night guard system in the neighbourhood. In the past, the night guard system in Be.re. was called .so.de. .so.de.. In Yoruba, .so.de. is the contracted form of the verb .s.e (which means to do) with its object o.de. (which means hunter). By extension, the term came to designate both a guard and a hunter.20 Hence, .so.de. .so.de. can be translated as ‘to keep watch’. These guards emerged between the 1930s and the 1950s.21 A chain of command linked the Olubadan, the heads of powerful lineages associated with him (the Mogaji) and the heads of compounds (baale.). ‘The Mogaji were in charge of .so.de. .so.de.; they will call the head of each household then they will tell them about the need to keep watch on the surroundings.’22 In each household, the baale. would volunteer at least one or two people.23 Such obligations could also extend to household members living in the country as farmers for most of the year. Interestingly, the word most often used by elders to describe this mode of organization is ‘volunteer’, although the system was clearly imposed from above. Elders decided for younger members, who were not paid, because ‘it was for the benefit of the community’; money

19 I want to express special thanks to Michael Eshiemokhai for assisting me in conducting these interviews and for translating from Yoruba into English. 20 An o.de. today could be both a Yoruba hunter in a village and a night guard in town. 21 ‘Vigilante here has been long, about fifty years. It was then called .so.de. .so.de..’ Interview wih Raufu Ole, 12 February 2003. Also interviews with Shehu Tijani, 5 February 2003 and Alimi Buraimo Bello, 30 January 2003. 22 Alhaji Alimi Buraimo Bello, 30 January 2003. 23 Interviews with Oyeyemi Ajani, 23 January 2003, and Wahabi Lawal, 31 January 2003.

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collected by baale. was used only to buy batteries and torches.24 The number of people said to have been involved within the neighbourhood varies markedly from one informant to another (4, 8, 10 or even 20 each night). Such different estimates are not necessarily contradictory: the number of guards mentioned probably depended on the period the informant remembered. At the beginning the system may have functioned well, but under the stress of night guard activities some ‘volunteers’ may have found a way of escaping their duties (see below). Those designated as guards on any particular night would gather at a central meeting point where they decided how to patrol the surroundings; usually they were on the streets between 11 p.m. and 5.30 or 6 a.m. Meanwhile, those they were protecting obeyed a selfimposed curfew, a practice apparently accepted by most members of the neighbourhood: Volunteers go around with a bell saying ‘Kónílé gbélé’ (people should stay in their houses), meaning that the guards are outside and people should stay indoors. . . . This will also discourage thieves around by the sound of the bell.25

The system was based on the capacity of elders to mobilize youth and to engage them in the project of establishing security guarantees. People did not use guns but sticks, canes, whistles and more especially various anti-criminal charms. People had faith in charms because they were believed to be efficient in providing many different forms of protection. ‘Local dane guns used by the thieves had no effect on .so.de. .so.de. because they had charms to control them.’26 ‘What our fathers did was not to beat thieves but to put some charms in their hand that will lead to their death.’27 ‘Once the robbers are ambushed, they could be “charmed” and then arrested.’28

These anti-criminal charms were supposed to be more efficient than the ones used by robbers. Like the warriors of the nineteenth century, thieves believed in the efficacy of charms to bring success in their operations (Falola 1995: 10). Thieves used charms to turn invisible when detected, resist gunshots and machete blows and even to escape from police cells. Burglars operating by night were generally using two kinds of charms: the most common one prevented people from waking during the night; the other one prevented burglars from being arrested. Both these charms were declared illegal by the British. In Ikeja District (northern Lagos) in the 1930s, no fewer than 40 offenders were

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Interviews with Wahabi Lawal, 14 January 2003, and Busari Asiru, 6 February 2003. Interview with Wahabi Lawal, 14 January 2003. 26 Interview with Amusa Adedapo, 29 January 2003. 27 Interview with Raliatu Adekanbi, 21 January 2003. 28 Interview with Amusa Adedapo, 29 January 2003. 25

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prosecuted for illegal possession of criminal charms (Fourchard 2005: 305). In Be.re., .so.de. .so.de. gave way to a system of paid guards. My informants gave various reasons for the change. The idea that charms were not working any more is held by most elders. ‘Before charms were functioning, they were very efficient . . . nowadays, people are so deceitful that charms don’t work any more.’29 ‘Old people who had the charms to prevent the invasion of armed robbers are all dead and we don’t have people like them again.. . . Instead of the government supporting traditional practices, they are even suppressing them.’30

The development since the 1960s of more violent criminal practices is said to have diminished the power of ancestors’ charms: ‘The local dane guns used by the thieves had no effect on the .so.de. .so.de. because they had charms to control it, but with foreign guns it is difficult, it kills.’31 Consequently, armed robbers became more of a menace for members of the community and especially for the youth who were in the front line during night patrols. The idea of hiring guards arose in response. But the new threat from criminal practices was not the only reason for the change. The process of individuation in African cities has accelerated throughout the twentieth century. This was especially true in Ibadan, where contributory factors were the development of cocoa culture and salaried work, massive conversion to Christianity, the weakening of the powers of heads of families and the increasing individualization of housing units. This change is very apparent to elders: ‘Before, people were giving volunteers for .so.de. .so.de. from each household but when it becomes a situation when it is your turn, you give excuse that you are busy. That is when our fathers decided that we should start paying for o.de... . . ’32 ‘People used to pretend that they were sick or have to go to farm not to do .so.de. .so.de.; this lack of communitarism made the .so.de. .so.de. not functioning again.’33

Actually, .so.de. .so.de. was both time-consuming, exhausting and dangerous, while little compensation was given to the main actors in such a system: the youth and young adults. In this sense, neighbourhood watches are not necessarily a way of reinforcing community identity, but rather indicate that elders were gradually losing control over the younger members of the neighbourhood.

29

Interview with Raliatu Adekanbi, 21 January 2003. Interview with Oyeyemi Ajani, 23 January 2003. 31 Interview with Amusa Adedapo, 29 January 2003. 32 Interview with Raliatu Adekanbi, 21 January 2003. 33 Interview with Amusa Adedapo, 29 January 2003. 30

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FROM NIGHT GUARDS TO VIGILANTES

Local police as well as night guards became increasingly involved in politics in the late 1950s and 1960s. The Western Region was initially dominated by Obafemi Awolowo’s political party, the Action Group (AG), created in 1951: throughout the First Republic (1960–6) the party formed the opposition in the federal legislature. The Northern People’s Congress (NPC), formed in the same year, was then the dominant coalition partner in the federal government from 1954 to 1966. By 1962 the AG had split into two rival groups led by Awolowo and Samuel Ladoke Akintola. The latter’s group created a coalition with the NPC and founded a new party, the Nigerian National Democratic Party (NNDP) that soon dominated the government of the Western Region. Local authorities, NA police and customary courts became instruments of local political domination by the Akintola-controlled Western government until the fall of the First Republic in January 1966 (Marenin 1985: 85; Vaughan 2000: 109–12). During this period, thugs were recruited by various political parties – but those in power enjoyed the advantage that their thugs could operate under the cover of the police (Rotimi 2001: 140). The fact that some thugs went about in uniform – especially in the period between 1964 and 1966 – earned the NA Police the sobriquet of ‘thugs in uniform’ (ibid.). Indeed, local police acquired undisputed notoriety for molesting and victimizing members and agents of political parties opposed to the party in power (Tamuno 1989: 87). Night guards did not escape this process of politicization. In the 1950s and especially during the First Republic, they became an instrument of political domination. The necessity (or otherwise) of night guards became an issue in the context of the general elections of 1959 and 1964 and the regional election of 1965. Before campaigning began in each of these contests the Ibadan City Council (ICC), dominated by the NNDP (and, before 1962, by the AG), passed a by-law concerning the ‘maintenance of order’ by night guards34 and stipulating the necessity of keeping the night guard system intact in Ibadan. In effect, night guards were becoming a useful tool in the hands of the regional premier. For instance, in September 1965, one month before the regional election, the NPF asked the ICC ‘to dispense with the services of its night guards’ in order ‘to give room for police to check on the wave of thuggery and hooliganism in the region’.35 The federal government considered that, since the police had intensified efforts to restore peace in the region, the services of the night guards were no longer necessary.36 The ICC turned down the police request, a reaction that the new opposition – regrouped into the United Progressive Grand Alliance (UPGA) – considered to be 34

‘Nightguards. Law again ?’ Nigerian Tribune, 17 July 1965. ‘Police urged to rebut thuggery’, Nigerian Tribune, 2 September 1965. 36 ‘Police, council clash over night guards’ services’, West African Pilot, 1 September 1965. 35

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‘a calculated attempt by the NNDP to arrest as many UGPA supporters as possible’.37 The local police force, night guards and political thugs eventually assisted Akintola to win these elections with massive rigging and malpractices. This fuelled a wave of political violence both in the rural areas and in the cities. It was against this background that a faction of the military carried out the first Nigerian coup (15 January 1966). Because of their involvement in political activities, local police forces in the Western Region were suppressed in 1966 and progressively amalgamated with the NPF (Tamuno 1989: 88). Simultaneously, night guards were no longer authorized to perform their role. Even if there is no evidence in the sources, it is highly improbable, however, that night guard patrols were disbanded. A few press articles indicate that night guards were still performing their duties in the mid-1970s.38 Moreover, after the civil war feelings of insecurity increased, especially among the population directly or indirectly enriched by oil benefits. Landlord and tenant associations were set up in middle- and upperclass neighbourhoods, and they recruited guards and security company members to implement the restriction of movement into their wards (Fabiyi 2004: 47). If the 1970s did not witness the disappearance of non-state forms of policing in Nigeria, it was only in the mid-1980s that the so called vigilante groups came to public attention. But unlike the 1930–50 night guard movements, which emerged under the auspices of Native Authorities and community elders, vigilante groups of the mid-1980s appeared as a political strategy implemented by the federal government to change the image of the police. The political context should be kept in mind in this regard. After the coup of 25 August 1985 against General Buhari, General Babangida became President of Nigeria. One year later (October 1986), the police force was restructured nationwide into seven area commands in place of a command structure based on the states (Hills 2000: 42) and Babangida promised additional resources to fight armed robbers. In between these two dates, the Anini gang was arrested in Benin city after a six-month pursuit. The ‘Anini saga’ was extensively covered during several months by newspapers in reports that tended to elevate Anini to ‘the status of a folk hero’ and more generally to ‘the symbol of all the difficulties facing Nigeria’ (Marenin 1987: 261). Of course, such national interest in crime was not new: in 1981, a massive campaign was launched by the government and the press against the menace of the ‘crime wave’ (Barber 1983: 437). In 1986, however, the overemphasis by the media on a banal armed robber was perceived by the government as a conscious and concerted attack on the legitimacy of the military regime (Marenin 1987: 278). Moreover, the arrest, trial and execution of former Deputy Superintendent of Police of Bendel State, George Iyamu, a convicted associate of Anini, encouraged a strong belief that other superior police officers like him had escaped detection and similarly rigorous punishment (Tamuno 2003: 133). More than ever, 37 38

Ibid. Nigerian Tribune, 16 January 1975; Nigerian Tribune, 16 May 1975.

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it was felt, there was a strong need to improve police–public relations in the country. The idea of setting up a Police Community Relations Committee (PCRC) throughout the federation was actually proposed, in 1985, by Inspector General of Police Etim O. Inyang (1984–6). The idea of community policing had resurfaced in the United States and the United Kingdom at the beginning of the 1980s as a new partnership between the police and the community to fight crime and improve the quality of life within neighbourhoods (Chalom 1999). This new way of policing may have influenced Nigerian police officers, who had established relationships with police officers in the USA in the 1960s and the 1970s (Marenin 1986). First proposed in 1985, the PCRC was gradually set up in all divisional police areas to enable the police and the public to interact regularly in the fight against crime (Roberts 2003: 147; Inyang 1989: 82). Obviously, community policing was seen mainly as one way of improving both the image and the performance of the police. In this framework, vigilante groups came to be popularized by some military governors. In March 1986, Adetunji Olurin and David Mark, governors respectively of Oyo State and Niger State, announced that vigilante groups were to be encouraged ‘to fish out criminals in the community’.39 This local development was soon followed by a more general announcement by Inspector General Inyang in August 1986, during the battle then raging between the Anini gang and the police. He officially ‘empowered communities to form vigilante groups in close collaboration with the divisional police officers who will give such groups adequate police protection’. He also made a special appeal to the mass media ‘to stop disseminating sensational stories on crime which, he said, tended to alarm the public and demoralize the police’.40 All these declarations by top officials in 1986 testify to a real will to change the policing system in the country. Whereas in 1985 the federal state was still disapproving of the formation of vigilante movements in Nigeria,41 one year later it had embraced the opposite idea in order to improve the dreadful image of the police. Vigilante groups were officially launched in Oyo State in April 1987 by military governor Adetunji Olurin.42 Vigilantes as defined in the edict of 1987 were ‘a group of people at the ward or local government level set up to collect information on suspected criminals in its area for use by the police in the detection and prevention of crimes’.43 The Governor declared that ‘unlike the previous vigilante groups, the activities of the groups being inaugurated were protected by the law’.44

39 ‘Vigilante to the rescue’, Nigerian Tribune, 15 March 1986; ‘Vigilante groups can probe’, Nigerian Tribune, 22 March 1986. 40 ‘Bid to curb robbery: Inspector General okays vigilantes’, Nigerian Tribune, 30 August 1986. 41 Africa Confidential 26 (13), 19 June 1985. 42 Africa Confidential 28 (19), 13 May 1987. 43 Mobilization Community Development Committee Edict, 1987. Supplement to the Oyo State of Nigeria Gazette 14 (12), 2 April, 1987. 44 ‘Oyo vigilantes launched’, Nigerian Tribune, 7 April 1987.

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Their main objective was to keep watch over their area, to collect information in respect of persons with criminal tendencies, and to pass such information to the police. Vigilante groups were also authorized to employ the services of paid watchmen.45 An incredible number of duties were supposed to be implemented by vigilante groups. Some of them obviously recall the 1950s night guard regulations: ‘monitoring movement of residents within the ward, keeping a register of guards in the wards, responding to distress alarm by neighbours, arresting and handing over of suspects to law enforcement agents, preparing rosters of groups where residents serve as guards, and registering them and all paid guards with the police’.46 Vigilante groups were not only assigned to crime control activities but were also supposed to enforce a wider social control: registration of all tenants and landlords, scrutinizing the activities of residents, monitoring the movements of strangers and people with sudden wealth, identification of every house in the ward, and so on.47 The creation of vigilante groups led to a multiplication of duties for the community, whereas the role of the police remained largely undefined. Did the introduction of vigilantes change policing practices? At the local level, the truth is that the elders in Be.re. consider the vigilante system introduced in 1987 as a new name given by the police to refer to older policing practices as well as an apparently stronger involvement of police officers in neighbourhood affairs: ‘When the robbers started to attack us, o.de. were then employed and people contributed money at the end of the month to pay them. Police was not involved then. The police established a group called PCRC. It was in 1987 by Colonel Olurin, governor of Oyo State. What the police did was to refer to the system in the past.’48 ‘Government got involved in the o.de., reason why it became vigilante. Initially, it was a neighbourhood affair.’49 ‘The neighbourhood organized a meeting ask for volunteers, they were given charms, gun powders, head lamp. Then nobody knows what is called vigilante. It’s a new thing in vogue.’50

We can thus consider vigilante groups as a legalization and institutionalization of earlier night guard patrols (s.o.de. .so.de. or paid o.de.), which have existed in the region for more than 50 years, in order to regain control over local communities. Like the night guards of the colonial period, vigilantes of the 1980s were requested to keep watch

45

Mobilization Community Development Committee Edict, 1987, op. cit. Ibid. 47 The Governor of Oyo State insisted that tenants changing residence would be required to present a letter of clearance from their former landlord. ‘Oyo Vigilantes launched’, Nigerian Tribune, 7 April 1987. 48 Interview with Wahabi Lawal, 14 January 2003. 49 Interview with Rasheed Aderinto, 22 January 2003. 50 Interview with Asiru Aluokun, 6 February 2003. 46

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on the area, to hand over suspects and criminals to law enforcement agents and to give the police information on night guards. However this initiative did not fundamentally change former practices. Most of the directives concerning registration of tenants and identification of houses have not been implemented and many elders in Be.re. consider the system of vigilante activities as not fundamentally different from the pre-existing neighbourhood watches or night guards. In this specific case, vigilante groups initiated by the government are only old actors with new names. The only new practice which did not exist before the PCRC is the monthly meeting organized with the community leaders at the local police station. Officially police officers use these meetings to ensure that community members hand over thieves to law enforcement agents, while community leaders are supposed to report the state of crime in their neighbourhood. It should be noticed, however, that without this regular meeting the police will not patrol the neighbourhood on a monthly basis.51 What actually happens is that, in exchange for the police patrol, each community member contributes 100 Naira monthly, an amount collected by the baale. and handed over at the police meeting. In this case, community policing has been a way of institutionalizing corruption practices at the neighbourhood level. Beyond this local case, the government’s initial project of setting up vigilante groups has failed for at least two reasons. First, vigilante groups and the PCRC failed to modify the state policing pattern and the image of the police, even though community policing and improving the public perception of the force are two of the priorities stressed by the Nigeria Police in its current 10-point programme of action.52 Obviously, the implementation of community policing objectives was constrained by insufficient human and material resources (Roberts 2003: 149). The main issue, however, was that the PCRC did not match earlier expectations because the force did not change its former practices fundamentally. Civilian allegations of arbitrary arrests, police brutality, unconstitutional detention in police cells and prisons, corruption and collusion with suspected offenders – among other criticisms – helped to sour relations between the NPF and the public, especially during the Babangida and Abacha regimes (1985–98) (Tamuno 2003: 135). Such practices have continued since Obasanjo became President in 1999. In April 2005 the former Inspector General of Police, Tafa Balogun (2000–5) was accused of stealing two billion Naira from funds allocated to the Nigeria Police Force.53 A Human Rights Watch investigation in March 2005 found that the use of torture and other cruel, inhumane and degrading treatment by the NPF was

51

Interview with Wahabi Lawal, 31 January 2003. See the official website of the Nigeria Police: <http://www.nigeriapolice.org/ 10point.htm>. 53 ‘Tafa Balogun in handcuffs faces 70 charges’, The Guardian, 5 April 2005; ‘Tafa Balogun regains freedom’, The Vanguard, 9 February 2006. 52

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widespread, and that it was perpetrated by and with the knowledge of senior police officers.54 RECONSIDERING THE CHRONOLOGY OF VIGILANTISM AND THE PRIVATIZATION OF THE STATE IN NIGERIA

The historical forms of vigilante organizations may help us to reconsider two important issues in Nigeria: first, the history of the state and its so-called privatization; second, the legacy of such a heritage in contemporary forms of vigilantism in Nigeria. The increasing number of armed groups and the incapacity of the federal state to control the legitimate means of violence are part of a wider debate on the nature of the state in Africa. What is considered to be the process of ‘privatization’ of state security agencies and the loss of sovereign control by the state over its territory has become a central issue within the last fifteen years, with the rise of private security companies, private armies, warlords and powerful vigilante groups in many African countries: the privatization of crime control is only one element in this debate. For instance, Crawford Young considers that ‘the dramatic erosion of stateness in the 1990s opened space for a multitude of actors: informal traders, smugglers, warlords, arms traffickers, youth militia’ (Young 2004: 23–5). Achille Mbembe (2005: 95–139) also considers gouvernement privé indirect (private indirect government) as a form of government different from the post-colonial state. The former has appeared as the result of a lack of material goods, deinstitutionalization, and the emergence of new private institutions that administer violence and constraint. I have recently indicated that such a chronology does not square with the history and the nature of the federal state in Nigeria – which remains rich, powerful and neopatrimonial, and which historically has tolerated or even encouraged the delegation of security functions to different private and community actors (Fourchard 2007). The colonial state, we should remember, did not fully exercise its monopoly of legitimate violence. It is well known that under indirect rule practices of coercion were delegated to Native Authorities to collect taxes, to recruit forced labour, to implement sanitary regulations and, more generally, to preserve law and order – including policing the city against criminals (Killingray 1986: 416). Mahmood Mamdani has analysed indirect rule as a ‘decentralized despotism’ in which ‘local custom within a larger colonial project was a way of achieving a hegemonic domination’ (Mamdani 2002: 286). Thomas Spear reminds us, however, that ‘colonial power was limited by chiefs’ obligation to ensure community well-being to maintain the legitimacy on which colonial authorities depended’ (Spear 2003: 3). In the Nigerian case, the power of police was also transferred to local communities through 54 ‘ “Rest in pieces”: police torture and deaths in custody in Nigeria’. Human Rights Watch report, July 2005, <http://hrw.org/reports/2005/nigeria0705>.

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the Native Authorities, who were not always able to control them. It was neither imposed by the District Officer nor invented as a new tradition. The process of legalization was, rather, a hesitant negotiation between public actors (colonial administration, Native Authority) and between them and private ones (local communities). Of course, night guards were regarded by the colonial administration as well as Nigerian journalists as ‘customary’ and ‘traditional’ as early as the 1940s. But the law regulating their activity was typically customary in the sense proposed by Thomas Spear: ‘Less invented than transformed, codified, expanded and criminalized under specific historical conditions, customary law was neither traditional nor modern, African nor European, but quintessentially colonial’ (Spear 2003: 14). Despite these regulations, the NPF, NA police and Native Authorities did not have the means of controlling night guard activities on a daily routine basis, whereas the night guards were already the main policing agents in many villages and neighbourhoods in south-western Nigeria. Thus, the monopoly of legitimate means of violence and the control over the territory exercised directly by District Officers or indirectly by Native Authorities was not achieved under colonial rule in Nigeria. The independence of the country did not change this trend: nonstate forms of policing show historical continuity from the colonial period to the present. Forms of policing exercised under the leadership of community members (night guards, .so.de. .so.de., o.de.) blended with community policing initiatives to form the first state-controlled vigilante groups in the late 1980s. In the 1990s a new wave of vigilante groups appeared, initially without any police supervision, such as the OPC in the west, the Bakassi Boys in the east, the Egbusu Boys in the Delta and the various shari‘a enforcement groups set up in 1999–2000 in some northern states. All these organizations have their own historical trajectories, which cannot be analysed here. In many cases, however, they can be analysed as examples of the night guard heritage: ward-level organization, extensive resort to anti-criminal charms, extra-judicial killing, and potential use by political leaders. As with .so.de. .so.de. and former hunter guards, the employment of various charms and occult abilities is a central resource for Bakassi Boys (Eastern Nigeria) and OPC members (Gore and Pratten 2003; Guichaoua 2007). It is difficult to know whether charms are playing a more important role today than before. But in contrast to Cameroon, charms have not been used to resist change within the community (Geschiere 1995). Instead, in the Nigerian case they have helped communities to adapt to more violent criminal practices. Vigilantism in Nigeria has often been considered as a social or community reaction to crime, whereas it is also a top-down political response to policing issues. As discussed above, the first official vigilante organizations in Nigeria were created by military governors under the Babangida regime. The demand for a local police ‘closer to the people’ has been strong ever since the suppression of the regional police in 1966–70 (Fourchard 2007: 17). Because it is forbidden to create state police, civilian governors under the Fourth Republic set up

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state vigilante organizations not very different from the previous ones (Agbola and Sobanjo 2003; Sesay et al. 2003: 19). The Bakassi Boys – the once popular and well-known vigilante groups in eastern cities – were transformed in 2000 into Vigilante State Services by the governors of Abia and Anambra states, before being officially suppressed in 2002 (Meagher 2007). In the south-west, many governors have supported, officially or unofficially, the vigilante activities of the OPC (Akinyele 2007). Undoubtedly, crime control organizations have been part of an ongoing struggle between the federal government and the newly elected governors since the return of a civilian regime in 1999. More generally, if vigilante organizations were sometimes fought by the state, they were more often tolerated and even promoted by military and civilian governors, mainly because it was a way to offload to the community the heavy price of protecting it. Instead of considering the rise of vigilantism in Nigeria as the manifestation of state erosion, we consider that vigilante practices are part of the historical and ongoing formation of the state (Hibou 1999). Taking into consideration the historical roots of vigilantism in Nigeria may also help us to reconsider the history of crime in a less normative way as well as to study the legacy of non-state policing practices in contemporary forms of vigilantism. Indeed, most of the studies on vigilante organizations are dominated by conjectural and teleological approaches that perceive crime as an ever-increasing constant. Instead, community responses to insecurity should be analysed in a more extended timeframe in which solutions to crime fluctuated considerably. In many cases, the night guard system was abandoned as soon as the feeling of security began to return, before being recreated when protection once again began to seem necessary. In central Ibadan, night guards were set up in 1941, reinstalled in 1942, set up again in 1948, changed into vigilante groups in 1987, then abandoned later on in Be.re. – before being resuscitated in 1998 after a massive armed robbery. Of course, the alternation of creation and abandonment has nothing specifically ‘African’ about it. Mike Brogden (2004: 635) has pointed out that Neighbourhood Watch Schemes in the majority of cases have a very short life in Western countries. Actually patrolling an area is boring, costly and dangerous, all good reasons why organizations easily falter and disappear. However, most of the studies on vigilantes in Nigeria have focused almost exclusively on the organization itself rather than on the practices developed over time. Instead of considering the rise of vigilantes under the Fourth Republic as a recent phenomenon, as is sometimes done, it is worth considering it as the last wave of a movement which started much earlier. One way of doing this is to look at the recycling of earlier organizations under a new name, a classical but undocumented process in Nigeria. In the south-west, the OPC presents the case of a militia group that turned into a vigilante group in 1999–2000. Numerous recent studies on this militia have been unable to dissociate what is really new from what is older in the self-defence practices of the organization. At first glance, differences between the OPC and former vigilante

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groups appear very clearly. The organization is apparently larger and more structured than any previous vigilante group.55 More empirical research is needed, however, to understand the relationships between the different operational levels of the organization. First, since 1999 there has been an ongoing struggle between two factions (Adebanwi 2005), and which faction controls which city or part of the city remains unclear. Second, to a certain extent the OPC is simply taking over previous crime control practices at neighbourhood level. In some cases, OPC members have been invited by ‘traditional authorities’ to take over security organization at city level, as was the case in Oworo in 2002, and Osogbo in 2003 (Akinyele 2007: 154). In Lagos, Ibadan and Osogbo, OPC members mainly patrol in low- and medium-income housing areas where police protection is lacking, whereas in richer areas the organization is almost absent (Akinyele 2007; Fourchard 2006b). Interestingly, security provision at grassroots level is almost identical in neighbourhoods patrolled by non-OPC guards as in those that rely on the OPC: the number of guards patrolling the ward is the same (from 2 to 4); guards patrol the area between 11 p.m. and 5 a.m.; and they receive an equivalent salary (5000–8000 Naira), usually paid out of fees collected from the inhabitants of the neighbourhood. It seems that OPC militia groups, in certain cases, took over from earlier self-defence organizations. To what extent this has really changed the way the neighbourhood is policed should be evaluated properly in forthcoming research. CONCLUSION

Can we explain the development of other contemporary vigilante groups with such a local historical specificity? In other words, are south-western organizations exceptional cases within contemporary vigilantism in Nigeria? Interestingly, the vast literature on the Bakassi Boys has not paid attention to past organizations. According to Ifeanyi Onyeonoru (2003: 380): insecurity in Onitsha in the late 1970s led to ‘Operation Boys Oye-e’ in which traders went on a rampage, fishing out and burning alive suspected criminals. In related circumstances, in the 1980s and 1990s, members of the Onitsha Market Amalgamated Traders Association (OMATA), arrested, tried and executed suspected criminals.

In the north, and especially in Kano, vigilante groups became official in the mid-1980s and, according to Rasheed Olaniyi (2005: 55), they were offshoots of Yantauri (hunters).56 Appropriate empirical work on the historical origins of vigilante organizations is now necessary to confirm and develop such findings. Elements of continuity with the colonial period may well emerge. The practices of OPC members, like those of former night guards 55 56

See Nolte in this issue. An in-depth analysis is provided in this issue by Murray Last.

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and vigilantes, were familiar to community members because extralegal practices and the use of charms were features of crime control operations throughout the twentieth century. Thieves caught by neighbourhood watches were sometimes handed over to the Native Authority which repatriated them to the country, a policy which probably functioned until the First Republic. But in most cases the suspect was seriously beaten or killed. Newspapers and police reports continually mentioned cases in which thieves were burnt, forced to drink poison or nailed on the head. This accustomed local communities to regimes that aimed to get rid of ‘undesirable elements’ – which could be criminals, non-observers of curfew practices, passers-by, members of other ethnic groups considered dangerous to the community, or even political opponents during electoral campaigns. Undoubtedly, these forms of policing contributed to the development of a culture of impunity, tolerated because extra-judicial killings were undertaken under the banner of defending the community. Significantly, night guards and militia groups have never been forbidden on human rights grounds. Finally, one central heritage of such policing practice is the curfew culture that all these organizations have promoted throughout the last seven decades. Curfew practices present in so many south-western Nigerian cities today were known first in villages and under-policed neighbourhoods during the colonial period, before they migrated to the city as a whole when criminal gangs no longer feared to challenge the police and targeted more protected areas. The practice of staying indoors during the night is today a self-imposed constraint everywhere, even if criminal practices have changed and now take place in broad daylight. This has changed the pattern of city life. In most southern cities, a gate system has been set up in order to restrain the circulation of people by night, but most zones are relatively porous by day (Bénit, Fabiyi and Owuor 2007). Curfews have also affected other cultural practices such as familial, social and religious meetings – now rescheduled to daytime and weekends, but that is another story. ACKNOWLEDGEMENTS

This article was first presented at the African Studies Seminar, St Antony’s College, University of Oxford, 23 November 2006. I want to thank Professor David Anderson for suggesting to me a long time ago the idea of studying the historical origins of vigilantism in Nigeria. I also want to thank David Pratten, Vincent Foucher, the two anonymous reviewers of Africa and the audience of the African Studies Seminar for their comments on an earlier version of this article.

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It is often considered probable that the recent rise of vigilante groups in Nigeria means an erosion of the state monopoly of legitimate violence as well as a marked decline in state sovereignty over the national territory. However, this

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conclusion does not take into consideration the fact that in Nigeria ‘vigilante’ is a term initially proposed by the police in the mid-1980s as a substitute for an older practice known in the western part of the country since the colonial period as the ‘hunter guard’ or ‘night guard’ system. Hence, instead of looking at vigilante groups as a response to a supposed increase in crime or a supposed decline of the police force, we should consider them – initially at least – as a first attempt to introduce forms of community policing in order to improve the appalling image of the police. As such, in south-western Nigeria ‘vigilante’ is a new name for an old practice of policing that should be considered in an extended timeframe (from the 1930s onward), a period in which violent crime has been perceived as a potential danger. Finally, within the ongoing debate on the ‘privatization of the state’ in Africa, non-state policing in Nigeria testifies to a continuum existing since the colonial period rather than to the appearance of new phenomena in the 1980s or the 1990s. RÉSUMÉ

On considère souvent qu’il est probable que l’essor récent des groupes de vigilantes au Nigeria signifie une érosion du monopole de l’État sur la violence légitime, ainsi qu’un déclin marqué de la souveraineté de l’État sur le territoire national. Or, cette conclusion ne prend pas en considération le fait qu’au Nigeria le terme « vigilante » a été initialement proposé par la police dans le milieu des années 1980 en remplacement d’une pratique plus ancienne connue dans la partie occidentale du pays depuis la période coloniale sous le nom de système « hunter guard » ou « night guard ». Ainsi, plutôt que de considérer les groupes de vigilantes comme une réponse à une augmentation supposée de la criminalité ou à un déclin supposé des forces de police, nous devrions les considérer (du moins initialement) comme une première tentative d’introduire des formes de maintien de l’ordre communautaire afin d’améliorer l’image épouvantable de la police. En tant que tel, « vigilante » est, dans le Sud-Est du Nigeria, le nom nouveau donné à une ancienne pratique de maintien de l’ordre qu’il convient de considérer dans une période étendue (à partir des années 1930) au cours de laquelle la criminalité violente était perçue comme un danger potentiel. Enfin, dans le cadre du débat actuel sur la « privatisation de l’État » en Afrique, le maintien de l’ordre non-étatique au Nigeria témoigne d’une continuité depuis la période coloniale, plutôt que de l’apparition d’un phénomène nouveau dans les années 1980 ou 1990.

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African Affairs, 110/441, 607–627

doi: 10.1093/afraf/adr046

© The Author 2011. Published by Oxford University Press on behalf of Royal African Society. All rights reserved Advance Access Publication 16 August 2011

LAURENT FOURCHARD*

ABSTRACT Taking account of the myriad of policing initiatives that have emerged both from the grassroots and from the state in post-apartheid South Africa, this article investigates the politics of mobilization for security. Focusing on the coloured townships of the Western Cape, it argues that there is no clear distinction between vigilantism and community policing, but that they are best understood as two sides of the same process of mobilization for security. The provision of security in poor neighbourhoods is an important resource in the struggle for political support, and the article argues that the willingness of government to ban vigilante organizations is not simply a reaction to their supposed violence, but also a way of defeating political opponents. By the same token, community policing initiatives are established both to reassert the authority of the state over communities that are supposed to be prone to vigilantism and to promote a specific political party agenda. The article concludes that rather than posing a threat to state sovereignty, local mobilization for security in South Africa can be seen as part of a dynamic process of state formation.

FRIDAY EVENING, 28 JULY 2010, MANENBERG, a coloured township on the periphery of Cape Town, South Africa. A Neighbourhood Watch patrol starts its duties. Two of its members, middle-aged women, wear identical coats provided by the Department of Community and Safety (DoCS) of the Western Cape Province. One bears the name of ‘Bambanani’, a community safety programme launched by the African

*Laurent Fourchard (l.fourchard@sciencespobordeaux.fr) is senior researcher at the Fondation Nationale des Sciences Politiques, Les Afriques dans le Monde, Sciences Po Bordeaux, Université de Bordeaux. I wish to thank Rita Abrahamsen, Sara R. Dorman, and the anonymous reviewers of African Affairs, as well as Jean-François Bayart, Elizabeth Cooper, Béatrice Hibou, Kate Meagher and David Pratten for their comments on an earlier version of this article. Different versions have benefited from insightful comments at the following seminars: St Antony’s College, Oxford University; King’s College, Cambridge University; and Nuffield College, Oxford University. I thank the Department of Historical Studies of the University of Cape Town, who welcomed me as a visiting scholar in 2008–9, and Nuffield College and the Oxpo programme for my stay in Oxford in 2010.

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AFRICAN AFFAIRS

1. ‘Anti-crime’ organizations consider crime today as both criminal actions perpetrated by gangs and minor offences and ordinary violence that constitute the core of the acts reported to the police. 2. Homicide statistics, which tend to be among the best recorded crime statistics in any country, indicate that between 1997 and 2000 South Africa’s murder rate was around 56 per 100,000 inhabitants. This declined to 37 per 100,000 in 2009, but South Africa still has one of the highest murder rates in the world. See Annual Report, South African Police Service, 2008–9. 3. Janine Rauch and Elrena van der Spuy, ‘Police reform in post-conflict Africa: a report’ (Institute for Democracy in South Africa, Cape Town, 2006).

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National Congress (ANC) provincial government in 2002 to provide security at key public places. The programme is mainly known because Bambanani volunteers receive a stipend for protecting the premises of some primary and secondary schools in the province during daytime. The other coat says ‘School safety project’, which is the same Bambanani project as renamed by the recently elected Democratic Alliance (DA) provincial government to get rid of the ANC name. The two women wear their coats without paying attention to the rival political meanings of the inscriptions. They wear them outside school time duties, and that night they did not receive a stipend for patrolling the neighbourhood. They wear their coats while performing state functions different than those originally intended by the state. This story captures aspects of the relationships that have developed between township organizations and the state to provide security in poor urban areas. South Africa has a long tradition of anti-crime organizations – civic or civilian guards, parents’ courts, people’s courts, Neighbourhood Watches, street committees, vigilante organizations, to mention just a few – which fight against both gang activities and what is perceived as the social degeneration of township life.1 The prevalence of these organizations reveals a fundamental insecurity in South African townships, a central social question that state officials can no longer ignore, and a no less critical political issue centred on the capacity of the state to maintain law and order. Since the end of apartheid, providing security to South African citizens has been one of the declared priorities of national governments and a recurrent concern in a country often held to be one of the most violent in the world.2 National, provincial and local governments have invested considerably in transforming the apartheid style of policing to a more legitimate form – specifically, one that is more democratic, more accountable, less racist, and more respectful of the rights of citizens.3 Community policing – which does not have a uniform definition but may be used as a euphemism for a particular concept of police–civil society relations which include different local structures such as Community Police Forums (CPF), ad hoc anti-crime campaigns, and


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4. Mike Brogden and Preeti Nijhar, Community Policing: National and international models and approaches (Willan Publishing, Uffculme, 2005), p. 1. 5. Ray Abrahams has suggested that vigilantism is ‘the organized attempt by a group of ordinary citizens to enforce norms and maintain law and order on behalf of their communities in the perceived absence of effective official state action’. However, Abrahams has since reflected that a comprehensive definition is hard to reach given the diversity of vigilante movements throughout the world. See Ray Abrahams, ‘What’s in a name? Some thoughts on the vocabulary of vigilantism and related forms of “informal criminal justice”’ in Dermot Feenan (ed.), Informal Criminal Justice (Aldershot, Ashgate, 2002), p. 26; Ray Abrahams, ‘Some thoughts on the comparative study of vigilantism’ in David Pratten and Atreyee Sen (eds), Global Vigilantes (London, Hurst and Company, 2007), pp. 419–42. 6. Public action looks at the interactions between a wide range of private and public actors involved in the management of public affairs, and how such action may be shaped by social movements and public contestation. See Myriam Catusse and Frédéric Vairel, ‘Question sociale et développement: les territoires de l’action publique et de la contestation au Maroc’, Politique africaine 120 (2010), pp. 1–20.

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Neighbourhood Watch Schemes4 – was soon identified as one mechanism for achieving the restructuring and legitimization of the police in South Africa. The outcomes of these efforts are subject to considerable debate, but – whatever else they may have achieved – they have not ended vigilantism, another notion which, like community policing, has no clear academic definition.5 Taking account of the various policing initiatives that have emerged from both the ‘grassroots’ and the state in the post-apartheid period, this article investigates the processes of mobilization and demobilization of organizations such as vigilantes, civic patrols, Neighbourhood Watches and street committees in coloured townships of the Western Cape. By analysing the political process by which state and non-state actors are mobilized for security, the article makes three interrelated observations. First, by exploring the genealogies and transformations of some anti-crime organizations the article invalidates the idea that there is a clear distinction between vigilantism and community policing, and instead suggests that vigilantism and community policing should be analysed as two sides of the same mobilization process. Second, looking at the specific roles played by a number of actors in the mobilization processes explains why provision of security in poor neighbourhoods is an important resource for political parties, local leaders, and more ordinary members. Third, in observing the daily work of some of these organizations, the article asks whether local actors contest, challenge, negotiate with or mimic the state in the quest for security; it also explores whether violence is at the core of these organizations and whether they challenge state sovereignty. There is an underlying interrogation common to these questions: to what extent does such mobilization for security shape public action against crime and violence6– and more generally participate in the undetermined process of state formation – or, conversely, challenge state authority?


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Vigilantism and community policing in South Africa What is considered to be the process of ‘privatization’ of state security agencies and the loosening of the state’s sovereign control over its territory has become a central issue with the rise of private security companies, private armies, warlords, and powerful vigilante groups in many African countries over the last twenty years. Many authors have argued that the privatization of security in Africa does not necessarily imply the decline of state power. In most settings, private security exists in complex relations of cooperation and competition with the public security sector and with the state.9 Historically, colonial and post-colonial African states have managed to exercise power while avoiding the costs of establishing and maintaining major administrative apparatuses through the ‘outsourcing’ of state functions to different political, religious, and associational entrepreneurs.10 The shrinking of the number of public servants as part of structural adjustment policies has also led many states to encourage initiatives which shift the costs of security onto the community. Studies of 7. Anneli Botha, ‘The prime suspects? The metamorphosis of Pagad’ (Chapter 2 in Monograph 63, Institute of Security Studies, 2001); Raashied Galant and Fahmi Gamieldien, Drugs, Gangs, People’s Power: exploring the Pagad phenomenon (Masjid, Cape Town, 1996); Bill Dixon and Lisa-Marie Johns, Gangs, Pagad and the State: Vigilantism and revenge violence in the Western Cape, Violence and Transition Series, Vol. 2 (Centre for the Study of Violence and Reconciliation, Pretoria, 2001). 8. Two in Manenbeg, one in Heideveld, two in the centre of Mitchell’s Plain, one in Eastridge, and one in Rocklands. 9. Rita Abrahamsen and Michael C. Williams, ‘Public/private, global/local: the changing contours of Africa’s security governance’, Review of African Political Economy 35, 118 (2008), p. 547. 10. Béatrice Hibou, Privatising the State (Hurst and Company, London, 2004); Jean-François Bayart, The State in Africa: The politics of the belly (Polity Press, Cambridge, 2007).

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These questions are addressed through a case study of the coloured townships and suburbs of Cape Town, known as the Cape Flats, the core area of the best-known post-apartheid urban vigilante group, People against Crime and Gangsterism (PAGAD). This organization, which operated between 1996 and 2001, has attracted an extensive scholarly literature,7 but less is known about security in the area since the end of the movement in 2001. Empirical data come from interviews with street committee and Neighbourhood Watch members, CPF chairmen and officials within the DoCS of the Western Cape Province as well as participant observation in seven night patrols within a two-year timespan in five different coloured townships and suburbs of Cape Town.8 Before turning to the case study it is worth looking at what the literature on vigilantism and community policing has told us about state–society relationships.


