THIBAUT DE CHAMPAGNE LE chansonnier DU ROI Amour courtois et chevalerie au XIIIe siècle
ALLA FRANCESCA . BRIGITTE LESNE
Français
Thibaut de Champagne Photo : Alain Genuys
(1201-1253)
Thibaut de Champagne, roi de Navarre, nous a laissé une soixantaine de chansons – fait remarquable pour son époque – parmi lesquelles une sélection n’a pas été aisée, tant poésies et mélodies forment des miniatures que l’on aimerait toutes faire revivre aujourd’hui. Chaque chanson est un monde à recréer, au service du texte et de la mélodie qui le porte, avec un choix d’accompagnement instrumental – toujours improvisé – qui en soit le vecteur et la parure. J’ai ainsi tenté de tisser une tapisserie sur la trame des mots et des notes du trouvère, chaque chanson apportant sa nuance à la chatoyance des couleurs. Le fil en est le prestigieux « manuscrit du roi » dans lequel ont été choisies toutes les compositions de cet enregistrement. Quelques rares touches ont été ajoutées ici et là : plusieurs refrains, notés sans mélodie dans « Chançon ferai », reconstitués à partir de différents motets (dont « Onques n’amai ») ; contrepoints proposés sur les deux chansons de croisade (écrits dans le style des compositions sacrées de l’époque) ; insertion de danses mesurées (selon les modes rythmiques en usage) dans certaines chansons… Amour surtout, mais aussi allégorie, politique, ironie, enfin spiritualité, animent successivement ce tableau imaginaire de l’œuvre de Thibaut de Champagne…
Thibaut de Champagne, King of Navarre, left us some sixty songs – a noteworthy fact for his era – from which it was not easy to choose, so much do the poetry and melodies form miniatures that one would like to bring them all back to life today. Each song is a world to be recreated, in the service of the text and melody that carries it, with a choice of instrumental accompaniment – always improvised – that is in itself the vector and adornment. I therefore attempted to weave a tapestry on the troubadour’s web of words and notes, each song contributing its tint to the shimmering colours. The thread is the prestigious ‘King’s manuscript’, containing all the compositions heard on this. A few touches have been added here and there: several refrains, noted without melody in Chançon ferai, reconstructed from various motets (including Onques n’amai); a counterpoint proposed on the song Seignor saichies (written in the style of sacred compositions of the period) and the option of a rhythmic interpretation for certain songs. Love above all, but also allegory, politics, irony, and finally spirituality, successively animate this imaginary picture of the work of Thibaut de Champagne… Brigitte Lesne
Sa naissance même place Thibaut de Champagne au cœur d’un intense bouillonnement artistique. Fils de Thibaut III de Champagne et de Blanche de Navarre, il est en effet le petit-fils de Marie de Champagne et l’arrière petit-fils d’Aliénor d’Aquitaine, toutes deux protectrices de nombreux trouveurs. La première, passionnée par la doctrine érotique de l’amour courtois, compte parmi ses protégés Guiot de Provins, Chrétien de Troyes et Gace Brulé. La seconde, petite-fille du plus ancien troubadour connu, Guilhem IX d’Aquitaine, entraîna à sa suite nombre de troubadours en France et jusqu’en Angleterre. La Champagne fait ainsi figure de lieu d’élection du mouvement poético-littéraire de langue d’oïl. Influencé par Gace Brulé, Thibaut est en relation avec différents trouvères parmi lesquels Philippe de Nanteuil, Raoul de Soissons, Thibaut de Blaison et peut-être Guillaume le Vinier. Le nombre de ses compositions et plus encore celui des sources dans lesquelles elles sont conservées (pas moins de trente-deux manuscrits) témoignent de sa popularité. L’estime en laquelle il était tenu de son vivant est attestée quant à elle par les nombreuses citations dont il fit l’objet, des Grandes Chroniques de France à Dante, qui le classe parmi les “poètes illustres” dans le De vulgari eloquentia. Trouvère divers, il s’adonne volontiers à tous genres lyriques monodiques : chansons courtoises, chansons à refrain(s), pastourelles, jeux partis, tensons, lai, chansons mariales. Il sait faire
preuve d’inventivité dans les textes, n’hésitant pas à revisiter les “classiques” avec une touche d’humour. Sa liberté de ton peu commune alliée au raffinement de sa rhétorique, la condescendance dont il teinte parfois ses vers ne laissent néanmoins jamais oublier sa naissance, non plus que son rôle politique, souvent évoqué, fût-ce brièvement.
Le chansonnier du Roi Le manuscrit dont sont extraites toutes les pièces enregistrées 1, tel qu’il est parvenu jusqu’à nous, est le fruit d’une longue histoire, commencée dès la seconde moitié du xiiie s. Chansonnier composite, il renferme essentiellement des monodies d’oïl et d’oc mais aussi des polyphonies, chansons latines et danses instrumentales. Trois de ses cahiers composent une entité à part ajoutée postérieurement au corpus initial par un copiste probablement issu d’un scriptorium italien : soixante chansons, toutes – sauf la dernière – de Thibaut de Champagne. La partie la plus ancienne du manuscrit n’est pas antérieure à la mi- xiiie et aurait été achevée au plus tard vers 1300. Elle renferme plus de 450 chansons de trouvères, 55 chansons de troubadours, 40 motets et 3 lais. De nombreux ajouts ont été notés sur des folios ou parties de folios vierges : une quinzaine de chansons d’oc et d’oïl, une dizaine de pièces instrumentales, quelques rondeaux et motets, 5 chansons mariales en latin et un fragment poétique daté de 1494 mentionnant le couronnement de Charles VIII dix années plus tôt. L’origine du chansonnier, quant à elle, pose questions. Selon certains chercheurs, il aurait été copié en Artois, comme nombre d’autres chansonniers d’oïl. Pour d’autres, il aurait été
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destiné à Guillaume de Villehardouin, prince de la Morée entre 1245 et 1278 avant d’être “révisé” pour Charles d’Anjou. Les preuves manquent encore pour adopter l’une ou l’autre hypothèse : certes, le manuscrit est lié à d’autres témoins artésiens – en particulier le chansonnier dit “de Noailles” 2 – mais il présente toutefois avec eux des divergences notables de graphie, de décoration et même de contenu. Richement décoré, il a été mutilé entre le xive et le xviiie d’une grande partie des lettres historiées figurant les trouvères. Acheté par Mazarin pour sa propre bibliothèque vers 1640, il est entré à la Bibliothèque du Roi en 1668, prenant ainsi le surnom de “chansonnier du Roi”.
Les chansons Amoureux, cultivé, politicien, railleur, pieux, combattant… Le roi-trouvère révèle de multiples facettes. A l’instar de ses contemporains, il chante l’amour courtois : la plupart de ses chansons sont adressées à sa dame, “la meillor qui soit en tot le mont”, selon Chançon ferai, canso 3 décasyllabique – comme la plupart de ses textes – achevant chacune de ses strophes par un refrain différent. Nus hom et Pour conforter incluent aussi des refrains et jouent de formes hétérométriques et de répétitions musicales internes. Si Chançon ferai et Pour conforter s’enrichissent de références poétiques anciennes à Tristan et Jason, Nus hom laisse transparaître le politique, et l’envoi à Philippe de Nanteuil date probablement la chanson d’une des périodes de révolte contre la royauté : 122627 ou 1235-36. De fine amor livre en une mélodie syllabique des généralités sur l’amour : elle a servi
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de modèle à une autre chanson courtoise et a été citée par Dante, preuves indéniables de son succès. Originaire de la Provence du xiie siècle, la tenson est un dialogue fictif traitant de l’amour : Dame, merci offre une mélodie complexe et étendue. Thibaut y pratique l’auto-dérision, glissant dans le texte une allusion ironique à son embonpoint. Illustrations d’un amour plus léger, les deux pastourelles divergent dans leurs choix : aux mélismes de J’aloie l’autrier, hétérométrique, s’opposent le syllabisme et les hexasyllabes réguliers de L’autrier par la matinee. Toutes deux y présentent un chevalier pitoyable, mis en fuite par des bergers menaçants ou une bergère goguenarde. Le renouveau du culte de la Vierge, dès le xie s., introduit chez les trouvères un contrepoint à l’amour terrestre. Dou tres douz non égrène les lettres composant le nom de “Maria”. Le syllabisme presque total de la chanson laisse percevoir la complexité de jeux de mots et de sonorités poétiques d’une grande richesse symbolique. Les chansons de croisade Au tans plain de felonie et Seignor, saichiés peignent un seigneur combattant, au terme d’un parcours humain et spirituel qui le conduit, comme nombre de ses contemporains, à défendre le “saint païs”. La première, déroule, chose rare chez Thibaut, une forme musicale continue. L’envoi de la seconde, en forme de prière à la Vierge, forme un écho à la piété mariale de Dou tres douz non. Tout autre est le personnage décrit par Hue de La Ferté, seigneur angevin allié aux barons révoltés dans les années 1226-1230. Le texte d’En talent, d’une rare virulence, critique, outre le comte de
Champagne – félon “dorez d’envie” –, la régence de Blanche de Castille, qu’il accuse d’affaiblir le royaume. Les pièces instrumentales choisies constituent une manière d’écrin au “dire” du poète. Les motets sont des compositions juxtaposant une ou plusieurs voix nouvellement créées à une mélodie le plus souvent d’origine liturgique. L’emploi de nombreux mélismes combinée à la tension intervallique d’Onques n’amai contraste avec la plus grande sobriété de Qui loiaument. Les danses, enfin, témoignent d’une courtoisie festive. Ajouts tardifs au chansonnier, elles constituent les seuls exemples médiévaux notés de musique instrumentale. Formées d’une succession de sections appelées puncta, elles se caractérisent par la multiplicité de leurs répétitions internes. Chacune des sections se conclut par une cadence, alternativement suspensive et conclusive. Du dire poétique au chant instrumental, l’expression de la courtoisie médiévale s’offre ici sous de multiples aspects. Elle donne à entendre, au-delà de l’œuvre d’un poète qui livre sa propre histoire personnelle, une partie de son univers familier. Et cet univers, s’il est riche d’un héritage poético-musical ancien, emprunte tout autant aux divertissements dansés lors des fêtes seigneuriales ou au monde polyphonique contemporain des clercs. Anne Ibos-Augé
