VALEUR(S) ENSCI - Les Ateliers Décembre 2014
DES
LENTEURS Un mémoire à deux vitesses de Manon D’Ercole
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VALEUR(S)
DES
LENTEURS Mémoire de fin d’études à deux vitesses de Manon D’Ercole Dirigé par Miguel Mazeri ENSCI - Les Ateliers Décembre 2014
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INTRODUCTION
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Ť LA LENTEUR EN CREUX DE LA VITESSE
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. La vitesse : genèse et installation d’un paradigme dominant
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1 . Analyse sémantique
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2 . Une explication historique, culturelle et contextuelle
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3 . Fascination : le sentiment de la vitesse
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. Une accélération exponentielle vers une perte de contrôle
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1 . Les effets de l’accélération sur l’individu
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2 . Une perte de contrôle généralisée
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3 . La perte de contrôle, l’aboutissement de la modernité tardive?
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. Limites et critiques : une perte de sens et ses conséquences
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1 . Déclin du temps de réflexion et de sa profondeur
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2 . Disparition du long terme au profit de l’immédiat
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3 . Décontextualisation
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Conclusion de la première partie
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Ť UNE VITESSE À L’ÉCHELLE DU CORPS - ETUDES DE CAS
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. La marche
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. L’observation
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. La voie du thé
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Conclusion de la seconde partie
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SOMMAIRE
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UN RAPPORT VITESSE/LENTEUR À REDÉFINIR
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. Alternance des rythmes
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. Ilôts de décélérations
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. Le rythme lent du temps long
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Conclusion de la troisième partie Ť
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LE TEMPS JUSTE DE L’ACTION
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. Le temps juste d’une production
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1 . Le Slow, un discours fédérateur
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2 . Néo-artisanat
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3 . Requestionner les moyens de production
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4 . Quelle plus-value pour l’usager?
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. Le temps juste de l’usage
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1 . Un slow design pour l’usager
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2 . Des usages hétérotopiques pour des attitudes d’ouverture
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3 . Respect
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4 . Rituel
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5 . Ce que l’on peut apprendre de l’attente et de la résistance
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. Conclusion de la troisième partie Ť
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CONCLUSION
Une cinquantaine de voyageurs installés sur les banquettes rembourrées s’occupent indolemment. Nombreux sont les regards qui se perdent de l’autre côté de la vitre; les pupilles décrivent de vifs allers-retours, embrassant l’immensité de l’horizon par lambeaux panoramiques. La lumière déclinante se teinte d’ambre et réchauffe les couleurs fanées de cet intérieur d’une autre époque : cuir bordeaux défraichi, napperon, rideaux blancs désuets, bouilloire fumante, fumet de pieds et de fruits trop mûrs. Certains entreprennent de transformer leurs banquettes en cocon pour la nuit, déployant matelas et linge défraîchi. Une fillette se balance entre les barreaux métalliques des couchettes. Deux vieux ouvrent une première bouteille de vodka. La nuit tombe. Nous avons passé un nouveau fuseau horaire. Quelle heure est-il alors? L’heure du thé, ou des nouilles lyophilisées; le Samovar, seul maitre zélé des heures à bord du dortoir ambulant. Ici, c’est toujours l’heure du thé. Boire le thé fait passer le temps et rassemble. Chacun met à disposition de son voisinage de couchette un paquet de gâteaux ou des bonbons. On partage, on offre, on troque. Un dessin contre un poisson séché et une carte postale de la mer noire : le deal est honnête.
Je dévisage, fouille les traits, interroge le regard, croque un visage. A mesure que j’inscris l’expression sur le papier, l’intimité se crée. On discute beaucoup. On se rencontre, on se découvre même si la communication peut sembler mal aisée : on a le temps.
Le temps,
bien que dilaté,
continue de s’écouler.
J’ai le temps de prendre le temps pour chacune de mes actions, car j’en ai devant moi, du temps. J’ai le temps de lire les 928 pages d’Anna Karenine. M’accordant même de revenir à certains passages pour mieux les savourer. J’ai le temps d’observer la lumière et de la photographier. Filtrant ainsi derrière le rideau, elle mérite d’être immortalisée. J’ai le temps de cajoler une petite poupée russe. J’ai le temps de m’étonner de choses simples, le wagon en regorge. J’ai le temps d’écrire. De rencontrer. D’observer. De repenser aux étapes précédentes du voyage. De discuter. D’approfondir. De m’étonner De me reposer. De me confier. D’offrir. De faire semblant de dormir. De penser. De gouter. De siroter. De boire du thé. J’ai le temps.
J’ai le temps de dessiner - des bouleaux. Ces piquets blancs qui se dressent fantomatiques, scandant inlassablement l’étendue des steppes, me fascinent. Un bouleau, Deux bouleaux, Trois bouleaux, Douze bouleaux, Soixante-quinze bouleaux, Quatre cent cinquante bouleaux, Dix mille bouleaux, Un quintal de bouleaux, Un trillion de bouleaux … Combien de bouleaux dans les forêts de Sibérie? Je les regarde défiler. Un à un ou par bouquets. Hypnotisée par l’inlassable répétition du presque même.
Une franche sensation de bien-être, presque candide, me submerge peu à peu; doublée d’une inébranlable sensation que quelque chose d’important se passe ici - un ici qui n’est d’ailleurs que de passage - à bord du Transsibérien.