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11. David Pratten and Atreyee Sen, ‘Global vigilantes: perspectives on justice and violence ’, in Pratten and Sen, Global Vigilantes, pp. 5–6. 12. Bruce Baker, Security in Post-Conflict Africa: The role of non-state policing (CRC Press, London and New York, NY, 2010), pp. 70–82; Mutuma Ruteere and Marie-Emmanuelle Pommerolle, ‘Democratizing security or decentralizing repression? The ambiguities of community policing in Kenya’, African Affairs 102, 409 (2003), pp. 587–604. Claire Bénit-Gbaffou, Laurent Fourchard, and Alex Wafer, ‘Local politics and the circulation of community security initiatives in Johannesburg’, International Journal of Urban and Regional Research, forthcoming. 13. Lars Buur, ‘Reordering society: vigilantism and expressions of sovereignty in Port Elizabeth’s townships’, Development and Change 37, 4 (2006), pp. 735–57; Steffen Jensen, ‘Above the law: practices of sovereignty in Surrey Estate, Cape Town’ in Thomas Blom Hansen and Finn Stepputat (eds), Sovereign Bodies: Citizens, migrants and states in the postcolonial world (Princeton University Press, Princeton, NJ and Oxford, 2005), pp. 218–38. 14. Thomas G. Kirsch, ‘Violence in the name of democracy: community policing, vigilante action and nation-building in South Africa’ in Thomas G. Kirsch and Tilo Grätz (eds), Domesticating Vigilantism in Africa (James Currey, Oxford, 2010), p. 139; Anthony Minnaar, ‘The new vigilantism in post April 1994 South Africa: searching for explanations’ in Feenan (ed.), Informal Criminal Justice, pp. 117–34. 15. Jeremy Seekings and Rebekah Lee, ‘Vigilantism and popular justice after apartheid’, in Feenan (ed.), Informal Criminal Justice, pp. 113–14; Gary Kynoch, ‘Crime, conflict and politics in transition-era South Africa’, African Affairs 104, 416 (2005), pp. 493–514.

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vigilantism in Africa and other parts of the world indicate, however, that these movements reflect not only popular responses to vacuums left by state collapse and neo-liberalism, but also specific historical and cultural logics.11 Similarly, community police programmes exported from the Anglo-American world to African and Asian countries are constantly reshaped by national and local policing habits and specific political landscapes in which community security practices are promoted, discarded, mobilized, or reinvented.12 These debates and issues have particular resonance in South Africa. Interestingly, the scholarly literature on vigilantism has, with a few exceptions, developed apart from that on community policing, with each concept triggering its own internal debates and key issues. Vigilante groups in South Africa, as in many other parts of the world, are understood as the manifestation of a localized sovereignty that is active in the production of a moral community defined against certain groups (youth or foreigners, for example) which are perceived to represent a threat against this moral community.13 The extent to which the modus operandi of vigilante groups in South Africa is a legacy of the apartheid past, or is rather the product of the democratic transition, remains unclear. For some authors, the transition to democracy is associated with a proliferation of vigilantism, or the emergence of new forms of vigilantism,14 while for others, vigilantism is understood as a historical tradition and a feature of township life that the transition to democracy has not altered.15 Here, I follow Lars Buur and Steffen Jensen, who have convincingly argued for the importance of disaggregating and periodizing the


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16. Lars Buur and Steffen Jensen, ‘Introduction: vigilantism and the policing of everyday life in South Africa’, African Studies 63, 2 (2004), p. 143. 17. Brogden and Nihjar, Community Policing, p. 16, pp. 156–7. 18. Monique Marks, Clifford Shearing, and Jennifer Wood, ‘What should the police be? Finding a new narrative for community policing in South Africa’, Police Practice and Research 10, 2 (2009), p. 146. 19. Jonny Steinberg, Thin Blue: The unwritten rules of policing in South Africa (Jonathan Ball, Jeppestown, 2008). 20. Interesting exceptions include Lars Buur, ‘Sovereignty and democratic exclusion in the new South Africa’, Review of African Political Economy 32, 104–5 (2005), pp. 253–68; Kirsch, ‘Violence’, pp. 139–62.

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emergence of vigilantism in each instance instead of conceptualizing it as an unbroken continuation of the violence of the past.16 Debates on the prevalence of vigilantism in post-apartheid South Africa have paid little attention to the official introduction of community policing during the transition period (1991–4). There are divergent interpretations on the importance of these forms of policing in contemporary South Africa. According to Mike Brogden and Preeti Nijhar, community policing has failed and there now remains little support for such policing except in white areas.17 On the other side, Monique Marks, Clifford Shearing, and Jennifer Wood contend that the community policing narrative remains central to the South African Police Force (SAPS) as it is incorporated in their policy documents and forms an integral part of their basic training programmes – despite the fact that the police do not want to be the hub of all community and social problem solving.18 It seems clear that relationships between residents and the police are still dominated by a strong mutual defiance inherited from the late apartheid period,19 yet police–community relationships are changing at a very uneven pace, and vary so much from one place to another that it is premature to draw a final conclusion regarding the success or failure of the experience of community policing for the country as a whole. To sum up, generally vigilantism in South Africa has been analysed as the manifestation of prevalent, ‘popular’, and everyday forms of policing and justice which are embedded in local histories, and as the manifestation of local sovereignty through repeated performances of violence, while community policing has been appraised in terms of the success or failure of a model sometimes perceived as originating from the outside and which is unsustainable without the financial or political support of the state. There are, however, no clear boundaries between vigilantism and community policing in South Africa, and with a few exceptions little empirical research exists on the relationship between vigilantes and community policing efforts.20 Actually, while the effects of banning vigilante movements and anti-crime organizations are fairly well documented for


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The politics of protection in the Cape Flats The relationships between vigilantism and politics in the Cape Flats are shaped by three main features. First, crime, everyday violence, and perceptions of insecurity have remained a common feature of life in apartheid and post-apartheid Cape Flats. The situation has been characterized by the widespread consumption of drugs, the presence of several important gangs, and the frequent occurrence of gang fights. While there are uneven experiences of violence in the various townships and suburbs, insecurity nevertheless remains at the top of people’s everyday concerns. An audit 21. Jeremy Seekings, ‘Social ordering and control in the African townships of South Africa: an historical overview of extra-state initiatives from the 1940s to the 1990s’ in W. Scharf and D. Nina (eds), The Other Law: Non-state ordering in South Africa (Cape Town, Juta and Co, 2000); Gary Kynoch, ‘Friend or Foe? A world view of community–police relations in Gauteng townships, 1947–1977’, Canadian Journal of African Studies 37, 2/3, (2003), pp. 298–327; Clive Glaser, ‘Whistles and sjamboks: crime and policing in Soweto, 1960–1976’ (unpublished paper, 2004). 22. See, in Nigeria, for instance, Laurent Fourchard, ‘A new name for an old practice: vigilantes in south-western Nigeria’, Africa 78, 1 (2008), pp. 16–40; Kate Meagher, ‘Hijacking civil society: the inside story of the Bakassi Boys vigilante group of south-eastern Nigeria’, Journal of Modern African Studies 45, 1 (2007), pp. 89–115. 23. Claire Bénit-Gbaffou, Mariane Morange, and Sophie Didier, ‘Communities, the private sector, and the state: contested forms of security governance in Cape Town and Johannesburg’, Urban Affairs Review 43, 5 (2008), pp. 691–717; Charlotte Lemanski, ‘A new apartheid? The spatial implications of fear of crime in Cape Town, South Africa’, Environment and Urbanization 16, 2 (2004), pp. 101–12; Tony R. Samara, ‘Policing development: urban renewal as neo-liberal security strategy’, Urban Studies 47, 1 (2010), pp. 197–214. 24. This refers ‘to the process of state formation and failure by a multitude of social actors who compete over the institutionalization of power relations’. See Didier Péclard and Tobias Hagmann, ‘Negotiating statehood: dynamics of power and domination in Africa’, Development and Change 41, 4 (2010), p. 552.

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the apartheid era,21 studies of vigilantism in the post-apartheid period, unlike research in other African countries,22 have rarely looked at what has happened to organizations after banning or institutionalization. Some studies have investigated the ways urban security provisions have been transformed by neo-liberal forms of governance recently,23 but have left aside the everyday politics of protection in townships and the effects of popular mobilization on public action. Who are mobilized for security in the townships, which repertoires are used, what are the resources involved, and which actors are recognized or considered legitimate by the state? These questions interrogate the dynamic process of state formation, what Didier Péclard and Tobias Hagman have termed the process of negotiating statehood.24 Within this analytical framework, the next section underlines the centrality of politics in shaping security provision in the Cape Flats: this includes meanings, practices, resources and legitimacy of vigilantism, and community policing.


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25. Department of Community Safety, Western Cape Province, ‘Safety audits’ (KPMG report, Cape Town, March 2009). 26. Steinberg, Thin Blue, pp. 22–3. 27. Steffen Jensen, Gangs, Politics and Dignity in Cape Town (James Currey, Oxford, 2008). 28. This is suggested by one of the top senior officials in charge of community policing in the DoCS, who is also a member of the ANC.

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commissioned in 2009 by the Department of Community Safety of the Western Cape Province on ‘areas known for their high rate of contact crime, gangsterism and substance abuse’, which included the Cape Flats, revealed an overall perception that violent crime and the prevalence of drugs have increased dramatically in the past decade.25 Second, some of the major policy initiatives taken by the provincial government in the Western Cape Province, and especially in the Cape Flats, in the last ten years can be analysed as a reaction to vigilante operations. These initiatives are linked to the past experiences of PAGAD and have been regularly fuelled by the lack of trust in the police among local populations. Jonny Steinberg contends that the major problem of the South African police is the lack of consent among the general population to be policed, because the police have never been forgiven for their role under apartheid and because they are especially prone to corruption today.26 These perceptions are common in the Cape Flats,27 and on a daily basis people prefer to rely on NGOs, Neighbourhood Watches and street committees to provide security, rather than calling the police. Third, since 1994 the Western Cape Province has been a highly contested national political space. The major political forces, the ANC and the National Party (NP) (from 1994 to 2000) and the Democratic Alliance (DA) (since 2000), have struggled to win each local and provincial election, and there have been several changes in power at the provincial and municipal levels since 1994. The fiercest battles between the DA and the ANC have occurred in coloured areas: as the ANC has gained marginal votes in the white suburbs and the DA has not achieved any influence in the black townships, most of the efforts of party activists have concentrated on the electoral majority of the province, which is found in the coloured areas (comprising 60 percent of the voters). In these areas, where insecurity is perceived as very high, providing security is an important resource used by political parties to extend their reach at the local level. This has generated inter-party competition to appoint their key supporters as chairs of Community Policing Forums (CPFs) and deliberate efforts to marginalize existing local structures (such as NGOs, associations, Neighbourhood Watches or street committees) that are perceived to be aligned with another political party. Most CPF chairs in the Western Cape Province are either DA or ANC activists.28 In Mitchell’s Plain, for instance, the last two CPF chairs were local ANC activists who


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From Peacemakers to Neighbourhood Watches The first important vigilante organization in the Cape Flats developed in the mid-1970s in the new coloured township of Manenberg, a township established after the forced removals of coloured people from the centre of Cape Town, an area known as District Six.31 Initially known as the ‘Manenberg Residents’ Movement (Vigilantes)’, this organization came to be referred to by local gangsters as ‘the Peacemakers’.32 It rapidly became a popular movement involving between 1,200 and 2,000 mainly middle-aged male members, and was later replicated in other coloured townships. Corporal punishment of young delinquents was common, and on some exceptional occasions the Peacemakers mobilized hundred of members who violently confronted local gangs.33 Despite this propensity to violence, the Minister of Home Affairs in the mid-1970s granted the Peacemakers authorization to perform their duties.34 A commission even recommended institutionalizing the Peacemakers’ administration of cor-

29. Interviews, ANC local activists in Manenberg, and chairperson of the Neighbourhood Watch association in Heideveld, 27 August 2010. 30. Steinberg, Thin Blue, pp. 49–57. 31. Earlier vigilante organizations in District Six have still to be explored. 32. Interview, David Aefean, Peacemakers member, 12 December 2008, Manenberg. 33. Interview, Robin Roberts, Peacemakers member, 15 May 2009, Manenberg. 34. Interview, David Aefean, 12 December 2008, Manenberg.

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tried to sideline other local policing organizations, including some Neighbourhood Watches that were thought to be aligned with the DA. In contrast, in Manenberg and Heideveld, the CPF chair is a DA activist who has refused to recognize an NGO which acts as the main local provider of security in Manenberg because its leadership supports the ANC.29 In what follows I argue that there is a continuity of local policing practices in the Cape Flats coloured townships between the late apartheid and the post-apartheid periods. This is a different story from that of Alexandra (Johannesburg), where Steinberg has documented that local patrolling developed from 1999 only because former ANC members and community leaders organized themselves as a patrol group and invited back the police that they had forced out of the township during the 1970s and the 1980s.30 I suggest that the willingness of the government to ban vigilante organizations is not only a reaction to their inherent violence but also a way of eradicating movements perceived as pushing an anti-government agenda. State–community policing initiatives are established both to reassert the authority of the state over communities that are supposed to be prone to vigilantism and to promote a specific political party agenda.


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35. Report of the Commission of Enquiry into the Penal System of the Republic of South Africa (Viljoen Commission) (Republic of South Africa, Pretoria, April 1976), p. 37. 36. Irvin Kinnes, From Urban Street Gangs to Criminal Empires: The changing face of gangs in the Western Cape (Monograph 48, Institute for Security Studies, Pretoria, 2000), p. 22. 37. Interviews, several Neighbourhood Watch members in Rocklands, Mitchell’s Plain, 22–23 May 2009. 38. Interview, Ree Salomon and Malik Fajodien, founding members of the NW of Rocklands, Rocklands, 22 May 2009. Interview, Norman Jantjes, social worker and promoter of NW in Mitchell’s Plain in the early 1980s, 15 August 2009. 39. Jeremy Seekings, The UDF: A history of the United Democratic Front in South Africa, 1983–1991, (David Philip and James Currey, Cape Town and Oxford, 2000). 40. Interview, Soraya Simpson and Abel Fazlin, founding members of NWs in Manenberg in 1987 and 1993 respectively, 20 January and 15 May 2009; Jensen, ‘Above the law’, p. 229.

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poral punishments to young offenders.35 The perception of the government changed only after the 1976 Soweto uprising. As some members of the Peacemakers joined the anti-apartheid movement, the authorities disbanded the organization in 1979.36 The transfer of a number of residents from Manenberg and other townships in the late 1970s and early 1980s to Mitchell’s Plain, a new and large residential area in the southern part of Cape Town, allowed the Peacemakers model to survive and be resuscitated under the form of the Neighbourhood Watches (NWs). The NW model in Mitchell’s Plain was a blended inheritance of the Peacemakers and a neighbourhood crime prevention model developed in the United States, which was first used in white neighbourhoods and later adopted in coloured suburbs.37 Several sources indicate the presence of NWs in Mitchell’s Plain in the early 1980s.38 This movement had no apparent link with the United Democratic Front (UDF) struggle against apartheid, which developed a strong social base in Mitchell’s Plain between 1983 and 1991.39 Unlike street and area committees set up by the UDF movement to fight the apartheid state and replace it with a different social and political local order in black townships, NWs were organized with, or by, but rarely against, the police. In the early 1990s, a Mitchell’s Plain Neighbourhood Watch Association (MPNWA) was created to coordinate the different initiatives in the different suburbs of the area. NWs were also created in the older Cape Flats townships of Manenberg, Heideveld and Surrey Estate in the 1980s and 1990s.40 Religious leaders, Christian and Muslim alike, and members of ratepayers’ associations, residents’ associations, social clubs, and NGOs were at the forefront of the development of such organizations. Their aims were to reduce burglaries and insecurity, to control youth loitering at night, and in some cases to oppose the opening of shebeens (unregistered taverns). This tradition survived the late apartheid period and is well entrenched in contemporary practices of policing in the Cape Flats, with


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the majority of inhabitants relying on NWs for their everyday security.41 In 2009, the MPNWA claimed to have 2,000 registered members who patrolled their neighbourhoods on a voluntary basis.42

PAGAD, which operated mainly in the Western Cape between 1996 and 2001, developed within the NW tradition, although this link is rarely made in recent studies.43 The PAGAD movement was initiated by a handful of NW members from a few coloured Cape Town townships who decided to organize public demonstrations to pressure the government to fight the illegal drug trade and gangsterim in South Africa more effectively. Notorious gangsters were asked to end their criminal activities or be subjected to ‘popular justice’. At the time, it was common for PAGAD members to set fire to drug dealers’ houses and to kill gangsters. It is not the purpose here to discuss the controversy surrounding the change within the movement,44 but rather to note that the position of the government towards the organization was ambivalent. It was not initially hostile, and only declared war on the organization – and eventually crushed it in 2000–1 – when it became convinced that PAGAD was pushing an Islamist and anti-ANC agenda.45 In the two cases of the Peacemakers and PAGAD, the government bans cannot be understood only as the desire of the state to recover its lost monopoly on legitimate violence. We should instead consider that both movements were initially tolerated and only repressed when they were perceived as pushing an agenda that suited the government’s perceived political enemies. In 2001, the PAGAD experience led the provincial ANC coalition government to declare a ‘war on gangs’, a policy which in the following years became one of the key priorities of the ANC provincial government.46 In 2002 the new Minister of the Executive Council (MEC) for Safety, Leonard Ramatlakane, launched a new project, the People Orientated Problem Solving Policing Plan, which became known as Bambanani (‘stand together’ in IsiXhosa), a programme aimed at providing security in areas identified as poor and particularly exposed to violent crime and

41. Department of Community Safety, ‘Safety audits’. 42. Interview, CPF chairman, in Mitchell’s Plain police station, June 2009. 43. See, however, Jensen, ‘Above the law’, p. 230. 44. Several authors suggest that control of the organization passed in 1996 to Qibla, a radical Islamic group opposed to the ANC. See Botha, The Prime Suspects?; Galant and Gamieldien, Drugs, Gangs, People’s Power. 45. Dixon and Johns, Gangs, Pagad and the State. 46. Andre Standing, ‘The threat of gangs and anti-gangs policy’ (Policy discussion paper, Institute for Security Studies, Pretoria, 2005), p. 116.

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From PAGAD to the Bambanani


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The fear of vigilantism and the street committee campaign in Mitchell’s Plain While security has remained a highly political issue at the provincial level, more specific anti-crime programmes have also been set up to address local mobilization for security in Mitchell’s Plain. In this large area of working- and middle-class neighbourhoods, which has a long tradition of NW organizations, the ANC’s fear of vigilantism in general, and especially the possibility that it might be manipulated by the party’s political enemies, led the police and the ANC to launch a street committee campaign which reflects the often intricately complex relationship between vigilante activities, localized public action, and the influence of national politics at the local level. This campaign was launched in mid-2007 by the new director of police in Mitchell’s Plain and former ANC military wing member, Jeremy Vearey, to prevent a return of vigilantism to the area. Its launch was spurred by local events. In June 2007, after the murder of the chairman of the MPNWA, several marches organized against drug dealers climaxed in the burning of their houses in Mitchell’s Plain. The chanting of famous PAGAD slogans (‘one merchant, one bullet’) and the creation of an organization called PADLAC 47. Western Cape Provincial Government, ‘Bambanani against crime’ (public information pamphlet, Western Cape Government, Cape Town, 2007). 48. Interviews, several Bambanani members, Manenberg, 15 April 2009. 49. Interview, CPF chairman in Mitchell’s Plain police station, 15 June 2009; Interview, official in DoCS, 21 July 2009, Cape Town.

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drug consumption.47 The government proposed to train and to give a stipend to hundreds of volunteers to protect identified dangerous public places (train stations, commercial centres, beaches, and schools). As part of this programme, the Safer Schools project that was established in 2005 identified the 109 most dangerous of the province’s 859 primary and secondary schools. The ways in which schools were selected to be part of the project are unclear, although in some cases specific local political connections to the ANC seem to have played a more decisive role than a strict concern for security.48 School patrols became the most popular initiative of the Bambanani project as volunteers – mainly women – received a stipend of 50 rands (R50) a day to protect school premises during school hours. This initiative clearly appears to have served as a way to popularize the ANC’s governmental actions in poor areas, and can be considered as a concurrent initiative to the existing tradition of the voluntary services of the NWs. Indeed, the Bambanani project was largely perceived as an ANC initiative by their political opponents, who after the elections in April 2009 renamed the initiative, giving it less political names such as ‘school safety project’ and ‘train station safety project’.49


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50. Night patrols in Eastridge, Mitchell’s Plain, 21 April 2009. 51. Interview, Public Relations Officer of the Police in Mitchell’s Plain, Rocklands, 22 May 2010. 52. ‘Take your street, own your street, is the rallying cry’, Plainsman, 4 March 2009. 53. ‘Mbeki and Zuma call for street committees’, Cape Argus, 5 April 2008. 54. Seekings and Lee, ‘Vigilantism’, pp. 113–14; Steinberg, Thin Blue, pp. 49–61; Lars Buur, ‘Democracy & its Discontents: Vigilantism, Sovereignty & Human Rights in South Africa’, Review of African Political Economy, 35, 118 (2008), pp. 571–84; Claire Bénit-Gbaffou, ‘Police–community partnerships in responses to crime: lessons from Yeoville and Observatory, Johannesburg’, Urban Forum 17, 4 (2006), pp. 7–32. 55. ‘Enquiry to probe Zille allegations’, Plainsman, 3 October 2007.

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(People against Drugs, Liquor and Crime) supported by Helen Zille, the head of the national opposition and the Mayor of Cape Town, were seen by police officers and the ANC provincial government as both a resuscitation of PAGAD practices and a serious political threat. Jeremy Vearey established street committees as an alternative movement to limit the influence of the DA and the perceived resurgence of vigilantism in the area. Street committee residents were allowed to organize bonfires in front of drug dealers’ houses in order to check suspected people coming in and out of those houses. This initiative soon became both very popular and an effective marketing tool for ANC political activities. In April 2009, in just one neighbourhood, there were twenty street committees operating simultaneously, involving hundreds of members, the majority of whom were older residents.50 On the side of the police officers, the ANC, and their close allies within the CPF, there has been a consensus to portray the implementation of the street committees as a success story and a reenactment of a historical form of popular mobilization.51 According to the CPF chairperson, the mobilization has been so massive that street committees are being rolled out nationally as an example to follow.52 Similar and effective campaigns were launched in different provinces by Thabo Mbeki and Jacob Zuma in 2008.53 On the South African political register, street committees are clearly associated with the 1980s ANC and UDF struggles in black townships: for instance, there are continuities between those movements and today’s street committees in Guguletu (Cape Town) and resuscitations of such organizations in the past ten years by local police or ANC militants in Alexandra and Yeoville (Johannesburg) or Port Elizabeth townships.54 In Mitchell’s Plain, however, Zille soon accused the street committee programme of being ‘politically motivated and … a strategy by the ANC to recover its lost supporters’ base for the party in Mitchell’s Plain and in the process to sideline Neighbourhood Watches’.55 Certainly, the emphasis on street committees in an area where there is little tradition of such organizations can be understood in the context of political competition between the DA and the ANC over the control of various forms of


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56. Interviews, several street committee members, Westridge and Rocklands, 21 April 2009.

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policing initiatives. The competition between political parties for the support of, or opposition to, anti-crime campaigns appears clear-cut in the media and among militants. It should be noted, however, that ordinary members of street committees do not perceive this operation as a resuscitation of the ANC struggle but rather as a popular response to the drug problems in the area and as a legal continuation of former vigilante mobilizations.56 More recently, the political dispute over the street committees has gradually vanished. After a drug dealer killed two street committee members in October 2009, the police decided not to use them any more without the presence of a police constable. In practice, this led to the end of the street committee programme in Mitchell’s Plain. These stories reveal three interrelated processes in post-apartheid mobilization for security: the intricacies of vigilantism and community policing, the ambivalence of mobilizations which are both a popular demand and a resource used by political parties, and the close link between popular mobilization and state intervention. Thus vigilante mobilizations and anti-crime campaigns are concatenations of events that should be looked at within the same analytical framework – one in which vigilantism and public action against crime are parts of the same contested political process. Vigilantism in South Africa, as in other countries, does not follow a linear history (from less to more vigilantism or in the other direction) but is rather the product of a cyclical history largely constrained by specific relationships to the state (from authorization to banning or institutionalization). The Bambanani and street committee campaigns represent a governmental reaction directly shaped by a radical mobilization of residents against drug dealers in the Cape Flats. The popularity of the street committee campaign is based on a vigilante mobilization which became regularized by the state. In this case, vigilante actions and community policing movements are simply two sides of the same coin. Simultaneously, mobilization for security is perceived and used by political leaders and police officials as a resource to reinforce partisan presence in contested constituencies. Vigilantism might be perceived by local ANC leaders and police officials as a popular reaction against an unresolved social question inherited from the apartheid era, but they are more likely to see it as a political problem that may be exploited by their political opponents. DA perceives police initiatives as nothing more than an ANC threat to its influence in the coloured areas of Cape Town. However Bambabani and street committee campaigns are not only politicized campaigns. They are also and simultaneously attempts at the


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Between the state and the community: the everyday working of NW This section asks whether NWs challenge, negotiate or mimic the state in their quest for security. It also considers their social and moral functions, including their ‘obsession’ with controlling and protecting youth, and the facility with which youth escape such protection. It is generally argued that vigilante groups participate in the construction of a moral community and can be considered as the manifestation of a local sovereignty.60 This manifestation of sovereignty implies identifying a specific ‘other’ as a threat to the community and/or implies the repeated performance of violence and the will to rule. In South Africa, youth, ‘foreigners’, prostitutes, and homosexuals are the different groups against which the moral community is defined, and in Cape Town especially, NWs are sometimes considered as organizations ‘above the law’ which have developed their own local sovereignty and regularly use violence against youth.61 Based on my participant observations in night patrols in Cape Town’s coloured townships, I question the extent to which the use of violence is an inherent feature of these organizations and an implicit challenge to state 57. For similar arguments elsewhere see James Ferguson, The Anti-Politics Machine: Development, depoliticization and bureaucratic power in Lesotho (Cambridge University Press, Cambridge, 1990). 58. Péclard and Hagman, ‘Negotiating statehood’, p. 552. 59. Christian Lund, ‘Twilight institutions: an introduction’, Development and Change 37, 4 (2006), p. 697. 60. Lars Buur, ‘The sovereign outsourced: local justice and violence in Port Elizabeth’, in Blom Hansen and Stepputat (ed.), Sovereign Bodies, pp. 192–217; Thomas Blom Hansen, ‘Performers of sovereignty: on the privatization of security in urban South Africa’, Critique of Anthropology 26, 3 (2006), pp. 279–95. 61. Jensen, ‘Above the law’; p. 237; Jensen, Gangs, Politics, pp. 184–92.

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institutionalization of grassroots political claims, as the state tries to reassert its authority in setting up and controlling community police structures. This process remains fragile and incomplete (as shown by the street committee campaign). It is thus hardly possible to dissociate the realm of public action supposedly in the hands of experts from the sphere of political leaders because policing, as with many other sectors of public action, is not a neutral and depoliticized arena but is instead highly contested.57 The uneven institutionalization of vigilante mobilizations is a significant example of the undetermined process of state formation in South Africa.58 As mentioned by Christian Lund, African public authorities may ‘wax and wane’ as state institutions are never definitively formed.59 Looking at the everyday workings of NW patrols illustrates this ambivalent position well: they negotiate and perform their roles between the ‘community’ they claim to represent and the state on behalf of which they claim to act.


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62. ‘Police station statistics reveal that 85 percent of violent crime takes place at weekends, 80 percent of serious assault and armed robbery cases take place within 500 meters of a shebeen, and most perpetrators and victims are drunk’ – Jonny Steinberg, ‘Crime’, in Nick Sheperd and Steven Robins (eds), New South African Keywords (Ohio University Press, Athens OH, 2008), p. 29. 63. Interviews, NW members in Manenberg and Heideveld, 20 January 2009 and 27 August 2010.

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authority. I also ask to what extent local sovereignty expressed by these organizations is accepted or subverted by the youth themselves. NW authority is limited in time: they operate on Friday and Saturday nights only, which are perceived by the police and the groups’ members to be the most dangerous and violent times of the week.62 This timing is linked to the development of an industrial economy in which salaries were distributed on Friday afternoons, and which consequently gave rise to an economy of robbery and violence during weekend nights. If South Africa has become a post-industrialist country, this tradition has remained entrenched in the everyday practices of the local patrols. There is a wide range of motivations for ordinary members to join either street committees or Neighbourhood Watches. They are almost exclusively composed of mothers and fathers who claim to donate their time to their community to ‘save’ the children from violence, drugs, alcoholism, and gangsterism. But getting involved in these organizations is also a way to socialize, to know your neighbours better, and to join a network with some forms of horizontal solidarity. To become known as a prominent NW member may give access to the petty business of protecting social functions, especially in poor townships,63 or to recruitment by the police as a volunteer paid with a stipend. In other words, being involved in these organizations is also a way of accessing the state, resources, and larger networks of people. There are no youth in the rank and file of these organizations but, despite this common adult composition, there is no discourse against the youth among Watch members: youth are never named as a threat to the community. Nevertheless, the only targets of Watch patrols are girls and boys. At night youth are systematically asked to stay indoors instead of wandering the streets. If they are found on the streets they are searched, while adults are not. They are searched to confiscate a particular drug – the tik – an amphetamine that has become common in the last decade, and anything that may be used as a weapon – cutlasses, screwdrivers, and, more rarely, guns. In other words, the social problems associated with township life (housebreaking, thefts, drug consumption, violence) are thus constructed by these associations’ elders as a youth problem. This practice of associating youth with deviance is a strong legacy of twentiethcentury township history: with the exceptions of the 1980s’ structures of


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64. This was successively the case with the civic guards (1940–52), illegal civic guards (1952–1960s), parent courts, Ilizo Lomzi (‘eye of the community’ in IsiXosa), Peacemakers, Legkotla and Magkotla (in the 1970s). See Colin Bundy, ‘Survival and resistance: township organization and non-violent direct action in twentieth-century South Africa’ in G. Adler and J. Steinberg (eds), From Comrades to Citizens: The South African civics movement and transition to democracy (Macmillan Press, London, 2000), pp. 26–51; Laurent Fourchard, ‘The limits of penal reform: punishing children and young offenders in South Africa and Nigeria (1930s–1960)’, Journal of Southern African Studies 37, 3 (2011) (forthcoming); Glaser, ‘Whistles and sjamboks’. 65. Béatrice Hibou, La Force de l’obéissance: Economie politique de la répression en Tunisie (La Découverte, Paris, 2006). 66. This is how the Eastridge watch members explained these calls to me. Eastridge, 28 August 2010.

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street and area committees, a large majority of anti-crime organizations since the Second World War have been set against juvenile delinquency and youth crime in both black and coloured townships.64 This moral order constructed against young people’s freedom of movement is both accepted and challenged by the youth. It is accepted as it is the only way for them to avoid being arrested and detained in police cells. Youth may conform to what Béatrice Hibou calls the force of obedience,65 as they voluntarily accept the authority that NW members have come to represent. However, youth do not perceive the Watches as organizations that restrain their freedom of movement. Youth easily escape being searched by entering a friend’s house or garden (NW members have no rights to enter private property); they whistle when a patrol is approaching to inform friends that it is time to escape; most of them do not comply with the order of going back home after being encountered, and instead can be found in a neighbourhood street later in the night. Youth even regularly mock patrols during the parties they commonly attend on Friday and Saturday evenings by shouting at members: ‘Bang [scared] Bambanani!’ (meaning: we can challenge and pretend to shout at the Bambanani: they are afraid of us, they are afraid of searching us!).66 In other words, private premises protect youth against the moral order that is defined by the elders. Ultimately, these organizations may be producing a moral community which is reenacted every weekend, but it is a moral order which is so routinely challenged and so ephemeral – as potentially fleeting as the few minutes when a person is searched by Neighbourhood Watch members – that it is difficult to perceive this phenomenon as a manifestation of local sovereignty. Local sovereignty may also be expressed through repeated performances of violence. This, however, is hard to assess as, unlike during apartheid times, today’s Watch members would be unlikely to mention casually that they routinely resort to violence during their patrols. A careful reading of the Plainsman, the main community newspaper in Mitchell’s Plain since its creation in 1981, shows regular denunciation of vigilante and NW


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67. Buur, ‘The sovereign outsourced’, p. 208. 68. There might be some differences among neighbourhoods, however. Seekings and Lee indicate that vigilantism is likely to be more sporadic and more violent where there is less cohesion, as in Langa and Kayelitsha. Seekings and Lee, ‘Vigilantism’, pp. 113–14.

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violence in the 1980s and the 1990s. In recent years, however, occurrences of violence have been reported less frequently. This does not mean that violence has disappeared from these organizations, but it indicates that the more obvious cases of human rights abuses are being reported less frequently. I suggest that the administration of violence is slowly but nevertheless gradually changing within these organizations. An episode of violence occurred once during my participation in the night patrols. The suspect, who was accused of attempting to rape his cousin, was severely beaten by most of the Watch members in a police van that arrived quickly at the scene. After that, the culprit was handed over to a police officer and taken to the police station. As the girl did not want to lay charges against her attacker because he was a member of her family, he was released the following day. At the instant of the confrontation, there was no discussion around whether or not to beat the offender: instead the beating took place in the police van and seemed to emerge in accordance with a socially accepted norm shared by the surrounding crowd of 50 NW men and women. NW members had clearly taken the law into their own hands for the time of the beating (obviously an event that should be labelled as vigilantism), but the police presence and participation in the beating indicate that this was not only possible but also perceived as necessary by both police officers and Watch members. Put differently, this act of violence did not challenge the state’s authority as there was a tacit agreement between the police and the Watch on the necessity of the beating. A similar observation is made by Buur, who argues that in routine vigilante practices in Port Elizabeth ‘corporal punishment becomes substituted by the rule of norm but continues to live in the twilight of its rejection, more precisely in an invisible and parallel domain, partly outside the public eye’.67 This indicates that the practice of beating ‘offenders’ in private premises with the tacit agreement of local authorities remains a common practice in post-apartheid South Africa.68 But as far as state authority tolerates it, it is arguably the manifestation of local sovereignty. While public violence used by Neighbourhood Watch seems to have become an exception, and while hidden punishments are still prevalent within these organizations, it should be noted that they have simultaneously accommodated human rights values. This is not simply an elite language of educated, middle-class citizens: ‘rights talk’ has instead become pervasive among many sectors of post-apartheid society,


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Conclusion Exploring the genealogies of vigilantism and ad hoc community police programmes in the same framework helps us to move beyond an analysis which distinguishes too sharply between these two security practices. Using the terms vigilantism or community policing as analytical categories is problematic as they imply antagonistic meanings; instead, it has been shown that it is more heuristic to analyse them as two sides of the same mobilization process for security. To qualify Neighbourhood Watches or street committees as community policing organizations tends to ignore the importance of autonomy within these organizations. They are not supposed to resort to violence and they are not supposed to discriminate against a specific section of the population (the youth, for example). To label NW as a vigilante organization is to focus on what is exceptional within these organizations (the use of violence and manifestation of a local sovereignty, for example). These elements exist, but are only one strand in the organizations – which challenge on a routine basis neither the state nor the youth against which the moral community is defined. Moreover, not disaggregating the two types of movements may

69. Steven Robins, From Revolution to Rights in South Africa: Social movements, NGOs and popular politics after apartheid (James Currey and University of KwaZulu-Natal Press, Oxford and Pietermaritzburg, 2008); Buur, ‘Democracy’, p. 577.

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including within some vigilante organizations.69 Increasingly it is common that rights are not only debated but also routinely practised by NW members. Members discuss their rights to patrol certain areas rather than others; they comment on the fact that they do not have the constitutional power to search but they know that the police grant them the power to do so; they know that they do not have the power to arrest any members of the public nor enter private property, nor stop a car to search passengers; and they voluntarily comply with these rules. A form is signed by NW members at the police station every weekend to initiate their rights to start patrolling, and members should be registered with associations; unregistered members have no rights to patrol and they are prosecuted if they do so. The method of searching persons is done properly in the vast majority of cases, without any violence, and probably in a more proper manner than the police’s methods of searching. Closing taverns and shops after authorized hours is perceived locally as implementing by-laws and not implementing a specific conservative order. The extent to which Watch members now comply with rights discourses and practices rather than resorting to violence is striking.


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70. In 2006, this reserve accounted for one-fifth of the South African police force, or 30,000 of the total 156,000 police members.

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enhance our understanding of how local mobilizations for security, including vigilante activities, have led to localized public action and to its incomplete institutionalization into community police schemes. Significantly, most of the anti-crime programmes taking place in the Western Cape Province in the last ten years are largely a reaction against what have been labelled as vigilante activities by the state. My first suggestion is that this movement is part of the messy process of South African state formation. Second, while it is important not to underestimate the prevalence of everyday violence in South African townships, mobilization for security should also be seen as a resource used and promoted by a wide range of actors. ANC and DA militants as well as police officers fight over the uses and meanings of political repertoires entrenched in the long history of the anti-apartheid struggle (street committees) or, conversely, without any link to it (Neighbourhood Watches); each political party tries to support or sideline policing local organizations and structures that are perceived to be aligned with the opposition party; more ordinary members join organizations for a wide range of motivations, among which security concerns are sometimes a side issue. Third, these organizations do not really challenge state authority and state sovereignty. The obsession with controlling and protecting youth is probably a legacy of practices from earlier organizations, but this moral order now seems easily challenged by the youth. Relationships to violence are different today: during the apartheid period, vigilante organizations were given the rights to resort to violence to discipline youth. Since then, the development of a human rights culture has gradually constrained violence. It has not disappeared; it remains hidden, or may even be accepted by the police on the condition that it remains officially unreported; but simultaneously human rights are playing an increasingly important role in the ordering practices aimed at township security. In these organizations members are taught how to become good citizens and in many cases dedicated unpaid civil servants. Since 1960, volunteers have been able join the police force without being paid, and police officers and political leaders have tried to convince volunteers to become reservists. Many unpaid recruited members have previously been involved with a local anti-crime organization, such as the Peacemakers, a Neighbourhood Watch, Bambanani, or a street committee.70 The transition from vigilantism to community policing and to the police force


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reserve thus looks like a long-term practice supported by the apartheid and post-apartheid state, recruiting unpaid volunteers to police poor neighbourhoods. From this perspective, the integration of former vigilante members into the police force and the institutionalization of vigilante operations as part of community policing schemes are less a challenge to state sovereignty than an aspect of the dynamic process of state formation.


Pourquoi les acquis des élèves marocains sont-ils faibles ? Amina Benbiga, Said Hanchane, Nisrine idir∗ Paru dans Crtique économique, 2013

Introduction Le Maroc fait partie des pays en développement dont le niveau des acquis des élèves reste relativement faible. En dépit des efforts engagés en vue d’améliorer en partie la qualité des apprentissages, les résultats des enquêtes internationales et nationales révèlent de faibles niveaux des acquis. Dès lors, l’objectif de cet article est de revenir sur les facteurs qui influencent les performances scolaires des élèves. Nous nous intéressons plus spécifiquement aux déterminants microéconomiques de la qualité de l’éducation à travers les performances des élèves. Les études sur les déterminants des performances scolaires sont riches d’enseignement. Les premières contributions se sont focalisées sur le rôle de l’environnement familial dans l’explication de la réussite des élèves (Coleman, 1966, par exemple). D’autres, plus récemment, ont abordé les facteurs liés ∗

Amina Benbiga, Instance nationale de l’évaluation auprès du Conseil supérieur de l’Enseignement, Rabat, Maroc ; Said Hanchane, Instance nationale de l’évaluation auprès du Conseil supérieur de l’Enseignement, Rabat, Maroc ; Idir Nisrine, Instance nationale de l’évaluation auprès du Conseil supérieur de l’Enseignement, Rabat, Maroc.

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à l’établissement scolaire. Pour autant, les contributions récentes mettent en avant l’importance à la fois de l’environnement familial et de l’école (Hanushek, 2003). Des travaux plus récents soulignent également l’influence des pairs sur les performances scolaires. Le présent travail s’inscrit dans cette logique. Son originalité se situe à un double niveau. La première réside dans la mise en évidence de l’ensemble des facteurs explicatifs des performances des élèves et des inégalités scolaires. Malgré l’existence d’une littérature abondante sur le sujet, cette question n’a pas été abordée, à notre connaissance, dans le cas marocain. La seconde cherche à corriger les problèmes d’endogénéité dans les modèles multiniveaux. Enfin, la technique d’imputation adoptée permet de traiter de façon pertinente les valeurs manquantes dans les bases de données. Cet article est structuré en trois parties. La première aborde la littérature empirique sur les déterminants de la réussite scolaire des élèves. La deuxième partie examine le modèle utilisé et décrit la base de données du Programme national d’évaluation des acquis (PNEA). Elle examine l’approche et la méthodologie utilisée. Enfin, la troisième partie traite des résultats obtenus et nous permet de formuler les principaux enseignements pouvant être tirés de nos résultats en matière de politiques publiques.