1 Paris, BnF, fr. 844.
Alla francesca Depuis sa création au début des années quatrevingt-dix, Alla francesca parcourt l’ensemble des musiques du Moyen Âge : chansons solistes dans les différentes langues romanes, pièces spécifiquement destinées aux instruments, polyphonies, musiques traditionnelles plongeant leurs racines dans ces hautes époques, et jusqu’aux répertoires du début de la Renaissance. Devenu une référence dans l’interprétation des musiques médiévales, on peut l’entendre dans les plus grands festivals de musique ancienne et sur tous les continents. Il signe ici son quinzième CD. L‘ensemble est placé depuis le début des années 2000 sous la direction de Brigitte Lesne et/ou Pierre Hamon selon les programmes et les projets. Alla francesca est produit depuis sa création par le Centre de musque médiévale de Paris. www.allafrancesca.fr
Brigitte Lesne Brigitte Lesne se voue entièrement aux musiques les plus anciennes. Comme chanteuse et directrice de l’ensemble Discantus, elle se consacre aux répertoires sacrés : chant grégorien et polyphonies entre xe et xve siècles ; au sein d’Alla francesca, s’accompagnant alors de différents instruments, elle se tourne vers le versant profane de ces musiques. Elle se produit aussi en récital solo, ou à la tête de chœurs et maîtrises, et transmet régulièrement ses savoirs lors d’ateliers pratiques, stages ou masterclasses. www.brigittelesne.fr
2 Paris, BnF, fr. 12615. 3 Le terme désigne une chanson dont les deux premières phrases mélodiques sont répétées.
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English
Thibaut de Champagne (1201 – 1253)
The place and time of his birth locate Thibaut de Champagne, compte de Champagne and roi de Navarre at the heart of a great artistic ferment. Son of Thibaut III de Champagne and of Blanche de Navarre, he was thus the grandson of Marie de Champagne and the great-grandson of Eleanor of Aquitaine, both of whom were patrons of many trouvères. The first, swept up by the erotic doctrine of courtly love, counted among her protégés Guiot de Provins, Chrétien de Troyes and Gace Brulé. The second, granddaughter of the first known troubadour Guilhem IX d’Aquitaine, included many troubadours in her entrourage, from both France and England. Champagne was thus the heartland of the poetic-literary movement of the langue d’oïl. Under the influence of Gace Brulé, Thibaut came to know various trouvères, among them Philippe de Nanteuil, Raoul de Soissons, Thibaut de Blaison and perhaps Guillaume le Vinier. The number of his compositions and indeed the number of sources in which they were recorded (no less than thirty-two manuscripts) testify to his popularity. And the great esteem in which he was held during his lifetime is affirmed by many references to him and his art, from the Grandes Chroniques de France to Dante’s De vulgari eloquentia, where he is classified among the “illustrious poets.” A virtuoso trouvère, he willingly tried his hand at every genre of poetic lyric meant to be sung: courtly songs, song with refrains, pastorals, jeux partis and tensons (poems in dialogue form), lays, and songs
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dedicated to the Virgin Mary. He knew how to exhibit his inventiveness in his writings, never hesitating to revisit canonical models with a touch of humor. His unusual freedom of tone together with the refinement of his rhetoric, the social condescension that sometimes colors his verse, never allows us to forget his high station, nor his role in politics, which he often—though briefly—evokes.
The Songbook of the King The manuscript from which all the songs here recorded were taken (Paris, BnF, fr. 844) is in its present state the product of a long history, begun in the second half of the thirteenth century. A composite songbook, it includes mostly songs for one voice in the langue d’oc and the langue d’oïl, but also polyphonic works, songs in Latin, and instrumental dances. Three of its component signatures constitute a separable entity, added later to the initial manuscript by a copyist probably belonging to an Italian scriptorium: sixty songs, all except the last by Thibaut de Champagne. The oldest part of the manuscript dates at the earliest from the mid-thirteenth century and would have been completed at the very latest around 1300. It includes more than 450 songs by trouvères, 55 songs by troubadours, 40 motets and 3 lays. Numerous works were added on blank pages or parts of pages: about fifteen songs in the langue d’oc and the langue d’oïl, twelve instrumental pieces, several rondeaux and motets, five songs to the Virgin Mary in Latin, and a poetic fragment dated 1494, which mentions the coronation of Charles VIII ten years earlier. The origin of the songbook is contested. According to some scholars, it was copied out in Artois, like many other songbooks in the langue d’oïl. According to
others, it was destined for Guillaume de Villehardouin, prince of the region of la Morée between 1245 and 1278, before being “revised” for Charles of Anjou. But there is not enough evidence on either side: the manuscript certainly resembles others from Artois—in particular the manuscript entitled “De Noailles” (Paris, BnF, fr. 12615)—but it also exhibits important differences in handwriting, decoration and even subject matter. Richly decorated, it was vandalized, so that it has lost most of its initial capital letters which included depictions of the trouvères who were active between the fourteenth and the eighteenth centuries. Purchased by Mazarin for his own library in 1640, it was acquired by the Royal Library in 1668, when it gained the appellation “Songbook of the King.”
The Songs Lover, man of culture, politician, wit, pious Christian, soldier . . . The king-trouvère glitters with many different facets. Along with many contemporaries, he sings about courtly love: most of his songs are addressed to his lady, “the best there could be in all the world,” according to “Chançon ferai” (“A song I’ll make”). It is a canso (a song whose first two melodic phrases are repeated) written in a ten-syllable line, like most of Thibaut’s texts, with each of the stanzas ending in a different refrain. While “Chançon ferai” and “Pour conforter” (“To ease”) are enriched by archaizing poetic references to Tristan and Jason, “Nus hom” (“No one”) alludes to politics, and the envoi to Philippe de Nanteuil probably dates the song to one of the periods of revolt against the monarchy: 1226–27 or 1235–36. “De fine amor” (“True love”) offers generalizing thoughts about love in a syllabic line set to a melody: the poem served as a model for another courtly song and was cited by
Dante, incontestable proof of its success. Originally from Provence, the tenson was a fictional dialogue about love: “Dame, merci” (“Lady, have mercy”) offers a complex and sustained melody. Thibaut pokes fun at himself there, slipping into the text an ironic allusion to his generous waistline. The two pastorals deal with love in a more frivolous way. In “J’aloie l’autrier” (“I strayed the other day”), a single word is often strung out over many notes (melism) and the meter is irregular; in “L’autrier par la matinee” (“One morning, just the other day”), each word is sung on a different note (syllabism) and the ten-syllable line is regular. Both poems present us with a rather pitiful knight, chased away by threatening shepherds or by a mocking shepherdess. The revival of the cult of the Virgin in the eleventh century introduced a counterpoint to terrestrial love among the trouvères. ‘Dou tres douz non” (“In the most honored name”) treats one by one the letters that compose the name “Maria.” The simple matching of note with word (syllabism) in the song lets the complexity of the wordplay and the poetic sonorities with their great symbolic richness, shine through. The songs of the Crusade, “Au tans plain de felonie” (“In an era full of wickedness”) and “Seignor, saichiés” (“Know well, my lords”) depict a lord in combat, at the end of a human and spiritual voyage which led him, like many of his contemporaries, to defend the Holy Land. The first unrolls a continuous musical form, unusual for Thibaut. The envoi of the second, in the form of a prayer to the Virgin, echoes the pious mariolatry of “Dou tres douz non.” The personage described by Hue de la Ferté, an Angevin lord allied with the barons who revolted against the monarchy during the years 1226–1230, is
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someone else entirely. The text of “En talent” (“I have the will”) crackles with an extraordinary virulence against the count of Champagne, a sinner “inflamed by passion,” and the regent Blanche de Castille, whom he accuses of weakening the monarchy. The instrumental pieces that have been chosen constitute a showcase for the words of the poet. The motets are compositions that juxtapose one or more voices over a melody whose origin is usually liturgical. The use of many melisms combined with a tension created by the use of intervals in “Onques n’amai” contrasts with the great sobriety of “Qui loiaument.” The dances ultimately testify to a courtly festivity. Late additions to the songbook, they constitute the only recorded examples of instrumental music in the Middle Ages. Formed from a succession of sections called puncta, they are characterized by the variety of their internal repetitions. Each of the sections concludes with a cadence, alternately held in suspense and carried to a conclusion. From poetic speech to instrumental song, the expression of medieval “courtesy” is offered here under many aspects. The songs give us access, beyond the opus of a poet who furnishes his own personal history, to a part of the world he knew. And that world, while enriched by an ancient poetic and musical heritage, draws as well on the dances and diversions that characterized the festivals of the nobility as well as the polyphonic music of the church. Anne Ibos-Augé Translated from the French by Emily Grosholz
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Alla francesca Since its founding in the early 1990s, Alla francesca has explored all types of music from the Middle Ages – solo songs in the various Romance languages, pieces meant specifically for instruments, polyphonies, and folk music whose roots go back to that early era – up to the repertoires of the early Renaissance. Since the beginning of the millennium, the ensemble has been under the joint direction of Brigitte Lesne and Pierre Hamon, depending on the programme or project. Having become a reference in the interpretation of mediaeval music, it can be heard in the most important early music festivals on every continent. This is its fifteenth CD. Since its founding, Alla francesca is produced by the Centre de Musique Médiévale de Paris. www.allafrancesca.fr
ALLA Francesca . Brigitte Lesne Vivabiancaluna Biffi Vièle [Richard Earle] & archet [Marco Casiraghi] : 1, 2, 4, 5, 6, 7, 8, 11, 13, 14, 15, 16
Pierre Bourhis (P) Chant : 1, 6, 9, 11, 13, 15 Voix parlée : 3
Michaël Grébil Luth [Marcus Wesche] : 1, 4, 5, 14, 15, 16 Cistres [Ugo Casalonga] : 2, 3, 7, 8, 9 Percussion : 4, 11
Brigitte Lesne (B) Chant : 3, 8, 11, 12 Harpe-psaltérion (“rote”) [Yves d‘Arcizas] : 1, 14, 15, 16
Brigitte Lesne Brigitte Lesne devotes herself entirely to the earliest music. As singer and director of the Discantus ensemble, she concentrates on the sacred repertoires (Gregorian chant and polyphonies from the 10th to the 15th centuries); with Alla francesca, accompanying herself on various instruments, she focuses on the secular side of this music. She also appears in solo recital and directs choruses, regularly passing on her knowledge in training programmes and master classes. www.brigittelesne.fr
Harpe médiévale [Yves d‘Arcizas] : 4, 10 Percussion : 5, 7, 9, 15
Emmanuel Vistorky (E) Chant : 1, 5, 8, 9, 10, 13, 15 Direction musicale, conception du programme et transcriptions : Brigitte Lesne La création de ce programme a été rendue possible grâce au soutien de The Florence Gould Foundation | The Annenberg Foundation | Champagne Taittinger Et le précieux concours de The Hudson Review Qu’ils en soient ici remerciés.
