Percevoir le quotidien

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CĂŠlia Rossi ENSCI 2 011

du fond & de la figure en peinture



Sommaire

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Sommaire

p.07

Chapitre i p.11

Incidence de la peinture p.14 sur ces objets La nature morte, p.15 évocation du quotidien

Chapitre ii p.27

Un nouvel environnement : p.32 IKEA Parcours et déambulations p.34

Chapitre iii p.45

Importance du support p.48 Poursuite de la relation p.58 objet-support-fond

Recherches

Introduction

Peintures domestiques

L’objet dans un environnement familier

p.20 Analyse d’une œuvre de Chardin

Peintures en magasin

L’objet sculpture, construction par touches

p.30 Nouvelle relation à l’objet p.37 Analyse d’une œuvre de Morandi

Le motif

Relation de l’objet au support et au fond, perturbations à la surface de la toile

p.49 Motif domestique p.51 Analyse d’une œuvre de Matisse

Analyse de peinture

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Sommaire

Chapitre iv p.63

Le blanc : p.72 - efface et/ou révèle - une méthode - un espace de projection

Chapitre v p.81

Le cours de couleurs : p.93 - des méthodes - une mise en volume

Le blanc

Disparition, passage à travers la toile

p.66 Modifications du support p.68 Analyse d’une œuvre de Barcelo

Matière lumineuse

Phénomène de dispersion des couleurs

p.84 Expériences lumineuses p.89 Analyse d’une œuvre de Monet

Théories de la couleur p.98

Recherches

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p.105

Conclusion

p.109

Œuvres Analysées

p.119

Travail Personnel

p.167

Bibliographie

Analyse de peinture


Introduction

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Introduction

La peinture est un moyen pour me concentrer sur le quotidien. Elle m’aide à observer attentivement les objets qui le composent et les espaces qui le construisent. Je considère la peinture comme une matière qui se travaille et se manipule rapidement. Chaque tube choisi déverse sa couleur sur un coin de palette puis le pinceau médiateur relie chaque petit tas pour venir fi nalement recouvrir une toile de la matière colorée dont il s’est chargé. Des formes apparaissent presqu’au même moment où elles sont regardées et appréciées. Instantanément le réel prend une forme floue puis se distingue au fur et à mesure que les aplats de couleur se juxtaposent. J’avance à tâtons, selon les mélanges qui se créent sur la palette. Un mode de construction instinctif orienté par les perceptions que le corps réunit. L’acte de peindre propose une approche très physique, un rapport au corps, à une matière qui se laisse mélanger, diviser, recouvrir, étaler. J’aborde ainsi l’observation du quotidien d’une manière concrète et sensible à la fois. Les qualités visuelles, sonores et tactiles sont liées. Les textures et leurs couleurs résonnent dans la juxtaposition des touches de matière, dans un merveilleux étincellement de points lumineux. Les premières observations sont étonnantes. Le traitement pictural procure de nouvelles sensations par rapport à l’objet, à l’espace, et permet une façon d’approcher mon environnement d’une manière directe à travers l’outil pinceau. J’ai le sentiment de venir toucher les objets de près et de les considérer autrement en peinture. Dans ce mémoire, je relie intentionnellement la peinture au design. Elle vient nourrir le processus de création, des premières observations jusqu’à la façon d’appréhender un objet ou un espace. J’utilise ce temps d’écriture afi n de trouver les différents mécanismes qui me permettront de réaliser un passage de la peinture vers le design. De quelle façon peut-elle influencer la réalisation d’un objet ou d’un espace ? Je décide de peindre les objets du quotidien dans de simples mises en scène et d’analyser ce que je vois. En quoi la perception de l’objet en peinture peut-elle enrichir ma vision de l’objet en design ? À chaque chapitre, j’effectue de constants aller-retours entre les peintures réalisées et les objets étudiés. Puis je modifie le contexte, le décor, observe certains changements et découvre de nouveaux paramètres à prendre en compte. Des liens se créent au fur à mesure entre la perception de l’objet sur la toile et son appréhension en trois dimensions. La peinture rend les volumes et leur relation à l’espace plus complexes. Elle offre de nouveaux outils d’analyse et révèle l’infi nité des qualités liées aux matières, à l’éclairage, aux résonnances de couleurs

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entre les objets et leur contexte d’appartenance. Elle amène plusieurs points d’entrée afi n d’aborder leur représentation, à l’intérieur du cadre et au délà. C’est une technique qui nourrit le regard. Le tableau de chaque mise en scène montre ce qui fait fi gure dans la succession des plans et ce qui occupe le fond. Je décortique l’image et considère l’objet au premier plan, puis le support sur lequel il repose, enfi n l’arrière plan en fond. Les rapports entre ces trois éléments distincts sont observés et remis en cause au cours du mémoire. Des liens apparaissent puis se floutent, et se mélangent jusqu’à disparaitre entièrement. Chaque peinture offre une nouvelle situation afi n de comprendre les étapes et les enjeux de la représentation. Je mets en place quatre protocoles en tout qui m’aideront à organiser ma démarche. Chacun lance un nouvel exercice : - la première série de peintures d’objets usuels s’inspire de plusieurs lieux comme au travail, à la maison ou en magasin. - la deuxième série de peintures modifie certains paramètres liés à la perception de la mise en scène. - le suivi du cours couleur enseigné à l’Ensci. - la confection de l’objet-mémoire sous forme de grandes cartes permet de confronter et d’organiser l’ensemble des éléments par chapitre. Ces protocoles ont ponctué mes recherches, déclenché l’écriture et produit le matériel nécessaire à la création du mémoire. Ils s’estompent fi nalement au profit d’une vue globale du contenu et de la suite logique des différentes étapes. Ils ne seront ainsi plus évoqués au cours des chapitres suivants. La mise en page souligne cependant divers types de contenus dans sa forme (alignement de texte, choix des typos, sens de lecture). Elle marque la différence entre mes recherches en peinture et l’étude d’œuvres d’artistes peintres qui ont orienté ma vision. L’ensemble est réparti en cinq chapitres qui respectent un ordre chronologique et l’évolution d’un cheminement de pensée. Le premier chapitre lance le début de ces recherches. Je regarde le paysage qui m’entoure, le quotidien que je connais bien, composé d’objets et d’espaces familiers. Je pose sur eux un regard différent qui s’éloigne de la fonction, de l’usage. Ici, ils sont observés pour ce qu’ils sont. Une forme de contemplation, qui tente de se libérer des aprioris, du beau ou du moche. Tout devient soudainement intéressant et véritablement important. Je commence alors par peindre ce que j’ai à portée de main.

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Chapitre I

Peintures Domestiques l’Objet dans un Environnement Familier

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Je peins à l’acrylique sur des pièces de carton gris, ou déjà teinté, d’un format qui oscille entre le rectangle et le carré – environ 20 ou 30 cm de côté. J’utilise les trois couleurs, dites primaires : le bleu, le jaune, et le rouge ainsi que le noir et blanc. Elles me permettent de concocter une palette de couleurs, suffi sante à l’exercice que j’entreprends. J’impose ces contraintes dans le but de répéter l’exercice rapidement, produire suffisamment afi n d’observer des changements et une évolution possible. Chaque peinture est figurative et identifie clairement les objets qui y sont représentés. Le mélange des cinq couleurs de base, selon différentes mesures et proportions me laisse entrer à la surface des choses, comprendre la complexité des textures et des nuances colorées. En fonction de l’éclairage – naturel le jour et artificiel à la tombée de la nuit – les objets dévoilent leur forme et leurs contours de plusieurs façons. Ils occupent alors une nouvelle scène, un nouvel endroit et s’expriment autrement que lorsqu’ils sont rangés comme à l’habitude, sur une étagère ou dans un placard. Je choisis et regroupe dans une même scène des objets tous familiers, issus d’une production industrielle de masse. Certains d’entre eux appartiennent à l’univers des objets techniques (ordinateur, téléphone portable, enceintes, etc.), d’autres font références aux objets traditionnels, depuis plus longtemps inscrits dans notre quotidien, par exemple, l’assiette, la tasse à café, les ustensiles de cuisine ou bien des livres.

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Chapitre I

Peintures Domestiques l’Objet dans un Environnement Familier

Incidence de la peinture sur ces objets. La nature morte, évocation du quotidien.

Analyse d’une œuvre de Chardin.

Recherches

Analyse de peinture

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Incidence de la peinture sur ces objets

Incidence de la peinture sur ces objets

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La peinture me permet de figer une célébration d’objets usuels un court instant. Chaque mise en scène puise dans un environnement rempli de produits divers et attribue de l’importance à certains d’entre eux, une valorisation par la peinture de l’objet industriel. Des chargeurs, des stylos, des téléphones portables, tous objets du banal, des outils de travail appartenant à notre époque. Leurs utilisations journalières les ont ancrés dans nos habitudes de consommation. Facilement remplacés, échangés, rachetés, ils défi lent devant nous au quotidien. Les objets techniques plus particulièrement, tel que l’ordinateur, le téléphone et autres accessoires électroniques, ont été prévus, dessinés en amont pour être obsolètes et renouvelables rapidement, au bout d’un certain nombre d’heures d’utilisation. Ce phénomène issu du modèle de production mis en place aux ÉtatsUnis, au début du Xxe siècle, dans une société de consommation naissante contraint l’objet à suivre la mode et l’éphémère. La «mort» de l’objet est programmée dés les premières étapes de sa création afi n de laisser place sur le marché à la nouvelle version plus performante techniquement que la précédente. Dans son livre Le Système des objets, Jean Baudrillard décrit explicitement cette logique de production : «Il ne faut pas que l’objet échappe à la mort. Au jeu normal du progrès technique, qui tendrait à résorber cette mortalité de l’objet, s’oppose la stratégie de la production qui s’emploie à l’entretenir.» * La production des objets techniques en même temps que les découvertes en nouvelles technologies accélère à la fois leur naissance et leur mort. Il est intéressant d’observer dans l’exercice que je commence, la façon dont la peinture agit sur cette typologie d’objets. Elle prolonge leur espérance de vie et fige leur obsolescence. Je pose un regard sur ces objets plus admiratif qu’à l’habitude et prends le temps de les contempler. L’i-mac 2010, par exemple, avec une existence prévue d’environ six mois, se retrouve inscrit dans un tableau pour beaucoup plus longtemps. En le peignant, je considère la durabilité de cet objet. Comme si, le fait de le peindre et de lui accorder cette attention toute particulière, sortait ce produit précisément de sa logique de série. Comme si le peindre dans de telles conditions le rendait presque immortel. Figé en mode écran de veille Spectrum, il somnole pour l’éternité. L’arc en ciel sur l’écran se meut et renouvelle ses mélanges de couleurs infi niment. L’ordinateur est considéré en dehors de sa série, comme une pièce unique et choisi pour faire partie d’un nouvel espace mis en scène. Le traitement pictural lui accorde un statut particulier. Il expose sa préciosité dans l’espace qu’il occupe et sa valeur en tant qu’objet central de la composition.


Chapitre I Peintures domestiques. L’objet dans un environnement familier.

Imac (voir p.122.)

* Jean Baudrillard, Le Système des objets, Éditions Gallimard, Paris, 1978, p.204.

La nature morte, évocation du quotidien

Les objets technologiques font partie de ces objets qui accompagnent le quotidien. Des outils que j’utilise tous les jours et qui symbolisent des tâches précises. Au sein de la représentation picturale, l’ordinateur, le clavier ou la table graphique deviennent les symboles familiers du travail et la référence directe à la vie. Ils évoquent à la fois la fragilité même d’une existence due à leur courte durée d’utilisation et leur obsolescence programmée. Cette évocation fait allusion aux réunions d’objets des tableaux de Vanités. Ils apparaissent au cours du Xviie siècle, en même temps que la progression du mouvement baroque. Le compas, la boussole, des cartes de navigations, des écrits, des fruits, objets symbolisant la vie, au côté d’une bougie ou d’un crâne symbolisant la mort, étaient une façon de rappeler la fragilité de l’existence humaine sur terre. Le traitement figuratif de ces peintures est cependant loin du traitement photographique, qui confère au sujet toute l’instantanéité et la brièveté du moment liée au geste et à l’appareil. La peinture, au contraire, inscrit l’objet plus longtemps dans l’image. D’une part grâce au médium et d’autre part, parce qu‘elle renvoie aujourd’hui à une pratique très ancienne de la représentation. Elle pose sur ces objets une temporalité différente et une autre façon de les apprécier qu’en photographie. La fragilité des objets vite consommés se manifeste, et leur perte de valeur par rapport au temps qui passe, apparaît plus évidente. Vanités modernes où l’objet technologique évoque alors aux côtés des tasses à café la fragilité d’une existence programmée et l’inexorable empire du temps sur sa vie, sa matière. Le spectateur devant la représentation picturale se retrouve face à une coque vide au caractère illusoire, à la prise de conscience de sa fi n et de sa perte. Elle renvoie à un sentiment d’impuissance et à la fragilité de notre propre condition. Dans certaines compositions, nous le verrons par la suite, l’objet technologique «s’enfonce» et disparaît dans le support. Laissant derrière lui une trace, un vide seulement, que les couleurs du contexte redessinent naturellement. Les premières peintures que j’effectue, ciblent des objets, outils que j’isole du reste de l’étagère ou de la surface d’un bureau. D’abord, une souris d’ordinateur, puis des souris ensemble sur un tapis. Je rapproche une souris d’un clavier et d’une tasse à café. Je représente les éléments juxtaposés, hors contexte, les objets ont l’air de flotter dans l’espace du tableau. Ces divers rassemblements d’objets évoquent un thème classique en peinture : celui de la Nature Morte. Les éléments constitutifs du genre sont souvent choisis dans des environnements familiers. Dans son livre La Nature Morte, Charles Sterling se propose de

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Les premiers essais de composition. Ils se font sur un lieu de travail. Les objets sont d’abord isolés puis rapprochés les uns des autres au fur et à mesure…

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Chapitre I Peintures domestiques. L’objet dans un environnement familier.

* Charles Sterling, La nature morte : de l’Antiquité au X X e siècle, Éditions Orangerie des Tuileries, Paris 1952, p. 14.

défi nir ces éléments : «Objets humbles qui accompagnent l’homme dans son train journalier, animaux familiers, ils trahissent la passion de la réalité courante.» * Cependant, avant de devenir ces objets du quotidien dignes d’être montrés, la représentation d’objets inanimés connut une lente émancipation et reconnaissance tardive dans l’histoire de la peinture. Elle fut longtemps considérée comme la moins noble dans la hiérarchie des genres établis par l’Académie française de peinture et de sculpture en 1648. Afi n de mieux cerner ce genre et les intentions de la représentation, je retracerais rapidement l’historique, de ses origines sous l’Antiquité jusqu’aux Natures Mortes hollandaises du Xviie, puis au Xviiie, siècle de Chardin. L’analyse d’une œuvre de Chardin en particulier, m’aidera à identifier une approche classique de la peinture à laquelle je fais allusion et comprendre vers quoi je veux tendre, par la suite. La représentation d’objets au cours de l’Antiquité apparaît sous forme de mosaïques dans l’architecture, de décors peints au théâtre mais aussi à travers les fresques d’intérieurs de maison. Les premières réunions d’objets du quotidien sont des attributs d’intellectuels, d’athlètes ou d’acteurs, tels que du matériel pour écrire, des armes, des masques dissimulés dans des scènes du quotidien, de combat ou de mythologie. Le xenion est une première représentation d’objets inanimés sous la forme de fresque aux murs des riches demeures de l’époque. La plupart du temps sont peints des victuailles, des présents comme des légumes, des fruits, du pain et des récipients également, contenant de l’eau, de l’huile ou du vin. Ce type de représentations se poursuit sous l’Empire romain à travers des peintures de garde-manger, de niches ou d’étalages d’objets et de victuailles accumulées. Dans tout les cas, il s’agit d’évoquer un spectacle qui expose l’opulence et la richesse de son propriétaire. Ce sont les débuts du thème du Buffet, de la Table servie. (réf. Bibliographie de la Nature Morte, page 18.) La nature morte perd de sa popularité au Moyen-Age où les tableaux présentent essentiellement des scènes religieuses. Elle ne s’intéressera à la représentation d’objets pour euxmêmes, qu’à partir du moment où la vie terrestre et ses réalités quotidiennes seront intégrées à la conception chrétienne. Par exemple, Giotto fut l’un des premiers peintres à mettre en valeur les choses inanimées : rien ne lui paraît indigne de l’intérêt pictural et depuis l’Antiquité, la peinture n’a jamais donné à un objet autant d’importance. Dans les intérieurs où se situent les scènes religieuses apparaissent des objets familiers : un coffre, un soufflet. L’architecte-peintre est sensible au rôle que la peinture antique réservait aux ombres portées dans l’évocation de l’espace et des volumes représentés. Son intérêt

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Bibliographie de la Nature Morte : Charles Sterling, La nature morte : de l’Antiquité au X X e siècle, Éditions Orangerie des Tuileries, Paris, 1952. Faré Michel, Le grand siècle de la nature morte en France : le XVII e siècle, Éditions Fribourg, Paris, 1974. Bott Gian Casper, Nature Morte, Taschen, Paris, 2008. Hubert Comte, La vie silencieuse : essai sur la nature morte de l’Antiquité à nos jours, Éditions la Renaissance du livre, Bruxelles, 1998. Grimm Claus, Natures mortes flamandes, hollandaises et allemandes aux XVII e et XVIII e siècles, Éditions Herscher, Paris, 1992. Grimm Claus, Natures mortes italiennes, espagnoles, et françaises au XVII e et XVIII e siècles, Éditions Herscher, Paris, 1996. Karine Lanini, Dire la vanité à l’Âge classique : paradoxes d’un discours, Éditions Honoré Champion, Paris, 2006, p.10 - 84.

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pour les sculptures antiques, sa connaissance des fresques et mosaïques romaines, ses études sur la lumière dans ses mises en scène nourrissent l’illusionnisme de ses trompes l’œil architecturaux. La niche remplie d’objets décore les parois devant lesquelles se déroulent les épisodes religieux. Les peintres multiplient meubles et autres objets familiers liés à la symbolique religieuse dans leur mise en scène : par exemple, dans les tableaux d’Annonciation, des vases, des livres apparaissent ou bien, dans la Cène avec le thème du repas, des mets et des couverts. (réf. Bibliographie de la Nature Morte, ci-contre.) La Renaissance chasse l’esprit médiéval. À la fi n du Xve siècle, les marqueteries italiennes sont un véritable apport dans la peinture d’objets inanimés. Elles participent à placer ce type de représentation et celle du paysage au rang de sujet indépendant, après avoir orné nombre de mobiliers dans les églises et palais. Au même moment, l’école de peinture néerlandaise voit le genre de la Nature Morte apparaître timidement à travers des esquisses, miniatures ou petits volets de diptyques, œuvres destinées encore aux bibliothèques privées ou aux chambres à coucher. Puis elle devient un véritable tableau de chevalet, au Xviie siècle. L’appellation «nature morte» apparaît officiellement un peu plus tard, au milieu du Xviie. À la fi n du Xve, le Maniérisme réagit face à la vision de l’idéalisme classique en remettant en cause les concepts de la Renaissance. Cette période engage la modification des proportions, déformations et torsions des corps, des contrastes de tons acides et crus. Puis le Baroque se charge à son tour de briser l’équilibre de la composition, de la perspective, de la lumière et le choix du sujet lui-même. Les peintres font apparaître dans leur composition les objets «silencieux», des éléments d’une nature banale et d’un réalisme vulgaire (fruits, fleurs, animaux morts, etc). Le Caravage est un exemple de grand maître italien qui installe au premier plan d’un de ses tableaux une corbeille de fruits et la peint avec un souci de vérité, une certaine violence dans le rendu de la réalité, un point de vue original qui montre une scène à hauteur du regard. Une corbeille posée sur le bord de la table, presque en déséquilibre, comprend des feuilles fanées, des fruits gâtés avoisinant d’autres fraîchement cueillis. Rembrandt contribue également à renouveler le genre. Sa vision est beaucoup moins analytique. Il traduit les formes, l’épiderme des choses grâce à une pâte, un traitement de couleurs différent et un point de vue idyllique sur les choses. Il ajoute un clair-obscur nouveau propre à plonger l’objet le plus vulgaire dans une atmosphère lyrique. Son célèbre tableau Le Bœuf écorché marque l’évolution de la Nature Morte et influence les peintures hollandaises de la fin du Xviie et du Xviiie siècle.


Chapitre I Peintures domestiques. L’objet dans un environnement familier.

* Charles Sterling, La nature morte : de l’Antiquité au X X e siècle, op.cit., p. 117.

Le Xviie est l’âge d’or de la Nature Morte (l’appellation apparaît seulement au Xviiie). Toujours considérée comme un thème inférieur à celui du portrait et des scènes d’Histoire, le mépris officiel des Académiciens lui accorde de cette façon plus de liberté. Ils ne réglementent pas encore le genre qui se développe progressivement dans les ateliers des peintres hollandais. La représentation d’objets immobiles est l’exercice parfait pour comprendre les volumes, leurs ombres portées, la densité des corps, les rendus de matière et contrôler les rapports à la lumière, à l’espace. Des tableaux de chevalet sont véritablement voués à ce sujet. Essentiellement décorative et bourgeoise, la Nature Morte se voit attribuer quelques thèmes en particulier, celui du repas servi, de la table ou du buffet jonchés de mets et d’objets, celui du bouquet de fleurs, de fruits. Le Xviiie siècle connaît une Nature Morte qui envisage de tromper l’œil. Au plus proche des effets de la Nature, elle tente de les dépasser pour toucher une réalité qui fascine, trouble et enchante. «Le trompe l’œil est une peinture qui veut faire oublier sa qualité de peinture, qui prétend être un fragment de la réalité. Pour y arriver, il (le peintre) suggère non seulement l’espace profond mais celui qui est en avant de la surface de la peinture, il institue une continuité entre l’espace figuré dans la peinture et l’espace réel où se trouve le spectateur.» * La nature morte - trompe l’œil invite généralement le spectateur dans l’image par un point d’entrée, en faisant surgir par exemple au bord ou hors cadre un élément (objet, couteau, fruits, angle de table). Elle est aussi vouée à remplir des intérieurs bourgeois, des bibliothèques par exemple en représentant de faux livres, de faux papiers ou de fausses gravures. Ou bien des cuisines, avec des scènes illusoires de victuailles et d’ustensiles. Le terme de «Nature Morte» apparaît au milieu du Xviiie. Dès la fi n du Xviie, circulant par centaines dans les Pays-Bas, le jargon des ateliers forge le terme de Still-leven, repris par les autres langues germaniques (still life en anglais aujourd’hui). «Leven», vie ou nature, veut dire «modèle» ou «modèle vivant», «still» signifie «immobile». Still-leven était donc par opposition à la peinture de figures ou d’autres être animés, la peinture de ce qui ne bouge pas. L’expression hollandaise se traduit à Paris, par nature reposée, immobile. Le véritable terme de Nature Morte fut trouvé par ses détracteurs en étendant l’idée à ce qui est inanimé ou mort. (réf. Bibliographie de la Nature Morte, ci-contre à gauche.)

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En peignant d’une manière fi gurative des réunions d’objets, Analyse d’une œuvre je fais ainsi référence au thème classique de la Nature Morte. de Chardin J’étudie l’œuvre d’un peintre afi n de comprendre à quels codes je fais allusion, et vers quoi je souhaite évoluer. Je choisis un tableau de Chardin, peintre par excellence de la nature morte. Iphone L’analyse de Nature morte au gobelet d’argent et la première série (voir p.123.) de peintures réalisées pour ce mémoire permettent de mettre en évidence plusieurs points importants de la représentation. D’une part les éléments de composition du tableau, puis les effets de lumière, de profondeur, artifices de la peinture agissent sur nos perceptions. L’œuvre de Chardin appartient au Xviiie siècle, un contexte qui assimile le genre à celui du trompe l’œil, une réalité imposante, comme inventée exprès par le peintre. Loin d’approcher une forme de mimétisme du réel dans mes peintures, je souhaite simplement retrouver les choix que je Tablette graphique (voir p.121.) fais en peignant afi n de mieux comprendre leur pertinence. Mes rassemblements d’objets se limitent, au début, à deux ou trois éléments, des souris d’ordinateur ou bien des téléphones portables. Ce sont des objets de petite taille que j’ai sous la main. Ils sont peints pratiquement échelle 1 . Je les pose et les représente sur une surface plane, dans un contexte qui n’est pas réellement défi ni. Dans la représentation, aucun élément ne pourrait nous informer sur l’espace qu’ils occupent. Les points de vue sont très rapprochés, vue de dessus ou bien de face. Je regarde de près ces objets qui paraissent imposants, Enceintes (voir p.127.) presque monumentaux à l’image. Pourtant, je suis dans un environnement de travail, je pourrais faire ressortir l’ambiance qui y règne, à travers la composition ou l’accumulation d’éléments alentours. Mais je cherche à mettre l’accent sur l’objet lui-même et me débarrasse de tout décor superflu qui pourrait perturber son analyse. Je saisis donc l’objet hors de son contexte et le replace sur un coin de table pour ne peindre que lui. Ce qui m’intéresse, c’est davantage sa mise en valeur et sa relation peut-être à d’autres objets. Puis, un nouvel élément s’ajoute à la mise en scène, Iphone et canette une tasse ou une cannette de soda. L’angle de vue change (voir p.128.) également, je suis moins dans un rapport frontal aux choses, ce qui a tendance à aplatir la profondeur de l’image. Je m’éloigne au contraire un peu, pour avoir une meilleure vue d’ensemble et je fais entrer au fur et à mesure de nouveaux objets dans la composition. Les objets choisis dans Nature morte au gobelet d’argent sont aussi d’une grande simplicité (toute époque gardée). Il y a cette volonté de peindre un «morceau de vie», une volonté de réalisme immédiat, de naturel libéré de tout décor qui pourrait encombrer la situation. Le peintre choisit quelques objets Analyse d’une œuvre de Chardin

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Chapitre I Peintures domestiques. L’objet dans un environnement familier.

usuels qui font allusion au thème du repas servi et s’attache à l’objet pour lui-même. Il le présente précis, l’intègre dans une atmosphère harmonisée. Il ne dévoile aucune information particulière quant au lieu dans lequel il se trouve, aucune fioriture, un décor épuré, seulement le bord d’un muret, sur lequel la composition repose. Il crée ainsi un espace propice à la libre contemplation de chacun des objets présents. Les objets se suivent sur le bord de «table» qui ordonne l’horizontalité des pommes, des châtaignes et de la vaisselle. Les lourdes rondeurs et l’immobilisme de chaque élément, se retrouvent aussi dans le choix d’objets trapus (gobelet d’argent, écuelle, pomme). Ils sont disposés sur un plan horizontal, se succèdent de manière très rapprochée. L’ensemble offrant une vue d’éléments assez compacte au milieu du tableau. Cependant, les objets ne se touchent pas respectivement les uns avec les autres, des petits vides séparent les éléments et créent des liens subtils liés aux proportions, à leur direction dans l’espace, leur voisinage sur le même plan. Ce qui m’intéresse à ce moment ce sont ces «petits vides», ces «rapprochements subtils», le motif réduit qui unifie les formes, crée toute la profondeur et le réalisme de la scène. Je parviens en changeant d’environnement, à créer de nouveaux liens entre les objets, à observer les rapports entre plusieurs. Ils sont déjà liés selon moi par le quotidien. Le banal vulgarise ces objets disposés dans différents lieux de la maison et les relie à la fois sur un bureau ou une table de nuit. Ici, je recrée intentionnellement des associations et multiplie les situations. Une théière se retrouve à discuter avec une enceinte, une montre Casio et un carnet moleskine se joignent à eux, puis un verre Ikea et un chandelier se glissent dans le fond. Deux grands livres entament une discussion avec un petit verre bleu, oubliant complètement le chargeur Mac qui s’enroule autour de la pile d’assiettes derrière eux. Ou bien, un pico-projecteur fait la conversation à un petit livre et à une boîte de mouchoirs déjà bien entamée. L’objet n’est plus considéré comme au début de l’exercice, seul, dans l’abstraction de son contexte mais au contraire parmi la foule de produits divers qui l’accompagne au quotidien. J’effectue essentiellement un travail de composition et de mise en scène utilisant les objets usuels qui habitent l’espace domestique. Je regarde les contrastes qui se créent lorsque sont juxtaposés objets techniques et traditionnels, les liens qui se créent par rapport aux vides qui les séparent, à leur orientation dans l’espace et aussi grâce aux couleurs qui réagissent en fonction des volumes.