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Les déterminants des performances scolaires : un regard sur la littérature empirique

L’association entre origine sociale et réussite scolaire Il existe un consensus dans les études sur le lien entre le contexte familial et la réussite scolaire des élèves. La plupart convergent vers un lien étroit entre l’environnement familial de l’élève et ses performances. En effet, la corrélation entre l’origine sociale et la réussite scolaire est une des relations les plus stables et les plus avérées en sciences sociales. Les contributions empiriques ont généralement tendance à estimer l’environnement familial par le statut socio-économique (SSE), mesuré par le niveau de scolarité et la profession des parents ainsi que le revenu familial (Coleman et al., 1966 ; hakkinen et al. 2003 ; Heyneman et Loxley, 1983). Il ressort généralement de ces différentes études que le niveau de scolarité des parents est le plus significatif. Il représente en effet une source importante de disparités dans les performances des élèves (Chevalier et Lanot, 2002 ; Fuchs et Wößmann, 2004 ; Purcel et Dufur, 2001 ; Schiller et al., 2002 ; Willms et Somers, 2001 ; Yayan et Berberoglu, 2004). Les premières contributions considéraient séparément les variables liées au statut socio-économique des parents. Par exemple, l’éducation des parents n’a pas la même influence que le revenu de la famille sur la réussite des élèves. Yuang (2003) pense que le SSE est un concept multidimensionnel et une mesure hiérarchique qui fonctionne à différents niveaux. L’auteur suggère qu’il serait préférable de séparer les différentes composantes du SSE. Il trouve que si le capital culturel et éducatif influence les performances des 3

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élèves, la situation économique des parents n’a aucun impact sur leur réussite scolaire. D’autres travaux confirment le rôle de l’éducation des parents sur les performances scolaires des élèves. Fuchs et Wößmann (2004) concluent, à partir des données du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), que les effets de l’éducation des parents sur la réussite des élèves de 15 ans en lecture sont plus significatifs comparativement aux impacts de celle-ci sur leur réussite en mathématiques et en sciences. Notons également que d’autres contributions montrent que les antécédents familiaux exercent un effet important sur le rendement des élèves de 9 et 13 ans (Hanushek et Luque, 2003). Plus précisément, les auteurs trouvent que les étudiants issus de familles défavorisées ou dont le niveau d’éducation des parents est faible ont systématiquement de moins bons résultats. Suivant la même logique, Schiller et al. (2002) montrent que les parents instruits semblent plus aptes à fournir à leurs enfants un soutien pédagogique et social important pour la réussite scolaire, comparativement aux parents dont le niveau d’éducation est faible. Ceux dont le niveau d’éducation est plus élevé ont également un meilleur accès à une grande variété de ressources économiques et sociales (par exemple, la structure familiale, l’environnement familial, l’interaction parent-enfant) pouvant être mises à profit pour aider leurs enfants à réussir à l’école (Wössmann, 2008 ; Schuetz, Ursprung & Wössmann, 2008 ; etc.). Par exemple, Yayan et Berberoglu (2004) remarquent que lorsque le niveau de scolarité des parents et le nombre de livres à la maison sont supérieurs, les performances des élèves de la 2e année du collège augmentent en mathématiques. 4

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De même, Thompson et Johnston (2006) trouvent que les élèves dont le niveau socio-économique est élevé (nombre de livres à la maison, etc.) sont plus avantagés dans les pays de l’OCDE. D’ailleurs, la littérature sociologique indique que le nombre de livres à la maison représente une indication relativement importante du niveau socioculturel de la famille. Globalement, il existe un certain consensus sur l’effet significatif du milieu familial sur les performances des élèves. Il n’en demeure pas moins que l’impact du statut professionnel des parents et l’interaction parents-enfants n’est pas clair (Chevalier et Lanot, 2002 ; Ganzach, 2000). Dans certains travaux, l’effet de la famille peut être négatif ou non significatif. Ceci indique que le statut socio-économique des parents n’a pas d’impact sur les apprentissages des élèves, et donc sur leur réussite scolaire. Iverson et Walberg (1982) ont montré que la performance académique est plus fortement liée à l’environnement psychosociologique et au degré de stimulation intellectuelle à la maison qu’au statut socio-économique de la famille (cité par Meuret et Morlaix, 2006). Par ailleurs, plusieurs études montrent que le nombre croissant d’enfants au sein de la famille conduit à des résultats moins favorables pour les enfants. Ce résultat s’explique en partie par la dilution des ressources et du temps accordés à chaque enfant (Teachman et al., 1996). Notons que ces résultats sont conformes aux données empiriques : les enfants de familles plus nombreuses bénéfcient d’un environnement moins favorable et des niveaux inférieurs de facilités verbales (Parcel Menaghan, 1994), ainsi que des taux plus élevés de comportement à problèmes et des niveaux inférieurs de réussite scolaire (Downey, 1995). 5

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D’autres travaux montrent que la relation entre l’origine sociale de l’enfant (l’éducation des parents, la structure familiale, etc.) et son rendement scolaire est plus forte dans les pays développés que dans les pays en développement (Coleman et al., 1966 ; Heyneman et Loxley, 1983). En revanche, Simmons et Alexander (1978) ont conclu que les déterminants de la réussite des élèves semblent être essentiellement les mêmes dans les deux groupes de pays (pays industrialisés et pays en développement). De même, les récentes études constatent que les écarts dans les niveaux nationaux de développement économique n’ont aucun effet sur la relation entre le milieu social des enfants et leur réussite scolaire (Hanushek et Luque, 2003).

L’individu face à la réussite scolaire Plusieurs contributions montrent que les caractéristiques individuelles des élèves, comme leur bien-être, la perception de l’environnement scolaire, la motivation, l’implication dans les activités scolaires, le genre, le travail, etc. ont tous des effets importants sur les performances scolaires. Par exemple, Konu et Rimpela (2002) définissent le bien-être à l’école comme un phénomène à quatre dimensions : les conditions de l’école, les relations sociales, les moyens d’épanouissement personnel et l’état de santé. Pour d’autres, il dépend de nombreux facteurs, y compris leurs opinions sur les règles de l’école et leurs relations avec les enseignants et les camarades de classe (Veenstra et Kuyper, 2004). Le bien-être des élèves peut également affecter d’autres caractéristiques comme le rendement, la motivation ou l’attitude à l’égard des apprentissages (Veenstra et Kuyper, 6

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2004). D’ailleurs, certains auteurs montrent que ce phénomène a un impact non négligeable sur le comportement de l’élève et ses résultats (Hoy et Hannum, 1997). Parallèlement, les activités scolaires et l’effort individuel sont également importants pour le rendement scolaire. Keith et al. (1986), par exemple, indiquent que les notes de l’élève s’améliorent lorsqu’il consacre plus de temps à faire ses devoirs. Dans une étude portant sur 23 pays, Postlethwaite et Wiley (1992) trouvent que le rendement en sciences est en moyenne élevé dans les pays où les élèves déclarent passer beaucoup de temps à faire leurs devoirs. Notons que le temps consacré aux devoirs est également lié à la motivation de l’élève qui souhaite s’approprier le sentiment de réussite (Steinberg et al., 1992). Par ailleurs, les différences de genre influencent également les résultats scolaires des élèves entre les niveaux et au sein des classes. Plusieurs contributions suggèrent que les filles et les garçons développent des stratégies d’apprentissage différentes (Murphy, 2000 ; etc.). Les filles semblent mieux préparées que les garçons, puisqu’elles développent des intérêts en accord avec les activités scolaires (Murphy, 2000). De plus, les différentes approches développées en matière d’apprentissage par les uns et les autres influencent la motivation, l’autoperception et les aptitudes sociales qui ont un effet sur les performances. Murphy suggère que les comportements des filles et des garçons dépendent de leurs expériences et de leurs attentes respectives et influencent de ce fait leurs compétences relatives. Au sein de la société, les filles sont conditionnées dans un cadre par lequel on suppose qu’elles seraient plus performantes dans les domaines linguistiques. En revanche, les garçons sont censés être meilleurs dans les domaines 7

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quantitatifs comme les mathématiques et les sciences. L’effet établissement : un rôle de plus en plus important Les premiers travaux considéraient que les facteurs scolaires avaient peu d’impact sur les performances des élèves comparativement aux facteurs extrascolaires, notamment les caractéristiques individuelles de l’élève et son environnement économique et social. Le rapport de Coleman (1966) a été à l’origine de cette première thèse. Motivant une grande enquête aux États-Unis sur les milieux sociaux et la réussite des élèves, l’auteur a montré que l’école a peu d’impact sur les rendements scolaires à travers l’introduction d’un ensemble d’indicateurs : ratio élève/maître, qualification des enseignants, type d’équipements, etc. Ce rapport a donné lieu par la suite à une littérature abondante qui cherchait à infirmer ou confirmer l’hypothèse selon laquelle l’établissement n’a pas d’influence sur les acquis et la réussite des élèves. Aujourd’hui, les études sur la relation entre les ressources de l’école et les performances des élèves n’arrivent pas à un consensus. Certains travaux suggèrent que les ressources supplémentaires ne se traduisent pas forcément par un gain de performance pour les élèves (Hanushek, 1997 ; Hanuchek et Luque, 2003, etc.). En revanche, d’autres contributions relèvent un impact positif des caractéristiques de l’école sur le rendement des élèves (Card et Kruger, 1996). Parcel et Dufur (2001) montrent que l’environnement physique au sein de l’école augmente les résultats en mathématiques. En somme, la relation entre l’école et les performances des élèves n’est pas clairement définie. Hanushek arrive à la conclusion qu’il n’existe pas de relations entre les ressources économiques et les 8

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résultats scolaires, à partir d’une méta-analyse qui englobe plusieurs contributions empiriques. De même, des études menées au niveau européen ont montré que les politiques et les ressources axées sur les élèves défavorisés n’ont pas amélioré le rendement des élèves, ni atténué les inégalités individuelles (Leuven et Oosterbeek, 2007). D’autres contributions considèrent qu’en plus des variables de l’école, d’autres variables de contrôle, comme l’influence de l’environnement externe à l’école (l’environnement familial) et les antécédents de l’élève lui-même, doivent être pris en compte. Lorsque ces variables ne sont pas prises en considération, les résultats obtenus peuvent être biaisés (Greenwald, Hedges et Laine, 1996). Des études menées dans les pays à plus faible revenu montrent que les ressources matérielles et humaines jouent un rôle important dans l’amélioration du rendement des élèves (Fuller et Clarke, 1994). Outre les ressources de l’école, d’autres chercheurs s’intéressent plus spécifiquement à la problématique de la taille des classes. Ces travaux arrivent à des résultats souvent contrastés. Dans certaines contributions, l’augmentation de la taille des classes a un impact négatif sur les performances des élèves. On considère en effet qu’une classe de petite taille favorise les apprentissages, et donc la réussite scolaire. Toutefois, la question de la taille des classes demeure problématique pour les décideurs politiques et les chercheurs. Si la taille apporte des résultats appréciables en matière de réussite scolaire, les décideurs seraient incités à agir dans ce sens, alors même que c’est une politique très coûteuse. Pour autant les écrits sont très contrastés à ce sujet. Dans un travail réalisé dans trois de ses articles, Hanuskek (1997, 2003 et 2006) 9

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montre, à partir d’une méta-analyse réunissant plusieurs articles sur l’effet de la taille des classes, l’absence de toute relation constante et étroite entre la taille des classes et les performances des élèves. L’étude plus récente d’Altinok et al (2009) nuance néanmoins les conclusions d’Hanushek. Les auteurs utilisent une modélisation rigoureuse et une technique récente tenant compte des problèmes d’endogénéité liés à la taille des classes. De nombreux mécanismes peuvent conduire à une détermination conjointe et simultanée de la taille des classes et de la réussite des élèves, rendant la première endogène à la seconde. Par exemple, l’établissement peut réduire la taille des classes pour les élèves en difficulté. De leur côté, les décideurs peuvent accorder des mécanismes de financement compensatoire pour des établissements dont la proportion des élèves en difficulté est élevée. Pour corriger ce problème d’endogénéité, les auteurs effectuent une régression en différence en introduisant les effets fixes sur un échantillon de 33 pays, les menant à ce résultat : l’effet de la taille des classes n’est pas substantiel. L’impact est statistiquement significatif sur 16 des 33 pays. Il est négatif seulement pour 10 pays. Dès lors, les auteurs concluent que la réduction de la taille des classes n’est pas une stratégie rentable pour élever le niveau de rendement des élèves dans les pays industrialisés et ceux en développement. Partant de la même logique, Wößmann et West (2006) estiment l’effet de la taille des classes sur les performances des élèves dans 11 pays, à partir des données TIMSS. Pour ce faire, les auteurs utilisent la méthode des variables instrumentales et corrigent ainsi le biais d’endogénéité. Ils trouvent un effet taille 10

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de classe variable selon les pays et qui dépend du système scolaire. Ils concluent également que des classes plus petites ont un effet observable sur les rendements des élèves seulement dans les pays où la capacité moyenne du corps enseignant est faible. L’effet est plus important en présence d’enseignants de qualité.

L’impact du préscolaire, du redoublement et des classes homogènes sur les rendements scolaires des élèves Dans cette partie, nous nous focaliserons sur les études qui se rattachent à certains aspects de la vie de l’élève et qui sont directement liés aux politiques pédagogiques menées en matière d’éducation. Nous traiterons respectivement le préscolaire et le redoublement. En ce qui concerne le préscolaire, le Maroc, comme d’autres pays en développement, cherche à se doter véritablement de moyens lui permettant de mettre en place les classes maternelles. Cet intérêt part de l’idée selon laquelle le préscolaire procure un avantage pour la suite de la scolarité, à la fois sur le plan des acquisitions et de la carrière scolaire. Il réduit la probabilité de redoubler. L’influence du préscolaire est d’autant plus positive que la scolarisation dans ce dernier est plus longue. Cette intuition est derrière de nombreuses recherches menées sur ce sujet. Les travaux réalisés dans les années quatre-vingtdix révèlent un impact positif sur les acquisitions scolaires des élèves en mathématiques et en français. L’influence du préscolaire est perceptible également sur le redoublement. À titre d’exemple, l’étude de Caille (2001) montre que les enfants 11

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inscrits dans le préscolaire à l’âge de deux ans ont moins de risque de redoubler comparativement à des élèves scolarisés plus tardivement. Ces derniers présentent des capacités moindres que les autres enfants. Toutefois, l’écart enregistré au départ a tendance à se réduire avec le niveau de scolarisation. L’impact du préscolaire est plus perceptible dans les premières années qu’en fn du primaire ou encore au collège (Caille & Rosenwald, 2006). Comme nous l’avons rappelé précédemment, le préscolaire réduit la probabilité de redoubler. Ce dernier a une influence mitigée sur la réussite scolaire des élèves. Dans les pays pratiquant le redoublement, il est perçu comme une solution pour remédier aux difficultés scolaires. Un élève en difficulté sera maintenu dans le même niveau pour mieux assimiler l’enseignement dispensé et combler le retard accumulé par rapport aux autres. Selon les tenants de cette thèse, le redoublement accorde aux élèves les moins performants l’occasion de suivre un enseignement à leur propre cadence. Toutefois, les chercheurs pédagogues et économistes de l’éducation considèrent que le redoublement est néfaste pour la réussite scolaire des élèves. Les recherches menées dans ces deux domaines conduisent à la même conclusion : le redoublement est préjudiciable pour l’élève puisqu’il impacte négativement ses progrès cognitifs, sa motivation envers l’école et son orientation. Suivant les premières approches, le redoublement a une influence négative sur les performances des élèves. À partir d’une méta-analyse menée sur un échantillon de 40 articles de recherches, sélectionnés parmi 850 selon des critères scientifiques rigoureux, Holmes et Mattews (1984) montrent 12

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que les élèves qui redoublent progressent significativement moins que les élèves qui ne redoublent pas, tout en contrôlant les caractéristiques des élèves. Dans un papier plus récent, Holmes (1990) arrive aux mêmes conclusions. L’auteur réalise également une méta-analyse à partir de 63 articles. Il conclut que le redoublement est inefficace. L’originalité du travail d’Holmes tient au fait qu’il fait la distinction entre les études qui font des comparaisons entre âge constant et niveau constant, autrement dit, il considère l’effet à moyen et long termes du redoublement. Il trouve un écart important entre les redoublants et les promus en termes de performances. De plus, le développement social de l’élève et son comportement à l’école sont influencés négativement. Pour les études menées à âge constant, l’auteur observe un accroissement de l’écart de performance entre les redoublants et les promus, alors qu’à niveau constant, ils obtiennent des résultats équivalents. De son côté, Seibel (1984) étudie l’évolution des scores d’un échantillon de 11 000 élèves à des épreuves standardisées de français et de mathématiques entre juin et décembre 1983. Il trouve les mêmes résultats que les études précédentes. Grisay (1993) arrive également aux mêmes conclusions. L’auteur a fait passer des tests à un échantillon d’élèves de la 6e année du primaire aux épreuves de français. De même, Manacorda (2007) trouve que le redoublement a un impact négatif sur le rendement des élèves, focalisant son étude en Uruguay. Ce pays applique en effet une loi particulière sur le redoublement. Au-delà de 25 jours d’absence, l’élève redouble sa classe. En revanche, il ne redouble pas si le nombre d’absence ne dépasse pas 24. Partant de là, l’auteur compare les élèves qui accumulent 26 jours d’absence à ceux qui ont comptabilisé 24 13

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jours d’absence. Il conclut que les résultats des redoublants sont impactés négativement. En revanche, Grenne et Winter (2004) trouvent que la politique de redoublement a un impact positif sur la réussite scolaire des élèves en Floride. Les auteurs évaluent la politique publique qui consiste à mettre en place le redoublement pour améliorer les capacités en lecture des élèves. Ils utilisent des données individuelles se rapportant au niveau des élèves en lecture. Ils examinent leurs performances un an après le redoublement effectif comparativement aux élèves faibles promus pour lesquels la politique de redoublement n’a pas été mise en place. Les auteurs concluent que les progrès réalisés en lecture par les élèves faibles redoublants sont largement supérieurs aux élèves faibles promus. Globalement, les études sur le redoublement n’arrivent pas à un consensus. Deux courants existent : les premiers prônent les bienfaits du redoublement ou lui trouvent un effet positif sur les performances scolaires, tandis que les seconds soulignent son impact négatif sur la réussite scolaire des élèves.

L’influence des groupes de pairs sur les performances des élèves Les premières approches donnaient une définition simpliste des inégalités scolaires. Elles étaient considérées comme l’impact du statut économique et social d’un individu sur ses performances scolaires. Toutefois, la réalité est beaucoup plus complexe. À titre d’exemple, les stratégies résidentielles des parents, compte tenu de leur niveau social, conduisent à une concentration des enfants issus de familles favorisées au sein 14

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d’une même école. De même, les familles de milieu défavorisé ont plus de chance de placer leurs enfants dans des établissements situés dans des zones défavorisées avec des enfants issus du même milieu. Dès lors, c’est la composition (les groupes de pairs) de la population de l’établissement qui impacte davantage la réussite des élèves. Ce n’est pas tant le statut social et économique de l’individu qui explique les inégalités dans les performances scolaires, mais ce sont les caractéristiques de la population qui compose le public de l’établissement, autrement dit les caractéristiques du groupe. Il était déjà question de cet effet de groupes de pairs dans les travaux de Coleman en 1966. L’hypothèse sous-jacente à l’étude de Coleman était que les inégalités de résultats dans les établissements étaient conditionnées par les écarts de ressources et de financement entre ces derniers (Dumay et Dupriez, 2004). Toutefois, l’auteur est arrivé à des conclusions différentes. Ce sont les caractéristiques familiales et les modes de composition de la population de l’établissement qui expliquent les inégalités dans les performances scolaires. À partir de là, une série de contributions scientifiques ont orienté les recherches vers d’autres directions. Les premiers cherchent à mettre en évidence le rôle de l’établissement en tant qu’entité organisationnelle et pédagogique dans l’explication des performances scolaires des élèves. Les seconds, en revanche, soulignent davantage l’influence des groupes de pairs. Pour ces derniers, « la capacité de l’établissement à faire acquérir des connaissances ne repose pas tant sur des processus organisationnels et pédagogiques internes, mais plutôt sur les caractéristiques agrégées de la population de l’établissement ». 15

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Les structures organisationnelles et pédagogiques d’un établissement ne sont pas indépendantes du contexte dans lequel elles sont mises en place. Aussi, il est important de tenir compte à la fois des caractéristiques propres à l’établissement et de la composition de sa population. Aujourd’hui, cette littérature reçoit une attention croissante de la part des chercheurs et des acteurs publics dans les pays industrialisés et en développement. Ces derniers s’intéressent de plus en plus aux inégalités scolaires. L’intérêt porté à l’influence des groupes de pairs concerne à la fois l’économie de l’éducation et la sociologie. Les travaux menés à ce sujet prennent en compte différentes formes d’effets de pairs : les effets de composition liés aux capacités individuelles, les effets de pairs sociaux, économiques, liés au genre ou aux motivations et l’intérêt porté aux apprentissages, etc. Quel que soit l’effet considéré et en dépit de la richesse des travaux, les études sur les effets de pairs n’arrivent pas à un consensus. Cette absence d’accord est liée aux variations des résultats obtenus. Certaines contributions révèlent que les effets de pairs ont une influence sur l’explication des performances scolaires des élèves (Ammermueller et Pischke, 2009). Par ailleurs, les effets des pairs peuvent être de sources multiples. Par exemple, Figlio (2005) souligne les effets du comportement des pairs sur les résultats des élèves. Partant des données individuelles d’un grand district en Floride, l’auteur estime l’impact des pairs perturbateurs sur le comportement de chaque élève et les résultats aux tests. Il constate que le comportement perturbateur des pairs est associé à une probabilité accrue de suspension d’un élève et une baisse des 16

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rendements des élèves. D’autres contributions trouvent que l’âge moyen des pairs peut avoir un effet négatif sur l’élève. Ces études considèrent que les élèves plus âgés fournissent moins d’efforts. Dès lors, lorsque la proportion des élèves plus âgés est élevée en classe, l’élève aura tendance à suivre le groupe et à fournir moins d’efforts. Ce comportement pourrait se traduire par une baisse des performances scolaires des élèves. Cette mise en revue des études sur le sujet n’est pas exhaustive. Elle donne simplement un aperçu de l’influence de la composition de la population de l’établissement sur les rendements des élèves. Elle permet aussi de situer notre travail. Dans ce qui suit, nous exposerons les résultats des estimations sur les effets des groupes de pairs.

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Spécification données

du

modèle et présentation des

Dans cette section, nous examinerons sous un angle différent les déterminants de la qualité interne de l’enseignement au Maroc. Celle-ci peut être appréhendée à travers l’évaluation des acquis des élèves qui varient en fonction du contexte dans lequel ils évoluent. Ils peuvent être influencés en partie par le milieu social, par l’établissement qu’ils fréquentent ou encore par les groupes de pairs. Avant de présenter les résultats de nos différentes estimations, nous reviendrons sur l’approche méthodologique et les données utilisées.

Une nouvelle approche de l’évaluation de la qualité des apprentissages : la résolution des problèmes d’endogénéité Les acquis des élèves diffèrent selon la classe, l’établissement, la région ou encore le pays. Ces différences sont liées au contexte dans lequel l’élève évolue. Pour étudier l’influence de chaque contexte, nous estimons une fonction de production de l’éducation qui explique les performances scolaires des élèves, par un ensemble de variables contextuelles qui portent sur plusieurs dimensions (l’élève, la classe et l’établissement) et qui ne peuvent être appréhendées par une simple régression linéaire. Celle-ci ne permet pas de prendre en considération l’information contenue à la fois dans des données microéconomiques et des données macroéconomiques. Ils ne permettent donc pas de donner des informations en même temps au sujet de l’individu et du groupe social ou de l’institution qui l’accueille ou l’influence. 18

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Ce type de structure requiert une modélisation appropriée à laquelle ne peuvent répondre les modèles linéaires. Les modèles multiniveaux sont plus adaptés à ce type de données. Ils présentent plusieurs avantages. D’abord, ils permettent de combiner des variables de niveaux différents. En effet, ils traitent une information emboîtée en plusieurs niveaux d’observations. L’exemple le plus classique est imputé à la structure même du système éducatif : les élèves appartiennent à des classes, qui elles-mêmes appartiennent à des écoles, qui sont à leur tour situées dans des villes ou des régions. De plus, ces modèles donnent une meilleure estimation de la variance. Partant de là, nous utilisons le modèle multiniveaux pour estimer notre fonction de production de l’éducation dont l’input est le score moyen de l’élève et les outputs sont regroupés en catégories : les caractéristiques de l’individu, celles de la famille, de l’établissement et le niveau de stratification. Ainsi le modèle s’écrtit :

Avec : : est la variable dépendante. Elle représente dans notre cas les performances de l’élève i dans l’établissement j. c : un terme constant c qui représente la moyenne générale des élèves : représente le vecteur des variables explicatives, il regroupe les caractéristiques de l’élève i dans l’établissement j.

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: représente le vecteur des effets de pairs, ce sont les moyennes par école des caractéristiques des élèves. : est le vecteur des variables caractérisant l’école j. : un terme aléatoire

qui constitue l’écart de l’école j par

rapport à la moyenne générale c

peut être considéré comme

un terme qui contient les caractéristiques non observées de l’école. Il est supposé de moyenne 0 et de variance . : est le terme d’erreur qui suit une loi normale avec une moyenne de 0 et une variance constante

(

.

Ce modèle repose sur plusieurs hypothèses parmi lesquelles figurent l’hypothèse stipulant la non corrélation entre les variables de niveau 1 et le terme d’erreur de niveau 2, c'est-àdire cov( , . Autrement dit, il ne doit pas y avoir une corrélation entre les caractéristiques observables des élèves et les caractéristiques non observables de l’établissement auquel ils appartiennent. La violation de cette hypothèse entraine un problème d’endogénéité que l’on appelle endogénéité de niveau 2. Pour résoudre le biais causé par cette endogénéité, plusieurs méthodes économétriques ont été développées, notamment sur des données de panel : la méthode des variables instrumentales et la méthode Mundlak. Nous optons pour la seconde dans la mesure où la première est fondée sur le choix d’instruments qui ne sont pas supposés être corrélés avec les variables indépendantes et non corrélés avec les résidus. Ce choix est généralement aléatoire et il est relativement difficile de trouver de bons instruments. 20

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Dès lors, nous adaptons l’approche Mundlak (annexe1), utilisée initialement pour les estimations des données de panel, au modèle multiniveaux dont la structure est très proche. Selon l’auteur, le problème d’endogénéité peut être corrigé aisément par l’introduction, dans l’équation à estimer, des moyennes des variables individuelles pour chaque établissement. Ces moyennes peuvent représenter, en présence de données hiérarchiques sur l’éducation, différentes formes d’effets de pairs dans l’établissement (Hanchane et Mostafa, 2011). Avant de présenter les résultats de nos estimations, nous exposerons, dans ce qui suit, les données utilisées et le traitement des données.

Les données utilisées Dans ce travail, nous exploiterons les données issues du Programme national d’évaluation des acquis (PNEA). Lancé par le conseil supérieur de l’Enseignement (CSE) en 2008, il se veut un référentiel national d’évaluation des acquis, compétences et savoirs fondamentaux des élèves. Il est basé sur des tests disciplinaires (français, arabe, mathématiques, sciences et physique-chimie) et des questionnaires contextuels (questionnaires élève, parent, enseignant et établissement). Dès lors, il couvre un large éventail de variables. Les tests menés en 2008 ont porté sur une cohorte d’élèves des 4e et 6e années du primaire et des 2e et 3e années du collège. Les données proviennent d’un échantillon représentatif au niveau national : 230 établissements scolaires du primaire et 6 900 élèves par niveau. Elles couvrent également 212 collèges et 6 360 élèves par niveau. 21

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Comme nous l’avons souligné précédemment, nous cherchons à estimer une fonction de production de l’éducation dont l’output est représenté par les résultats aux tests de compétences des élèves. La variable dépendante de notre étude est le score de compétences en mathématiques, en sciences et en physique. Par ailleurs, les inputs de la fonction de production de l’éducation peuvent être regroupés en quatre catégories. La première regroupe des variables qui portent sur les caractéristiques intrinsèques à l’élève, ses antécédents et son environnement socio-économique. Ces données sont tirées des questionnaires élève et parent. La seconde réunit les variables de l’école. Celles-ci concernent l’environnement au sein de l’établissement scolaire et l’environnement pédagogique. Les questionnaires enseignant et établissement du PNEA réunissent des informations détaillées sur l’enseignant, la pédagogie en classe, la vie scolaire, etc. Dans le cas du Maroc, celles-ci peuvent être enrichies à partir de la base de données nationale et longitudinale sur les établissements scolaires (BLE). À cet effet, on a procédé à un appariement des données PNEA pour enrichir l’analyse. On peut ainsi estimer (cf. tab.1) : – les caractéristiques de l’élève : les principales variables retenues pour notre modèle empirique concernent le genre, la perception et le travail salarié. La première variable est une indicatrice qui prend la valeur 1 lorsqu’il s’agit d’un garçon et 0 ailleurs. En effet, plusieurs études montrent que les performances peuvent changer selon le sexe. La seconde variable mesure la « passion » pour une matière 22

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donnée. Elle suppose que les écarts de performances entre les élèves peuvent être associés en partie aux penchants de l’élève pour telle ou telle matière. En effet, le fait de préférer une matière à une autre indique que l’enfant trouve plus d’aisance dans l’apprentissage de celle-ci et sera d’autant plus motivé pour l’évaluer. La motivation aura, à termes, un impact positif sur les performances de l’élève puisqu’il sera enclin à fournir un effort supplémentaire. Enfin, le modèle introduit une variable mesurant l’influence d’une activité « salariale » sur les apprentissages, et donc les performances scolaires des élèves. Cette variable est tirée du questionnaire parent. Outre ces variables, nous retenons également les antécédents des élèves matérialisés par le redoublement et le retard scolaire. Le redoublement est une politique pédagogique qui concerne les élèves en difficulté, en vue de favoriser leur rattrapage et leur maintien dans le système scolaire. En revanche, la politique de passage automatique se base sur l’idée selon laquelle le redoublement est source de démotivation de l’élève et, qu’au contraire, des politiques d’appui seraient plus favorables. Nous pouvons également citer un autre exemple de politiques publiques pédagogiques qui concerne directement l’âge légal d’accès à l’école. L’entrée des élèves au primaire devrait se faire à partir d’un âge prédéfini. Or, le système éducatif marocain autorise l’inscription des enfants à un âge avancé et l’entrée tardive des élèves. Il en résulte un phénomène de retard scolaire lié, non pas au redoublement, mais à l’application sur le terrain de la politique concernant l’âge légal d’accès à l’école. 23

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Tab. 1. – Variables explicatives du modèle empirique Variables

Définition

Caractéristiqu Genre Indicatrice égale à 1 lorsque l’élève es de l’élève (Garçon/fille) est un garçon et 0 ailleurs

PNEA Questionnaire élève

Préscolaire

Le nombre d’années passées dans le Questionnaire préscolaire parent

Travail de l’élève

Questionnaire parent

Est-ce que l’élève travaille en contrepartie d’un salaire ? Indicatrice égale à 1 lorsque l’élève Redoublement Indicatrice égale à 1 si l’élève a redoublé au moins une fois et 0 s’il n’a jamais redoublé Retard scolaire Indicatrice égale à 1 si l’élève de l’élève est en retard par rapport à l’âge légal d’accès à l’école et Matière de Indicatrice égale à 1 lorsque l’élève préférence a une préférence pour une matière spécifique et 0 Caractéristiqu Conditions Indice composite (chambre es de la matérielles et individuelle, télévision, ordinateur, famille culturelles internet, bibliothèque, vélo, jeux Éducation des Nombre moyen d’année parents d’éducation des parents Taille de la famille

Nombre des membres de la famille

Questionnaire élève Questionnaire élève Questionnaire élève Questionnaire parent Questionnaire parent Questionnaire élève

Caractéristiqu Problèmes de Indice composite des problèmes de Questionnaire es de l’école civisme civisme au sein de l’école école (directeur) Absentéisme Indicatrice égale à 1 en présence de problèmes d’absentéisme au sein de l’établissement Groupe Indicatrice égale à 1 lorsque favorisé l’établissement regroupe une population d’élèves issus de Milieu Indicatrice égale à 1 pour le Base BLE milieu urbain et 0 pour le milieu rural Infrastructure Indice composite de l’infrastructure Base BLE éducative disponible au sein de l’établissement

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Ratio Ce ratio indique le nombre élève/maître moyen d’élèves par enseignant dans l’établissement Taille des La taille moyenne des classes est classes définie par des intervalles Retard scolaire Proportion des élèves en retard scolaire dans l’établissement (retard d’accès) Redoublement Proportion des élèves qui ont redoublé dans l’établissement

Base BLE

-

-

Ces deux exemples présentent un intérêt dans l’examen des déterminants des performances scolaire des élèves, puisqu’elles représentent des politiques pédagogiques dont l’application effective est « anarchique ». Ils sont introduits dans le modèle à partir des questionnaires élèves et sont représentés par des variables indicatrices. Celles-ci prennent la valeur 1 lorsque l’élève accède tardivement à l’école par rapport à l’âge légal de scolarisation ou lorsqu’il a redoublé au moins une fois et 0 ailleurs. – les caractéristiques de la famille : les variables les plus couramment utilisées sont le niveau d’éducation et la profession des parents. Dans certains travaux, ces variables sont regroupées en un seul indicateur : le statut socio-économique des parents. Dans le présent travail, seul le niveau moyen d’éducation des parents est pris en considération. Parallèlement, nous introduisons la taille de la famille. Nous supposons, en effet, qu’une famille plus importante mobilise les ressources et que l’allocation de celles-ci entre les enfants est moins efficiente. Par exemple, la répartition des ressources entre les membres d’une famille nombreuse implique moins de 25

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ressources consacrées à chaque enfant. En revanche, une famille avec un ou deux enfants seulement peut représenter un avantage pour ces derniers puisqu’ils vont bénéficier d’un taux plus important de ressources et de temps. Les données concernant cette variable sont tirées du questionnaire élève. Elles ne concernent pas la famille au sens strict du terme, c’està-dire les parents et les enfants, mais intègrent les personnes qui vivent sous le même toit que l’élève, c’est-à-dire la famille au sens large. Enfin, la dernière variable retenue dans le modèle concerne les conditions matérielles et culturelles. Cette variable est un indice composite regroupant l’addition des réponses obtenues à partir d’un bloc de questions sur la possession d’un ensemble d’éléments au sein du foyer familial. Préalablement à ce calcul, les réponses ont été recodées pour disposer d’une information cohérente. – l’environnement scolaire de l’élève : récemment, des contributions empiriques ont souligné l’importance de l’environnement scolaire sur la réussite scolaire des élèves. Ainsi, il est souvent admis que la taille des classes a un impact sur les apprentissages, et donc sur les performances des élèves. De même, la sécurité dans l’école et l’environnement général ont une influence sur les apprentissages des élèves. Dans notre modèle, nous introduisons les variables utilisées couramment dans la littérature : la taille des classes ou le ratio élève/maître et les ressources de l’école. En plus de ces variables, nous introduisons deux variables additionnelles, à savoir les problèmes de civisme au sein de l’établissement et l’efficience de celui-ci. 26

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Notons que le ratio élève/maître est tiré de la base BLE. Il rapporte le nombre d’élèves de l’établissement au nombre d’enseignants. La variable infrastructure est également tirée de la base BLE. Elle prend la forme d’un indice composite, construit à partir de plusieurs variables qui reflètent la qualité des infrastructures au sein de l’école. Cet indice comprend des variables indicatrices relatives à la présence dans l’établissement d’une cantine ou d’un système de restauration, d’une bibliothèque, d’une salle informatique, d’un internat, d’une connexion internet et de latrines. Concernant les variables liées aux problèmes de civisme au sein de l’école, nous construisons un indice composite. Celui-ci regroupe un ensemble de variables telles que l’agression des professeurs et celle des élèves par exemple. Parallèlement, nous introduisons les scores d’efficience afin d’établir une distinction entre établissements efficients et non efficients. Ce score a été obtenu à partir des estimations réalisées par la méthode Data Envelopment Analysis (DEA). Celle-ci utilise le taux de réussite dans l’établissement comme variable à expliquer et le ratio élève/maître, l’ancienneté de l’enseignant, la proportion des élèves qui entrent à l’école à l’âge légal de scolarisation et le ratio élève/classe comme variables explicatives. – les effets de pairs ou de composition indiquent que l’élève évolue au sein de l’établissement avec une population qui l’influence et qui est influencée par lui. Nous introduisons les effets de pairs dans notre estimation de la fonction de production des performances scolaires pour mesurer le degré de stratification entre les établissements et les élèves, et donc les 27

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inégalités scolaires. Ils sont introduits dans le modèle par les moyennes des caractéristiques individuelles et familiales de l’élève.

Le traitement des données Nous disposions initialement de plusieurs bases de données. Le PNEA regroupe plusieurs bases (questionnaires) qui doivent être fusionnées. En plus de la réussite scolaire, matérialisée par des données sur les scores, le PNEA recueille des informations contextuelles sur les élèves, les enseignants et l’établissement. Les élèves répondent à des questions sur leur situation familiale et démographique, leur environnement scolaire et leurs activités extrascolaires. Ces informations sont réunies dans le questionnaire élève. Parallèlement, les enseignants en mathématiques et en sciences ont répondu à des questions qui se rattachent à leur formation, aux pratiques pédagogiques, à la taille des classes, etc. (questionnaire enseignant). Les directeurs des établissements ont aussi répondu à des questions relatives aux caractéristiques et ressources de l’établissement, au degré de centralisation du processus de décision, à la répartition des responsabilités au sein de l’école et d’autres sujets comme le degré d’implication des parents (questionnaire établissement). La fusion de ces informations a donné lieu à la construction de 14 bases de données, construites par matière et par niveau. En outre, nous avons procédé à un appariement des bases PNEA et BLE pour exploiter des données additionnelles concernant les établissements scolaires. Les données issues de l’enquête sur l’évaluation des acquis, bien qu’elles soient riches en informations, présentent quelques 28

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difficultés liées à la présence de valeurs manquantes qui peuvent biaiser les estimations. Pour remédier à ce problème, plusieurs solutions sont proposées par certaines études. L’une des stratégies consiste à supprimer simplement les variables manquantes, ce qui revient à réduire la taille de l’échantillon. Cette méthode ne pose pas de problèmes majeurs lorsque les variables manquantes sont peu nombreuses (moins de 5 %). En revanche, en présence d’un nombre important de variables manquantes, le risque serait de perdre de l’information utile puisque les résultats obtenus peuvent être non représentatifs de la population sondée. De plus, le fait de supprimer une partie importante des données peut conduire à des résultats biaisés si le sondage qui en résulte n’est pas distribué de manière aléatoire sur la population totale de l’étude. La seconde stratégie consiste à compléter les données manquantes pour faire une analyse à partir d’une base complète. De nombreuses méthodes ont été développées. La plus simple consiste à remplacer les données manquantes par la moyenne calculée sur les données réellement observées. Dans ce cas, on obtient une constante pour toutes les données manquantes. En dépit de sa simplicité, cette méthode présente quelques limites, notamment la sous-estimation de la variance. Une deuxième méthode simple consiste à imputer les données manquantes par des valeurs provenant d’un individu similaire pour lequel toute l’information est observée. D’autres méthodes plus complexes ont été utilisées, notamment pour réduire les problèmes de la sous-estimation de la variance. L’une de ces approches consiste à remplacer les valeurs manquantes par des valeurs prédites selon un modèle de régression basé sur l’imputation simple. Même si elle réduit 29

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288


les problèmes de biais, cette méthode d’imputation présente quelques limites. En effet, elle ne prend pas en considération toute l’incertitude liée à la variable manquante, traitant les données manquantes comme parfaitement observables. Enfin, des techniques plus récentes ont été employées pour pallier aux problèmes des autres méthodes, notamment en matière de prise en compte de l’incertitude. Celle de l’imputation multiple introduite par Rubin (1987) est l’une des plus usitées dans les contributions récentes. Elle correspond davantage à la nature de nos données. La méthode d’imputation multiple peut être décrite en trois étapes. La première consiste à créer m≥2 valeurs plausibles pour les données manquantes. Chacun de ces ensembles sert à remplir les données manquantes et créer ainsi m bases de données. Ensuite, les bases complètes sont analysées avec les méthodes utilisées traditionnellement (différentes méthodes économétriques d’estimations). Enfin, les résultats obtenus des analyses réalisées à partir des m bases complètes sont combinées selon une procédure spécifique (rapport INE, 2010) dans le but d’obtenir des estimateurs non biaisés. Une fois les données imputées, nous estimons notre fonction de production de l’éducation à l’aide d’un modèle multiniveau et la méthode Mundlak (1978), cette dernière permettant de corriger le biais d’endogénéité.

