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1 ▪ LE RÉEMPLOI EN QUESTION

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2 ▪ OUVERTURE

2 ▪ OUVERTURE

1 ▪ LE RÉEMPLOI EN QUESTION

Déconstructibilité, durabilité et réemploi Dans Rotor ou l'adhocisme, Valéry Didelon commence par distinguer deux stratégies majeures quant il est question d'être durable : miser sur la longévité du bâtiment en proposant une grande pérennité et flexibilité ou miser sur la déconstructibilité pour réemployer la matière. Il présente ensuite une troisième démarche qu'est la revalorisation de l'existant et qu'il juge moins élitiste, que ce soit à l'échelle du bâtiment, comme le fait l'agence Lacaton & Vassal qui intervient sur des HLM au lieu de les détruire, qu'à l'échelle du matériau, avec l'exemple de Rotor. 32

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Réemploi et déconstructibilité Le rapprochement entre architecture déconstructible et celle qui réemploie des matériaux parait évident. Cependant, l'idéal d'une architecture où ces deux notions seraient en symbiose est difficile à appréhender en regard des contradictions discernables à l'heure actuelle. Aujourd'hui, construire pour déconstruire réfère aisément à une architecture préfabriquée et très planifiée. Pour ce qui est de l'architecture de réemploi de matériaux, elle peut être considérée comme marginale, inadaptée et improvisée. Car tandis que l'une fait craindre l'architecture générique et banalisée, l'autre est facilement jugée comme hasardeuse.

Dans l'idée de déconstructibilité, le terme anglais Design for Disassembly est assez représentatif, c'est un concept désignant avant tout un produit conçu pour être désassemblé en vue de réemployer ses composants (souvent par le recyclage). Un autre concept du réemploi de matériaux est le concept de Superuse (super-utilisation) qui présente le réemploi comme la stratégie de freiner, par des raccourcis, les cycles industriels énergivores. Nous reviendrons sur ces notions.

32 Bergilez (Jean-Didier), Guyaux (Marie-Cécile), Patteeuw (Véronique), Rotor, Rotor coproduction, p.62.

Réemploi et soutenabilité Une des questions de cette partie porte sur la possible généralisation du réemploi dans un futur proche. De ce fait, nous allons voir dans quelles circonstances le réemploi de matériaux peut être pertinent quant à nos enjeux contemporains. Dans le même temps, nous utiliserons les notions abordées en première partie, sur l'adhocisme.

Aujourd'hui, une filière du réemploi tend à se développer en marge du système industriel. C'est à dire, en bout de chaîne. Comme exemple, il y a Opalis, en Belgique, une plateforme internet créée par le collectif Rotor mettant en réseau divers revendeurs de matériaux professionnels. Cette plateforme propose notamment des documentations sur les matériaux courants du réemploi. Un autre exemple est celui de Genbyg au Danemark, un magasin de matériaux de construction de seconde main de grande ampleur. En France, il existe le réseau des ressourceries, qui revalorisent et revendent les encombrants (meubles, textiles, vaisselles, etc.) ainsi que des structures plus indépendantes, notamment de revente de matériaux de construction, qui pourrait faire l’objet d’un réseau.

Nous ne développerons pas cette filière en aval, nous nous poserons plutôt la question de savoir si un développement en amont est possible. Quand l’on parle d’anticiper le réemploi de matériaux, on pense alors au Design for Disassembly, tant du point de vue de la conception de produits que de bâtiments, une idée qui, dans sa généralisation, réfère à une architecture très dessinée et générique. Comment l'associer à une pratique du réemploi qui, en détournant objets et matériaux, s'avère être la critique même de ce qui est planifié, laissant envisageable le faire autrement ?

Recycler à l'infini Le livre Cradle to Cradle, créer et recycler à l'infini de William McDonough

et Michael Braungart 33 , s'interroge sur le modèle linéaire « Du berceau au tombeau », « Cradle to grave », qui condamne énormément de matières pour parler plutôt d'un modèle circulaire et vertueux, « Du berceau au

berceau », « Cradle to cradle » (C2C). Ce concept est devenu un label dans le secteur industriel attribué par le bureau d'étude de M. Braungart (l'EPEA 34 ).

(31) Couverture de l’ouvrage Cradle to Cradle, paru pour la première fois en 2002.