Le Chansonnier de Thibaut de Champagne 1
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Chançon ferai que talenz m’en est pris De la meillor qui soit en tot le mont. De la meillor ? Je cuit que j’ai mespris. S’ele fust tex, se dex joie me doint, De moi li fust aucune pitiez prise, Qui sui toz siens et sui a sa devise. Pitiez de cuer, Dex, que ne s’est assise En sa biauté ! Dame cui merci proi, Je sent les max d’amer por vos, Sentez les vos por moi. Douce dame, sanz amors fui jadis Quant je choisi vostre gente façon, Et quant je vi vostre tres biau cler vis Si me raprist mes cuers autre raison. De vos amer me semont et justise, A vos en est a vostre conmandise. Li cors remaint qui sent felon joïse Se n’en avez merci de vostre gré. Li douz max dont j’atent joie M’ont si grevé, Mors sui s’ele me delaie. Douce dame, si vous plaisoit un soir M’aurïez vos plus de joie doné Conques Tristan, qui en fist son pooir, N’en pot avoir en trestot son aé. Se ma joie est tornée a pesance, Hé, cors sanz cuer, de vos fait grant venjance Cele qui m’a navré sanz deffiance ! Et neporquant je ne la lerai ja. L’en doit bien bele dame amer Et s’amor garder, cil qui l’a. Dame, por vos vueil aler foloiant Que je en aim mes max et mes dolors. Qu’aprés les max la grant joie en atent Que je aurai, se Dieu plaist, a brief jor.
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Je vais composer une chanson, puisque le désir m’en est venu, Sur la meilleure qui soit dans le monde entier. La meilleure ? Je crois que je me suis trompé. Si elle l’était - que Dieu me donne la joie Elle aurait eu de moi quelque pitié, Moi qui suis tout à elle et qui suis à sa disposition. Dieu, la pitié du cœur, que ne s’est-elle installée Dans sa beauté ! Dame, vous dont j’implore la merci, Je sens les maux d’amour pour vous. Les sentez-vous pour moi ? Douce dame, j’étais jadis sans amour Quand j’aperçus votre charmante personne ; Et quand je vis votre clair visage si beau, Mon cœur m’apprit un autre langage. Il m’incite et me pousse à vous aimer, Il est tout à vous et en votre pouvoir. Mais le corps reste là et se sent l’objet d’un jugement bien cruel, Si vous ne décidez pas de le prendre en pitié. Les doux maux dont j’attends la joie Me font tant souffrir Que je suis mort si elle me fait attendre. Douce dame, si cela vous plaisait, un soir, Vous pourriez me donner plus de joie Que Tristan, qui obtint ce qu’il voulait, N’en put jamais avoir en toute sa vie. Si ma joie est changée en souffrance, Ha, corps sans cœur, elle se venge bien de vous, Celle qui m’a blessé sans déclaration de guerre ! Et pourtant, je ne la laisserai jamais. On doit bien aimer une belle dame, Et garder son amour, quand on l’a. Dame, pour vous, je veux devenir fou, Puisque j’aime mes maux et mes douleurs. C’est qu’après les souffrances, j’attends la grande joie Que j’obtiendrai, s’il plaît à Dieu, dans un bref délai.
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A song I’ll make, since lust has captured me, About the best lady this world has known. Truly the best? Perhaps my claim’s not true. She would have seen my pain and felt some pity If she were best, if God would grant me joy. For I am hers alone, and at her mercy. O God, can heartfelt pity ever in such beauty Find a home? O lady, I beg compassion. I feel the pangs of love for you, For me, can you feel equal pain? I too was once without love, my sweet lady, Before I first beheld your lovely manner. But when I saw your fair face and its beauty, My heart began to speak a different tongue: It summoned and indeed commanded me To love you, now entirely in your sway. My body stays behind, and since you feel no pity, Imperious, you cause it cruel torments. The dulcet pains from which I hope for joy Leave me so wounded by indifference That death will follow if she hesitates. Sweet lady, if it pleased you, in one night You might give me more joy than ever Tristan, Who gained whatever end he sought, Enjoyed in all his days, a lover’s aeon. But now my own delight has turned to sadness. O heartless body! She has wrought great vengeance On you, by wounding me without a declaration Of war. Yet from her I’ll never stray. Who once becomes a beautiful woman’s lover, Must always keep and love her, come what may. Lady, for you I tread the path of fools, Because I love my sorrows and my pain, Hoping that afterwards, if God well please, I’ll soon receive great joy for all my pain.
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Amour, pitié ! Ne soyez pas oublieux ! Si vous me faites défaut, la trahison sera redoublée, Puisque pour vous je prends si fort en gré mes dures souffrances. Ne me mettez pas trop longtemps en oubli. Si la belle n’a pas pitié de moi Je ne vivrai pas longtemps ainsi. La grande beauté qui m’enflamme et me plaît, Celle qui est par-dessus toutes la plus désirée, A ainsi emprisonné mon cœur dans ses liens. Dieu ! Je ne pense qu’à elle. Que ne pense-t-elle donc à moi ?
Amors, merci, ne soiez oubliee ! S’or me failliez, s’iert traïsons doublee Que mes grans max por vos si fort m’agree. Ne me metés longuement en oubli. Se la bele n’a de moi merci, Je ne vivrai mie longuement einsi. La grant biauté qui m’esprent et m’agree, Qui sor toutes est la plus desirree, M’a si lacié mon cuer en sa prison. Dex, je ne pense s’a li non. A moi que ne pense ele dont ? 3
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De fine amor vient seance et biautez Dame, vers vos n’ai autre messagier Par cui vos os mon corage envoier Fors ma chançon, se la volez chanter. Et amors vient de ces deus autressi. Tuit troi sont un, que bien i ai pensé, Ja ne seront a nul jor departi. Par un conseil ont tuit troi establi Lor correors, qui sont avant alé. De moi ont fet tout lor chemin ferré, Tant l’ont usé, ja n’en seront parti. Li correor sunt de nuit en clarté Et de jors sont por la gent obscurci. Li douz regart et li mot savoré, La grant biauté et li bien que g’i vi, N’est merveille se ce m’a esbahi. De li a Dex cest siecle enluminé : Quant nos aurons le plus biau jor d’esté Lés li seroit obscurs de plain midi. En amor a paor et hardement. Cil dui sont troi et dou tierz sont li dui, Et granz valors s’est a aus apendanz Ou tuit li bien ont retrait et refui. Por ce est amors li hospitaus d’autrui
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Du parfait amour 1 viennent bienséance et beauté 2, Dame, je n’ai d’autre messager Par qui j’ose vous envoyer ce que j’ai dans le cœur, Sinon ma chanson, si vous voulez bien la chanter 3 : Et l’amour procède lui aussi de ces deux-là. Tous trois ne font qu’un, j’y ai bien réfléchi, Et jamais ils ne pourront être séparés. D’un commun accord, ils ont tous trois désigné Leurs messagers, qui ont pris les devants. Ils ont fait de moi leur grand chemin, Et l’ont tant parcouru qu’ils n’en partiront pas de sitôt. Ces messagers-là sont dans la lumière pendant la nuit Et le jour, à cause des gens, ils sont dans l’obscurité. Le doux regard et les paroles suaves, La grande beauté et les qualités que je vis en elle, Rien d’étonnant si j’en ai été tout ébahi. Par elle Dieu a illuminé ce monde : Si nous avions le plus beau jour d’été, Il serait obscur auprès d’elle, en plein midi. Dans l’amour, il y a crainte et hardiesse. Ces deux-là sont trois, et ils procèdent du troisième ; Une grande valeur s’est attachée à eux, En laquelle se sont réfugiés tous les biens. Amour est le logis qui accueille tous les autres,
O love, have mercy, never be forgotten! For if you disappoint me now, your treason Is double, since my pains for you were pleasant. Don’t leave me here forgotten in love’s prison. Unless the beautiful one relents, and soon Takes pity on me, I won’t live long. Her immense beauty, which pleases me and burns, Desired far more than any other, binds My heart in prison, in oblivion. O God, I think of her alone, And wonder if she thinks of me, her own? 3
True love 1 begets together wisdom and beauty, 2 Lady, there is no other messenger By whom I dare to send you my desire, Only my song, if you will be the singer: 3 And from these two surely love likewise springs. The three are one; indeed, I’ve proved it duly; And none shall ever separate these things. The couriers, chosen through consultation, Have all been sent ahead, as vanguard; truly, Straight from my heart. I know they’ll never stray, The level path they tread is so well known. At night the couriers move in light, by day To everyone they appear obscure and dim: The qualities I discover in my lady, Her sweetest glances and her words so charming, Leave me quite thunderstruck: it’s not surprising. God lights the whole world with her gentle rays, For who beholds the fairest summer day, Set next to her, finds darkness at high noon. In love there is both fortitude and fear: The two are one and love instills the twain, And greatest value to them all is bound Where every good can find refuge and shelter. Thus Love opens a hospice for us all
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L’expression « fine amor » (amour est du féminin en ancien français) est le nom donné par les troubadours et les trouvères à l’amour idéal qu’ils chantent dans leurs poèmes. Var. bonté . L’envoi, placé à la fin d’une chanson, en indique le destinataire ; les interprètes ont ici choisi de le placer exceptionnellement au début.
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The expression “fine amor” (the gender of “amour” was feminine in Old French, though it is masculine in modern French) is the phrase used by troubadors and trouvères for the ideal love they celebrate in their poems. A variant of “bonté,” goodness. The Envoi, usually placed at the end of a song, indicates to whom it was written; the compilers have chosen here, as an exception, to put it at the beginning.