30

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289


Les résultats du modèle Le rôle de la famille dans la réussite scolaire des élèves : une influence significative quels que soient le niveau et la matière Les résultats des estimations concernant le contexte familial sont présentés dans le tableau 2. Il regroupe les résultats de deux spécifications : modèle sans l’introduction des effets de groupes des pairs (moyennes des variables individuelles) et modèle avec effets des groupes de pairs. En ce qui concerne l’éducation des parents, il ressort des différentes régressions que celle-ci influence positivement et significativement les performances scolaires des élèves et ce, quels que soient la matière et le niveau enseignés. Ce résultat est en adéquation avec la littérature empirique sur le sujet. Des parents dont le niveau d’éducation est élevé disposent d’une grande variété de moyens sociaux et culturels pour accompagner l’apprentissage de leurs enfants. Toutefois, l’ampleur de l’effet diffère selon les matières et les niveaux. Notons également que l’ampleur de l’effet de l’éducation des parents sur la réussite scolaire des élèves diffère selon que l’on se situe au primaire ou au collège. Il est plus important au primaire, suggérant que l’élève a davantage besoin de ses parents pour son apprentissage scolaire (analyse des résultats des données du PNEA). Notons également que l’effet éducation des parents reste faible comparativement à d’autres variables de contrôle qui lui sont liées. Les conditions matérielles et culturelles au sein du ménage impactent plus les performances scolaires des élèves. Outre les conditions matérielles et culturelles, la taille de la famille influence négativement les rendements des élèves. En 31

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290


effet, le mode de gestion de la famille diffère selon sa taille. L’allocation des ressources par enfant est moins importante lorsque les membres de la famille augmentent. Une famille avec un ou deux enfant(s) a tendance à concentrer ses ressources matérielles et son temps à son ou ses deux enfant(s). En revanche, une famille nombreuse n’est pas en mesure d’accorder suffisamment de ressources ni de temps à chaque enfant, notamment en ce qui concerne les activités scolaires et parascolaires. Dès lors, l’allocation des ressources et du temps est différente selon la taille de la famille. S’agissant des mathématiques, des sciences et de la physiquechimie, les mêmes conclusions s’appliquent concernant l’impact du contexte familial sur les performances scolaires des élèves. L’éducation des parents joue un rôle positif et significatif dans l’explication des rendements scolaires des élèves au primaire et au collège. L’effet est plus important au primaire comparativement au collège. En ce qui concerne le coefficient associé à la taille de la famille, il est négatif et significatif pour les performances scolaires des élèves au primaire en mathématiques et en sciences. De même, les coefficients se rattachant aux conditions matérielles et culturelles au sein du ménage ont le signe attendu. Ils impactent positivement et significativement la réussite des élèves au primaire. En revanche, l’influence de la taille de la famille et des conditions matérielles et culturelles sur les performances des élèves au collège n’est pas significative. Ce résultat confirme l’hypothèse, avancée précédemment, selon laquelle les apprentissages des élèves sont davantage impactés par l’éducation des parents et la composition de la population au sein de l’établissement. 32

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Tab. 2. - Influence des caractéristiques familiales sur les performances des élèves en mathématiques et en sciences Variables

Constante Taille de la famille Éducation des parents Conditions matérielles et culturelles Constante Taille de la famille Éducation des parents Conditions matérielles et culturelles

Mathématiques Sciences 4e année du primaire 1 Spécification 2 Spécification Coefficient Coefficient (t-statistique) (t-statistique) 40,03" 50,22 (2,31) (0,24) -0,17'" -0,17'" (4,45) (4,45) 0,43'" 0,43'" (13,62) (13,62) 2,81'" 2,81'" (2,76) (2,76) 2e année du collège 10,61'" 8,76'" (5,27) (3,31) ns ns 0,15" 0,15" (2,22) (2,22) ns 3,04'" (5,13)

PhysiqueChimie Spécification 1 Coefficient (t-statistique) 46,57'" (16,15) -0,20'" (12,47) 0,35'" (45,03) 2,20" (2,45)

Spécification 2 Coefficient (t-statistique) 51,52'" (11,83) -0,20'" (12,47) 0,35'" (45,03) 2,20" (2,45)

12,72'" (6,29) ns 0,13' (2,05) ns

13,32'" (4,83) ns 0,13' (2,05) ns

Spécification 1 Spécification 2 Coefficient Coefficient (t-statistique) (t-statistique) -

-

-

-

-

-

-

17,96'" (6,64) ns 0,25'" (3,52) ns

18,52'" (5,83) ns 0,25'" (3,52) 1,681* (1,91)

Note : Spécification 1 regroupe les variables liées aux caractéristiques individuelles, de la famille et de l'école. Spécification 2 intègre, en plus des variables citées précédemment, les effets de pairs. *, **, *** indiquent un seuil de significativité respectivement de 1, 5 et 10 %. ns : non significativement différent de zéro.

33

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Les résultats des deux spécifications révèlent que l’éducation des parents a toujours un impact positif et significatif sur les performances des élèves en mathématiques et en sciences. Le coefficient de cette variable est relativement stable en ce qui concerne les mathématiques. Toutefois, il tend à baisser pour les sciences, suggérant que l’éducation des parents influence peu la réussite des élèves dans cette matière. Ce résultat peut s’expliquer en partie par le manque de connaissances des parents en sciences. Notons toutefois que l’influence de l’éducation des parents reste limitée comparativement à l’impact de la taille de la famille.

Le rôle des caractéristiques individuelles dans l’explication des performances scolaires Le

tableau

4

présente

les

coefficients

des

variables

individuelles estimés. La première variable a trait à la motivation de l’élève mesurée par la matière de préférence. L’ensemble de nos différentes estimations aboutit à un consensus. La matière de préférence joue un rôle positif dans la réussite scolaire des élèves en 4e année du primaire et en 2e année du collège. Les résultats au collège confirment l’assiduité des filles comparativement aux garçons. Les filles réalisent de meilleures performances que les garçons pour l’ensemble des matières, à l’exception des mathématiques, pour lesquelles la variable n’est pas significative. En ce qui concerne l’exercice d’une activité salariale par l’élève, les résultats du tableau 3 suggèrent que cette variable 34

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n’a pas d’influence sur la réussite scolaire des élèves marocains quels que soient le niveau et la matière. La variable, qui mesure le nombre d’années que l’élève passe dans le préscolaire, est positive et significative pour les élèves de la 4e année du primaire et les spécifications 1 et 2 qui résolvent le biais d’endogénéïté souligné précédemment. En effet, le préscolaire joue un rôle important puisqu’il prépare les enfants à l’apprentissage scolaire. Notons également que la durée de fréquentation du préscolaire est corrélée avec les apprentissages : plus la durée du préscolaire est longue et plus les bénéfices que peuvent en tirer les élèves sont meilleurs. Ce résultat est conforme aux intuitions de Campbell et Ramey (1994), qui considèrent que plus l’intervention du préscolaire dans la vie de l’enfant dure et débute tôt, et plus les bénéfices cognitifs sont importants. Suivant la même logique, Reynolds (1995) suggère que les enfants qui participent à un programme préscolaire pendant deux ans présentent un niveau de préparation scolaire supérieur à ceux qui le font pendant un an.

35

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294


Tab. 3. – Impact des caractéristiques individuelles sur les performances des élèves Mathématiq Sciences Physique ues du -Chimie 4e année

Genre Matière deTravail Genre Matière deTravail

primaire Spéc. 1

Spéc. 2

Spéc. 1

Spéc. 2

Spéc.1

Spéc. 2

Coeffcient (t- ns

là.

là.

là.

là.

là.

ns

ns

ns

-

-

ns

ns

1,23*** (2,51) ns

-

ns

1,23*** (2,51) ns

-

ns

-

-

-2,86*** (6,18) 2,29***

-2,86*** (6,18) 2,29***

-2,27*** (3,78) 3,69***

-2,27*** (3,78) 3,69***

(4,76) ns

(4,76) ns

(6,19) ns

(6,19) ns

2e année du collège ns 4,23*** (7,69) ns

ns 4,23*** (7,69) ns

Note : Spécification 1 regroupe les variables liées aux caractéristiques individuelles, de la famille et de l’école. Spécification 2 intègre, en plus des variables citées précédemment, les effets de pairs. *, **, *** indiquent un seuil de significativité respectivement de 1, 5 et 10 %. ns : non significativement différent de zéro.

Toutefois, l’ampleur de l’impact change selon les matières. L’effet du préscolaire semble plus élevé en mathématiques. Ce résultat indique en particulier que le nombre d’années passées dans le préscolaire est utile pour les apprentissages des mathématiques. Horton (1996) souligne que les expériences préscolaires affectent les apprentissages en mathématiques. Les compétences en cette matière sont acquises très tôt, même en dehors de l’école, et sont renforcées par le nombre d’années passées dans le préscolaire. En revanche, l’impact du préscolaire sur les acquis des élèves en sciences est plus faible comparativement aux mathématiques. Globalement, nos résultats suggèrent qu’il est important d’investir dans le préscolaire, de façon appropriée, pour promouvoir l’adaptation 36

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sociale et scolaire des élèves. La deuxième variable concerne le redoublement. Les résultats des estimations renvoient à des effets significatifs du redoublement sur la réussite scolaire des élèves. La nature de l’effet est de signe attendu pour l’ensemble des estimations, des niveaux et des matières. Comme indiqué dans le tableau 4, le redoublement dans le primaire impacte négativement les performances scolaires des élèves en sciences. Toutefois, il est non significatif en ce qui concerne les mathématiques. Nos résultats suggèrent que le redoublement est inefficace au primaire. Les élèves qui redoublent perdent confiance en leurs capacités et sont dès lors moins motivés. Même s’il est conçu comme un moyen de remédier aux difficultés de l’élève, le redoublement n’améliore pas les performances de ce dernier pour autant. Plusieurs études montrent d’ailleurs que les élèves qui obtiennent les meilleurs résultats sont issus de pays qui ne pratiquent pas ou peu le redoublement (résultats des enquêtes internationales de l’évaluation des acquis). Ces conclusions s’appliquent également à la 2e année du collège. Les résultats du tableau 4 indiquent que le redoublement influence négativement la réussite scolaire des collégiens. L’ampleur diffère selon les matières comme dans le primaire. Le redoublement a un impact négatif sur la réussite des élèves en français, en arabe et en physique-chimie, comparativement aux autres matières. Globalement, l’effet du redoublement est négatif au primaire et au collège, indiquant qu’une année supplémentaire dans le même niveau n’apporte pas les bénéfices escomptés en termes 37

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296


d’acquis scolaires. Ce résultat est conforme à ceux obtenus dans les différentes contributions de la pédagogie et de l’économie de l’éducation sur le redoublement. Toutefois, la mise en pratique du passage automatique ne produit pas toujours les effets attendus. Certains pays, comme la Belgique, la France et le Québec, ont mis en place des politiques de lutte contre le redoublement qui ont eu des effets mitigés (Draeloants, 2006). Parallèlement, les pays qui pratiquent des politiques de passage automatique depuis longtemps obtiennent de meilleurs résultats concernant les acquis des élèves. Ceci suggère que toute politique de passage automatique (dans les pays qui pratiquent traditionnellement le redoublement) devrait tenir compte des caractéristiques propres à chaque système éducatif et de l’ancrage de la vision positive du redoublement autour de l’environnement de l’élève. Notons également que cette politique devrait être accompagnée d’un dispositif d’accompagnement pour les élèves en difficultés. La troisième variable individuelle, et qui donne une indication sur les choix de politiques publiques, est liée à la problématique de l’homogénéité dans l’accès à l’éducation. Elle porte sur l’entrée tardive ou non dans le système scolaire, par rapport à l’âge légal. Les résultats des régressions reproduits dans le tableau 4 montrent que le retard scolaire influence les performances scolaires des élèves. La nature et l’ampleur de cet effet au primaire sont variables selon les niveaux. L’entrée tardive des élèves à l’école influence négativement leurs performances scolaires en sciences et ce, quelle que soit la méthode d’estimation utilisée. L’effet est similaire au collège, quoique 38

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d’une ampleur plus importante. Notons également que la corrélation entre l’âge d’entrée à l’école et la réussite scolaire n’est pas significative en ce qui concerne les mathématiques et la physique-chimie. Globalement, les résultats relatifs au retard scolaire indiquent que les élèves qui accèdent à l’école à un âge tardif, c’est-à-dire au-delà de huit ans, sont relativement moins performants que les élèves inscrits précocement ou à l’âge convenu à l’école.

Tab. 4. – Influence des antécédents de l’élève sur ses performances scolaires Variables

Mathématiqu Sciences es du 4e année primaire Spéc. 1

Coefficient (t-statistique) Redoublemen ns t Retard ns scolaire Préscolaire

1,09** (2,68) année du collège -1,80** 2e

Redoublemen t Retard

(2,58) ns

scolaire Préscolaire

-

PhysiqueChimie

Spéc. 2

Spéc. 1

Spéc. 2

là.

là.

là.

là.

là.

ns

-3,52*** (5,32) -0,92** (2,06) 0,82***

-3,52*** (5,32) -0,92**

-

-

-

-

(2,05) 0,82*** (4,40)

-

-

ns 1,09** (2,68) -1,80** (2,58) ns -

(4,40)

-2,49*** (3,91) -1,19** (2,63) -

-2,49*** (3,91) -1,19** (2,63) -

Spéc. 1 Spéc. 2

-4,20*** -4,20*** (5,21) (5,21) ns ns -

-

Note : Spécification 1 regroupe les variables liées aux caractéristiques individuelles, de la famille et de l’école. Spécification 2 intègre, en plus des variables citées précédemment, les effets de pairs. *, **, *** indiquent un seuil de significativité respectivement de 1, 5 et 10 %. ns : non significativement différent de zéro.

L’école et la réussite scolaire des élèves Les contributions récentes montrent que l’école joue également un rôle important dans la réussite scolaire des élèves 39

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de par l’environnement et le climat qu’elle leur offre ainsi que le cadre administratif dont elle dispose. Les établissements scolaires, même s’ils s’inscrivent dans un cadre administratif national, développent un environnement spécifique lié au cadre social dans lequel ils évoluent et définissent l’identité de l’établissement. Aussi intéressons-nous à la fois aux aspects « administratifs » et au climat qui caractérisent les établissements. Dès lors, quatre groupes de variables sont introduits dans les deux spécifications estimées : le climat au sein de l’école, l’environnement, les ressources de l’école et l’encadrement dans l’établissement. Le climat au sein de l’école est estimé à partir des problèmes de civisme. Nous avons opté pour ce type de variables au lieu de la perception de l’élève, des parents ou encore de l’enseignant pour construire un indice de climat à l’école. Ce choix est à notre sens plus cohérent et moins subjectif, puisqu’il se base sur des faits perceptibles au sein de l’établissement. De ce fait, un établissement qui regroupe des comportements de délinquance scolaire ne peut pas fonctionner de manière efficace et offrir aux élèves un cadre d’apprentissage favorable. Dès lors, il produit des effets négatifs sur les performances des élèves. Les problèmes de civisme augmentent le sentiment d’insécurité au sein de l’établissement et peuvent se répercuter de manière négative sur les apprentissages, et donc sur la réussite scolaire. Ainsi, il ressort de notre modèle que les problèmes de civisme ont une influence négative sur la réussite scolaire des élèves du primaire et du collège. L’ampleur et la nature de l’effet diffèrent toutefois selon les matières. Pour ce 40

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qui est du primaire, nos résultats suggèrent qu’un climat défavorable impacte négativement les mathématiques et les sciences. Ceci indique clairement qu’un climat défavorable est le signe d’une structure sociale fragile ne réunissant pas les conditions de coopération entre les différents acteurs (élèves, enseignants, administration et parents). Au collège, les problèmes de civisme ne produisent pas d’effets positifs sur les performances des élèves.

Tab. 5. – Impact des variables de l’école sur les performances des élèves Mathématique s du 4e année primaire Spéc. 1

Coefficient (tProblèmes de statistique) -0,42*** civisme (7,48) Ratio élèves/ -0,26*** (108,92) maître Taille des classes Infrastructure

Milieu Problèmes de civisme Ratio élèves/ maître Infrastructure

0,69*** (0,52) 5,33*** 2e(11,21) année du collège -0,25*** (4,68) 0,10*** (6,15) 0,40** (2,58)

Sciences

Physique -Chimie

Spéc. 2

Spéc. 1

Spéc. 2

Id.

Id.

Id.

-0,34*** (9,38) -0,21***

-0,39*** (6,43) -0,26***

-0,37*** (4,79) -0,22***

(70,96) -

(180,25)

(153,94) -

ns 3,60*** (6,69)

0,22*** (5,31) 3,50*** (17,82)

0,31*** (7,15) 3,18*** (11,64)

-0,31*** (4,56) 0,09*** (5,44) ns

-0,29*** (5,64) 0,04** (2,53) 0,73***

-0,27*** (6,06) 0,04** (2,52) -0,70***

Spéc. 1 Spéc. 2 Id.

Id.

-0,38*** (6,00) 0,04** (2,10) 1,41***

-0,27*** (3,12) 0,05***

(2,22) 1,35*** (4,68) (3,09) (7,05) 1,66*** (6,41) Milieu 3,45*** 2,09*** 2,52*** 1,63*** 3,09*** (12,91) (5,24) (9,12) (3,98) (9,18) (4,00) Score 9,18*** 10,74*** 10,58*** 13,91*** 13,58** 16,22*** d’effcience (5,06) liées (4,61) (5,35) individuelles, * (4,22) (4,54) Note : Spécification 1 (4,12) regroupe les variables aux caractéristiques de la famille et de l’école. Spécification 2 intègre, en plus des variables citées précédemment, les effets de pairs. *, **, *** indiquent un seuil de significativité respectivement de 1, 5 et 10 %. ns : non significativement différent de zéro.

Le second groupe réunit les variables d’environnement comme le milieu (rural ou urbain). Cette variable concerne les 41

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établissements situés dans le milieu urbain. Ces derniers obtiennent de meilleurs résultats que ceux du milieu rural, au primaire et au collège. En effet, ils évoluent dans un contexte économique et social favorable. Le troisième groupe a trait aux ressources de l’école matérialisées par l’infrastructure disponible au sein de l’établissement. Le coefficient lié à cette variable est positif et significatif. Au primaire, l’impact des ressources matérielles disponibles au sein de l’établissement sur la réussite des élèves n’est pas toujours significatif selon les spécifications, et il est différent au collège. Il est significatif et de signe contre-intuitif pour les sciences au collège. En revanche, il est significatif et positif pour la physique-chimie. Ces résultats pourraient être liés aux effets captés par le milieu et l’établissement d’efficience dans l’hypothèse où l’on considère que l’efficience implique la concentration de ressources importantes. Toutefois, la matrice de corrélation des variables explicatives du modèle ne révèle pas de relation de corrélation entre les variables. De plus, l’efficience des établissements est construite à partir d’indicateurs qui ne sont pas liés aux ressources matérielles. Ils sont davantage rattachés aux aspects qualitatifs. Enfin, le dernier groupe porte sur deux types de variables liées à l’encadrement : le ratio élève/maître et la taille des classes. L’introduction du premier dans le modèle a été possible grâce à l’appariement des bases PNEA et BLE. Les résultats des estimations indiquent que le ratio moyen élève/maître de l’établissement a une influence négative et significative sur la réussite des élèves au primaire. Toutefois, la portée de cet indicateur est limitée comparativement aux autres variables de l’établissement : le coefficient y est très faible. Au primaire, le 42

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coefficient lié au taux d’encadrement moyen de l’établissement est faible. Ceci suggère que les besoins en encadrement restent importants. Ces coefficients sont encore plus faibles au collège et pour l’ensemble des matières. Certes, le ratio élève/maître est significatif, indiquant le rôle important de l’encadrement de l’enseignant dans la réussite scolaire des élèves; il n’en demeure pas moins qu’il a un signe positif et contre-intuitif au collège.

Inégalités des performances scolaires : les effets des groupes de pairs Les précédentes sous-sections ont mis en évidence le rôle combiné des facteurs individuels, socio-économiques et liés à l’école dans la réussite scolaire des élèves. Nous prolongerons l’analyse en intégrant les effets de pairs, c’est-à-dire les effets liés aux caractéristiques agrégées de la population de l’établissement, pour appréhender les inégalités scolaires. La littérature sur les effets de pairs est abondante et arrive à des résultats contrastés. Dans ce qui suit, nous analyserons les résultats de nos propres estimations concernant le Maroc pour la 4e année du primaire et la 2e année du collège. Nous distinguerons différentes formes d’effets de compositions : ceux liés au sexe, à la taille de la famille, à la motivation, au redoublement, au retard d’accès, à l’éducation des parents, au travail et au confort. Le tableau ci-dessous résume les résultats obtenus. En ce qui concerne les effets de pairs liés au genre, nos résultats suggèrent globalement que la nature et l’ampleur des effets de 43

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groupe de pairs diffèrent en 4e année du primaire. Pour ce qui est des mathématiques, les différences de sexe n’ont aucune influence sur les performances des élèves. Il est donc évident que, dans ce cas, les effets de composition n’ont aucun impact dans l’explication des inégalités scolaires entre les sexes. Au collège, une classe composée principalement de garçons a un impact sur les rendements des élèves en mathématiques et en sciences. Tab. 6. – Impact des variables liées aux effets de pairs sur les performances Scolaires Mathématiques Coefficient (tstatistique) ns

Moyenne genre Moyenne taille de la famille Moyenne matière de préférence Moyenne redoublement

ns

Moyenne retard Moyenne travail

ns

Moyenne éducation des

ns

Moyenne parents conditions matérielles et culturelles Moyenne genre (garçon)

Coefficient (tstatistique) ns

ns

ns

-

ns

-6,18*** (2,84) ns

-

-0,33*** (9,82) ns

-

ns

ns

-

-

année du collège

Moyenne taille de la famille Moyenne matière de préférence Moyenne redoublement

ns ns

ns

ns

Moyenne retard

ns

-4,66*** (4,47) ns

Moyenne travail

statistique) -

-

5,05*** (6,33) ns

Moyenne éducation des Moyenne parents conditions

Physiquechimie (tCoefficient

-0,27*** (3,05) -1,23*** (522,82)

ns

2e

Sciences

3,06*** (4,37)

ns

-0,48*** (2,28) 5,79*** (3,54) ns

-2,53** (2,11) -5,58**

0,35*** (3,48)

-6,76*** (5,22) ns

(2,87) ns

3,04*** (5,13)

2,50***

ns

matérielles et culturelles (3,59) de 1, 5 et 10 %. ns : non Note : *, **, *** indiquent un seuil de significativité respectivement significativement différent de zéro.

Les effets de groupes liés au redoublement et au retard d’accès sont de même nature. Ils ont un impact négatif sur les 44

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rendements scolaires des élèves. En moyenne, une classe avec une proportion élevée de redoublants impacte négativement les performances scolaires des élèves en sciences au collège. Les effets de composition liés au redoublement ne sont pas significatifs au primaire, suggérant que la proportion des élèves redoublants n’y est pas élevée. En revanche, le retard d’accès à l’école a un impact négatif et significatif sur les performances des élèves en sciences au primaire. Des classes hétérogènes en termes d’âge ont une influence négative et significative sur les performances des élèves du primaire en sciences. Au collège, les effets de pairs liés au redoublement ont un impact négatif et significatif sur les performances des élèves en sciences. Ce résultat suggère que les redoublants dans une classe peuvent influencer les rendements des autres élèves en perturbant l’organisation pédagogique de l’établissement. L’hétérogénéité des individus au sein de la classe requiert de la part de l’enseignant un effort d’adaptation des modes d’enseignement. De plus, les redoublants sont dans une situation de manque de motivation et de rejet de l’école. Ils peuvent, dès lors, perturber le déroulement des cours en classe. Les sciences paraissent les plus touchées par ces effets de composition. En revanche, les mathématiques sont moins impactées par les effets de pairs liés au redoublement. Parallèlement aux effets de compositions cités précédemment, notre modèle intègre également des effets de pairs liés à la composition sociale et économique de l’individu. Trois catégories de variables complémentaires sont intégrées dans le modèle. La première concerne l’éducation des parents. Au primaire, l’effet groupe de pairs n’est pas significatif pour les mathématiques. Il est en revanche significatif et négatif pour les sciences. Ce résultat laisse suggérer que le niveau 45

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d’éducation des parents ne leur permet pas d’opérer des choix stratégiques quant à l’établissement dans lequel ils inscrivent leurs enfants. Des parents dont le niveau d’éducation est élevé peuvent inscrire leurs enfants dans des écoles proches de leur lieu de résidence, celui-ci n’étant pas forcément situé dans des zones favorisées. Au collège, les résultats sont quelque peu différents. Les effets de compositions ne sont pas significatifs dans le cas des sciences et de la physique-chimie. Toutefois, une classe regroupant des élèves dont le niveau d’éducation des parents est élevé impacte positivement les performances scolaires des élèves en mathématiques. Cet impact est à relier avec une variable de contrôle complémentaire qui concerne les conditions matérielles et culturelles de la famille. La seconde variable est liée aux conditions matérielles et culturelles. Comme nous l’avons précisé précédemment, cette variable est un indice composite intégrant les éléments indispensables à l’épanouissement des enfants. Cet indice représente une proxy du niveau de vie des parents. Au primaire, nos estimations révèlent que le confort au sein du foyer familial n’a pas d’impact sur les apprentissages, et donc la réussite scolaire des élèves. Par ailleurs, nos résultats confirment l’hypothèse avancée précédemment selon laquelle les collégiens sont davantage influencés par le groupe de pairs dans lequel ils évoluent que par l’environnement familial. Les effets de pairs liés aux conditions matérielles et culturelles impactent positivement et significativement les performances des élèves au collège en mathématiques et en sciences. 46

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Ce résultat rejoint ceux des contributions empiriques qui intègrent la moyenne du statut socio-économique des parents, traduisant le degré de stratification et d’inégalités sociales. L’éducation des parents et les conditions matérielles et culturelles déterminent dans quel établissement l’enfant est inscrit et avec quel groupe d’élèves il évolue. Il en résulte des interactions sociales qui peuvent avoir une influence positive sur la réussite scolaire de l’élève. En revanche, l’effet de composition lié à cette variable est absent au primaire. La troisième variable concerne les effets des groupes de pairs liés à la taille de la famille. Cette variable a, comme attendu, un signe négatif et significatif pour les sciences au primaire et la physique-chimie au collège. Les performances scolaires des élèves sont corrélées négativement avec la moyenne de la taille de la famille. L’effet des groupes de pairs taille de la famille donne une indication indirecte sur le statut socio-économique des parents. Généralement, les ménages défavorisés ont un nombre important d’enfants. Cette variable est complémentaire aux autres variables liées au statut de la famille. Les écoles réunissant un groupe important d’élèves issus de familles favorisées sont plus efficientes dans la mesure où les parents opèrent des choix stratégiques en matière de scolarisation de leurs enfants. De plus, ils ont tendance à être plus exigeants visà-vis de l’établissement qui scolarise leurs enfants (organisation pédagogique, gestion, etc.).

47

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Conclusion Ce travail a pour objectif d’analyser les facteurs explicatifs de la qualité des apprentissages des élèves marocains. Il exploite les données issues de l’enquête nationale sur l’évaluation des acquis des élèves marocains du PNEA. Les niveaux concernés sont la 4e année du primaire et la 2e année du collège et les disciplines scientifiques. Il se base sur une méthodologie rigoureuse qui prend en considération la variété des facteurs explicatifs de la réussite scolaire des élèves. Outre le traitement préalable des données, les estimations ont été réalisées de sorte à corriger les biais liés aux problèmes d’endogénéité soulevés dans les modèles multiniveaux. Les résultats des différentes estimations révèlent que les performances des élèves ne sont pas uniquement liées aux caractéristiques familiales et individuelles. S’agissant de l’environnement familial, ce sont les conditions matérielles et culturelles qui contribuent davantage à la réussite scolaire des élèves comparativement à l’éducation des parents. En ce qui concerne les antécédents des élèves, les résultats montrent, par exemple, que le nombre d’années passées dans le préscolaire augmente les chances de réussite des élèves dans le primaire. Ces derniers sont en effet mieux préparés et présentent moins de risque de redoublement. De même, le retard scolaire en termes d’accès et le redoublement ont une influence négative sur les rendements scolaires des élèves. Ceci est d’autant plus vrai que lorsque la proportion des élèves en retard scolaire ou qui redoublent est élevée dans une classe, elle influence négativement les performances des autres élèves. En effet, il ressort de ces résultats que les classes homogènes produiraient 48

Lectures - Semaine de la recherche

307


de meilleurs résultats sur les acquis des élèves comparativement aux classes hétérogènes en termes de retard (âge d’accès) et de redoublement. D’autres facteurs concourent également à l’explication des performances scolaires des élèves, en particulier l’environnement scolaire, l’établissement et les effets de pairs. Par exemple, la taille des classes, les problèmes de civisme et d’absentéisme influencent significativement les performances des élèves. Notons aussi que les effets de composition ont une influence significative sur les performances des élèves marocains. Cette influence est davantage perceptible au collège comparativement au primaire. Par ailleurs, l’influence des groupes de pairs est plus marquée pour ce qui est du redoublement. En effet, une classe qui regroupe une proportion élevée de redoublants ou encore qui réunit des élèves hétérogènes en termes d’âge aura une influence négative sur les rendements scolaires des élèves. Globalement, plusieurs composantes participent à l’explication des performances des élèves marocains. Outre les conditions matérielles et la taille de la famille, les antécédents des élèves jouent un rôle déterminant sur leur réussite scolaire. Il en est de même de l’environnement scolaire dans lequel ils évoluent. Pour autant, il ne faut pas négliger les facteurs pédagogiques, autres que l’encadrement. Ces derniers peuvent contribuer de façon significative à l’explication des rendements scolaires des élèves. Toutefois, la prise en compte de ce type de composante requiert des analyses plus qualitatives.

49

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Research on Economic Inequality Emerald Book Chapter: Chapter 13 Educational Inequality in the World, 1950-2010: Estimates from a New Dataset Wail Benaabdelaali, SaĂŽd Hanchane, Abdelhak Kamal

Article information:

hi ng

To cite this document: Wail Benaabdelaali, SaĂŽd Hanchane, Abdelhak Kamal, (2012),"Chapter 13 Educational Inequality in the World, 1950-2010: Estimates from a New Dataset", John A. Bishop, Rafael Salas, in (ed.) Inequality, Mobility and Segregation: Essays in Honor of Jacques Silber (Research on Economic Inequality, Volume 20), Emerald Group Publishing Limited, pp. 337 - 366

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Permanent link to this document: http://dx.doi.org/10.1108/S1049-2585(2012)0000020016

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Downloaded on: 30-08-2012 References: This document contains references to 16 other documents

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CHAPTER 13

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Wail Benaabdelaali, Saıˆ d Hanchane and Abdelhak Kamal

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EDUCATIONAL INEQUALITY IN THE WORLD, 1950–2010: ESTIMATES FROM A NEW DATASET$

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ABSTRACT

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This paper introduces a new quinquennial dataset of educational inequality disaggregated by age group for 146 countries, from 1950 to 2010, by using the Gini index of education as a measure of the distribution of years of schooling. Based on recent estimates of average years of schooling from Barro and Lee (2010), our calculations take into consideration, for the first time, the changes over time in the duration of educational stages, in each country and for each age group. The

$

The data set of educational inequality measured by the Gini index of education of 146 countries from 1950 to 2010 is availbale in www.education-inequality.com

Inequality, Mobility and Segregation: Essays in Honor of Jacques Silber Research on Economic Inequality, Volume 20, 337–366 Copyright r 2012 by Emerald Group Publishing Limited All rights of reproduction in any form reserved ISSN: 1049-2585/doi:10.1108/S1049-2585(2012)0000020016

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WAIL BENAABDELAALI ET AL.

downward trends in educational inequality observed during the last decades depend on age group, gender, and development level. Keywords: Educational inequality; Gini index of education; educational attainment; age group; duration of educational stages JEL classifications: D63; I21; J24; O15

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INTRODUCTION

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The analysis of inequality has been the center of interest for scholars in the social sciences. However, most empirical work on inequality uses a unidimensional monetary perspective, which may not be sufficient for adequately characterizing this multidimensional phenomenon. The World Bank’s World Development Report of 2006, titled ‘‘Equity and Development’’, moved for the first time beyond the question of income distribution, to emphasizing inequalities in key opportunity dimensions, such as health and education. While many questions about healthcare inequities have raised a lot of concerns for planners and policy makers, little attention has been paid to educational inequality. During the last decades, however, researchers have realized the importance of putting more emphasis on educational inequalities. A recent but rapidly growing literature concerning education inequality has emerged. In fact, several datasets have been created to measure educational inequality (Araujo, Ferreira, & Schady, 2004; Castello´, 2010; Castello´ & Dome´nech, 2002; Checchi, 2004; Fo¨ldva´ri & Van Leeuwen, 2011; Lim & Tang, 2008; Meschi & Scervini, 2010; Morrisson & Murtin, 2010; Thomas, Wang, & Fan, 2001, 2003). The most popular and widely used is the one proposed by Thomas et al. (2001) who calculated a Gini index of education of the population aged 15 and over, based on school attainment data.1 Nevertheless, few studies have explored educational inequalities by age group. This paper introduces a new quinquennial dataset of educational inequality for 146 countries, from 1950 to 2010, and is the first to present a Gini index of education by 5-year intervals and by sex for a broad panel. The Gini index of education is used as a measure of the distribution of years of schooling, with a more in-depth approach compared to existing datasets. After a brief discussion of the empirical literature on the issue – more specifically the existing datasets – we present the data we use in the estimation of the Gini index of education, describe the methodology, and then illustrate some trends in the evolution of inequalities in the world.

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Educational Inequality in the World, 1950–2010

LITERATURE REVIEW: A BRIEF DISCUSSION

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Research on inequalities in education is important for both political and empirical research. For public policy, it is a tool to assess the progress in educational development of a country. Important disparities in education can compromise the achievement of objectives related to the equality of opportunity. Furthermore, many recent empirical studies highlight the impact of the distributional dimension of human capital on economic growth. The Gini index of education is a measure of the relative inequality of the schooling distribution. It can be calculated using educational resource data, achievement, enrollment, or attainment data. There have been many attempts to measure educational attainment. Barro and Lee (2010) made the most recent dataset of educational attainment, which includes 146 countries from 1950 to 2010. The data are provided by sex and 5-year age intervals. They have improved the accuracy of estimation – compared to estimates from earlier versions of the Barro-Lee Data Set (1993, 1996, 2001) – by using consistent census data, disaggregated by age group, along with new estimates of mortality rates and completion rates by age and education level. Since Cohen and Soto (2007) and Barro and Lee (2010) are the most commonly used and most accurate datasets, Table 1 is used to present a comparison of both datasets using different criteria. In fact, data sources on educational attainments of Cohen and Soto (2007) are the OECD database and censuses published by UNESCO.2 Barro and Lee (2001, 2010) argued that there is a significant difference between the OECD data and UNESCO censuses, which can cause inconsistency over time in case of a mix between the two sources. Indeed, OECD data comes mostly from household surveys that are based on samples of labor force and are obviously less robust than censuses. In addition, OECD data are available only for the 1990s, which can lead to underutilization of available information. Barro and Lee (2010) used only UNESCO censuses, with substantially more sources than Cohen and Soto (2007). Indeed, Cohen and Soto’s estimation used only 51 UNESCO censuses among 70 data sources for 73 developing countries and 8 UNESCO censuses among 48 data sources for 22 advanced countries, compared to 392 UNESCO censuses for 122 developing countries and 119 for 24 advanced countries in Barro and Lee’s (2010) sample. In fact, Cohen and Soto (2007) considered the variation in mortality rates by age groups not by educational levels. They used homogenous duration of schooling stages rather than variations by age groups and over time utilized by Barro and Lee’s (2010) estimation. As Barro and Lee (2010) demonstrated, the reliability ratio for their estimation is greater than that of Cohen and Soto (2007), in levels

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Table 1.

WAIL BENAABDELAALI ET AL.

Comparison of Cohen and Soto’s (2007) and Barro and Lee’s (2010) Datasets.

Criteria

Cohen and Soto (2007) OECD/UNESCO data 22 8 48 73 51 70 By age group

UNESCO data 24 119 119 122 392 392 By age group and by educational level By age group and over time 1.00 0.99

Duration of educational stages

Homogenous

Reliability ratio of series in 10-year differencesa Reliability ratio of series in levels

Pu bl

is

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Data sources on educational attainment Number of advanced countries (AC) Number of UNESCO censuses for the AC Number of total data sources for the AC Number of developing countries (DC) Number of UNESCO censuses for the DC Number total data sources for the DC Mortality rates

Barro and Lee (2010)

up

0.88 0.90

Source: The authors. As used by Krueger and Lindahl (2001) in checking quality of schooling data, the reliability ratio gauges the fraction of the variability of a (unobserved) true variable in the total variability of the variable measured with error.

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G

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(c )

Em

and in 10-year differences, in years of schooling for the population aged 15 years and older. Specifically, while the new Barro–Lee dataset has reliability ratios of 0.99 for levels and 1.00 for differences, the reliability ratios of Cohen and Soto (2007) are 0.90 for levels and 0.88 for differences. Thomas et al. (2001, 2003) were among the first to propose a new dataset of the Gini index of education, based on school attainment data with the focus on the dataset itself. For a chronological overview of existing datasets of inequality in educational attainments, see Table 2. However, several other datasets have been produced in some papers to estimate a Gini index of education with a focus on explaining economic growth, income inequality, or other dependent variables. Although the objectives of these kinds of papers are not the same, the datasets used are still analyzed here thoroughly for the sake of comparison with our dataset. Moreover, few datasets have explored educational inequalities by age group.3 Our approach can significantly improve the measurement of inequality in education compared to the existing datasets by producing more realistic and reliable estimates of the Gini index of education,

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Educational Inequality in the World, 1950–2010

Overview of Datasets on Inequality in Educational Attainments. Number of Countries

Period

Population

7

1970–1995

15 þ

85 108

BL (1996) BL (2001)

7 4

1960–1990 1960–2000

15 þ 15 þ

140 117 124

BL (2001) BL (1997) Household surveys BL (2001) MM (2009)

7 4 –

1960–2000 1960–1995 B2000

15 þ 25 þ ACE

7 7

1960–2000 1870–2010

25 þ [15–64]/ 15 þ 25 þ

4 4

1960–2000 1960–2000

25 þ 15 þ

31 83 92/109

is

99 78

hi ng

BL (1996)

Pu bl

Lim and Tang (2008) Morrisson and Murtin (2010) Meschi and Scervini (2010) Castello´ (2010) Fo¨ldva´ri and Van Leeuwen (2011)

Number of Levels of Education

12

International surveysa BL (2010) CS (2007)/BL (2001)

up

Lo´pez, Thomas, and Wang (1998) Thomas et al. (2001) Castello´ and Dome´nech (2002) Thomas et al. (2003) Checchi (2004) Araujo et al. (2004)

Data Sources

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Authors

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Table 2.

(c )

Em

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ACE, adults who have completed their education; 15 þ , population aged 15 and over; 25 þ , population aged 25 and over; B2000, 2000 or the closest year; BL, Barro and Lee; CS, Cohen and Soto; MM, Morrison and Murtin. Source: The authors. a The European Social Survey, the European Union Statistics on Income and Living Conditions, the International Adult Literacy Survey, and the International Social Survey Programme.

especially when it comes to longitudinal and international comparisons. The dataset suggested in this paper gives further insight on educational inequality for many reasons: First, as the quality of the estimation of educational attainment levels contributes to the accuracy of the estimation of the Gini index, we use Barro and Lee’s (2010) dataset, whose estimation is more accurate and which has specific advantages compared to other datasets. Note that most of previous datasets of educational inequality were based either on Barro and Lee’s (1996, 2001) or on Cohen and Soto’s (2007) datasets discussed above. Second, the dataset is constructed with seven levels of education.4 All datasets constructed using only four levels of education present a real

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WAIL BENAABDELAALI ET AL.

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G

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limitation. Indeed, the Checchi (2004), Castello´ and Dome´nech (2002), Fo¨ldva´ri and Van Leeuwen (2011), and Castello´’s (2010) studies have used only four levels of education in their Gini coefficient calculations. These works cannot include the variation within a school stage because they do not differentiate between those who actually completed a level of education and those who did not. Third, as we exploit educational attainment data disaggregated by age, we take into account in our calculations the variation of the duration of schooling stages. Indeed, all previous datasets on the Gini index of education included neither the variation of duration of educational stages over time,5 nor the heterogeneity of age group’s duration system; in a given country, different generation groups have different schooling stages’ duration for each education stage. In fact, we take into account the heterogeneity of age group duration system over time and educational pathways of different cohorts within a population.6 Our duration of educational stages’ data used in the calculation of the Gini index makes no restriction on our dataset of inequality in educational attainment, contrary to the duration of schooling stages by Thomas et al. (2001, 2003) and Lim and Tang (2008). Thomas et al. (2001, 2003) have used Psacharopoulos and Arriagada (1986) data of duration of school stages, which are fixed in time and present only the duration of a broad secondary phase rather than the lower and upper secondary phases. In fact, the authors have used an approach that does not seem to be compatible with the data they used. Indeed, they hypothesized that the duration of schooling in the lower secondary stage corresponds to the half of the duration of a broad secondary phase. Furthermore, Lim and Tang’s (2008) duration of school stages are drawn from the UNESCO Institute for Statistics Database which restricts their dataset to only 99 countries. Finally, our dataset is the first to provide an education Gini index by 5-year age intervals and by sex for a broad 146 countries and also for aggregated groups of countries or age intervals, considering the variation and the heterogeneity within these aggregated groups.

METHODOLOGY: ESTIMATION OF THE GINI INDEX OF EDUCATION The Gini coefficient is widely used to measure inequality in the distribution of income (Lambert, 2001). Analogously, Thomas et al. (2001) developed a Gini coefficient applied to education based on school attainment. Both

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Educational Inequality in the World, 1950–2010

G

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indicators – income Gini and education Gini – are equal to one half of the mean difference between all pairs of observations, divided by mean. One difference between them is that educational attainment is a discrete variable, whereas income is generally considered as a continuous variable. Our dataset is about inequality in educational attainments measured by the Gini index of educational attainments. We adopted the formula of Thomas et al. (2001) to calculate a quinquennial Gini index of education of 146 countries by 5-year intervals and by sex and constructed a structural formula of the Gini index of education for aggregated groups, which employs all the abundance of disaggregated data (for a broad age group {15 þ , 25 þ , [15, 65], [15, 24], [25, 34] y} and for groups of countries {The world, Advanced Countries, Developing Countries,7 Middle East and North Africa, Sub-Saharan Africa, Latin America and the Caribbean, East Asia and the Pacific, South Asia, and Europe and Central Asia}). Starting from the formula of the income Gini index of the discrete case of Lambert (2001) and assuming there are ‘‘n’’ distinct income groups, and that within each income group ‘‘i’’ there are a number of individuals earning that income level, we can reconcile this Gini formula with the formula of Thomas et al. (2001): N P N P y y a b

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a¼1 b¼1

2N 2 m nj ni P n P n P P 1 y y ih jk N2

¼

(c )

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Gini ¼

¼

¼

i¼1 j¼1

h¼1 k¼1

2m n P n P ni nj N N yi y j

i¼1 j¼1

2m n P n P p i y i yj p j i¼1 j¼1

2m n X i 1 X 1 pi yi y j pj ¼ m i¼1 j¼1

Gini ¼

n X i 1 1X pi yi y j pj m i¼1 j¼1

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ð1Þ

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WAIL BENAABDELAALI ET AL.