Jean Siméon Chardin, Nature morte au gobelet d’argent, 1769. (voir p.111.)

Deux souris (voir p.125.)

Trois souris (voir p.124.)

Câble audio (voir p.126.)

Analyse d’une œuvre de Chardin

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du fond & de la figure en peinture

J’apprends en peignant, à poser la couleur sur ces objets d’une façon particulière. Ma peinture aplatit les textures et les matières. Je ne suis pas dans un rapport sensuel à la couleur, qui différencie précisément les effets et donne le sentiment tactile des matières, comme transmis dans la nature morte de Chardin. J’effectue un travail en photo avant de peindre afi n de choisir l’angle de vue, juger la composition de l’ensemble, puis je passe les images sur l’écran de mon ordinateur. L’écran fait écran. Il devient ce fi ltre entre ce que je perçois en réalité et ce que je vois à l’écran. J’ai à disposition un très bon aperçu du cercle chromatique sur ma palette, pour fi nalement donner à ma peinture seulement une dominante de gris ou de bleu, de beige très clair. Chaque tableau revêt ce fi ltre qui absorbe toutes les couleurs de l’arc-en-ciel pour en faire apparaître quelques unes seulement, légèrement nuancées, de teintes proches et complètement désaturées. Les matières semblent être diluées, par la prise de photo, l’écran d’ordinateur. Les couleurs comme lavées par les pinceaux sont enfi n re-projetées sur le tableau. Songeant à des mélanges de couleurs plus saturées, je projette directement sur des objets blancs l’ensemble du spectre lumineux, en continu. Cette expérience me donne le sentiment d’effacer le fi ltre d’absorption posé à la surface de mes tableaux et de laisser toutes les longueurs d’ondes s’échapper afi n d’exprimer leurs rapports colorés. Loin du rapport tactile qui nourrit les effets de matière dans Nature morte au gobelet d’argent, j’observe les résonnances de couleur d’un objet à l’autre. La pomme est d’abord une sphère et une couleur. Elle ordonne l’espace par de multiples contrastes avec les autres éléments présents. L’éclatante lumière des fruits enveloppés d’un rouge brillant s’accorde avec le velouté rougeoyant de l’écuelle. Leur matière chaleureuse et charnue contraste avec le froid reflet du gobelet d’argent. L’ensemble des couleurs s’anime sous l’autorité du rouge dans la peinture de Chardin. Les ombres aux contours imprécis reflètent de manière accentuée la diversité des textures, la rondeur des formes. Fruits ou récipients, le contraste est nuancé, il assouplit l’éclatant rouge des pommes qui attire le regard en premier. (réf. Bibliographie de Chardin, ci-dessus.) Les couleurs donnent l’impression que la réalité peinte par l’artiste est plus parfaite que celle de la vie. Les artifices sont nombreux. Les oppositions de matière évoquent la multiplication des effets de surface, des touches de pinceaux, des couches de glacis, au plus proche d’une réalité qui fascine et s’impose à nos yeux, nous émerveille par ses qualités de lumière. Cellesci se rapprochent suffi samment des effets atmosphériques

Au bord de l’étagère 1 (voir p.130.)

Bibliographie de Chardin: Hélène Prigent et Pierre Rosenberg, Chardin,la nature silencieuse, Éditions Gallimard, Paris 1999. Marianne Roland Michel, Chardin, Éditions Hazan, Paris 1994. André Comte-Sponville, Chardin ou la matière heureuse, Éditions Société Nouvelle Adam Biro, Paris 1999. Renée Démoris, Chardin, la chair et l’objet, Éditions Olbia, Paris 1999.

Au bord de l’étagère 2 (voir p.131.)

Analyse d’une œuvre de Chardin

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Chapitre I Peintures domestiques. L’objet dans un environnement familier.

réels pour que nous ayons vraiment l’impression d’entrer en scène. D’autre part, ces objets usuels et la neutralité de leur présentation suggèrent une œuvre humble aux qualités spirituelles. La composition retenue et structurée traduit une atmosphère silencieuse, recueillie. Les objets sont plongés dans une ambiance homogène, subtilement nuancée d’où émane une chaleur venue de l’intérieur. Unifiée par une dominance de couleur, une lumière douce saupoudre l’ensemble et donne son réalisme éblouissant à la scène, ainsi amenée pour séduire le regard de l’homme. Table de chevet (voir p.129.)

Enceinte, théière et moleskine (voir p.133.)

Livres, chargeur et coupelles (voir p.132.)

Les couleurs vives du spectre sont projetées sur quelques objets blancs. Elles semblent provenir de la palette sans avoir subi aucun mélange.

Analyse d’une œuvre de Chardin

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du fond & de la figure en peinture

Transition I

Les compositions d’objets se complexifient. Elles convoquent des éléments relatifs à l’affect au sein de l’espace domestique.

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C’est un premier état des lieux sur ce qui compose mon environnement (au travail, à la maison, etc.). Dés le départ, je focalise ma peinture sur quelques objets, un ou deux éléments au plus. Le fond est encore flou et donne l’impression que les objets flottent dans le tableau. Il conforte dans l’idée que l’attention est portée sur eux précisément et il ne s’encombre pas du contexte. J’ajoute au fur et à mesure d’autres éléments usuels à la composition. Ils viennent nourrir l’organisation et le rapport des objets entre eux. J’observe ainsi l’influence des couleurs, des formes, des pleins ou des vides, leur relation dans l’espace du tableau. Divers objets entrent en scène au même moment où ils reflètent le quotidien.


Transition I

D’un point de vue plastique et dans une pratique figurative de la peinture, je ne souhaite pas pour autant me rapprocher du trompe l’œil ou d’une réalité illusoire. Je prends conscience de la façon dont j’utilise la couleur sur certains objets. Très éloignées des effets tactiles et réalistes de Chardin, mes couleurs sont lavées, comme re-projetées en surface. Elles absorbent tout le spectre lumineux pour ne retransmettre seulement qu’un mince échantillon de teintes très proches. L’incidence de la lumière est importante. Elle harmonise l’ensemble de la composition et agit sur la première impression de la mise en scène. En étudiant les œuvres de Chardin et la Nature Morte, je comprends davantage les intentions de ce type de représentation et le statut des objets extraits d’une certaine période de l’histoire. Les victuailles, le repas servi, les ustensiles de cuisine reflètent le statut particulier et la richesse de ces objets. Dans mes natures mortes, j’aborde également la question de la représentation du quotidien. Les objets sont différents mais les effets de la peinture sur eux induisent le même changement de perception. Le banal prend soudain de l’importance, replacé au centre du tableau. Il fait figure et se charge d’une connotation sacrée face au temps qui passe. Le rapprochement entre outils technologiques et traditionnels est devenu la particularité d’un paysage. Ce rapport me semble intéressant, à première vue opposé sous plusieurs aspects (fonction, matériaux, manipulation) puis je m’aperçois qu’il fait allusion au même type de rassemblement qu’organise Chardin entre le gobelet en argent (objet technique) et les fruits (objet plus commun) par exemple. Réunie au cœur du tableau, la confrontation révèle la richesse et la complexité du quotidien. Le regarder et le peindre de cette manière modifient la vision que j’en ai. La mémoire de l’objet devient perceptible, il partage avec le spectateur l’histoire et les émotions qui lui ont été attribuées dans un cadre domestique. Présenté comme une pièce unique en peinture, il prend de l’importance et semble avoir retrouver l’aura* qu’il avait perdu au sein de sa série en usine ou en magasin. Que signifierait redonner son aura à un objet autrement qu’en peinture ? De quelle manière se charge-t-il d’une valeur affective, d’une mémoire, d’expériences ? Comment s’intègret-il, se fond-t-il au paysage domestique ou au contraire, fait-il figure, est-il mis en valeur ? * «l’aura d’un objet naturel pourrait (se) définir comme l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il», Walter Benjamin, L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Folio plus, Paris, 2008, p.74.

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Chapitre II

Peintures en Magasin l’Objet Sculpture, Construction par Touches

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du fond & de la figure en peinture

La première série de peintures m’a permis d’observer les différents paramètres qui entrent dans la perception de l’objet et de prendre en compte son statut dans l’espace domestique, son rapport aux autres objets, ses résonnances de couleur en surface, première zone de contact, première accroche avec le regard. La peinture devient le principe de construction des volumes et des formes. J’explore en surface, décompose la vision de l’objet en aplats de couleur et de contrastes. Je poursuis mon travail de composition dans un nouvel environnement, celui d’ikea, que je redécouvre avec l’envie de peindre. Dans le cadre du magasin, je développe un rapport encore différent au quotidien. Par exemple, l’objet est montré parmi une accumulation d’éléments dans des intérieurs reconstitués de toutes pièces qui fausse la relation. Il est exposé directement dans sa série qui en neutralise sa valeur. Je parcours le magasin et prends le temps de décrire le décor et mes déambulations. Puis, j’organise de nouvelles réunions d’objets et analyse les peintures qui en résultent. Enfin, j’étudie une nature morte de la même manière que dans le chapitre précédent. À travers l’étape qui suit, j’analyse cette fois le travail de Giorgio Morandi, une de ses œuvres en particulier m’aide à défi nir le statut des nouvelles compositions où les objets sont accumulés et regroupés tels de grands monuments silencieux.

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Chapitre II

Peintures en Magasin l’Objet Sculpture, Construction par Touches

Un nouvel environnement : IKEA. Parcours et déambulations.

Nouvelle relation à l’objet. Analyse d’une œuvre de Morandi.

Recherches

Analyse de peinture

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du fond & de la figure en peinture

Je deviens spectateur de tous les objets qui m’entourent. Nouvelle Je les décris à l’aide de l’outil pinceau. Une nouvelle rela- relation à l’objet tion se met en place. Ces moments de peinture sont une approche dans la construction de l’objet qui change habituellement de la maquette en trois dimensions. Ici, la couleur me permet de construire l’objet étape par étape ou plutôt couche après couche. Les formes se construisent par la juxtaposition d’aplats. Les objets apparaissent au fur et à mesure, grâce à un ensemble de tons, de contrastes d’ombres et de lumières, disposés par couche. Le dessin fusionne avec la peinture. Il n’est plus une première étape dans la construction de l’objet comme lors d’un projet de design. Je ne dessine plus les objets, leurs contours, mais leurs pleins, leur matière. La peinture permet une construction par étape, par touches de couleurs. Cézanne décrivait sa perception de peintre : «Le dessin et la couleur ne sont plus distincts ; au fur et à mesure que l’on peint, on dessine, plus la couleur s’harmonise, plus le dessin se précise.» * C’est un travail instinctif lors duquel je dessine en peinture grâce aux couleurs qui se créent au fur et à mesure. À chaque tableau, je renouvelle le mélange des trois couleurs primaires, * Maurice Merleau-Ponty, de la perception, du blanc et du noir. Je ne connais pas d’avance la teinte fi nale Phénoménologie Éditions Gallimard, qui me permettra de poser une ombre ou de signifier un creux Paris, 1945, p.255. sur un volume. La rencontre de chaque pigment peut donner naissance à de nouvelles couleurs et une infi nité de tonalités. Je tente différentes mixtures. Les premières produisent toujours les couleurs secondaires, le violet, l’orangé, le vert. Puis je nuance celles-ci et organise de nouvelles rencontres que je n’aurais pas soupçonnées avant l’exercice. Je découvre, par exemple, qu’un peu de bleu cyan mélangé à un peu plus de rouge magenta donne naissance à un violet rougi qui, d’une pointe de jaune, révèle un violet brunâtre tirant sur les ocres. Je m’en sers alors de base lorsque je veux obscurcir une teinte. Une touche de noir également dans chaque couleur obtenue me permet de faire retomber la brillance des effets trop «plastiques» de la matière acrylique. Je n’ai cependant jamais assez de jaune lorsque je veux illuminer certains mélanges. J’apprends ainsi les doses de peinture qui me permettent subjectivement d’interpréter ce que je vois. C’est une véritable cuisine de couleurs sans recette prédéfi nie. Sur un plan de travail-palette que je tiens en main, les «bonnes» proportions de rouge, de bleu, de jaune ou de noir suivent un raisonnement et une vision très personnels. Après la concoction d’une ombre portée vient l’addition de blanc et de jaune aux mélanges, pour poser une touche plus lumineuse à ses côtés qui permettra de comprendre la tranche éclairée d’un livre par exemple.

Nouvelle relation à l’objet

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Chapitre II Peintures en magasin. L’objet sculpture, construction par touches.

Étapes en peinture. Les volumes des tasses suivent un processus de construction en deux dimensions.

Pour chaque composition, je plisse les yeux, je la regarde dans son ensemble, je zoome sur la brillance d’un couvercle ou sur la transparence d’un verre, sur les reflets ocres d’un plan de travail. Ce sont ces allers-retours, et une compréhension de la multitude de couleurs qui envahit l’image, qui me laissent entrer à la surface des choses, lier une relation de proximité avec chaque élément que la peinture met en forme. Les secrets d’une surface colorée, que je n’ai pas l’habitude de regarder avec autant d’insistance, me sont ici révélés. Les volumes, grâce au jeu de lumière sur leur matière sont devinés. Je me retrouve dans la situation où j’observe et perçois mon environnement avec un regard de peintre. Les couleurs et les matières s’animent différemment qu’habituellement lors d’un projet de design. L’ombre des objets par exemple devient soudainement très importante. Elle est souvent la couleur la plus délicate à poser car c’est elle qui donne leur vibration aux éléments et du mouvement au tableau.

Nouvelle relation à l’objet

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du fond & de la figure en peinture

Un nouvel environnement : IKEA

1.Catalogue IKEA, 2011, p.12-13.

Un nouvel environnement : IKEA

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Après avoir composé dans l’univers domestique plusieurs natures mortes, je me rends chez ikea, fournisseur fréquent des intérieurs de maisons contemporaines. Je parcours l’endroit et l’observe avant de peindre à nouveau. Les décors du lieu sont spécialement pensés pour imaginer les habiter soi-même. Les environnements de chaque pièce de la maison sont reconstitués et exposés dans un même espace. Ils mettent en scène des intérieurs rêvés où la lampe sur la table basse à côté du canapé reste encore allumée. Des situations en suspend dans lesquelles le visiteur peut facilement entrer. Avant de parcourir le magasin, le catalogue transporte déjà le lecteur dans des épisodes de vie, à travers des moments qui suscitent l’envie. «C’est ici que se rêvent les plus belles histoires»1, comme l’indique l’une des propositions d’aménagement de chambre, dans le catalogue ikea 2011. La photo occupe une double page. Elle propose, à hauteur du regard, un angle de vue incitant le lecteur à se glisser sous la couette du lit s’offrant devant lui. Celle-ci à moitié repliée, ornée d’un motif fleuri bleu marine et blanc de lin, découvre sur un bord, un livre encore ouvert. Aux pieds du lit une couverture, d’un blanc crème, ondule et décrit de nombreux plis. D’autres romans abandonnés entre les oreillers à moitié affaissés, attendent d’être lus. Sur le côté, un verre d’eau et une petite pile de livres reposent sur une table de chevet. Une lampe inclinée juste au-dessus l’inonde délicatement d’un halo lumineux. Elle procure à la scène un éclairage doux et teinté de jaune qui réchauffe les blancs des différents tissus autour du lit. Une autre source lumineuse à l’exact opposé, venant de la fenêtre, amène une autre qualité d’ambiance. Une lumière du jour, naturelle et nuageuse, illumine le blanc des armoires dont les portes vitrées découvrent des rangées de livres bien serrées. Elle fait scintiller la transparence de la collection de vases et autres chandeliers de verre, posée au-dessus du mobilier. Un tabouret, devant celle-ci, supporte une autre pile de magazines. Le regard se pose alors sur le bleu nuit du tapis duveteux qui recouvre presque la totalité du sol. Il se reflète dans la peinture blanche des meubles avoisinants et se retrouve également dans le choix des livres, magazines qui occupent la scène. Un fauteuil à carreaux bleu-layette un peu plus loin accueille un coussin du même bleu, dans un rayon de lumière très précis provenant de la fenêtre en arrière plan. Les couleurs résonnent avec celles du radiateur placé en dessous et du petit guéridon, qui soutient une horloge patinée par le temps. Un coffre, adossé aux pieds du lit, sur lequel sont posés d’autres coussins et couvertures repliées, se situe juste en face. Il frôle le voilage blanc qui tombe de la structure en baldaquin au-dessus du lit.


Chapitre II Peintures en magasin. L’objet sculpture, construction par touches.

2.Georges Perec, Les Choses, Éditions Pocket, Paris, 2006, p.14. 3. Document vidéo INA, interview de Georges Perec pour son livre Les Choses.

4.Charlotte Perriand, Exposition De la photographie au design, Petit Palais du 07.04.11 au 18.09.11.

Ce tissu reçoit la lumière du jour dans sa transparence et fi ltre à la fois, celle plus artificielle, provenant de la lampe. Chaque plan est lié par cette lumière qui homogénéise et procure une atmosphère calme, reposante. Deux teintes dominent la scène, dans un dégradé très subtil de couleurs, des blancs jaunes aux blancs lin d’une part et, des bleus clairs-layette aux bleus-nuit, de l’autre. Au premier plan, la table de chevet, puis le lit, les grandes armoires dans le fond, enfi n une ouverture au milieu qui donne sur une nouvelle pièce. La succession des plans suggère l’idée de profondeur, l’angle de vue rend plus clair également l’invitation à entrer dans cet intérieur soigneusement agencé. L’autre pièce dans le fond laisse entrevoir de nouveaux coussins, un miroir au-dessus de nouveaux accessoires, un canapé en L et une large table basse. Les teintes résonnent toujours avec celles de la chambre. Deux espaces ouverts, une ambiance qui semble se prolonger d’une pièce à l’autre et paraît gagner le reste de la maison. La première réaction lorsque je regarde ce décor, est d’entrer en scène et de reprendre le cours de cette vie sans effort. L’envie de me glisser dans le lit, d’éteindre la lumière et de profiter de cette ambiance sereine, apaisante, avec l’impression que tout ce dont j’ai besoin est présent dans ce décor. «La vie, là, serait facile, serait simple. Toutes les obligations, tous les problèmes qu’implique la vie matérielle trouveraient une solution naturelle»2 écrit l’écrivain Georges Perec, dans la première partie de son livre, Les Choses. Il imagine l’intérieur rêvé d’un jeune couple qui aspirerait à un décor d’appartement plus luxueux et répondant davantage à leurs aspirations matérielles. Jérôme et Sylvie puiseraient leurs goûts, leurs idées dans les catalogues d’ameublement et autres annonces publicitaires à la mode. L’écrivain se sert lui-même de ces pages pour parvenir à la description de l’intérieur rêvé au tout début du roman, en y intégrant également des objets personnels.3 Cette page ikea m’offre la même sensation, en restant une marque accessible à une classe sociale moyenne. Elle donne l’impression de contenir tout ce qui est nécessaire dans une chambre à coucher et de répondre par une accumulation d’objets au moindre de nos besoins. Des besoins secondaires, qui rendent possibles les petits plaisirs du quotidien, indispensables au bonheur. Des livres pour la lecture, un lit confortable pour dormir, pleins de coussins pour plus de confort. Des armoires et une grande malle pour garder toutes ces choses rangées et un maximum de place pour circuler car «sans un rangement bien conçu, pas de vide dans l’habitat.»4 Plusieurs couvertures pour s’assurer contre le froid, un fauteuil pour s’asseoir

Un nouvel environnement : IKEA

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du fond & de la figure en peinture

1.Georges Perec, Les Choses, op.cit., p.16.

Parcours et déambulations

Parcours et déambulations

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et bouquiner près de la fenêtre, un verre d’eau en cas de soif, un beau tapis pour donner de la chaleur à la pièce et des lampes amovibles dissimulées un peut partout pour capter assez de lumière au moment opportun. «Il leur semblerait parfois qu’une vie entière pourrait harmonieusement s’écouler entre ces murs couverts de livres, entre ces objets si parfaitement domestiqués qu’ils auraient fini par les croire de tout temps créés à leur unique usage, entre ces choses belles et simples, douces, lumineuses.»1 Un intérieur qui prétend vendre une situation de vie idéale et propose une quantité démesurée d’objets. Les murs de la pièce sont entièrement recouverts d’armoires qui débordent de livres. Il y a tellement de livres qu’ils investissent en plus le lit, la table de chevet, le tabouret. Les éléments s’empilent et s’accumulent dans l’espace qui se réduit et se confi ne. Un intérieur encombré d’une multitude d’objets destinés à une classe moyenne d’acheteurs, contraste fortement avec les intérieurs plus spacieux et aérés proposés par une marque haut de gamme. Bulthaup montre par exemple dans son catalogue, un intérieur de cuisine qui englobe la salle à manger, le salon et se transforme en une immense pièce à vivre. L’espace accordé au vide est beaucoup plus important et devient synonyme de luxe. Un océan d’objets comparé à un espace aseptisé, désencombré, voir déserté. Est-ce qu’une pièce est plus facile à vivre dans un espace extrêmement spacieux, ou bien sous une accumulation d’objets qui couvrent les moindres de nos besoins et attendent patiemment d’être utilisés ? Une alternative tout aussi rêveuse pourrait imaginer, dans une économie de moyens et de matières, des intérieurs abordables situés entre le plein, encombré et le presque vide. À peine rentrée, je reconnais l’univers familier du magasin. Je suis le parcours tracé au sol cette fois avec un regard différent. L’espace d’exposition ne se réduit pas à celui de la seule contemplation. C’est un lieu de démonstration où les produits sont utilisés et mis en valeur dans un décor qui fabrique du contexte. Il s’adresse directement au visiteur, et le place au cœur de l’aménagement lui permettant ainsi de s’y projeter plus facilement. ikea montre le statut de ses produits, son positionnement dans l’affichage des prix, l’accumulation des objets (qui s’entassent explicitement au sous-sol) et exploite à la fois la relation produit/acheteur. Il construit son discours autour de la mise en scène puis en faisant usage de sa marchandise crée du dialogue entre les objets et le visiteur. «Le principe d’exposition revient donc à ménager puis aménager cet espace didactique qui s’instaure entre le public et le privé (c’est encore vrai sur le stand Arthur Martin ou au premier étage d’IKEA).»2 , explique Pierre Leguillon dans l’éditorial du numéro spécial Art Press, «Oublier l’exposition».


Chapitre II Peintures en magasin. L’objet sculpture, construction par touches.

2.«Oublier l’exposition», Art Press, numéro spécial 21, Paris, 2000, p.13. 3.ibid., p.37. 4.ibid., p.36.