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J’aloie l’autrier errant Sanz compaignon Sor mon palefroi pensant A faire une chançon, Quant j’oï, ne sai conment, Lez un buisson La vois dou plus bel enfant C’onques veïst nus hom. Et n’estoit pas enfent, si N’eüst quinze anz et demi, N’onques nule riens ne vi De si gente façon.
Where none is turned away, and each esteemed. And yet I fail, waiting before your hostel, Most valued lady, to know where I stand. There is no other course but to commend Myself to her, who dominates my thoughts, Expecting either joy or else my end. I don’t know which, but since I first beheld her, Those eyes caused me no pain, but rather Struck so sweetly, deep within my heart, An amorous desire there gently fastened: The mortal wound they left is always there. The wound was grave; it still inflames, and festers, But no one knows a person who might save me Except the one who first let fly the arrows. If only she would lift her hand to touch me, She could undo the mortal blow that scars me By drawing out its shaft; I wish she would— And yet the iron point can’t be removed, For as it dealt the blow, it broke inside me. [Lady, there is no other messenger By whom I dare to send you my desire, Only my song, if you will be the singer.]
Car nul ne manque d’y trouver la place qui lui convient. Mais moi, dame qui avez tant de valeur, j’ai échoué à me loger En votre maison, et je ne sais plus où je suis. Je ne vois plus que faire, sinon me recommander à elle, Car je n’ai plus d’autre pensée que celle-ci. J’en attends ma belle joie ou ma mort, Je ne sais laquelle des deux, depuis que je me trouvai devant elle. Alors ses yeux ne me causèrent point de contrariété ; Au contraire, ils vinrent me frapper si doucement En plein cœur, d’un amoureux désir, Que la marque du coup que j’en reçus s’y trouve encore. Ce coup fut fort, la blessure ne cesse de s’aggraver. Nul médecin ne m’en pourrait soigner, Sinon celle qui fit lancer la flèche, Si elle voulait bien me toucher de sa main. Elle pourrait bien guérir le coup mortel En ôtant le bois de la flèche, ce que je désire tant ; Mais la pointe de fer, elle ne peut pas la retirer, Car elle s’est brisée à l’intérieur au moment du coup. [Dame, je n’ai d’autre messager Par qui j’ose vous envoyer ce que j’ai dans le cœur, Sinon ma chanson, si vous voulez bien la chanter.]
Que nus n’i faut selonc son avenant. Mès j’ai failli, dame qui valez tant, En vostre ostel, si ne sai ou je sui. Je n’i voi plus mes a lui me conmant, Que toz penserz ai laissiez por cestui. Ma bele joie ou ma mort i atent, Ne sai lequel, desques devant li fui. Ne me firent lors si oeil point d’anui, Ainz me vindrent ferir si doucement Dedens le cuer d’un amoreus talent, Q’encor i est le cox que j’en reçui. Li cox fu granz, il ne fet qu’enpirier ; Ne nus mirez ne m’en porroit saner Se cele non qui le dart fist lancier, Se de sa main me voloit adeser. Bien en porroit le cop mortel oster A tot le fust, dont j’ai tel desirrier ; Mès la pointe du fer n’en puet sachier, Qu’ele brisa deudenz au cop douner. [Dame, vers vos n’ai autre messagier Par cui vos os mon corage envoier Fors ma chançon, se la volez chanter.] 5
Je me promenais l’autre jour Sans compagnon Sur mon palefroi, pensant À composer une chanson, Quand j’entendis, je ne sais comment, Près d’un buisson, La voix de la plus belle enfant Que nul ne vit jamais. Ce n’était pas une enfant, mais Elle n’avait pas quinze ans et demi, Et jamais je n’ai vu nul être De si charmante figure.
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I strayed the other day, Companionless, Thinking, upon my palfrey A song to compose, I heard, though who can say How, behind a bush, The loveliest child, betrayed By her sweet voice; She was not really A child, more truly Fifteen and a half, but she Had such pleasing grace.
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Vers li m’en vois maintenant, Mis l’ai a raison : « Bele, dites moi conment Por Dieu, vos avez non ». Et ele saut maintenant A son baston : « Se vos venez plus avant Ja aurez la tençon. Sire, fuiez vos de ci, N’ai cure de tel ami, Que j’ai molt plus bel choisi, Qu’en claime Robichon ». Quant je la vi esfraer Si durement Que ne me daigne esgarder Ne fere autre semblant, Lors conmence a porpenser Confaitement. Ele me porroit amer Et changier son talent. A terre les lui m’assis. Quant plus resgart son cler vis, Tant est plus mes cuers espris, Qui double mon talant. Lor li pris a demander Molt belement Que me degnast esgarder Et fere autre semblant. Ele conmence a plorer Et dit itant : « Je ne vos puis escouter, Ne sai qu’ales querant ». Vers li me trais, se li dis : « Ma bele, por Dieu, merci !» Ele rit, si respondi : « Ne faites por la gent ».
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Je m’approche aussitôt, Et je lui adresse la parole : « Belle, au nom de Dieu, dites-moi Quel est votre nom ». Et elle, aussitôt, elle saisit Son bâton : « Si vous avancez plus près, Vous aurez la bagarre ! Seigneur, fuyez d’ici ! Je ne me soucie pas d’un ami tel que vous, Car j’en ai choisi un bien plus beau, Qu’on appelle Robichon. » Quand je la vis s’effrayer Si fort Qu’elle ne daigne même pas me regarder Ni changer d’attitude, Alors, je commence à réfléchir Pour trouver comment Elle pourrait m’aimer Et changer d’avis. Je m’assis à terre auprès d’elle. Plus je regarde son clair visage, Plus mon cœur est épris Et mon désir redouble. Je me pris alors à lui demander Très doucement Qu’elle daigne me regarder Et prendre une autre attitude. Elle commence à pleurer, Et dit alors : « Je ne peux pas vous écouter, Je ne sais ce que vous cherchez ». Je m’approche d’elle, et lui dis : « Ma belle, au nom de Dieu, pitié ! » Elle rit et répondit : « Ne faites pas cela, à cause des autres. »
I rode right up to her And posed my question: “By God, lovely girl, Tell me your name.” But she jumped up in anger Holding a wooden Crook: “If you come closer, You’ll have to reckon! Sire, leave me quickly! No wish for you have I, For I chose a more comely Man named Robeçon.” When I could see how harshly She’d taken fright, Since she turned away, Her gaze averted, I tried to find a way, Thinking hard, To make her warm to me, Love me instead. I sat down in the grass; The more I saw her face The more my lust, my heart’s Bonfire intensified. Then gently I inquired, Very politely, If she would turn her head And be more friendly. But she began to weep And answered only: “I can’t listen, I’m afraid Of what you want from me.” I drew her towards me: “Beauty, In God’s name, please have mercy.” She laughed, and spoke directly: “No, stop! Someone will see!”
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Nus hom ne puet ami reconforter Se cele non ou il a son cuer mis. Por ce m’estuet souvent plaindre et plorer Que nus confors ne me vient, ce m’est vis, De la ou j’ai toute ma ramembrance. Por bien amer ai souvent esmaiance A dire voir. Dame, merci, donez moi esperance De joie avoir. Je ne puis pas souvent a lui parler Ne remirer les biaus ielz de son vis. Ce poise moi car je n’i puis aller, Car adès est mes cuers la ententis. He, bele riens, douce, sans conoissance, Car me metez en meillor atendance De bon espoir. Dame, merci ... Je ne sai tant vers lui merci crier Qu’ele ne cuit que je soie faintis, Que tante gent se sont pris a guiler Qu’a paine iert coneüz faus amis. Ice m’ocist, ice me desavance, Ice me tolt ma joie et ma fïance, Et fait doloir. Dame, merci ...
I lifted her on my horse In front of me, And rode towards the forest, Deep into greenery. Scanning the fields, I thought I heard a cry: Two shepherds amid the wheat Pursued us hotly, Raising a hue and cry. What I did there I’ll never say. I set her down, and quickly, Scornfully departed.
Je la fis alors monter devant moi sur mon cheval Tout aussitôt Et je m’en allai tout droit Vers un bosquet verdoyant. Je regardai en bas vers le pré, Et j’entendis crier Deux bergers au milieu d’un champ de blé, Qui venaient avec des huées Et en poussant de grands cris. J’en fis bien plus que je ne le dis. Je la laisse, et puis je m’enfuis, Car je n’ai cure de telles gens !
Devant moi lors la montai De maintenant Et trestot droit m’en alai Vers un bois verdoiant. Aval les prez resgardai, S’oï criant Deus pastors parmi un blé Qui venoient huiant, Et leverent un grant cri. Assez fis plus que ne di. Je la lais, si m’en fouï, N’oi cure de tel gent. 6
Nul ne peut réconforter un amant Sinon celle en qui il a placé son cœur. C’est pourquoi il me faut souvent me plaindre et pleurer Car nul réconfort ne me vient, il me semble, De là où résident tous mes souvenirs. Parce que j’aime de bon amour, je suis souvent dans l’angoisse, A dire vrai. Dame, pitié, donnez-moi l’espérance D’obtenir la joie. Je ne puis pas souvent lui parler Ni contempler ses beaux yeux sur son visage. Il m’est pénible de ne pouvoir m’y rendre, Car mon cœur est sans cesse tendu dans cette direction. Ha, belle et douce créature qui ne me reconnaissez pas, Mettez-moi en meilleure attente De bon espoir. Dame, pitié Je ne sais comment implorer assez sa pitié Pour qu’elle ne croie pas que je fais semblant. Car tant de gens se montrent trompeurs Qu’il devient difficile de reconnaître les faux amants. C’est ce qui me tue, c’est ce qui me cause du tort, C’est ce qui m’ôte ma joie et ma confiance, Et qui me fait souffrir. Dame, pitié
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No one can give a lover any comfort, Except the one to whom he gave his heart. Thus do I shed my tears, and thus lament, For comfort never comes to me, it seems, From that sweet source wherein memories lie. The fruit of loving well, to say it truly, Is just distress. Have mercy, lady! Give me hope someday Of happiness. I cannot often speak to her, nor gaze Into those lovely eyes that light her face. I grieve that we so seldom meet, because My heart is with her, promised to her always. Ah, beautiful and sweet, unconscious of me! Please let me soon somehow foresee My dearest wish. Have mercy, lady! . . . I don’t know how to beg my love for mercy, She’ll think that my devotion’s merely feigned; Because so many protest to deceive A true admirer’s pledge is not respected. This brings me disadvantages and death, It takes away my joy and confidence Replaced with griefs. Have mercy, lady! . . .
