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2 ▪ IMPROVISATION VS ANTICIPATION

Superuse et Design for Disassembly Dans le septième numéro de DASH 43 , The Eco house, typologies of space, production and lifestyles, Jacques Vink 44 publie un article intitulé Anticipation versus Improvisation. L'auteur y met en contraste le Design for Disassembly avec le réemploi des matériaux. Il introduit son article par l’exemple du SS Normandie, un paquebot transatlantique des années 30 qui, après avoir servi de transport luxueux puis de transporteur en temps de guerre, fut démantelé pour le recyclage de son acier et la récupération de ses pièces. Pour l'auteur, cet acte pragmatique de récupérer la matière à disposition pourrait améliorer le fonctionnement de nos villes.

Par ailleurs, le Design for Disassembly et le réemploi de matériaux sont des approches qui se concentrent souvent davantage sur le procès que sur le design final. Pour autant, même si ces deux pratiques partent de préoccupations semblables, le pragmatisme de l'un ne reflète pas le pragmatisme de l'autre.

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L'architecture démontable peut être associée à l'idée d’une préindustrialisation de l'architecture. Dans le sens où il n'y aurait plus que des produits préfabriqués standardisés à assembler à sec pour permettre leur récupération ultérieure. Dans l'article, l'auteur parle de maisons écopréfabriquées, qu'il compare à la conception d'un produit. L'enjeu de ces maisons est de minimiser les erreurs et les déchets en chantier par une préfabrication minutieuse des éléments à assembler. Les pays ayant de vastes étendues ont davantage recours à ces méthodes vu que les sites de productions sont éloignés des sites de construction. On trouve d'ailleurs aux USA des constructions modestes en bois, préfabriquées et conçues pour être abordables,

44 Jacques Vink est un architecte néerlandais qui a travaillé pour différents organismes (pour O.M.A à Rotterdam ou encore William McDonough + Partners aux USA). Depuis 2008, il fait partie du cabinet d'architecture Ruimtelab Architecten, spécialisé dans le développement durable, la bioclimatique et influencé par la démarche C2C.

(36) Construction d'une Huf Haus en 2013 à Lytham en Angleterre.

une méthode qui vire récemment à l'adjonction et au remplacement de produits sophistiqués permettant d'être performant énergétiquement et d'améliorer cette performance dans le temps. Un exemple est celui de la firme Allemande HUF Haus qui a préfabriqué plus de 10 000 maisons à travers le monde.

L'adhocisme est assez en contraste avec cela, car celui qui détourne l'usage et le contexte des matériaux porte un regard critique sur ce pour quoi ces matériaux furent initialement prévus. En supposant qu’une chose peut servir à accomplir différemment quelque chose (que ce soit en exploitant sa fonction pour un contexte particulier, qu'en détournant cette fonction), l'adhocisme remet en question même la notion d’anticipation. Et si nous revenons au C2C, c'est le schéma inverse. Cela parce que le réemploi de matériaux peut n’être perçu ni plus ni moins comme un cycle dégénérant supplémentaire de la matière. Mais le réemploi, quand il est adhociste, intentionnellement ou non, pourrait être une source d'apprentissage au Design for Disassembly et au C2C, présentant de nouvelles manières d'assembler et de désassembler.

« En général, les matériaux sont utilisés pour des tâches moins complexes de ce pour quoi ils étaient prévus à l'origine. Le Design for Disassembly peut offrir une source riche de matériaux réemployables dans le futur, les expériences de réemploi de matériaux de construction conventionnelles et inconventionnelles peuvent nous apprendre comment concevoir pour désassembler. Ils démontrent quels matériaux sont réemployables et quelles techniques de désassemblage marchent le mieux. » 45

45 Jencks (Charles), Silver (Nathan), Adhocism, The case of improvisation, p.8 Original de la citation traduite par nos soins : « In general, materials are used for less complex tasks than they were originally intended. Just a design for disassembly can deliver a rich source of clean materials to be reused in the future, the experiences of reusing conventional and unconventional construction materials can teach us how to design for disassembly. It demonstrates which materials are reusable and which disassembly techniques work best. » 50

(37) Glass Chapel, bâtiment réalisé par le Rural Studio en 2000, dont la particularité et sa façade constituée de parebrise.