L’espace est dessiné suivant un labyrinthe soigneusement orchestré qui oriente les déplacements (et nos esprits également). Il gère la circulation des corps et du regard, depuis les reconstitutions d’intérieurs du premier étage à l’entrepôt en sous-sol. Ce type de parcours étudié se poursuit également dans l’univers du supermarché qui tente en vain de mettre en valeur et d’humaniser le dialogue avec ses visiteurs. Le décor se construit autour d’un découpage structurant la zone de circulation des clients où le marketing dictant le principe de mise en scène pousse à la motivation et la segmentation des espaces. Les produits qui coûtent le plus cher sont généralement à porté de main, visibles au premier coup d’œil. «Située entre 120 et 160 centimètres, la zone des yeux est la plus rentable, on y retrouve les produits leaders et/ou avec marges importantes.» 3 Le client parcourt le plus souvent la totalité des rayons (jusqu’à connaître par cœur leur répartition après trois visites), avant d’atteindre la ligne de caisse, dernière étape vers la sortie. Les déambulations se ressemblent d’un supermarché à l’autre, similaires entre Intermarché ou bien Carrefour. «Pour faciliter le repérage, on crée des zones de chalandise, le magasin est divisé en trois phases : Phase d’entrée ou zone froide : le consommateur est entrainé dans une promenade d’achat agréable (...) Phase intermédiaire ou zone chaude : au centre du magasin, on dispose nombre de promotions et d’offres spéciales et l’on retient le client sur son chemin jusqu’à ce qu’il rejoigne les produits haute fréquence (...) Phase finale ou zone des caisses : lorsque le client a reçu beaucoup d’impulsions d’achats, il veut en finir, on favorise alors les achats spontanés.»4 L’organisation de la Grande Epicerie de Paris est un peu différente puisque, elle se destine à la vente de produits de luxe. L’éclairage, moins agressif, cible certains produits ou îlots pour émerveiller les clients au détour d’une allée et donner l’impression par moment que tout brille dans ses rayons. Les allées, moins orthogonales qu’à l’habitude, dessinent ici des courbes autour de gondoles plus petites, arrondies et d’ilots circulaires. Le parcours plus sinueux semble davantage plaisant, mais laisse de la même façon les clients parcourir la totalité du magasin et déambuler infi niment avant de prendre le chemin de la sortie. J’ai longtemps travaillé dans ce type de lieux, et pris le temps d’observer les différents parcours qui divisent l’espace et décident pour les clients des chemins à suivre. Ce sont des facteurs pris en compte dans l’organisation du magasin qui sont aussi considérés, par exemple, lors de la création d’une scénographie. La déambulation des visiteurs au cours d’une exposition est évidemment imaginée en amont, suivant l’ordre d’apparition des objets qui sont montrés. J’ai pris l’habitude

Parcours et déambulations

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du fond & de la figure en peinture

de travailler sur de petites expositions au cours de ma scolarité, à Paris. J’ai cependant compris les limites d’un tel contrôle des flux de circulation, lors d’un important changement d’échelle, en travaillant sur la scénographie d’une exposition pour l’enseigne McDonald, lors d’un stage au sein de Mauk Design à San Francisco. L’exposition se nommait «Re-Imaging», d’une surface de plus de 300 m 2 dans un immense lieu qui couvrait un événement mondial pour l’enseigne. Des scénaristes avaient été engagés avant les scénographes pour décrire précisément les différents déplacements des «futurs» visiteurs, les réactions dont ils devaient faire preuve, les questions qu’ils devaient se poser et les émotions qu’ils étaient supposés ressentir. Ce long scénario (une quarantaine de pages) insistait surtout sur ce que les gens devaient avant tout comprendre et retenir au fur et à mesure de leur visite. Un lent et méthodique travail de persuasion qui guidait le visiteur dans l’exposition. Des personnages avaient donc été inventés (un «curieux», un «admirateur», un «difficile à convaincre») et des dialogues recréés à travers la découverte d’une scénographie imaginaire. J’étais saisie devant ce procédé que je n’avais évidemment jamais rencontré auparavant, lors d’expositions à échelle plus réduite. J’ai répondu à l’exercice qui m’était demandé, en pensant qu’ils n’accepteraient jamais mon concept et que Maukdesign me confierait un tout autre projet. Je poussais à l’extrême l’absurdité de leur procédé, dans la réalisation de machines qui hypnotisaient littéralement les gens et rendaient compte de l’évidente manipulation. Enchantés, ils ont accepté ce concept et j’ai dû suivre le projet plus longtemps que prévu. Cette expérience américaine a évidemment changé ma façon d’appréhender l’exposition et mon regard sur le pouvoir qui peut être attribué aux déambulations dans des espaces contrôlés. Je reviens sur la suite de mon parcours à ikea. Dans la première partie du magasin, je suis, comme indiqué, le chemin à emprunter. Prise dans ce labyrinthe domestiqué, je traverse différents modèles de chambres, de salles de bain, de cuisines et de salles de séjour. Chacun découvre des ambiances pour chaque pièce de la maison et invente de nombreuses histoires, des situations à vivre pour tout le monde. L’espace semi ouvert de cette première partie semble ne rien dissimuler au visiteur, il montre «l’envers» des décors que l’on traverse et découvre, sans avoir l’impression de s’être vu imposer l’ordre de visite. Le lieu offre alors la possibilité de sortir du manège prévu et dessiné par les micro-espaces qui se succèdent. Un étage plus bas, j’entre dans la deuxième partie du magasin. Après avoir sagement pris connaissance des offres ikea, je peux alors remplir mon chariot ou bien mon sac bleu électrique avec des idées d’ambiances en tête. Parcours et déambulations

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Chapitre II Peintures en magasin L’objet sculpture, construction par touches

Ce dernier niveau est comme un grand entrepôt dans lequel s’entassent bols, assiettes, coussins, bonzaïs en fonction des catégories et des pièces de la maison. Ce sont des étagères à perte de vue et de grands bacs remplis d’objets en tout genre. Je ne suis pas là cette fois pour acheter et je comprends alors que j’ai à portée de main autant d’objets disponibles pour reconstruire une infi nité de mises en scène.

Chez IKEA: Des accumulations d’objets différentes de celles organisées au sein de l’espace domestique.

Je poursuis ainsi à cet étage le travail que j’ai commencé Analyse d’une œuvre dans l’espace domestique. J’ai ici à disposition une quantité de Morandi impressionnante d’objets pour former de nouvelles compositions, sur une étagère, au fond d’un carton, au milieu d’une table d’exposition. Dans un premier temps, j’analyse la série de peinture qui découle de ces mises en scène. Dans un second temps, j’étudie une nature morte de Morandi en particulier qui me permet d’approfondir la relation entre la peinture et l’objet figure. Cette analyse met en évidence de nouvelles caractéristiques liées à la représentation d’objets inanimés. Ces nouvelles peintures sont des réunions, qui mettent les objets une fois de plus au premier plan. Vaisselle, ustensiles de cuisine, l’objet est considéré seul ou bien dans sa famille. Le support est davantage pris en compte. La table, l’étagère ou le muret apparaissent dans la peinture. J’intègre consciemment à la représentation, le plan stable qui porte les objets. Seul élément qui appartient au décor général, que je signifie, dans l’abstraction du reste du lieu. Les objets sont rassemblés sur une petite surface du support et occupent une position centrale dans l’image. Les ombres portées, à chaque représentation, dessinent l’accroche des objets dans ce plan. Analyse d’une œuvre de Morandi

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du fond & de la figure en peinture

Leur relation silencieuse au support, leur immobilité m’intéresse ainsi que la façon dont ils s’imbriquent les uns avec les autres. Des assiettes, des tasses et des bols s’empilent dessinant de nouvelles silhouettes. Dans le paysage ikea, l’objet est saisi au milieu d’une famille de produits, de sa série. Sa reproductibilité neutralise sa valeur. Dans l’espace domestique, même si le quotidien opère, l’objet conserve un statut particulier parce qu’il se charge d’une valeur affective de souvenirs. Ici, l’objet comme neuf ne peut être relié à aucun évènement, aucune mémoire. Il en émane quelque chose de différent à travers la nature morte. Le regroupement d’éléments identiques induit un autre regard sur l’objet. Au bord d’une étagère, j’arrange six mugs blancs de façon à former un cercle. La vue d’ensemble, de face, offre ainsi en peinture une lecture totalement différente de l’objet-mug. Elle donne l’impression d’un nouveau type de contenant ou d’un objet monumental. Sur un autre tableau, une pile d’assiettes et de bols donne aussi une nouvelle vision des objets exposés et semble dessiner les contours d’un totem géant. L’objet parfois isolé (comme la carafe blanche au bord d’une étagère) évoque la même impression d’immensité face à un objet qui devient sculpture ou objet de contemplation. L’usage et la fonction arrivent au second plan. Choisie parmi la foule d’éléments présents, chaque nature morte semble offrir des compositions familières. Certains produits sont peints avec encore leur étiquette de prix apparent. Le banal figé, condensé, met en scène les objets pour eux-mêmes, détachés du contexte d’utilisation. Seul le support signifié marque l’ancrage dans un environnement. La lecture des objets se trouve modifiée et joue sur l’accumulation des éléments, leur disposition nouvelle au sein d’un contexte très épuré. Certaines de ces idées résonnent dans l’œuvre de Morandi et m’aident à interroger ces objets sculptures et leur rapport au contexte. Le motif réduit de la nature morte de Morandi se résume aux simples objets du quotidien que le peintre accumule dans son atelier : bouteilles effi lées, grand broc au bec imposant, lampe à l’huile ancienne dont le verre a disparu. L’accumulation d’objets rapprochés dans le même sens sur une petite zone compose une masse dense et uniforme. Elle tient dans un espace restreint et s’appuie sur le plan horizontal, légèrement esquissé, qui supporte les objets. Isolés, ils ne laissent échapper aucun bruit dans un environnement déserté qui s’est débarrassé des éléments pouvant parasiter la lecture des objets. Ces derniers illustrent la nature silencieuse (autre appellation pour nature morte), réincarnée dans des objets immuables, comme d’immenses monuments fi gés, dont la fonction est d’être admirée.

Tasses suspendues (voir p.134.)

Réunion de tasses (voir p.135.)

Mugs 1 (voir p.137.)

Mugs 2 (voir p.136.)

Analyse d’une œuvre de Morandi

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Chapitre II Peintures en magasin. L’objet sculpture, construction par touches.

Le peintre se désintéresse de l’usage premier des objets pour donner toute son importance à la contemplation seule des éléments qu’il regroupe au milieu de sa toile. Les objets de Morandi apparaissent comme des vestiges de la vie domestique, un rassemblement d’objets autrefois d’usage quotidien. Ils sont soigneusement disposés sur deux plans et suivent une architecture rigoureuse. Les ombres portées disparaissent dans la raideur de la pose, de longues statues dont le peintre maîtrise l’éclairage homogène et les fait flotter dans l’espace. Si proches, si monumentales et pourtant intouchables, elles sont posées là sans s’enfoncer dans le support. Fermement modelées, leur solidité est produite par des touches discrètes et larges de peinture, plutôt denses, et uniformément appliquées. La perception de ces objets pourtant familiers a totalement changé. Le peintre transforme l’intime en monumental, et fait de l’ordinaire une nouvelle expérience. Je considère dans l’œuvre de Morandi ce dernier point extrêmement intéressant. L’objet est regardé en tant que sculpture dans l’abstraction du contexte et non plus comme objet utile qui se manipule. Souvent comparé à Chardin, dans sa célébration des choses ordinaires, Morandi s’en rapproche dans la composition condensée de ses natures mortes. Un décor épuré, un motif réduit à quelques objets usuels. Ces peintres que deux siècles séparent, semblent aller vers une forme d’essentiel. À la différence de Chardin, Morandi n’en donne pas une description minutieuse et sensuelle. Il ne cède pas la place à l’anecdotique et à l’artifice. Il se situe à l’opposé de ce qui caractérise les natures mortes hollandaises faites pour imiter le réel, le sublimer et où l’artiste veut approcher au plus près la qualité la plus superficielle de la matière : la luisance. Chez le peintre italien, l’opacité des objets, le rejet des reflets permettent d’en accentuer les formes individuelles et de jouer sur leur organisation, soit en les isolant, soit en les juxtaposant en groupe. Repositionner un objet dans l’espace entraîne selon le peintre de nouvelles conditions lumineuses, un rapport nouveau avec les surfaces voisines, une relation nouvelle avec l’œil. Un seul élément peut être ajouté ou supprimé à partir d’une configuration de base et avoir des conséquences sur l’ensemble du tableau, sur les relations entre proportions et rapports de couleur. Morandi choisit souvent ses sujets autant pour leur couleur et leur texture que pour leur forme. Le choix de ses couleurs a lieu dans les bruns de cette nature morte et me laisse découvrir ses motivations, ses raisons très différentes de celles de Chardin. (réf. Bibliographie de Morandi, ci-dessus.)

Giorgio Morandi, Nature morte, années 50. (voir p.112.)

Pichet seul (voir p.139.)

Bibliographie de Morandi: Morandi dans l’écart du réel, Éditions Musée d’art moderne de la ville de Paris, 2001. Morandi 1890-1964, Museo d’arte moderna di Bologna (Mambo), Éditions Skira, 2009. Karen Wilkin, Giorgio Morandi, œuvres, écrits, entretiens, Éditions Hazan, Paris, 2007.

Analyse d’une œuvre de Morandi

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du fond & de la figure en peinture

Opaline, céramique ternies par le temps et la poussière, matité, absence d’éclat, la neutralité des teintes compte manifestement beaucoup pour Morandi. Boîtes et bouteilles sont systématiquement débarrassées de leurs étiquettes ou de tout signe de reconnaissance. Le peintre conserve une couche de poussière sur ses objets et pose sur un grand nombre d’entre eux une couche de peinture blanche ou grisâtre, afi n d’éviter les reflets et les aspérités. Ses techniques l’aident à uniformiser les éléments trop différents et à simplifier les silhouettes. Dans cet univers clos, l’air ne circule plus, la transparence est solidifiée, et une tension réside dans les écarts entre les formes naturelles ou fabriquées. Les choix du peintre sont guidés par les contours des objets, d’une ligne, d’une zone d’ombre ou d’une lumière qui contiennent le besoin d’être soulignées, accentuées ou recouvertes. Loin d’être dans un rapport de causalité entre les éléments comme dans la nature morte classique, où les objets résonnent et s’influencent entre eux, le peintre s’interroge sur l’imbrication des éléments et des différents plans du visible, en juxtaposant les objets comme des monuments immobiles. Influencé par Cézanne puis marqué par le cubisme, Morandi travaille ainsi la simplification des formes et limite les couleurs de sa palette autour de gris et de bruns. Ces tonalités dégagent une sensation de matité sans éclat ni reflets. Dans cette économie de moyens, Morandi peint des formes sobres aux contours dépouillés. Un microcosme de l’univers domestique, une géométrie calme aux tonalités de gris et de bruns, dont je me sens plus proche, du point de vue des rapports colorés. (réf. Bibliographie de Morandi, page 39.) Je continue de peindre, les objets d’ikea, en utilisant plus ou moins les mêmes mélanges que dans l’espace domestique. L’éc-lairage, le support, la valeur des objets ont changé, je conserve cependant une dominance de gris et de blanc. La photographie y est pour beaucoup aussi. Le type de photo que je prends, a tendance à aplatir les couleurs et gommer les résonnances entre éléments. Mes teintes sont toujours lavées dans un rapport de projection au support, loin des effets de matières, tactiles. Elles impliquent une certaine mise à distance face à l’objet réel. Je ne suis pas dans une description minutieuse des matières mais davantage dans un recul face à l’usage de l’objet, son statut et ses couleurs. La pensée de Morandi m’aide à entrevoir cette question. La nature morte choisie révèle sa prise de distance par rapport aux éléments qu’il peint. Le traitement pictural uniformise les matières et dissimule leurs fonctions derrière leur contemplation. D’un côté, il relie, il rapproche, il unit les objets

Pile d’assiettes 2 (voir p.141.)

Pile d’assiettes 1 (voir p.140.)

Poelle seule (voir p.138.)

Analyse d’une œuvre de Morandi

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Chapitre II Peintures en magasin. L’objet sculpture, construction par touches.

dans le rassemblement, l’ajustement parfait entre les éléments etdans une dominance de couleur, un même rapport de touche. D’un autre côté, il disperse, dissocie, sépare dans son traitement en série de la nature morte, montrant ainsi l’infi nité de possibles configurations tout aussi proches et équilibrées. L’objet se défait de sa matière première, de son usage, de son volume de ses derniers liens avec le réel. L’espace se transforme alors en surface et l’ensemble de la représentation devient presque indépendant de la réalité dont il s’inspire. Morandi exprime fi nalement moins l’espace domestique et les sentiments liés à un univers familier. Il montre une forme de résistance passive à travers le regroupement d’objets et le traitement homogénéisé des matières. Les objets prennent leur distance vis à vis de l’homme et de son regard, pour exister eux-mêmes dans un monde abstrait de la représentation. Ils ne sont plus des accessoires de vie, avec une fonction précise mais s’affi rment au contraire à travers leur plasticité et leur monumentalité pour ne plus renvoyer à faire, mais à voir et contempler.

Analyse d’une œuvre de Morandi

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du fond & de la figure en peinture

Transition II

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Je mets en avant au début de ce chapitre la construction de l’objet en peinture, un travail par couches et juxtaposition d’aplats. Après un regard sur le quotidien au sein de la maison et au travail, je change de lieu en me rendant chez ikea. La relation aux objets se modifie dans le cadre du magasin. Celui-ci expose des accumulations d’objets dans l’espace domestique ici vendeur, montre des intérieurs saturés et une surabondance de produits. Chaque décor est un espace de projections et d’expositions possibles pour le visiteur qui fait usage des objets qu’il présente. La façon dont ces espaces sont «équipés» pose la question de ce qui est nécessaire, ou ne l’est pas. Qu’est ce qui rentre alors, dans «l’équipement» d’une pièce à vivre ? De quoi a-t-on besoin pour remplir un espace de vie ? Pourquoi un si grand écart entre des intérieurs signifiés par une pléthore de produits et ceux d’un autre côté haut de gamme où le vide est synonyme de luxe ? Dans une économie de moyens, comment atténuer ce contraste et penser des dispositifs ou un aménagement changeant la perception de l’espace, vers un essentiel d’éléments ?


Transition II

Le contexte du magasin influence d’autres rapports entre les objets et amène le phénomène de série. La répétition d’éléments identiques provoque de nouvelles imbrications et un nouveau type d’accumulation. Les niveaux de lecture sont multiples en fonction des silhouettes et davantage de l’ordre de la contemplation. Le traitement en peinture a tendance à libérer les objets de leur fonction, et désencombrer les décors en fond. Il rend compte d’un essentiel autour de l’objet qui repose sur un support devenant le seul lien entre l’objet et son contexte. Je conserve un traitement des couleurs similaires au chapitre précédent. Elles ont toujours une dominante de gris et de blanc. Je m’intéresse alors à l’œuvre du peintre Morandi pour son traitement des couleurs et ses réunions restreintes d’objets. L’analyse d’une de ses natures mortes m’aide à identifier plusieurs points. D’une part, ses petits regroupements du quotidien au milieu du tableau apparaissent comme de grands monuments immobiles, inertes et offrent une nouvelle lecture de l’objet. D’autre part, son œuvre exprime une simplification des formes apparentes, des couleurs. Sa peinture gomme les différences de matière et d’usage à la fois entre les objets. Les couleurs sont davantage dans un rapport de projection et nous amènent dans un monde plus abstrait de la représentation. Cette mise à distance des objets face au réel, à leur fonction prédéfi nie amène un nouveau point de vue à la surface de la toile. Elle permet un autre regard en peinture sur les objets du quotidien, libéré des contraintes et des aprioris.

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Chapitre III

Le Motif Relation de l’Objet au Support et au Fond, Perturbations à la Surface de la Toile.

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du fond & de la figure en peinture

Certaines des natures mortes ikea retiennent davantage mon attention au niveau de la composition et de l’imbrication des volumes entre eux. L’accumulation d’objets en série, d’éléments identiques apparaît alors comme le dessin d’un motif. Il simplifie les formes et l’ensemble de la composition. La réunion d’objets se déchiffre autrement posée sur un support qui prend toute son importance. Le travail du motif se poursuit dans l’espace domestique où je compose de nouvelles peintures. Dans un intérieur de maison, j’organise de nouvelles mises en scène en tenant compte de la relation objet-support. Je retiens quelques unes de mes productions en peinture que j’analyse dans un premier temps. Puis dans la suite de l’étude sur le motif, je regarde de plus près une œuvre de Matisse, Intérieur au rideau égyptien de 1948. L’analyse de la composition, des rapports de lignes de force et de couleurs met en évidence un nouveau traitement de l’espace de représentation. Elle m’aide à identifier plusieurs aspects qui nourrissent la perception de l’objet en peinture. Dans un dernier point, j’analyse une nouvelle série de natures mortes, qui ne sont plus des regroupements d’objets seuls mais l’objet peint à l’intérieur de son contexte d’utilisation, en incluant ce qui l’entoure. Le fond prend une autre signification, il n’est plus épuré, désencombré comme auparavant. J’intègre alors dans ma perception de l’objet sa relation au support et au fond à la fois.

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Chapitre III

Le Motif Relation de l’Objet au Support et au Fond, Perturbations à la Surface de la Toile.

Importance du support. Poursuite de la relation objet-support-fond.

Motif domestique. Analyse d’une œuvre de Matisse.

Recherches

Analyse de peinture

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Importance du support

Importance du support

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Après avoir ressenti chez Chardin les résonnances des couleurs et l’influence des objets entre eux, je découvre chez Morandi le seul lien qui persiste entre l’objet et son contexte, le support. Légèrement esquissé, il est présent et soutient les objets. Il est le plan sur lequel se poser, leur point d’ancrage dans n’importe quel paysage. En regardant plus attentivement les tableaux d’objets inanimés, je remarque qu’il est caractéristique du genre de la Nature Morte. Table, meuble, plateau, tablette, étagère… La présence du support apparaît toujours discrètement dans la représentation. Surface qui supporte une tablée d’objets domestiques, elle se regarde en second plan, après plusieurs coups d’œil ou plusieurs minutes lorsque le regard entre au fur et à mesure dans la composition. Elle apparaît mais ne se dévoile pas entièrement du premier coup. Elle ne montre qu’une épaisseur, une tranche, un bord, un angle parfois ou un morceau de nappe. Solide, horizontale, elle porte la composition d’objets. Le support est une base stable qui participe pleinement à la construction du tableau. Il délimite un territoire, un espace dans lequel ces objets s’expriment à un moment donné et de façon particulière, comme s’ils se rencontraient et s’organisaient ensemble pour la première fois. Timides avant que la réunion n’ait lieu, ils osent s’affronter seulement après l’intervention du peintre qui leur conseille les meilleurs agencements possibles. Ils entrent alors prudemment en scène, accompagnés, afi n de jouer leur rôle dans cette nouvelle situation et ce décor qui leur sont proposés. Dans certaines natures mortes, je remarque davantage ce lien entre support et objet. Je prends conscience qu’en fonction du lieu, du type de support la relation est modifiée et la perception de l’objet change. J’explore à l’échelle du tableau les influences du support sur l’objet. Les compositions d’ikea que je retiens en particulier, se construisent autour d’une accumulation de vaisselle. Par exemple, une réunion de cinq pichets ordonnés au creux d’un emballage type carton recyclé, un regroupement condensé vu du dessus qui dévoile sa monumentalité. En y regardant de plus près, il offre une multitude de valeurs de blanc. Il se construit à partir de tâches blanches, grises, violettes, ocres juxtaposées les unes aux autres. L’objet blanc est regardé dans son ensemble puis analysé en surface où les nuances varient en fonction de l’éclairage et des éléments ambiants. Le carton est presque totalement recouvert par cette série de pichets et apparait seulement comme une sorte de cadre autour des objets regroupés. Le plan horizontal du carton semble se redresser vers le spectateur et donner une sensation de mouvement différente des orientations prises par les becs des pichets.


Chapitre III Le motif. Relation de l’objet au support et au fond, Perturbations à la surface de la toile.

Pichets au carton (voir p.143.)

Bols qui s’entassent (voir p.142.)

La profondeur paraît se réduire à la surface du tableau et lier les éléments dans un même motif. Les jaunes, les ocres du carton se mélangent au blanc immaculé de la céramique, créant un va-et-vient entre les éléments, une circulation des couleurs. Elles se reflètent entre les objets et le support dans une construction organisée du contenu. Il y a une perméabilité entre support et objet que je remarque également dans l’empilement des bols blancs. L’angle de vue a changé, un peu plus frontal, esquissant une ligne de perspective qui s’enfuit à gauche du tableau. La profondeur de l’image se dessine légèrement par les aplats de couleur qui changent de valeur. Autrement, l’espace est gommé, aplati par le traitement pictural. Ce travail par la peinture décortique l’anatomie de l’image, la composition des couleurs et des reflets, pour ensuite reformer un tout, un ensemble lisse où les objets fusionnent avec le fond sur lequel ils sont projetés. La peinture les traite en tant que motif, lisse leur texture, leur forme et leur éclat. Par exemple, je traite de la même façon à l’acrylique, la surface du carton molle, terne et la texture brillante des pichets blancs. De la même manière, l’étagère en médium peint semble se rapprocher de la matière céramique des bols. À dominance violette, l’image prend le bol comme élément répété sur trois plans et le signifie par de brefs coups de pinceau. Une légère ligne de blanc se dessine en bordure, délimite un volume et fait circuler sa luminosité partout dans l’image. La décomposition par aplats de couleur du support et des objets, la répétition d’un même élément, son empilement, perturbe la vision du réel et vient enrichir la perception de l’espace. Dans son accumulation, le bol crée une sorte de motif et «augmente» la mise en scène. Il donne le sentiment de se répéter en dehors du champ visible, agrandissant ainsi la dynamique de la représentation.

De retour à la maison, j’ai l’intention cette fois de construire Motif domestique une nouvelle discussion entre objets et support -surface, une nouvelle confrontation. J’ai le sentiment d’effectuer un réel travail d’observation dans cet espace, comme je l’ai entrepris depuis le début, à la différence que j’agence ici les choses avec de nouveaux prétextes. Je regarde plusieurs endroits de la maison à différents moments de la journée. Je m’attarde sur une composition d’objets que je viens de rassembler, fais abstraction du reste de la pièce puis zoome, «dézoome» et m’attarde encore. La permanence du regard sur certains détails, sur les contrastes entre un objet et l’arrière plan, m’aide à faire des choix. J’effectue plusieurs essais jusqu’à ce que l’un me paraisse plus pertinent qu’un Motif domestique

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autre. J’utilise des fonds différents, place de nouveaux objets à portée de main, les regroupe, les sépare, les positionne selon une ligne imaginaire tracée. Mon regard se pose et s’attache à ces nouvelles formes d’interactions. L’exercice se répète sur plusieurs jours. Une phrase écrite par Maurice Merleau-Ponty décrit pertinemment la façon de percevoir son environnement. «Qu’est-ce que fi xer ? Du côté de l’objet, c’est séparer la région fi xée du reste du champ, c’est interrompre la vie totale du spectacle, qui assignait à chaque surface visible une coloration déterminée, compte tenu de l’éclairage ; du côté du sujet, c’est substituer à la vision globale, dans laquelle notre regard se prête à tout le spectacle et se laisse envahir par lui, une observation, c’est-à-dire une vision locale qu’il gouverne à sa guise.» * Un temps d’observation est attribué à chaque élément du visible, l’objet seul, puis posé sur un support. Il prend cette fois autant d’importance que le fond. Les peintures que je conserve expriment le mieux cette volonté de considérer attentivement chaque élément qui entre en jeu dans la représentation. Après la décomposition des objets en aplats de couleur, ici je remarque la décomposition des éléments constitutifs de chaque plan et prends en compte l’objet en fonction du support, du fond – c’est-à-dire des différents plans qui se juxtaposent. Le fond et l’objet sur leur plan respectif semblent faire partie d’un même ensemble, ramené à la surface du tableau, dans des situations que j’improvise. Par exemple, le tableau avec l’étui blanc de la montre sur fond de motif «feuillage aux écureuils». La vue du dessus aplatit l’image et sa profondeur est signifiée seulement par quelques feuilles assombries ou par l’ombre dessinée de l’empreinte de montre. La boîte blanche est alors réduite à une figure plane, un rectangle blanc. Elle flotte à la surface de la table sur laquelle elle repose, emportée par les feuilles du motif dans la même horizontalité. Autre petit tableau : celui où les objets (i-phone, mètre ruban, bougie, câble VGA, adaptateur) soigneusement posés sur une table basse, nagent parmi le feuillage du motif qui la recouvre. Très coloré (jaunes, oranges, ocres et verts) et légèrement nuancé, le motif modifie la perception de l’espace donné. Les objets flottent au dessus du plan de la table, de quelques millimètres dans un espace harmonisé et feuillu, qui semble se prolonger en dehors de la toile, dans l’infi nie répétition du motif. De plus, les fi ls paraissent s’enrouler autour des branchages, pointant différentes directions au-delà du champ visible. La perception de l’espace représenté change, comparée à celle des premières natures mortes qui mettaient seulement l’accent sur le regroupement d’objets, indépendamment de leur

Empreinte de montre (voir p.145.)

* Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p.272. Iphone, câble VGA et bougie (voir p.144.)

Motif domestique

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Chapitre III Le motif. Relation de l’objet au support et au fond, Perturbations à la surface de la toile. contexte. Ici, la décomposition par plans de l’image et la prise en compte des multiples éléments qui la constituent, questionnent sur la place de l’objet dans son environnement. Dans ce cas précis (d’objets posés sur une étagère), plusieurs choses m’importent : l’angle de vue sur la mise en scène, la juxtaposition des différents plans, la profondeur également à travers l’emploi du motif et l’organisation minimale des objets. J’imagine alors ce que cela signifierait au cours d’un projet de design. La portée que prendraient les mots «place de l’objet dans son environnement» ou bien «importance du contexte dans la réalisation de l’objet». Le dessin de l’objet serait pensé en fonction de l’espace qui lui est destiné. Il tiendrait compte des différents aspects qui décrivent cet environnement (support, éclairage, volume occupé, arrière-plan, éléments déjà présents) pour voir l’objet fi nal en complète interaction avec l’espace qui lui a été réservé. Je cherche dans une œuvre de Matisse les explications qui Analyse d’une œuvre m’aideront à comprendre davantage l’utilisation du motif en de Matisse peinture, ses répercussions sur la construction du tableau et la perception de l’espace représenté. Intérieur au rideau égyptien est une nature morte réalisée par Matisse en 1948, vers la fi n de sa vie, elle illustre l’aboutissement de ses recherches picturales. Derrière une composition classique, je tente d’identifier les éléments marquants du tableau qui font sa particularité et son originalité. Le tableau suit des règles de construction héritées de la peinture académique. Le peintre reprend, en effet, les principes de Henri Matisse, au rideau bases des compositions de tableaux pour mieux les réinvestir Intérieur égyptien, 1948. et les dépasser. Il utilise, à première vue, un format de tableau (voir p.113.) élaboré sur le principe du nombre d’or, recréant les propor- Le schéma ci-dessous tions idéales d’une œuvre. Un rectangle d’or est ainsi obtenu : présente les différents afi n d’obtenir après avoir dessiné un premier carré, puis tracé un cercle de tracés un «rectangle doré». centre le milieu d’un des côtés et passant par un des coins opposés, je prolonge une des longueurs du carré jusqu’à croiser le cercle. L’intersection marque le côté du nouveau rectangle. Ces repères permettent de tracer un rectangle dont les dimensions sont proportionnelles au nombre d’or. C’est une façon de partager, de composer le tableau en deux moitiés inégales et de trouver ainsi le bon équilibre. Dans Intérieur au rideau égyptien, Matisse présente ce rectangle verticalement. Dans un format généralement dédié au portrait, il compose ici un paysage de couleurs qui renouvelle le genre de la nature morte. Le motif ne se réduit pas seulement à une réunion d’objets mais envahit l’intérieur de la pièce entièrement. Le peintre confère à sa nature morte une dimension particulière comme déjà signifié Analyse d’une œuvre de Matisse

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dans son titre, qui ne nomme pas simplement les objets mais l’espace qu’ils occupent. Matisse reprend également un thème universel en peinture, celui de la fenêtre. Elle délimite un cadre (aussi proportionnel au nombre d’or) et ouvre sur un autre espace au cœur même du tableau. Une mise en abîme amène le regard dans une autre dimension, au-delà de la toile et prend une plus grande ampleur qu’une nature morte classique. S’appropriant les règles de la peinture académique, Matisse s’éloigne cependant du format traditionnel de la nature morte et agrandit l’espace de représentation. Suivant une autre règle de composition, le peintre dessine trois plans successifs (le rideau, la table et la fenêtre), prenant soin de placer l’objet du tableau au second plan (la corbeille de fruits). Mais la corbeille n’est pas vraiment le sujet, c’est l’intérieur entier qui est sujet de l’œuvre. Matisse porte autant d’attention à chacun des plans, soit en remplissant d’aplats de couleur pour le rideau, soit en délimitant clairement le contour comme pour la fenêtre. Le regard du spectateur glisse d’un plan à l’autre, suit le sens de lecture (occidental) de gauche à droite ou de haut en bas, sans jamais être interrompu, pouvant partir de n’importe quel point d’accroche. Par exemple, mon regard se pose sur la corbeille de fruits sur la table, longe l’horizontalité du plan vers la droite jusque dans le rideau égyptien, puis remonte dans les arabesques du motif, épouse les lignes courbes jusqu’en haut, se poursuit dans les branches du palmier qui s’offre à lui, se laisse doucement tomber le long de celles qui descendent et le laissent regagner le rose lumineux du plan initial de la table. La lumière circule dans l’ensemble du tableau, dans les blancs, les roses, les oranges, les jaunes. Elle éclaire les couleurs chaudes au premier plan et celles plus froides de l’arrière plan. C’est de cette immense fenêtre que la lumière émane et infi ltre l’intérieur. Elle provient plus directement du coin gauche supérieur de l’encadrement, suivant la logique de lecture occidentale. Elle dessine parfaitement l’ombre portée de la corbeille à l’exact opposé d’une diagonale partant du coin supérieur gauche s’arrêtant sur le côté droit en bas, à l’intersection du bord de la table avec le rideau. L’espace de Matisse regroupe certaines règles de composition classique dans un espace construit par la couleur, la lumière et une dynamique, suivant plusieurs contrastes. La fenêtre reste l’immense source lumineuse du tableau et produit de forts contrastes. Elle distribue les rayons de lumière et envahit chaque plan de la composition. La panière de fruits éclatante se reflète dans le rose pâle de la table. L’ombre de la Analyse d’une œuvre de Matisse

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Chapitre III Le motif. Relation de l’objet au support et au fond, Perturbations à la surface de la toile. panière, d’un noir plus obscur que le reste de la scène, est parfaitement dessinée, aiguisée. Elle reprend les arrondis de l’objet et s’arrête brusquement au bord, sur l’arrête de la table. Orange sur la tranche à contre jour, elle semble avoir rougi et s’être éclaircie à la surface du plan horizontal baignant dans la lumière du jour. Cette lumière envahit chaque interstice de la fenêtre, contrastant ainsi avec son cadre noir. Elle engloutit jusqu’au pan de rideau face à nous dans lequel elle circule de toute part, de haut en bas faisant partie intégrante du motif. Ce tableau aurait pu inspirer la réflexion de Rogier Van Der Heide, chef designer chez Philips éclairage, lors d’une conférence donnée pour TED à Amsterdam en 2010 «Why light needs darkness ? (Pourquoi la lumière a-t-elle besoin de l’obscurité ?)». Un bon éclairage se reconnait grâce aux zones de pénombre qui lui sont accordées. Il explique à travers différentes architectures, les bienfaits que ce phénomène induit sur notre organisme, par exemple dans les lieux de travail, bureaux, où la concentration sur une longue durée est possible si l’éclairage n’est pas extrêmement lumineux en permanence. La lumière, pour exister et être appréciée, a besoin de l’obscurité. Elle circule dans le tableau, aussi éclatante et lumineuse à nos yeux parce que des zones d’ombre, d’obscurité ont été savamment juxtaposées. Elle éclaire et resplendit à l’intérieur du tableau car Matisse a su glisser suffisamment de noir tout autour de la fenêtre, sur le mur à contre jour, le tissu du rideau et surtout le faire circuler à l’extérieur dans le feuillage du palmier. Ces épines de noir contrastent avec la lumière du soleil et le jaune des branches. Leur rencontre est électrique et rythme le mouvement naissant des branches agitées. Matisse fait naître des tensions aux intersections de ces lignes, entre la profondeur et la surface, dans les circulations d’un plan à l’autre. Une tension naît par exemple de la coexistence entre une zone de trouée comme la fenêtre, et une zone d’avancée comme le rideau. La montée aérienne du rideau contraste avec l’horizontalité basse de la table qui se prolonge dans un mouvement latéral sur le motif du tissu. Le regard, aussi, subit des points de polarité. La frontalité du rideau, par exemple, tronquée sur toute sa longueur semble faire obstacle, retenir le regard. Elle le fait glisser en dehors de la toile sur la droite, dans le prolongement des plis du motif d’arabesques, alors que la perspective de la table ainsi que la forme arrondie des feuilles du rideau pointent vers la fenêtre. Elles amènent ainsi le regard au centre du tableau au cœur des branchages du palmier, au-delà du plan de la fenêtre et, derrière encore. Un autre point intéressant apparaît au niveau de la table en perspective, coincée entre deux plans d’une frontalité écrasante. Analyse d’une œuvre de Matisse

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Elle paraît en lévitation devant le mur noir du fond. Les fruits de la corbeille donnent aussi la sensation d’être en apesanteur, prêts à se soulever très légèrement. Une légèreté qui contraste avec le rideau structuré formellement et rempli d’aplats de couleurs, semblant retenir la table derrière ses plis. Le traitement pictural du meuble plus hésitant se distingue par les coups de pinceaux esquissés, qui révèlent en partie la toile vierge du fond et les premières lignes de dessin au crayon. À la place de l’ombre portée un vide se dessine découvrant un bout de mur dans un trou noir. Il conforte l’idée que la corbeille flotte plus qu’elle ne se stabilise et se pose, grâce à son ombre. Le spectateur est partagé entre voir des vides pleins de couleur ou une zone pleine évidée. Son regard pénètre les objets, suit les mouvements entre chaque élément et s’étend en dehors du tableau. Matisse explore des procédés qui le font rebondir d’un point à un autre, l’absorbent, l’arrêtent, le font glisser latéralement, puis verticalement. Une dynamique ininterrompue, à l’opposé de toute attitude de contemplation, contrairement à Morandi. Les formes pleines et arrondies du rideau contrastent en apparence avec les hachures de la fenêtre. Cependant, des liaisons sont clairement visibles entre les plans. Même si chaque élément est différent, le mouvement du motif dans le rideau se poursuit dans les branches du palmier. Les jaunes vifs de l’arbre sont ramenés à la surface dans les plis du tissu. La circulation du noir participe également à relier ces éléments, il est présent dans tout l’intérieur jusque dans le dessin du palmier à l’extérieur. Sur le rideau, le noir pourrait appartenir au mur en arrière plan, et vice-versa. Le cadre de la même couleur autour de la fenêtre concentre ainsi la lumière du tableau, dans un effet d’éblouissement si elle est regardée avec insistance. L’œil est attiré à l’intérieur de la spirale des branchages. Ses accords colorés et le traitement en hachures projettent le palmier vers l’avant et provoque un mouvement du «fond» vers le «devant» : du lointain vers le proche. Matisse exprime le pouvoir de la lumière au moyen de la couleur. Il obtient une sensation d’ensoleillement, de profondeur et d’expansion de l’espace à travers ce paysage projeté vers l’avant, par le simple emploi de la couleur. (réf. Bibliographie de Matisse, ci-dessus.) Le blanc communique également à l’ensemble du tableau son intensité et ses contrastes avec les autres couleurs. D’une part, il y a cette fi ne ligne blanche qui, bordant le cadre noir de la fenêtre, le cerne par sa luminosité. D’autre part, les lignes blanches autour du motif «égyptien», au côté des aplats denoir, donnent l’impression d’être une sorte de négatif photographique où les valeurs lumineuses des objets sont inversées (même effet pour la corbeille de fruits blanche sur fond noir).

Bibliographie de Matisse: Rémi Labrusse, Matisse : la condition de l’image, Éditions Gallimard, Paris, 1999, p.200 -260. Dominique Levy-Eisenberg, Lire Matisse, la pensée des moyens, Éditions l’Harmattan, Paris, 2005, p.58 -126. Laurence Millet, L’ABCdaire de Matisse, Éditions Flammarion, Paris, 2002. Henri Matisse : Vence, l’espace d’un atelier, Éditions Réunion des musées nationaux, Paris, 2007. Gilles Néret, Matisse, Éditions Taschen, Paris, 2001. Dominique Fourcade, Henri Matisse, Écrits et Propos sur l’art, Éditions Hermann, Paris, 1972.

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Chapitre III Le motif. Relation de l’objet au support et au fond, Perturbations à la surface de la toile. Dans ce rideau, l’union des complémentaires (rouge-vert) crée également un foyer coloré d’une chaleur tout aussi intense que celle de la fenêtre et rejoint les jeux d’opposition entre couleurs (complémentaires, noir et blanc, arabesques et lignes droites, touche brève et aplats remplis). Matisse décrit sa pratique de la couleur dans ses écrits et interviews rassemblés par Dominique Fourcade dans son livre Henri Matisse, Écrits et Propos sur l’art : «Sans doute, il existe mille façons de travailler la couleur, mais quand on la compose, comme le musicien avec ses harmonies, il s’agit simplement de faire valoir les différences.»1 Dans Intérieur au rideau égyptien, les couleurs sont simples, si intenses qu’elles semblent quasiment pures. Elles n’ont pas l’air d’avoir été beaucoup transformées, ce qui importe au peintre ce sont les contrastes, les harmonies possibles dans leur juxtaposition. La couleur est motif dans l’œuvre de Matisse. Je remarque deux types d’objets dans l’espace du tableau. Il y a les objets «neutres», tels que la table, la corbeille de fruits, le mur, et les objets «motifs», comme le rideau, la plante. L’objet-motif structure et confère un rôle architectural à la verticalité du rideau, par exemple. Il est profondeur entre l’avant et l’arrière dans les hachures du palmier. Il donne le mouvement et participe à la dynamique de l’œuvre. Dans l’espace matissien, le motif est discontinu, homogène : hachures, aplats, vides, pleins mais surtout couleurs. Je repense à une citation de Maurice Denis devant un tableau de Matisse : «Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.» La couleur caractérise l’œuvre de Matisse et construit la représentation dans tous ses effets. Le peintre exprime son impression, toujours dans le même livre : «Je sens par la couleur, c’est donc par elle que ma toile sera toujours organisée.»2 La couleur éblouit, absorbe, s’évapore, réchauffe, repousse, retient et puis surprend dans ses oppositions. Ce qui importe dans l’œuvre du peintre ce sont les rapports qui se créent entre les éléments. La peinture de Matisse est basée sur ces rapports internes défi nis entre les oppositions de lignes de force et de couleurs. Il explique ainsi, plus loin dans le même texte : «On a trop souvent tendance à oublier que les anciens ne travaillaient que par les rapports. La question capitale est là. Que les rapports soient expressifs et toute la surface se trouve modulée, animée, la lumière exaltée, la couleur amenée à son plus haut degré de pureté et d’éclat.» 3 Le peintre établit un système de relations entre les trois plans de l’espace représenté et les éléments dans leur juxtaposition. Différentes techniques sont employées : une composition très structurée issue des règles de peinture académique,

1.Dominique Fourcade, Henri Matisse, Écrits et Propos sur l’art, Éditions Hermann, Paris, 1972, p.200.

2.ibid, p.195 . 3.ibid, p.195 .

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des éléments mis en tension dans leur rapport à la couleur et à la forme. Certains objets sont simplement esquissés à côté d’autres plus dessinés par exemple. Des éléments dissimulés, tronqués en opposition à ceux montrés de front, entiers. (réf. Bibliographie de Matisse, page 54.) Le résultat de ces opérations ouvre le champ de vision du spectateur et l’espace de représentation. L’expansion du regard s’effectue ainsi à travers différents niveaux. L’utilisation d’une fenêtre signifie l’ouverture sur un autre espace. La multiplication d’un élément (dans un motif) donne l’illusion d’un développement infi ni et aléatoire sur une surface. Les points de tensions dans le tableau dirigent le regard au cœur de la représentation, derrière la fenêtre vers une autre dimension. Les rapports dans la peinture questionnent, se contredisent, mettent en doute la perception de l’espace représenté et conduit l’image dans ses limites. La représentation n’est pas close, fermée, elle est plutôt ouverte. Ce qui m’importe dans l’analyse de ce tableau, ce sont les opérations du peintre «qui mettent en relation». Ce sont les mouvements provoqués par les lignes de force et la couleur, le regard qui glisse d’un plan ou d’un objet à l’autre. Finalement, c’est la question de la circulation qui est mise en évidence, et compte le plus dans l’espace matissien.

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Transition III

Transition III

Après l’avoir libéré de son usage dans l’analyse de Morandi, l’objet est perçu encore différemment au long de ce chapitre. Il est inclus dans un ensemble (support-objet-fond). Je prends conscience des éléments qui le composent, des paramètres à prendre en compte et structurent l’espace de représentation. Je joue avec le support qui devient le fond. Il aplatit la profondeur de champ et agrandit l’espace à la fois. L’angle de vue change, ce qui modifie la perception des objets et de l’espace entièrement. L’arrière plan recouvert d’un motif feuillage, les place dans une autre dimension. La vision est aplatie mais s’étend grâce au motif. Je m’interroge sur les perturbations qu’engendre le motif car elles remettent en cause la place de l’objet dans l’espace de représentation. L’analyse du tableau de Matisse me montre la richesse dans l’emploi du motif, sa manière de construire l’espace. La composition académique de sa peinture suivant les lignes de force, structure l’espace par plans. Elle gère la circulation du regard dans le tableau par des correspondances de couleur et un flot de lumière continu. La couleur est motif dans la peinture de Matisse. Dans un rapport totalement opposé à Morandi où la couleur unifie, ici, elle oppose. Le peintre travaille l’espace de représentation pour ses contrastes, ses différences, ses oppositions dans la juxtaposition des aplats colorés. Il amène le regard en dehors de la toile à travers le motif, sur les côtés, mais également au cœur du tableau, au-delà de la fenêtre. Sa peinture ouvre sur une autre dimension où la perception de l’espace et des objets qui s’y trouvent, a changé. La relation entre l’objet, le support et le fond a évolué, devient plus étroite. Ils semblent s’influencer entre eux, être davantage liés, presque indissociables.

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du fond & de la figure en peinture

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Chapitre III Le motif. Relation de l’objet au support et au fond, Perturbations à la surface de la toile. L’importance du fond et du support, le contexte de l’objet, est devenu un paramètre fondamental des prochaines peintures que j’entreprends. Après avoir traité le support en tant que motif infi ni, j’imagine qu’il fusionne avec l’objet qui s’en imprègne jusqu’à disparaître au travers, laissant une trace, une empreinte seulement. Je peins une scène d’objets qui viennent de servir. Sur une table de restaurant, des tasses, une presse à café, quelques verres, une serviette et des couverts. Tout juste utilisés, leur disposition évoque un moment familier, rappelle des émotions ou un épisode agréable de la journée. Un bout de table supporte la composition, l’éclairage homogène inonde la mise en scène et célèbre le moment. Il dévoile chaque silhouette d’objets, ses formes, sa transparence et ses couleurs, en fonction de l’intensité. Il laisse entrevoir la multitude de tons et de nuances présents à la surface des objets, sous l’influence du milieu. La transparence de ce verre devient du «gris», des nuances de gris, du très clair au gris coloré par des ocres, des roses et des violets, car il absorbe un peu des teintes des éléments qui lui sont proches. Ce rapport aux couleurs est évidemment très subjectif. Je décris en fonction de mes perceptions. Je ne dessine plus, les couleurs se chargent de révéler les volumes. J’y vois ce qui me plaît et la peinture est un bon moyen d’exprimer une vision très personnelle des choses. Je fabrique directement mon «impression» en mélangeant les couleurs. Maurice Merleau-Ponty décrit dans son ouvrage Phénoménologie de la perception, le regard porté sur le réel qui nous apparait grâce aux variations de points colorés qui le constituent et se meuvent sous les changements de lumière. «La vision, dit-on, ne peut nous donner que des couleurs ou des lumières, et avec elles des formes, qui sont les contours des couleurs, et des mouvements, qui sont les changements de position des tâches de couleur.» * L’éclairage du moment est si doux qu’il fait vaciller les couleurs de la vaisselle, du tissu et des verres. Il floute leur contour et ne permet plus de discerner clairement les nuances de marrons dans le bois de la table ou bien le détachement du verre transparent devant. Je ressens alors plus de liberté dans la répartition des touches de peinture. Les touches colorées se juxtaposent plus librement comme pour délimiter le contour des objets. Ils se mélangent davantage au support et l’inexactitude, ou le tremblement des contours, confère vibrations et mouvements à la représentation.

Empreinte d’Iphone 1 (voir p.146.)

Empreinte d’Iphone 2 (voir p.147.)

* Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p.275. Empreinte d’Iphone 3 (voir p.148.)

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J’ai l’impression que l’intensité de l’éclairage inonde tout de lumière. Elle homogénéise la scène, l’envahit d’une peinture très lumineuse et crée de nouveaux effets à la surface des objets. Ces derniers se mélangent à la lumière et au support. Seulement l’objet téléphone n’est pas éclairé. Pour cette série de peintures sur table, j’omets de peindre le téléphone portable posé sur la table et laisse le fond de la toile (carton gris) dessiner l’objet. Il devient une petite zone sans lumière qui joue à la surface, un vide dans l’image. Comme s’il s’était enfoncé dans la table jusqu’à passer au travers et laisser une ouverture visible. L’objet s’est dissout dans le support. Je renouvelle cet effet dans un autre restaurant. Une accumulation de vaisselle sur le point d’être débarrassée est esquissée. L’objet principal de la représentation est peint une première fois, puis disparaît dans un second tableau. Les éléments se dissolvent, de la même manière que pour le téléphone, à la surface de la table-support (qui sert de fond également). Il y a un plat en céramique blanche rectangulaire contenant couverts, verre et serviette. La zone qu’ils occupent est vide, sans matière-peinture, à l’exception de celle du carton blanc, toile de la composition, qui apparaît et dessine en négatif la forme de l’objet. Un blanc compact et restreint par les autres couleurs qui l’entourent et dessinent ses contours. Il prend «forme» grâce au contexte : la table sur laquelle tout repose. Ce n’est pas n’importe quel blanc mais le blanc du carton sur lequel je peins. Brut et silencieux à la fois, il représente une forme géométrique quelconque. Si je n’avais pas la forme «pleine» en comparaison, je pourrais imaginer une multitude d’objets contenus dans ce blanc. Le rapport de la forme simplifiée sur fond uni fait allusion aux Quadrangles de Malévitch, par exemple Carré noir sur fond blanc exposé en 1915, à Petrograd (actuelle ville de SaintPétersbourg). Ce fut un bouleversement dans la peinture du début du siècle, puisqu’il s’agit d’une des premières œuvres nonfiguratives. Exposée comme une icône, elle fut montrée en hauteur dans le coin d’une salle qui regroupait plusieurs œuvres suprématistes. Plus haut que les autres et légèrement incliné en direction des visiteurs, elle surplombait la salle et le reste des œuvres. Elle annule à la fois l’angle de la pièce en ramenant en surface l’image très minimale du carré. (réf. Bibliographie de Malévitch, ci-dessus à droite.) Carré noir sur fond blanc ouvre, dans une économie de moyens, sur une nouvelle dimension de l’espace pictural. Il amène la réduction des formes à un essentiel de représentation, une forme d’essentiel jusqu’à faire disparaître toutes allusions figuratives au temps et à l’espace. Le carré libère du réalisme académique de la nature. Influencé par les œuvres cubistes, Malévitch s’est Poursuite de la relation objet-support-fond

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Chapitre III Le motif. Relation de l’objet au support et au fond, Perturbations à la surface de la toile.

Bibliographie de Malévitch: Malevitch , un choix dans les collections du Stedelijk museum d’Amsterdam, Édition Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, 2003. La lumière et la couleur, 4e tome des écrits de Kasimir Malévitch, Éditions L’âge d’homme, Lausanne, 1993, p.61-101. Gilles Néret, Malévitch et le suprématisme, Éditions Taschen, Paris, 2003. Andréi Nakov, Malévitch aux avant-gardes de l’Art Moderne, Éditions Gallimard, Paris, 2003. Jeannot Simmen, K.Malévitch, sa vie et son œuvre, Éditions Köenemann Kolja Kohlhoff, Cologne, 1999. Au restaurant 1 et 2 (voir p.151.)