INTRODUCTION
Si j’avais peur de m’ennuyer durant ces soixantequinze heures à huis clos, l’ennui fut pourtant le grand absent de cette expérience. Sortant du train, je me suis même surprise à regretter d’arriver à destination ; le temps avait passé vite, finalement. En effet, le temps au-delà de son objectivité - il s’écoule implacablement à vitesse constante - a également une dimension subjective, soumise à l’histoire et au ressenti de chacun. Ainsi un voyage de trois jours en Transsibérien peut sembler d’une incroyable fluidité, quand une heure à bord du RER B aux heures de pointe peut cruellement s’éterniser. Se pourrait-il qu’il existe une relation de proportionnalité entre vitesse éprouvée et bienêtre ? Toujours est-il que je n’ai pas eu le temps de faire tout ce que j’avais prévu à bord de mon wagon-lit ; j’avais préparé une pléthore de livres et de lettres à écrire pour m’occuper ce temps durant. Ce que je n’avais pas prévu en réalité, c’était une absorption par le moment présent, qui ne nécessite pas de s’agiter pour tromper l’ennui. L’immensité du territoire russe a imposé à ses habitants de s’accoutumer aux longues distances et à la cadence de ce mode de transport. S’installant sur leur couchette, ils entrent dans une sorte d’ataraxie bienveillante ; regarder nonchalamment par la fenêtre, dormir, boire du thé tout au long de la journée comme prétexte à discussions, se laisser bercer par le roulis du train, le regard dans le vide,
deviennent des activités à part entière. Pour certains, c’est l’occasion de se reposer, pour d’autre, l’occasion de rencontres : ils accueillent avec un plaisir résigné l’exiguïté de ce lieu qui leur sera commun plusieurs jours durant. Le wagon est finalement le prétexte, le lieu d’accueil d’un rythme hors du temps1 ; car le temps qui est impalpable en lui-même trouve son relief dans un cadre spatial : on parle d’espace-temps. C’est en effet l’espace restreint du wagon qui constitue un horizon limité et préservé, permettant à la lenteur de se déployer. C’est donc la question du peu qui est soulevée. Le peu d’espace induit une manière singulière de s’installer dans la durée : le corps se réorganise par rapport à cet espace-temps, économisant les gestes et instaurant de nouveaux intervalles avec son environnement et autrui. Le peu de sollicitation, quant à lui, convoque la notion de moindre mesure, en redonnant de l’importance à l’insignifiant. De l’humilité du cadre émane une finesse, suivant une sorte d’oxymore : on a sous les yeux à la fois peu et beaucoup ; le beaucoup se situant somme toute dans la qualité de l’observation de l’individu lui-même. Contrairement aux voyageurs locaux, je n’étais pas moi-même habituée, ni même préparée, à une telle expérience temporelle. Ce rythme qui m’était imposé s’est peu à peu mué en un rythme consenti ; et c’est une fois rési-
1. On parle ici d’un temps objectif dont on se détache au profit d’un temps subjectif et qualitatif, affranchi du décompte des minutes.
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gnée, libérée de toute résistance que ce qui m’apparaissait comme une épreuve s’est révélé un moment profond, sincère et riche de sens. Ce ralentissement forcé a, contre toute attente, généré en moi un sentiment de bien-être que je ne peux pas vraiment qualifier de nouveau, mais plutôt de familier à l’intensité décuplée. L’horizon de la lenteur que constituait mon wagon était comme la condition d’une disposition à accueillir ce qui se passait autour de moi, dans son dénuement et sa simplicité.
déploiement temporel générateur d’expériences sensibles et narratives. La question de la lenteur s’est donc imposée d’ellemême comme sujet de mémoire au croisement de ces considérations. Ces six mois de réflexion étaient l’occasion de creuser mon expérience sensible, et de lui donner l’ampleur qu’elle me semblait - et me semble encore plus aujourd’hui - mériter, à travers une contextualisation sociologique.
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Cette expérience m’a vivement questionnée depuis ma traversée de la Sibérie l’été 2011. J’ai cherché à comprendre d’où provenait cette émotion, situé quelque part entre joie, enthousiasme et sérénité - j’étais alors bien loin de l’analyse que vous venez de lire. Et c’est à force de réflexion et de discussions informelles, que le lien avec le rythme ralenti du train m’a paru évident. Puis j’ai pris connaissance du Slow food et autres mouvements Slow à travers des lectures, livres, revues, et des documentaires. J’ai entendu parler d’urgence et de décélération. Je devenais également plus attentive aux plaintes quant au manque de temps que j’entendais autour de moi. Etudiante à l’ENSCI et parisienne depuis peu, ne me sentais-je pas moi-même fréquemment sur-sollicitée et en défaut de temps ? Ainsi m’est peu à peu apparu, que ce qui m’interrogeait allait bien au delà de ce que j’avais vécu dans le Transsibérien, et faisait écho à une problématique plus générale de société, basée sur l’essoufflement d’un modèle économique. Mais encore, cette question du temps long ne m’étaitelle pas familière dans ma pratique du design ? Qu’il s’agisse des thèmes abordés ou de la manière de mener mes recherches, est ressortie une affinité sous-jacente pour un
J’ai donc souhaité étudier l’influence de la lenteur sur l’individu et sur son rapport au monde ; la relation qu’il entretient à son environnement, à autrui et aux objets. Quand je parle ici de lenteur, je l’entends comme phénomène et source de ressenti. Je ne souhaite pas l’aborder en tant que vitesse physique, ou que notion philosophique, mais comme modalité d’expérience, comme manière d’être au monde et d’en prendre conscience. Au sein d’une société qui favorise la vitesse, que pourrait alors proposer une renégociation de notre rapport au temps selon un rythme ralenti ? En quoi la lenteur pourrait-elle être envisagée comme pratique alternative permettant un ressaisissement de notre mode de vie ? s Cette étude, je l’ai voulue fournie et curieuse : j’ai souhaité multiplier les points d’accroches et champs d’investigation, afin de concevoir la lenteur dans sa diversité d’horizons qui selon moi fait sa richesse. Cela m’a permis en outre de donner du poids à cette thématique qui ne se résume pas, loin de là, qu’à une question de bien-être. Elle englobe des considérations aussi bien sociales que politiques, phénoménologiques, esthétiques, économiques et philosophiques. Elle constitue donc selon moi une approche pertinente, car elle se situe au croisement de