In order to reflect the population size and to standardize the following formulas, we can also rewrite the formula of the Gini index of education as: n X i 1 1X pi yi yj pj Gini ¼ m i¼1 j¼1 n P n P pi yi yj pj i¼1 j¼1

2m

i¼1 j¼1

2

n yi yj Nj

n P ni i¼1

N

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n P n P ni

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¼

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i¼1 j¼1

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n P n P ni yi y j n j n P

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n P n P ni yi y j n j

i¼1 j¼1

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Em

er

Gini ¼

n P

ð2Þ ni yi

i¼1

(c )

Note that the value of Gini is sensitive to population size N if the population size is too small. The sensitivity is reflected by a factor of [N/(N 1)]. The education Gini formula for a small population is shown in Eq. (3). 2n n n P n 3 P PP ni yi y j n j 7 ni yi y j nj 6 N 6i¼1 j¼1 7 i¼1 j¼1 (3) Ginismall population ¼ 6 7¼ n n P P 5 N 1 4 2N ni yi 2ð N 1 Þ n i y i i¼1

i¼1

For all countries, regardless of age group, the population size is quite large, so that the difference between the value of Gini coefficient in Eqs. (2) and (3) is very small.

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Educational Inequality in the World, 1950–2010

Gini Index of Education by Age Group n P n P

Giniac;t ¼

i¼1 j¼1

nac;i;t yac;i;t yac;j;t nac;j;t

2 N ac;t

n P i¼1

(4) nac;i;t yac;i;t

al d

G

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where Giniac;t , the Gini index of education of age group ‘‘a’’ for the country ‘‘c’’ at the time ‘‘t.’’ Age group ‘‘a’’ corresponds to the following: a ¼ 1 to 15–19, a ¼ 2 to 20–24 age group, y, and a ¼ 13–75, and above. n corresponds to the number of educational levels, which is equal in our study to 7. i and j are educational levels: i ¼ 1 for no formal education, i ¼ 2 for incomplete primary, i ¼ 3 for complete primary, i ¼ 4 for incomplete secondary, i ¼ 5 for complete secondary, i ¼ 6 for incomplete tertiary, and i ¼ 7 for complete tertiary. nac;i;t represents the size of the population at the time ‘‘t’’, in the age group ‘‘a,’’ and for the country ‘‘c’’ having attained the at the time educational level ‘‘i.’’ N ac;t represents the size of the population P ‘‘t,’’ in the age group ‘‘a’’ and for the country ‘‘c’’ ðN ac;t ¼ ni 1 nac;i;t Þ. yac;i;t , the number of years of schooling accumulated by group ‘‘a’’ in the country ‘‘c’’ to attain the educational level ‘‘i’’ at time ‘‘t.’’8

Em

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Gini Index of Education of Aggregated Group Using Disaggregated Data by Age

(c )

Instead of calculating the weighted average Gini index for world region or country group, we construct a structural formula that allows us to better harness the wealth of disaggregated data in order to calculate a Gini index of education of an aggregated group (group of age interval or group of countries ¼ region) taking into consideration changes over time in the duration of educational stages in each country and for each age group. (a) Gini index of a broad age group9 0 0 nac;i;t yac;i;t yac;j;t nac;j;t a2G a0 2G i¼1 j¼1 ¼ n PP a a 2 NG n y c;i;t c;i;t c;t n P n P P P

GiniG c;t

(5)

a2G i¼1

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WAIL BENAABDELAALI ET AL.

where GiniG c;t , the Gini index of education of the broad age group ‘‘G’’ for the country ‘‘c,’’ at the time ‘‘t.’’10 Age group ‘‘a’’ corresponds to the following : a ¼ 1 (au ¼ 1) to 15–19 age group, a ¼ 2 (au ¼ 2) to 20–24 age group, y, and a ¼ 13 (au ¼ 13) to 75 and above. N G c;t represents the size of the population at thePtimeP‘‘t’’, in theP broad age group ‘‘G,’’ and for the n a a country ‘‘c.’’ ðN G c;t ¼ i¼1 nc;i;t ¼ a2G a2G N c;t Þ. (b) Gini index of a broad group of countries11 nac;i;t yac;i;t yac0 ;j;t nac0 ;j;t c2R c0 2R i¼1 j¼1 ¼ n PP 2 N aR;t nac;i;t yac;i;t n P n P PP

Pu bl

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c2R i¼1

(6)

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GiniaR;t

up

GiniaR;t , the Gini index of education of age group ‘‘a’’ for the region ‘‘R’’ at the time ‘‘t.’’ c (cu) represents a country in the region ‘‘R.’’

G

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(c) Gini index of a broad group of countries (or region ‘‘R’’) and a broad age group 0 0 nac;i;t yac;i;t yac0 ;j;t nac0 ;j;t c2R c0 2R a2G a0 2G i¼1 j¼1 ¼ n PPP a a 2 NG n y c;i;t c;i;t R;t

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(7)

c2R a2G i¼1

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GiniG R;t

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n P n P P P P P

Calculation of Durations of Schooling for Each Level of Education yac;i;t The corresponding durations of schooling for each stage yac;i;t are not explicitly available in Barro and Lee’s (2010) dataset. The approach followed to find yac;i;t is to merge the two Barro and Lee (2010) datasets of total and female populations and to use average years of schooling of each stage for both total and female populations. The average years of schooling of the primary stage can be defined as the weighted average number of years of education received by individuals who completed and those who have not completed the primary stage of

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Educational Inequality in the World, 1950–2010

hi ng

schooling. Indeed, as we mentioned before, we consider seven educational levels. So, in computing the average years of schooling of the primary stage, we take into account only individuals who have a primary education whether they have finished or not (iW1). In fact, the proportion of individuals who have not completed primary education would be equal to those who have reached level 2 (i ¼ 2). However, for those who have completed it, we take into consideration the population with at least a primary school degree (iZ3). ! 7 X a a a a a pc;j;t ½yac;3;t yac;1;t (8) ayspc;t ¼ pc;2;t ½yc;2;t yc;1;t þ |fflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflffl{zfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflffl} j¼3 Incomplete primary cycle |fflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflffl{zfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflffl} Complete primary cycle

Complete secondary cycle

er

al d

G

ro

up

Pu bl

is

where pac;i;t , the fraction of group ‘‘a’’ in the country ‘‘c’’ having attained the educational level ‘‘i’’ at time ‘‘t.’’ The average years of schooling for secondary and higher stages can be obtained by following the same reasoning. ! 7 X a a a a a pc;j;t ½yac;5;t yac;3;t (9) ayssc;t ¼ pc;4;t ½yc;4;t yc;3;t þ |fflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflffl{zfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflffl} j¼5 Incomplete secondary cycle |fflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflffl{zfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflffl}

Em

aystac;t ¼ pac;6;t ½yac;6;t yac;5;t þ pac;7;t ½yac;7;t yac;5;t |fflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflffl{zfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflffl} |fflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflffl{zfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflfflffl} Complete tertiary cycle

(c )

Incomplete tertiary cycle

(10)

We must calculate yac;j;t for each country ‘‘c’’, for each age group ‘‘a,’’ and for each time period ‘‘t.’’ This results in finding seven unknowns. In order to perform our calculations, we must build a system of seven equations. As the yac;j;t is the same for males and females: yðmf Þ ac;j;t ¼ yðmÞ ac;j;t ¼ yðf Þ ac;j;t

(11)

We replicated the three equations for the average years of schooling of three stages {(1), (2), and (3)} for the total and female populations. In addition to this, the number of years of schooling accumulated by the illiterate population is equal to zero ð8a 2 ½1; 13 ; yac;1;t ¼ 0Þ.

Lectures - Semaine de la recherche

320


348

WAIL BENAABDELAALI ET AL.

In total, we obtained for each age group of a given country at a given time a system of equations that corresponds to 24,674 systems of equations of seven equations and seven unknowns.12

j¼5

hi ng

! 8 7 P > > a a a a a > ayspðmf Þ c;t ¼ pðmf Þ c;2;t ½yc;2;t yc;1;t þ pðmf Þ c;j;t ½yac;3;t yac;1;t > > > j¼3 > > > ! > > 7 > P > a a a a a > pðf Þ c;j;t ½yac;3;t yac;1;t ayspðf Þ c;t ¼ pðf Þ c;2;t ½yc;2;t yc;1;t þ > > > > j¼3 > > ! > > > 7 P > > a < ayssðmf Þ a ¼ pðmf Þ a ½yac;4;t yac;3;t þ pðmf Þ c;j;t ½yac;5;t yac;3;t c;t c;4;t

er

al d

G

ro

up

Pu bl

is

> ! > > 7 > P > a a a a a > > pðf Þ c;j;t ½yac;5;t yac;3;t ayssðf Þ c;t ¼ pðf Þ c;4;t ½yc;4;t yc;3;t þ > > > j¼5 > > > > > aystðmf Þ ac;t ¼ pðmf Þ ac;6;t ½yac;6;t yac;5;t þ pðmf Þ ac;7;t ½yac;7;t yac;5;t > > > > > > aystðf Þ ac;t ¼ pðf Þ ac;6;t ½yac;6;t yac;5;t þ pðf Þ ac;7;t ½yac;7;t yac;5;t > > > > : yac;1;t ¼ 0

(c )

Em

where ayspðmf Þ ac;t , average years of schooling of primary stage of the age group ‘‘a’’ of the country ‘‘c’’ in the total population at time ‘‘t.’’ ayssðmf Þ ac;t , average years of schooling of secondary stage of the age group ‘‘a’’ of the country ‘‘c’’ in the total population at time ‘‘t.’’ aystðmf Þ ac;t , average years of schooling of tertiary stage of the age group ‘‘a’’ of the country ‘‘c’’ in the total population at time ‘‘t.’’ ayspðf Þ ac;t , average years of schooling of primary stage of the age group ‘‘a’’ of the country ‘‘c’’ in the population of females at time ‘‘t.’’ ayssðf Þ ac;t , average years of schooling of secondary stage of the age group ‘‘a’’ of the country ‘‘c’’ in the population of females at time ‘‘t.’’ aystðf Þ ac;t , average years of schooling of tertiary stage of the age group ‘‘a’’ of the country ‘‘c’’ in the population of females at time ‘‘t.’’ pðmf Þ ac;j;t , the fraction of the age group ‘‘a’’ of the country ‘‘c’’ in the total population having attained the educational level ‘‘j’’ at time ‘‘t.’’ pðf Þ ac;j;t , the fraction of the age group ‘‘a’’ of the country ‘‘c’’ in the population of females having attained the educational level ‘‘j’’ at time ‘‘t.’’

Lectures - Semaine de la recherche

321


349

Educational Inequality in the World, 1950–2010

þ

pðmf Þ ac;4;t

7 P

þ

pðf Þ ac;j;t

pðf Þ ac;4;t

7 P

7 P j¼5

j¼5

pðf Þ ac;4;t

ayssðf Þ c;t

pðmf Þ ac;j;t

pðmf Þ ac;j;t

j¼5

pðf Þ ac;7;t aystðmf Þ ac;t pðmf Þ ac;7;t aystðf Þ ac;t pðmf Þ ac;6;t pðf Þ ac;7;t pðf Þ ac;6;t pðmf Þ ac;7;t

al d

pðmf Þ ac;6;t aystðf Þ ac;t pðf Þ ac;6;t aystðmf Þ ac;t pðmf Þ ac;6;t pðf Þ ac;7;t pðf Þ ac;6;t pðmf Þ ac;7;t

er

¼ yac;5;t þ

G

¼

yac;5;t

pðmf Þ c;j;t

j¼5

pðmf Þ ac;4;t ayssðf Þ ac;t pðf Þ ac;4;t ayssðmf Þ ac;t

ro

¼

pðf Þ ac;j;t

j¼5

yac;3;t

is

pðmf Þ ac;4;t

ayssðmf Þ c;t

7 P

Pu bl

pðf Þ c;j;t

j¼5

up

¼ yac;3;t þ

Em

> yac;4;t > > > > > > > > > > > > > > yac;5;t > > > > > > > > > > > > > > yac;6;t > > > > > > > > > : yac;7;t

hi ng

The system of equations can be solved using the substitution method: 8 a yc;1;t ¼ 0 > > > > > 7 P 7 > P > a a a > pðf Þ c;j;t ayspðmf Þ c;t pðmf Þ c;j;t ayspðf Þ ac;t > > > > j¼3 yac;2;t ¼ j¼3 > > 7 7 P P > > a a a a > p p p p ðmf Þ ðf Þ ðf Þ ðmf Þ c;2;t c;2;t > c;j;t c;j;t > j¼3 j¼3 > > > > > pðmf Þ ac;2;t ayspðf Þ ac;t pðf Þ ac;2;t ayspðmf Þ ac;t > > yac;3;t ¼ > > 7 7 P P > > a a a a > p p p p ðmf Þ c;2;t ðf Þ c;j;t ðf Þ c;2;t ðmf Þ c;j;t > > j¼3 j¼3 > > > > > 7 P 7 P < a a a a

(c )

It should be noted that when the denominator is equal to zero we can aþ1 a obtain the value of yaj;t by the following equation: ðya 1 j;t 5 ¼ yj;t ¼ yj;tþ5 Þ, because it is the same cohort that went through the same educational system.

GLOBAL TRENDS IN INEQUALITY IN EDUCATIONAL ATTAINMENT The data show that educational inequality has been declining for all regions and for all age groups during the last six decades (see Table 3). However, it did not occur in a uniform manner because it depends on age groups and development levels. The world Gini index of education decreased from 0.64 in 1950 to 0.34 in 2010 among the population aged 15 years and above. For advanced countries, the Gini index of education for the population aged 15 years and above decreased from 0.38 to 0.19, whereas for developing

Lectures - Semaine de la recherche

322


350

WAIL BENAABDELAALI ET AL.

Table 3. Education Gini by Development Level and Age Group, 1950, 1970, 1990, 2010. 1950

1970

1990

2010

World (146) 15–24 25–34 35–44 45–54 55–64 65–74 75 and over 15 þ

0.56 0.66 0.67 0.67 0.68 0.66 0.61 0.64

0.44 0.51 0.58 0.64 0.65 0.64 0.61 0.55

0.34 0.40 0.45 0.52 0.59 0.63 0.57 0.45

0.24 0.29 0.33 0.37 0.41 0.47 0.51 0.34

Advanced countries (24) 15–24 25–34 35–44 45–54 55–64 65–74 75 and over 15 þ

0.34 0.35 0.37 0.38 0.40 0.40 0.40 0.38

0.27 0.30 0.34 0.34 0.36 0.39 0.38 0.33

0.22 0.21 0.24 0.29 0.34 0.37 0.37 0.28

0.16 0.15 0.17 0.18 0.20 0.25 0.27 0.19

Developing countries (122) 15–24 25–34 35–44 45–54 55–64 65–74 75 and over 15 þ

0.61 0.75 0.78 0.79 0.81 0.80 0.77 0.73

0.35 0.42 0.49 0.57 0.66 0.73 0.70 0.48

0.25 0.31 0.35 0.40 0.45 0.53 0.63 0.36

is

Pu bl

up ro G

al d er

Em

(c )

hi ng

Region/Age Group

0.47 0.56 0.64 0.74 0.76 0.77 0.76 0.61

Source: Author’s calculations based on Barro and Lee Data (2010).

0 0 nac;i;t yac;i;t yac0 ;j;t nac0 ;j;t 0 0 c2R c 2R a2G a 2G i¼1 j¼1 ¼ n PPP a a 2 NG n y c;i;t c;i;t R;t n P n P P P P P

GiniG R;t

c2R a2G i¼1

with ‘‘a’’ age group; ‘‘c’’ country; ‘‘t’’ time. Age group ‘‘a’’ corresponds for a ¼ 1 to 15–19 age group, a ¼ 2 to 20–24 age group, a ¼ 13–75 and above. n is the number of levels of education, which is equal in our study to 7 levels. i and j are educational levels. j ¼ 1 for no formal education, j ¼ 2 for incomplete primary, j ¼ 3 for complete primary, j ¼ 4 for incomplete secondary, j ¼ 5 for complete secondary, j ¼ 6 for incomplete tertiary, and j ¼ 7 for complete tertiary. nac;i;t represents the size of the population at the time ‘‘t,’’ in the age group ‘‘a’’ and for the country ‘‘c’’ having attained the educational level ‘‘i.’’ yaj;t is the number of years of schooling accumulated by group ‘‘a’’ to attain the educational level ‘‘j’’ at time ‘‘t.’’

Lectures - Semaine de la recherche

323


351

Educational Inequality in the World, 1950–2010

(c )

Em

er

al d

G

ro

up

Pu bl

is

hi ng

countries it declined from 0.73 to 0.36. Thus, among the population aged 15 years and above, the level of educational inequality for advanced countries, registered in 1950, is comparable to the level for developing countries in 2010. This results in a difference of six decades in terms of efforts allocated to reduce the educational inequality. The level of inequality was more pronounced in less developed countries in the 1950s, but it greatly lowered over the period, although the 2010 level still remains higher than in developed countries. Education inequality declined for all age groups, but the decline has been particularly strong for young people aged between 15 and 24 years old who have the most egalitarian distribution of education in 2010. The world Gini index of education for this age group decreased from 0.56 to 0.24 between 1950 and 2010. In dynamics, however, the degree of inequality decreases with age. Note that the decline in inequality in developing countries has been the highest among the 15–24 years. They benefited from the quantitative progress related to the development of basic education in last century in these countries. These improvements in attainment among younger cohorts in every generation contribute to rising average years of schooling continually over time and to lower educational inequality. The gap between developed and developing countries has narrowed by 20 years over the young population aged 15–24 (see Fig. 1). The distribution of education as measured by Gini coefficients is very sensitive to the improvement of access to basic education and especially to the changes in the proportion of population with no schooling. This can be indicated by an education Lorenz curve (Fig. 2). The shifting of a country’s education Lorenz curve closer to the egalitarian line indicates some improvement of education equality. An examination of the education Lorenz curves of developing and advanced countries shows that advanced countries have a more equitable distribution of education than developing countries, as they have a flatter Lorenz curve, virtually connected to the origin of the graph. In fact, they expanded basic education rapidly and eliminated illiteracy successfully in the early 1950s (the proportion of population aged 15 and older with no schooling declines from 9.2% in 1950 to 2.3% in 2010) and achieved higher educational attainment (5.7% of population aged 15 and above attained the tertiary stage in 1950, and this proportion rose to 25.6% in 2010). Despite progress in expanding basic education in developing countries, more than 17% of the population (aged 15 years old and over) did not receive any education in 2010 (61.2% in 1950) and only 9.2% have attained the tertiary stage in 2010.

Lectures - Semaine de la recherche

324


352

WAIL BENAABDELAALI ET AL.

Advanced Countries

Developing Countries

.8

.6 .5 .4

hi ng

.3 .2 .1 25-34

35-44

45-54

55-64

65-74

75+ 15-24

25-34

35-44

Pu bl

15-24

is

Gini Index of Education

.7

45-54

55-64

65-74

75+

Age Group

2010 Gini 2010

ro

1990 Gini 1990

G

Education Gini by Development Level and Age Group, 1950, 1970, 1990, 2010.

er

al d

Fig. 1.

1970 Gini 1970

up

1950 Gini 1950

(c )

Em

Table 4 summarizes the educational inequality among males and females during the last six decades by development level and region. It shows a clear downward trend for both genders of the world population aged 15 and above. However, educational inequality depends on the development level and the geographical zone. In 2010, the gender gap – measured by calculating the absolute difference between Gini coefficients for males and females – is considerably smaller for advanced countries, while it remains persistent and substantial for developing countries. The education gender gap in Latin America and the Caribbean, along with Europe and Central Asia, is gradually disappearing, but it remains relatively large for East Asia and the Pacific. Although the Middle East and North Africa, Sub-Saharan Africa, and South Asia have even larger gaps (11%, 11%, and 20%, respectively), these regions have achieved substantial progress in reducing the Gini coefficients for males and females. For example, the Middle East and North Africa begin at very high levels, but fall from 0.95 to 0.49 for females and from 0.89 to 0.38 for males. Nevertheless, a significant reduction in inequality is observed

Lectures - Semaine de la recherche

325


353

Educational Inequality in the World, 1950–2010

Advanced Countries

Developing Countries

.8

.6

.4

.2

hi ng

Cumulative proportion of schooling (%)

1

.2

.4

0 .2 .4 .6 .8 1 Cumulative proportion of population (%) 2010

.8

1

Egalitarian Line

ro

Education Lorenz Curve by Development Level (population aged 15 or older), 1950, 1980, 2010.

al d

G

Fig. 2.

1980

.6

up

1950

Pu bl

0

is

0

(c )

Em

er

for young people between 15 and 24 years old, mainly due to generalization of basic schooling during the last decades (Table 5). In Fig. 3, we plotted the Education Lorenz curves of developed and developing countries by age. A horizontal reading of the curves gives the evolution of educational inequality in the same age through time. A vertical reading of the curves shows cross-section differences in educational inequality across age groups. A diagonal reading allows us to see the evolution of inequality within the same cohort through time. We can note, for example, that the level of inequality in the age group 15–24 has declined between 1950 and 2000, moving closer to that of developed countries. This reflects the advances in basic education for young people, especially during the last decades. As been said before, the degree of inequality is higher for upper age group. Indeed, the trend is downward over the period 1950–2010, while maintaining inter-generational differences. Fig. 4 shows that the Gini index of education declines with the increase of the average levels of education. Countries with a high average of years of schooling are likely to have weak levels of inequality. This trend is confirmed, as is the case in most of the empirical work, in our sample

Lectures - Semaine de la recherche

326


354

Education Gini by Region and Gender (Population Aged 15 and Above), 1950–2010. 1955

1960

1965

1970

1975

1980

1985

1990

1995

2000

2005

2010

World (146) Female Male Total

0.68 0.60 0.64

0.66 0.58 0.62

0.64 0.57 0.60

0.62 0.54 0.58

0.59 0.51 0.55

0.57 0.48 0.53

0.54 0.45 0.49

0.51 0.43 0.47

0.48 0.41 0.45

0.46 0.37 0.42

0.43 0.34 0.39

0.40 0.31 0.36

0.38 0.30 0.34

Advanced countries (24) Female 0.38 0.38 Male 0.37 0.36 Total 0.38 0.37

0.37 0.36 0.36

0.35 0.34 0.35

0.34 0.32 0.33

0.33 0.31 0.32

0.31 0.29 0.30

0.30 0.28 0.29

0.29 0.27 0.28

0.27 0.24 0.25

0.24 0.21 0.23

0.21 0.19 0.20

0.20 0.18 0.19

Developing countries (122) Female 0.78 0.76 Male 0.67 0.65 Total 0.73 0.71

0.74 0.63 0.68

0.70 0.60 0.65

0.66 0.55 0.61

0.63 0.52 0.58

0.59 0.48 0.54

0.56 0.45 0.50

0.52 0.43 0.48

0.49 0.39 0.44

0.47 0.35 0.41

0.43 0.33 0.38

0.41 0.31 0.36

By region East Asia and the PaciďŹ c (19) Female 0.83 0.79 Male 0.69 0.65 Total 0.76 0.72

0.74 0.61 0.68

0.68 0.56 0.62

0.60 0.49 0.55

0.54 0.45 0.50

0.49 0.39 0.44

0.45 0.38 0.42

0.43 0.39 0.41

0.40 0.33 0.36

0.37 0.27 0.32

0.34 0.25 0.29

0.31 0.24 0.27

Europe and Central Asia (20) Female 0.44 0.43 Male 0.38 0.36 Total 0.42 0.40

0.41 0.34 0.38

0.38 0.32 0.36

0.35 0.28 0.32

0.32 0.26 0.30

0.30 0.22 0.26

0.27 0.21 0.24

0.25 0.19 0.22

0.22 0.18 0.20

0.20 0.16 0.18

0.18 0.15 0.16

0.17 0.15 0.16

Latin America and the Female 0.65 Male 0.60 Total 0.62

(25) 0.60 0.57 0.59

0.58 0.55 0.56

0.55 0.51 0.53

0.54 0.51 0.53

0.52 0.50 0.51

0.47 0.46 0.46

0.44 0.43 0.43

0.40 0.40 0.40

0.37 0.36 0.36

0.33 0.31 0.32

0.31 0.30 0.31

Caribbean 0.63 0.59 0.61

Lectures - Semaine de la recherche

(c

)E

m

er

al

d

G

ro u

Pu b

lis hi ng

1950

WAIL BENAABDELAALI ET AL.

Year

p

Table 4.

327


0.92 0.81 0.86

0.89 0.77 0.83

0.86 0.72 0.79

0.81 0.65 0.73

0.75 0.57 0.66

0.69 0.52 0.61

0.64 0.49 0.56

0.58 0.45 0.51

0.53 0.42 0.47

0.49 0.38 0.43

South Asia (7) Female 0.93 Male 0.74 Total 0.83

0.92 0.73 0.82

0.91 0.72 0.81

0.89 0.72 0.81

0.87 0.68 0.77

0.86 0.66 0.76

0.84 0.64 0.74

0.79 0.58 0.68

0.75 0.52 0.63

0.71 0.49 0.60

0.67 0.45 0.56

0.61 0.41 0.50

0.57 0.37 0.46

Sub-Saharan Africa (33) Female 0.89 0.88 Male 0.79 0.77 Total 0.84 0.83

0.87 0.74 0.81

0.85 0.71 0.78

0.82 0.68 0.76

0.79 0.65 0.72

0.75 0.61 0.68

0.71 0.57 0.64

0.66 0.52 0.59

0.61 0.49 0.55

0.60 0.47 0.54

0.57 0.45 0.51

0.54 0.43 0.49

Pu b

p ro u

Source: Author’s calculations based on Barro and Lee Data (2010)

G

n P n PPPPP

¼

n PPP

nac;i;t yac;i;t

c2R a2G i¼1

m

er

al

2 NG R;t

a0 nac;i;t yac;i;t ya0 c0;j;t nc0;j;t

c2R c02R a2G a02G i¼1 j¼1

d

GiniG R;t

lis hi ng

Africa (18) 0.94 0.93 0.87 0.85 0.91 0.89

Educational Inequality in the World, 1950–2010

Middle East and North Female 0.95 Male 0.89 Total 0.92

(c

)E

with ‘‘a’’ age group; ‘‘c’’ country; ‘‘t’’ time. Age group ‘‘a’’ corresponds for a ¼ 1 to 15–19 age group, a ¼ 2 to 20–24 age group, a ¼ 13–75 and above. n is the number of levels of education, which is equal in our study to 7 levels. i and j are educational levels. j ¼ 1 for no formal education, j ¼ 2 for incomplete primary, j ¼ 3 for complete primary, j ¼ 4 for incomplete secondary, j ¼ 5 for complete secondary, j ¼ 6 for incomplete tertiary, and j ¼ 7 for complete tertiary. nac;i;t represents the size of the population at the time ‘‘t,’’ in the age group ‘‘a’’ and for the country ‘‘c’’ having attained the educational level ‘‘i.’’ yaj;t is the number of years of schooling accumulated by group ‘‘a’’ to attain the educational level ‘‘j’’ at time ‘‘t.’’

355

Lectures - Semaine de la recherche

328


Year

Education Gini by Region, Gender, and Age Group, 1950–2010.

1950

1970

1990

Total

Females

Males

Total

Females

0.54 0.64 0.69 0.72 0.71 0.70 0.71 0.70 0.71 0.71 0.70 0.68 0.64

0.51 0.54 0.59 0.63 0.64 0.63 0.64 0.64 0.65 0.64 0.62 0.60 0.56

0.53 0.59 0.64 0.68 0.68 0.67 0.67 0.67 0.68 0.68 0.67 0.65 0.61

0.44 0.50 0.55 0.56 0.62 0.63 0.67 0.70 0.68 0.68 0.67 0.65 0.62

0.41 0.41 0.47 0.47 0.54 0.53 0.57 0.62 0.61 0.60 0.61 0.59 0.59

0.42 0.46 0.51 0.51 0.58 0.58 0.62 0.66 0.65 0.64 0.64 0.62 0.61

0.35 0.38 0.42 0.45 0.48 0.50 0.55 0.57 0.63 0.63 0.65 0.66 0.59

Advanced countries (24) 15–19 0.35 20–24 0.34 25–29 0.36 30–34 0.35 35–39 0.37 40–44 0.38 45–49 0.39 50–54 0.39 55–59 0.41 60–64 0.41 65–69 0.41

0.32 0.34 0.34 0.34 0.37 0.37 0.38 0.38 0.38 0.38 0.39

0.33 0.34 0.35 0.34 0.37 0.37 0.38 0.38 0.40 0.40 0.40

0.25 0.27 0.30 0.31 0.34 0.34 0.35 0.33 0.37 0.37 0.40

0.21 0.19 0.21 0.21 0.24 0.25 0.29 0.32 0.35 0.35 0.37

Lectures - Semaine de la recherche

0.25 0.26 0.29 0.30 0.33 0.33 0.33 0.32 0.35 0.36 0.39

Pu b

p

ro u

G

d al

er

m

)E

World (146) 15–19 20–24 25–29 30–34 35–39 40–44 45–49 50–54 55–59 60–64 65–69 70–74 75 and over

0.25 0.27 0.29 0.31 0.34 0.33 0.34 0.33 0.36 0.36 0.39

Males

Total

Females

Males

Total

0.30 0.32 0.37 0.36 0.42 0.42 0.49 0.48 0.54 0.57 0.59 0.59 0.54

0.32 0.35 0.39 0.41 0.45 0.46 0.52 0.52 0.59 0.60 0.63 0.63 0.57

0.24 0.27 0.31 0.34 0.37 0.38 0.40 0.43 0.45 0.48 0.52 0.54 0.56

0.21 0.22 0.25 0.27 0.30 0.30 0.31 0.34 0.35 0.37 0.40 0.42 0.45

0.23 0.25 0.28 0.31 0.33 0.34 0.35 0.39 0.40 0.43 0.46 0.48 0.51

0.23 0.18 0.20 0.21 0.23 0.24 0.27 0.30 0.33 0.34 0.37

0.22 0.19 0.20 0.21 0.23 0.24 0.28 0.31 0.34 0.35 0.37

0.16 0.13 0.15 0.16 0.17 0.18 0.17 0.19 0.20 0.23 0.24

0.16 0.12 0.14 0.16 0.17 0.17 0.17 0.18 0.18 0.21 0.22

0.16 0.13 0.14 0.16 0.17 0.17 0.17 0.19 0.19 0.22 0.24

lis hi ng

Males

2010

WAIL BENAABDELAALI ET AL.

Females

(c

Gender

356

Table 5.

329


0.39 0.38

0.38 0.37

0.39 0.38

0.36 0.37

0.36 0.37

0.36 0.37

0.28 0.28

0.25 0.26

0.27 0.27

0.56 0.58 0.65 0.71 0.73 0.73 0.74 0.75 0.76 0.76 0.75 0.74 0.70

0.57 0.65 0.73 0.77 0.78 0.78 0.79 0.80 0.81 0.81 0.81 0.80 0.77

0.47 0.54 0.60 0.62 0.69 0.71 0.79 0.83 0.81 0.81 0.81 0.81 0.80

0.44 0.43 0.50 0.50 0.58 0.58 0.64 0.70 0.71 0.71 0.71 0.70 0.71

0.45 0.49 0.55 0.56 0.64 0.64 0.72 0.77 0.76 0.76 0.77 0.76 0.76

0.37 0.40 0.45 0.48 0.51 0.55 0.61 0.63 0.70 0.72 0.76 0.80 0.75

0.30 0.34 0.39 0.38 0.44 0.45 0.54 0.51 0.59 0.63 0.67 0.67 0.63

0.33 0.37 0.42 0.43 0.48 0.50 0.58 0.57 0.65 0.68 0.72 0.74 0.70

0.25 0.29 0.33 0.36 0.39 0.41 0.43 0.47 0.50 0.54 0.59 0.62 0.71

0.22 0.23 0.26 0.28 0.31 0.31 0.33 0.36 0.37 0.40 0.43 0.46 0.52

0.23 0.25 0.29 0.32 0.35 0.36 0.38 0.42 0.43 0.47 0.52 0.55 0.63

Pacific (19) 0.39 0.44 0.70 0.52 0.88 0.63 0.93 0.73 0.95 0.80 0.95 0.80 0.95 0.81 0.95 0.81 0.96 0.82 0.96 0.82 0.97 0.81 0.97 0.80 0.97 0.78

0.43 0.61 0.75 0.83 0.87 0.87 0.88 0.88 0.89 0.89 0.90 0.90 0.90

0.29 0.36 0.42 0.49 0.60 0.69 0.88 0.92 0.94 0.95 0.96 0.95 0.96

0.37 0.28 0.38 0.37 0.52 0.51 0.62 0.72 0.78 0.78 0.79 0.78 0.79

0.24 0.26 0.29 0.34 0.38 0.40 0.48 0.55 0.68 0.75 0.86 0.88 0.88

0.24 0.27 0.31 0.28 0.39 0.37 0.53 0.47 0.61 0.67 0.73 0.70 0.66

0.24 0.27 0.30 0.31 0.39 0.39 0.51 0.52 0.66 0.72 0.79 0.80 0.79

0.13 0.15 0.18 0.23 0.25 0.27 0.29 0.34 0.38 0.41 0.48 0.57 0.77

0.14 0.16 0.16 0.20 0.20 0.21 0.22 0.25 0.26 0.28 0.31 0.36 0.48

0.13 0.15 0.17 0.21 0.23 0.24 0.26 0.29 0.32 0.35 0.41 0.47 0.65

Lectures - Semaine de la recherche

Pu b

p

ro u

G d al

er

m

East Asia and the 15–19 20–24 25–29 30–34 35–39 40–44 45–49 50–54 55–59 60–64 65–69 70–74 75 and over

)E

Developing countries (122) 15–19 0.58 20–24 0.72 25–29 0.80 30–34 0.84 35–39 0.83 40–44 0.83 45–49 0.83 50–54 0.85 55–59 0.86 60–64 0.86 65–69 0.86 70–74 0.84 75 and over 0.80

lis hi ng

0.40 0.40

0.33 0.33 0.41 0.43 0.57 0.60 0.75 0.82 0.86 0.87 0.88 0.88 0.89

357

0.39 0.39

(c

0.41 0.41

Educational Inequality in the World, 1950–2010

70–74 75 and over

330


358

Table 5. (Continued ) Year

1990

Males

Total

Females

Europe and Central Asia (20) 15–19 0.33 0.33 20–24 0.33 0.30 25–29 0.39 0.33 30–34 0.45 0.37 35–39 0.46 0.39 40–44 0.46 0.39 45–49 0.47 0.40 50–54 0.48 0.41 55–59 0.48 0.41 60–64 0.51 0.42 65–69 0.50 0.41 70–74 0.50 0.40 75 and over 0.50 0.39

0.33 0.31 0.36 0.42 0.44 0.44 0.44 0.46 0.45 0.48 0.47 0.47 0.47

0.15 0.16 0.20 0.26 0.30 0.33 0.37 0.45 0.47 0.46 0.48 0.48 0.49

0.18 0.16 0.19 0.25 0.28 0.30 0.33 0.35 0.38 0.39 0.39 0.39 0.39

0.17 0.16 0.19 0.26 0.29 0.32 0.35 0.41 0.44 0.44 0.45 0.45 0.47

0.15 0.10 0.11 0.13 0.15 0.15 0.22 0.23 0.32 0.34 0.42 0.47 0.47

Latin America and the Caribbean (25) 15–19 0.60 0.58 20–24 0.62 0.59 25–29 0.64 0.60 30–34 0.63 0.60 35–39 0.64 0.60 40–44 0.66 0.60 45–49 0.67 0.61 50–54 0.69 0.62 55–59 0.70 0.63 60–64 0.71 0.63 65–69 0.71 0.65

0.59 0.60 0.62 0.62 0.62 0.63 0.64 0.66 0.67 0.67 0.68

0.46 0.50 0.54 0.54 0.57 0.59 0.61 0.61 0.63 0.63 0.65

0.11 0.16 0.27 0.28 0.33 0.37 0.45 0.48 0.53 0.59 0.66

Lectures - Semaine de la recherche

Pu b

p

ro u

G

d al

er

0.42 0.48 0.50 0.52 0.53 0.54 0.56 0.56 0.58 0.58 0.60

0.44 0.49 0.52 0.53 0.55 0.57 0.58 0.58 0.60 0.60 0.63

Males

Total

Females

Males

Total

0.15 0.09 0.10 0.12 0.14 0.15 0.21 0.21 0.28 0.30 0.34 0.36 0.34

0.15 0.09 0.10 0.13 0.15 0.15 0.22 0.22 0.30 0.32 0.39 0.44 0.44

0.21 0.16 0.14 0.12 0.12 0.11 0.10 0.13 0.14 0.14 0.20 0.21 0.34

0.21 0.15 0.12 0.11 0.11 0.10 0.10 0.12 0.14 0.14 0.19 0.19 0.25

0.21 0.15 0.13 0.11 0.11 0.10 0.10 0.13 0.14 0.14 0.20 0.21 0.31

0.26 0.34 0.45 0.42 0.44 0.46 0.49 0.51 0.52 0.55 0.58

0.27 0.32 0.42 0.42 0.45 0.47 0.51 0.53 0.54 0.57 0.59

0.21 0.17 0.21 0.24 0.27 0.30 0.35 0.41 0.41 0.49 0.50

0.23 0.18 0.20 0.24 0.27 0.29 0.34 0.39 0.39 0.46 0.46

0.22 0.18 0.21 0.24 0.27 0.29 0.34 0.40 0.40 0.48 0.48

lis hi ng

Females

2010

WAIL BENAABDELAALI ET AL.

Total

m

Males

)E

Females

1970

(c

Gender

1950

331


0.65 0.65

0.60 0.60

0.63 0.62

0.64 0.66

0.57 0.58

0.59 0.59

0.54 0.57

0.51 0.54

0.52 0.56

Middle East and North Africa (18) 15–19 0.91 0.85 20–24 0.95 0.87 25–29 0.95 0.87 30–34 0.96 0.89 35–39 0.95 0.89 40–44 0.96 0.90 45–49 0.96 0.91 50–54 0.96 0.92 55–59 0.96 0.92 60–64 0.96 0.93 65–69 0.96 0.93 70–74 0.96 0.93 75 and over 0.96 0.93

0.88 0.91 0.91 0.92 0.92 0.93 0.94 0.94 0.94 0.94 0.95 0.94 0.95

0.76 0.85 0.89 0.92 0.94 0.95 0.95 0.96 0.95 0.96 0.96 0.97 0.96

0.61 0.67 0.73 0.79 0.82 0.85 0.86 0.88 0.88 0.90 0.91 0.91 0.91

0.68 0.76 0.81 0.86 0.88 0.90 0.90 0.92 0.91 0.93 0.94 0.94 0.94

0.47 0.55 0.62 0.71 0.76 0.83 0.87 0.91 0.92 0.93 0.92 0.93 0.91

0.35 0.38 0.43 0.52 0.55 0.63 0.69 0.74 0.77 0.80 0.80 0.83 0.81

0.40 0.45 0.52 0.61 0.65 0.73 0.78 0.83 0.84 0.86 0.86 0.88 0.87

0.28 0.34 0.36 0.41 0.47 0.55 0.61 0.71 0.75 0.82 0.86 0.90 0.89

0.28 0.30 0.31 0.34 0.36 0.38 0.43 0.51 0.54 0.61 0.67 0.71 0.72

0.28 0.32 0.33 0.36 0.41 0.46 0.52 0.61 0.65 0.72 0.77 0.81 0.81

South Asia (7) 15–19 20–24 25–29 30–34 35–39 40–44 45–49 50–54 55–59 60–64 65–69 70–74 75 and over

0.76 0.81 0.83 0.83 0.85 0.85 0.85 0.88 0.88 0.88 0.88 0.88 0.88

0.74 0.82 0.88 0.88 0.93 0.93 0.93 0.93 0.93 0.93 0.93 0.93 0.93

0.53 0.60 0.68 0.69 0.75 0.75 0.75 0.75 0.76 0.76 0.76 0.75 0.76

0.55 0.66 0.72 0.75 0.77 0.81 0.85 0.87 0.88 0.91 0.90 0.91 0.91

0.37 0.43 0.49 0.52 0.54 0.57 0.60 0.64 0.66 0.72 0.70 0.72 0.71

0.45 0.54 0.60 0.63 0.65 0.69 0.72 0.76 0.77 0.81 0.80 0.82 0.81

0.26 0.38 0.49 0.55 0.62 0.66 0.71 0.74 0.76 0.80 0.83 0.85 0.86

0.15 0.21 0.31 0.34 0.43 0.43 0.48 0.50 0.52 0.55 0.57 0.61 0.61

0.20 0.29 0.39 0.44 0.52 0.54 0.59 0.62 0.64 0.67 0.71 0.74 0.75

ro u

p

Pu b

lis hi ng

0.69 0.68

Lectures - Semaine de la recherche

d al

er

m

)E

0.67 0.72 0.73 0.73 0.76 0.76 0.76 0.80 0.80 0.80 0.78 0.79 0.79

(c

0.86 0.91 0.93 0.93 0.95 0.95 0.95 0.96 0.96 0.96 0.96 0.96 0.96

0.63 0.71 0.78 0.78 0.84 0.84 0.84 0.84 0.84 0.84 0.84 0.84 0.84

359

0.66 0.65

G

0.72 0.71

Educational Inequality in the World, 1950–2010

70–74 75 and over

332


360

Table 5. (Continued )

Total

Females

Males

Total

Females

0.72 0.74 0.78 0.79 0.81 0.83 0.84 0.85 0.85 0.85 0.85 0.85 0.86

0.78 0.81 0.83 0.84 0.86 0.87 0.88 0.88 0.89 0.89 0.89 0.89 0.90

0.69 0.78 0.82 0.83 0.87 0.88 0.89 0.90 0.90 0.90 0.92 0.91 0.90

0.55 0.63 0.66 0.68 0.71 0.74 0.78 0.80 0.81 0.83 0.84 0.85 0.84

0.62 0.70 0.74 0.76 0.79 0.81 0.84 0.85 0.86 0.87 0.88 0.88 0.88

0.50 0.54 0.60 0.64 0.71 0.76 0.81 0.82 0.85 0.87 0.87 0.88 0.87

Pu b

p

ro u

er

Males

lis hi ng

Males

0.41 0.42 0.46 0.51 0.56 0.60 0.64 0.66 0.69 0.72 0.75 0.77 0.77

2010 Total

Females

Males

Total

0.45 0.48 0.53 0.58 0.64 0.68 0.73 0.74 0.77 0.80 0.82 0.83 0.83

0.40 0.47 0.50 0.52 0.54 0.56 0.62 0.65 0.72 0.76 0.81 0.82 0.83

0.35 0.38 0.40 0.42 0.42 0.42 0.47 0.51 0.57 0.60 0.65 0.66 0.69

0.38 0.42 0.45 0.47 0.48 0.49 0.55 0.58 0.65 0.69 0.74 0.75 0.77

)E

m

Source: Author’s calculations based on Barro and Lee Data (2010)

(c

GiniaR;t

n P n PPP

¼

nac;i;t yac;i;t yac0;j;t nac0;j;t

n PP

c2R c02R i¼1 j¼1

2 N aR;t

nac;i;t yac;i;t

c2R i¼1

with ‘‘a’’ age group; ‘‘c’’ country; ‘‘t’’ time. Age group ‘‘a’’ corresponds for a ¼ 1 to 15–19 age group, a ¼ 2 to 20–24 age group, a ¼ 13–75 and above. n is the number of levels of education, which is equal in our study to 7 levels. i and j are educational levels. j ¼ 1 for no formal education, j ¼ 2 for incomplete primary, j ¼ 3 for complete primary, j ¼ 4 for incomplete secondary, j ¼ 5 for complete secondary, j ¼ 6 for incomplete tertiary , and j ¼ 7 for complete tertiary. nac;i;t represents the size of the population at the time ‘‘t,’’ in the age group ‘‘a’’ and for the country ‘‘c’’ having attained the educational level ‘‘i.’’ yaj;t is the number of years of schooling accumulated by group ‘‘a’’ to attain the educational level ‘‘j’’ at time ‘‘t.’’