* Malevitch, un choix dans les collections du Stedelijk museum d’Amsterdam, op.cit., p.16.

d’abord intéressé à l’Impressionnisme (représentation de la nature à travers ses impressions colorées) et à Cézanne qui écrit à propos de la décomposition de l’image (simplification des formes) : «Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective. (...) La nature, pour nous, hommes, est plus en profondeur qu’en surface.» * Malévitch se nourrit de la pensée cézanienne sur la profondeur de l’image et la façon de percevoir les volumes ainsi que des représentations cubistes de son époque sur la fragmentation des objets et la multiplication des points de vue au sein même de l’image. Le peintre au fur à mesure parsème de fragments d’objets reconnaissables ses tableaux jusqu’à leur disparition progressive et l’effacement total de l’objet au moyen du pictural. Il ne représente plus que son essence, son rythme, son battement interne incarné par le sans-objet et exprimé à travers l’œuvre suprématiste. Ce qui me perturbe le plus dans ce travail de représentation, c’est l’ouverture sur un nouvel espace en peinture. La forme abstraite centrale de l’œuvre semble en suspension dans l’espace du tableau. Il n’y a ni haut, ni bas. Elle flotte grâce à un équilibre des forces tout autour. Le blanc est lumineux. Il sert de fond uni, d’encadrement au carré et supprime la spatialité, le sentiment de perspective. Comme si la lumière autour dessinait la forme, et légitimait la place de l’objet dans l’espace. Son œuvre minimale révèle l’importance de la lumière depuis son travail de mise en scène, lors de la réalisation des décors pour l’opéra, La Victoire sur le soleil, en décembre 1913. Elle partitionne l’espace et révèle sa profondeur. Le peintre prend à ce moment l’habitude d’employer le noir et blanc. Le rideau du second acte, où figure un carré divisé diagonalement en noir et blanc, est là où Malévitch lui-même situait la naissance du sans-objet. Son intention était de donner au décor de scène un aspect tridimensionnel en jouant sur les angles de vue et la juxtaposition des plans (les différents rideaux) dans l’espace. L’ambiguïté des relations spatiales entre les éléments se situe dans la perception de l’ensemble. Vu de face, l’arrière plan est aplati, cependant la lumière et le contraste des couleurs donnent la sensation de profondeur. Malévitch opère un glissement de la toile-tableau à la représentation de ise en scène (à une très grande échelle). Il lui permet d’apercevoir à travers le décor d’opéra, le rythme et la vie se jouant dans une succession de figures. Il pénètre les profondeurs de l’espace dans ses jeux de lumière et ses différents points de vue sur la scène. (réf. Bibliographie de Malévitch, ci-dessus.) Ce rapport à la mise en scène dans l’œuvre de Malévitch m’intrigue. Il ouvre un passage depuis l’œuvre bidimensionnelle à la représentation en trois dimensions. Ce travail de

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* Malevitch, un choix dans les collections du Stedelijk museum d’Amsterdam, op.cit., p.18.

division de l’espace et de simplification des formes est perçu comme une percée à travers le tableau. Un vide se crée sur la toile-tableau et symbolise une forme dissoute dans la tablesupport. Une tentative pour basculer de l’autre côté de la représentation. J’appréhende un passage en trois dimensions et interroge à la surface du tableau, la résistance de la toile. Malévitch explique brillamment son rapport avec elle : «En effet, qu’est ce que la toile ? Qu’est ce qui y est représenté ? En examinant la toile, nous voyons avant tout, en elle, une fenêtre à travers laquelle nous découvrons la vie . La toile suprématiste représente l’espace blanc et non pas l’espace bleu. La raison en est claire : le bleu ne donne aucune représentation réelle de l’infini. Les rayons de la vue frappent, dirait-on, sur une coupole et ne peuvent pénétrer dans l’infini. L’infini suprématiste blanc permet aux rayons de la vue d’avancer sans rencontrer de limite.» * À l’intérieur de la toile, une fenêtre, elle délimite une zone et ouvre à la fois sur un autre espace. Dans un coin de ma chambre, je remarque un gobelet en plastique posé sur une étagère. Il est recouvert de bandelettes réfléchissantes qui depuis un certain angle de vue laissent l’objet se fondre dans son environnement puisqu’il réfléchit les couleurs ambiantes. Seulement d’un certain point de vue, il se distingue et se démarque soudainement du reste. Il apparaît d’une couleur éclatante presque aveuglante comparée aux autres objets, soudainement ternes autour. Il délimite alors une petite zone blanche singulière, plane, une petite porte sur un autre espace. La suite de mes productions en peinture continue d’interroger la relation objet-support-fond et offre une nouvelle perception de l’espace de représentation. L’enjeu sera d’aborder un passage possible de la surface bidimensionnelle de la toile au volume et une appréhension de l’objet en trois dimensions.

Photographies domestiques En fonction du point de vue, le papier réfl échissant autour du gobelet efface la présence de l’objet dans son environnement.

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Chapitre IV

Le Blanc Disparition, Passage Ă travers la Toile

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du fond & de la figure en peinture

Les prochaines peintures interrogent la résistance du support sur lequel les objets reposent depuis le début et qui a été évoquée lors du chapitre précédent. Je reste dans l’espace domestique et déplace les mises en scène à différents endroits qui me permettent de modifier le support de la composition. Après plusieurs situations, la nature morte prend place à l’extérieur de la maison, dans la neige. Les objets s’enfoncent dans le blanc. Phénomène de disparition que j’identifie à la surface de la toile et qui apparait dans l’analyse de cette nouvelle série de peintures. Je découvre par la suite la richesse de l’œuvre du peintre espagnol Miquel Barcelo. En étudiant l’une de ses natures mortes, je trouve les explications et les raisons de mon intérêt pour sa peinture. Elles m’aideront à comprendre et poursuivre mes recherches. En effet, entre 1987 et 1989, Barcelo peint un certain nombre de tableaux qu’il recouvre d’une épaisse couche de blanc. Une matière organique qui engloutit, ou bien dans laquelle les objets s’enfoncent. Elle contient divers éléments et une multitude de blancs, sidéraux, crayeux, infi nis. J’ai l’impression que cette couleur revient régulièrement dans mon travail en peinture, autant que dans mes projets de design. Dans une dernière partie, je choisis d’étudier ces blancs. Ceux que j’ai rencontrés dans l’œuvre de différents artistes, ceux qui révèlent ou effacent, le blanc comme une méthode dans le travail de Robert Ryman, et pour fi nir le blanc vu en tant qu’espace de projection. J’entrevois à ce moment précis ce qu’il peut signifier dans mon travail.

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Chapitre IV

Le Blanc Disparition, Passage à travers la Toile

Le blanc : - efface et/ou révèle. - une méthode. - un espace de projection.

Modifications du support. Analyse d’une œuvre de Barcelo.

Recherches

Analyse de peinture

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du fond & de la figure en peinture

La table solide des précédentes natures mortes s’est transfor- Modifications du support mée, jusqu’à lentement se ramollir. Dans les premières natures mortes de ce chapitre, elle devient tissu et exploite le moelleux de cette matière. Par exemple, un Macbook pro en veille, dans Macbook Pro veille spectrum son mode spectrum, repose sur un lit, entre les plis des draps. en (voir p.150.) Soudain, l’objet paraît s’enliser dans le moelleux des draps et des oreillers. Comme si les plis aléatoires du tissu se prolongeaient dans les ondulations du spectre coloré à l’écran. La composition entière, l’objet et le contexte se mêlent pour former un même paysage. Un flux d’énergie circule de l’objet au décor, du décor à l’objet. L’écran hypnotisant délimite un cadre noir à l’intérieur du tableau et ouvre une fenêtre à travers l’objet sur l’espace de représentation, un passage au-delà de cette bidimensionnalité. Je déplace certains éléments dans un sac de tissu en coton Au fond du sac 1 épais. Une souris d’ordinateur, un téléphone, des écouteurs (voir p.149.) tombent au fond du sac et s’enlisent dans le froissé du tissu. Ils semblent poursuivre leur chute indéfi niment, en tournant sur eux-mêmes et s’emmêlant davantage dans les fi ls des écouteurs. De la même façon, une clémentine et un tampon Muji sont surpris au fond du sac. Les plis de tissu en tension de chaque côté ne laissent paraître que deux petits éléments qui unissent leur force afi n de passer au travers. Ils commencent à s’enfoncer légèrement vers le fond du sac jusqu’à vouloir disparaître entièrement dans l’ombre rose et ocre qui les enveloppe Au fond du sac 2 (voir p.153.) progressivement. Ces expériences dans les plis du tissu remettent en cause ma perception de l’espace de représentation. J’éprouve le besoin de sortir de la maison. L’éclairage y est beaucoup plus froid, plus intense, et le cadre très différent. C’est le mois de janvier à Brooklyn et tout est recouvert d’une épaisse couche de neige. Le support solide et stable de la table se transforme en un gros nuage blanc qui a tout englouti, sol et tables de jardin, lors de son arrivée en ville. Le paysage est fait de hauteurs variées, de monticules blancs scintillants en cette fi n de matinée. Je dé- Vaisselle dans la neige 1 place alors assiettes et téléphone à l’extérieur, ou plutôt, je les (voir p.154.) jette dehors dans le blanc glacé et encore intact. Ils viennent s’enfoncer brusquement dans l’épais manteau qui recouvre le balcon et créer une empreinte ou un trou apparent. J’ai l’impression d’être dans un nouvel atelier dans lequel mes pieds, mon chevalet s’enfoncent et disparaissent dans le sol. Les angles ou les bords de cet espace sont flous, difficiles à distinguer. Tout est faussé par l’opaque et blanche matière qui a tout recouvert. D’un côté, un petit bol en porcelaine au motif bleu lapislazuli dessine un trou parfaitement cylindrique dans la neige, Modifications du support

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Chapitre IV Le blanc. Disparition, passage à travers la toile.

au côté d’un grand verre transparent également à moitié recouvert. Les objets s’enfoncent dans le support, dans une empreinte que leur volume a précisément esquissé. Ils semblent poursuivre leur enlisement, s’effacer progressivement jusqu’à disparaître plus tard complètement. Pour le moment, ils sont encore visibles, pour certains seulement à moitié. Une passoire s’est isolée dans un coin de l’atelier. Elle semble baigner dans l’étendue de blanc, se prélasser dans un rayon de lumière qui projette son ombre dans un parfait alignement. De l’autre côté, une famille d’assiettes de différentes tailles parsèment la neige suivant une trajectoire linéaire. Elles ont l’air d’ovnis qui se suivent les uns derrière les autres, pointant la même direction dans le blanc de l’espace. La défi nition de la table a changé. Il n’y a plus d’horizontalité et je peux «coller» les objets suivant n’importe quelle verticalité. La table dressée d’éléments divers se redresse. Les assiettes ponctuent le sol enneigé et donnent l’impression d’être ramenées vers l’œil du spectateur, que le plan imaginaire sur lequel elles ont été lancées, gagne la surface de la toile. L’impression d’un nouveau paysage où la table redressée s’incline et disparaît sous l’épaisse couche de neige. La profondeur de l’espace est ressentie seulement grâce à certains détails. Au regroupement d’assiettes par exemple, pris au piège dans la neige, elles dessinent dans leur sillage un point de fuite. La géométrie de la composition perd ses repères dans un décor qui gomme les contours et la perspective du lieu. J’avance lentement dans ce contexte, pose à tâtons les éléments que je choisis de peindre. Ils se fondent à cette matière blanche. La table se transforme en une surface moelleuse, immaculée, sur laquelle les objets sont projetés. La table devient tableau et j’ai maintenant du mal à les différencier. Entre les murs enneigés et un sol qui a disparu, un nouvel espace apparaît dans la représentation picturale et accueille la nature morte couchée sur une tabletoile. La peinture me permet d’ouvrir l’espace sur cette autre dimension dans le blanc. Les objets semblent exprimer quelque chose de différent des chapitres précédents et donnent cette impression de vouloir passer au travers de cette table-toile. Cette mise en scène en extérieur entraîne également plusieurs variations dans la perception des couleurs. J’ai toujours travaillé en lumière naturelle depuis le début, seulement dehors la lumière est beaucoup plus forte. La multitude des nuances et des reflets qu’elle apporte devient d’une extrême richesse. Cette nouvelle situation m’offre une vision nouvelle. Elle apporte une complexité dans la recherche des couleurs et la différenciation des nuances de blanc dans ce cas précis. Je reprends ici une phrase tirée du livre Phénoménologie de la

Quelques affaires dans la neige (voir p.152.)

Verre d’eau et coupelle dans la neige (voir p.156.)

Passoire au soleil (voir p.157.)

Vaisselle dans la neige 2 (voir p.155.)

Modifications du support

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du fond & de la figure en peinture

perception, dans lequel l’auteur s’exprime sur une situation similaire. «De même qu’en regardant attentivement la neige je décompose sa blancheur apparente qui se résout en un monde de reflets et de transparence.»1 La vaisselle blanche fusionne avec le blanc de la neige dans le craquement léger d’une matière qui se contracte. La décomposition des couleurs est d’autant plus difficile. J’ai conscience que chaque élément est blanc, que les blancs sont différents en fonction des matériaux et ne s’offrent pas de la même façon aux rayons de lumière. Le blanc laiteux de la porcelaine reflète dans son éclat le bleu du ciel ; le blanc immaculé des flocons agglutinés se met, lui, à étinceler lorsqu’un rayon de soleil se pose sur les cristaux gelés. Leur interprétation en peinture dépend intrinsèquement des matériaux regardés : «Une couleur n’est jamais simplement une couleur, mais couleur d’un certain objet, et le bleu d’un tapis ne serait pas le même bleu s’il n’était pas un bleu laineux.»2 En effet, en fonction des matières, la lumière révèle les surfaces et les couleurs des choses de diverses manières. Ce travail en peinture, à la recherche des couleurs selon le matériau, montre toute la complexité des nuances et des couleurs appartenant au monde visible. Mes premiers mélanges de «blanc» sont très hésitants, un blanc trop bleu, ou trop rose. J’ai du mal à convenir des bonnes proportions de blanc, de jaune, de bleu et à justement puiser parmi les cinq couleurs à disposition. Je comprends l’importance de la lumière, de chaque matière dans ce travail de différenciation et de décomposition des couleurs. Mon corps fait la synthèse de ce que je vois, de ma vision et de mon impression tactile des couleurs. Je vois le blanc de la neige, je sais qu’il est froid et brillant, alors que le blanc porcelaine dur et mat est beaucoup plus chaud. Pour peindre ce blanc glacial, je suis tentée d’ajouter du bleu, des nuances de violets bleus, des couleurs dites froides. «Aujourd’hui, on utilise parfois le bleu pour suggérer l’au-delà du blanc : le freezer des réfrigérateurs (plus froid que le froid), les bonbons à la menthe...» 3 Mais les mélanges sont plus complexes que cela. Ce sont des blancs-bleus, des blancs-ocres, des blancs-gris-violets, des blancs-verts. Autant de blancs qui permettent la construction de l’objet en peinture. Miquel Barcelo est un artiste espagnol dont l’utilisation du Analyse d’une blanc m’interpelle dans plusieurs de ses tableaux. C’est une des œuvre de Barcelo premières raisons pour lesquelles je me suis intéressée à son travail, puis dans sa façon originale de traiter la nature morte. Le tableau Sans titre (1994), utilise en grande quantité une matière blanche qui recouvre pratiquement toute la surface du tableau et épargne seulement quelques tomates dispersées. Analyse d’une œuvre de Barcelo

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Chapitre IV Le blanc. Disparition, passage à travers la toile.

Cette œuvre a été un premier tremplin vers un autre de ses tableaux. Au cours de leur analyse, j’ai trouvé beaucoup de réponses. Elles m’ont permis d’identifier les choix picturaux que j’effectuais et de comprendre la direction que j’empruntais dans mes peintures. La matière peinture que crée Barcelo a une base principale de latex, liant végétal ou dérivé du pétrole, mélangée à des pigments minéraux, ou de la cellulose pour épaissir la matière. Un pigment peut provenir de certaines algues, traitées pour ne pas pourrir. Le peintre exploite l’arène de ses tableaux comme un fond marin, d’un blanc très particulier. Une matière picturale d’un blanc crayeux, blanc grisé, blanc ivoire, blanc d’os de seiche, blanc des sables. Un blanc perturbant, léger, métaphysique, le blanc d’un monde sidéral inconnu. Un blanc impavide, blafard, ranime un rouge sous-jacent qui surgit des tomates. Elles paraissent immenses, disproportionnées dans l’immensité du tableau. Un blanc teinté de bleu et de vert emprisonne les plus petites. Les plus grosses d’un rouge palpitant, charnu, ont échappé à la coulée de blanc. Tableau riche en matière, les embryons de tomates sont pris au piège. Ils pullulent à la surface du tableau, encore vivants, et s’enlisent dans cette matière qui les empêche de rouler ou de bouger. Comme si un épais nuage de cendre semblable à celui de Pompéi, avait tout recouvert sur son passage. Cette poussière blanchâtre s’enroule autour de chaque fruit et s’insinue à l’intérieur. Une coulée de peinture s’empare de la matière vivante et l’embaume. La nature endormie, prise au piège, entame une lente phase de conservation. La peinture annonce son emprise totale sur la nature, sa durée de vie mais aussi sur sa fi n, et sa putréfaction. Lentement, elle provoque l’effacement des choses, la disparition du vivant et conserve parallèlement tout le processus de création, la genèse du tableau, son développement dans le temps. Barcelo met en scène la nature morte d’une façon toute particulière. L’objet de son œuvre évoque le temps, la vie et la mort, le développement des choses, à travers la peinture. Il explique à travers l’article d’Elizabeth Vedrenne : «C’est la peinture qui crée cette réalité. Le rapport matière-support avec l’image qui présente et non plus représente. Toute la peinture est dans cet espace entre les choses et le tableau. C’est la vie et aussi une façon de ne pas mourir. Lutter contre la mort, la mort de la peinture.»4 Dans Sans titre (1994), Barcelo peint une nature qui tend à disparaître mais n’est pas encore morte. Les tomates qui n’ont pas été recouvertes, découvrent un cœur rouge vif, suintant d’une fraîcheur comestible. La vie semble surgir de ces objets réduits à l’essentiel mais plus vivants encore. La nature morte de Barcelo, bodegon en espagnol, still-life painting en anglais,

Miquel Barcelo, Sans Titre, 1994. (voir p.114.)

1.Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p.365. 2.ibid., p.368. 3.Michel Pastoureau et Dominique Simonnet, Le petit livre des couleurs, Éditions du Panama, Paris, 2005, P.52. 4. Elizabeth Vedrenne, Miquel Barcelo, alchimiste de la peinture, Connaissance des Arts, Paris, mai 2007, p.65.

Analyse d’une œuvre de Barcelo

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du fond & de la figure en peinture

ou plutôt still-living, est une nature pas tout à fait morte, encore en vie qui se débat pour ne pas s’enliser. Le peintre ne représente pas les poivrons tels qu’ils sont connus mais présente une nature dans une temporalité différente au milieu d’un monde qui nous est inconnu. Le tableau pourrait être accroché au mur, pour être contemplé ou bien posé au sol dans un sens différent, nous pourrions tout aussi bien le comprendre. C’est une peinture qui peut se regarder et se lire dans plusieurs sens, sous plusieurs angles de vue. Placées dans le désordre, grosses ou petites, les tomates donnent l’impression qu’elles sont vues depuis une certaine hauteur. La vue plongeante sur l’intérieur des fruits et rien d’autre, insiste sur le fait de ne pas préciser ce qui est hors champ, ce qui semblerait poser le contexte dans lequel ils setrouvent. Ecorchés, ils flottent dans le tableau blanchâtre tels des planètes, des poussières de météorites en activité, des bulbes bourgeonnants, des résidus amalgamés. Dans un paysage presque lunaire, troublé de géologie, de métamorphoses et de rêverie. Un désert blanc animé de reliefs informes, un environnement qu’il nous est impossible de situer vraiment. La toile disparaît sous l’épaisse couche de matière. Seule l’ombre portée des tomates donne le sentiment qu’elles reposent bien sur une surface. La lumière chez Barcelo, inonde de manière homogène l’ensemble du tableau, les ombres esquissées donnent l’orientation d’une source de lumière imaginaire culminant au côté gauche du tableau. Aucun obstacle ne se dresse entre elle et les tomates posées sur le sol lunaire. Seules leurs ombres se dessinent, leur matière vivante se mélange à cette matière obscure si fi ne, presque imperceptible, laissant quelques traces de rouge violacé dans le bleu-gris des ombres posées. Le blanc lumineux, dans ce tableau, fige les objets exposés, enlisés dans cette peinture qui a tout recouvert. Les choses sont beaucoup plus inertes mais la lumière, d’autant plus fi ne, laisse naître des ombres légères et pose au bord des tomates rouges écorchées un rose orangé. Le temps est impossible à défi nir dans ce non lieu, cet environnement hors de tout contexte. Le lieu est cependant lié au temps. Ces données ne sont pas explicites, seule la disparition de la matière organique, objet du tableau, son enfouissement et sa décomposition nous donnent une indication de temps. Le temps que le peintre a pris pour construire le tableau et la durée de vie qu’il lui attribue de la même façon. Chaque étape est une manière de comprendre les différents niveaux qui composent le tableau. Le peintre dispose de plusieurs couches de matière : la «matière toile», la «matière peinture», la «matière organique», une matière qui engloutit Analyse d’une œuvre de Barcelo

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Chapitre IV Le blanc. Disparition, passage à travers la toile.

au fur et à mesure les éléments déposés sur la toile. L’objet du tableau tend à disparaître en surface. Chez Malévitch, cela a lieu à l’intérieur du carré noir qui ouvre sur l’infi ni, ici la peinture recouvre concrètement l’objet de la représentation. (réf. Bibliographie de Barcelo, ci-dessous.) Un autre tableau de Barcelo accorde la même importance au blanc et m’aide à identifier davantage les choix picturaux des dernières natures mortes «enneigées». Sistole diastole (1987) presque deux fois plus grand dans ses dimensions que Sans titre (1994), offre un immense espace dans lequel les objets s’enfoncent et disparaissent à l’intérieur même du tableau, les objets ont plutôt l’air de passer au travers de la toile. Barcelo représente une série d’objets enfouis sous une couche de blanc, qui recouvre le tableau entièrement. Il ne laisse visible qu’une multitude de trous noirs en forme d’ovales plus ou moins larges. La perspective présente, place tous ces trous sur un même plan qui semble s’être redressé pour se rapprocher à la verticale de l’œil du spectateur. Cet effet accentue l’impression que les objets ont directement pénétré la toile du tableau, qu’ils peuvent la traverser facilement et passer de l’autre côté. Les assiettes jetées dans la neige font allusion au même phénomène, à cette volonté de voir disparaître les objets sous une couche de blanc. Un traitement pictural similaire crée des empreintes circulaires, des trous en surface, passages imaginaires d’une dimension à l’autre, du pictural à derrière la toile. À la différence près que, dans mes peintures, je viens réellement enfouir les objets dans le sol enneigé. Physiquement, je les jette de manière à ce qu’ils s’enfoncent et déforment le plan sur lequel je les dispose. Un effacement dans le blanc, une disparition des objets dans la matière «neige» puis «peinture» ont pour conséquences une déformation du support et un glissement des objets d’un espace pictural bidimensionnel à un espace en trois dimensions, au-delà de la toile. Je retiens plusieurs explications de Barcelo à propos de son travail, de ce blanc qui efface et m’intrigue. Il fait part au lecteur dans le livre des Éditions du Jeu de Paume : «En 1987, j’ai fait des tableaux blancs dans lesquels l’image disparaissait. Les tableaux avaient des trous, des craquelures, des négations d’images.» 1 Dans sa peinture, le blanc est tenace et brutal. Il prend le dessus sur l’objet du tableau, comme des sables mouvants qui engloutissent au passage les objets qui s’y sont aventurés. Un peu plus loin dans le même ouvrage : «C’était en 1987. J’en avais assez des images, je ne pouvais plus peindre ou plutôt j’avais l’impression de faire semblant. Mes tableaux étaient devenus de plus en plus blancs, comme un travail d’effacement, ils ressemblaient de plus en plus à des paysages du désert.»2

Miquel Barcelo, Sistole diastole, 1987. (voir p.115.)

Bibliographie de Barcelo: Castor Seibel, Barcelo ou la Peinture, Éditions l’Échoppe, Paris, 1998. Joëlle Busca, Miquel Barcelo, le triomphe de la nature morte, Éditions La lettre volée, Bruxelles, 2001. Pierre Péju et Eric Mézil, Portrait de Miquel Barcelo en artiste pariétal, Éditions Gallimard, Paris, 2008. Jean Marie del Moral, Barcelo Mundo, Éditions Actes Sud, Paris, 2009. Miquel Barcelo, Éditions du Jeu de Paume, Paris, 1996. Miquel Barcelo, alchimiste de la peinture, Connaissance des Arts, Paris, mai 2007.

1.Miquel Barcelo, op.cit., p.20. 2.ibid., p.21

Analyse d’une œuvre de Barcelo

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du fond & de la figure en peinture

Le blanc évanouit, fait disparaitre. L’enterrement de ce qu’il dissimule pour une renaissance peut-être plus tard dans le temps, après avoir traversé la toile. Barcelo explique encore un autre blanc au moment où il peint. «Les tableaux blancs où je ne supportais plus l’image. Il fallait que ce soit une image seule, un éclairement, comme le début d’un ciel, une sorte d’aveuglement. L’image c’était la lumière.»1 Le blanc est d’une part, une couleur saine, neutre qui efface les images du passé, et d’autre part lumineux qui révèle, fait apparaître. Par exemple, dans son tableau Sans titre (1994), au lieu d’être vu comme celui qui recouvre, le blanc peut être vu comme celui qui dévoile les éléments cachés. Il met en évidence les tomates sanglantes et leurs contrastes évidents avec l’arrière plan. Il est capable de proposer une surface neuve, de rendre visible de nouvelles choses. Le blanc, le trou, la craquelure, la poussière, le cratère, différentes échelles de la tâche microscopique aux constellations. Ces figures fonctionnent dès lors comme des apparitions. Des images apparaissent et disparaissent, sous la matière picturale du blanc. Le blanc

efface et/ou révèle

Le blanc : efface et/ou révèle

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J’entreprends alors une quête vers les différentes significations du blanc. Je cherche ce qu’il peut représenter et signifier en fonction du contexte. Le blanc apparaît dans mes recherches à ce moment précis où j’étudie les œuvres de Barcelo et j’ai l’impression qu’il revient très souvent dans mon travail. En peinture, parmi les couleurs dominantes, au cours des projets de design à l’école également. C’est un mot qui appartient au vocabulaire du projet. Maquette en blanc. La feuille blanche, vierge avant de commencer à dessiner, le blanc du carton plume des maquettes d’études, de l’après qui recouvre les volumes avant la couleur fi nale, du décor neutre en studio photo. L’objet blanc en design transmet une forme de pureté, de perfection. Il est vite sacralisé, entouré de mystère, d’une aura qui intrigue et attire. J’ai choisi de regarder les blancs que j’avais collectés au cours de mes lectures ou lors d’expositions, et de les diviser en trois parties. Le blanc qui efface et/ou révèle, le blanc une méthode chez Ryman, et enfi n le blanc comme espace de projection. Le blanc est une couleur. Il a été utilisé dans le Minimalisme, le plus souvent en tant que couleur parmi une multitude. Le blanc a besoin des autres couleurs, plus vives, pour exister et être mis en valeur. C’est une question qui préoccupe beaucoup de peintres et d’architectes. Chez Matisse, le blanc circule dans le tableau à côté de couleurs plus foncées. Il illumine l’ensemble grâce aux rapports contrastés qu’il entretient avec elles. Le peintre joue également


Chapitre IV Le blanc. Disparition, passage à travers la toile.