L'ouvrage questionne le modèle industriel actuel et énonce l'idée que, si la conception s'interrogeait sur l'après-obsolescence, elle pourrait anticiper la récupération des différentes matières. Ainsi il est fait distinction de deux processus de renouvellement de la matière. Premièrement, celui de la biosphère, qui pourrait être alimenté par des matériaux qui, après fin de vie, se décomposeraient et nourriraient la faune et la flore. Ensuite, celui de la technosphère, qui concerne tous les matériaux techniques tels les métaux, les plastiques, qui se recycleraient à l'infini sans perte de pureté. Pour cela, il est important de bien prévoir ces deux destinations dès la conception du produit pour éviter qu'au recyclage, nous nous retrouvions avec des « hybrides monstrueux ». Ainsi, le recyclage idéal s'oppose au downcycling, un processus de recyclage dégénérant (soit, car la matière se dégrade au fil des cycles, soit parce que la pureté des matières est perdue suite à des mélanges, donnant des hybrides moins performants et souvent dangereux).

33 William McDonough (né en 1951) est un architecte américain, leader reconnu avec Braungart du développement durable. Il gère des entreprises de conseil en cette matière (MBDC, McDonough Braungart Design Chemistry et William McDonough + Parteners). Michael Braungart (né en 1958) est tout d'abord un chimiste allemand. Il est fondateur de l'EPEA, institut de recherche et de conseil environnemental et co-fondateur du MBDC. Il enseigne dans plusieurs universités (telles qu'aux Pays-Bas et en Hollande).

34 EPEA : Environmental Protection Encouragement Agency, à Hambourg.

(32) Premier produit labellisé C2C, le siège Think de Steelcase.

Être bénéfique ? L’ouvrage Cradle to Cradle évoque le fait que le processus industriel même devienne bénéfique pour l’environnement. Ils ont d’ailleurs réussi, avec un producteur de textile, à réduire au maximum les composants toxiques pour arriver à un processus qui, en plus de produire un produit biodégradable et sain, permet l'assainissement de l’eau du fleuve nécessaire au processus. 35

Pour exprimer le concept général du C2C, les auteurs utilisent l'image du cerisier. Les arbres produisent de manière abondante pour que peu de noyaux germent, ils ne sont certes pas efficients, mais tout ce qu'ils produisent en surplus est nutriment pour l'environnement. 36 Retranscrit à nos productions humaines, cela signifierait que nos processus de production, nos produits et nos déchets auraient un impact positif sur notre écosystème. L’ouvrage émet l’idée qu’à un stade où nous concevrions de telles sortes à avoir un impact le plus positif possible, être abondant ne serait plus synonyme de croissance mortelle. C'est pourquoi le livre critique le mouvement actuel d'halte à la croissance, car, bien qu'il soit important de réduire nos émissions et d'économiser nos ressources et notre énergie, ce n'est pas uniquement en étant « moins mauvais » que l'on évite le pire. Les auteurs sont donc pour l'abondance et la diversité, dans la mesure qu'elles soient bénéfiques pour nous et notre environnement. Ils assurent même que dans un monde Cradle to Cradle, nous pourrions être 10 billions d’êtres humains sur terre et vivre paisiblement.

Bien que le concept soit très encourageant, l’appliquer s’avère être une tâche très ardue. C'est d'ailleurs dans l'article Le cerisier et la plaque de plâtre 37 que Rotor critique cette image du cerisier. Pour cela, le collectif d'architectes a analysé une filiale belge de production et de recyclage de plâtre qui a reçu le label C2C, il s'agit de Cyproc du groupe Saint-Gobain. Cette firme a monté sa filière de recyclage avec une multinationale qui lui

35 McDonough (William), Braungart (Michael), Cradle to Cradle, créer et recycler à l'infini, p.140-144. 36 Ibid., p.102-107. 37 Rotor, "Le cerisier et la plaque de plâtre", Criticat, n°9, Mars 2012, p.102-113. Croquis de Rotor en annexe 5.

(33) Dans Rotor Coproduction, l'extrême du PSS est illustré par l'œuvre de Philippe Dick de 1966, dont le personnage se retrouve un moment incapable de sortir de sa chambre suite à ne pas pouvoir renouveler le service de la porte.

collecte et prépare des déchets de plâtre. Ainsi, l'entreprise récolte du plâtre de seconde main avec une partie des plâtres issus de déconstruction. Mais, dans un processus complexe de tri pour enlever les impuretés, seulement 13% du gypse récupéré entre dans la composition des plaques et beaucoup de déchets finissent à l'enfouissement ou à l'incinération. Rotor va même jusqu'à s'interroger sur le fait d'utiliser du plâtre pour des revêtements qui ne tiennent pas longtemps en place. « [...] si l'on considère qu'une cloison doit de toute façon être abattue tous les quinze ans, rien ne sert de la construire avec des matériaux faits pour en durer cent ». 38

L'idée d’un monde où l’on gérerait nos ressources de telles sortes qu’elles soient renouvelées à l’infini, ceci en prenant part au système naturel, en lui étant bénéfique, semble se heurter à une réalité bien complexe qui, pour se modeler comme telle, nécessiterait « une mainmise absolue de C2C sur l'ensemble de la production matérielle industrielle mondiale ». 39