nombreuses problématiques contemporaines, au sein desquelles je cherche à me positionner en tant que designer. Cependant, il m’a fallu circonscrire mon sujet, que j’ai choisi d’orienter sur des questions de lien social et de ressenti individuel. J’ai de ce fait choisi de ne pas me focaliser sur la thématique de la crise environnementale qui est trop souvent la seule interrogée. Je ne l’ai pourtant pas évacuée, la question d’écologie étant indissociable de celle de la lenteur comme manière de retrouver un équilibre. Elle reste ainsi un soubassement constant de ce mémoire. s Du fait de la multiplicité des champs à aborder, mes recherches se sont aventurées dans divers registres de lectures : aussi bien des ouvrages de sociologie et d’anthropologie, que des essais de philosophie, des romans ou encore de la poésie. J’ai en outre souhaité accorder une place importante à la construction d’un terrain personnel sur le mode du carnet de bord romancé, de la microsociologie et de l’ethnographie. En effet, ce mode de recherche me semblait adapté à ma volonté de valoriser ces choses dissimulées, auxquelles la thématique de la lenteur ainsi qu’une observation et une écoute poussées, sont à même de redonner de l’importance. Ma recherche s’est ainsi inscrite dans le sillage de Perec ou encore d’Annie Ernaux, pour ce qui est de l’approche de la réflexion par l’observation des pratiques. Adopter ce dispositif d’investigation était selon moi un moyen nécessaire d’allier fond et forme de mon mémoire, puisque la lenteur - nous le verrons dans le développement - constitue un mode de conscience et d’intelligibilité nécessaire à une compréhension affinée des phénomènes. Je suis donc passée par différents médiums d’observation :
. Des interviews fouillées m’ont permis de découvrir des approches singulières de la lenteur. En effet, je considère dans cette étude la lenteur comme protocole d’expérience. Elle implique donc un dispositif, traverse des personnalités, des échelles, des lieux, auxquelles j’ai ressenti le besoin de me confronter en menant une étude de terrain. De cette manière j’ai pu sortir de l’abstraction de certaines lectures et aller chercher les manifestations de la lenteur au sein de pratiques et de vécus réels. De plus, c’est un sujet qui touche aux sensibilités, il m’a donc semblé nécessaire d’aller les interroger, et de considérer à leur juste valeur les expériences personnelles, les impressions et sensations, liées à une dilatation temporelle. Et celles-ci ne se délivrent avec finesse et profondeur, que lorsque l’on y accorde du temps et de l’implication. C’est pourquoi il m’a tenu à coeur de faire des interviews longues, parfois renouvelées, et quand il était possible, de rencontrer mes interlocuteurs privilégiés dans leur environnement de travail, sur le mode de la participation observante. C’est bel et bien ce rapport de proximité, le soin accordé à la personne et à son énonciation, qui selon moi permet d’aboutir à une écoute puis à une étude qualitative. C’est de cette manière que l’on sort de l’énoncé vague et du sondage quantitatif anonyme, pour aller vers des études qui prennent en compte les sensations et émotions humaines liées à une pratique ; ce qui incombe, à mon sens, pleinement au designer. Puis, le fait de recouper ces interviews entre elles et de les confronter à mes lectures m’a permis de tirer des postulats plus généraux de ces situations particulières. . Des récits d’expériences personnelles, sur le mode de la participation observante, m’ont permis de me poser comme sujet de mon propre objet de recherche. En effet, je cultivais d’ores et déjà une sorte de recueil mental d’expériences et de souvenirs dans lesquels j’avais décelé la lenteur. J’avais déjà écrit à propos de certains, et je brûlais de disséquer les autres.
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1. 1. Sansot Pierre, Du bon usage de la lenteur, 2000.
1. 2. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005.
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Si j’ai grossi certains traits de ces récits afin de donner plus de visibilité à mes analyses, elles restituent des souvenirs réels, que j’ai cherché à retranscrire le plus fidèlement possible. L’idée étant de mettre en évidence des détails ou des impressions qu’il me semblait important de sortir de l’anonymat, dans le cadre de cette étude sur la lenteur et, à travers elle, le ténu. s Je tiens cependant à préciser que contrairement à Pierre Sansot1, je ne compte pas écrire un éloge de la lenteur, qui expliquerait mon choix d’un mode de vie lent et ses qualités. Je n’écris pas non plus pour clarifier une démarche de design basée sur la lenteur que j’aurais développée. Je ne me considère pas, malheureusement peut-être, comme quelqu’un de lent. Et plus d’une personne s’est étonnée de me savoir traiter un tel sujet. Ce mémoire, je l’ai conçu comme un espace de recherche autour d’un concept qu’il me semble pertinent d’intégrer à ma pratique du design, et plus généralement d’interroger en regard de ma vision de la société au sein de laquelle je pratiquerai ma future profession. A travers mes recherches mais aussi l’écriture, j’ai cherché à mûrir mon avis et mon attitude vis à vis de la thématique, tout autant que j’ai cherché à questionner mon lecteur. s Pour commencer, il m’a semblé inopportun d’étudier la lenteur sans interroger la vitesse, qui reviendrait à concevoir l’ombre sans considérer la lumière. J’ai donc, dans une première partie, recherché la provenance d’un penchant certain de la société occidentale pour la vitesse. A travers l’ouvrage Accélération : Une critique sociale du temps d’Hartmut Rosa2 qui s’inscrit dans le sillage de l’école de Francfort, nous verrons en quoi une accélération généralisée s’est développée conjointement à la modernité. Nous étudierons
également les limites d’un tel modèle temporel, et en quoi il pourrait constituer un véritable excès de vitesse. La lenteur pourrait constituer une contestation, mais aussi une alternative à un paradigme de la vitesse qui ne semble pouvoir durer dans le temps. Afin de prendre mes marques de manière fraîche, presque naïve (indépendamment de la vague des mouvements slows qui se réduisent malheureusement parfois à des stratégies marketing) j’ai souhaité, dans une seconde partie, développer des études de cas de pratiques que je juge intimement liées à la lenteur : la marche, le dessin et la cérémonie du thé japonaise. Recoupées, leurs analyses m’ont permis de mettre en évidence des analogies, me donnant ainsi les premières clefs d’une définition de la lenteur : elles m’ont permis de la qualifier, d’y associer des attributs, des valeurs et des considérations, afin de me représenter un système gravitant autour du concept de lenteur, qui n’est en soi qu’abstraction. Après cette première approche d’un rythme ralenti dont on perçoit d’ores et déjà les potentiels bienfaits, il est légitime de se demander si la lenteur est une vertu, et si elle pourrait constituer un modèle à suivre. Comment s’incarne-t-elle concrètement dans la vie de l’individu ? Comment se manifeste-t-elle ? C’est l’objet d’une troisième partie qui nous permettra de définir ses modalités d’existence. Enfin, la lenteur étant qualifiée, cadrée et les bénéfices qu’elle propose étant mis en valeur, je me demande dans une dernière partie, comment cette considération peut s’incarner dans une problématique de design. A quel niveau la lenteur peut-elle présenter des intérêts, que ce soit pour le designer lui-même, ou pour l’usager ? Nous nous appuierons dans cette recherche sur la pensée matérialiste, développée par Richard Sennett dans son ouvrage
Ce que sait la main ? La culture de l’artisanat1, pour ce qui est de la question de la pratique et de l’apprentissage.
1. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008.
s Dans un souci d’allier fond et forme, j’ai souhaité proposer deux niveaux de lecture - et donc deux différents rythmes de lecture - à mon mémoire : l’idée était de permettre aussi bien une lecture rapide balayant le contenu théorique sans entrave, qu’une lecture plus sinueuse, qui enrichit d’études de cas et de questionnements annexes le fil dur du mémoire. Il ne s’agit pas de simple exemples, mais de moyens d’intelligence de ce vaste sujet, qui constituent véritablement mon chantier d’étude sur lequel se base mon travail. Si le niveau de lecture rapide peut se lire de manière autonome, énonçant clairement l’avancée de la réflexion, s’en contenter reviendrait à s’accommoder d’un résultat déjà digéré par six mois de travail. C’est dans le niveau de lecture lente que la pensée se déploie, balbutie, fouille et interroge. En cela, elle reste selon moi une matière riche, ouverte à d’autres analyses et interprétations de qui se pencherait à ma suite sur ce sujet. Mis au fait de ce « mode d’emploi », il revient in fine au lecteur de choisir le temps qu’il accorde à une lecture ; et son appréciation sera en soi une manière de vérifier - ou non - la position que je soutiens dans ce mémoire. s
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LA LENTEUR EN CREUX DE LA VITESSE UNE VITESSE À L’ÉCHELLE DU CORPS UN RAPPORT VITESSE/LENTEUR À REDÉFINIR LE TEMPS JUSTE DE L’ACTION
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路 Lenteur 路
Caractère de ce qui est lent, de quelqu’un qui est lent : La lenteur des travaux.
Manque de vivacité : Comprendre avec lenteur. Lenteur d’esprit.
*Liste des synonymes du mot « lent » issue du dictionnaire en ligne CRISCO. La taille des synonymes est ici proportionnelle au classement par pertinance du site.
LA VITESSE : GENÈSE ET INSTALLATION D’UN PARADIGME DOMINANT
1. ANALYSE SÉMANTIQUE La sémantique faisant foi, il ne fait pas bon être lent; là où cette langue est d’usage pour le moins. En effet, on peut noter une tendance nettement dépréciative du vocabulaire de la lenteur, contrairement à un lexique de la rapidité bien plus valorisant. Le dictionnaire Larousse1 définit la lenteur purement et simplement comme un « Manque de vivacité, de rythme, d’animation » tenant pour exemple « un film lent où l’on s’ennuie ». Plusieurs choses en ressortent. Premièrement que la lenteur serait un manque; un négatif; une négation de ce qui devrait être : quand la vivacité fait vertu, la lenteur, plus discrète, se tapit dans son ombre. Ce qui ne promet pas de beaux jours à nos âmes lentes puisque la lenteur serait par définition marginale. Cela induit un jugement de valeur; un jugement qui condamnerait la lenteur de ne pas être ‘assez’; un jugement social, temporel et contextuel.
Au delà du jugement de valeur, ressort avant tout une dualité. En effet, le mot « lent »2 est défini comme une chose « qui se fait dans un temps relativement long, par comparaison avec d’autres : Le mouvement des astres. » La lenteur est avant tout une vitesse, et la vitesse, si l’on écarte les théories d’Einstein pour un temps, est relative. N’est lent ou rapide qu’un phénomène par rapport à un autre, qui devient ainsi un référentiel : « Qui se déplace en parcourant relativement moins d’espace que d’autres dans un même temps : La tortue est un animal lent. »3 Enfin, qu’il s’agisse de la marche des astres ou de l’allure de la tortue, c’est un mouvement que l’on prend en compte et que l’on va qualifier de rapide ou de lent. La lenteur et la vitesse ne sont autre que deux façons de se mouvoir selon le temps et dans l’espace. Et c’est la vitesse d’un mouvement par rapport à celle d’un autre ou le changement de régime de vitesse d’un même corps, accélération ou décélération, qui vont donner corps à la lenteur et à la rapidité. Cette analyse sémantique s’est avérée primordiale dans la manière d’aborder mes recherches. Elle m’a permis
1. http://www.larousse.fr (consulté le 26 mars 2014)
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2. Ibid.