1.Jean Paulhan, Braque le Patron, Éditions Gallimard, Paris, 1980, p.53. 2.Jean Paulhan, Braque le Patron, Éditions Gallimard, Paris, 1980, p.53. 3.Louis Clayeux, Notes sur Alberto Giacometti, Édititons l’Échoppe, Paris, 2007, p.15.

avec la toile vierge du fond qu’il laisse entrevoir dans le dessin de la table par exemple. Le blanc de la toile, utilisé à part entière comme une couleur défi nie, vient compléter la palette du peintre. Braque voit ce blanc comme un fond uni et instable qui dissimule en dessous une multitude d’autres couleurs. Muni de pinceaux, il révèle au fur et à mesure qu’il peint, ce que le blanc garde secret. Jean Paulhan cite le peintre dans son roman, «Quand je commence, il me semble que mon tableau est de l’autre côté, seulement couvert de poussière blanche, la toile. Il me suffit d’épousseter. J’ai une petite brosse à dégager le bleu, une autre le vert ou le jaune : mes pinceaux. Lorsque tout est nettoyé, le tableau est fini.»2 Le blanc intact de la toile s’efface au profit des couleurs rêvées par le peintre. Il fait apparaître ici l’objet du tableau en s’évanouissant sous ses coups de pinceaux. Ou bien au contraire, il choisit de rester et d’utiliser les contrastes que produisent son éclat et sa luminosité aux côtés des autres couleurs plus foncées. Il met de cette façon en évidence ce qui est montré et fait découvrir l’objet représenté grâce à une opposition des valeurs. Alberto Giacometti fait usage du blanc à travers le plâtre de ses sculptures. Dans son livre, Louis Clayeux décrit l’artiste, «Il aimait les ‹plâtres›. Il en prévoyait toujours quelques uns dans ses expositions. Et sans doute ceux-ci rompaient la monotonie (...) en le disposant par contraste à mieux regarder les bronzes, il aidait le spectateur ‹à voir›.»3 Couleur à part, le blanc prend tout son sens en fonction du contexte qu’il investit. Utilisé pour ses contrastes, il s’oppose aux éléments situés à proximité. Il éclaire et révèle ainsi son entourage. Pour Le Corbusier, le blanc est perçu, dans un premier temps, en tant que couleur rationnelle et morale, qui efface. Dans un second temps, il le considère comme une couleur «constructive» qui révèle. Le blanc, nuance saine et propre, est supposé recouvrir les murs et papiers peints du passé au travers d’une couche de peinture Ripolin, sur les conseils de l’architecte en 1925. Il énonce dans son livre l’Art décoratif d’aujourd’hui, publié la même année, la loi du «lait de chaux» ou la loi «Ripolin», à l’attention de chaque citoyen. Dans le but de recouvrir l’existant, de rendre propre les intérieurs, de les débarrasser des ornementations et des couleurs modernes qui évoquent confusion, désordre et saleté. C’est un blanc net, propre et sain que Le Corbusier décrit dans la Loi du Ripolin : «‹Nous ferions un acte moral : Aimer la pureté ! Nous accroîtrions notre état : Avoir un jugement ! Un acte qui conduit à la joie de vivre : la poursuite de la perfection.› Concevez les effets de la Loi Ripolin.

Le blanc : efface et/ou révèle

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du fond & de la figure en peinture

1.Le Corbusier, L’Art décoratif d’aujourd’hui, Éditions Flammarion, Paris, 1996, P.191. 2.ibid., P.193. 3.David Batchelor, La peur de la couleur, Éditions Autrement Frontières, Paris, 2001, P.53.

Le blanc : efface et/ou révèle

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Chaque citoyen est tenu de remplacer ses tentures, ses damas, ses papiers peints, ses pochoirs, par une couche pure de Ripolin blanc. On fait propre chez soi : il n’y a plus nulle part de coin sale, de coin sombre : tout se montre comme ça est.»1 Le blanc efface pour mieux dévoiler l’espace et montrer ses volumes. Le Corbusier explique plus loin dans son livre : «Si la maison est toute blanche, le dessin des choses s’y détache sans transgression possible ; le volume des choses y apparaît nettement ; la couleur des choses y est catégorique.»2 C’est durant la même année 1925, qu’il achève avec Pierre Jeanneret, la Maison La Roche à Paris sur une commande de son client et mécène Raoul La Roche. Elle fait partie de cette série de maisons édifiées par le Corbusier (Villa Stein de Monzie en 1926, la Villa Savoye en 1928). La polychromie du lieu revêt un caractère expérimental. Elle est conçue comme un lien entre l’univers de la peinture et de l’architecture. Elle constitue une première dans son œuvre et représente une nouvelle orientation dans son travail. Les intérieurs de la maisons sont traités sur un double mode : le monochrome du hall d’entrée ou de la salle à manger et le polychrome de la galerie, bibliothèque, de la chambre. Les couleurs dans des valeurs différentes sont des gris, le bleu, le vert, l’ocre rouge clair, jaune, le rose, l’ivoire et le noir. Dans sa philosophie puriste, Le Corbusier regroupe les couleurs en trois catégories. Le blanc fait partie, avec le noir, la gamme des jaunes terre au rouge, et le bleu outremer, d’une catégorie de couleurs qui met en évidence les volumes en architecture. Il l’appelle la «grande gamme». Elle est «forte» et «stable». Elle donne de l’unité aux volumes, de l’équilibre, en opposition à la «gamme dynamique» qui perturbe l’espace et la «gamme de transition». Ce qui m’intéresse, ici, c’est la façon dont le maître des volumes blancs nomme cette couleur et l’importance qu’il lui confère. Les murs blancs de la maison sont juxtaposés aux murs colorés, afi n de mieux percevoir leur éclat. «Le blanc doit être plus blanc que blanc, et, pour y parvenir, on doit ajouter de la couleur.» 3 Le blanc, en opposition aux différents plans colorés, reflète dans ses nuances les pigments des murs à proximité. De loin, l’enchainement des plans découvre toute sa luminosité et la profondeur de l’espace occupé. Il n’y a que le hall d’entrée qui est peint uniquement en blanc. Une immense baie vitrée située un étage au-dessus éclaire astucieusement l’espace vu du rez-dechaussée. Les volumes sont dévoilés selon les variations de lumière et vérifient la théorie du Corbusier quant à leur mise en valeur par le blanc. La lumière ne vient jamais éblouir de front une pièce, elle est toujours amenée indirectement, de manière subtile dans l’espace. Le verre des fenêtres est, par exemple,


Chapitre IV Le blanc. Disparition, passage à travers la toile.

opaque ou martelé de sorte que la lumière pénètre d’une façon douce, homogène et diffuse. Dans le salon, une ouverture longue et étroite sous le plafond est responsable de l’éclairage. Un réflecteur juste en dessous, légèrement incliné, répercute les rayons au plafond qui les redistribue dans la pièce. une méthode

Bibliographie de Ryman: Suzanne P. Hudson, Robert Ryman, Used Paint, The MIT Press, Cambridge, 2009. Jean Frémon, Robert Ryman, le paradoxe absolu, Édititons l’Échoppe, Paris, 2007. Robert Ryman, Éditions du musée national d’Art Moderne et du Centre Georges Pompidou, Paris, 1981.

4.Robert Ryman, op.cit., P.18. 5.ibid., P.11.

Ces recherches sur le blanc me font découvrir les travaux de Robert Ryman et comprendre ainsi la méthode qu’il a utilisé en adoptant une dominance de blanc dans son travail. Il considère cette couleur en particulier, comme médium, une matière à travailler. Le blanc semble offrir une infi nité de possibilités. En peinture, Ryman exploite les différentes applications du blanc. Des surfaces blanches, abstraites qui ne se réfèrent d’aucune manière à un élément extérieur, issu de la nature. Ce n’est pas le blanc d’un paysage polaire, d’un matériau familier, d’une impression. Ce sont simplement des surfaces où la matière est travaillée et exploitée à travers plusieurs confrontations et mélanges d’éléments. Le peintre répond dans une interview : «Le blanc est venu parce que c’est une couleur qui n’est pas dérangeante. Je pourrais utiliser le vert, le rouge, le jaune mais pourquoi ? C’est pour moi une exigence que d’utiliser une couleur pour laisser se produire quelque chose sans avoir à y mêler des rouges, des verts qui sèment la confusion. Mais je travaille tous le temps avec la couleur. Je ne me considère pas comme faisant des tableaux blancs ; je fais des tableaux ; je suis peintre. Le blanc est mon médium…» 4 . Dans la couleur blanche, Ryman voit une matière picturale qui offre un grand nombre de propriétés (consistance, transparence, tonalité, luminosité, etc.). En diminuant les moyens, il accentue l’attention portée aux effets possibles de la matière du tableau. Au milieu des années 50, il s’intéresse à la relation surface-couleur d’un point de vue des rapports de matières avec pour célèbres exemples, les artiste de l’expressionisme abstrait, comme Pollock et Rothko, qui déplacèrent déjà le centre d’intérêt de la représentation aux propriétés et aux effets de la couleur sur la surface peinte. «Mon tableau est exactement ce que l’on voit : de la peinture sur papier gaufré, la couleur du papier, la façon dont c’est fait et la sensation que cela donne. Voilà ce qui s’y trouve»5 , explique Robert Ryman dans le livre d’exposition du Centre G.Pompidou. Il travaille avec les possibilités spécifiques que le médium et les matériaux offrent. Sa méthode a été de se concentrer sur le format carré très tôt et sur une couleur dominante pour ainsi explorer chaque recoin de la toile et faire varier tous les autres paramètres, tels que le type de pinceaux, les couleurs en arrière plan, les matières ajoutées en surface. (réf. Bibliographie de Ryman, ci-dessus.)

Le blanc : une méthode

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du fond & de la figure en peinture

Les tableaux de l’artiste gardent le même format, carré, comme dimension idéale. Un espace à l’intérieur duquel les tensions et les contraintes s’annulent d’un bord à l’autre. La forme standard, parfaite, libère le peintre du souci des proportions du tableau, pour se concentrer seulement sur les effets de matière. Il considère tout ce qui entre en relation dans la conception du tableau : l’utilisation de la toile, du châssis, de la couleur, des pinceaux. Il peint ainsi la toile sans châssis ou utilise la couleur sans pinceaux. Il peint également la tranche de ses tableaux pour signaler leur présence. Le blanc pose la question dans l’œuvre de Robert Ryman de ce qu’est vraiment la peinture. Il ne se limite pas à l’application d’une couleur sur une surface mais intègre le choix du format, du châssis, de la nature du support, de la taille des pinceaux, du ton du blanc, de l’arrière plan et termine par l’accrochage du tableau, se souciant du mur sur lequel il sera posé. Chaque opération est effectuée avec le même soin et en relation directe avec les autres. R.Ryman se préoccupe du processus de la peinture comme somme d’opérations simples, constitutives du tableau. L’addition successive de pinceaux, de pigment, d’un support, et de la manière, considérés comme un tout. Les blancs de Ryman sont des rapports spécifiques de matière sur des surfaces choisies. Ce sont des blancs empiriques. Des blancs pluriels. Sa méthode est un exemple qui permet de travailler la richesse des matériaux et des techniques à disposition, en ayant choisi un minimum de contraintes dès le départ. L’œuvre du peintre me laisse entrevoir une méthode qui pourrait être réutilisée lors d’un projet. Elle consiste à fi xer certains paramètres au départ (comme une règle du jeu) pour ensuite faire varier la multitude des paramètres restants. De cette manière, je cible davantage le sujet du projet, exploite la multitude de réponses possibles, les essaie et fi nis par choisir la plus adaptée. En repensant à un projet réalisé en début de parcours, j’imagine ce qui aurait pu être envisagé différemment. Celui de la création de couvert, en particulier la réalisation d’une fourchette. Si je devais répéter l’exercice, je fi xerais davantage de variables dès le départ pour mieux maîtriser le projet, rendre une réponse plus fi ne et justifiée. Je déciderais du matériau métal par exemple et choisirais de l’associer à une économie de matière. Je pourrais jouer de cette façon avec les vides et les pleins de l’objet, faire varier sa taille jusqu’à atteindre ses limites «de prise en main». Je pourrais aussi décider d’ajouter une autre contrainte, par exemple, mettre en valeur le profi l de l’objet, ce qui m’obligerait à considérer sa tranche et ses contours lors de l’étape du dessin et de la maquette.

Le blanc : une méthode

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Chapitre IV Le blanc. Disparition, passage à travers la toile.

un espace de projection

1.«Oublier l’exposition», Art Press, op. cit., p.13.

2.ibid., p.14. 3.Brian O’Doherty, Inside the White Cube – The ideology of the Gallery Space, University of California Press, San Francisco, 1999, p.16. 4.«Oublier l’exposition», Art Press, op. cit., p.13

Une méthode peut s’adapter en fonction des projets, j’en prends conscience au cours de ce chapitre et l’approfondis davantage dans le suivant. Elle est évoquée lors du cours de couleur que j’ai suivi par la suite. «Quel que soit son domaine d’inscription, le blanc ne le reste jamais longtemps.»1 écrit Alexis Vaillant dans le chapitre Customiser l’exposition du numéro spécial d’Art Press, «Oublier l’exposition». Le blanc fait allusion à l’espace neutre, vierge qui n’a pas encore pris la couleur de l’objet qui y sera déposé. Je pense au fond blanc du studio photo, à l’écran de cinéma ou bien aux murs de la galerie d’art. Le blanc ici symbolise l’espace de projection du spectateur. Le White Cube est l’exemple de ce type d’espace blanc dans l’attente d’accueillir ou de recevoir l’objet. «Le White Cube est l’espace de projection par excellence – et ce, bien avant que les projections vidéo l’obscurcissent – […].»2 Les murs du White Cube font table rase de toute forme de décor extérieur, pour se couvrir de blanc seulement et exposer l’art contemporain dans une neutralité de contexte totale. Le «cube blanc» est devenu un titre très répandu à travers les noms de galeries, les titres d’œuvre ou d’exposition. Identifié en premier lieu par le critique d’art et historien Brian O’Doherty, dans son livre White Cube – L’espace de la galerie et son idéologie, il montre les volumes blancs de la galerie comme lieu de d’exposition idéale pour les œuvres modernistes. Il défi nit un espace minimal, qui a pour fonction de garantir une autonomie à l’objet d’art. Le blanc en retrait par rapport à l’œuvre, annihile tout décor, ou contexte extérieur et la libère de sa valeur d’usage au profit de sa valeur culturelle. «La galerie est construite selon des lois aussi rigoureuses que celles qui présidaient à l’édification des églises au Moyen Âge. Le monde extérieur ne doit pas y pénétrer – aussi les fenêtres en sont-elles généralement condamnées. Les murs sont peints en blanc. Le plafond se fait source de lumière […]» 3 L’espace immaculé de la galerie, comme suspendu hors du temps et du lieu, devient un espace sacré qui concentre l’attention sur la relation entre l’œuvre d’art et le visiteur. Le blanc des écrans de projection et de l’architecture de galerie s’obscurcit rapidement. Si la toile reste blanche, elle est aussi prétexte et support à l’imagination. Dans une autre forme de projection, John Cage décrit le polyptique White paintings de Robert Rauschenberg, en 1951, comme «une piste d’atterrissage pour les lumières, les ombres et les particules.»4 La neutralité du blanc évacue les autres couleurs avec l’intention d’évoquer autre chose. Dans sa parfaite blancheur, il reflète la réalité alentour ou bien offre au visiteur un espace de projection infi ni.

Le blanc : un espace de projection

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du fond & de la figure en peinture

Transition IV

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Les peintures en début de chapitre, entre les plis du tissu sont une première étape vers une modification radicale du support et du fond à la fois. Elles testent leur résistance à la surface de la toile et amorcent un basculement de l’autre côté, à travers les peintures enneigées. Les objets s’enfoncent dans le support-fond devenu malléable et fragile. Ils semblent s’évanouir dans le blanc, dessinant clairement une empreinte dans la neige, un trou comme un passage éventuel au delà de la toile. Le support-fond devient une matière qu’il est possible de traverser afi n de passer dans une autre dimension.


Transition IV

Le déplacement des objets familiers dans un nouveau cadre induit une nouvelle perception de l’espace. La relation objetsupport-fond devient complètement fusionnelle. L’objet se fond au support et le traverse créant une ouverture à l’intérieur de la toile. Un passage possible au milieu du blanc. Cette situation amène un questionnement autour de cette couleur et son caractère redondant dans mon travail. Il débute par une étude d’un tableau de Barcelo où la nature morte prend une autre ampleur. Elle évoque ici davantage le caractère périssable des choses, l’éphémère ou l’action du temps sur les objets. Engloutis par le blanc de la peinture, de la neige, ils disparaissent au fur et à mesure, à travers la toile. Dans cette nature morte, le quotidien disparaît dans le blanc, qui est fi nalement plusieurs choses à la fois. Il est surtout un nouvel espace qui accueille des objets familiers, une forme du banal dans un nouveau contexte, afi n d’en modifier le statut. Un phénomène qui l’envisage d’un nouveau point de vue, en considérant les variations de cadre et de temps. L’analyse des objets suit ces changements tout au long du mémoire, portée par le fi l conducteur de la couleur. Le blanc en particulier est un point de transition, déclencheur d’un passage de l’autre côté de la toile. Il efface mais aussi révèle une autre forme de quotidien. Dans un espace perturbant, léger, inconnu, il le projette et met en lumière une nouvelle relation à l’objet. Le prochain chapitre commence par décomposer ce blanc dans une infi nité de nuances colorées et continue à considérer le facteur temps, indissociable à la perception des choses.

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Chapitre V

Matière Lumineuse Phénomène de Dispersion des Couleurs

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du fond & de la figure en peinture

L’étude du blanc m’a permis de mettre en évidence un nouvel espace ainsi qu’une nouvelle matière à travailler. Des blancs brumeux de Morandi, le blanc éclatant de Matisse, le blanc sidéral de Barcelo, le blanc constructeur du Corbusier. Une couleur sensible aux qualités lumineuse variant selon le contexte, les autres couleurs à ses côtés et le paramètre temps. Je considère le blanc comme une matière lumineuse que je décompose et fais varier à travers quelques objets. Dans une première partie, j’exploite le contexte lumineux, l’éclairage et son incidence sur l’objet. De ces premières observations, je retiens des changements de couleurs, de perception des volumes et poursuis, dans un second temps, ce travail d’analyse en étudiant une œuvre impressionniste. Un tableau de Monet en particulier illustre en peinture ces phénomènes liés à la lumière et à la persistance du regard dans une multitude de rapports colorés. Enfi n dans un dernier temps, le cours de couleurs enseigné à l’ENSCI me permet de rapporter ces envies de couleurs à l’objet. Après une longue période passée à la surface de la toile, je considère au fi l des séances, l’objet en trois dimensions. Le cours offre différentes méthodes afi n de libérer une approche de l’objet par la couleur et accompagner un passage en volume.

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Chapitre V

Matière Lumineuse Phénomène de Dispersion des Couleurs

Théories de la couleur. Le cours de couleurs : - des méthodes. - une mise en volume.

Expériences lumineuses. Analyse d’une œuvre de Monet.

Recherches

Analyse de peinture

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du fond & de la figure en peinture

Je poursuis mon travail d’observation en m’attachant de plus Expériences lumineuses près à l’incidence de la lumière sur les objets. J’en choisis spécialement trois : une tasse de porcelaine avec sa soucoupe, un 1.Charles Sterling, moule à glaçon, et un iPod nano. Je modifie cette fois la vaLa nature morte : de l’Antiquité riable «lumière», l’intensité de l’éclairage sur ces objets. J’obau X X e siècle, op. cit., p.14. serve les reflets, la réflexion de ce qui les entoure ou la marque 2.Maurice Merleauqu’ils laissent à l’endroit occupé. Les états de surface et les Ponty,Phénoménologie matières comptent beaucoup lors de cet exercice car ils sont de la perception, op. cit., p.365. étudiés d’une nouvelle façon. Je regarde l’objet de loin dans son décor puis de plus près, je zoome et «savoure» l’influence du milieu sur l’objet. Les variations d’éclairage modifient l’amConstruction en couleur biance de la scène et les qualités perçues. Une façon de remettre en cause la vision, de tester la lumière qui révèle, met en valeur ou dissimule à différents moments. Elle circule à la surface des objets sur chacune de leur facette, découvre leurs couleurs, leur éclat en fonction de l’heure qu’il est. La vision décide de ce qui doit être montré et de ce qui reste caché dans les zones d’ombre qu’elle a choisi de ne pas éclairer. Elle montre la nature et le mouvement des choses, prend toute son importance dans chacune des mises en scène. Charles Sterling décrit ce phénomène ressenti à travers le genre des Natures Mortes. «La vie vibrante de l’épiderme des choses et le relief nerveux des formes y obéissent à un illusionnisme de la lumière et non celui de la couleur. Ils sont obtenus par de justes oppositions des tons d’ombre Tasse matin et soir et de lumière.»1 (voir p.160 -161.) La série d’expérience qui suit, joue avec cette lumière révélatrice des différents contrastes subtils ou plus prononcés, sous un éclairage naturel. Ce sont des arrêts sur image, traduits d’un côté en peinture (toujours sur carton gris dans un petit format de tableau afi n de multiplier les situations), et d’un autre côté, signifiés par de courtes vidéos illustrant des variations sur une durée limitée. Ce qui m’intéresse au cours de ces expériences, c’est l’analyse de la lumière, «responsable de ma vision», de la manipuler pour sentir son influence sur la scène. Les tests suivants décomposent la lumière en une multitude d’aplats de couleurs ou bien une infi nité de nuances qui dessinent l’ombre de l’objet. Je renouvelle les expériences avec la tasse, le glaçon et l’iPod à divers moments de la journée. L’éclairage varie dans chaque composition et je note ces changements au cours d’une matinée très ensoleillée par exemple, d’une fi n de journée, entre chien et loup, ou bien lors d’un après-midi nuageux. Dans son livre Phénoménologie de la perception, Maurice Merleau-Ponty identifie les répercussions de la lumière sur l’ambiance générale d’une scène et la vision des couleurs qu’elle induit. «L’éclairage n’est pas du côté de l’objet, il est ce que nous assumons, ce que nous prenons pour norme tandis que la chose éclairée Expériences lumineuses

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Chapitre V Matière lumineuse. Phénomène de dispersion des couleurs.

se détache devant nous et nous fait face. L’éclairage n’est ni couleur, ni même lumière en lui-même, il est en deçà de la distinction des couleurs et des luminosités.»2 L’éclairage varie d’une heure à l’autre. La couleur attribuée à un objet (comme je dirais que l’iPod nano est rouge) est généralement celle qu’il émet le plus longtemps et le plus brillamment dans des conditions «normales» d’éclairage, selon Merleau-Ponty. Les couleurs varient également en fonction de l’intensité de l’éclairage, de sa teinte et du taux d’absorption du matériau de l’objet. L’objet est entièrement blanc, mais c’est en peignant que je prends conscience des blancs colorés qui le composent.

Ce sont des touches de lumières colorées qui se superposent.

Ipod matin et soir (voir p.162-163.)

Tasse avec lumière homogène (voir p.158.)

Ipod entre chien et loup (voir p.166.)

Tasse à contre jour 1 (voir p.164.)

Tasse à contre jour 2 (voir p.165.)

Expériences lumineuses

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du fond & de la figure en peinture

Les trois objets en question sont extrêmement différents dans leur façon d’absorber et réfléchir la lumière. La tasse à café de porcelaine blanche et sa soucoupe d’un blanc éclatant dans un éclairage homogène, se rosit dans les rayons de soleil et découvre la transparence du matériau. L’iPod nano en aluminium brossé recouvert d’une couche rouge carmin satiné joue en surface entre zones foncées et étincelantes. Le moule à glaçon d’un silicone laiteux semi-opaque semble, lui, absorber plus que les autres les rayons de lumière, les retenir pour n’en rejeter que très peu. Je procède à plusieurs séances photos et réserve certaines vues pour la peinture. La photo me permet de figer l’objet à un moment précis dans le temps et de capturer toute la richesse de l’instant. Je retiens particulièrement une série où je tourne autour de l’objet et prend une photo de lui à chaque pas. Je répète la prise photo toutes les demi heures sur une durée en fi n de journée et capte ainsi une variation significative de l’éclairage. L’objet disparaît au fur et à mesure que la nuit tombe. De sa couleur initiale, blanche en plein jour légèrement rosée, le moule à glaçon s’obscurcit, sa couleur se grise et se mélange aux violets bleutés, aux gris jaunis de l’atmosphère. Un halo d’un blanc qui se mêle pleinement au fond abandonne ses reflets rosés pour des gris bleu jaune. Il apparaît dans un rayon de lune et laisse deviner la présence d’un volume fuyant. Finalement, il n’offrira plus tard qu’une empreinte fantomatique d’un bleu très foncé qui se distinguera à peine du fond entièrement plongé dans le noir/bleu profond du cadre. La disparition de l’objet évoque le passage du temps, son évolution au cours du temps. Elle interroge le statut de l’objet lorsqu’il n’est pas utilisé pour sa fonction première (faire des glaçons) ce qu’il est le restant du temps ou ce qu’il évoque. La «silhouette» de l’objet et ses couleurs changent en fonction de l’éclairage, il est mis en lumière puis disparait dans l’image. L’incidence de la lumière sur la tasse et sa soucoupe est perçue d’une toute autre manière. La photo confi rme l’instantanéité de la scène, son côté éphémère, elle capture la lumière à un instant très précis. La peinture au contraire prolonge, exagère l’instant, dans la durée et dans les couleurs. Les ombres et creux de lumières semblent s’être figés, pris au piège dans la matière porcelaine pour longtemps. Puis les couleurs de la vaisselle blanche varient en fonction de l’intensité des zones éclairées. La peinture décompose le blanc lumineux de la tasse dans une multitude de nuances colorées, des blancs – ocre, bleu, rose et gris. La vision du blanc à travers le prisme de la peinture offre une gamme de blancs chauds à des blancs plus froids. Semblable à la réfraction de la lumière blanche en optique. Ses rayons traversent un prisme transparent pour

Tasse entre chien et loup (voir p.159.)

Expériences lumineuses

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Chapitre V Matière lumineuse. Phénomène de dispersion des couleurs.

se disperser dans les couleurs de l’arc-en-ciel du spectre. La peinture semble m’offrir la même possibilité de voir le blanc dans une infi nité colorée. Elle ouvre mes perceptions sur les qualités de l’objet sensible à la couleur, à la lumière et aux variations de son environnement.

Progression La photographie capture sur une courte durée

les changements de valeurs de la boule Mujii,

du perceptible à l’invisible.

Expériences lumineuses

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Progression

L’ombre de l’assiette prend soudainement de l’importance.

Elle redessine l’objet selon l’intensité de la source lumineuse.