Lectures - Semaine de la recherche

WAIL BENAABDELAALI ET AL.

Sub-Saharan Africa (33) 15–19 0.83 20–24 0.88 25–29 0.89 30–34 0.89 35–39 0.90 40–44 0.90 45–49 0.91 50–54 0.91 55–59 0.92 60–64 0.92 65–69 0.92 70–74 0.92 75 and over 0.93

1990

G

Females

1970

d

Gender

1950

al

Year

333


361

Educational Inequality in the World, 1950–2010

1960

1970

1980

1990

2010

0

.2

.4

.6

.8

1 0

.2

.4

.6

.8

1 0

.2

.4

.6

.8

1 0

.2

.4

.6

.8

1 0

.2

.4

.6

.8

1 0

75 and over

is

[65 - 74]

hi ng

[55 - 64]

[45 - 54]

[35 - 44]

[25 - 34]

[15 - 24]

2000

Pu bl

Cumulative proportion of schooling (%)

1950 1 .8 .6 .4 .2 0 1 .8 .6 .4 .2 0 1 .8 .6 .4 .2 0 1 .8 .6 .4 .2 0 1 .8 .6 .4 .2 0 1 .8 .6 .4 .2 0 1 .8 .6 .4 .2 0

.2

.4

.6

.8

1 0

.2

.4

.6

.8

1

up

Cumulative proportion of population (%) Developing Countries

Egalitarian Line

G

ro

Advanced Countries

(c )

Em

er

al d

Fig. 3. Education Lorenz Curve by Age Group and Development Level from 1950 to 2010. ( ) The Evolution over Time of the Education Lorenz Curve of the Same Age Group. ( ) The Evolution over Time of Education Lorenz ) A Cross-Section Education Lorenz Curve Curve of the Same Cohort. ( over Age Group.

regardless of the region of the world. Thomas et al. (2001) ďŹ nd a strong negative association on cross-country data between Gini index of education and average years of schooling. This suggests that countries that spend more resources for education are also those where the distribution of enrollment between individuals is the most equitable. Moving any person out of illiteracy should improve the distribution of education and at the same time the level of educational attainment. Our data show that the relation between inequality in education, measured by a standard deviation of schooling, and the level of schooling measured by the average years of schooling follows a bell-shaped curve for the case of all selected regions (Fig. 5). It means that during the development of education, the variance measured by standard deviation of schooling increases to reach a certain peak and then decreases. As in previous

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334


362

WAIL BENAABDELAALI ET AL.

World

Advanced Countries

Developing Countries

East Asia and the Pacific

Europe and Central Asia

Latin America and the Caribbean

Middle East and North Africa

South Asia

is

hi ng

1 .8 .6 .4 .2 0

Pu bl

Gini Index of Education

1 .8 .6 .4 .2 0

ro 6

G

4

0 2 4 8 10 12 0 2 4 6 8 10 12 Average Years of Schooling, age over 15

al d

2

6

8 10 12

er

0

Em

Relationship between Education Gini and Average Years of Schooling by Region.

(c )

Fig. 4.

Sub-Saharan Africa

up

1 .8 .6 .4 .2 0

empirical work (London˜o, 1990; Ram, 1990; Thomas et al., 2001), the turning point is about 7 years, after which, the dispersion between individuals in education declines. Note that the higher is the level of development, the higher is the turning point.

CONCLUSION This work presents extensive research on the measurement of inequality in education. We propose a new dataset on educational inequality by the estimation of a Gini index specific to education covering the period 1950– 2010, the first attempt to present estimates by 5-year intervals and by

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363

Educational Inequality in the World, 1950–2010

World

Advanced Countries

Developing Countries

East Asia and the Pacific

Europe and Central Asia

Latin America and the Caribbean

Middle East and North Africa

South Asia

6 4

0 6 4

Sub-Saharan Africa

is

0

hi ng

2

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Pu bl

Standard Deviation of Schooling

2

4

up

2 0 4

6

8 10 12 0 2 4 6 8 10 12 0 2 4 Average Years of Schooling, age over 15

ro

2

6

8 10 12

al d

G

0

(c )

Em

er

Fig. 5. Relationship between Standard Deviation of Schooling and Average Years of Schooling (Education Kuznets Curve by Region). Standard Deviation of qffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffiffi Pn 2 Schooling ðSDSÞ ¼ i¼1 pi ðyi mÞ .

gender for a broad panel. These estimates improve the measurement of inequality in education compared to the existing datasets by utilizing better estimation methodology, that is, disaggregating by age group and paying more attention to the duration of schooling stages than in previous studies. The data reveal a decrease in inequality in the world for the whole period. We find contrasting trends, depending on the level of development and age group. Education inequality, more manifest in developing countries in the 1950s, is strongly lowered over the period. Still, in 2010, the level remains higher than in advanced countries. In terms of educational policy in these countries, more attention is needed to improving basic education and to reducing dropout rates in primary and secondary schools, which leads to greater school achievement in a quantitative sense.

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336


364

WAIL BENAABDELAALI ET AL.

is

NOTES

hi ng

However, our Gini index of education does not incorporate the quality aspect of education. So, in addition to attainment data, it is also important to analyze educational inequality with a more complete picture by utilizing cognitive achievement data. To deepen our understanding of inequality, it will be helpful to expand the current dataset to include additional measures of human capital inequality, such as Theil, generalized entropy, and Atkinson indices of education. Analyzing and exploring the determinants of educational inequality and its relationship to economic development is also an important issue for future research.

(c )

Em

er

al d

G

ro

up

Pu bl

1. Educational attainment is the most frequently used human capital proxy in the empirical literature. Indeed, average years of schooling gained popularity as adult literacy rates capture only the first stages of human capital accumulation and ignore knowledge and skills acquired beyond basic levels. Enrolment ratios ignore the cumulative benefits of completing additional years of schooling. 2. In addition to OECD and UNESCO data sources, Cohen and Soto (2007) also used data on educational attainment from Singapore’s and Bangladesh’s statistical offices websites. 3. The Socio-Economic Database for Latin America and the Caribbean {CEDLAS and The World Bank: SEDLAC (2011)} presents information on Gini coefficient for the distribution of years of education by age group. However, using household survey data, it concerns only countries of Latin America and the Caribbean for discontinuous periods. 4. No formal education, incomplete primary, complete primary, lower secondary, upper secondary, incomplete tertiary, and complete tertiary. 5. Three fundamental educational stages are considered: primary, secondary, and tertiary. 6. Data on duration of educational stages can be obtained from the authors upon request. 7. The developing group is further broken down into six regions: Middle East/ North Africa (18 countries), Sub-Saharan Africa (33), Latin America/Caribbean (25), East Asia/Pacific (19), South Asia (7), and Europe and Central Asia (20). 8. yac;j;t is not explicitly available in Barro and Lee’s (2010) data set. We calculated a yj;t by merging the two Barro and Lee’s (2010) datasets corresponding to the total population and female {MF & F}(see IV.3). 9. 15 þ , 25 þ , [15, 65], [15, 24], [25, 34], y 10. For example G can be the population aged between [25–65], [15–24], or the 15 and over, 25 and over y 11. The world, Advanced Countries, Developing Countries, Middle East and North Africa, Sub-Saharan Africa, Latin America and the Caribbean, East Asia and the Pacific, South Asia, and Europe and Central Asia.

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Educational Inequality in the World, 1950–2010

12. One hundred forty-six countries for 13 age groups at 13 moments between 1950 and 2010: 146 13 13 ¼ 24,674.

ACKNOWLEDGMENTS The authors would like to thank Lester Zeager for a careful reading and many helpful suggestions.

hi ng

REFERENCES

(c )

Em

er

al d

G

ro

up

Pu bl

is

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WAIL BENAABDELAALI ET AL.

(c )

Em

er

al d

G

ro

up

Pu bl

is

hi ng

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LES INÉGALITÉS DE CAPITAL HMAIN AU MAROC1 Wail BENAABDELAALI, Said HANCHANE, Abdelhak KAMAL Paru

DANS LA REVUE

MACHREK-MAGHREB DE L’IRD, 2012

Résumé - L’objectif de ce travail est de mesurer et d’analyser les inégalités en matière d’éducation au Maroc durant la période 1950-2010, en s’appuyant sur les estimations les plus récentes du nombre moyen d’années de scolarisation de Barro et Lee (2010). Le Maroc se caractérise par une baisse relative des inégalités éducatives, mais les progrès demeurent insuffisants par rapport aux autres pays du Sud de la Méditerranée. Malgré les avancées enregistrées en matière de scolarisation féminine, le poids de l’inégalité de genre dans l’inégalité totale reste important. Toutefois, une réduction notable des inégalités est constatée pour les jeunes entre 15 et 24 ans. Ils semblent bénéficier de la réforme du système éducatif qu’a engagée le Maroc durant la dernière décennie, notamment en matière de généralisation de la scolarisation de base. Cependant, l’extension de la scolarisation demeure entravée par des sorties précoces dans l’enseignement primaire, et des sorties sans qualification et sans diplôme dans l’enseignement secondaire.

Mots-clés : CAPITAL HUMAIN, D’ÉDUCATION, MAROC

GINI

DE

L’ÉDUCATION,

INÉGALITÉS

Classification JEL: D63, I21, J24, O15

1

L’analyse proposée ici s’inspire d’un travail présenté dans Benaabdelaali W., Hanchane S., Kamal A (2011a).

Instance Nationale d’Évaluation auprès du Conseil Supérieur de l’Enseignement, Rabat, Maroc ; LEAD, Université de Toulon-Var, France. wbenaabdelaali@cse.ma, shanchane@cse.ma, akamal@cse.ma

1 Lectures - Semaine de la recherche

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INTRODUCTION Il est largement admis qu’à long terme la croissance économique repose largement sur l’accumulation du capital humain. Toutefois, des travaux empiriques récents montrent que la relation éducation/croissance n’est pas vraiment vérifiée dans le cas des pays en développement malgré les avancées réalisées en matière éducative (Castellóet Domenech, 2002, 2008 ; Castelló, 2010 ; Changzheng et Jin, 2010 ; Güngör, 2010 ; Ilon, 2011). D’une part, dans certains pays, l’accès au système éducatif demeure encore trop limité pour que les effets bénéfiques sur le processus de croissance soient perceptibles. D’autre part, la recherche d’une scolarisation massive a lieu souvent aux dépens de la qualité de l’éducation reçue. Une distribution inégale du capital humain peut même avoir un effet négatif sur la croissance économique si elle se traduit par une allocation inefficace des ressources. Le succès de l'expansion de l'éducation dans un certain nombre de pays en développement, mesurée par les indices de scolarisation, ne doit donc pas occulter la répartition inégale des niveaux d'instruction entre les individus. Le taux de scolarisation est un indicateur qui renseigne globalement sur le degré d’accès à l’éducation mais il sous-estime les niveaux cumulés de scolarité. Le taux d'alphabétisation des jeunes, quant à lui, ne saisit que les premiers stades de l'accumulation du capital humain et ignore de ce fait les connaissances et les compétences acquises au-delà de l’éducation de base. Le niveau de scolarité maximum atteint, qui est fréquemment utilisé pour mesurer le niveau de capital humain, ne permet pas de caractériser la distribution de l’éducation au sein d’une population. La répartition de l’éducation au sein de la population active est tout aussi importante pour les politiques publiques. Elle conditionne la distribution des revenus, la capacité d’adaptation aux changements culturels et technologiques, le niveau de bien-être, voire de cohésion sociale (Green et al., 2006 ; Green, 2011).Le rapport de la Banque mondiale «Equité et Développement »a mis l’accent, à cet égard et pour la première fois, sur les inégalités d’opportunité telles que la santé et l'éducation au-delà de la répartition des revenus (WDR, 2006). Une littérature s’est développée pour tenter de mesurer les inégalités dans la distribution de l'éducation (Castelló et Doménech, 2002; Thomas et al., 2001, 2003; Checchi, 2004; Lim et Tang, 2008; Morissonet Murtin, 2010). Mais aucune piste de recherche n’a été conduite en ce sens dans le cas du Maroc. L’objectif dans ce travail est de mesurer l’évolution des inégalités de capital humain au Maroc à travers le calcul de l’indice de Gini de l’éducation sur la période 1950-2010. Nous utilisons l'information relative au nombre moyen d’années de scolarisation de la population âgée de 15 ans et plus. L’analyse dynamique et historique menée exploite la dernière version corrigée de la base de données de Barro et Lee (2010).Nous portons un regard particulier sur la tranche d’âge 15-24 ans – celle ayant le plus bénéficié de l’application de la charte d’éducationformation depuis 2000.

2 Lectures - Semaine de la recherche

341


1.

COMMENT MESURER LES INÉGALITÉS DE CAPITAL HUMAIN ?

Un indice de Gini, adapté à l’éducation, a été calculé par Thomas et al. (2001) à partir de la moyenne des années de scolarisation (Averageyear of Schooling) de la population âgée de 15 ans et plus. Il mesure les écarts entre individus en termes de nombre d'années de scolarité accomplies. La population est scindée en sept catégories selon le niveau d’éducation maximum atteint (Educational Attainment).Selon la formule de Thomas et al. (2003), l’indice de Gini pour l’éducation est : GiniEdut15 

1

t

n

i 1

 p i  2 j 1

i ,t

y i  y j p j ,t

où : représente les niveaux d’éducation retenus. Sept niveaux sont considérés : primaire inachevé, primaire achevé, secondaire inachevé, secondaire achevé, supérieur inachevé et supérieur achevé. d’éducation.

représentent les proportions de la population selon le niveau

et sont les années de scolarisation correspondant aux différents niveaux d’éducation. est le nombre moyen d’années de scolarisation. Il est obtenu en considérant la proportion de la population selon le niveau d’éducation et la durée du cycle correspondant, selon la formule de Psacharopoulos et Arriagada (1986) :

Nous avons utilisé la dernière version des données proposées par Barro et Lee (2010) qui donne la part de la population – par tranches d’âge – ayant atteint, de façon achevée ou non, l’un des trois cycles d’études (primaire, secondaire et supérieur). Nous avons toutefois été confrontés dans l’estimation de l’indice de Gini pour l’éducation au problème relatif de la durée des cycles d’études qui varie dans le temps et selon les pays. En effet, durant la période 1950-2010, des restructurations du système éducatif ont été entreprises dans la plupart des pays impliquant des changements dans la durée totale de la scolarité, principalement dans les cycles primaire et secondaire. Barro et Lee supposent dans leurs précédentes versions (1993, 1996, 2001) une durée fixe des cycles d’enseignement pour l’ensemble des pays considérés, ce qui a été fortement contesté (De la Fuente et Domenech, 2006 ; Cohen et Soto, 2007). Dans leur dernière version (2010), les auteurs corrigent ce biais en considérant que les durées des cycles d’enseignement varient au cours du temps et entre les pays. Les données relatives aux durées des cycles d’études ne sont pas disponibles directement dans la base de Barro et Lee, aussi nous les avons calculés selon notre propre approche, dont ici pour les pays méditerranéens et le Maroc en particulier(pour plus de détails sur la méthode de calcul, voir Benaabdelaali, Hanchane, Kamal, 2011b).

3 Lectures - Semaine de la recherche

342


Pour estimer les coefficients de Gini qui permettent des comparaisons internationales et longitudinales, il nous a semblé plus judicieux d’exploiter les données désagrégées par âge, notamment pour tenir compte de l’hétérogénéité individuelle et temporelle et des parcours scolaires de différentes cohortes au sein d'une population. 2.

UNE BAISSE RELATIVE DES INÉGALITÉS DE CAPITAL HUMAIN AU MAROC DEPUIS 1950, MAIS UN NIVEAU DE SCOLARISATION ENCORE TRÈS FAIBLE

Le tableau n°1 présente les niveaux d’inégalités en matière de scolarisation des marocains depuis 1950. En 2010, le niveau d’instruction de la population marocaine âgée de 15 ans et plus est estimé à 5 années de scolarisation en moyenne. Il est en constante augmentation : passant de 0,28 années en 1950 à 1,80 années en 1980 ; il connaît après une augmentation d’environ un an par décennie. Ce niveau demeure toutefois en-deçà de celui observé dans les pays en développement (7,1 années) et dans les pays développés (11 années). Tableau n°1 : Nombre moyen d’années de scolarisation et indice de Gini de l’éducation (1950-2010) Année 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010

Nombre moyen Gini d’années de scode larisation l’éducation 0,28 0,47 0,98 1,79 2,91 3,89 5,00

0,97 0,96 0,91 0,84 0,74 0,66 0,57

Proportion de la population par niveau d'instruction atteint(en %) Non scolarisés Primaire Secondaire Supérieur 96,42 1,47 1,77 0,31 93,64 2,82 3,02 0,45 87,11 5,42 6,46 0,93 76,92 10,54 9,80 2,70 64,73 16,06 13,79 5,40 54,89 19,33 18,42 7,34 43,81 23,61 22,95 9,63

Source: calculs des auteurs d’après les données de Barro et Lee (2010).

Parallèlement, l'inégalité dans la distribution de l'éducation au Maroc, mesurée par le coefficient de Gini, a diminué au cours de la période considérée. De 1950 à 2010 elle a été quasiment divisée par deux, passant de 0,97 à 0,56. Le recul de l’analphabétisme en constitue un facteur important. Le Maroc a connu une baisse considérable de la proportion de la population sans scolarité : elle s’est réduite de moitié, passant de 96% en 1950 à 44% en 2010, même si elle demeure encore à des niveaux élevés. Cette baisse a été significative durant la dernière décennie (2,25 % en moyenne par an) alors qu’elle était de l’ordre de 1,70% dans les années 1980 et 1990 et seulement de 1,24% dans les années 1970 et de 0,70% dans les années 1960. Elle est liée au développement de l’enseignement primaire – dont la fréquentation est de l’ordre de 24% de la population âgée de 15 ans et plus en 2000 contre 1,5% en 1950. En outre, 23% de la population a atteint un niveau d’éducation secondaire en 2010, alors que cette proportion n'était que de 14% en 1990. 4 Lectures - Semaine de la recherche

343


3. UNE CONTRIBUTION HÉTÉROGÈNE DES CYCLES D’ENSEIGNEMENT A L’ACCUMULATION DU CAPITAL HUMAIN On peut isoler la contribution de chaque cycle d’enseignement (primaire, secondaire et supérieur) au nombre moyen d’années de scolarisation. En 2010, la population âgée de 15 et plus enregistre un nombre moyen d’années de scolarisation de 5 ans, avec des contributions respectives de 2,81 ans pour le cycle primaire, de 1,89 ans pour le secondaire et de seulement 0,30 an pour le supérieur(voir tableau 2).Le nombre moyen d’années de scolarisation dans le primaire est d’à peu près trois années en 2010, c'est-à-dire la moitié de la totalité du cycle primaire. 24% de la population ayant terminé le cycle primaire accède à l’enseignement secondaire, qu’elle le termine ou non. L’enseignement supérieur est aujourd'hui l'équivalent de ce que représentait l'enseignement secondaire en 1980. En effet, 9,6% de la population de 15 ans et plus est parvenue à un niveau d'enseignement supérieur en 2010, ce qui représente 42% de celle ayant atteint ou accompli un niveau d’enseignement secondaire. En 1980, ce dernier groupe représentait 9,8% de la population de plus de 15 ans. Tableau n°2 : Moyenne d'années de scolarisation par cycle, 1950-2010 Année 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010

Primaire 0,16 0,27 0,56 1,02 1,63 2,16 2,81

Secondaire 0,11 0,19 0,40 0,70 1,11 1,50 1,89

Source: d’après les données de Barro et Lee (2010).

Supérieur 0,01 0,01 0,03 0,07 0,16 0,22 0,30

Total 0,28 0,47 0,98 1,79 2,91 3,89 5,00

Depuis 1950, le nombre de personnes disposant d’un niveau d'éducation primaire et secondaire a augmenté dans les mêmes proportions (moins de 1,5% en 1950 à 24% en 2010 pour le primaire et de 1,8% en 1950 à 23% pour le secondaire). Ceci étant, le nombre moyen d’années de scolarisation dans le secondaire n’a pas connu le même rythme d’évolution que dans le primaire. Une analyse plus fine considérant le degré d’achèvement des cycles d’études révèle que, sur l’ensemble de la période, la proportion de la population qui n’achève pas le cycle secondaire est supérieure à celle qui le termine. La situation est inverse pour le primaire surtout à partir des années 1980. En 2010, 87% de ceux qui fréquentent l'école primaire achèvent le cycle alors que seulement 49% de ceux ayant accédé au cycle secondaire accomplissent les six années d’études. Cette situation sous-entend un faible rendement scolaire. En effet, l’analyse de l’évolution des redoublements et abandons scolaires au Maroc montre qu’ils sont particulièrement prononcés dans les cycles primaire et secondaire et plus spécifiquement en fin de cycle. Dans l’enseignement primaire, la durée moyenne de scolarisation est de moins de la moitié des six années d’étude de ce cycle. 5 Lectures - Semaine de la recherche

344


Manacorda (2008) remarque que les systèmes scolaires dans les pays en développement sont généralement caractérisés par des taux d’échec et des taux d'abandon très élevés et donc un niveau de scolarisation faible. Il constate en outre que la pratique du redoublement est plus répandue dans les pays où le taux brut de scolarisation dans l'enseignement secondaire est faible. Il semblerait que le redoublement crée des obstacles à la progression normale de l’élève dans le système et explique pourquoi la majorité des élèves abandonne en cours de scolarisation. Le Mexique par exemple a gagné deux années de scolarisation durant la décennie 1980 (la moyenne d’années de scolarisation est passée de 4,77 en 1980 à 6,72 en 1990) alors qu’elle n’augmentait que d’une année entre 1960 et 1980. Cette accélération de la scolarisation est le fruit des mesures entreprises visant la généralisation de la scolarisation de base, conjointement aux progrès réalisés en matière de réduction des taux de redoublement à l’école primaire et à la lutte contre l’abandon scolaire (Lopez-Acevedo, 2006). Au Maroc, le redoublement, précoce dès le primaire, et l’abandon scolaire continuent de constituer une entrave majeure à l’atteinte des objectifs de l’obligation scolaire et d’achèvement des cycles d’enseignement. 4.

UNE INÉGALITÉ FORTEMENT EXPLIQUÉE PAR L’INÉGALITÉ DE GENRE

Le graphique n°1 reproduit les résultats des calculs de l’indicateur de Gini de l’éducation par genre. Partant d’un même niveau d’inégalité en 1950, la distribution de l’éducation a évolué dans le sens d’une réduction des inégalités plus marquée en faveur des hommes. Depuis 1950, l’inégalité entre les hommes baisse de manière significative, le coefficient de Gini se situant à 0,50 en 2010. L’inégalité des femmes connaît une baisse plus lente, l’indice de Gini se situant à 0,66 en 2010. Il correspond à celui atteint par les hommes en 1990. Toutefois, la baisse des inégalités tend à s’accélérer à partir des années 2000.

.8 .7 .5

.6

Gini de l'éducation

.9

1

Graphique n°1 : Evolution de l’indice de Gini de l’éducation par genre, Maroc (1950-2010)

1940

1960

1980 Années femmes

2000

2020

hommes

6 Lectures - Semaine de la recherche

345


A partir de là, nous avons opéré une décomposition de l’indice de Gini selon le genre en inégalité intra groupe (within) et inégalité inter groupe (between), c’est -à-dire les inégalités au sein des genres et entre genres, selon la formule suivante (Zhang et Li, 2002 ; Bhattacharya et Mahalanobis, 1967 ; Pyatt, 1976) :

avec la proportion de la population selon le niveau d’éducation, , le nombre moyen d’années de scolarisation et (i=1,2)le coefficient de Gini de l’éducation des hommes et des femmes. est le terme résiduel qui représente le poids de l’inégalité inter-genres. Tableau n° 3 : Décomposition de l’indice de Gini de l’éducation par genre 1950-2010 Année Within (femmes) Within (hommes) Between (Inégalité genre) 0,20 0,30 0,50 1950 0,18 0,32 0,50 1960 0,16 0,33 0,51 1970 0,17 0,31 0,51 1980 0,20 0,29 0,52 1990 0,21 0,27 0,52 2000 0,23 0,25 0,52 2010

Source : calculs des auteurs d’après les données de Barro et Lee (2010).

L’inégalité dans l’éducation entre les hommes et les femmes est fondamentale. Elle explique à peu près la moitié de l’inégalité totale. La contribution de l'écart entre genres accuse même une légère augmentation entre 1950 (50%) et 2010 (52%) (voir tableau n° 3). Le poids des disparités entre hommes (within hommes) et entre femmes (within femmes) dans l’explication de l’inégalité totale a connu des évolutions contrastées. Il s’amorce à partir des années 1980 une baisse sensible de la contribution de l’inégalité entre les hommes, ce qui traduit un développement notable de leur scolarisation. La baisse de l’inégalité est lente et moins importante entre les femmes, il en résulte que leur poids explicatif dans les inégalités augmente surtout à partir des années 1980. L’expansion de la scolarisation chez les femmes ne s’est pas effectuée de manière homogène. Une forte proportion n’a toujours pas accès à l’éducation (54% en 2010) et seulement 7% atteint un niveau d’enseignement supérieur. 5.

LES JEUNES ENTRE 15-24 ANS CONNAISSENT DAVANTAGE UNE RÉDUCTION DES INÉGALITÉS

Les inégalités dans l’éducation ont baissé pour toutes les catégories d’âge à partir de 15 ans (tableau n°4). Cette baisse a été particulièrement forte pour les tranches d’âge 15-19 et 20-24 ans qui présentent une distribution de l’éducation plus égalitaire (l’indice de Gini passe de 0,98 en 1950 à 0,38 en 2010 pour les 157 Lectures - Semaine de la recherche

346


19 ans et de 0,95 à 0,42pour les 20-24 ans). Parallèlement, la durée moyenne de scolarisation atteint 6,6 ans pour la tranche 15-19et 6,9 ans pour la tranche 20-24 en 2010, soit un gain de près de quatre années sur l’ensemble de la période. Les inégalités sont plus prononcées et les niveaux d’éducation plus faibles pour les tranches d’âge supérieures à 25 ans. Tableau n°4 : Nombre d’années de scolarisation et inégalités d’éducation par tranche d’âge, Maroc Tranche d'âge 15-19 20-24 25-29 30-34 35-39 40-44 45-49 50-54 55-59 60-64 65-69 70-74 >75 >25 >15

Nombre moyen d’années de scolarisation Gini de l’éducation 1950 0,23 0,45 0,32 0,32 0,27 0,27 0,19 0,17 0,16 0,15 0,14 0,14 0,14 0,25 0,28

1980 2,52 3,12 2,70 2,16 1,04 1,04 0,45 0,45 0,32 0,32 0,27 0,29 0,22 1,24 1,79

2010 6,60 6,89 5,94 5,76 5,55 4,79 3,94 3,21 2,76 2,21 1,06 1,14 0,53 4,37 5,00

Source: calculs des auteurs d’après les données de Barro et Lee (2010).

1950 1980 2010 0,98 0,76 0,38 0,95 0,72 0,42 0,97 0,76 0,51 0,97 0,81 0,52 0,97 0,90 0,54 0,97 0,90 0,61 0,98 0,95 0,68 0,98 0,95 0,73 0,98 0,97 0,76 0,98 0,97 0,82 0,99 0,97 0,91 0,99 0,97 0,90 0,99 0,98 0,95 0,97 0,89 0,64 0,97 0,84 0,58

Les 15-19 ans ont pu bénéficier des progrès quantitatifs importants de l’enseignement primaire et dans une moindre mesure de l’enseignement secondaire. Pour les 15-19 ans en 2010, qui constituent les nouveaux entrants dans le système d’éducation entre 2000 et 2002, 29% achève le niveau primaire et 28% arrête les études au cours du secondaire (seulement 12% arrive au terme du cycle secondaire). La proportion non scolarisée des 15-19 ans a fortement diminué passant de 98% en 1950 à 25% en 2010. Les 20-24 ans comptent davantage de jeunes qui terminent le cycle d’enseignement primaire (32%) et secondaire (17%) mais présentent toutefois une distribution de l’éducation légèrement moins égalitaire par rapport aux 15-19ans. De même, le nombre moyen d’années de scolarisation relativement élevé des 15-19 ans (6,6 ans) est dû principalement à une durée plus longue dans le primaire (avec un degré de rétention élevé, au moins jusqu’à la cinquième année du primaire), à l’amélioration des taux de scolarisation dans le primaire et de manière moins nette dans le secondaire, et à une proportion relativement faible des illettrés (25%). Barro et Lee (2010) soulignent que les perspectives de réduction de l'écart des niveaux de scolarité atteints entre pays développés et en développement reposent largement sur la capacité des pays en développement à augmenter de manière 8 Lectures - Semaine de la recherche

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significative les taux de scolarisation parmi les nouveaux entrants (moins de 15 ans), et de rattraper les taux élevés de passage du primaire au secondaire et du secondaire au supérieur des pays développés. Au Maroc, en 2010 29% des jeunes entre 15 et 19 ans parvient au terme du cycle primaire et 40 % accède à l’enseignement secondaire dont seulement 12% termine ce cycle. En fin de compte, le développement quantitatif de la scolarisation et la généralisation de l’accès à l’enseignement primaire semble au Maroc avoir été un pari moyennement réussi et des progrès importants restent à accomplir en ce qui concerne l’enseignement secondaire. 6. DES D’INÉGALITÉS D’ÉDUCATION AU MAROCTOUJOURS SUPÉRIEURES A CELLES DES PAYS DU SUD DE LA MÉDITERRANÉE Le tableau n° 5et le graphique 2donnentle nombre moyen d’années de scolarisation et l’indice de Gini de l’éducation pour un certain nombre de pays du sud de la Méditerranée. Ces pays présentaient dans les années 1950 des niveaux d’éducation et de développement économique faible mais assez comparables à ceux du Maroc. En 2010, trois groupes peuvent être distingués selon leur niveau d’inégalité dans l’éducation : un premier groupe avec un indice de Gini d’à peu près 30% (Jordanie et Turquie) ;un deuxième groupe où l’indice de Gini se situe entre 37% et 42% (Algérie, Tunisie, Iran, Syrie, Lybie et Egypte.) ; un troisième groupe présentant un niveau d’inégalités relativement élevé où l’indice de Gini dépasse 48% (Mauritanie, Maroc et Yémen). Le Maroc se situe donc à l’avantdernière place en 2010. Tableau n°5 : Nombre moyen d’années de scolarisation et inégalités de capital humain dans les pays du Sud de la Méditerranée (2010) Nombre moyen Pays d’années de scolarisation 9,23 Jordanie 7,02 Turquie 7,7 Algérie 8,14 Iran 5,28 Syrie 7,85 Libye 7,08 Egypte 7,32 Tunisie 4,62 Mauritanie 5,00 Maroc 3,68 Yémen

Indice de Gini de l’éducation 0,29 0,32 0,39 0,37 0,37 0,4 0,42 0,42 0,48 0,58 0,66

Proportion de la population par niveau d'instruction atteint (en %) Non Primaire Secondaire Supérieur scolarisés 20,04 8,64 51,94 19,38 10,82 41,98 37,89 9,3 11,38 38,82 39,15 10,61 18,05 25,24 42,97 13,85 11,18 59,74 26,57 2,56 24,1 22,16 31,13 22,61 30,97 8,79 48,71 11,37 22,65 28,12 36,93 12,29 30,64 51,76 15,99 1,62 43,81 23,61 22,95 9,63 56,91 16,91 23,34 2,83

Source : calculs des auteurs d’après les données de Barro et Lee (2010).

Partant d’un niveau élevé d’inégalités dans les années 1950, le coefficient de Gini de l’éducation a connu une évolution contrastée selon les pays. Il a considérablement baissé pour la Turquie, la Jordanie, l’Algérie l’Iran et la Syrie. Ces pays ont réalisé des avancées particulièrement marquées dans l’alphabétisation et le développement de la scolarisation de base. Le Maroc, comme la Mauritanie et le 9 Lectures - Semaine de la recherche

348


Yémen, connaît des niveaux d’inégalités relativement élevés malgré les progrès réalisés en matière de fréquentation des écoles primaires et secondaires. Toutefois, une forte proportion de la population reste non scolarisée. La lutte contre l’analphabétisme demeure un énorme défi pour ces pays. Graphique n°2 : Evolution des inégalités dans l’éducation et du nombre moyen d’années de scolarisation dans les pays du sud de la Méditerranée, 1950-2010 Nombre moyen d’années de scolarisation 1 .4

.6

.8

Maroc Algérie Libye Tunisie Mauritanie Egypte Jordanie Yemen Turquie Syrie Iran

.2

2

4

6

Gini de l'éducation

8

Maroc Algérie Libye Tunisie Mauritanie Egypte Jordanie Yemen Turquie Syrie Iran

0

1940

1960

1980 Année

2000

2020

1940

1960

1980 Année

2000

2020

Graphique n°3 : Contribution des cycles d’enseignement au nombre moyen d’années de scolarisation, 1950-2010 Algérie

Iran

Jordanie

Mauritanie

10

90 00

20

20

19

70 80 19

50 60

19

19

19

10

90 00

20

20

70 80

19

19

19

50 60 19

19

10

90 00

20

20

19

70 80

Maroc

Syrie

19 50 19 60 19 70 19 80 19 90 20 00 20 10

Yémen

Turquie

Cycle primaire

19 50 19 60 19 70 19 80 19 90 20 00 20 10

19 50 19 60 19 70 19 80 19 90 20 00 20 10

0 2 4 6 8

10

Tunisie

19 50 19 60 19 70 19 80 19 90 20 00 20 10

19 50 19 60 19 70 19 80 19 90 20 00 20 10

19 50 19 60 19 70 19 80 19 90 20 00 20 10

0 2 4 6 8

10

Libye

19

50 60

19

19

19

10

20

90 00 20

70 80

19

19

19

19

19

50 60

0 2 4 6 8

10

Egypte

19 50 19 60 19 70 19 80 19 90 20 00 20 10

Moyenne d'années de scolarisation

10

Indice de Gini de l’éducation

Cycle secondaire

Cycle supérieur

Le Maroc et la Turquie affichent une proportion identique de la population ayant atteint l’enseignement supérieur mais la Turquie, dont l’entrée dans le supérieur est très sélective, présente un nombre moyen d’années de scolarisation plus élevé et un niveau d’inégalité plus faible en raison d’une faible proportion des il10 Lectures - Semaine de la recherche

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lettrés et d’une forte proportion de la population ayant atteint les niveaux primaire et secondaire. La Syrie, par rapport au Maroc, a élargi plus rapidement son éducation de base et a réalisé des progrès en matière d’alphabétisation. Elle est parvenue à une distribution beaucoup plus équitable de l’éducation, comme le montre son coefficient de Gini relativement faible. La Jordanie, la Libye, l’Iran et la Tunisie connaissent un nombre moyen d’années de scolarisation élevé et présentent une proportion relativement importante de la population ayant atteint un niveau d’enseignement supérieur. En Jordanie, alors que seulement 8,6% de la population âgée de 15 ans et plus quitte le système éducatif avec un niveau primaire en 2010,52%a accompli le secondaire et 20% est inscrit dans l’enseignement supérieur. Pour l’Iran et l’Egypte, l’amélioration du nombre moyen d’années de scolarisation semble provenir d’une contribution plus importante du secondaire. Le développement de l’enseignement primaire explique largement la croissance de la durée moyenne de scolarisation au Maroc, mais moins qu’en Mauritanie (graphique 3). CONCLUSION Les inégalités de capital humain– mesurées par le coefficient de Gini du nombre moyen d’années de scolarisation des marocains âgés de 15 ans et plus – ont relativement baissé dans la période 1950-2010. Une distribution plus égalitaire de l’éducation est observée pour la tranche d’âge 15-24 ans qui a bénéficié des efforts de généralisation de la scolarité inscrits dans la charte de l’éducation. Pour cette génération, la durée moyenne de scolarisation a particulièrement augmenté et la proportion de la population non scolarisée a fortement diminué. L’un des problèmes majeurs qui entrave le développement du capital humain au Maroc sont les sorties précoces du système éducatif, lesquelles interviennent principalement à deux niveaux. Le premier au primaire et au collège, où le non-respect de l’obligation scolaire conduit à une part trop importante de la population non scolarisée. Le second à la fin du collège, où une proportion importante de jeunes quitte le système d’éducation sans aucune qualification. Sur ce dernier point, il est net que des politiques éducatives peuvent intervenir pour améliorer le niveau de qualification des sortants de l’enseignement secondaire, notamment en diversifiant les voies de formation donnant lieu à une qualification professionnelle pouvant les aider à une entrée dans la vie active. Sur le premier point, le système éducatif marocain a été profondément modifié au cours de la dernière décennie avec l'engagement explicite d’assurer une scolarisation obligatoire et continue pour tous les enfants. Des progrès importants restent néanmoins à réaliser sur ce plan afin d’assurer le rattrapage des autres pays sud-méditerranéens.

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Une dĂŠcennie de pouvoir AKP en Turquie : vers une reconfiguration des modes de gouvernement ? Elise Massicard

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Une décennie de pouvoir AKP en Turquie : vers une reconfiguration des modes de gouvernement ? Résumé

L’AKP, Parti de la Justice et du Développement, s’est maintenu au pouvoir en Turquie depuis 2002. Loin d’une usure du pouvoir, il a consolidé le soutien électoral de couches sociales diversifiées, réunissant une large partie des milieux populaires et de la classe moyenne en pleine expansion, mais aussi des milieux d’affaires. L’implantation de l’AKP tient à la manière dont ce parti s’est inséré au cœur de nombreux secteurs économiques et sociaux : bien qu’acquis aux principes de diminution de la sphère publique et de la délégation au privé, l’AKP n’a pas restreint le périmètre d’intervention de l’État. Au contraire, il est intervenu de manière accrue dans certains secteurs (politique sociale, logement). Il l’a fait de manière indirecte, en prenant appui sur des intermédiaires et alliés privés (entreprises, associations) qu’il a favorisés. Ainsi, l’AKP a mis en place et systématisé des modes de redistribution faisant intervenir des hommes d’affaires conservateurs bénéficiant de proximités avec les décideurs, milieu associatif charitable et couches sociales défavorisées. Ces politiques publiques ont reconfiguré différents secteurs sociaux dans un sens favorable à l’emprise du parti.

A Decade of JDP Power in Turkey : Towards a Reconfiguration of the Ways of Governing ? Abstract

The Justice and Development Party (JDP) has been in power in Turkey since 2002, consolidating its electoral support among an array of social groups ranging from broad appeal among the popular classes to business leaders and a growing middle class. The success of the JDP is a consequence of the manner in which the party inserted itself into certain economic and social sectors. While the party has internalized the principles of reducing the public sphere and outsourcing to the private sector, it has not restricted the reach of government intervention. On the contrary, it has become increasingly involved in certain sectors, including social policy and housing. It has managed this through an indirect approach that relies on intermediaries and private allies such as the businesses and associations that is has encouraged. In this way, the JDP has developed and systematized modes of redistribution that involve the participation of conservative businessmen who benefit from their proximity to the decision-makers, charitable organizations, and underprivileged social groups. These public policies have reconfigured different social sectors in a way that has strengthened the Party’s influence.