Rôle de l'adhocisme Maintenant que nous avons porté un regard critique sur ces deux concepts que sont le Cradle to Cradle et la Super-utilisation, nous allons à présent mobiliser des notions développées en première partie. Rappelons que le principe de base de l’adhocisme est l’action de manipuler des systèmes existants pour répondre à un objectif rapidement et efficacement. De cette manière, quand l’on réemploi et que l’on détourne des produits de l’industrie pour des usages différents, cela critique, questionne, de manière consciente ou non, ces produits.

Adhocisme et industrie Imaginons que le détournement d’un produit devienne tendance et que l'industriel, voyant cette pratique en expansion, réfléchisse à diverses décisions. La première serait de ne rien faire et de laisser cette pratique avoir cours et pouvant améliorer ses ventes. La deuxième serait d'en faire une nouvelle gamme de produits, allant ainsi à l'encontre du réemploi et pouvant étouffer la pratique qui a lieu. 46 Pour finir, la dernière possibilité serait de prendre une posture éthique vis-à-vis du réemploi, cela en améliorant son produit actuel vis-à-vis de cette pratique. Cette dernière option semble la plus difficile à mettre en place, car elle cible plusieurs marchés pour un même produit.

Une autre possibilité est qu'il y ait une facilitation inconsciente de cette pratique de la part de l'industrie. Imaginons que cette dernière veuille un produit parfaitement C2C. L'effort d'adapter la conception en vue de régénérer la matière par le recyclage ou la biodégradabilité amène à penser le désassemblage des produits et la récupération d'élément pur et sain. Ce souci pourrait permettre un réemploi plus aisé et plus sain.

46 Mark Goedkoop parle de cela et prend comme exemple le réemploi de pare-brise. « Si ce marché commence à devenir prospère car, pour une quelconque raison, le pare-brise devient à la mode dans le bâtiment, cela pourrait amener à la production, par une nouvelle marque, de pare-brise spécialement manufacturé pour le bâtiment. » Original de la citation traduite par nos soins : « If this market were to begin to flourish because for some reason car glass became fashionable in buildings, this might result in the production of brand new car windows manufactured exclusively to be applied in buildings. » in Ed Van Hinte (Ed), Jongert (Jan), Peeren (Césare), Superuse : constructing new architecture by shortcutting material flows, p.48.

Un exemple que nous avions déjà développé est celui de la Lucy House du Rural Studio. Ceci, car l'adaptation de la dalle de moquette n’implique pas seulement l’initiative du Rural Studio, mais aussi celui du fabricant (Interface) qui cherche à mettre fin à sa production de déchets. Cet industriel, préoccupé par l'obsolescence de leur produit, cherche à dissocier la fibre en nylon de la sous-couche pour pouvoir recycler cette fibre. En plus du recyclage, l’entreprise se soucie aussi de la réutilisation, voire du détournement. Pour cela, elle réfléchit à la dépose autant qu’à la pose de leur produit, avec un système de fixation sans colle. De ce fait, elle anticipe un débouché de leur produit dans des ressourceries 47 voire, participe à des expérimentations dont celle du Rural Studio, ouvrant la voie à de nouvelles utilisations possibles de leur dalle.

Temps de l'adhocisme Un autre rapport qu'affecte l'adhocisme est celui du temps. En effet, la recherche autant que la mise en œuvre cherchant à adapter l'inadapté demande parfois un effort humain conséquent, un temps long qui contraste avec l’objectif répandu de faire vite pour économiser de l'argent. Des projets comme ceux du Rural Studio, réalisés par un atelier d’étudiant, où comme ceux du collectif Rotor, où l'architecte est aussi constructeur, sont des cas difficilement envisageables pour des contextes plus traditionnels. Nous pouvons certes bien exploiter les propriétés d'un matériau réemployé et arriver à un résultat satisfaisant pour un temps de mise en œuvre plus important, un fait qui est jugé exceptionnel dans notre système qui cherche à faire vite, bien et pas cher. L'industrie de la construction va dans le sens d'ouvrage rapide et facilité par les produits (de la maxi brique au mur entier préfabriqué et à assembler). Ce rapport au temps demande de moins en moins de qualification pour l'ouvrier. Le réemploi peut protester contre cette tendance par le détournement de produits, en rendant l'inapte apte et ainsi valoriser une habilitée de mise en œuvre. 48

47 Les ressourceries sont des structures de dépose, de revalorisation et de vente d'encombrants (appartenant à des réseaux, tels le Réseau des Ressourceries ou le REFER, le Réseau Francilien du Réemploi). 48 Une des préoccupations récurrentes dans le domaine de l’architecture est le rapport au chantier actuel (les rapports de production, la déqualification du travail de l’ouvrier, le rapport au temps, etc.).