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D’aucuns me blâment souvent De ne pas dire de qui je suis amoureux. Mais jamais, ma dame, aucun homme au monde Ne connaîtra mes sentiments, sinon vous, à qui je les ai dits Peureusement et avec crainte ; sans nul doute, Vous avez alors bien pu, rien qu’à mon aspect, Savoir ce que j’avais dans le cœur. Dame, pitié Amour, je veux me plaindre de vous en justice, Car c’est vous qui êtes entièrement responsable du vol. Vous savez trop bien dérober le cœur d’un homme, Mais pour ce qui est de le rendre, il n’y a pas de délai fixé ; Au contraire, vous le maintenez tout tremblant dans l’incertitude. Amour, je vous ai rappelé le souvenir De mon désir. Dame, pitié Chanson, va-t’en sans faute à Nanteuil. Dis à Philippe que s’il n’était pas du parti de France 4, Il aurait bien du prix. Dame, pitié
Aucuns i a qui me suelent blasmer Quant je ne di a qui je sui ami. Mès ja, dame, ne saura mon penser, Nus qui soit nez, fors vos, qui je le dis Couardement, paoureus, sans doutance. Vos poïstes lors bien a ma samblance Mon cuer savoir. Dame, merci ... Amors, dou tot me vueil de vos clamer, Car en vos est trestoz li larrecins. Trop savez bien le cuer d’ome embler, Mès dou rendre n’est il termes ne fins, Ainz le tenez esmaiant en balance. Amors, en vos ai fait ma ramembrance De mon voloir. Dame, merci ... Chançon, va t’en a Nanthuel sanz faillance, Phelipe di que si ne fust de France, Trop puet valoir. Dame, merci ... 8
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Dame, merci, une rien vos demant, Ditez m’en voir, se Dex vos beneïe : Quant vos morrez et je - mès c’iert avant, Car après vos ne vivroie je mie-, Que devenra amors, cele esbahie ? Que tant avez sen, biauté, et je aim tant, Que je crois bien qu’après vos iert faillie. Par Dieu, Thiebaut, selonc mon escïent Amors n’iert ja por nule mort perie. Ne je ne sai se vos m’alez guilant, Que trop megres n’i estez encor mie ! Quant nos morrons, Dex nos doint bone vie, Bien croit qu’amors damage i aura grant, Mès toz jors iert valors d’amors complie.
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Dame, de grâce, je vous demande une chose, Dites-moi la vérité, que Dieu vous bénisse : Quand vous mourrez, et moi aussi - mais ce sera avant, Car après vous je ne saurais plus vivre Que deviendra Amour, tout désemparé ? Car vous avez tant de sagesse et de beauté, et j’éprouve [tant d’amour Que je crois bien qu’après votre départ il disparaîtra. Par Dieu, Thibaut, que je sache, Amour n’a encore jamais péri à cause de la mort de quiconque. Et je me demande si vous ne vous moquez pas de moi, Car vous n’êtes pas encore très maigre ! Quand nous mourrons - que Dieu nous donne une bonne vie ! Je crois bien qu’Amour en aura grand dommage, Mais la valeur de l’amour sera toujours aussi parfaite.
Though there are those who blame me for my silence Because I never say whose love I need, No one alive will know what thoughts are mine Except you, lady, in whom I confide Although with fear and trembling. Doubtless You have already guessed, writ on my face, My heart’s distress. Have mercy, lady! . . . Love, I want to bring you into court And charge you with the count of larceny. You know too well how to purloin a heart, But honor no fixed date for its return; Thus you may leave it trembling in the balance. Love, I’ve sent you memories Of what I miss. Have mercy, lady! . . . Song, go swiftly to Nanteuil, announce To Philip, if he weren’t in league with France, 4 He’d gain respect. Have mercy, lady! . . . 8
Lady, have mercy, one small thing I ask: May God bless you, tell me the truth of this, When you and I shall die—but I’ll die first, Since after you die, how could I survive— What will become of love, thus sick with grief? You wise and graceful, I so much in love: After we die, how then can love persist? By God, Thibaut, as far as I can see No human lover’s death can make love perish, And I suspect that this is all a ruse, For love’s not made you thinner, au contraire. When we two die—God grant us both long life— I do believe that Love will greatly suffer, But love’s full worth will still remain entire.
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Philippe de Nanteuil, qui prit part à la croisade de Thibaut. Thibaut semble lui reprocher ici d’être du parti du roi (la chanson aurait alors été composée à un moment où Thibaut était ligué avec les barons contre la royauté, 1226-1227 ou 1235-36).
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Philippe de Nanteuil, who took part in the crusade with Thibaut. Thibaut here seems to reproach him for his alliance with the King (the song must then have been composed at the point when Thibaut was in league with the barons against the monarchy, 1226–1227 or 1235–1236).
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Dame, certes, vous ne devez pas seulement le supposer, Mais bien savoir avec certitude que je vous ai aimée à l’excès. La joie que j’en éprouve fait que je m’aime et m’estime davantage, Et c’est pourquoi j’ai retrouvé mon embonpoint. Car jamais Dieu ne fit si belle créature Que vous ; mais cela me donne trop d’inquiétude De voir, quand nous mourrons, l’amour venir à sa fin. Thibaut, taisez-vous ! Nul ne doit avancer des arguments Dépourvus de toute légitimité. Vous dites cela pour me rendre plus indulgente Envers vous, moi que vous avez tant trompée. Je ne dis certes pas que je vous hais, Mais si je devais prononcer un jugement en matière d’amour, Ce serait qu’il soit servi et honoré. Dame, Dieu veuille que votre jugement soit légitime, Et que vous connaissiez les maux dont je me plains. Car je sais bien que quel que soit le jugement, Si je meurs, Amour en sera brisé, Si vous, dame, vous ne le faites pas revenir Là où il se trouvait, Car nul ne pourrait être aussi habile que vous. Thibaut, si Amour vous tourmente à cause de moi, N’en soyez pas trop accablé, car si l’amour n’existait pas, Mon cœur resterait indompté.
Dame, certes ne devez pas cuidier Mès bien savoir que trop vos ai amee. De la joie m’en aim mielz et tien chier, Et por ce ai ma gresse recouvree. Qu ‘ainz Dex ne fist si tres bele riens nee Com vos, mès ce me fet trop esmaier, Quant nos morrons, qu’amors sera finee. Thiebaut, taisiez, nus ne doit conmencier Raison qui soit de toz droiz dessevree. Vos le dites por moi amoloier Encontre vos, que tant aves guilee. Je ne di pas, certes, que je vos hee, Mès se d’amors me couvenoit jugier, Ele seroit servie et honoree. Dame, Dex doint que vos jugiez a droit Et counoissiez les max qui me font plaindre. Que bien sai, quiex que li jugemens soit, Se je i muir, amors couvient a fraindre, Se vos, dame, ne le faitez remaindre dedenz son leu arrier ou ele estoit, Qua vostre sen ne porroit nus ataindre. Thiebaut, s’amors vos fet por moi destraindre, Ne vos griet pas, que se amer n’estoit, J’ai bien un cuer qui ne se sauroit fraindre. 9
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En talent ai que je die Ce dont me sui apensez. Cil qui tient Champaigne et Brie N’est mie drois avoëz. Quar puis que fu trespassez Cuens Thiebaus a mort de vie, Sachiez, fu il engendrez. Reguardez s’il est bien nez. Deüst tenir seignourie Teus hom, chastiauz ne citez, Tresdont qu’il failli d’aïe Au roi ou il fu alez ?
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J’ai bien envie de dire Ce qui m’est venu à l’esprit. Celui qui gouverne la Champagne et la Brie N’en est pas le chef légitime, Car, sachez-le, il fut engendré Après que le comte Thibaut Fut passé de vie à trépas. Voyez donc s’il est bien né ! 5 Un tel homme devrait-il tenir en sa seigneurie Des châteaux et des cités, Alors qu’il a failli à l’aide qu’il devait Au roi qu’il était allé servir ? 6
Lady, you mustn’t think me a deceiver, But rather a man who loves too much, too long. Loving you, I’ve loved myself the more, And that’s the reason I’ve put on some pounds, For God has never made a girl more lovely Than you. But it dismays me still, I fear That when we die, love too might somehow end. Thibaut, be quiet! Nobody should propose Arguments so brashly devoid of sense! You think them up to render me indulgent Towards you, who have deceived me more than once. I do not say I hate you, certainly not, But if I were disposed to pass a judgment On love, I would demand respect and honor. Lady, God grant your judgment is correct, And may you know the troubles that I suffer. For I can see, whatever be the judgment, That if I die, then Love itself will falter, Unless, Lady, by some means you call Love to that place where it may still linger; For no one else is cleverer than you are. Thibaut, if love torments on my account, Don’t grieve too much, for if love were to perish, My heart would stay unbroken and untamed. 9
I have the will to say What’s weighing on my spirit. He who holds Champagne and Brie Was never the true heir. For he was born long after The Count Thibaut, allegedly His father, had expired: See, how well born is he! 5 Should he hold these domains, These castles, men and towns? When he withdrew support too soon From the late King at Avignon: 6
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Il s’agit d’un « serventois », un poème satirique, dans lequel l’auteur, Hue de La Ferté, attaque Thibaut de Champagne. Le « comte Thibaut » mentionné ici est le père du poète, Thibaut III de Champagne, mort avant sa naissance (d’où l’accusation de naissance illégitime). En 1226, Thibaut, qui avait d’abord aidé le roi Louis VIII dans ses campagnes contre les Anglais, l’abandonna et fut accusé de l’avoir empoisonné (d’où l’allusion de la strophe IV).
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This is a “servantois,” a satirical poem, in which the author Hue de la Ferté attacks Thibaut de Champagne. The “Count Thibaut” first mentioned is the father of the poet, Thibaut III de Champagne, who died before his birth (which explains the allegation of illegitimate birth). In 1226, Thibaut, who had at first helped the king Louis VIII in his military campaign against the English, deserted him and was accused of having poisoned him (thus the allusion in stanza IV).