J’ai eu le sentiment de dessiner des formes au pinceau à l’aide d’une pâte lumineuse, d’une matière/lumière. Cette sensation donne l’envie de pouvoir manipuler une telle matière, sensible à la lumière, la mettre en forme. Le cours de couleur me permettra par la suite d’appréhender la forme en tenant compte de ces paramètres. Ce temps de la recherche met en évidence l’importance de la lumière et les changements de perception qu’apportent ces variations. Ce souci de l’éclairage laisse penser qu’il devrait être pris en compte dans la conception de l’objet. Il est intéressant de dessiner et d’imaginer un volume sans faire abstraction des réactions de matière par rapport au contexte lumineux dans lequel il se retrouve. Que signifie d’inclure l’éclairage dans la conception de l’objet ? Sous quelle lumière l’objet est-il dessiné et projeté ? Interroger sa perception des couleurs en fonction des matières, et ses réactions ou variations par rapport à son environnement. La lumière devient un point central dans la peinture. Le passage par l’étape photo me permet de fi ger les ombres et les lumières, puis en peinture de comprendre la richesse des couleurs qui les composent. Les ombres surtout, ce qui disparait ou ce qui est caché. Elles enrichissent la vue de l’objet ou de l’espace. Je retiens un passage du livre de Junichiro Tanizaki, L’Éloge de l’ombre, dans lequel il expose l’importance de l’ombre dans la perception des objets ou d’un espace. «Mais faites une expérience : plongez l’espace qui les entoure (coffret, plateau, table basse, étagère de laque brillante) dans une noire obscurité, puis substituez à la lumière solaire ou électrique Expériences lumineuses

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Chapitre V Matière lumineuse. Phénomène de dispersion des couleurs.

la lueur d’une unique lampe à huile ou d’une chandelle et vous verrez aussitôt ces objets tapageurs prendre de la profondeur, de la sobriété et de la densité.» * Ce qui est intéressant à ce moment de mes recherches, c’est la considération de l’objet dans la lumière et dans l’ombre également. Tenir compte de ce qui est montré ou pas, seulement suggéré lorsque ses lignes se perdent dans l’obscurité et se mettent à l’abri des rayons de lumière. La vision de l’objet suivant plusieurs de ses profi ls ou selon les subtilités de l’éclairage. Les surfaces éclairées ayant besoin d’ombre pour exister et se densifier.

* Tanizaki Junichirô, L’Éloge de l’ombre, Éditions Orientalistes de France, Cergy, 1996, p.42.

On peut considérer le blanc comme une matière lumineuse Analyse d’une œuvre qui se travaille et se décompose dans une multitude de tons de Monet puis observer que les ombres sont également une réunion complexe de couleurs variées, a été une sorte de basculement d’un chapitre à l’autre, possible par la dispersion de ce blanc dans la couleur. Cela me conduit à observer davantage les travaux des Impressionnistes qui ont étudié ce phénomène dés la fi n du Xixe siècle. La persistance du regard sublime la nature et décompose ses couleurs en peinture à travers de nombreux paysage. S’accordant avec la réalité, le peintre enregistre ses sensations colorées. Il fige un bref moment, une vue éphémère de la nature qu’il rend éternel. Claude Monet l’exprime savamment dans la série du portail de la Cathédrale de Rouen, peintes à différents moments de la journée où il perçoit la force de la lumière sur l’impression colorée du monument. Une dominante s’installe dans chaque tableau, et se perçoit sous forme d’harmonies «vertes», «brunes» ou «bleues». La série des Meules de foin exprime autant la richesse des couleurs selon les variations de lumière au cours de la journée ou des saisons. Je tentais dans le travail photo précédent de rendre compte de ces changements de perception. Par exemple en photographiant plusieurs fois la soucoupe sur une pose très courte, l’appareil enregistrait les variations de la lumière sur l’objet et captait la disparition de son ombre. D’une soucoupe qui se distinguait clairement du fond, les contrastes s’adoucissaient au fur et à mesure que le temps s’écoulait, pour obtenir une image plus homogène dans une harmonie de blanc. Je poursuis ce travail sur la perception en étudiant plus particulièrement une œuvre de Monet. Je choisis ses Grandes Décorations des Nymphéas, aujourd’hui exposées dans l’Orangerie du Jardin des Tuileries. Plus qu’un paysage, les nymphéas du peintre touchent aux limites de l’Impressionnisme Analyse d’une œuvre de Monet

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et basculent dans l’abstraction. Les nymphéas subliment le réel et emportent le spectateur au milieu des touches de lumières colorées, décrit Gaston Bachelard : «Trop consciente de sa beauté, elle est belle comme un sein. Sa blancheur a pris un rien de rose, un ton rose-tentation-légère sans lequel la couleur blanche ne pourrait avoir conscience de sa blancheur. Cette fleur, ne l’appelait-on pas, en d’autres temps : «la quenouille de Vénus» (clavus veneris) ? Ne fut-elle pas, dans la vie mythologique qui précède la vie de toute chose, Héraclion, cette forte Nymphe morte de jalousie pour avoir trop aimé Héraclès ? Mais Claude Monet sourit de cette fleur soudain permanente. C’est à celle-là même qu’hier le pinceau de Monet a donné l’éternité.»1 L’entreprise des Grandes Décorations des Nymphéas de Monet se déroule entre 1914-1918. Claude Monet est âgé de 74 ans et se lance dans le projet de peindre sur une très grande surface de toile, son jardin de Giverny, le bassin d’eau présent, les nymphéas, les plantes. Lieu inventé de toute pièce où il décline le motif des Nymphéas pendant presque vingt-sept ans. Le jardin d’eau a été créé vers 1892 après que Monet se soit porté acquéreur de la propriété de Giverny. Un jardin qu’il fabrique et conçoit entièrement. Il offre un lieu totalement artificiel à la peinture et une étendue à 360 degrés de toile qu’il met en place dans un atelier circulaire au milieu du jardin, exclusivement prévu à son projet. Véritable lieu d’expérimentations cette peinture gagne en dimension par rapport à ses tableaux précédents. D’une manière très contemporaine, il convoque la nature in situ. Dans un lieu défi ni, choisi et entretenu, de sorte à gérer et prévenir soi-même toutes les transformations, pour composer avec elles selon un programme, commandé par la peinture. Le tableau est en relation directe à l’espace environnant. Le peintre offre au spectateur un refuge immense, véritable asile au milieu de ses paysages de lumière. Il l’invite à s’installer au bord de la peinture, à se projeter au centre d’un bassin enchanté et se confronter à l’étendue de matière qui l’entoure. À quelques motifs près, Monet ne sera plus que le peintre des Nymphéas et se consacrera à son jardin d’eau jusqu’à la fi n de sa vie. (réf. Bibliographie de Monet, ci-dessus.) Dans les Grandes Décorations, la peinture assure la fusion entre les éléments. Une fusion entre terre et eau, entre eau et ciel. Le jardin lui-même est un tableau exécuté à même la nature. Matière picturale assimilée à la terre, à la végétation. La surface de l’eau florissante renvoie aux algues qui se développent en dessous. Le regard plonge, circule en profondeur puis s’envole dirigeant nos perceptions sur l’ensemble du panorama. Monet emprisonne le ciel dans l’eau, par les formes des nuages se reflétant en surface.

Claude Monet, Grandes décorations des Nymphéas, 1914-1918. (voir p.116 -118.)

Bibliographie de Monet: sylvie Patin, Regards sur les nymphéas, Éditions Réunion des musées nationaux, Paris, 2006. Philippe Piguet, Claude Monet prospectif, Éditions l’Échoppe, Paris, 2010. Georges Clémenceau, Claude Monet, Éditions Bartillat, Paris, 2010. Louis Gillet, Trois variations sur Claude Monet, Éditions Klincksieck, Paris, 2010. Stéphane Lambert, L’adieu au paysage, Éditions la Différence, Paris, 2008.

1.sylvie Patin, Regards sur les nymphéas, op. cit., p.44.

2.Georges Clémenceau, Claude Monet, op. cit., p.140.

3.sylvie Patin, Regards sur les nymphéas, op. cit., p.44.

Analyse d’une œuvre de Monet

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La terre se mélange également à cette eau, aux nuages et aux fleurs. Un mélange qui souligne la transparence de l’eau où la couleur est créatrice de lumière ou bien la lumière crée une immense gamme colorée. Les nuances s’harmonisent à l’infi ni en une étendue bleue ou rosée, entre ciel et l’eau, le lien étant la couleur. Le bleu en écho avec celui contenu dans la nature, tout à la fois dans l’azur du ciel et dans celui de l’eau. Le spectateur effectue ce mélange optique des tâches de couleur. Un vert à coté d’un bleu outremer, donnera l’impression d’un bleu-vert, plus complexe que les couleurs pures seules. La technique de Monet reprend la théorie de la division des couleurs (comparable au procédé des grandes affiches publicitaires par exemple aujourd’hui). «La couleur simple est plus intense que la teinte composée. Conséquence : un violet se composant de rouge et de bleu, pour l’obtenir, très vif, sans perte aucune de rayonnement, ne mélangez vos éléments ni sur la palette, ni sur la toile ; posez pures, auprès l’une de l’autre, une touche bleue et une touche rouge : il en résultera une sensation violette. Le mélange s’opérera sur la rétine. C’est le mélange optique.»2 Monet a trouvé une poétique particulière qui l’amène à décomposer la lumière et les nuances. Il dessine l’ombre elle-même en reflets colorés, il regarde tout, comme baigné dans un fluide aérien de couleur. Il peint l’enveloppement atmosphérique des choses révélées par la clarté du jour. La nature lui offre une profusion de rapports. Suivant le pouvoir de la lumière, l’exaltation colorée a pour conséquence la négation des contours ou limites. L’absence de délimitation formelle provoque une invention prodigieuse dans le domaine de la touche. «Les contours se volatilisent, les bords se mettent à ondoyer dans un halo de lueurs pâles. Tout se métamorphose dans un éblouissement. Il ne reste du monde visible que ce poudroiement impalpable, cette ronde et ce tourbillon d’atomes qui tissent dans le vide la nappe de l’illusion.» 3 Des effets visuels sont possibles grâce à la lumière, cette onde électromagnétique dépourvu de masse et composée d’un flux de photons en mouvement. Ce que nous appelons lumière n’est que la transmission d’un état vibratoire des éléments qui se propage à une vitesse déterminée et vient se réfléchir à la surface des choses. L’univers nous apparaît ainsi comme une tempête d’ondes qui s’opposent ou s’intensifient pour des résultats fugitifs. Elle donne alors naissance au corps principal du tableau, l’atmosphère possible grâce à une multitude de touches, entrecroisées, ébouriffées, oscillées, striées, balayées de zébrures, giratoires ou folles d’emmêlements. Le spectateur entre dans le décor de tout son corps et s’approche de plus prés pour admirer un incroyable tourbillon de couleurs et de lumière.

Analyse d’une œuvre de Monet

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Monet élabore une nouvelle profondeur et réinvente la transparence. Il offre une façon unique de regarder et de ressentir le paysage. (réf. Bibliographie de Monet, page 90.) Le peintre dépasse ainsi les objectifs premiers de l’Impressionnisme. Entrer à la surface des objets, des paysages par la persistance du regard puis décomposer la multitude de nuances colorées qui compose chaque matière. Ce n’est pas seulement le regard qui entre en jeu mais le corps entier du peintre et du spectateur dans Les Grandes Décorations des Nymphéas. Par sa monumentalité, l’œuvre renvoie au thème du panorama qui apparaît à la fi n du Xviiie siècle. Invention qui invoque un point de vue englobant (pas rétrécie, entourée d’un cadre comme dans une peinture traditionnelle) et saisit le paysage dans son étendue. «Seul le panorama, avec son horizon circulaire, permet la vraie représentation de la nature.»1 Il offre un lieu clos qui ouvre sur une représentation sans limite du monde. Monet y fait déjà référence dans la conception de son atelier circulaire. «Le premier projet de Monet pour la présentation des Nymphéas prévoyait ainsi, en 1920, la construction d’un pavillon circulaire construit sur le modèle des panoramas.»2 L’œuvre s’offre à voir comme des «environnements», un décor que la lumière révèle. Monet appose la peinture de manière à ce que l’objet de la représentation disparaisse et dévoile ce qui nous est invisible. «Avec de la matière, ce réaliste, enivré de tâches, nous fait rejoindre les conceptions plus idéalistes de la philosophie : il parvient à nous révéler ce qu’on ne peut voir. Qu’importe désormais le sujet ? Qu’importe les formes ? Qu’importe le paysage lui-même que l’on veut peindre ? Il n’y a qu’une chose réelle, la lumière.» 3 La lumière provoque une aspiration d’infi ni, un paysage en mouvement. Les couleurs bougent, croient et offrent à l’œil le plaisir de parcourir le tableau sans jamais s’arrêter. Les dimensions monumentales de ce «décor», provoquent un champ vaste et imposant pour embrasser entièrement le spectateur. Un miroir d’eau qui reflète un univers devenu abstrait où le visiteur se penche et s’y retrouve., médite dans la temporalité d’un univers devenu abstrait. Ce qui m’intéresse dans l’œuvre du peintre, c’est cette question d’éphémère, de la disparition de l’objet au profi t de ses rapports colorés, l’exaltation de l’instant dans une nouvelle perception du temps et de l’espace. Une vision en couleur que je souhaite amener en volume et intégrer davantage au processus de création. La question de la couleur, du choix des matériaux a été souvent mise de côté dans mes projets en atelier, au profit généralement du scénario d’usage, des outils et des nouvelles technologies que j’intégrais au fur et à mesure. Ce rapport à la couleur et au design que je tente d’approfondir par la suite, m’emmène dans une perception de l’objet en trois dimensions à travers le prisme de la lumière.

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1.Emmanuelle Michaux, Du panorama pictural au cinéma circulaire, éditions L’Harmattan, 1999 Paris, p.17.

2. «Oublier l’exposition», Art Press, op. cit., p.13.

3. Georges Clémenceau, Claude Monet, op. cit., p.98.

Analyse d’une œuvre de Monet


Chapitre V Matière lumineuse. Phénomène de dispersion des couleurs.

Le cours de couleurs

des méthodes

Je choisis de suivre le cours de couleur, enseigné à l’école, au même moment que j’effectue mes recherches en peinture et l’analyse d’œuvre. Une façon d’aborder la couleur du point de vue du design et d’étudier sa relation étroite à une production en volume. Le cours a été d’une aide très précieuse tout au long de mon mémoire, spécialement vers la fi n où il accompagne un passage de la bidimensionnalité de la toile à l’objet en trois dimensions. Un passage qui se réalise au fi l des séances. Ce cours permet une approche de l’objet industriel par la couleur. Il nous propose de nouvelles méthodes de travail et d’étudier l’objet sous divers points de vue. Son déroulement a été planifié ce semestre par plusieurs enseignants dont Marie Rochut, coloriste et professeur à Duperré, Laurent Massaloux, designer et directeur de projet à l’école, Olivier Hirt, directeur des études. Au lieu de suivre une manière un peu théorique et traditionnelle, ils programment tout au long du semestre l’intervention de plusieurs «professionnels de la couleur» ayant tous une approche différente en fonction de leur domaine. Marie Rochut intervient dans un premier temps, en sollicitant nos perceptions par une vision de l’objet, libérée des contraintes habituelles lors d’un atelier de projet. Puis dans les séances suivantes nous rencontrons une coloriste ainsi que Julien Gourbeix, vidéaste, et Chloé Pitiot, conservatrice du Centre Georges Pompidou et responsable du département Couleur et Design. Première séance : Méthode de réception Après une collecte d’objets personnels de couleur bleu, un ébat est lancé au sein du groupe. Chacun fait preuve d’analyse et de curiosité avant d’émettre un jugement fi nal sur ce qu’il pense de cette réunion d’objets. On nous pousse à mettre de côté la part de jugement qui se veut efficace, critique, rapide pour ne pas se précipiter dans des déductions trop faciles. Il nous est conseillé de se laisser du temps pour penser à l’ensemble des qualités de l’objet et ainsi collecter les différents points de vue des membres du groupe. Nous analysons d’abord ce que nous avons sous les yeux en évacuant la couleur car elle n’est dans ce cas qu’un prétexte à créer d’autres points de vue. Notre objectif est de recevoir ce que l’objet transmet pour plus tard le remettre en cause. Chaque objet est une boîte de significations. Nous tentons de faire parler l’objet, «ce qu’il contient». Par exemple, pour le briquet Bic bleu, nous regardons ce que «ça contient», une série de mots : du gaz, des matériaux composites, des p’tits trucs, des temps de fonte différents, du chaud, du danger, du vide, une sécurité, un paradoxe, de l’éphémère, du jetable, de la séduction, un moment de détente, une pause,

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des méthodes

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une marque, ma main, du bleu. L’objet est un nuage de signifiants. On aurait pu utiliser des post-it avec tous ces mots autour pour l’illustrer. C’est une méthode de travail où je reçois ce que je vois avant d’entrer dans le projet, dans la phase de conception. Je suis à l’écoute de mes perceptions et de celles des autres. «J’adhère à l’objet», «m’imprègne» de ce qu’il émet. La suite de cette méthode réside dans la façon dont s’organisent les qualités dégagées. Quel choix je fais dans le classement de ces qualités ? Quelles sont celles que je souhaite préciser ou développer ? Je voudrais par exemple que «ça contienne... plus de protection ou plus de vide». Ou bien si je les regroupe par catégorie, je peux choisir d’en travailler une en particulier, comme «la parenthèse», «l’allumage». Chaque suite entraine un processus de création différent. L’ensemble des qualités mises en évidence propose une multitude de points de vue et offre ainsi plusieurs pistes de travail. Une autre approche que «ce que ça contient», serait de dire, cet objet «à quoi ça ressemble ?» ou «à quoi je l’associe ?» ou «ce n’est pas...», «comment s’est fait ?». L’intention est d’être davantage réceptif au potentiel de l’objet, à ce qu’il contient dés le début du projet pour entrevoir la pertinence d’un regard. Le cadre de ce cours permet une expérience sensible de l’objet à travers une variété d’interprétations possibles. Deuxième séance : Méthode du minimum Dans un second exercice, nous créons une série d’échantillons de bleus différents. Chacun a devant soi plusieurs bandes de papier sur lesquelles il applique du bleu. En confrontant les résultats de chacun, on se rend soudain compte de tous les paramètres mis en jeu dans un exercice aussi simple. Les bandelettes de papier affichent toutes un bleu différent, des bleus verts, jaunes, violet, nuit, ciel, très clair, les valeurs dépendent de la façon dont la peinture a été diluée, la zone colorée en bout d’échantillon est plus ou moins grande selon les choix, les coups de pinceau n’ont pas la même densité, mouvement, les mêmes stries, ils se terminent tous différemment d’une manière «appliquée», «propre», «brève», «envolée». Certains ont joué avec les vides et les pleins. La couleur ne va pas jusqu’au bout de l’échantillon et dessine un espace de la teinte du papier qui a été épargné. Ce blanc est plus ou moins contraint en fonction de la distance inoccupée entre le bleu et le bord du papier. Nous répétons l’exercice avec des bandes de carton plume. L’épaisseur de l’échantillon a augmenté et amène un nouveau critère à prendre en compte, la tranche. De nouveaux paramètres entrent dans la perception de cet objet, apparemment


Chapitre V Matière lumineuse. Phénomène de dispersion des couleurs.

Cours de couleur I

Mettre en couleur des échantillons de carton plume peut devenir un exercice très enrichissant.

Cours de couleur II L’étape suivante consiste à appréhender la couleur sur un volume simple (étapes de la construction sur la page suivante). Les variations sont perceptibles selon le point de vue, le matériau et la technique utilisée pour appliquer la couleur.

Le cours de couleurs : des méthodes

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du fond & de la figure en peinture

une mise en volume

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simple. On assiste à une infi nité de manières de les faire varier et observe la richesse des résultats lorsqu’ils sont juxtaposés et mis en comparaison. Certains élèves n’ont peint que les tranches du carton, utilisé un bleu différent entre celles-ci et la surface du dessus. Le traitement change, puisque le matériau absorbe différemment la peinture d’une zone à l’autre (mousse ou papier). Puis les bandes sont découpées, pliées, raccourcies, vrillées, cornées, entrelacées. Elles décrivent de nouvelles formes et ne sont plus considérées à plat mais dans l’espace, en trois dimensions. Cette méthode nous montre qu’en partant d’un minimum de critères, nous obtenons une infi nité de résultats en fonction du point de vue adopté. La forme, le matériau et la couleur étant plus ou moins fi xés au départ, nous apprenons au fur et à mesure à regarder les autres choses qui rentrent en ligne de compte. Le simple fait de travailler un rectangle de carton plume convoque ainsi plusieurs aspects qui entrent dans le processus de création. Le sens de lecture de l’objet, les surfaces colorées, leurs rapports, contrastes, juxtapositions, le déploiement dans l’espace – l’ensemble constitue un tremplin vers l’exercice suivant. Troisième séance : mise en volume Marie Rochut nous présente un dernier exercice. Il s’agit de considérer une forme rectangulaire à plat puis par un simple pliage de l’amener en volume. Selon le point de vue, l’objet est considéré sous plusieurs échelles, il donne l’impression d’une assise, posé verticalement ou bien d’une micro-architecture à l’horizontal. La forme de départ est donc plus ou moins fi xée, à nous de décider du matériau et de la mise en couleur de l’objet. Mon premier choix est celui du matériau papier. Je décide de faire varier sa transparence et choisis trois qualités différentes en fonction de leur transparence : un grammage 180 opaque, un plus fi n d’environ 50 qui laisse passer davantage la lumière, puis une feuille de calque d’une opacité encore plus réduite. Replié, chaque petit module offre de nouveaux espaces qui accueillent la lumière de différentes manières. La couleur est envisagée dans un second temps. Elle dessine sur les parois du papier les ombres qui apparaissent à un instant donné. La lumière traverse le matériau, se colore et construit un nouveau cadre au sein de chaque micro-espace. Je fais le choix des crayons de couleur pour appliquer la couleur et transforme certaines ombres dans un mélange de plusieurs bleus, violets. La couleur ici marque le lien entre le matériau et les rayons de lumière incidents. Le «noir» des ombres n’est pas envisagé comme


Chapitre V Matière lumineuse. Phénomène de dispersion des couleurs.

une zone sombre mais absorbe la couleur. Le blanc, lui, rejette la lumière dans le reste de l’espace et résonne avec les bleus. Cet exercice simple m’a permis d’observer à travers chaque étape, la multitude des paramètres qui pouvaient entrer en jeu dans la conception d’un objet ou d’un espace. Le choix du matériaux, de la couleur si besoin, de la façon dont elle est appliquée, aux endroits qui font sens par rapport à l’objet et à sa forme, considérer les faces, les tranches, les différentes vues de l’objet. Le simple fait de fi xer certains d’entre eux permet d’exploiter davantage les autres et donne un aperçu de la richesse des résultats possibles. C’est une méthode qui me montre simplement les aspects de l’objet importants à traiter lors de l’appréhension d’un volume et que je manquais d’approfondir jusqu’à maintenant.

Cours de couleur II Mise en volume de la feuille blanche. Elle détermine un passage en trois dimensions.

Le cours de couleurs : une mise en volume

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Théories de la couleur

Théories de la couleur

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La couleur entretient un rapport étroit avec la lumière, la matière et l’échelle dans laquelle elle est projetée. J’étudie la couleur depuis le début du mémoire, depuis les rapports nuancés de Chardin, les contrastes et les oppositions chez Matisse, jusqu’à sa relation étroite à la lumière chez Monet. Dans ce dernier paragraphe, je m’intéresse davantage aux théories de la couleur, qui la décrivent d’une manière plus académique. Ce qui m’intéresse ici c’est l’emploi de la couleur par rapport à une pratique de l’espace et de la trois dimensions. J’ai l’intention de la voir réinvestir des volumes. Je poursuis dans ce paragraphe une étude de plusieurs artistes qui ont théorisé la couleur et proposé un certain nombre d’expériences, de phénomènes qu’elle offre à la vision. Je regarde dans un premier temps les règles des contrastes d’Itten, puis la vision de la couleur chez Seurat, et enfi n, le point de vue de James Turrell pour son traitement de la couleur dans l’espace. Johannes Itten propose la théorie des sept contrastes. Il compte parmi les premiers enseignants de l’école du Bauhaus et suit les étudiants lors du cursus préliminaire, condition d’entrée, jusqu’à ce qu’il désapprouve l’évolution de l’école vers le fonctionnalisme et démissionne en 1923. Il se consacre particulièrement à l’étude des contrastes de couleurs et de leurs effets. Il distingue sept contrastes : - Le contraste de la couleur en soi Il est donné par les couleurs pures qui donnent une intensité et une forte luminosité. Les trois couleurs primaires sont le contraste maximum car chacune est fondamentalement différente des deux autres. Le contraste s’atténue si l’on s’éloigne des primaires dans le cercle chromatique. - Le clair-obscur Il représente le contraste des valeurs. L’effet maximum est le noir opposé au blanc, ou le jaune au violet. Leurs valeurs intermédiaires correspondent aux valeurs de gris possible entre les deux opposés. - Le chaud -froid C’est le contraste entre les couleurs qui suggèrent le froid ou le chaud. Il semble être le plus brillant, et donner l’impression que les couleurs chaudes avancent, les froides reculent. - Le contraste des complémentaires Les célèbres couples de complémentaire jaune/violet, bleu/ orange, rouge/vert, sont les couleurs opposées sur le cercle chromatique. Leur rapprochement est très lumineux, intense et s’assombrit dans un gris foncé neutre si les deux couleurs sont mélangées.


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Bibliographie de la Couleur: Richard Lionel, Comprendre le Bauhaus : un enseignement d’avant-garde sous la République de Weimar, Éditions Infolio, Gollion (Suisse), 2009. Johannes Itten, Art de la couleur, Éditions Dessain et Tolra, Paris, 2001. Joseph Albers, Interaction of Color, revised and expanded Edition,Yale University Press, Londres, 2006. Jean-Philippe Lenclos, Couleurs de la France : géographie de la couleur, Éditions Moniteur, Paris, 1999. John Gage, La couleur dans l’Art, Éditions Thames&Hudson, Paris, 2009.

* John Gage, La couleur dans l’Art, op.cit., p.107.