Improviser et anticiper Voici maintenant des parallèles entre différents exemples mettant en lien le domaine de l'improvisation et celui de l'anticipation. Pour cela, les différentes étapes du developmental adhocism peuvent servir d'interprétation, de l'ad hoc breakthrough, le moment créateur rendant lisible le détournement et l'hybridation jusqu'à l'organic whole où la création, suite à une période de sophistication, finit par devenir identifiable à elle-même. Ici, nous ferons un parallèle entre des pratiques de réemploi faites sur site, à caractère encore marginal, à des pratiques prémices d'une généralisation, suite par exemple à la mise en place de méthodes sur site ou à l'émergence d'une forme de préfabrication. Nous allons classifier les exemples à différentes échelles du réemploi de matériaux : celle de considérer le réemployé comme matériau de construction et celle de considérer le réemployé comme matière à un nouveau matériau.

(38) Cabane réalisée dans les années 60 à partir des bouteilles Heineken WOBO prévues à cet effet.

Le réemployé comme matériau Il s'agit, par exemple, d'empiler des pneus alourdis par du sable à la manière de Michael Reynolds 49 ou de faire des murs en cagots de pomme de terre telle que le fait l'agence Onix aux Pays-Bas. Cette pratique demande d’adapter le réemployé à son nouvel usage avec parfois une adaptation longue et difficile à mettre en place. À l’exemple de la Lucy house et ses dalles de moquette à ajuster et empiler. Ce qui est récupéré a des caractéristiques physiques, géométriques, voire chimiques, plus ou moins complexes, tel qu’il peut ne pas y avoir de réemploi crédible de ce dernier.

Il est envisageable que l’industrie anticipe un deuxième emploi, un exemple connu et simple pour le design industriel est la réutilisation des récipients de verre pour moutarde comme verre à boire. Un exemple similaire dans le domaine de la construction est celui de la bouteille Heineken des années 70 qui, après utilisation, était prévue pour être utilisée comme brique (Heineken WOBO). L'expérimentation de nouveaux usages pour des produits pourrait pousser les industriels à le prévoir, non-forcement à

49 Michael Reynold est un architecte américain, connu pour ses eartships: des constructions se voulant autonomes en énergie, construites en partie avec des rebus.

(39) Détail des premières Rebirth Brick.

l'image de ce cas particulier de la bouteille Heineken, mais plus dans l'idée d'en avoir conscience et de le faciliter. Par exemple, en mettant l'accent sur le caractère démontable, qui peut profiter autant au recyclage qu'au réemploi. Cette idée, nous l’avons déjà énoncée avec le concept du Cradle to Cradle, qui met l'accent sur la dissociation entre élément biodégradable et élément technique, avançant l'idée d'un design for disassembly des produits industriels. Une idée qui pourrait favoriser le réemploi, à l'image de Superuse studio qui décompose les éléments de bobine de câble en bois pour en faire un parement.

Le réemployé comme matière Il s'agit ici de considérer le(s) matériau(x) récupéré(s) comme matière(s) à un nouveau matériau. Dans cette situation, des exemples restent de l’ordre du réemploi direct tandis que d’autres virent au recyclage. Pour ce qui reste de l'ordre du réemploi, nous pouvons citer le Rural Studio qui fragmente du carton pour en faire des bottes (réalisé en 2001 en Alabama) ; pour ce qui vire plus au recyclage, il y a, par exemple, Alain Richard qui coule du béton avec des débris du bâtiment pour une entreprise liégeoise, en 1999.

