LATINALMA

Page 1


OTN 018


Le soleil ouvre ses mains derriere les rideaux

Jean-Pierre Mas n’est pas un voyageur. Encore moins un touriste. Et pas du tout une personne déplacée. Aussi bien que Sheyla Costa, Elvita Delgado, Juan José Mosalini, tous trois traversés par leurs racines comme par un autre réseau de veines, aussi bien que Pierre Barouh, lequel est peut-être bien, selon son rêve, « le Français le plus brésilien de France », il serait plutôt un scaphandrier de lui-même. Ce disque est son ultime révélateur. Le bain où, sous la lampe inactinique, des formes et des fumées se rassemblent pour faire apparaître un visage, différent du vrai mais plus vrai que lui. Dans sa Samba Da Bênçâo, Vinicius de Moraes, souligne, sur une musique de Baden Powell, que, pour faire une samba qui atteigne à la beauté, il faut um bocado de tristeza : les musiques sans nostalgie sont « un vin qui ne donne pas l’ivresse », écrira Pierre Barouh dans son adaptation, Samba Saravah (celle d’Un homme et une femme). Aimer ces musiques - là é como amar uma mulher so linda : revient à s’éprendre d’une « femme qui ne serait que belle ». Car, sans l’affliction, sans l’inconsolable douleur, on n’atteint pas à ce bluest blue qui, tantôt exposé au grand jour, presque vindicatif, tantôt tenu au secret, scellé alors par une pudeur farouche, est commun à toutes les créations musicales afro-américaines, qu’il s’agisse du blues du Delta au nord ou du samba brésilien au sud (negro demais no coraçâo : « nègre, bien nègre dans son cœur »), comme il apparaît consubstantiel au flamenco, au tango, à la milonga, entre bien d’autres. A travers lui seulement, on accède à la griserie singulière qui, paradoxalement, en vous faisant sentir le poids écrasant des choses de la vie et la présence têtue des forces de la mort à vos côtés, vous permet de traverser le miroir et de vous risquer loin du visible, dans l’unique endroit où l’imaginaire trouve quelque chance, enfin, de se matérialiser. « Cet amour à l’horizon qui conserve encore son mystère » (Corcovado), on ne l’apprivoise qu’en ayant été « si triste, désabusé du monde ». Le bonheur attend de l’autre côté. Pour reprendre les mots de Cartola, si amoureusement traduits, comme ceux de Vinicius, par Didier Lamaison, c’est lui qui donne aux roses ce parfum qui leur survit. C’est une croyance sans âge et sans couleur qui se dit là. Une forme de civilisation étrangère aux langues et aux cultures, sans respect pour la géographie. S’il a de la chance (et un peu d’innocence), chacun peut la porter en soi. Les continents dérivent, les océans sont abolis. Un pianiste français, fou de mélodie, un faiseur de chansons douces et mortelles, découvre ainsi – j’entends : reconnaît et dévoile – son âme latine, le même mot, alma, en espagnol et en portugais.

World music ? Tout le contraire ! Musique de l’homme seul entre tous, depuis beaucoup plus de cent ans. Seul et toujours riche, toujours résonnant de la solitude des autres. Parce que la mélodie, de manière encore plus énigmatique que le rythme et le tempo, contraint à partager jusqu’à l’incommunicable. L’un des merveilleux écrivains de ce pays, Léon-Paul Fargue, publiait en 1942 ces lignes 1 : « La chanson, c’est le langage même du cœur, c’est l’espéranto qui fait du Parisien, du Provençal, du Chinois, du Persan, du Péruvien des hommes comme les autres ; qui nous relie tous, par les fils pathétiques et secrets de la mélodie, au ténébreux miracle de vivre ensemble sur cette terre de rivalités. C’est la caresse d’un rythme providentiel, à la fois prévu et imprévu, qui nous rappelle aux grandeurs de l’égalité devant l’amour, la tristesse et l’infini ». Mais voilà, magie de proximité, la mélodie, sinon la chanson elle-même, est devenue au fil des décennies, pour de multiples raisons dont toutes ne tiennent pas aux goûts musicaux proprement dits, un mystère en péril. Devant cette menace, je tiens Mas et ses comparses pour des artistes de résistance. C’est une culture universelle qu’ils préservent, prolongent, raniment par leur latinité réelle ou fantasmatique. Le piano se fait creuset d’alchimiste, changeant en songe l’ivoire et l’ébène (par exemple, mais pas uniquement, dans Aquellos ojos negros et Derrière le miroir ou mêlé aux poèmes de Cartola, Pierre et Vinicius). Porte-parole de ce dernier, Barouh – et c’est une question, diffuse, de timbre, de grain, de résonance, de densité et de profondeur – fait entendre en vérité la voix intérieure de ce disque : celle, non pas des grands discours, mais du silence, de l’ombre, de l’aube. Le bandonéon de Mosalini est une porte entrouverte, qui laisse apercevoir les choses derrière les choses et des sentiers sans trace de pas (Si te vas, A la Sombra de la Luna, en particulier). Quant aux voix, aussi légères que passionnées, d’Elvita et Sheyla, elles racontent chaque histoire comme si toutes n’étaient à jamais que des commencements. Partir o seguir, partir ou continuer, s’en aller ou persévérer, rompre ou aller de l’avant, cela ne fait plus aucune différence. Tout le monde meurt tout le temps ; personne ne meurt jamais. « Simplement, disait encore Fargue, parce que le soleil ouvre ses mains derrière les rideaux ». Alain Gerber 1