3. Ibid.
1. En effet, si la première locomotive à vapeur ne dépassait guère les 10km/h, le Shinkansen a atteint le 21 avril 2015 une vitesse de 603km/h, jusqu’à un prochain record. Ce qui raccourcit une distance de 60 fois, ainsi que le temps pour la parcourir.
2. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005, p. 78. L’auteur cite Paul Virilio.
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de rapidement comprendre que je ne me confrontais pas au mot lenteur, mais à un couple en mouvement, dont les relations seraient plutôt de l’ordre de la rivalité que de la bonne intelligence; un tandem concurrentiel, dont l’un aurait nettement la tête hors de l’eau. La lenteur ne se voit et ne se conçoit qu’en creux de la vitesse, dans ses contreforts fluctuants. Pour comprendre la lenteur, il me faudrait d’abord interroger la rapidité, appelée parfois confusément vitesse, à travers les méandres et paradoxes de ses mérites et faiblesses. Commençons alors par étudier pourquoi et comment s’est établi ce rapport de force à l’avantage de la vitesse, qui s’est faite l’antonyme de la lenteur.
s
2. UNE EXPLICATION HISTORIQUE, CULTURELLE ET CONTEXTUELLE Plusieurs étapes et mouvances d’ordre historique, culturel et contextuel apparaissent comme des causes interconnectées à l’origine de la genèse d’un nouveau paradigme. Celui-ci est du fait d’évolutions ou de fractures qui mettent en opposition différentes perceptions du temps - pré-moderne/moderne, occident/orient, en ville/dans les campagnes etc - qui définissent un mille-feuille contextuel au sein duquel la vitesse s’est définie comme valeur normative, dépréciant la lenteur dans son sillage.
notion de progrès prend un nouvel élan, devenant une notion économique, une puissance, un potentiel de pouvoir. L’industrialisation est par essence progressiste : elle permet grâce aux progrès techniques et scientifiques, de raccourcir distances et laps de temps1. Chemin de fer, communication, électricité, mécanisation de l’agriculture, ouvrent des horizons jusqu’alors insoupçonnés et plein de promesses. Le progrès, plus que jamais, fascine; car il s’agit d’un système ouvert, un horizon aux bornes toujours plus lointaines. Le mouvement ascendant du progrès redouble d’ardeur lors d’une nouvelle révolution, numérique cette fois. L’éclosion des technologies numériques et le souffle inédit qu’apporte Internet aux possibilités de communication, bouleversent en profondeur les pays industrialisés et les rapports planétaires désormais mis en réseau. Les nouvelles perspectives d’innovation sont alors vertigineuses et rendent plus inassouvissable que jamais l’appétit de progrès. Mais pour quoi ou pour qui? La réponse n’est plus aussi claire qu’au temps des lumières. De l’idéal de progrès de soi, on glisse vers un désir de progrès technique pour la technique. Selon les propos de Paul Virilio, on assisterait à un remplacement de la « vitesse métabolique » par une « vitesse technologique »2 , qui elle, peut toujours être augmentée.
Déclin de la religion : la vitesse, un nouveau Dieu « La morale chrétienne a servi à développer la vie
intérieure de l’homme. Elle n’a plus de raison d’exister aujourd’hui, puisqu’il s’est débarrassé de tout le divin.
Le progrès : Une nouvelle idéologie L’esprit des lumières érige au XVIIIe siècle un idéal de progrès de soi dans un monde qui apparait, au lueurs de la science, sans limite. Avec la révolution industrielle, la
(...) La morale futuriste défendra l’homme de la décomposition provoquée par la lenteur du souvenir, de l’analyse, du repos et de l’habitude. L’énergie hu-
« Il y avait là le ronflement continu de la machine à l’oeuvre » r « Alors, Denise eut la sensation d’une machine, fonctionnant à haute pression, et dont le branle aurait gagné jusqu’aux étalages. Ce n’étaient plus les vitrines froides de la matinée; maintenant, elles paraissaient comme chauffées et vibrantes de la trépidation intérieure. Du monde les regardait, des femmes arrêtées s’écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale de convoitise. (…) Mais la chaleur d’usine dont la maison flambait, venait surtout de la vente, de la bousculade des comptoirs, qu’on sentait derrière les murs. Il y avait là le ronflement continu de la machine à l’œuvre, un enfournement de clientes, entassées devant les rayons, étourdies sous les marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé, organisé avec une rigueur mécanique, tout un peuple de femmes passant dans la force et la logique des engrenages. » Émile Zola, Au bonheur des dames, 1883, p. 33
Futurisme et streamline : une esthétique de la vitesse. En opposition, une esthétique de la lenteur serait elle rugueuse? Désordonnée? Accrocherait-elle l’air? De gauche à droite, haut en bas : Luigi Russolo, Dynamism of a Train, (1912), huile sur toile. Giacomo Ballà, Vitesse d’un motocycle, (1913), huile sur toile. Affiche publicitaire de la New York Central fasant la promotion des locomotives Hudson construites par Alco et dessinée par Henry Dreyfuss, (1938), USA. Norman Bel Geddes, Motor Car No. 9 (without tail fin), (1933), USA. Raymond Loewy, Taille crayon en aluminium moulé, (1933), USA.