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Une décennie de pouvoir AKP en Turquie : vers une reconfiguration des modes de gouvernement ? Elise Massicard Institut français d’études anatoliennes, Istanbul

Fin 2012, l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la justice et du développement) fêtait ses dix ans au pouvoir en Turquie. La portée de cet évènement dépasse le seul cadre du pays. Il s’agit en effet de la plus longue expérience du pouvoir d’un parti aux origines islamistes arrivé aux commandes de l’Etat par voie démocratique, et, à ce titre, d’un cas d’école pour les observateurs extérieurs, voire d’une source d’inspiration. Mais il s’agit également d’une expérience majeure pour la politique intérieure turque, ce long règne ayant mis fin à une dizaine d’années d’instabilité marquées par une succession de gouvernements de coalition. On peut véritablement parler de parti de pouvoir, voire de gouvernement tant, depuis sa victoire aux législatives de novembre 2002, l’AKP a régné de manière quasi incontestée, en s’appuyant sur de larges majorités tant au niveau national – s’assurant douze années de gouvernement sans coalition – qu’aux divers échelons locaux. Douze années pendant lesquelles il a pris peu à peu le contrôle des diverses institutions du pays, y compris celles dans lesquelles il avait d’abord rencontré des résistances importantes1. Après douze ans au gouvernement, la popularité de l’AKP ne se dément pas. Loin de présenter une quelconque « usure du pouvoir », il est parvenu à consolider, voire à étendre son soutien électoral : de 34,4 % de voix recueillies en 2002, il a obtenu aux législatives de 2011 pas loin de 50 % des suffrages exprimés. Alors que les protestations de Gezi, au printemps 2013, avaient semblé traduire un mécontentement grandissant, et les scandales de corruption de la fin 2013 annoncer un effritement de son crédit, il a remporté 44,19 % des suffrages aux élections locales de mars 2014. Une véritable prouesse, même dans un contexte de croissance économique élevée. Comment l’AKP est-il parvenu à maintenir, voire à renforcer son assise ?

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Même si la rupture consommée fin 2013 avec la mouvance de Fethullah Gülen, mouvement socio-religieux sur lequel l’AKP s’est largement appuyé jusque-là, ouvre de nouvelles questions (voir Balcı 2013). Les Etudes du CERI - n° 205 - Elise Massicard - juillet 2014

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Sa base sociale se caractérise par sa diversité : l’AKP s’est assuré le soutien de couches sociales diversifiées, réunissant une large partie des milieux populaires et de la classe moyenne en pleine expansion, mais aussi des milieux d’affaires, petits et moyens entrepreneurs (les fameux « tigres anatoliens ») ayant joué un rôle important dans son ascension. Mais si l’AKP est aussi libéral et favorable aux entrepreneurs qu’on le dit, s’il a sacrifié la dimension sociale de sa politique du logement, entre autres, sur l’autel du profit, comment expliquer que sa popularité auprès des milieux modestes, voire démunis, qui constituent sa véritable force électorale, ne se démente pas ? Les analyses électorales révèlent que l’électorat de l’AKP est nettement plus modeste que celui des principaux partis d’opposition – CHP kémaliste et MHP nationaliste turc ; seul le BDP nationaliste kurde semble avoir un électorat plus pauvre, mais il est implanté surtout dans les régions du Sud-Est, les plus démunies de Turquie2. La composition de la base sociale de l’AKP a surtout été étudiée à partir d’analyses électorales et de recherches par questionnaires3. Nous prenons ici le pari de l’aborder en termes de points d’insertion dans la société, afin de mieux éclairer les liens que le parti au pouvoir, à travers les institutions publiques, entretient avec les populations, à partir du constat de la mise en place de modes de redistribution originaux. Nous montrerons dans cette étude que la large implantation de l’AKP tient à la manière dont ce parti s’est inséré au cœur de certains secteurs économiques et sociaux, et notamment dont il s’est positionné au centre d’un ensemble de réseaux et d’arrangements économiques et sociaux que les politiques publiques menées ont peu à peu transformés dans un sens favorable à son emprise. Une façon de reprendre, en le décalant, un questionnement devenu courant sur les modes d’exercice du pouvoir de l’AKP : dans quelle mesure ce parti a-t-il « renouvelé » les modes de gouvernement en Turquie ? Jusqu’ici ont surtout été interrogées la nature « islamiste » ou non de l’AKP à la suite de son aggiornamento par rapport à l’islam politique turc traditionnel4, les incidences de son règne sur le processus de démocratisation, ou encore la spécificité et l’exportabilité de cette expérience (parfois qualifiée de « modèle ») dans la région5. L’interrogation sur ses pratiques de pouvoir a connu un regain – et pris un nouveau tour – après deux épisodes marquants de la vie politique turque récente : les protestations dites « de Gezi », au printemps 2013, et les révélations d’« affaires » de détournements de fonds à l’hiver 2013-2014. Les mesures répressives adoptées par le gouvernement – répression des manifestations, restrictions d’accès à certains réseaux sociaux, etc. – ont nourri des interrogations sur le caractère ou les « dérives » autoritaires du gouvernement AKP. Une interrogation en termes d’autoritarisme et son opposition à la démocratie qui nous semble trop simpliste et globale6. L’autre principale perspective développée a été la dénonciation de l’AKP comme suppôt du « néolibéralisme », ce dernier terme étant souvent utilisé de manière indifférenciée, quoique largement négative. Si les caractéristiques néolibérales de l’exercice du pouvoir de l’AKP sont

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KONDA 2014 : 20.

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Dalmış, Aydın 2008 ; Çarkoğlu, Kalaycıoğlu 2007.

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L’AKP, créé en 2001, est le fruit d’une prise de distance relative avec l’islam politique turc dont il est issu, et dont était emblématique le Parti de la prospérité (Refah Partisi) dans les années 1990. L’AKP a adopté un positionnement moins antisystème et plus libéral que l’islam politique turc traditionnel. Dès sa création, l’AKP a accumulé les succès électoraux, alors que le parti plus proche de l’héritage islamiste a été marginalisé électoralement. 5

Cizre 2008 ; Yavuz 2006, 2009.

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Dabène, Geisser, Massardier 2008.

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réelles et nombreuses, il nous semble, là encore, réducteur de les associer au néolibéralisme, voire à un mélange entre néolibéralisme et islamisme, ce type de qualification ne permettant pas de saisir dans leur originalité des modes d’exercice du pouvoir souvent complexes. L’objectif de cette étude est de proposer une lecture des modes de gouvernement mis en place par l’AKP. Les modalités d’exercice du pouvoir ont en effet connu des changements importants durant le règne de ce parti, arrivé au gouvernement, rappelons-le, dans un contexte très particulier : la crise économique de 2001, la plus grave de l’histoire de la République, qui a mis fin à de nombreux arrangements antérieurs et ouvert la voie à des transformations radicales dans tous les secteurs de l’économie7. L’AKP est arrivé au pouvoir avec la promesse de renouveler la « gouvernance » et un agenda de libéralisation et de décentralisation ; il s’est employé rapidement à réformer en profondeur les rapports entre pouvoir central et pouvoirs locaux, et a mis en œuvre, en particulier, la délégation de compétences aux collectivités locales. Mais les effets concrets de ces réformes sont plus complexes que ne laissent supposer leurs effets d’annonce. Se sont vite fait sentir, notamment, des tendances à la centralisation d’un certain nombre de décisions. Car si l’AKP semble acquis aux principes de la restriction des attributs de la sphère publique, de la privatisation des entreprises étatiques, ainsi que de la délégation de nombreuses tâches, le périmètre d’intervention de l’État ne s’est pas restreint sous son règne, mais s’est plutôt redéfini. Il s’est même accru dans certains secteurs – tels ceux de la politique du logement et de la politique sociale, sur lesquels nous nous arrêterons plus loin. On observe également la mise en place, ou plus précisément le renforcement, de certaines modalités d’action : le développement de nouveaux modes d’intervention par des administrations sui generis comme TOKİ, l’Administration du logement collectif « nouvelle formule » ; un changement dans les rapports public-privé à travers des partenariats nombreux et institutionnalisés ; l’émergence, ou le renforcement, de nouveaux réseaux de pouvoir et de circulation des ressources, etc. L’AKP s’est inséré dans la société et l’économie turques et les a transformées par les politiques publiques qu’il a mises en œuvre. Ce faisant, le parti a mis en place et systématisé des modes de redistribution nouveaux. De nombreuses ressources circulent désormais entre parti au pouvoir, hommes d’affaires conservateurs bénéficiant pour certains de proximités avec les décideurs politiques, milieu associatif et couches sociales défavorisées destinataires d’une charité organisée, notamment à l’échelle locale. Une analyse rigoureuse des relations, étroites mais différenciées, nouant entrepreneurs, parti et pouvoir politique permettra de comprendre les nouvelles configurations d’acteurs, de réseaux de pouvoir et de circulation des ressources indissociables du développement des relations entre pouvoirs publics et secteur privé, y compris au niveau local. La Turquie a connu ces dernières années un grand mouvement de privatisation, de délégation de compétences et de décharge au secteur privé (entreprises, mais aussi secteur associatif). Un examen minutieux des modalités concrètes de fonctionnement des partenariats public-privé nous aidera à saisir comment se reconfigurent les interventions de l’Etat à la frontière des institutions. A l’encontre d’une vision privilégiant la dichotomie public-privé, une lecture en termes de délégation, d’intermédiaires, d’échanges,

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Massicard 2003.

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d’articulation nous a paru mieux à même d’éclairer l’émergence de nouvelles configurations d’intérêts, ainsi que la modification des relations entre champ politique et champ économique. Cette recherche convoque à la fois la littérature existante et des recherches originales fondées sur l’analyse de données préexistantes (décryptages électoraux, bases de données sur les privatisations et les appels d’offres, textes législatifs des réformes des pouvoirs locaux, textes encadrant les coopérations public-privé, littérature grise produite par les institutions comme TOKİ ou les municipalités), mais aussi sur des entretiens, observations et articles de presse reconstituant des trajectoires d’individus, d’institutions, d’associations et d’entreprises choisis pour leur caractère significatif ou révélateur. Elle a été menée principalement à Istanbul, qui constitue à plusieurs titres le creuset du pouvoir AKP, de nombreuses formules expérimentées dans cette ville depuis les années 1990 ayant servi de source d’inspiration à d’autres municipalités comme au gouvernement – rappelons que Recep Tayyip Erdoğan, avant de devenir Premier ministre, a été maire d’Istanbul de 1994 à 1998. Le choix d’Istanbul permet en outre d’aborder la question décisive des échelles de pouvoir. En effet, Istanbul est simultanément une municipalité métropolitaine chapeautant de nombreuses municipalités d’arrondissement, un département « métropolisé » et une région. Dans la mesure du possible, des analyses portant sur d’autres lieux ont été incluses. Cette étude s’organise en deux parties. La première s’emploiera à dépasser l’idée selon laquelle le règne de l’AKP se caractérise par un retrait de l’Etat, une libéralisation et une décentralisation, mais montrera qu’il s’est distingué au contraire par un redéploiement de l’Etat et de ses modes d’intervention8 : à partir de la réforme emblématique des pouvoirs locaux, elle interrogera les tendances concomitantes à la centralisation ainsi qu’à un interventionnisme croissant dans certains secteurs comme le logement. La seconde partie s’attachera à analyser les modes d’insertion de l’AKP dans la société et s’articulera en deux volets : l’insertion accrue de l’Etat dans l’économie à travers les reconfigurations des relations public-privé ; son interventionnisme croissant dans la politique sociale en coopération avec des ONG d’obédience religieuse. L’examen de ces deux types d’insertion aidera à comprendre les modes de circulation des ressources, à éclairer la manière dont est reproduite la base sociale, mais aussi à mettre au jour l’important pouvoir de configuration acquis par l’AKP dans différents secteurs.

L’AKP au pouvoir, redéploiement plus que retrait de l’Etat Le règne de l’AKP s’est-il traduit par une libéralisation ou par un retrait de l’Etat ? La réponse à cette question appelle la nuance. Partisan du « moins d’Etat », l’AKP a certes mis en place des réformes de dévolution aux pouvoirs locaux et de délégation au privé. Mais il a aussi, en parallèle, établi son contrôle sur la quasi-totalité des rouages institutionnels, et montré des tendances à la centralisation ainsi qu’à un interventionnisme accru dans plusieurs secteurs.

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Hibou 1999.

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Au-delà de la décentralisation, la rehiérarchisation politique du territoire

Au pouvoir à tous les niveaux, l’AKP a pu investir les différents rouages décisionnels. Le système de dépouilles étant prégnant 9, on a assisté à un changement important du personnel bureaucratique, notamment aux postes-clés. Beaucoup a été écrit sur l’investissement de l’administration publique par l’AKP, en particulier sur sa prise de contrôle progressive de certaines institutions, les dernières « poches de résistance » ayant été réduites après l’élection d’Abdullah Gül à la présidence de la République à l’été 2007 : ce dernier verrou mettait fin au boycott qu’avait exercé le précédent président Sezer sur une série de réformes voulues par l’AKP, mais permettait également des nominations stratégiques dans de nombreuses institutions, en particulier la Justice. Ainsi, dès décembre 2007, Gül nomme à la direction du Conseil supérieur des universités (Yüksek Öğretim Kurulu, YÖK) Yusuf Ziya Özcan, réputé pro-AKP, qui, à l’occasion du renouvellement des membres du Conseil (dont le mandat est de quatre ans), place à son tour des proches10 : en 2011, il ne restait plus un seul membre nommé par Sezer. Dans de nombreux domaines, l’investissement massif de l’Etat par l’AKP lui permet, dès lors, d’utiliser les ressources du gouvernement. On sait moins de chose en revanche sur la manière dont l’AKP a contrôlé les postesclés de l’administration territoriale, préfets (vali), sous-préfets (kaymakam), directeurs des administrations centrales déconcentrées dans les provinces, autant de corps de fonctionnaires ayant longtemps constitué un des fers de lance de l’Etat laïque. L’AKP a procédé à un renouvellement très rapide du corps des préfets. Or, ces derniers revêtent une importance cruciale, dans la mesure où ils peuvent être considérés – toutes choses égales par ailleurs – comme des équivalents fonctionnels des préfets français d’avant la décentralisation : ils sont nommés sur proposition du ministre de l’Intérieur, décision du Conseil des ministres et approbation du président de la République. Sur un échantillon de 67 préfets en poste fin 2008, seuls 18 avaient été préfets sous d’autres partis ; cinq l’avaient déjà été mais se trouvaient sans affectation au moment de l’arrivée au pouvoir de l’AKP ; 44 ont été nommés pour la première fois par l’AKP. On remarque un renouvellement non seulement des préfets en poste, mais du corps luimême. Rappelons que le choix d’un préfet n’est soumis à aucune condition (de diplôme ou de carrière), ce qui rend sa nomination particulièrement aisée par rapport à d’autres postes, tel celui de sous-préfet, qui nécessite des conditions de carrière plus strictes et présuppose un cursus antérieur, et donc une formation sur plusieurs années. Ainsi, l’administration territoriale semble avoir été profondément renouvelée par l’AKP, tant au niveau du personnel que de la répartition des compétences.

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Gourisse 2014.

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« YÖK başkanı Özcan, ekibini kurmaya devam ediyor » (« Le président du YÖK continue à former sa propre équipe »), Hürriyet, 20 février 2008. Les Etudes du CERI - n° 205 - Elise Massicard - juillet 2014

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Le programme initial de l’AKP se réclamait de la décentralisation. Pourtant, plus qu’une réelle décentralisation, c’est une re-hiérarchisation politique du territoire qui s’est dessinée, marquée par des tendances à la métropolisation. Dès 2004-2005, l’AKP a engagé des réformes des pouvoirs locaux, promulguant des lois pour chaque échelon territorial (municipalités, municipalités métropolitaines, administration départementale)11. Prises dans leur ensemble, ces lois ont accordé une plus grande autonomie, notamment financière, aux collectivités locales, libérées en partie du contrôle de l’Etat central. Elles leur ont également conféré des compétences élargies, en particulier dans le domaine économique : les municipalités peuvent désormais décider des plans d’investissement, et les municipalités métropolitaines s’endetter. Les conseils élus (municipaux et généraux) sont sortis globalement renforcés. La position dominante de l’AKP à tous les échelons (y compris dans la plupart des mairies et des métropoles) lui a permis de procéder à ces changements dans l’architecture des pouvoirs sans entraîner de transferts de ces derniers à d’autres partis. Les principaux gagnants de ces changements ont été les maires, qui concentrent désormais les pouvoirs dans les villes, et en particulier les métropoles12. On ne peut s’empêcher d’y voir un lien avec le fait qu’Erdoğan est le premier Premier ministre de Turquie à avoir auparavant exercé la fonction de maire ; c’est dans la mairie d’Istanbul, qu’il a occupée de 1994 à 1998, qu’il s’est forgé bon nombre de ses futurs compagnons de route : Mehmet Ali Şahin (maire de l’arrondissement stambouliote de Fatih avant de devenir ministre de la Justice), Binali Yıldırım (directeur de l’entreprise municipale de transports maritimes d’Istanbul İDO avant de devenir ministre des Transports), Erdoğan Bayraktar (directeur de KİPTAŞ, la société privée de construction de la mairie d’Istanbul, puis de TOKİ, l’Administration du logement collectif, député puis ministre). Selon certains, Erdoğan a bâti son mode de gouvernement sur son expérience de maire et perçu Istanbul comme une Turquie miniature, en donnant la préséance à des questions d’infrastructure13. C’est dans cette perspective que l’on peut interpréter la création, fin 2012, de quatorze nouvelles municipalités métropolitaines, qui ont vu ainsi leur nombre brutalement multiplié par deux. Un statut qui s’applique désormais à l’ensemble du territoire des trente départements abritant une municipalité métropolitaine (30 sur 81, mais les plus peuplés), absorbant des territoires ruraux faiblement peuplés. Dans ces départements métropolisés, les villages perdent leur personnalité juridique pour devenir des quartiers urbains. Après le premier nettoyage de mai 2008 (qui avait supprimé les municipalités de moins de 5 000 habitants), on y a assisté à une deuxième rétraction du semis municipal, et notamment à la disparition de la collectivité territoriale équivalente du conseil général français, le département n’étant plus, dès lors, qu’une administration déconcentrée de l’Etat14 : 56 millions de citoyens turcs – soit environ 77 % des électeurs du pays – dépendent désormais d’une municipalité métropolitaine, même s’ils habitent dans de lointains villages. A l’heure de la décentralisation administrative, cette suppression des niveaux de gestion territoriale et locale peut surprendre… Si des visées électoralistes ont sans doute joué – certains redécoupages

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Bayraktar, Massicard 2001 ; Joppien 2012.

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Açıkel, Balcı 2009 ; Joppien 2012.

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Açıkel, Balcı 2009.

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Pérouse 2012.

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électoraux faisant disparaître des municipalités d’opposition en prévision des élections locales de mars 2014 ont été immédiatement dénonçés par l’opposition –, elle s’inscrit avant tout dans une volonté de structuration du territoire par les métropoles, et en premier lieu Istanbul. Des territoires jusqu’ici préservés par leur statut rural sont entrés dans la zone de prédation de la politique urbaine, souvent définie à court terme. Les métropoles sortent ainsi renforcées comme acteurs et pivots de l’aménagement du territoire. Cette tendance transparaissait déjà dans la campagne pour les législatives de juin 2011 : dans son programme pour la Turquie future, l’AKP avait mis l’accent sur les métropoles, à rebours des mots d’ordre des premières élections centrés sur le développement local. Malgré la dimension nationale du scrutin, il n’avait pas hésité à mettre en avant les « grands projets » (çılgın projeler) pharaoniques à l’étude, en particulier pour Istanbul : le réaménagement de la place Taksim, qui a donné lieu à la vague de contestation de Gezi ; mais aussi de nombreux autres projets gigantesques et tout aussi contestés : troisième pont sur le Bosphore, Kanal Istanbul, troisième aéroport, Galataport, et beaucoup d’autres15… La présence des plus hauts personnages de l’Etat aux cérémonies de pose de la première pierre et d’inauguration est d’ailleurs systématique. L’intervention croissante des pouvoirs centraux dans les politiques locales a pu dans certains cas remettre en cause le poids accru des mairies. La gestion de la crise de Gezi en juin 2013 est à cet égard significative : le maire d’Istanbul est demeuré au second plan, éclipsé par le préfet, mais aussi par d’autres acteurs majeurs, Premier ministre en tête. Ces dernières années ont été marquées par l’augmentation du pouvoir relatif du ministère de l’Urbanisme et de l’Environnement au détriment des municipalités. De même, à plusieurs reprises, le gouvernement, et en particulier le Premier ministre, est intervenu directement dans des dossiers territoriaux. L’interventionnisme des pouvoirs locaux dans la gestion de l’urbain laisse une place importante aux acteurs centraux.

Un interventionnisme urbain croissant A cette re-hiérarchisation politique et administrative du territoire s’est ajoutée une nette tendance à l’interventionnisme territorial, en particulier dans les villes. Si, à l’étranger, les « grands projets » mentionnés plus haut ont beaucoup fait parler d’eux, dès 2004, des politiques de transformation urbaine (kentsel dönüşüm) ont touché l’ensemble du pays. Jusqu’alors, l’urbanisation en Turquie s’était opérée en grande partie par l’installation illégale de migrants sur des terrains publics, et leur appropriation subséquente, les pouvoirs publics tolérant, puis accommodant, voire légalisant cette situation de fait, longtemps objet d’échanges clientélaires. C’est par cette voie que les milieux modestes accédaient au logement, selon une forme non dite de redistribution sociale et de gestion des démunis16 ; les pouvoirs publics avaient peu d’initiative, et encore moins de contrôle, sur les dynamiques d’urbanisation et d’aménagement. 15

Voir ce site, qui permet de se faire une idée du nombre et de l’ampleur de ces grands projets : http://www. megaprojeleristanbul.com/# (consulté le 16 juillet 2014). 16

Eder 2009.

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L’AKP, désireux de « reprendre la main », va mettre fin à plusieurs décennies de gouvernement des villes par tolérance et accommodement de développements non contrôlés. Le nouveau code pénal de 2004 criminalise pour la première fois la construction de gecekondu17, et les démolitions se sont multipliées. De manière plus générale, les pouvoirs publics ont déclaré la guerre aux zones d’habitation informelles, décrétées insalubres, arriérées et pathogènes. La loi de transformation urbaine de 2005 permet aux municipalités d’arrondissement de désigner des secteurs devant faire l’objet de « projets de transformation » dans quatre types de situations, aux critères toutefois imprécis : les périphéries spontanées (gecekondu, apartkondu, équivalent du gecekondu à plusieurs étages mais toujours sans permis), pour les régulariser et les embellir ; les zones de protection historiques et naturelles, pour les dé-densifier et les muséifier ; les zones à désindustrialiser ; et, enfin, les zones sismiques, pour y produire un bâti résistant. Cette politique de transformation urbaine s’est vue renforcée et généralisée à l’ensemble des villes du pays par la loi de mai 2012 sur les risques de catastrophes. Ces projets visent à renouveler le stock de logements (le gouvernement a promis de moderniser les deux tiers du parc immobilier) à travers la démolition, puis la reconstruction, et le transfert des propriétaires légitimes dans de nouveaux logements collectifs. Il s’agit de revaloriser des quartiers entiers, mais aussi de procéder à des transferts de propriété et, plus largement, de mettre en place de nouveaux modes de gestion du marché foncier et du territoire. Pour certains, l’interventionnisme qui sous-tend cette politique de transformation urbaine impose une logique capitaliste à des secteurs qui s’en trouvaient jusqu’ici en partie protégés soit par leur statut, soit par leur caractère informel ou dégradé18. Ces critiques y voient à la fois le signe d’une néolibéralisation de la gestion territoriale – par la formalisation, la mise sur le marché et l’intervention croissante de partenaires privés et de logiques de profit – et de l’affirmation d’un marketing territorial, l’objectif proclamé des pouvoirs locaux étant de promouvoir leur ville sur le marché international. Une inflexion perceptible dans le manifeste de l’AKP pour les législatives de juin 2011, et notamment dans son usage récurrent de l’expression « ville-marque » (marka şehir), en particulier pour Istanbul19. Les « grands projets » peuvent également être lus dans cette perspective, dans la mesure où ils s’accompagnent souvent de la suspension des plans municipaux et d’une redéfinition de vastes pans de territoire alentour ; ainsi, une importante zone de développement économique est incluse dans le projet de troisième aéroport, et les modifications apportées aux plans d’urbanisme sont de plus en plus nombreuses (950 de 1983 à 2003 ; 1 383 de 2003 à 2008). Mais la tendance à la centralisation de l’interventionnisme territorial transparaît aussi dans les « projets de transformation urbaine ». Ainsi, la désignation des zones à transformer, traditionnellement de la compétence des municipalités, incombe désormais de plus aux plus au gouvernement, notamment quand il s’agit de zones à risque et de zones de relogement. Et le principal porteur des projets de transformation urbaine est une institution centrale, l’Administration du logement collectif (TOKİ, Toplu Konut İdaresi Başkanlığı). Une institution qui mérite un développement 17 Habitat autoconstruit, généralement sans permis ; et mode de formation d’une écrasante partie des villes de Turquie par les migrants de l’exode rural. 18

Kuyucu, Ünsal 2010.

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Pérouse 2013 : 176.

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à part tant elle révèle de nouvelles formes d’exercice du pouvoir, caractérisées par un lien fort au parti au gouvernement et une volonté d’interventionnisme dans des secteurs autrefois délaissés par les institutions.

La recentralisation des politiques locales par le logement : le cas de TOKI20 Créée en 1984, TOKİ a vu depuis 2001 ses prérogatives et ses moyens considérablement renforcés, au point de mener sous le pouvoir AKP une politique du logement d’envergure faisant office de politique urbaine21. Jusqu’au début des années 2000, l’administration concentrait son action sur le financement de logements collectifs, par l’intermédiaire de coopératives de construction de logements destinés aux classes moyennes. Après la tourmente bancaire de 2001 et la faillite de la Banque foncière, dont elle récupère une partie des avoirs immobiliers, elle se retrouve à la tête d’un important actif immobilier. En 2004, elle absorbe la direction générale du Bureau foncier, qui était chargé d’acquérir, de gérer et de produire du foncier pour les besoins publics : de 2003 à 2008, quelque 65 808 239 m² de terrains ont ainsi été transférés gratuitement à TOKİ22, qui régule désormais l’aménagement de tout le foncier public (à l’exception des terrains de l’armée). En quelques années, TOKİ va devenir le plus important propriétaire foncier, et bientôt promoteur immobilier, du pays, une institution dotée de compétences et de moyens exceptionnels. Si TOKİ s’est imposée comme un acteur incontournable, voire hégémonique, dans le secteur de l’urbain, cela tient à plusieurs raisons. Tout d’abord, elle a fait construire plus de 620 000 logements entre début 2003 et début 2014, dont seulement une petite partie peut être qualifiée de logements sociaux – ce qui a donné lieu à une série de critiques, beaucoup dénonçant l’orientation de l’institution vers le marché libre, et en particulier son segment supérieur23. Ses changements de statut lui ont permis en effet de bâtir des logements sur des terrains publics et de générer du profit de manière à financer la construction de logements publics – rappelant en cela KİPTAŞ évoquée plus haut. Mais la construction de logements n’est qu’une facette des activités de TOKİ : différentes réformes ont élargi ses compétences et l’ont conduite à piloter bien d’autres types de réalisations, résidences de standing, mais aussi stades, salons de sport, écoles, mosquées, dispensaires, commissariats, prisons, hôpitaux privés ou centres commerciaux. Ainsi, TOKİ revendiquait à son actif, début 2014, 623 369 logements,

20 Cette partie se base, en plus des sources écrites citées, sur deux journées d’études organisées à l’Institut français d’éudes anatoliennes à Istanbul début 2012. 21

Voir, à ce sujet, Pérouse 2013.

22

Radikal, 27 mai 2008.

23

Les opérations TOKİ ne s’adressent qu’aux groupes solvables et aux ayants droit formels, donc principalement aux propriétaires. Ainsi, Jean-François Pérouse estime qu’à l’échelle de la Turquie, le pourcentage des « vrais logements sociaux » en 2011 ne dépassait pas 15 % du parc de logements mis sur le marché par TOKİ (Pérouse 2013 : 182). En outre, les bénéficiaires véritablement pauvres des logements, dans l’incapacité de payer les mensualités exigées, les abandonnent fréquemment pour les revendre. Le rapport publié par l’association d’urbanisme social İmece estime par ailleurs que 52 % des logements construits par TOKI à Istanbul visent le profit (İmece 2009). Les Etudes du CERI - n° 205 - Elise Massicard - juillet 2014

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957 écoles, 982 salons de sport, 496 mosquées, 255 hôpitaux, 94 dispensaires, 41 bibliothèques, 19 stades24. Surtout, ses compétences englobent désormais la planification urbaine. Depuis 2011, une nouvelle modification de la loi fondatrice l’autorise à planifier l’aménagement des terrains qu’elle possède, mais aussi des zones de transformation urbaine et des « zones de logement collectif », et à y procéder à des expropriations. TOKİ se voit ainsi reconnaître la compétence de définir l’« utilité publique » au nom de laquelle ces dernières peuvent être décidées. On constate que le risque sismique − important en Turquie, est-il besoin de le préciser − est de plus en plus convoqué pour justifier des procédures d’expropriation. Le lien de TOKİ à l’exécutif va encore se resserrer au cours de la décennie. Début 2004, l’administration, placée auparavant sous l’autorité du ministère des Travaux publics, est rattachée aux services du Premier ministre. Puis, à l’été 2011, elle hérite d’un ministère taillé sur mesure, le ministère de l’Environnement et de l’Urbanisme, dont le premier titulaire n’est autre qu’Erdoğan Bayraktar, directeur de TOKİ entre 2003 et 2010, élu entre-temps député de l’AKP25. TOKİ est largement identifiée comme proche de l’AKP, et en particulier du Premier ministre, souvent présent lors des cérémonies de remise de logements aux ayants droit. Elle tient en outre une place de choix dans le discours de promotion du bilan de l’AKP. Ainsi, la brochure électorale de 2011 présente ses résultats, chiffres à l’appui, comme l’une des preuves de l’efficacité du pouvoir − ironiquement, l’un des enregistrements « compromettants » ayant filtré début 2014 relate une conversation dans laquelle le Premier ministre s’en prend vertement au directeur de TOKİ, accusé d’avoir vendu des terrains à Istanbul sans lui en faire part26. Dans son fonctionnement, TOKİ procède à partir du centre, de manière top-down et uniforme, sans concertation avec les collectivités locales, qui se voient réduites au rôle d’exécutants locaux. Elle entretient avec les pouvoirs locaux un rapport hiérarchique où elle a toujours le dessus et le dernier mot, et ne sollicite jamais, même formellement, la participation ou la concertation, pas plus qu’elle ne répond dans son fonctionnement comptable, ni dans son rapport aux citoyens, aux principes de transparence et de redevabilité pourtant abondamment mis en avant par l’AKP27. Une autre dimention de l’action de TOKİ mérite d’être soulignée : son insertion dans l’économie de marché, à la faveur notamment d’abondants partenariats avec le privé. Les modifications législatives opérées en juillet 2003 et en mai 2004 lui permettent, voire l’incitent, à conclure des marchés avec le secteur privé ; elles l’autorisent également à fonder des sociétés liées au secteur du bâtiment et à nouer des partenariats avec des institutions financières et des entreprises de construction existantes, ou encore d’y prendre des parts. Ainsi, TOKİ peut construire via ses propres filiales ou en association avec des entreprises. Elle peut également transférer du foncier public à des entreprises privées de construction, notamment grâce au système de « partage des revenus » − une prérogative qui lui est copieusement reprochée, le prix alors accordé, nettement inférieur à celui du marché, donnant lieu à des soupçons d’entente, voire de corruption. TOKİ engage un nombre considérable de partenariats public-privé pour un

24

Voir son site officiel : www.toki.gov.tr

25

Il a dû démissionner à la suite du scandale de corruption qui a éclaboussé le gouvernement en décembre 2013.

26

K. Tekin, « Başbakan Erdoğan’dan TOKİ başkanına kupon arazi fırçası », Zaman, 21 mars 2014.

27

Pérouse 2013 : 187.

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montant impressionnant. Ce faisant, elle bénéficie d’un statut privilégié : outre ses ressources foncières exceptionnelles, elle échappe depuis mars 2012 aux dispositions de la loi sur les appels d’offres publics pour toutes ses activités hors logement. La société d’investissements immobiliers Emlak Konut GYO A. Ş., dont elle est le principal actionnaire, est l’une des plus importantes de Turquie ; elle est par ailleurs le premier bénéficiaire des appels d’offres de TOKİ, qui jouit ainsi d’une position privilégiée sur le marché. Ce qui a fait dire au PDG d’une société civile de placement immobilier qu’en dominant le secteur de la sorte TOKİ violait les principes du marché libre et contrevenait aux intérêts des entreprises privées28. Jouissant d’un statut d’exception dans le public, mais également dans le privé, TOKİ fait ainsi partie de ces hybrides caractéristiques de la privatisation des Etats29. TOKİ a acquis un réel pouvoir sur le secteur de la construction – un secteur, faut-il le rappeler, dans lequel les opportunités comparatives sont très importantes. Loin de se contenter de s’y insérer, elle a contribué à le reconfigurer en profondeur. Par son rôle de pivot, mais aussi par l’attribution de la maîtrise d’œuvre des projets, ou de terrains et des droits à les développer, TOKİ s’est constitué un environnement de partenaires sous sa dépendance30. La répartition inégale de ces partenariats a pu faire l’objet de soupçons de favoritisme : pour la période 20022007, sur les 70 000 entreprises de construction habilitées à répondre à des appels d’offres publics, seulement 700 ont bénéficié des appels d’offres de TOKİ, une soixantaine d’entreprises s’accaparant 60 % du montant total des appels d’offres réalisés31. Les entreprises leaders de l’association des développeurs et investisseurs immobiliers – comme Sinpaş, İhlas ou Torunlar – sont ses partenaires principaux. Mais la configuration du secteur par TOKİ ne passe pas uniquement par l’attribution de terrains et de contrats à des partenaires privilégiés. TOKİ a largement contribué à l’émergence d’un nouveau groupe d’entrepreneurs : plus de 50 % des entreprises du BTP qui obtiennent l’essentiel des appels d’offres de taille lancés par TOKİ sont des entreprises présentes dans ce secteur depuis moins de dix ans32. Enfin, l’administration s’est auto-attribué un rôle d’arbitre, voire de censeur : chaque année, elle édite sous forme de brochure la liste des entreprises du bâtiment avec lesquelles elle travaille et évalue la qualité de leur travail (selon des critères tels que le respect des délais, la qualité de réalisation, l’endettement, etc.)33. Certaines sont classées « risquées », d’autres regroupées sur une liste noire – selon que les accords conclus aient été annulés, transférés, ou que des procès soient en cours. Il va sans dire que la publication de ces jugements met ces entreprises dans une situation critique.

28

Kuyucu, Ünsal 2010 : 1496, note 17.

29

Hibou 1999.

30

Pérouse 2013 : 191.

31

D. Gökçe, « TOKİ’den hangi şirket ne kadarlık ihale aldı » (« Quelles entreprises ont remporté combien d’appels d’offres de TOKİ »), http://dincergokce.blogcu.com/toki-den-hangi-sirket-ne-kadarlik-ihale-aldi/7241702, consulté le 16 juillet 2014. 32

Pérouse 2013 : 176.

33

« 44 firma TOKİ’nin kara listesinde » (« 44 entreprises sur la liste noire de TOKİ »), Dünya Bülten, 22 février 2011, http://www.dunyabulteni.net/haber/148469/44-firma-tokinin-kara-listesinde, consulté le 16 juillet 2014. Les Etudes du CERI - n° 205 - Elise Massicard - juillet 2014

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L’exemple de TOKİ donne à voir la manière dont l’Etat – pour ne pas dire l’exécutif – se redéploie dans certains secteurs et y exerce son pouvoir de configuration, malgré la décentralisation et la libéralisation affichées. Les activités de cette institution tendant à reproduire au niveau local la force du gouvernement central34. A travers elle, les grands investissements d’infrastructure urbaine se font sous le contrôle de l’Etat, qui reste ainsi un acteur majeur des processus d’accumulation. L’AKP au pouvoir a engendré une reconfiguration politique du territoire qu’il serait réducteur de résumer en termes de centralisation ou de décentralisation. Comme le cas emblématique de TOKİ le montre, cette reconfiguration s’est accompagnée de nouveaux modes de gouvernement des territoires, mais aussi des populations. La force de l’AKP tient à son implantation dans les structures bureaucratiques, à l’interventionnisme dont il fait preuve dans différents secteurs, et à sa capacité à façonner ces derniers.

Redéploiement, association, conformation Nous nous attacherons dans cette partie à analyser les modes d’insertion de l’AKP dans la société, et à montrer que son redéploiement institutionnel procède d’un gouvernement indirect, par cooptation et encouragement d’un certain nombre d’acteurs proches, et ce dans différents domaines. L’objectif, ici, est de retracer à la fois ces nouvelles formes de pratique du pouvoir et la manière dont y sont associés différents groupes. Poursuivant la réflexion entamée avec TOKİ, nous verrons que les relations entre secteur public et entreprises ont été reformatées sous l’AKP dans le sens d’une insertion croissante de l’Etat dans l’économie, à l’échelle nationale mais aussi locale. Les institutions interviennent de manière croissante dans la politique sociale, en s’appuyant sur des intermédiaires (entrepreneurs et ONG d’obédience religieuse), notamment dans les collectivités locales. L’analyse des modes de circulation des ressources permettra à la fois d’éclairer la manière dont est reproduite et consolidée la base sociale de l’AKP, mais aussi de mettre au jour l’important pouvoir de configuration acquis par le parti.

Le reformatage des liens Etat-entreprises : l’exemple des municipalités Le règne de l’AKP a été marqué par des changements dans les modes de relation entre Etat et économie. Bien que le parti ait affirmé à plusieurs reprises son engagement en faveur du libéralisme économique, les nouvelles formes d’intervention étatique qu’il a favorisées ont modifié en profondeur les relations entre pouvoirs publics et entrepreneurs, et les opportunités offertes par l’Etat à l’accumulation du capital demeurent importantes35. La hausse des privatisations,

34

Buğra, Savaşkan 2013.

35

Buğra, Savaşkan 2012.

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notamment, a été vertigineuse36 : celles-ci, d’actualité depuis les années 1980, sont passées de 8,2 milliards de dollars entre 1985 et 2003 à 50,3 milliards de dollars entre 2004 et 201337. Il serait erroné, cependant, de penser que les relations entre Etat et économie s’y résument. Cette période a également vu l’essor de différentes formes de partenariat avec le privé. On note ainsi une augmentation considérable des appels d’offres publics – entre 1998 et mi-janvier 2012, quelque 904 471 appels d’offres publics ont été émis, dont plus d’un tiers après 200938. Pour Buğra et Savaşkan, malgré la libéralisation et l’ouverture de l’économie, l’accumulation du capital et la croissance des entreprises dépendent toujours essentiellement des relations entretenues avec le gouvernement, dans des secteurs tels que les grandes infrastructures, mais aussi l’énergie, la métallurgie, la construction ou les services sanitaires (en particulier à la faveur de la réforme de la santé entamée en 2003)39. Or, selon plusieurs observateurs, les privatisations d’infrastructures publiques et l’octroi de contrats publics bénéficient prioritairement aux partenaires de l’AKP. Différents mécanismes législatifs et administratifs permettent en effet aux institutions publiques d’intervenir dans l’octroi de marchés : depuis sa mise en place, en 2002, à 2012, la loi sur les marchés publics a été modifiée vingt et une fois, plus de cent amendements y incluant des clauses d’exception qui ont souvent eu pour effet d’élargir le pouvoir discrétionnaire des autorités publiques dans la distribution des marchés – et ont été critiquées dans les rapports successifs de suivi de la Commission européenne sur la Turquie40 ; celui de 2010, notamment, a attiré l’attention sur l’augmentation du nombre de contrats (environ 28 %) qui n’étaient pas conclus conformément aux procédures41. S’appuyant sur des sources officielles publiées par l’Institut des appels d’offres publics, Gürek révèle que près de la moitié des résultats des appels d’offres ne sont pas rendus publics, contrairement à l’obligation légale de publicité42. Une marge importante est laissée aux autorités politiques dans l’orientation de la sélection des entreprises. A qui profitent ces pratiques ? A partir d’une analyse quantitative des appels d’offres, Gürek a dévoilé les relations privilégiées qu’entretiendraient plusieurs entreprises obtenant régulièrement des contrats avec les milieux de l’AKP43, qui semble accorder des privilèges aux hommes d’affaires proches de lui en termes d’affiliations politiques et confessionnelles44.

36

Öniş 2011.

37 On peut consulter les chiffres officiels sur le site de la direction de l’Administration des privatisations : http://www.oib.gov.tr/ 38

Voir le site officiel : http://www.ihale.gen.tr/, consulté le 16 juillet 2014.

39 Parmi les annonces d’appels d’offres, les catégories suivantes sont les plus représentées : construction (17,3 %) ; matériaux de construction (4,8 %) – l’addition de ces deux catégories montre que le secteur du BTP est dominant ; véhicules, équipements et services du secteur de la santé (9,6 %) ; combustible, carburants et charbon (7,5 %) ; véhicules, équipement et services de propreté (6,1 %) ; nourriture (5,9 %) ; transport (5 %). Voir Buğra, Savaşkan 2012. 40

European Commission 2012 : 48-49 ; European Commission 2013 : 34.

41

European Commission 2010 : 50.

42

Gürek 2008.

43

Ibid.

44

Buğra, Savaşkan 2012 : 27.