Propriété matérielle Un des principes aisément mis en lien avec le C2C est l'économie de fonctionnalité dite Product Service System (PSS). Il s'agit de ne plus acheter un produit, mais d'acheter un service. Ainsi, quand l'objet devient obsolète ou que l'on ne le souhaite plus, il retourne à l'industriel pour qu'il le recycle. Ce principe signifie que nous ne sommes plus propriétaires de la matière, ce qui envisage une appropriation limitée de celle-ci. 40

Ce principe, concernant avant tout la technosphère, aiderait à mettre en place des cycles industriels fermés avec facilité. Au contraire de Cyproc qui se base sur la récupération en tout genre de plaques de plâtres. Pourtant, en matière de récolte, le transport risque d'être important si une industrie doit récupérer ces produits à de multiples endroits, un fait qui, pour certains, permettrait de stimuler la recherche d'un transport à énergie renouvelable et non polluant.

38 Rotor, "Le cerisier et la plaque de plâtre", Criticat, n°9, Mars 2012, p.110. 39 Ibid, p.111. 40 Bergilez (Jean-Didier), Guyaux (Marie-Cécile), Patteeuw (Véronique), Rotor, Rotor coproduction, p. 16-17.

(34) Comme opposé à l'exemple de Ubik, nous pouvons donner celui du film The scarecrow, où les personnages ont bricolés leur environnement tel qu'ils n'ont plus besoin de bouger de leur chaise. The scarecrow est un film de Buster Keaton de 1920.

Ce discours du PSS est source de malaise, car, si ce principe se généralise, notre capacité d'autodétermination sur notre environnement matériel pourrait s'avérer réduite. La crainte est d'être casé au rang de simple utilisateur et que, de par notre déresponsabilisation quant à notre environnement technique, nous ne puissions plus réparer une voiture ou reconfigurer un ordinateur. Ce principe de séparation totale qu'il y aurait entre l'homme qui utilise et l'objet technique n'est pas s'en rappeler la séparation qui existe actuellement dans notre manière de produire, entre la machine et l'ouvrier, entre le dessin et le faire.

C2C et Réemploi Ce principe d'acheter un service et de laisser l'industrie propriétaire de la matière va aussi à l'encontre des filières de réemploi qui se mettent actuellement en place et qui se concentrent sur la revalorisation et la revente des produits (tel que le réseau Opalis en Belgique). Pourtant le C2C, par son concept de dissociation entre la sphère technique et la sphère biologique, par l'idée de préserver la pureté des matériaux techniques pour qu'ils soient facilement recyclables, met sur la table la question du désassemblage. Et, cet effort porté sur la récupération pourrait inconsciemment faciliter le réemploi.

(35) Illustration de l’ouvrage Superuse. Représentative de l’action de l’homme réinterprétant l’usage de matériaux.

Court-circuiter les cycles industriels L’ouvrage Superuse : constructing new architecture by shortcutting material flows développe le concept de super-utilisation (Superuse). Un exemple exagéré du livre est l’idée d’une structure démembrée, transportée vers une usine lointaine pour recycler son acier. L’acier est ensuite retravaillé dans une autre usine pour créer de nouveaux profilés. Le tout est finalement réimporté pour l’édification d’une construction voisine à la première démembrée. L’idée dans cet exemple abstrait et parfait est de raccourcir ce processus en réutilisant directement les éléments démembrés pour la nouvelle construction. 41

Mais, de la même façon qu'avec le C2C, il faudrait que cette logique soit fortement appliquée pour qu'elle soit efficace. Ceci parce qu'à l'échelle d'un bâtiment, l'enjeu d'optimiser la performance énergétique (l'isolation, la perméabilité et la ventilation) parait plus important. En effet, la durée d'usage d'un bâtiment, d'une cinquantaine d'années environ, est à même d'économiser plus d'énergie que le fait de construire en matériaux de seconde main. Le réemploi direct peut d’ailleurs s’avérer néfaste pour la performance d'usage si par exemple, on décide de réutiliser des fenêtres peu isolantes. 42

Cependant, si la super-utilisation devient courante, elle peut peut-être s’avérer convaincante, car la loi du grand nombre pourrait marquer un réel ralentissement de l’extraction des matières premières, du transport et des cycles d'usinages. Pour cela, le Superuse Studio a mis au point une méthode de récolte, nommée The harvest map method. Il s’agit d’une plateforme informatique permettant de trouver des matériaux d’occasions à proximité, selon des paramètres de recherche (annexe 00).

41 Ed Van Hinte (Ed), Jongert (Jan), Peeren (Césare), Superuse : constructing new architecture by shortcutting material flows, p.5. 42 « Mark Goedkoop on Superuse » in (Ibid., p.44-49).

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