Récit du pêcheur et de l’entrepreneur r Pour illustrer l’effervescence suscitée par un élargissement inédit des possibles, Rosa nous offre le récit volontairement naïf d’un pêcheur au raisonnement pré-moderne confronté à la voix de la modernité pour laquelle, dérivant de l’initiale Utempie, le travail devient finalement un but en soi. « Dans une lointaine contrée rurale d’Europe du Sud, un pêcheur est assis face à une mer d’huile, et pêche avec une vieille canne artisanale. Un entrepreneur prospère, qui s’offre un congé en solitaire au bord de la mer, l’aperçoit au cours d’une promenade, l’observe un moment, secoue la tête et lui demande pourquoi il pêche à cet endroit. Là-bas, près des brisants, il pourrait prendre deux fois plus de poissons. Le pêcheur le regarde, étonné. « Pour quoi faire ? », demande-t-il d’un air perplexe. Eh bien, il pourrait vendre les autres poissons au marché de la ville voisine, acheter avec le produit de sa vente une canne à pêche en fibre de verre toute
neuve, et en plus des hameçons spéciaux extrêmement efficaces. Le produit quotidien de sa pêche en serait certainement doublé sans aucune peine. « Et alors ? », demande le pêcheur toujours aussi perplexe. Et alors, répond l’homme d’affaires qui commence à perdre patience, il pourrait rapidement acheter un bateau, naviguer en haute mer, prendre dix fois plus de poissons, et devenir ainsi rapidement assez riche pour s’offrir un chalutier moderne. L’homme d’affaires rayonne, grisé par sa propre vision. « Bien, dit le pêcheur, et qu’est-ce que je fais après ? » Après, s’enthousiasme l’entrepreneur, il contrôlera la pêche sur toute la côte, et il pourra faire travailler pour lui toute une flotte de bateaux de pêche. « Ah, répond le pêcheur, et moi, qu’est-ce que je fais, s’ils travaillent pour moi ? » Et bien il n’aura plus qu’à rester assis sur la plage toute la journée, à profiter du soleil et à pêcher. « Oui, dit le pêcheur, c’est justement ce que je suis en train de faire. » Hartmut Rosa, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005, pp. 8-9
Quand l’électroménager moderne promet émancipation et gain de temps. Jean Mantelet, Publicité pour un robot ménager Moulinex, (1962) http ://evolutiondelafemmedanslapub.blogspot.fr/2011/01/2-lemancipation-de-la-femme-par-les_13.html, consulté le 3 juillet 2014
maine centuplée par la vitesse dominera le Temps et l’Espace. »
Libéralisme : La promesse d’émancipation
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Au temps des lumières, la consécration de la raison basée sur l’expérience s’est avérée aller de pair avec le rejet des dogmes : pourquoi croire aveuglément ce que l’on nous dit de croire et qui reste invisible à nos yeux, quand la science empirique permet de donner des réponses visibles, mesurables et théorisables? Les promesses de l’église sont alors remises en question, et à la recherche impérieuse de salut qui justifiait le sacrifice de soi, se substitue une quête du bonheur individuel. On assiste alors peu à peu à une sécularisation du temps. La dissociation du temps religieux - cyclique et atemporel - et du temps individuel profane - linéaire et fini - devient un problème de premier ordre à résoudre2 : alors que la vie éternelle post mortem ne constitue plus un refuge, que nous reste-t-il pour répondre à l’angoisse de l’inévitable condition finie de l’être humain? L’alternative proposée par la modernité, est la promesse de jouir librement et pleinement de sa vie, si courte soit elle. La vie étant aujourd’hui considérée en occident comme ultime et seule occasion, il convient de mener ce qu’Hartmut Rosa appelle « la bonne vie » qui serait alors « une vie bien remplie »3. « On renoue ici avec l’horizon d’une vie éternelle par la représentation imaginaire d’une accélération illimitée. Pour celui qui atteint une vitesse infinie, la mort, comme annihilation des options, n’est plus à craindre; une infinité de “ tâches vitales ” le sépare de sa survenue. »4 L’augmentation du rythme de vie s’impose donc avec la modernité, comme moyen d’échapper aux contraintes que la nature impose comme le temps et l’espace - et ainsi de distancer la mort. L’argent serait le nouveau dieu de cette religion païenne de l’accélération décrite par Hartmut Rosa5, permettant de maitriser les contingences, et de se prémunir de la douleur en toute circonstance. L’accroissement de l’être et la promesse de salut ne s’acquièrent plus par la prière et la dévotion, mais pas l’accroissement de l’avoir.
Connexe au déclin de l’autorité de l’église et à l’avénement de la révolution industrielle, la doctrine philosophique du libéralisme fait son apparition au début du XIXe siècle. Revendiquant la liberté politique, idéologique et culturelle, elle constitue la promesse individuelle de la modernité : une promesse d’émancipation. Celle-ci repose sur le gain de temps; si la durée de la vie ne peut être allongée, il convient d’augmenter le flux de l’expérience personnelle dans ce temps limité. Les avocats du progrès imaginent alors une Utempie6, décrite dans l’introduction de l’ouvrage d’Hartmut Rosa, où toutes les tâches ingrates serait réduites en durée grâce à l’industrialisation et l’automatisation. Cette hygiène individuelle s’illustre au début du XXe siècle par l’engouement des ménages pour l’électroménager et la rationalisation de l’espace domestique que propose notamment Le Corbusier à travers le projet de la Machine à habiter. Espaces et objets sont repensés pour favoriser l’efficacité et l’accélération des tâches, et ainsi libérer un maximum de temps libre au bon vouloir de l’individu; vers un épanouissement certain. Travailler moins pour profiter plus résumerait de manière schématique la promesse de cette Utempie. Mais c’est sans compter l’appétit toujours croissant attisé par les perspectives de progrès. En effet, cet idéal se double d’un élargissement de l’horizon des possibles. S’il propose toujours d’avantage d’opportunités d’expériences qui donneront potentiellement un sens à la vie, il ressemble peu à peu à une agitation fébrile dont on perd parfois le fil de la pertinence du raisonnement. Une véritable « morale de la vitesse »7 puritaine émerge de cette économie du gain de temps, rejetant une « lenteur coupable »8.
1. Marinetti Filippo Tommaso, La nouvelle religion - morale de la vitesse, 1916.
2. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005.
3. Ibid., p. 223
4. Ibid., p. 225
17 5. Ibid.