In Refuges (éditions Emile-Paul Frères, puis Gallimard).


 JEAN-PIERRE MAS 


D’une telle attention j’aimerai mon amour, D’un zèle si attentif je l’aimerai toujours Qu’il ne se trouvera jamais nulle merveille Qui à l’égal de mon amour ne m’émerveille. Je le veux vivre à chaque instant, à tout moment Pour sa seule gloire je chanterai mes chants Je rirai mes rires, pleurerai tout autant Pour son bon déplaisir ou son contentement Et ainsi quand, plus tard, me viendra convoquer Qui sait ? la mort, ultime angoisse des vivants Ou la solitude, cette mort des aimants,

Elle est entrée comme un oiseau dans le musée des mémoires Et sur la mosaïque en noir et blanc elle s’est prise à dessiner une danse. Je n’ai pas su si c’était un ange, ses bras frêles Etaient trop blancs pour faire des ailes, mais elle volait. Elle avait de ces cheveux qui ne s’oublient pas, et qui lui faisaient une niche baroque Enserrant une tête de sainte encore non polie. Ses yeux lui pesaient, mais ce n’était pas de modestie. C’était la peur d’être aimée; une goutte de sang noir Faisait sa bouche comme l’empreinte d’un baiser sur la pâleur de son visage. Prosterné, je n’eus pas même le temps de la trouver belle, je l’aimais déjà.

Le matin m’obscurcit La journée me tarde Au soir je fais nuit Avant la nuit j’arde. A l’ouest la mort Contre qui je vis Au sud asservi L’est est mon nord. Que d’autres mesurent Pas à pas ce qu’on dure Je meurs hier Je nais demain Mon chemin est l’espace Mon temps est quand.

La haut, dans le cie , une lune a lui Pleine et blanche; à ce spectacle saisie La femme à mes cotés a tressailli Et sans mot dire s’est consentie Je les ai laissées, à l’aube née, Chacune pleine et blanche, à découvert, L’une éperdue et l’autre abandonnée, Lune au ciel, et l’autre nue sur la terre. Je n’en étais quitte; la plus friande M’emplit l’esprit, dont j’aimai lui faire offrande Tant d’amour et de vie suis en besoin, Moi qui avais laissé, dans ma fièvre, Un sourire de chair sur ses lèvres, Une goutte de lait sur son sein.

Je me puisse dire de l’amour (que j’aimai) Qu’il n’est que flamme et que mortelle est sa nature Mais qu’il est infini aussi longtemps qu’il dure. Vinicius de Moraes translated by Didier Lamaison