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Sachez que si celui-ci était revenu, Nul homme né d’une femme N’aurait pu lui apporter sa garantie Pour qu’il ne soit pas dépossédé de son héritage. Par le fils de sainte Marie Qui souffrit sur la croix, Il a commis en sa vie une action Pour laquelle il devrait être appelé en jugement. Seigneur Dieu, vous le savez bien : Il ne pourrait pas s’en défendre, Car il sait qu’il est coupable. Messeigneurs, qu’attendez-vous ? Comte Thibaut, doré d’envie, Paré d’hypocrisie, Vous n’êtes pas renommé Pour vos exploits chevaleresques. Mais vous êtes mieux formé En la science de médecine. Vil, sale et boursoufflé, Vous avez tous ces défauts. La France est bien abâtardie, Messeigneurs, écoutez-moi, Quand une femme la tient en son pouvoir 7, Surtout une telle femme, vous le savez ! Lui et elle, côte à côte, Ils la tiennent de concert. De roi, il n’a que le nom, Celui qui a été couronné il y a longtemps.
Sachiez s’il fust retournez, Ne l’en portast guarantie Hom qui fust de mere nez, Qu’il n’en fust deshiretez. Par le fix sainte Marie Qui en la crois fu penez, Tel chose a faite en sa vie Dont deüst estre apelez. Sire Dex, bien le savez, Il ne s’en deffendist mie, Quar il se sent encoupez. Segneur baron, qu’atendez ? Cuens Thiebaus, dorez d’envie, De felenie fretez, De faire chevalerie N’estes vous mie alosez. Ançois este * mieus maullés A savoir de sirurgie. Vieus et ors et bosofflés, Totes ces teches avés. Bien est France abastardie, Signeur baron, entendés, Qant feme l’a em baillie, Et tele combien savés. Il et ele, les a les, Le tiegnent par compaignie. Cil n’en est fors rois clamés Ki piec’a est coronés. 10 Por conforter ma pesance Faz un son. Bons iert, se il m’en avance, Car Jason, Cil qui conquist la toison, N’ot pas si grief penitance. E, é, é !
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Pour soulager ma peine Je compose un air. Ce sera bon si cela peut m’aider, Car Jason, Celui qui conquit la toison, Ne subit pas de si dure pénitence. Hé, hé, hé !
If our old King returned, No man of woman born Could guarantee that he’d retain His sham inheritance. By holy Mary’s only son Who suffered on the cross, This man has truly sinned And should be brought to justice. Lord God, you know the truth, He’d falter in his own defence, Acknowledging his guilt. O Barons, Why should we wait? Count Thibaut, all inflamed By passion, robed in crime, You haven’t garnered fame For great chevalric deeds. You’re better suited, Count and King, Vile, filthy, swollen as you seem, To study medicine; you’d bring Your symptoms with you, every stain. And so is France well bastardized. My Lords and Barons, hear: A powerful woman cedes him power 7 —We all know who I mean— It’s he and she, and side by side, In more than friendship lingering. Long crowned Navarre, a plaything, No king except in name. 10 To ease my sorrows, I’ll make a song. Let my circumstances Improve, since even Jason, Who won the Golden Fleece, Never paid such penance. Ay, ay, ay!
* Manuscrit endommagé, suite d’après Ms T (BnF, fr. 22615). 7 Il s’agit certainement de la régente Blanche de Castille. 7 This is certainly a reference to the regent, Blanche de Castille.
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L’autrier par la matinee Entr’un bois et un vergier Une pasture ai trouvee Chantant por soi envoisier, Et disoit un son premier :
I quarrel with myself, Since my own reason Tells me I’m acting childish, Staying in prison With no hope of ransom; I need some solace. Ay, ay, ay! My lady’s well known, Of such renown, I’ve put my confidence In her alone. Dearer than another woman’s Love is her mere glance. Ay, ay, ay! I love her company, and even Her sweet name, More than France’s kingdom. May he find doom, Who disapproves of love, from Doubt or sheer alarm. Ay, ay, ay! A memory of her remains, As my companion, And every day her face returns, And her dear fashion. Love, grant me recompense! Don’t suffer my misfortune! Ay, ay, ay! Lady, I only long To tell you everything. Ay, ay, ay!
Je me fais à moi-même des reproches Car Raison Me dit que je fais une folie De rester dans une prison Où il n’y a de rançon qui vaille. J’ai donc bien besoin de soulagement. Hé, hé, hé ! Ma dame est si reconnue Et renommée Que j’ai mis en elle Ma confiance la plus totale. Plutôt qu’un don d’amour d’une autre, J’aime mieux un regard, quand c’est elle qui me le lance. Hé, hé, hé ! J’aime mieux sa présence Et son nom Que le royaume de France. Maudit soit, par Mahomet ! Celui qui critique l’amour Parce qu’il apporte peine et souffrance. Hé, hé, hé ! J’ai mes souvenirs bien ancrés en moi Qui me tiennent compagnie ; Chaque jour je contemple son image Et sa figure. Amour, accordez-moi ma récompense, Ne souffrez pas mon malheur ! Hé, hé, hé ! Dame, j’espère bien Que vous saurez faire preuve de discernement. Hé, hé, hé !
Je meïsmes a moi tence Car raison Me dit que je faz enfance, Quant prison Tieng ou ne vaut raençon. Si ai mestier d’alejance. E, é, é ! Ma dame a tel connoissance Et tel renon Que g’i ai mis ma fiance Jusqu’en son. Mielz aim que d’autre amor don Un resgart, quant le me lance. E, é, é ! Mielz aim de lui l’acointance Et le non Que le roiaume de France. Mort Mahom ! Qui d’amer quiert achoison Por esmai ne por pesance. E, é, é ! Bien ai en moi remembrance A conpaignon, Toz jors remir sa semblance Et sa façon. Aiez, amors, guerredon, Ne soffrez ma mescheance ! E, é, é ! Dame, j’ai entencion Que vos aurez connoissance. E, é, é ! 11
L’autre jour, au matin, Entre un bois et un verger J’ai rencontré une bergère Qui chantait pour se divertir, Et elle disait, dans le début de sa chanson :
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One morning, just the other day, Between a woods and orchard, I Discovered a shepherdess who sang To keep her spirits high. And this was her first song:
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« Ci me tient li max d’amors ». Tantost cele part m’en tor Que je l’oï desrainier, Se li di sanz delaier : « Bele, Dex vos doint bon jor ». Mon salu sanz demoree Me rendi et sanz targier. Mult ert fresche et coloree, Se mi plot a acointier : « Bele, vostre amor vos quier, S’auroiz de moi riche ator ». Ele respont : «Tricheor Sont mès trop li chevalier. Mielz aim Perrin mon bergier, Que riche home menteor». « Bele, ce ne dites mie ! Chevalier sont trop vaillant. Qui set donc avoir amie Ne servir a son talent Fors chevalier et tel gent ? Mès l’amor d’un bergeron Certes ne vaut un bouton. Partez vos en a itant Et m’amez ! Je vos creant, De moi aurés riche don ». « Sire, par sainte Marie, Vos parlé or por neent. Mainte dame auront trichie Cil chevalier soudoiant. Trop sont fax et mal pensant, Pis valent de Guenelon. Je m’en revoiz en meson, Que Perrinez qui m’atent m’aime de cuer loiaument. La laissiez vostre raison ». J’entendi bien la bergere, Qu’ele me velt eschaper.
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« Voilà que les maux d’amour me tiennent ». Aussitôt je me dirige du côté Où je l’entendais chanter, Et je lui dis sans plus attendre : « Belle, Dieu vous donne le bonjour ! » Elle me rendit mon salut, sans délai Et sans tarder ; Elle avait le teint très frais et coloré, Et j’eus plaisir à faire sa connaissance. « Belle, je vous demande votre amour, Et vous aurez de moi de riches vêtements. » Elle répond : « Mais les chevaliers Sont trop fourbes. J’aime mieux Perrin mon berger Qu’un homme puissant et menteur ! » « Belle, ne dites pas cela ! Les chevaliers sont des hommes de valeur. Qui donc est capable d’avoir une amie Et de la servir comme elle le désire, Sinon les chevaliers et leurs pareils ? Mais l’amour d’un petit berger, En vérité, ne vaut pas un sou. Quittez-le tout de suite Et aimez-moi ! Je vous le promets, Vous aurez de moi un très beau cadeau. » « Seigneur, par sainte Marie, Vous parlez pour rien. Ces chevaliers corrupteurs Ont abusé plus d’une dame. Ce sont des traîtres qui ne pensent qu’à mal faire ; Ils valent moins que Ganelon 8. Je m’en retourne dans ma maison, Car Perrinet qui m’attend M’aime loyalement du fond du cœur. Laissez là vos discours. » Je compris bien que la bergère Voulait m’échapper.
“What holds me here is love’s distress.” When I came to that place Where I first heard her plaint, I said to her straightway, “Beauty, God grant you good day.” My greeting without delay She sent me back directly. She was so fair, so rosy, I hoped to get to know her: “I seek your love, my Beauty, If you’d like some rich gifts.” She answered, “You’re a cheater, Knights always act that way. I love Perrin, my shepherd, More than some wealthy liar.” “Beautiful one, don’t say that; Knights are truly valiant. Who knows better than a knight About amorous friendship And love’s devoted service? A shepherd’s love is naught, Not worth a button. Leave him, and love a knight! I’ll give you splendid presents Upon my word, believe it.” “By holy Mary, sire, Your talk is all in vain. How many ladies have been Deceived by knights’ designs? All false, cruelly intentioned, Far worse than Ganelon. 8 Now I’ll return back home Where Perrinet awaits, Who loves me with a loyal heart. So stop your demonstrations.” I knew the shepherdess Wished only to escape.
8 C’est le nom du traître de la Chanson de Roland, devenu le type même du traître. 8 This is the name of the turncoat in the Song of Roland, who afterwards became the archetype of a traitor.