6. Ibid.
7. Marinetti Filippo Tommaso, La nouvelle religion - morale de la vitesse, 1916.
8. Ibid.
1. Franklin Benjamin, Advice to a Young Tradesman, 1748.
2. Nous reviendrons ultérieurement sur les effets de la mécanisation de la production sur l’ouvrier.
Time is money : un nouveau système économique et politique Comme un idéal aussi prometteur ne peut rester à l’ordre de concept philosophique, le libéralisme s’est incarné dans une doctrine politique et économique. Dans la mouvance sans précédent de la révolution industrielle, naît alors le système capitaliste basé sur la libre concurrence, la privatisation de l’entreprise et du profit, faisant ainsi prévaloir l’intérêt de l’individu.
" Remember that time is money. "1 3. Paul Virilio dans le film Paul Virilio : Penser la vitesse, Paoli Stephane, 2007.
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4. Gil Marie dans l’émission Les nouveaux chemins de la connaissance, Le roman de la vitesse, France culture, 2014.
5. Référence à Françoise Sagan, «passionnée de la pédale d’accélération», Les nouveaux chemins de la connaissance, Le roman de la vitesse, France culture, 2014.
Si l’on s’accorde à cette célèbre phrase de Benjamin Franklin, le capitalisme se définirait en d’autres termes comme l’économie du gain de temps : le temps devient une denrée monnayable à rentabiliser. En effet, dans un système de libre concurrence, il s’agit d’aller plus vite que son voisin. Il convient alors de produire le plus possible en un temps le plus court possible, bannissant au maximum les temps morts et l’oisiveté. Le travail est mécanisé et divisé en un compte avare de minutes allouées à chaque tâche dans un soucis de rationalisation. Les effets d’un tel système de production sont nombreux et complexes, voire paradoxaux2. S’il promet un accès au confort et à l’abondance pour tous, ainsi qu’une possibilité supposée égalitaire d’accéder à la gloire et à la richesse, il creuse en pratique de nouvelles inégalités.
« Si le temps c’est de l’argent, la vitesse c’est le pouvoir. »3
6. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005.
C’est ce qu’assure Paul Virilio, philosophe de l’urbain devenu réputé pour son discours alarmiste sur la vitesse. Une « conception aristocratique de la vitesse »4 émerge en effet rapidement. Elle permet d’être le premier et ainsi d’affirmer sa supériorité en sortant du lot - doubler des files de voi-
tures cheveux aux vent au volant d’une jaguar5 - produire cinquante millions de paires de chaussettes annuelles de plus que son concurrent grâce à une automatisation dernier cri. Les possibilités fantastiques déployées grâce au progrès technique et technologique exacerbent les volontés d’exception et de puissance; au niveau industriel comme individuel, cherchant à ressentir le pouvoir ou à l’imposer sur une scène concurrentielle. Par ailleurs, la vitesse s’étant imposée à la fois comme idéal et norme, la technique - outils de la vitesse - impose ses propres règles. Elle condamne à la marginalisation ceux qui ne peuvent pas suivre la cadence en constante accélération qu’elle impose. Relier Lyon à Paris en 2h, pour citer un exemple, n’est plus une opportunité mais une norme à laquelle il n’est plus question de se soustraire. Hartmut Rosa6 compare ce phénomène intransigeant à un escalator qui descendrait de plus en plus vite et qu’il serait pourtant nécessaire de continuer inlassablement à gravir sous peine de se voir déconnecté de son époque.
s A la lumière de cette brève étude historique, il apparait que les causes de ce penchant pour la vitesse sont de diverses natures; d’abord économique, mais aussi philosophique ou religieuse. Pourtant, il est clair qu’elle se sont engendrées les unes les autres, et aujourd’hui encore, s’enchevêtrent et interagissent. Il s’est d’ailleurs avéré difficile de les disjoindre afin de les rendre indépendamment plus lisibles. Cette progressive inclinaison pour la vitesse, dont on peut d’ores et déjà voir se profiler les limites, n’est pas un hasard. Si la révolution industrielle puis numérique lui ont donné un élan considérable, c’est bien du désir des hommes qu’elle est née. D’une soif de liberté et d’accomplissement. Mais au delà d’un besoin légitime, je discerne quelque chose de plus viscéral, une attraction instinctive pour le frisson de la vitesse qui pourrait bien avoir un rôle non
Représentation typographique de la vitesse. Marinetti Filippo Tommaso, Planche motlibriste sur le thème de la guerre, (1917), envoyée du front à la rédaction de « L’Italia futurista », impression sur papier, 35 x 50 cm .
« Un élan de bonheur » r
« Ce n’est pas un plaisir trouble, ni diffus, ni honteux, c’est un plaisir précis, exaltant et presque serein d’aller trop vite, au-dessus de la sécurité d’une voiture et de la route qu’elle parcourt, au-dessus de sa tenue au sol, au-dessus de ses propres réflexes, peut-être. Et disons aussi que ce n’est pas, justement, une sorte de gageure avec soi-même dont il s’agit, ni d’un défi imbécile à son propre talent, ce n’est pas un championnat entre soi et soi, ce n’est pas une victoire sur un handicap personnel, c’est plutôt une sorte de pari allègre entre la chance pure et soi-même. Quand on va vite, il y a un moment où tout se met à flotter dans cette pirogue de fer où l’on a atteint le haut de la lame, le haut de la vague... et où l’on espère retomber du bon côté grâce au courant plus que grâce à son adresse. Le goût de la vitesse n’a rien à voir avec le sport. De même qu’elle rejoint le jeu, le hasard, la vitesse rejoint le bonheur de vivre et, par conséquent, le confus espoir de mourir qui traîne toujours dans ledit bonheur de vivre. C’est là tout ce que je crois vrai, finalement : la vitesse n’est ni un signe, ni une preuve, ni une provocation, ni un défi, mais un élan du bonheur. » Françoise Sagan, Avec mon meilleur souvenir, chapitre « La vitesse », 1984 pp. 91-95
négligeable à jouer dans cette histoire. Je propose de la développer dans le point suivant.