The sun opens its hands behind the curtains

Jean-Pierre Mas is not a traveller. And even less a tourist. And not at all a displaced person. Just as Sheyla Costa, Elvita Delgado, and Juan José Mosalini, all three crossed by their roots like another network of veins, just as much as Pierre Barouh, who is perhaps indeed, according to his dream, “the Brazilian Frenchman in France”, he would be rather a diving bell of himself. This disc is his ultimate developer, the bath wherein under the inactinic lamp, forms and vapours come together to make a face appear, different from the real one but truer. In his Samba Da Bênçâo, on music by Baden Powell, Vinicius de Moraes stresses that, to make a samba that achieves beauty, um bocado de tristeza is necessary: music without nostalgia is “a wine that does not intoxicate”, Pierre Barouh would write in his adaptation, Samba Saravah (heard in A Man and a Woman). Loving this music - there, é como amar uma mulher so linda returns like falling in love with “a woman who would only be beautiful”. For, without affliction, without inconsolable suffering, one does not achieve this “bluest blue” that, sometimes exposed to full daylight and almost vindictive, sometimes held to secrecy then sealed by a fierce modesty, is common to all Afro-American musical creations, whether it be Delta blues in the North or Brazilian samba in the South (negro demais no coraçâo: “black, very black in her heart”, as Barouh again says), as it appears consubstantial with flamenco, tango or milonga, amongst many others. Only through it does one reach the singular headiness that, paradoxically, making you feel the crushing weight of things in life and the stubborn presence of the forces of death at your side, enables you to go through the looking glass and dare, far from the visible, in the only place where at last the imaginative universe finds some chance to materialise. “This love on the horizon that still preserves its mystery” (Corcovado) can be tamed only after one’s having been “so sad, disenchanted with the world”. Happiness awaits on the other side. To quote Cartola, so lovingly translated, like Vinicius, by Didier Lamaison, it is what gives roses this scent that lives after them. It is an ageless, colourless belief that is uttered here, a form of civilisation foreign to tongues and cultures, without respect for geography. If one is lucky (and has a bit of innocence), anyone can carry it in oneself. Continents drift, oceans are abolished. A French pianist, mad for melody, a maker of sweet, fatal songs, thus discovers - I mean: recognises and unveils - his Latin soul, the same word, alma, in Spanish and Portuguese.

World music? Quite the contrary! Music of man alone amidst all, for far more than one hundred years. Alone and still rich, ever echoing the solitude of others. Because melody, in an even more enigmatic way than rhythm and tempo, constrains to share as far as the incommunicable. One of this country’s marvellous writers, Léon-Paul Fargue, published these lines in 1942 1: “Song is the very language of the heart, it is the Esperanto that makes the Parisian, the Provençal, the Chinese, the Persian, and the Peruvian like all other men; which links us all, by pathetic threads and secrets of melody to the shadowy miracle of living together on this earth of rivalries. It is the caress of a providential rhythm, both expected and unexpected, reminding us of the grandeurs of equality before love, sadness and infinity”. But here’s the thing: by magic of proximity, over the decades and for multiple reasons all of which do not stem from musical tastes, strictly speaking, melody, if not song itself, has become an endangered mystery. In the face of this threat, I consider Mas and his associates resistance artists. It is a universal culture that they are preserving, prolonging, and bringing back to life with their Latinity, whether real or fantastical. The piano becomes the alchemist’s crucible, changing ivory and ebony into dream (for example, but not uniquely, in Aquellos ojos negros, Derrière le miroir or mixed poems by Cartola, Pierre and Vinicius). Spokesman for the latter, Barouh - and that is a diffuse question of timbre, grain, resonance, density and depth - in truth makes heard the inner voice of this disc: not of great discourses but of silence, shadow, the dawn. Mosalini’s bandoneon is an open door that allows a glimpse of things behind things and paths without a trace of footsteps (Si te vas, A la Sombra de la Luna, in particular). As for the voices of Elvita and Sheyla, as light as they are impassioned, they tell each story as if all were forever only beginnings. Partir o seguir, leave or continue, go away or persevere, break or forge ahead: it makes no difference. Everyone dies all the time; no one ever dies. “Simply, as Fargue again said, because the sun opens its hands behind the curtains”. Alain Gerber Translated by John Tyler Tuttle

1

In Refuges (éditions Emile-Paul Frères, then Gallimard)..


This is an

Production


The labels of the Outhere Group: Outhere is an independent m usical production and publishing company whose discs ar e published under the cat alogues Æon, Alpha, Fuga Libera, Outnote, Phi, Ramée, Ricercar and Zig-Zag Territoires. Each catalogue has its own well defi ned identity. Our discs and our digit al products cover a repertoire ranging from ancient and classical to contemporary, jazz and w orld music. Our aim is to serve the music by a relentless pursuit of the highest artistic standards for each single production, not only for the recording, but also in the editorial work, texts and graphical presentation. We like to uncover new repertoire or to bring a strong personal touch to each perf ormance of kno wn works. We work with established artists but also invest in the de velopment of y oung talent. The acclaim of our labels with the public and the press is based on our r elentless commitment to quality. Outhere produces more than 100 CDs per year, distributed in over 40 countries. Outhere is located in Brussels and Paris.

Full catalogue available here

At the cutting edge of contemporary and medieval music

Full catalogue available here

The most acclaimed and elegant Baroque label

Full catalogue available here

Full catalogue available here

30 years of discovery of ancient and baroque repertoires with star performers

A new look at modern jazz

Full catalogue available here

Gems, simply gems

Philippe Herreweghe’s own label

Full catalogue available here

Full catalogue available here

From Bach to the future…

Discovering new French talents


Here are some recent releases‌

Click here for more info


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.