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Je lui fis une très longue prière, Mais je ne pus rien en obtenir. Alors, je me mis à l’embrasser Et elle pousse un grand cri : « Perrinet, trahison ! Trahison ! » Du bois, ils se mettent à hurler. Je la laisse sans attendre, Sur mon cheval je m’en allai. Quand elle vit que je m’en allais, Elle me dit pour me railler : « Les chevaliers sont bien courageux ! »
Mult li fiz longue proiere, Mès n’i poi rien conquester. Lors la pris a acoler Et ele giete un haut cri : « Perrinet, trahi, trahi ». Du bois prenent a huper. Je la lais sanz demorer, Sor mon cheval m’en parti. Quant ele m’en vit aler, Si me dist par ranponer : « Chevalier sont trop hardi ! ». 12 Dou tres douz non a la virge Marie Vos espondrai cinq letres plainement. La premiere est M, qui senefie Que les ames en sont fors de torment, Quar par li vint ça jus entre sa gent Et nos gita de la noire prison Diex, qui por nos en soffri passion. Iceste M est et sa mere et s’amie. A vient aprés, droiz est que je vos die Qu’en l’abece est tot premierement. A tot premiers, qui n’est plains de folie, Doit on dire le salu doucement A la Dame qui en son biau cors gent Porta le Roi cui merci atendon. Premierz fu A, et premiers devint hom Que nostre lois fust fete n’establie. Puis vient R, ce n’est pas controvaille, Qu’erre savons que mult fait a prisier, Et sel veons chascun jor, toz sanz faille, Quant li prestres le tient en son mostier. C’est li cors Dieu qui toz nos doit jugier, Que la Dame dedens son cors porta. Or li prions, quant la mort nos vendra, Que sa pitiez plus que droiz nos i vaille.
30
12
Du très doux nom de la Vierge Marie Je vais vous expliquer la signification des cinq [lettres qui le composent. La première est M, qui signifie Que les âmes 9 sont mises hors du tourment, Car c’est par elle qu’il vint ici-bas parmi son peuple Et nous jeta hors de la noire prison, Dieu, qui pour nous souffrit sa passion. Cette lettre M est sa mère et son amie. A vient ensuite, et il est juste que je vous dise Qu’il vient en tout premier dans l’abc. En tout premier lieu, si l’on n’est pas totalement fou, On doit saluer bien doucement La Dame qui en son beau et noble corps Porta le Roi dont nous attendons la grâce. Le A vint en premier, et il fut fait homme en premier lieu, Avant que notre religion ne fût établie. Ensuite vient l’R, ce n’est pas une invention, Et nous savons que l’erre 10 a beaucoup de valeur Comme nous pouvons le voir tous les jours, sans faute, Quand le prêtre le tient dans son église. C’est le corps de Dieu, qui doit tous nous juger, Que la Dame porta dans son propre corps. Prions-la donc, quand la mort viendra à nous, Que sa pitié compte plus que la justice en notre faveur.
I begged her many times, alas, But naught received. And when I tried a quick embrace, She raised a hue and cry: “Perrinet! Help me! Help me! A shout rose from the forest, So jumping on my horse I left without delay. She saw me riding off, And shot me this riposte: “You knights are very brave!” 12 In the most honored name of the Virgin Mary, Maria, five letters stand, as I’ll explain. The first is M, which signifies quite clearly The many souls 9 delivered from their pain Because, through her, God first walked among men, Freeing us all from Hell, that darkest prison, God, who for us suffered a great passion. Thus M is for His mother and His friend. Then comes A, and fitting it is, I say, That first within the alphabet it stands; Thus should we first show homage to the Lady; She bore the King, whose mercy comprehends Us all, in her most beautiful and gentle Body; here I rest my case on reason. Thus A comes first, as first He was made man, Before our great religion was ordained. Then R occurs, and no one can deny The reason why the blessed host 10 is praised, As we observe it, daily without fail, When the priest lifts it up within his chapel: It is God’s body, who will judge us all, Whom once the Lady carried in her body. Then when death comes upon us, let us pray We merit divine pity more than justice.
9 10
« Emme » (la lettre M) se prononce de la même façon que « âme », la voyelle initiale étant nasalisée dans les deux mots (d’où la prononciation de âme, dans cette chanson). Jeu sur le mot « erre », qui peut être le nom de la lettre R, ou un mot qui renvoie au corps du Christ, comme semble l’indiquer le commentaire qui suit (A. Micha propose d’y voir l’initiale du Rédempteur).
9 10
“Emme” (the letter M) is pronounced just the same as “âme” (the soul), with the initial vowel nasalized in both words (which accounts for their pronunciation in this song). This is a play on the word “erre,” which can name the letter R, as well as a word for the body of Christ, as seems to be implied by what follows (A. Micha suggests that it is the first initial of “Rédempteur,” Redeemer).
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I est tout droit, noble et de belle taille. Tel fut le corps sans nulle imperfection De la Dame qui se donne de la peine pour nous, Beau, droit et noble, sans tache et sans péché. Pour son doux cœur et afin de briser l’enfer Dieu vint en elle, quand elle l’enfanta. Il était beau et elle le mit au monde bel et bien. Dieu montra bien combien il se souciait de nous. A est une plainte, vous savez bien, sans aucun doute, Que quand on dit « a », c’est que l’on souffre fort. Nous devons bien nous plaindre sans attendre Auprès de la Dame qui ne demande rien d’autre Que de voir le pécheur se racheter. Son cœur est si doux, noble et pur Que qui l’appelle du fond du cœur, sans fausseté, Obtiendra sans faute un vrai repentir. Demandons-lui dans sa bonté de nous accorder la grâce, Par cette douce salutation qui commence par « Ave Maria ». Que Dieu nous garde de tout mal !
I est toz droiz, genz et de bele taille. Tex fu li cors, ou il n’ot qu’enseignier, De la Dame qui por nos se travaille, Biaux, droiz et gens, sanz tache et sanz pechier. Por son douz cuer et por enfer brisier Vint Dex en li, quant ele l’enfanta. Biax fu et bel, et bien s’en delivra, Bien fist semblant Dex que de nos li chaille. A est de plaint, bien savez sanz doutance, Quant on dit «a» qu’on s’en delt durement. Et nos devons plaindre sans demorance A la Dame qui ne va el querant Que pecherres viegne a amendement. Tant a douz cuer, gentil et esmeré. Qui l’apele de cuer sanz fausseté, Ja ne faudra a voire repentance. Or li prions merci por sa bonté Au douz salu qui conmence « Ave Maria ». Dex nos gart de mescheance ! 13 Au tans plain de felonie, D’envie et de traïson, De tort et de mesprison, Sanz bien et sans cortoisie, Et que entre nos barons Faisons tot le siecle empirier, Que je voi escomenïer Ceus qui plus offrent reson, Lor vueil dire une chançon. Encor aim mielz toute voie Demorer ou saint païs Que aler povres, chaitis La ou ja solas n’auroie. Phelipe, on doit paradis Conquerre par mesaise avoir, Que vos n’i troverez ja, voir, Bon estre, ne jeux, ne ris, Que vos aviëz apris.
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13
En ce temps plein de félonie, D’envie et de trahison, D’injustice et de méfaits, Ignorant le bien et la courtoisie, Tandis que nous, les grands seigneurs, Nous causons la dégradation de toute la terre, Et que je vois se faire excommunier Ceux qui se montrent les plus sensés, Je veux dire une chanson. J’aime encore mieux, de toutes façons, Rester dans le Saint Pays Plutôt que d’aller, pauvre et malheureux, Là où jamais je ne trouverai de joie. 11 Philippe, on doit, pour conquérir le paradis, Supporter des privations, Car vous ne trouvez certes pas là-bas Les aises, les jeux et les rires Dont vous aviez pris l’habitude.
The I is upright, noble, and well-formed, Just like the body, pure of imperfection, Of that Lady who for us suffered labor, Lovely, upright, noble, without sin or stain. Thanks to her kind heart, to break Hell’s prison God arrived through her, when she gave birth. Well she delivered Him, a handsome son, And thus God showed His love for everyone. A may also be a plaint, you doubtless see That when one utters “Ah!” it stems from pain. And we must also plead in our distress Before the Lady, who seeks that each person, Sinning, be brought by kindness to repent. For she has such a sweet and noble heart, so pure, That one who makes a true appeal to her Will never fail to merit her forgiveness. Now let us pray for her good will, for grace, With the sweet greeting that begins with Ave Maria. May God save us all from mischance. 13 In an era full of wickedness, Of envy and base treason, Of outrage, wrong and scorn, Lacking courtesy or goodness, When even our own barons Make the age decline, or worse, And those who showed most sense Are excommunicant, then even A poet can only offer up a song. Still would I wish to stay, however, Here in the Holy Land, instead Of straying far away, unlucky, poor, Somewhere that only brings despair. 11 Philippe, to win divine reward, Great troubles must we suffer now, For you’ll not soon encounter The laughter, pastimes, pleasures To which we’ve grown accustomed here.
11
Thibaut participa à la 6e croisade en Terre Sainte en 1239. Il y fait allusion dans cette chanson composée sans doute peu avant son départ, où il exprime aussi le désir de rester auprès de sa dame. « Phelipe » est le poète Philippe de Nanteuil (voir ci-dessus la chanson « Nus hom ne puet… »).
11
Thibaut took part in the Sixth Crusade to the Holy Land in 1239. He alludes to it in this song, doubtless composed shortly before his departure, where he expresses the wish to remain with his wife. “Philippe” is the poet Philippe de Nanteuil (see above the song “No one can…”).
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Amour a couru sus à sa proie Et il m’emmène prisonnier En la maison d’où, à ce que je crois, Je ne chercherais jamais à sortir, S’il ne dépendait que de moi. Dame, héritière de toute beauté, Je vous le fais bien savoir, Je ne sortirai pas vivant de prison, Mais je mourrai en ami loyal. Dame, il me faut rester, Je ne cherche pas à me séparer de vous. Jamais nul jour je n’eus d’hésitation À vous aimer et à vous servir. Et pourtant, il m’est bien aussi pénible qu’une mort, L’amour qui si souvent m’assaille. Sans cesse j’attends votre pitié, Car nul bien ne peut m’arriver Si ce n’est par votre bon plaisir. Chanson, va-t’en dire pour moi à Laurent 12 Qu’il se garde tout à fait D’entreprendre une grande folie, Car il n’y aurait là que mensonge et fausseté.