- Le contraste simultané Notre œil, pour une couleur donnée exige en même temps sa complémentaire et la crée lui-même si elle n’est pas donnée. Par exemple, après avoir fi xé pendant quelques secondes un carré vert, nous portons notre regard sur une surface blanche et voyons apparaître une forme rouge. C’est une image résiduaire pour Itten, appelée rémanente chez le peintre et théoricien Joseph Albers. - Le contraste de qualité Il désigne l’opposition de couleurs saturées et éteintes. Le degré de pureté et de saturation est altéré de différentes manières, avec du blanc, du noir, du noir/blanc, ou bien le mélange d’une complémentaire. - Le contraste de quantité Il concerne les rapports de grandeur entre deux zones colorées. Un rapport équilibré des couleurs élimine par exemple ce contraste. (réf. Bibliographie de la Couleur, ci-contre.) Ses théories sont reprises par de nombreux peintres. Dans les interactions de couleurs des tableaux d’Albers par exemple, puis à travers les formes plus douces de Mark Rothko. La couleur est célébrée dans ses contrastes. Itten met en évidence la position des couleurs l’une par rapport à l’autre, leur éclat, luminosité, les relations dynamiques, les vibrations et mouvements entre elles, les harmonies et leur rapport à une échelle de grandeur, à une spatialité. La couleur reste cependant une expérience sensible qui dépend de la subjectivité de chaque individu, du tempérament. De plus, sa perception est indissociablement liée en volume, comme sur la toile, à la forme et au matériau. Certains artistes du début du Xxe siècle ont décrit des correspondances de formes et de couleur, considérant les trois couleurs primaires comme fondement universel. Kandinsky est le premier à formuler sa pensée dans son livre Du spirituel dans l’art, où il considère le bleu comme rond, le rouge associé à une valeur d’intermédiaire de stabilité à travers le carré et enfi n jaune pour la forme triangle. Plus tard, dans les années 60, l’artiste Donald Judd passe de la peinture à la sculpture. Il explique les valeurs de la couleur pour un objet en trois dimensions. «Si l’on peint un objet en noir ou dans une couleur foncée, il est impossible de distinguer ses bords. Si on le peint en blanc, il paraît petit et d’une grande pureté. Et le rouge, à l’exception d’un gris de cette valeur, semble être la seule couleur qui rende vraiment un objet précis et définisse ses contours et ses angles.» * L’artiste joue beaucoup avec les reflets internes des surfaces peintes de ses sculptures. Il utilise des métaux brillants, du plexiglas transparent coloré, du métal peint.

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Dans une autre partie de ses cours enseignés au Bauhaus, Itten approfondit la relation de la couleur à la matière. Pas seulement dans une recherche de matériaux mais dans l’analyse des textures et de leur rythmes, affinant autant le sens tactile que visuel de la couleur. Grâce à des planches réalisées à partir de différents matériaux, ses élèves s’exerçaient à reconnaître les textures les yeux fermés. Le contraste de matière pourrait s’ajouter à la liste d’Itten. La perception de la couleur étant tributaire des matériaux, et de la texture des éléments. Par exemple, la même tonalité paraît généralement plus claire sur une surface lisse que sur une surface texturée. Cependant sous un éclairage différent, la surface texturée paraitra plus claire. La lumière réagit différemment en fonction des matières. Elle est également une variable essentielle dans la perception des couleurs. Bien avant la théorie des contrastes d’Itten, le Néo-impressionnisme exprime une méthode pour reconstituer la lumière à travers ses paysages. Le peintre Seurat met en pratique la méthode du mélange optique avant que Monet ne l’utilise et d’autres artistes encore. Phénomène décrit auparavant par le physicien Ptolémé dés le IIe siècle après JC. Au Xixe, Maxwell James Clerk concocte une machine qui fait tourner sur des disques des portions de différentes couleurs. Dans le mouvement, elles créent en se mélangeant une nouvelle teinte. La technique pointilliste réside dans la division également de la touche en petits points colorés. Le point ne renvoie qu’à luimême, ne signifie rien et se condensent jusqu’à atteindre une densité efficace. Cette méthode remplace le mélange de couleurs sur la palette pour donner lieu à un mélange d’optique à la surface du tableau, par la persistance rétinienne. L’interaction des couleurs ne se réalise pas seulement dans l’œil du spectateur mais également sur la toile. Le peintre utilise le contraste des complémentaires, pour donner de l’intensité à un rouge au côté du vert par exemple. Ou souligner un orangé éclatant juxtaposé au bleu. Le peintre conçoit ses compositions et la répartition des touches en termes d’ombres et de lumière. «Placer une couleur sombre à côté d’une couleur différente mais plus claire permet d’intensifier le ton de la première et de diminuer celui de la seconde (…)»1 Il utilise les lois des différences de valeurs entre les couleurs, le contraste des couleurs pures donc très lumineux au sein du tableau. La lumière est générée par l’interaction des points. «La petite taille des points fait en sorte que l’œil ne les identifie pas isolément, qu’il est même incapable d’en percevoir convenablement l’addition, mais qu’il réagit à ce qui se passe entre eux.»2 Théories de la couleur

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Chapitre V Matière lumineuse. Phénomène de dispersion des couleurs.

1. John Gage, La couleur dans l’Art, op. cit., p.55. 2.Boehm Gottfried, Georges Seurat, figure dans l’espace, Éditions Hatje Cantz, Stuttgart, 2009, p.90.

La division pointilliste dessine un milieu hétérogène de couleurs et s’unifie dans une vue d’ensemble. Le peintre parle également de température chromatique perceptible dans ses tableaux grâce à la transcription de la lumière. Il reconstitue en peinture une série de contrastes (chaud-froid, de valeur) proche des effets atmosphériques. La lumière et la couleur, intimement liées, induisent en peinture une richesse de combinaisons possibles, autrement perçue en trois dimensions. Dans l’espace, le changement de dimensions, d’échelles et la géométrie des volumes induisent de nouveaux rapports de perception. L’artiste James Turrell travaille sur cette relation étroite entre la couleur, la lumière et l’espace. Ses œuvres, comme l’entreprend Claude Monet, sont liées au paysage et à l’éclairage naturel du lieu qu’elles occupent. La lumière, véritable du matériau, pour Turrell, interroge sa relation à l’espace et agit comme un instrument révélateur du lieu et de ses volumes. Ses œuvres sont généralement implantées in situ (à l’exception de ses installations en musée par exemple) où le terrain et la lumière naturelle offrent les conditions idéales à la création d’une nouvelle perception du lieu. The Kielder Skyspace est la première structure circulaire d’une série de Skyspace qui sera construit dans le monde. Ce Skyspace est situé à Cat Cairn, une colline rocheuse aux vues spectaculaires, à quelques kilomètres du village de Kielder prés de la frontière écossaise. Kielder Skyspace est une chambre cylindrique enterrée, coiffée d’un toit avec une ouverture de 3 mètres de diamètre, circulaire en son centre. Le visiteur pénètre dans cet espace par un tunnel, constituant un passage entre l’intérieur et l’extérieur. Autour de la paroi intérieure court un siège sur lequel le visiteur peut admirer l’ensemble du lieu. Au-delà de ce siège, les surfaces sont totalement blanches, continues, sans interruption, créant une vue globale de la scène. Derrière ces sièges, les sources de lumière de faible énergie sont disposées sur un anneau sur tout le périmètre de la salle. Elles créent une lumière ambiante et diffusent sur l’ensemble des murs, du plafond. Les visiteurs du Skyspace se retrouvent au milieu de cette chambre où le ciel est vu à travers l’ouverture du toit. C’est un travail sur un jeu mesuré, équilibré entre la lumière intérieure, artificielle, et la lumière naturelle du dehors. C’est également un travail sur le temps, lié à l’évolution du paysage environnant. Les conditions de lumière changeantes au crépuscule et à l’aube, offrent une riche exposition de tons et de couleurs à vivre physiquement. Turrell travaille avec un minimum de lumière artificielle. Les yeux s’adaptent au fur à mesure qu’ils découvrent l’environnement et voient les choses, l’espace

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du fond & de la figure en peinture

James Turrell, Projection Pieces , années 60, & The Kielder Skyspace, 2000.

Laurent Saksik, Série Couleurs-Écrans, œuvres présentées au Château d’Azay le Rideau durant l’été 2001.

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Chapitre V Matière lumineuse. Phénomène de dispersion des couleurs.

Bibliographie de Turrell: James Turrell, Rencontre 9, Éditions Almine Rech et Images Modernes, Paris, 2005. James Turrell : eclipse, Michael Hue-Williams, Fine Art Publishers, London, 1999. Jacques Meuris, James Turrell : la perception est le médium, Éditions La lettre volée, Bruxelles, 1995.

progressivement. (réf. Bibliographie de Turrell, ci-dessous.) Dans une autre de ses œuvres, Projection Pieces, James Turrell convoque plusieurs sources lumineuses dispersées dans une pièce, afi n de provoquer une illusion de profondeur. Le visiteur admire l’entrée du dehors comme une image plane sans savoir qu’il s’agit d’un espace en profondeur. Les pièces qui en résultent apparaissent comme des pièges subtils. Un rectangle bleuté, par exemple, semble être fi xé sur le mur d’en face ou perçu comme une projection lumineuse (un peu comme lorsqu’on laisse un projecteur en mode veille et qu’il renvoit ce carré bleu au mur). Le spectateur a l’impression d’une peinture monochrome ou d’une projection de lumière, d’une illusion jusqu’à l’hallucination lorsque l’il voit une personne sortir du cadre bleu qui n’est qu’une pièce de plus. Le sentiment d’un tableau impalpable, dont on perçoit la présence et non la matière. Peinture concrète d’un côté (en place comme un tableau) et luminescences impalpables de l’autre. Turrell joue de ces situations changeantes, réversibles, aléatoires qui évoluent dans le temps et laissent percevoir le réel d’une infi nité de façons. La caractéristique première de ces projets est l’envergure des œuvres, le rapport d’échelle. L’artiste exploite de vastes superficies, des espaces à parcourir autrement qu’à l’habitude. Les apparences du site varient à mesure que les heures passent et que les phénomènes atmosphériques varient. L’implication du passage du temps (le temps chronométré comme le temps météorologique) est indéniable lié à sa pratique. Il invente plusieurs étapes conduisant à la révélation fi nale. Ces aménagements destinés simultanément à fermer et à ouvrir les espaces, surprennent le regard selon le point de vue dans lequel on se situe. Dans des espaces d’une autre proportion, l’artiste contemporain Laurent Saksik révèle au visiteur différents dispositifs qui exploitent les rapports de couleur, le degré de transparence des matériaux et la façon que la lumière a de circuler entre les éléments. La couleur est un rayonnement modulé par la lumière incidente. Elle dépend de son environnement et rend la perception de l’œuvre intrinsèque à l’espace et au temps. Ils explorent la façon de voir chez le spectateur. Ils utilisent la lumière comme matière première afi n d’explorer davantage des sources variées, ses répercussions sur la couleur et la perception que l’on en a. La lumière métamorphose l’espace, par la couleur. Chaque artiste offre une vision de la couleur dans un espace en trois dimensions. Le spectateur n’est pas mis en présence d’une image, mais comme inclus à l’intérieur.

Théories de la couleur

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du fond & de la figure en peinture

Transition V

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J’expérimente les variations de la lumière au sein de nouvelles mises en scène. Le contexte lumineux varie et agit sur la perception de l’objet de près comme de loin. Il révèle ou le fait disparaître et décrit la richesse de son environnement. L’étude Des Grandes Décorations de Monet célèbre la peinture dans son rapport étroit à la lumière. Elle prépare un changement d’échelle et m’apprend à déporter le regard du centre du tableau vers ses bords, puis sa périphérie. La décomposition du paysage dans une multitude de touches colorées m’amène ainsi à considérer la couleur dans l’espace. Le suivi du cours à l’Ensci confirme et explique les liens entre l’emploi de la couleur et le traitement de l’objet en volume. Il rattache la couleur à une pratique du design et traduit son utilisation en trois dimensions. Elle permet d’appréhender l’objet d’une manière plus libre et de travailler en surface les impressions tactiles et visuelles. Les méthodes abordées montrent les différentes étapes qui entrent dans la réalisation d’un objet au niveau du choix des matériaux, de la mise en couleur selon le point de vue et les formes de l’objet, les variations possibles de chacun de ces paramètres. Les séances accompagnent une mise en volume par la couleur permettant le passage de la bidimensionnalité de la toile au rapport en trois dimensions de l’objet. Dans un dernier temps, j’énonce la théorie des contrastes d’Itten et la vision de la couleur chez Seurat, son traitement particulier dans les travaux de Turrell ou bien de Saksis. La couleur est considérée dans un espace délimité, se souciant du point de vue et de l’intensité de l’éclairage, elle induit des changements de perception au niveau des objets ou des matières. Je désire à ce moment mettre à profit l’ensemble de ces observations. Il devient cependant difficile de parler de couleur, de lumière et de matières sans expérimenter vraiment. Il est aussi temps de passer à la pratique.


Conclusion

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du fond & de la figure en peinture

Conclusion

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J’ai souhaité peindre des objets familiers avec l’intention d’enrichir mon point de vue sur le quotidien. J’entreprends alors une série de natures mortes et d’expérimentations qui vont changer ma perception des objets et de leur environnement. Une analyse d’œuvres m’accompagne tout au long du mémoire et aide à approfondir mes recherches en peinture. Les réunions d’objets évoluent, impliquant une analyse de la figure et du fond au sein de la représentation. Au début, l’objet fait fi gure par rapport à un fond épuré, désencombré, il conserve ce statut, se libère de son usage et laisse une dominance colorée unifier la toile. Puis l’objet-série simplifie les formes. Il devient motif, se mêlant au support ou au fond, et permet au spectateur de ne plus distinguer l’objet figure du fond-support ou bien l’objet fond de la fi gure-support. Le regard détaille cet ensemble, parcourt chaque plan du tableau et traverse la toile vers une appréhension de l’objet en trois dimensions. Ces observations ont lieu grâce aux nombreux changements de cadres et de lieux qui entrainent une série de modifications à chaque nouvelle situation. La relation qui lie l’objetsupport-fond, est mise en évidence à mi-chemin, puis remise en cause, pour enfin devenir littéralement fusionnelle. Ce moment où les éléments se confondent, permet un passage à travers la toile. Il ouvre sur une nouvelle dimension qui accueille ces extraits du quotidien et confère aux objets un nouveau statut dans un espace hors du temps et de tout contexte. Ce basculement a lieu au milieu du blanc, neutre, léger, inconnu, qui efface et révèle. Il est perçu comme un espace de projection à travers lequel je reconsidère le statut de ces objets familiers et prends conscience du rapport que j’entretiens avec la matière. Ce rapport est porté par la couleur. J’envisage alors le blanc d’un point de vue de la lumière et fais varier ses intensités. Elle joue à la surface des objets et découvre une multitude de nuances colorées. L’étude de cet univers prépare un changement d’échelle et m’amène, grâce à un cours sur la couleur également, à considérer les rapports colorés de l’objet en volume.


Conclusion

Le travail du mémoire permet de prendre en compte les paramètres liés à la perception d’un objet et d’un espace. Je découvre au fi l des méthodes l’attention portée sur les différents aspects qu’il est important de considérer lors de leur conception. La peinture a permis l’analyse du quotidien par couches et mis en évidence différents niveaux de lecture. Elle révèle la densité d’un paysage, une richesse à la surface des choses ainsi qu’une complexité dans leur organisation au sein du tableau. Puis, au fi l de l’analyse, la peinture dévoile la multitude d’interactions entre l’objet, les autres éléments de la composition et l’environnement qu’ils occupent. Je quitte le mémoire et poursuis mes recherches à travers le projet avec de nouvelles préoccupations et l’envie d’intervenir dans des espaces du quotidien. Comment se réapproprier un contexte familier ? Considérer l’objet en fonction du temps, de l’espace qu’il investit et du point de vue. Regarder les formes d’interactions possibles selon les situations entre l’objet et son milieu. Révéler ses formes en tenant compte des matières, des couleurs, des contrastes et des divers éléments autour. La couleur prend une importance particulière dans mon travail puisqu’elle justifie un passage en volume. Son emploi dépend de plusieurs facteurs (subjectivité, éclairage ambiant, matériaux ou textures utilisées), leurs variations ayant des conséquences sur la perception globale du sujet. Ces observations s’appliquent à chaque projet en cours et soulèvent la question d’une mise en lumière des objets en fonction du lieu et des usages convoqués. Réinvestir le banal, décor familier pour renouveler la façon qu’on a de le regarder avec l’envie de le célébrer jusqu’à amplifier le regard, créer de l’illusion, et ainsi jouer avec nos perceptions.

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Oeuvres analysĂŠes

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Nature morte au gobelet d’argent,

Jean Siméon Chardin, 1769.

Oeuvres analysées

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Giorgio Morandi

Nature morte, annĂŠes 1950.

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Oeuvres analysées Henri Matisse,

Intérieur au rideau égyptien, 1948.

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Miquel Barcelo, Sistole diastole, 1987.

du fond & de la figure en peinture

Miquel Barcelo, Sans Titre, 1994.

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Oeuvres analysĂŠes

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Claude Monet,

Grandes DĂŠcorations des NymphĂŠas (extrait), 1914-1918.

du fond & de la figure en peinture

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Oeuvres analysĂŠes

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Claude Monet, Grandes Décorations des Nymphéas, (aperçu à l’Orangerie du jardin des Tuileries.)

du fond & de la figure en peinture

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Travail personnel

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Tablette graphique

Travail personnel

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122

Iphone

&

Imac

du fond & de la figure en peinture


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Deux souris

&

Trois souris

du fond & de la figure en peinture


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Enceintes

&

C창ble audio

du fond & de la figure en peinture


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Iphone et canette

du fond & de la figure en peinture

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Table de chevet

Travail personnel

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Au bord de l’étagère 1

du fond & de la figure en peinture

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Au bord de l’étagère 2

Travail personnel

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Livres, chargeur et coupelles

du fond & de la figure en peinture

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133

Enceinte, thÊière et moleskine


Tasses suspendues

du fond & de la figure en peinture

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RĂŠunion de tasses

Travail personnel

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Mugs 1

&

Mugs 2

du fond & de la figure en peinture


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Poelle seule

du fond & de la figure en peinture

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Pichet seul

Travail personnel

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Pile d’assiettes 1

du fond & de la figure en peinture

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Travail personnel Pile d’assiettes 2

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Bols qui s’entassent

du fond & de la figure en peinture

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Pichets au carton

Travail personnel

143


Iphone, c창ble VGA et bougie

du fond & de la figure en peinture

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Empreinte de montre

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Empreinte d’Iphone 1

du fond & de la figure en peinture

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Empreinte d’Iphone 2

Travail personnel

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Empreinte d’Iphone 3

du fond & de la figure en peinture

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Au fond du sac 1

Travail personnel

149


Macbook Pro en veille spectrum

du fond & de la figure en peinture

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Travail personnel Au restaurant 1

&2

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Quelques affaires dans la neige

du fond & de la figure en peinture

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Au fond du sac 2

Travail personnel

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Vaisselle dans la neige 1

du fond & de la figure en peinture

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Vaisselle dans la neige 2

Travail personnel

155


Verre d’eau et coupelle dans la neige

du fond & de la figure en peinture

156


Passoire au soleil

Travail personnel

157


Tasse avec lumière homogène

du fond & de la figure en peinture

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Tasse entre chien et loup

Travail personnel

159


Tasse matin

du fond & de la figure en peinture

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& soir

Travail personnel

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Ipod matin

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& soir

Travail personnel

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Tasse Ă contre jour 1

du fond & de la figure en peinture

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Tasse Ă contre jour 2

Travail personnel

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du fond & de la figure en peinture

Ipod entre chien et loup

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Bilbliographie

167



bibliographie

Chapitre i

Jean Baudrillard, Le Système des objets, Éditions Gallimard, Paris 1978. Daniel Arasse, On n’y voit rien, Éditions Denoël, Paris 2000. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, Paris 1945.

Grimm Claus, Natures mortes flamandes, hollandaises et allemandes aux XVII e et XVIII e siècles, Éditions Herscher, Paris 1992.

Charles Sterling, La nature morte : de l’Antiquité au X X e siècle, Éditions Orangerie des Tuileries, Paris 1952.

Natures mortes italiennes, espagnoles, et françaises au XVII e et XVIII e siècles, Grimm Claus, Éditions Herscher, Paris 1996.

Faré Michel, Le grand siècle de la nature morte en France : le XVII e siècle, Éditions Fribourg, Paris 1974.

Karine Lanini, Dire la vanité à l’Âge classique : paradoxes d’un discours, Éditions Honoré Champion, Paris 2006, p.10 - 84.

Bott Gian Casper, Nature Morte, Taschen, Paris 2008.

Chardin

Chapitre ii Morandi

Hubert Comte, La vie silencieuse : essai sur la nature morte de l’Antiquité à nos jours, Éditions la Renaissance du livre, Bruxelles 1998.

Hélène Prigent et Pierre Rosenberg, Chardin, la nature silencieuse, Éditions Gallimard, Paris 1999.

André Comte-Sponville, Chardin ou la matière heureuse, Éditions Société Nouvelle Adam Biro, Paris 1999.

Marianne Roland Michel, Chardin, Éditions Hazan, Paris 1994.

Renée Démoris, Chardin, la chair et l’objet, Éditions Olbia, Paris 1999.

Georges Perec, Les Choses, Éditions Pocket, Paris 2006. Morandi dans l’écart du réel, Éditions Musée d’art moderne de la ville de Paris, 2001. Morandi 1890-1964, Museo d’arte moderna di Bologna (Mambo), Éditions Skira, 2009.

Karen Wilkin, Giorgio Morandi, œuvres, écrits, entretiens, Éditions Hazan, Paris 2007.

Chapitre iii Matisse

Rémi Labrusse, Matisse : la condition de l’image, Éditions Gallimard, Paris 1999, p.200 -260.

Dominique Fourcade, Henri Matisse, Écrits et Propos sur l’art, Éditions Hermann, Paris 1972.

Dominique Levy-Eisenberg, Lire Matisse, la pensée des moyens, Éditions l’Harmattan, Paris 2005, p.58 -126.

Henri Matisse : Vence, l’espace d’un atelier, Éditions Réunion des musées nationaux, Paris 2007.

Laurence Millet, L’ABCdaire de Matisse, Éditions Flammarion, Paris 2002.

Gilles Néret, Matisse, Éditions Taschen, Paris 2001.

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du fond & de la figure en peinture

Malévitch

Chapitre iv

Barcelo

Malevitch : un choix dans les collections du Stedelijk museum d’Amsterdam, Édition Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, 2003.

Andréi Nakov, Malévitch aux avant-gardes de l’Art Moderne, Éditions Gallimard, Paris 2003.

La lumière et la couleur, 4e tome des écrits de Kasimir Malévitch, Éditions L’âge d’homme, Lausanne 1993, p.61-101.

Jeannot Simmen, K.Malévitch, sa vie et son œuvre, Éditions Köenemann Kolja Kohlhoff, Cologne 1999.

Gilles Néret, Malévitch et le suprématisme, Éditions Taschen, Paris 2003.

* Kasimir Malévitch, Le Suprématisme, 34 dessins, Marcadé, 1920 Paris.

David Batchelor, La peur de la couleur, Éditions Autrement Frontières, Paris 2001.

Notes sur Alberto Giacometti, Louis Clayeux, Édititons l’Échoppe, Paris 2007.

Brian O’Doherty, Inside the White Cube – The ideology of the Gallery Space, University of California Press, San Francisco 1999.

Michel Pastoureau et Dominique Simonnet, Le petit livre des couleurs, Éditions du Panama, Paris 2005.

Jean Paulhan, Braque le Patron, Éditions Gallimard, Paris 1980.

Le Corbusier, L’Art décoratif d’aujourd’hui, Éditions Flammarion, Paris 1996.

Castor Seibel, Barcelo ou la Peinture, Éditions l’Échoppe, Paris 1998.

Jean Marie del Moral, Barcelo Mundo, Éditions Actes Sud, Paris 2009.

Joëlle Busca, Miquel Barcelo, le triomphe de la nature morte, Éditions La lettre volée, Bruxelles 2001.

Ryman

Pierre Péju et Eric Mézil, Portrait de Miquel Barcelo en artiste pariétal, Éditions Gallimard, Paris 2008.

«Miquel Barcelo, alchimiste de la peinture», Connaissance des Arts, Paris, mai 2007.

Suzanne P. Hudson, Robert Ryman, Used Paint, The MIT Press, Cambridge 2009.

Robert Ryman, Éditions du musée national d’Art Moderne et du Centre Georges Pompidou, Paris 1981.

Jean Frémon, Robert Ryman, le paradoxe absolu, Édititons l’Échoppe, Paris 2007.

170

Miquel Barcelo, Éditions du Jeu de Paume, Paris, 1996.


bibliographie

Chapitre v

Johannes Itten, Art de la couleur, Éditions Dessain et Tolra, Paris 2001.

Tanizaki Junichirô, L’Éloge de l’ombre, Éditions Orientalistes de France, Cergy 1996.

Emmanuelle Michaux, Du panorama pictural au cinéma circulaire, éditions L’Harmattan, Paris 1999.

John Gage, La couleur dans l’Art, Éditions Thames&Hudson, Paris 2009.

Joseph Albers, Interaction of Color, revised and expanded Edition, Yale University Press, Londres 2006.

Richard Lionel, Comprendre le Bauhaus : un enseignement d’avant-garde sous la République de Weimar, Éditions Infolio, Gollion (Suisse) 2009.

Jean-Philippe Lenclos, Couleurs de la France : géographie de la couleur, Éditions Moniteur, Paris 1999.

Monet

de Paul Claudel à André Masson, Regards sur les nymphéas, Éditions Réunion des musées nationaux, Paris 2006.

Louis Gillet, Trois variations sur Claude Monet, Éditions Klincksieck, Paris 2010.

Philippe Piguet, Claude Monet prospectif, Éditions l’Échoppe, Paris 2010.

Stéphane Lambert, L’adieu au paysage, Éditions la Différence, Paris 2008.

Georges Clémenceau, Claude Monet, Éditions Bartillat, Paris 2010. Seurat

Boehm Gottfried, Georges Seurat, figure dans l’espace, Éditions Hatje Cantz, Stuttgart 2009.

Felix Fénéon, Georges Seurat et l’opinion publique, Éditions L’Échoppe, Paris, 2010.

Turrell

James Turrell, Rencontre 9, Éditions Almine Rech et Images Modernes, Paris 2005.

Jacques Meuris, James Turrell : la perception est le médium, Éditions La lettre volée, Bruxelles 1995.

Michael Hue-Williams, James Turrell : eclipse, Fine Art Publishers, London 1999.

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bibliographie

Revues

Sites Internet

«Oublier l’exposition», Art Press, numéro spécial 21, Paris 2000.

Laurent Saksik, - http://www.espacedelartconcret. fr/index.php?page=laurent-saksik - http://www.dominiquefi at.com/ artists/laurent-saksik/ James Turrell, - http://www.youtube.com/watch ?v=QWekIcZaKns&feature=related http://www.youtube.com/watch? v=3rJa9kIVwto&feature=related - http://www.youtube.com/ watch?v=BoQyF64-KNA INA, - http://www.ina.fr/art-et-culture/ litterature/video/I00005530/ georges-perec-a-propos-de-son-livreles-choses.fr.html - http://www.ina.fr/video/ I05129103/georges-perec-chez-luise-presente-puis-parle.fr.html TED, - http://www.ted.com/talks/rogier_ van_der_heide_why_light_needs_ darkness.html

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