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S’il est difficile de se faire une idée précise sur le sujet, on ne peut affirmer que le gouvernement traite avec une distance égale les différentes organisations d’entrepreneurs. Ses relations avec la plus importante et la plus ancienne organisation de grands industriels, libérale et longtemps proche du pouvoir, la TÜSİAD (Türkiye Sanayıcı ve İşadamları Derneği, Association des industriels et hommes d’affaires de Turquie), ont été variables et par moments tendues – par exemple lors de la réforme constitutionnelle de 2010, que la TÜSİAD a sévèrement critiquée. En revanche, ses liens avec la MÜSİAD (Müstakil Sanayıcı ve İşadamları Derneği, Association des industriels et hommes d’affaires indépendants, comprenez « musulmans »), créée en 1990 pour concurrencer la première, mais aussi, jusqu’à récemment, avec la TÜSKON (Türkiye İş Adamları ve Sanayiciler Konfederasyonu, Confédération des industriels et hommes d’affaires de Turquie), fondée en 2005 par des membres de la mouvance de Fethullah Gülen, ont été plus étroits. L’étude qu’a consacrée Dilek Yankaya à la MÜSİAD permet de se faire une idée plus précise de ces convergences : bien que cette organisation se soit parfois montrée pragmatique dans sa recherche d’alliés politiques, ses accointances avec l’AKP au pouvoir sont réelles et multidimensionnelles – en termes de socialisation, d’orientations politiques, mais aussi de réseaux personnels (Erdoğan et Gül en ont été membres). Sous le règne de l’AKP, l’organisation a consolidé son statut de bénéficiaire principal du pouvoir, acquérant dans les années 2000 des privilèges économiques et une influence politique. L’arrivée de l’AKP au pouvoir, en ouvrant notamment des opportunités clientélistes lors de l’allocation des appels d’offres publics, a encouragé les entrepreneurs à y adhérer. Une affiliation qui s’est affirmée dans les années 2000 comme moyen d’accès à des postes de responsabilité et à des positions de pouvoir, voire comme facteur de performance économique45, les nouveaux membres adhérant plus par intérêt que par affinité identitaire. Dans quelle mesure ce phénomène est-il spécifique à l’AKP ? Les appartenances associatives et la proximité avec le pouvoir ont toujours joué un rôle déterminant dans la distribution des privilèges et des appels d’offres46. Ce phénomène, s’il n’est pas nouveau, semble cependant plus important, ou prend des formes particulières, sous l’AKP pour trois raisons : l’importance croissante des appels d’offres et des marchés publics ; la stabilité du pouvoir AKP à tous les niveaux ; et l’extension de ces pratiques de favoritisme à l’échelon local. Arrêtons-nous un instant sur ce dernier point. Pour Buğra et Savaşkan, l’étonnante croissance de ces nouveaux entrepreneurs conservateurs s’explique aussi, et peut-être surtout, par leur insertion dans une vague d’accumulation de capital soutenue par l’Etat47. L’essor de ces entrepreneurs dans les années 2000 est impressionnant, alors même que certains avaient été exclus des appels d’offres publics lors du « coup d’Etat post-moderne » de 1997, ce mémorandum de l’armée qui entendait mettre un coup d’arrêt aux activités islamistes dans différents secteurs, y compris l’économie. Si l’on s’en tient à la MÜSİAD, il est sensible en termes de nombre d’adhérents, de nombre d’entreprises représentées dans les cinq cents plus grandes entreprises du pays, ou encore à travers les positions qu’ont acquises, puis consolidées, les membres de l’organisation dans les chambres de commerce et

45

Yankaya 2013 : 127, 146.

46

Yankaya 2013 pour les années 1990 ; Buğra 1994.

47

Buğra, Savaşkan 2012 : 38.

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d’industrie des grandes villes (Istanbul en tête) ou élus dans les conseils d’administration des agences de développement mises en place à partir de 2006 au niveau régional48. Rappelons que ces nouveaux entrepreneurs sont surnommés les « tigres anatoliens », par analogie avec les pays émergents d’Asie du Sud-Est, mais aussi car plusieurs d’entre eux sont originaires des provinces anatoliennes autrefois marginalisées par la modernisation laïque voulue par Mustafa Kemal. Ici, la variable est la taille des entreprises : la MÜSİAD s’est positionnée en concurrence avec la TÜSİAD moins sur des critères idéologiques que de grandeur des entreprises, en attirant celles qui n’avaient pas le chiffre d’affaires requis pour adhérer à la TÜSİAD. Or, l’environnement économique créé par l’AKP a ceci de spécifique que des entreprises de différentes tailles peuvent profiter des opportunités générées par les pouvoirs publics. La loi sur les marchés publics de 2002 permet en effet à l’administration qui octroie le contrat de demander à l’entreprise contractante de changer de sous-traitant, et donc à l’autorité publique d’intervenir jusque dans le choix des sous-traitants. Cette disposition est particulièrement importante pour les nouveaux entrepreneurs, qui n’ont pas nécessairement la taille, l’expérience, les ressources ni le savoir-faire suffisants pour répondre aux appels d’offres publics, mais peuvent y avoir accès à travers la sous-traitance49. De la même manière, ce ne sont pas seulement les entrepreneurs nationaux ou des grandes métropoles, mais aussi les entrepreneurs locaux plus modestes, qui peuvent bénéficier de contrats alloués par TOKİ. Ce phénomène – et il s’agit ici aussi d’une nouveauté – s’étend au secteur municipal, désormais en plein essor : ainsi, les collectivités locales représentaient 40 % des investissements publics en capital fixe en 2010 et 26 % en 201250. Les réformes de 2004-2005 n’ont pas seulement renforcé les prérogatives et multiplié les domaines d’activité des municipalités, elles ont également augmenté leur autonomie financière et ouvert la voie à des partenariats avec le privé. Ces partenariats ne se limitent plus au financement de grandes infrastructures, mais touchent désormais la production, l’exploitation et la gestion de nombreux services. Du fait des contraintes croissantes qui pèsent sur l’emploi municipal, strictement encadré depuis le milieu des années 2000, les municipalités ont externalisé un grand nombre de tâches, se transformant peu à peu en gestionnaires de services51. A Kayseri, la part du budget municipal allouée à la sous-traitance a ainsi augmenté de manière très nette depuis les années 1990, jusqu’à dépasser dans les années 2000 les dépenses de personnel52. Si, au sein des municipalités, les privatisations demeurent très rares, la coopération avec le secteur privé y est devenue la règle et prend différentes formes : sous-traitance, création d’entreprises d’économie mixte, prise de participation des municipalités dans des entreprises privées, délégations de service public…53.

48 Yankaya 2013. Le fait que, parmi les trois représentants de la « société civile » élus au conseil d’administration de l’Agence de développement d’Istanbul, ont été élus des représentants de la MÜSİAD et de la TÜSKON, mais aucun de la TÜSİAD, a fait grand bruit. Voir S. Özdemir, « Istanbul’u kalkındıracak ekipte, TÜSİAD yok » (« La TÜSİAD est absente de l’équipe qui va faire se développer Istanbul »), Hürriyet, 5 janvier 2009. 49

Buğra, Savaşkan 2012.

50

Buğra, Savaşkan 2013.

51

Kadirbeyoğlu, Sümer 2012.

52

Doğan 2007 : 216ss, 224, 242.

53

Massicard, Pérouse 2012.

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Ces partenariats se sont diversifiés et étendus à des secteurs très variés : non plus uniquement les grandes infrastructures ou le BTP, mais aussi la fourniture de services comme le nettoyage de la voirie, les transports ou la santé. Il ressort de ses rapports d’activité que les appels d’offres lancés par la municipalité d’arrondissement d’Avcılar, à Istanbul, dans les années 1990 se limitaient aux secteurs de la construction et de l’aménagement paysager. Dix ans plus tard, ils étaient devenus courants, y compris dans les secteurs de l’éducation, de l’imprimerie, des soins infirmiers, de la construction de logements et de la destruction de constructions illégales. Au niveau municipal également, le processus de décision politique et les relations du secteur privé avec les décideurs institutionnels sont déterminants dans le succès des entreprises54. Gürek a montré que les appels d’offres émis par les municipalités étaient susceptibles de détournements55, les entreprises ayant conclu des contrats de long terme avec certaines municipalités ayant tendance à remporter des appels d’offres dans d’autres. On pourrait voir dans ce constat le signe d’une professionnalisation de l’entreprise dans un secteur ; or, il ne vaut que pour les municipalités de la même couleur politique56. A titre d’exemple parmi d’autres possibles, l’entreprise Özkartallar, fondée en 1986, s’est engagée dans le secteur du nettoyage et du ramassage des ordures en 1994, année où le Parti de la prospérité (Refah Partisi) remportait la mairie d’Istanbul. Forte de ses relations privilégiées avec les mairies du futur AKP, elle s’impose vite comme l’une des entreprises leaders du secteur, travaillant d’abord principalement pour la municipalité métropolitaine d’Istanbul, puis, en 2011, avec plusieurs municipalités d’arrondissement d’Istanbul – Ümraniye, Sultanbeyli, Çekmeköy et Sancaktepe, toutes aux mains de l’AKP. A contrario, les appels d’offres des municipalités d’opposition, telle celle d’Izmir (CHP), font très régulièrement l’objet d’annulations ou de poursuites par le pouvoir central sous prétexte d’irrégularités. Buğra et Savaşkan voient dans les trajectoires d’ascension économique de ces nouveaux entrepreneurs le signe de la suprématie des relations politiques forgées au niveau national sur les réalisations locales, malgré les tendances à la décentralisation et à la relocalisation de l’industrie57. S’il reste difficile de mesurer la part propre à chaque dynamique, contentons-nous de relever que, au sein des municipalités AKP, elles entrent en cohérence et peuvent se renforcer. Les accointances avec le pouvoir politique – qui ont toujours été importantes pour les entreprises – présentent ainsi une dimension localisée plus nette, conséquence du rôle économique croissant des municipalités mais aussi de la sous-traitance, désormais très développée et incluse dans les pratiques de favoritisme. Buğra et Savaşkan récusent la lecture classique selon laquelle l’AKP aurait été porté au pouvoir par la dynamique économico-sociale créée par des PME provinciales, soutenant au contraire que l’Etat, sous l’AKP, a contribué à la naissance d’une nouvelle bourgeoisie, que les nouveaux modes d’accumulation du capital mis en place ont fait d’un groupe d’entrepreneurs émergents la base du parti, et que les associations d’entrepreneurs nées avec l’essor de l’islam politique ont participé de manière significative au

54

Buğra, Savaşkan 2013.

55

Gürek 2011.

56

Kadirbeyoğlu, Sümer 2012.

57

Buğra, Savaşkan 2012.

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façonnage de ce groupe de soutiens58. Ce faisant, ils affirment deux idées centrales : l’importance du pouvoir de façonnage de l’Etat sur la formation d’un groupe social et la configuration des intérêts économiques, dont rien ne laisse croire qu’il aurait diminué sous l’AKP ; et le fait que se produit et se reproduit une polarisation politique dans l’économie. Les liens de ces entrepreneurs avec l’AKP se limitent-ils à une convergence de vues ? Tout porte à croire qu’en contrepartie les entreprises bénéficiaires emploient des sympathisants ou des soutiens du parti. Ceux-ci, en effet, ne peuvent plus être employés facilement dans le secteur public, du fait de nouvelles normes strictes d’emploi ayant rendu caduques certaines formes de redistribution clientélaire auparavant très répandues – qui se perpétuent, mais en passant désormais par le privé59. Elles peuvent également financer les sections du parti ou, plus souvent, participer au financement d’activités des municipalités ou des associations charitables.

L’investissement de l’action sociale Si l’AKP se contentait de poursuivre une politique néolibérale ne bénéficiant qu’à une coalition de promoteurs immobiliers, d’entrepreneurs conservateurs, d’élus locaux et d’habitants relativement bien dotés, comment expliquer sa reconduction électorale, étant entendu que ces groupes sont importants pour l’économie mais n’ont pas de poids électoral décisif ? Ce type de politique est en outre connu pour générer de fortes dynamiques d’exclusion sociale ; or, l’Etat redistributif est très limité en Turquie. Comment, dès lors, expliquer la popularité de l’AKP dans des zones urbaines déshéritées, notamment des quartiers touchés par des projets de rénovation urbaine60 ? Il convient, ici, de revenir sur une dimension centrale de la politique de l’AKP depuis son arrivée au pouvoir : sa politique sociale. Loin de se retirer de la sphère sociale comme on pourrait l’attendre d’un néolibéralisme « sauvage », l’AKP a mis en place et systématisé certaines aides, dans une optique non pas de droits, mais de charité et de bienfaisance. Pour ce faire, il s’est appuyé sur des entreprises (pour les dons) et des ONG (pour le ciblage), introduisant des formes de distribution, souvent circonscrites, de biens divisibles, en particulier dans les municipalités. Bien comprendre ces mécanismes est important, tant « les dispositifs économiques les plus banals et le fonctionnement économique quotidien participent simultanément des mécanismes de la domination »61.

58

Ibid.

59

Massicard, Pérouse 2012.

60

Il faudrait, bien sûr, nuancer selon les quartiers. Ainsi, aux élections locales de 2009, certains arrondissements d’Istanbul « perdus » par l’AKP – comme Maltepe ou Sarıyer – l’ont été en bonne partie en raison des mécontentements générés par des projets de rénovation urbaine. Cependant, ce type de phénomène est loin d’être la règle. 61

Hibou 2011 : 14-15.

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• La refonte de l’aide sociale en Turquie

Les deux premiers gouvernements AKP (2002-2007) ont entrepris des réformes importantes dans le domaine social, un domaine jusqu’alors quelque peu délaissé par les institutions en Turquie. Ce n’est qu’en 1986, avec la création du Fonds pour l’encouragement de la coopération et de la solidarité sociale (Sosyal Yardımlaşma ve Dayanışmayı Teşvik Fonu, ou SYDTF), que l’aide sociale est entrée dans le champ de compétence de l’Etat – même si elle y est longtemps restée irrégulière, ad hoc et en nature. Ce fonds faisait suite à l’apparition, au cours des années 1980, de nouvelles formes de pauvreté et d’exclusion sociale engendrées par l’ouverture et la dérégulation de l’économie turque, et la raréfaction subséquente des emplois stables et protégés62. Cependant, jusqu’à la crise économique de 2001, la pauvreté n’a pas été considérée comme un problème appelant une action étatique. C’est seulement après cette crise – et donc avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP – que le combat contre la pauvreté et l’exclusion sociale a fait l’objet de politiques publiques63. De 2001 à 2004, les dépenses d’aide sociale ont augmenté en valeur absolue, et le budget et le domaine d’activités du SYDTF ont été considérablement étendus, le montant des aides qu’il a distribuées allant jusqu’à tripler. Même si ces chiffres, en pourcentage du PNB, restent marginaux, et que cet accroissement demeure limité, il n’en marque pas moins un changement notable dans la prise de conscience de la nécessité d’une politique de lutte contre la pauvreté64. Le gouvernement AKP a inscrit à son agenda la refonte du système de protection sociale. En 2004, il modifie la structure du Fonds pour en faire une Direction générale de la solidarité sociale (SYDGM) ; puis il étend la couverture de la carte verte – introduite en 1992 pour garantir l’accès aux soins aux personnes privées de couverture santé –, portant le nombre de titulaires à plus de 14 millions de personnes en 2007 et améliorant l’accès aux services de santé. Pour la première fois sont introduites des aides en espèces (versées aux mères de famille), en lien avec un projet lancé par la Banque mondiale au lendemain de la crise économique de 2001, des aides qui se font bientôt plus régulières et nombreuses. Quelques années plus tard, les systèmes d’assurance santé et de sécurité sociale sont uniformisés et étendus ; jusque-là n’étaient prises en charge que trois catégories de population (fonctionnaires ; agriculteurs et indépendants ; salariés du secteur privé, qui bénéficiaient de prestations distinctes), à l’exclusion de toute la population inactive, mais aussi des travailleurs informels, pourtant très nombreux65. En 2006, le gouvernement crée un Institut de sécurité sociale qui unifie ces trois régimes ; en 2007, il introduit la couverture santé universelle, financée par un fonds d’assurance, qui ouvre l’accès aux soins primaires à tous les citoyens : on estime actuellement à plus de 90 % la part de la population couverte. Il est probable que ces mesures ont eu un impact sur les scores obtenus par l’AKP dans les régions les plus pauvres du pays, en Anatolie de l’Est et du Sud-Est, mais aussi dans les banlieues des grandes métropoles66.

62

Buğra, Keyder 2003.

63

Buğra, Adar 2008.

64

Ibid.

65

L’exclusion générée par ce système très corporatiste était cependant tempérée par le fait qu’une grande partie de la population était couverte par l’assurance santé via le conjoint actif déclaré. 66

Buğra, Candaş 2011.

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Deux approches différentes, voire opposées, semblent avoir guidé les réformes sociales de l’AKP. L’une a privilégié l’introduction d’une politique sociale redistributive fondée sur des droits établis : l’organisation institutionnelle a été rationalisée – le « système intégré » mis en place s’appuie sur une base de données qui rassemble les informations émanant de quatorze institutions différentes –, le processus de demande simplifié et systématisé – un mode de calcul de la pauvreté se voulant rationnel a été progressivement introduit –, la circulation de l’information concernant les caractéristiques et les critères d’éligibilité pour les différentes d’aide standardisée. L’autre a mis en avant l’idée plus traditionnelle selon laquelle l’assistance sociale est une question de charité plus que de droit : la centralité de la famille et des réseaux transparaît dans la conception de l’aide sociale qui se dégage des programmes de l’AKP et du gouvernement, ou des discours du Premier ministre ; de même, le rôle de la famille a été renforcé dans la réhabilitation des enfants des rues et le soin aux personnes âgées et aux handicapés. Ce qui permet à Buğra et Keyder de voir dans l’orientation sociale de l’AKP « un amalgame de néolibéralisme et de conservatisme social »67. • Délégations : le rôle des municipalités

De fait, si les institutions ont investi le secteur de la politique sociale, elles l’ont fait en s’appuyant sur d’autres instances : la solidarité familiale et la charité des organisations de bienfaisance. Le gouvernement AKP attend des initiatives et des pouvoir locaux qu’ils assument un rôle important dans la prise en charge des démunis68. Ainsi, les restructurations du SYDTF, au début du pouvoir AKP, traduisent un déclin dans la participation de l’Etat aux soupes populaires et aux transferts aux pauvres lors du ramadan et des fêtes religieuses69, autant d’activités qui ont augmenté de manière significative au niveau municipal. L’action sociale des municipalités n’est pas nouvelle : elle s’inscrit dans la continuité d’un mouvement amorcé au milieu des années 1990, en particulier dans les mairies islamistes70. Le succès électoral du Parti islamiste de la prospérité en 1994 dans de nombreuses villes, y compris Istanbul et Ankara, a, de ce point de vue, constitué un tournant71. Le Refah est arrivé au pouvoir municipal sur un mot d’ordre d’égalité et de justice sociale, l’« ordre juste » (adil düzen). Ses municipalités se sont illustrées par des activités de charité spécifiques : prise en charge des cérémonies de circoncision et de mariage collectifs, voire participation aux dépenses que celles-ci occasionnent ; organisation de soupes populaires et d’animations durant le ramadan ; attribution aux plus démunis d’aides en nature ou en espèces, telles que bourses d’études, participation aux frais médicaux ou de logement, octroi de nourriture, de titres de transport en commun, de vêtements, de charbon et de biens de première nécessité à des prix modiques, voire

67

Buğra, Keyder 2005 : 32.

68

Buğra, Keyder 2005.

69

Türkiye Cumhuriyeti Hükümeti 2004 : 50.

70

Buğra, Keyder 2005.

71

Akıncı 1999 ; Doğan 2007 : 18-19, 219 ; Eligür 2010 : 172ss.

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gratuitement72 ; obtention pour les démunis de rendez-vous dans les hôpitaux et autres services publics73. Les distributions d’aide des municipalités islamistes ont été nettement plus massives que celles des partis concurrents, et pas seulement seulement avant les élections74. De 1994 à 2007, à Kayseri, le nombre de familles bénéficiant quotidiennement de dons de nourriture, de charbon, de médicaments a été multiplié par sept ; durant le ramadan, 16 500 personnes ont bénéficié de soupes populaires ; la mairie a distribué des fournitures scolaires aux plus démunis75. Notons que les islamistes considèrent comme « démunis » non pas seulement des personnes âgées, isolées, handicapées ou sans revenus, mais aussi des personnes ayant des emplois précaires, temporaires, rémunérées au salaire minimum ou socialement non couvertes76. Cet activisme social renvoie à l’organisation du parti, qui, avant même d’arriver au pouvoir, a lourdement investi dans l’aide sociale et la charité. Le Refah ne fonctionnait pas seulement comme un parti, mais aussi comme une agence d’aide sociale pour les démunis77. C’est en fournissant des services qu’il a pu capter le soutien des couches défavorisées et accéder au pouvoir (de ce point de vue, des parallèles avec d’autres partis islamistes dans le monde sont justifiés). Ce faisant, il a établi des contacts personnels avec le plus d’individus possible afin de mobiliser des soutiens et d’identifier les nécessiteux78. On voit comment ont été transposées dans la sphère institutionnelle les pratiques de militantisme à l’origine du succès électoral des islamistes. Cet activisme social municipal va prendre un tour plus systématique sous l’AKP, encouragé par les réformes récentes accordant aux collectivités locales de larges responsabilités dans le domaine de l’assistance sociale, ainsi que la possibilité d’y intervenir en coopération avec le secteur privé (commercial ou bénévole), que ce soit pour la fourniture des services ou leur financement. Les articles 75 et 77 de la loi de 2005 sur les municipalités, notamment, inscrivent l’assistance sociale dans la sphère de la charité privée79. Aucune information précise ne permet de chiffrer l’ampleur des ressources financières mobilisées par les différents programmes d’assistance sociale80, mais la présence croissante des municipalités dans ce secteur transparaît dans des projets liés à la création d’emplois (essentiellement la formation), des programmes d’aide et de distribution de

72

White 2002.

73

Heper 1997 : 36.

74

Akıncı 1999 : 76-77.

75

Doğan 2007.

76

Doğan 2007 : 217, 234, 248, 255, 260.

77

Heper 1997 : 36.

78

White 2002 ; Eligür 2010.

79 Ainsi, l’article 77 stipule que « la municipalité met en œuvre des programmes orientés vers la participation des personnes bénévoles dans le but d’augmenter l’efficacité, l’économie et la productivité dans les services, et d’assurer la participation et la solidarité dans la localité dans la fourniture de services de santé, sportifs, d’éducation, de culture, et dans les domaines de l’environnement, l’aide sociale, les bibliothèques, les parkings, la circulation, et orientés vers les personnes âgées, les femmes, les enfants, les handicapés, les pauvres et les déshérités » (notre traduction). 80

Türkiye Cumhuriyeti Hükümeti 2004 : 45.

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nourriture, de charbon, de vêtements, etc81. Un simple coup d’œil sur les rapports d’activités des municipalités, ou sur leur site Internet, est instructif. Ainsi, la municipalité de Beyoğlu propose des aides très variées : distribution de charbon, de vêtements, de nourriture, dons en nature, bourses éducatives, soupes populaires, douches, aides pour les handicapés… Elle a également mis en place, dans les années 2000, onze semt konakları (relais de quartier) dans lesquels on trouve, à côté des mairies, des écoles maternelles et des centres publics de santé (où officient gracieusement les médecins de famille), nombre d’activités culturelles (conférences, concerts) mais aussi sociales : cours d’alphabétisation pour les femmes, d’informatique, d’anglais ; aide quotidienne aux pauvres (soupes populaires permanentes, laverie gratuite, douches) ainsi que des bureaux d’aide sociale82. Ces relais, souvent adossés à un parc et/ou à un café, s’ancrent au cœur de la vie sociale du quartier et produisent des formes multidimensionnelles d’encadrement de la population ; certains, tel celui de Dolapdere, abritent un magasin d’aide sociale où les démunis peuvent obtenir gratuitement des biens de consommation courante. D’autres municipalités, comme les municipalités d’arrondissement de Başakşehir et de Beyoğlu, à Istanbul, ont instauré un système de cartes prépayées (Beyoğlukart, Destekkart) permettant à leurs détentrices – car elles sont octroyées exclusivement aux femmes83 – d’acheter nourriture, vêtements, bien éducatifs dans certains magasins. Les municipalités médiatisent cette charité, donnant d’elles l’image d’équipes concernées et socialement responsables, et il y a tout lieu de penser que leurs dépenses sociales ont augmenté depuis les années 2000, bien que cela soit impossible à prouver84. Elles ont par ailleurs mis en place des fonds sociaux reposant sur la collecte de contributions en espèces ou en nature auprès d’entreprises locales – un geste susceptible d’être rendu sous la forme de privilèges accordés dans les relations d’affaires de ces entreprises avec les autorités politiques locales85. Les municipalités pouvant recevoir des dons d’individus privés, il n’est pas aisé de contrôler leurs ressources et leurs dépenses d’aide sociale86. • L’intervention des ONG

L’aide sociale municipale, financée par la charité, s’appuie souvent sur des ONG. Déjà, les activités charitables des municipalités Refah en appelaient invariablement à des normes et à des institutions de solidarité islamique, à travers lesquelles elles généraient des dons privés de pieux musulmans87. De même, les municipalités contrôlées par l’AKP, comme – et parfois

81

Göçmen 2011.

82

Entretien, relais de quartier de Tophane, 4 mai 2013.

83

Rappelons l’importance des femmes au foyer dans l’électorat de l’AKP. Selon une étude récente, 48 % des femmes au foyer déclaraient avoir l’intention de voter pour l’AKP aux élections locales de 2014 ; 40 % des électeurs de l’AKP seraient des femmes au foyer, contre 29 % des électeurs du CHP, et 24 % des électeurs du MHP (KONDA 2014 : 21-22). 84

Buğra, Adar 2008.

85

Buğra, Candaş 2011.

86

Göçmen 2011.

87

White 2002.

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avec – les organisations islamiques, sollicitent les donations charitables et les orientent vers les démunis. Les ONG figurent parmi les principaux pourvoyeurs d’assistance sociale et fournissent différentes formes d’aides : des dons en nature (nourriture, charbon et vêtements) ou en espèces (bourses d’étude et contribution aux frais de loyers). Il ne s’agit pas, là encore, d’un phénomène nouveau. Un retour sur la politique sociale menée sous l’Empire ottoman et la République montre que l’Etat n’a jamais considéré l’assistance sociale comme du domaine de ses compétences : la pauvreté a toujours été perçue comme un problème devant être traité par des personnes charitables88, et les organisations civiles ont de tout temps joué un rôle central dans la lutte pour son éradication. Cela fut le cas des fondations pieuses (vakıf) de l’Empire ottoman, qui reposaient sur des fonds à la fois publics et privés pour leur fourniture d’aide sociale89. Cela s’est perpétué sous la République, y compris dans la période du parti unique90. Première institution étatique en charge de l’aide sociale, le SYDTF, créé en 1986, n’en reposait pas moins sur le même principe : le recours à une combinaison de fonds publics et privés sans délimitation claire pour générer des dons à l’initiative et sous la supervision de l’Etat, et alléger le poids budgétaire de l’aide sociale. Ainsi, l’assistance aux pauvres restait du domaine de la bienfaisance. De manière révélatrice, ce fonds extrabudgétaire était financé, comme ses homologues, par des revenus fiscaux et des amendes de circulation, mais aussi par des dons volontaires, en particulier l’aumône musulmane, ou zekat fitre91. Le SYDTF fut conçu comme une organisation-parapluie rassemblant des fondations locales (Sosyal Yardılaşma ve Dayanışma Vakıfları, Fondations d’assistance et de solidarité sociale, ou SYDV). Ces fondations, au nombre de 973 à ce jour92, bien que liées à l’Etat central, sont gérées dans chaque arrondissement par un conseil d’administration composé du sous-préfet, mais aussi de philanthropes de la localité. Certaines de leur caractéristiques – les références à l’islam et à l’Empire ottoman, la collecte de contributions volontaires, l’absence de mécanismes d’évaluation des revenus et de critères précis de ciblage – les rapprochent des ONG islamiques93. Pour autant, le Fonds joue un rôle important dans le combat contre la pauvreté à travers la mobilisation de ressources publiques94. Si l’activisme social des ONG, et son encouragement par les institutions, n’est pas une nouveauté ni une spécificité de l’AKP, sa mesure et ses formes, comme son lien aux institutions publiques, ont évolué sous son règne. Les ONG actives dans l’aide sociale sont en grande majorité d’inspiration religieuse95 : le budget total de treize ONG musulmanes importantes (qui sont loin de couvrir l’ensemble du secteur, qui comprend plusieurs dizaines

88

Buğra, Adar 2008.

89

Sur la bienfaisance dans l’Empire ottoman, voir Özbek 1999 ; Singer 2002 ; Bonner, Eder, Singer 2003.

90

Buğra, Candaş 2011.

91

Voir, pour l’analyse des fonds extra-budgétaires, Corte-Real Pinto 2013 : 300ss.

92

Voir le site de l’institution : http://www.sosyalyardimlar.gov.tr/tr/11859/Sosyal-Yardimlasma-ve-DayanismayiTesvik-Fonu, consulté le 16 juillet 2014. 93

Göçmen 2011.

94

Buğra, Keyder 2005.

95

Buğra, Candaş 2011.

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d’organisations, dont les budgets ne sont pas publics) s’élevait à 66 millions de dollars en 2009, contre 395 millions de dollars de budget pour le SYDGM96. La généalogie des ONG charitables islamiques nous ramène de nouveau aux années 1990. Plus de la moitié des organisations charitables actuelles ont été créées après l’arrivée au pouvoir de l’AKP. Les autres l’ont été dans les années 1990, période où les ONG d’inspiration religieuse se sont multipliées en Turquie – comme ailleurs en Europe97. C’est le cas notamment de l’İHH (İnsanı Yardım Vakfı, Fondation pour l’aide humanitaire), fondée en 1995, qui fit parler d’elle à l’occasion de l’abordage de la flottille du Mavi Marmara en 2010. Cette « première génération » d’ONG charitables islamiques a vu le jour dans le cadre de l’essor de l’islam politique qui s’est accompagné, d’une part, de la création de réseaux de solidarité et de réciprocité soudés dans l’adversité par l’absence de soutien des institutions, et, d’autre part, de l’essor d’une bourgeoisie conservatrice qui s’est engagée dans leur financement98. Le développement du secteur charitable islamique dans les années 1990 s’est nourri à la fois des problèmes croissants liés à la pauvreté et de l’impuissance des institutions99. L’« ordre juste » du Refah prônait la justice sociale, mais ne prévoyait pas d’y parvenir par la redistribution étatique ni d’élargir les compétences de l’Etat-providence, misant sur la redistribution volontaire et l’assistance100. Il émanait d’une bienfaisance privée et d’initiatives bénévoles organisées autour de formes communautaires d’appartenance et de solidarité fondées sur l’obligation morale de charité islamique. L’expansion de ces réseaux s’est appuyée sur un sens de la confiance intracommunautaire et de la solidarité basé sur l’islam. L’islam politique a en effet permis d’établir des réseaux entre ONG, entreprises et médias. Ainsi, plusieurs organisations sont nées de l’institutionnalisation de programmes télévisés islamistes reposant sur la visite à une famille déshéritée et l’appel aux dons des particuliers, telle Deniz Feneri (le Phare), l’une des principales ONG caritatives islamiques, issue de la mouvance Milli Görüş, créée en 1996 dans la foulée du succès du programme du même nom diffusé sur la chaîne islamiste Kanal 7101. Des liens, directs ou non, de certaines de ces ONG avec les partis ont été suspectés, et parfois avérés : Deniz Feneri a fait l’objet d’un scandale après les poursuites lancées en Allemagne contre plusieurs responsables de l’organisation accusés de transférer des fonds collectés parmi les Turcs d’Allemagne à des entreprises en Turquie, et mettant en lumière des liens avec l’AKP102. Dans certains cas, comme celui de Cansuyu, organisation proche du parti islamiste Saadet, les personnes qui s’adressent au parti pour demander de l’aide sont dirigées vers l’association103. Ces ONG islamiques de première génération, actives à l’origine principalement dans la sphère de l’éducation, ont commencé à pénétrer massivement le domaine de l’aide sociale dans les

96

Göçmen 2014 : 93.

97

Göçmen 2011.

98

Sur le rôle des fondations dans le mouvement islamiste, voir Bilici 1993.

99

Göçmen 2014.

100

Pérouse 1999 : 280.

101

L’association d’obédience guleniste Kimse Yok Mu émane elle aussi d’un programme télévisé.

102

Göçmen 2014.

103

Göçmen 2011.

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années 2000104. L’AKP s’est ainsi appuyé sur un secteur charitable islamique existant, qu’il a, en retour, contribué à développer et à reformater. L’existence d’un secteur associatif religieux largement structuré et entreprenant constitue un avantage comparatif indéniable des partis islamistes – largement repris par l’AKP – sur leurs concurrents ; de ce point de vue, les partis d’opposition sont en effet restés très en-deçà, pour ne pas dire inexistants. En outre, les éléments islamiques présents dans l’orientation idéologique de l’AKP se sont avérés utiles pour motiver et mobiliser des initiatives civiles dans la fourniture d’assistance sociale. L’AKP peut plus facilement mobiliser le discours de la philanthropie musulmane que les autres partis. En d’autres termes, la force des racines islamistes de l’AKP réside à la fois dans sa tradition de charité islamique et dans sa capacité à cadrer une orientation de politique sociale conservatrice dans des termes familiers105. L’AKP a renforcé cette tradition de deux manières : en encourageant l’action des ONG charitables, et en formalisant leur coopération avec les institutions. A plusieurs reprises, le Premier ministre Erdoğan a exprimé son soutien aux activités charitables des ONG islamiques106, et l’AKP a introduit un certain nombre d’aménagements législatifs simplifiant leur action. La loi n° 5253 sur les associations adoptée en 2004 a institué au sein du ministère de l’Intérieur un sous-département des associations chargé de superviser l’établissement et les activités des ONG ; elle a également facilité leur création et leur fonctionnement, en leur permettant notamment de recevoir des dons de l’étranger ou d’engager des collaborations avec celui-ci sans autorisation. La circulaire fiscale n° 251 de 2004 a par ailleurs introduit un système de banque alimentaire dans la fiscalité du revenu ouvrant des exemptions fiscales aux entreprises procédant à des dons de nourriture aux ONG. Une autre révision de la loi n° 5281 a étendu cette disposition aux vêtements, aux produits de chauffage et de nettoyage domestique. Enfin, la loi de 2004 sur les associations a modifié la procédure d’octroi de la qualité « d’intérêt public » à des associations volontaires – statut qui leur confère des droits importants, en particulier des exemptions fiscales. Ce statut est désormais accordé par le seul Conseil des ministres – jusqu’alors, ce dernier proposait, et le Conseil d’Etat décidait en dernier ressort. Les effets de ce changement de procédure ne se sont pas fait attendre : le Conseil des ministres avait proposé ce statut pour l’association Deniz Feneri dès décembre 2002, soit un mois après l’arrivée au pouvoir de l’AKP, mais s’était heurté au refus du Conseil d’Etat ; dès la modification de la loi en 2004, le Conseil des ministres le lui a octroyé et, l’année suivante, Deniz Feneri recevait le prix de l’Assemblée nationale pour ses services éminents et était nommée « leader en responsabilité sociale ». Kimse Yok Mu, proche du mouvement guleniste, a obtenu ce titre en 2006. Les autorités ont également soutenu les fondations charitables islamiques (dont le statut juridique est différent). Suffa vakfı, fondation charitable liée à une branche de la confrérie nurcu, a ainsi obtenu une exemption d’impôts en 2010.

104

Ibid.

105

Buğra, Candaş 2011.

106

Ainsi loua-t-il la lutte contre la pauvreté conduite par l’association guleniste Kimse Yok Mu lors de la fête du sacrifice. « Erdoğan’dan ‘Kimse Yok Mu’ya büyük övgü » (« Grandes louanges d’Erdoğan à Kimse Yok Mu »), Zaman, 22 décembre 2007. Les Etudes du CERI - n° 205 - Elise Massicard - juillet 2014

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On constate l’institutionnalisation croissante de la coopération avec ces organisations religieuses, même si les projets communs officialisés demeurent rares107. Au niveau national, on peut mentionner le projet « Arc-en-ciel » porté par la Direction générale des handicapés et le ministère de l’Education, qui en appelle aux sentiments philanthropiques pour financer la provision de services de réhabilitation et d’intégration au marché du travail pour les handicapés108 ; ou encore le projet « 100% de soutien à l’éducation » – les dons collectés étant alors totalement défalqués des impôts109. Mais, à l’échelle locale, l’interaction la plus commune, et informelle, demeure l’échange d’informations et le partage des listes de bénéficiaires. En ce domaine, il est important de rappeler les circuits de bienfaisance mis en place par les municipalités Refah, dans lesquels intervenaient le parti, des fondations pieuses, certaines associations ainsi que des donateurs privés issus notamment des milieux d’affaires – un système qui semble encore avoir cours sous l’AKP. La plupart des municipalités Refah entretenaient des relations étroites avec des fondations charitables, mettant à leur disposition des infrastructures et du personnel. Ces fondations, ayant peu de ressources propres, devaient faire appel aux dons110 – les ONG islamiques actuelles reposent elles aussi sur le bénévolat et la charité111 ; celle de Kayseri dépend exclusivement de dons d’hommes d’affaires qui sont par ailleurs ses dirigeants112. La bienfaisance étant considérée comme d’essence religieuse, les donateurs bénéficiaient en retour de la valorisation de leurs actes dans les milieux conservateurs qui les soutenaient. Cette valorisation permettait aux municipalités Refah de faire plus facilement appel à des dons pour la réalisation de certains projets, et donc de s’appuyer sur des financements extérieurs. Les fondations pouvaient en retour placer des personnes à la recherche d’emploi dans des entreprises de leurs donateurs ou dans celles qui leur étaient liées via des réseaux personnels. Malgré une autonomie formelle, municipalité, parti et fondation partageaient en partie le même personnel et identifiaient ensemble les bénéficiaires de leur bienfaisance113. Les ONG islamiques de la période Refah se caractérisaient par leur structure décentralisée et le poids qu’elles accordaient à la localité : les instances locales étaient responsables de la gestion et de la levée de fonds, l’idée sous-jacente étant qu’entretenir des liens forts avec les communautés suscitait les dons. Le « savoir local » était mis en avant, comme l’importance de la connaissance à la fois des démunis et des donateurs potentiels, une connaissance basée sur un ancrage local fort et sur l’usage de réseaux personnels114. Les frontières étaient floues entre politique, religion et action sociale. On pourrait en dire autant aujourd’hui, tant les passages entre institutions, parti, hommes d’affaires, ONG et médias de tendance islamique sont nombreux, voire institutionnalisés. Ainsi, la fédération TGTV (Türkiye Gönüllü Teşekkülleri Vakfı, Fondation d’organisations volontaires de Turquie), issue

107

Göçmen 2011.

108

Buğra, Adar 2008.

109

« Belediye-Milli Eğitim işbirliği ile okullar onarılacak », Zaman, 12 septembre 2013.

110

White 2002.

111

Göçmen 2014.

112

Doğan 2007.

113

White 2002 : 178.

114

Göçmen 2011.

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de la mouvance Milli Görüş, créée en 1994 et plus grand regroupement d’ONG islamistes (128 à ce jour), s’emploie à relier différents secteurs de la société civile islamique – organisations de bienfaisance, d’éducation, de défense des droits de l’homme, culturelles, et think tanks115. Elle compte parmi ses membres les organisations d’entrepreneurs MÜSİAD et ASKON (Anadolu Aslanları İşadamları Derneği, Association des hommes d’affaires Lions anatoliens, fondée en 1998 par certains membres de MÜSİAD, et représentant des PME), des fidèles dévoués aux causes justes, par-delà les purs intérêts économiques. Il est probable que les entreprises liées à ces organisations financent les activités des ONG charitables. Pour le président de TGVT, les transferts de ressources sont plus aisés dans un tel réseau d’ONG116. De même, les programmes télévisés d’appel au don sont émaillés de publicités pour les grandes holdings et entreprises qui soutiennent financièrement les ONG en question117. Ayşe Buğra parle ainsi d’une « économie politique de la charité »118, et attire l’attention sur la construction d’une économie morale mettant en œuvre des modalités informelles et personnalisées liant l’Etat, la société et d’autres acteurs pour compenser le manque d’institutions formelles de politique sociale119. Ces réseaux de circulation de ressources de bienfaisance font intervenir divers acteurs, institutionnels ou privés, de l’homme d’affaires à la femme au foyer d’un quartier défavorisé. Le programme de cartes prépayées instauré par la municipalité d’arrondissement de Başakşehir, à Istanbul, fonctionne dans certains commerces bénéficiant d’une clientèle modeste mais captive et relativement nombreuse, rendant ces commerces si ce n’est dépendants, du moins redevables envers la municipalité120. Cette même municipalité mobilise plusieurs types d’intermédiaires – organisations de charité musulmanes, organisation locale de l’AKP, maires de quartier, mais aussi directeurs d’organisation d’originaires de pays –, afin de recueillir de l’information sur les personnes nécessiteuses ou demandeuses d’emploi et cibler ses aides. Ainsi, les directeurs d’associations d’originaires – particulièrement importantes dans les quartiers de migration récente – indiquent à l’AKP, par l’intermédiaire de leurs membres qui travaillent dans l’organisation locale de celle-ci, des personnes dans le besoin. Cette collaboration permet à ces associations de se « brancher » sur un certain nombre de ressources et de s’insérer dans les circuits redistributifs121. Là encore, les parallèles avec la période Refah sont frappants122. Ces circuits lient à la mairie à la fois les donateurs – pour qui cet évergétisme représente un engagement important dont ils peuvent attendre un « retour sur investissement » –, les bénéficiaires et les intermédiaires d’identification de bénéficiaires (associations charitables, mais aussi de pays). En s’appuyant sur différents types d’intermédiaires pour cibler, voire distribuer les aides, les municipalités font lien avec différents cercles et multiplient leurs points d’insertion dans la société.

115

Buğra, Candaş 2011.

116

Göçmen 2014.

117

Göçmen 2011.

118

Buğra 2009.

119

Bugra, Adar 2008 : 157-158.

120

Ark 2014.

121

Ibid.

122

Massicard 2009.

Les Etudes du CERI - n° 205 - Elise Massicard - juillet 2014

Lectures - Semaine de la recherche

28

380


Lectures - Semaine de la recherche

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