Amors a coru en proie Et si m’en meine tot pris En l’ostel, ce m’est avis, Dont ja issir ne querroie, S’il estoit a mon devis. Dame, de cui biautez fet oir, Je vos faz or bien a savoir, Ja de prison n’istrai vis, Ainz morrai loialz amis. Dame, moi couvient remaindre, De vos ne me quier partir. De vos amer et servir Ne me soi onques jor faindre, Si me vaut bien un morir L’amor qui tant m’assaut souvent. Ades vostre merci atent, Que bien ne me puet venir Se n’est par vostre plaisir. Chançon, va moi dire Lorent Qu’il se gart bien outreement De grant folie envahir, Qu’en li auroit faus mantir. 15 Seignor, saichiés qui or ne s’en ira En cele terre ou Dex fu mors et vis Et qui la crois d’outremer ne penra A paines mais ira en paradis. Qui a en soi pitié ne ramembrance Au haut seignor doit querre sa venjance Et delivrer sa terre et son païs. Tuit li mauvés demorront par deça Qui n’aiment Dieu, bien ne honor ne pris. Et chascuns dit : « Ma feme que fera ? Je ne lairoie a nul fuer mes amis ». Cil sont cheoit en trop fole atendance Qu’il n’est amis fors que cil, sans doutance, Qui por nos fu en la vraie crois mis.
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15
Seigneurs, sachez que qui ne s’en ira pas désormais 13 En cette terre où Dieu vécut et mourut Et qui ne prendra pas la croix d’outre-mer, Aura bien de la peine à gagner le paradis. Qui a en son cœur la compassion et la mémoire De notre Haut Seigneur, il doit chercher à Le venger Et délivrer sa terre et son pays. Tous les mauvais resteront de ce côté-ci, Ceux qui n’aiment pas Dieu, ni le bien, ni l’honneur, ni la valeur. Chacun dit : « Que va faire ma femme ? Je ne veux à aucun prix abandonner ceux que j’aime. » Ceux-ci se sont laissé aller à de folles préoccupations, Car il n’est d’autre être que nous devons aimer, sans nul doute, Que celui qui pour nous fut mis en la vraie croix.
Love always runs in search of prey, And thus it takes me, bound and tied, Into the house from which, indeed, I’d never seek to stray, If it were only up to me. O Lady, You who inherit beauty’s legacies, I want you to know this: I’ll never leave this jail alive, For thus do loyal lovers die, in love. Lady, it is most fitting I remain, I never want to leave your company. Nor will I fail, day after day, To love and serve you as your own. Yet love like death may sharpen, This love that storms me so incessantly. I wait, as always, for your tender mercy, Because no good can come near me But by your pleasure. Song, go and tell Laurent 12 for me To guard against—most carefully— A risky venture, foolishness Sure to produce deceit and lies. 15 Know well, my lords, whoever will not go 13 To those far lands where God was raised, and died, Who will not bear the cross of the Crusade, no, This man will never come to Paradise. Who has compassion and a memory Of the great Lord, should seek revenge’s remedy, And save His country and His widespread lands. All the base warriors will remain behind, Who love not God, nor honor, good and valor. Each of them says, “I cannot leave my friends At any cost! How could I quit my wife?” Such men have fallen into foolishness, For no one has a truer friend than Christ, Who died upon the cross that we should live.
12 13
Un autre ami de Thibaut (personnage non identifié). Cette chanson, désignée par les éditeurs modernes comme une « chanson de croisade », a été composée par Thibaut de Champagne entre 1235 et 1239 (date de son départ pour la 6e croisade).
12 13
Another friend of Thibaut, but not identified. This song, categorized by modern editors as a “chanson de croisade” (a crusade song), was composed by Thibaut de Champagne between 1235 and 1239 (the date of his departure for the Sixth Crusade).
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Or s’en iront cil vaillant bacheler Qui aiment Dieu et l’eunor de cest mont, Qui sagement vuelent a Dieu aller, Et li morveux, li cendreux demorront. Avugle sunt, de ce ne dout je mie. Qui un secors ne fait Dieu en sa vie Et por si pou pert la gloire dou mont. Diex se lessa en crois por nos pener Et nos dira au jor que tuit vendront : « Vos qui ma crois m’aidastes a porter, Vos en irez la ou mi angle sont. La me verrez et ma mere Marie, Et vos par cui je n’oi onques aïe Descendrés tuit en enfer le parfont ». Chascuns cuide demorer toz haitiez Et que jamès ne doie mal avoir. Ainsi les tient anemis et pechiez Que il n’ont sen, hardement ne pooir. Biax sire Diex, ostés leur tel pensee Et nos metez en la vostre contree Si saintement que vos puissions veoir. Douce Dame, roïne coronee, Proiez por nos, virge bien aüree. Et puis aprés ne nos puet mescheoir.
Mais ils s’en iront, les vaillants jeunes gens Qui aiment Dieu et l’honneur de ce monde, Et qui ont la sagesse de vouloir aller vers Dieu, Et les morveux, les lâches demeureront. Ils sont aveugles, je n’en doute pas : Ne pas apporter un secours à Dieu dans sa vie, Et pour si peu perdre la gloire du monde ! Dieu se laissa pour nous supplicier sur la croix, Et il nous dira, au jour où tous seront appelés : « Vous qui m’avez aidé à porter ma croix, Vous irez là où sont mes anges. Là, vous me verrez, ainsi que Marie ma mère ; Et vous qui ne m’avez jamais apporté d’aide, Vous descendrez tous dans les profondeurs de l’Enfer. » Chacun d’eux croit rester en bonne santé Et ne jamais avoir de mal. C’est ainsi que l’Ennemi et le péché les gouvernent, De sorte qu’ils n’ont ni sagesse, ni courage ni pouvoir. Beau seigneur Dieu, ôtez-leur ces pensées, Et faites-nous venir dans votre pays Si saintement que nous puissions vous voir. Douce Dame, Reine couronnée, Priez pour nous, Vierge bienheureuse. Après cela, nul mal ne peut nous atteindre. Traduction Anne Paupert
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But all the valiant knights shall hurry forth, Who love God and the honor of this world, Those who rightly wish to go towards God; The cowardly will tremble by the hearth. I cannot doubt the claim that they are blind Who never serve their God while they are living, And for so little lose the glory of this earth. God allowed Himself to suffer on the cross, And on that Day, when humankind must gather, He’ll tell us, “You, who helped me bear the cross, Will go to Heaven, where the angels are; There you will see me, with my mother Mary. But you, who never helped me in my sorrow, Will now behold the depths of the Inferno.” All men expect to stay untouched by illness And to escape misfortune and sheer chance; Thus do the Enemy and sin mislead us Until we lose all boldness, power and sense. Gracious Lord, remove such thoughts from us, And send us straightway to Your earthly place, Where we behold You in all holiness! Dear Lady crowned by Heaven, and Queen, If you would pray for us, fortunate Virgin, Henceforth no evil ever can befall us. Translated from the French by Emily Grosholz
37
Thibaut de Champagne
Hue de La Ferté
Le Chansonnier du roi
9
Amour Courtois et chevalerie au XIIIe siècle
Thibaut de Champagne 10
CHANçON FERAI, QUE TALENZ M’EN EST PRIS – Chanson d’amour
5’52
Chant (E . P), rote, luth, vièle
ONQUES N’AMAI – Motet
Vièle, cistre
DE FINE AMOR VIENT SEANCE ET BIAUTEZ – Chanson d’amour
L’AUTRIER PAR LA MATINEE – Pastourelle
1’25
12
DOU TRES DOUZ NON A LA VIRGE MARIE – Chanson pieuse
6’28
Thibaut de Champagne 13
Chant (E . P), vièle
QUI LOIAUMENT SERT S’AMIE – Motet Vièle, harpe, luth, percussion
1’42
J’ALOIE L’AUTRIER ERRANT – Pastourelle
AU TANS PLEIN DE FELONIE – Chanson de croisade
DANSE REAL – Danse instrumentale
5’15
Thibaut de Champagne 15
Thibaut de Champagne
Chant (P . E), vièle, luth, rote, percussion
NUS HOM NE PUET AMI RECONFORTER – Chanson d’amour
7’01
SEIGNOR, SAICHIES QUI OR NE S’EN IRA – Chanson de croisade
16
QUINTE ESTAMPIE REAL – Danse
Anonyme
Vièle, luth, rote
Centre de musique médiévale de Paris 01 45 80 74 49 allafrancesca@wanadoo.fr / www.allafrancesca.fr
SEPTIME ESTAMPIE REAL – Danse
3’12
Cistre, vièle, percussion
Thibaut de Champagne 8
DAME, MERCI, UNE RIEN VOS DEMANT – Débat
Chant (E . B), cistre, vièle
4’49
4’33
Anonyme
Chant (P), vièle
7
2’21
Rote, luth, vièle
Chant (E), vièle, luth, percussion
6
3’16
Anonyme 14
Thibaut de Champagne 5
5’35
Chant (B), cloches
Anonyme
3’24
Thibaut de Champagne
Chant (B), cistre
4
2’21
Chant (P . B), vièle, percussion
Thibaut de Champagne 3
POUR CONFORTER MA PESANCE FAZ UN SON – Chanson d’amour
Thibaut de Champagne 11
Anonyme 2
2’58
Chant (E), harpe
Thibaut de Champagne 1
EN TALENT AI QUE JE DIE – Chanson historique
Chant (P . E), cistre, percussion
3’47
Direction artistique / Artistic supervision: Dominique Daigremont. Prise de son / sound recording, montage, mixage / editing and mastering: Frédéric Briant. Recording / Enregistrement : 18-21/10/2011, Eglise évangélique allemande, Paris. Direction artistique æon / æon artistic supervision: Damien Pousset. Production æon /Producer : Kaisa Pousset. æon (Outhere France) 16, rue du Faubourg Montmartre, 75009 Paris. C 2012 Imprimé en Autriche.
“Une belle rencontre, humaine et artistique, est à l’origine de ce programme : Paula Deitz, écrivain et journaliste, directrice de The Hudson Review, poursuit une recherche sur la France de Thibaut de Champagne, les lieux qu’il a visités, les traces qu’il y a laissées. Son désir d’adjoindre un univers sonore à ce projet est naturellement entré en résonance avec celui de Brigitte Lesne, passionnée par la poésie lyrique médiévale dont Thibaut est un des plus éminents représentants. Ainsi est né cet enregistrement, après sa création en concert en 2011.”
AECD 1221