Une première forme de généralisation, de l’ordre du recyclage de débris, est celui de la Rebirth brick de Liu Jiakun lors du tremblement de terre de Wen chuan en 2008. Dû à l’urgence de reconstruire, la brique est produite en partie avec ce qu’il y avait sous la main, des décombres de bâtiment et de la paille coupée en fibres. Les premières briques sont produites sur le chantier à l'aide de machines sur mesure, à l'échelle d'un homme, servant à mouler le mélange. Les premières productions ont d'ailleurs un aspect où l'on distingue paille et débris dû à un mélange non optimal. À cette première période que l'on pourrait attribuer à un ad hoc breakthrough (moment eurêka), une seconde période se déploie où la production devant s'accélérer, on commence à implanter des systèmes de production plus ample. Les matériaux deviennent par ailleurs mieux mélangés et mieux moulés grâce au réglage de plus en plus sophistiqué de la production mécanique. Ce faisant, le matériau deviendra bien après la catastrophe, un produit du bâtiment comme toutes autres briques sur le marché.

(40) Moulage d'éléments à l'échelle d'une personne.

(41) Exposition sur la Rebirth Brick en 2011 à la biennale de Shenzhen et Hong Kong. Présentation de l'histoire de la brique, du produit en lui-même et des modes de construction.

(42) Texture des Lendager Group. panneaux

de bois du Un autre exemple plus proche du réemploi est l'élaboration de parements en bois issus de fenêtres et de portes par le Lendager Group pour le complexe de bâtiments Copenhagen Towers à Ørestaden. Il s’agit d’une intervention de 2015 sur la tour et l’aile nord du complexe comprenant, au total, deux tours et trois ailes disposées autour d’un atrium. Ces bâtiments au nord, les plus récents, ont été conçus par l’agence Foster & Partenaires et intègrent de multiples stratégies environnementales par des systèmes sophistiqués (géothermie, ventilation, panneau solaire…). C’est en phase finale qu’une stratégie de réemploi est intégrée, développée par le Lendager Group. Ce travail est analysé par U. Madsen dans son article The tectonics of recycling 50 .

Cette stratégie comprend des matériaux dits Upcycling materials, inspirés de l'ouvrage Cradle to Cradle et Upcycling. Ainsi il y a du béton recyclé pour l’atrium, un revêtement à partir de pneu de voiture pour le restaurant, un plafond constitué de panneaux de feutre recyclé et ces fameux parements issus de bois réemployé.

« Ces surfaces deviennent les images d’une nouvelle approche de la durabilité par l’introduction du recyclage comme une part importante de l’expression architecturale. La plus puissante de ces images est le panneau de bois […] » 51

Ces panneaux, tantôt sombres pour la tour et tantôt lumineux pour l’aile, recouvrent 1800 m² de surface au total. Ils ont été préfabriqués avec une largeur standard de 50 cm et une hauteur variable de 2.6 à 6 m. Il s’agit de bois issu de montants de fenêtres, de portes et de planchers, cloués sur des supports en bois de contreplaqués. Les bois sont découpés selon une largeur standard de 2 cm et différentes longueurs elles aussi standardisées. Les bois sont disposés de telle sorte que l’on ne voit pas leurs supports.

50 Paulo J. da Sousa Cruz, Structures and Architecture : Beyond their Limits, p.219-226. 51 Ibidem., p. 219-226 Original de la citation traduite par nos soins : « These surfaces become images of a new approach to sustainability by introducing the concept of recycling as an important part of the architectural expression. The most powerful of these images is the wooden panels […] »

(43) Façade du conseil de l’union européenne à Bruxelles par Philippe Samyn & Partners.

L’apparence des bois n'est pas modifiée, seulement traitée avec des produits naturels (pour l’immunité au feu et l’homogénéisation de la teinte).

Le Lendager Group a dû faire preuve d’une certaine minutie dans le choix des éléments, cela par des études préalables. L'agence a mis au point ce parement avec la firme danoise Genbyg, spécialisée dans la réutilisation des matériaux de construction. Le parement continu d’être travaillé en vue de devenir un standard pour d’autres projets, tels que d'autres produits dont la majorité sont de l’ordre du recyclage.

Il y a des exemples, somme le siège du conseil de l’Union européenne en Belgique, où des fenêtres sont réemployées telles quelles pour constituer des façades. Le Lendager Group a aussi travaillé sur cela, mais a eu comme autre idée de démanteler et d’associer des bois issus de montants différents. Ce procédé est plus facilement généralisable, permettant un réemploi de fenêtres et de portes plus divers. Réemployer tel quel étant moins aisé par la question de l'assemblage, de la qualité et de la norme.

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