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3. FASCINATION : SENTIMENT DE LA VITESSE ET IDÉAL « Citius, Altius, Fortius »1 A travers la devise olympique, la vitesse rejoint les valeurs du sport : performance, compétition et dépassement de soi. A grande vitesse, on se sent plus alerte, actif et enthousiaste. Jean-Claude Dreher, directeur de recherches au CNRS, en explique les mécanismes cérébraux dans un dossier consacré au ressenti de la vitesse de la revue Cerveau & Psycho2 : la dopamine, neurotransmetteur associé à la dépendance et à la récompense, également précurseur de l’adrénaline, est sécrétée par sensibilité à ce qui est nouveau, intense et gratifiant. La vitesse agit comme un shoot de cocaïne - elle peut se révéler tout aussi addictive - procurant un sentiment d’excitation et d’exaltation des sensations. Le philosophe Elie During, interviewé par Adèle Van Reeth sur France culture3, oppose la lenteur du concept à la vitesse de l’affect. La vitesse serait du côté du vécu, de l’expérience, qui peut être poussée jusqu’à l’extase. Jean Philippe Domecq à son tour interviewé dans la deuxième partie de l’émission4, évoque une conception héroïque et mystique de la vitesse à travers l’exemple de la Formule 1. Il y a assurément quelque chose de profondément irraisonné dans le fait de tourner en rond le plus vite possible en se doublant les uns les autres dans un affrontement périlleux. Un effacement de l’intellect au profit du vécu où la raison
fait place à l’instinct de survie. La vitesse procurerait donc un sentiment de l’ordre de la fascination5, définie comme un attrait irrésistible, une séduction proche de l’hypnotisme. Dans le second volet de l’émission est diffusé un son poignant : le cri déchirant du brésilien Ayrton Senna lorsqu’il remporta en 1988 pour le première fois, le titre de champion du monde. Il évoque une sensation d’ivresse, une impression de sortir de son corps, proche de l’extase religieux. Son hurlement en effet, est à la fois animal et mystique, primitif et exalté. Corps et esprit sont proches de la perte de contrôle, dans un jeu sublime, s’approchant toujours un peu plus de la limite morbide. Dans ce cri résonne la catharsis d’une condition corporelle limitée, partagée par un publique fasciné par ce simple mortel qui tente de défier la divine vitesse. Les respirations sont en suspens durant cette petite éternité, qui se décompte en milli-secondes. « L’homme sur sa motocyclette ne peut se concentrer que sur la seconde présente de son vol; il s’accroche à un fragment de temps coupé et du passé et de l’avenir; il est arraché à la continuité du temps; il est en dehors du temps; autrement dit, il est dans un état d’extase; dans cet état, il ne sait rien de son âge, rien de sa femme, rien de ses enfants, rien de ses soucis et, pourtant, il n’a pas peur, car la source de la peur est dans l’avenir, et qui est libéré de l’avenir n’a rien à craindre. »6 Comme l’évoque Milan Kundera, la vitesse donne l’illusion de se libérer des contraintes naturelles : de l’espace, du temps, mais aussi de son identité et de son histoire. Ainsi la vitesse serait du côté de l’extériorité, permettant à l’individu de transcender ses conditions d’existence; elle lui confère un sentiment de toute puissance - « La vitesse abolit la frontière entre soi et le monde. »7 Ce qui est peut-être le plus fascinant dans la vitesse, c’est qu’elle possède bel et bien une limite; elle n’est pas infinie. Comme le rappelle Elie During8, « la physique et l’expérience montrent qu’il n’y a pas d’action instantanée à distance ». Toute propagation prend un temps, aussi infime soit-il. La
1. Plus vite, plus haut, plus fort 2. Dreher Jean-Claude, Quand le cerveau ne sait plus attendre, dossier «Tout va trop vite!», Cerveau & Psycho, n°61, 2014. 3. During Elie dans l’émission Les nouveaux chemins de la connaissance, Métaphysique de la vitesse, France culture, 2014. 4. Domecq Philippe dans l’émission Les nouveaux chemins de la connaissance, « Ce que nous dit la vitesse », France culture, 2014. 5. http://www.larousse.fr (consulté le 16 août 2014) 6. Kundera Milan, La lenteur, 1997, p. 10 7. Gil Marie dans l’émission Les nouveaux chemins de la connaissance, Le roman de la vitesse, France culture, 2014. 8. During Elie dans l’émission Les nouveaux chemins de la connaissance, Métaphysique de la vitesse, France culture, 2014.
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1. During Elie dans l’émission Les nouveaux chemins de la connaissance, Métaphysique de la vitesse, France culture, 2014.
2. Gil Marie dans l’émission Les nouveaux chemins de la connaissance, Le roman de la vitesse, France culture, 2014.
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3. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005, p. 76
4. Ibid., p. 23
vitesse limite est couramment associée à la vitesse de la lumière, qu’on ne peut dépasser pour la simple raison qu’on ne peut pas même tenter de l’atteindre. Cette limite, Elie During la décrit comme un « horizon qui fuit devant nous »1, nous condamnant à repousser toujours plus loin nos désirs insatisfaits de célérité. La limite de la vitesse serait donc de l’ordre de l’idéal. Un idéal de vitesse totale qui abolirait l’espace et le temps2 : l’instantanéité.
s Cet idéal s’accorde pleinement à la promesse de salut d’une ère moderne affranchie du dogme de l’église, à un idéal de constant progrès de soi et de la société, et à un système économique basé sur une production extensive. Les capacités intrinsèques de fascination de la vitesse semblent avoir fonctionné tel un incubateur de la genèse de la modernité. A moins que ce ne soient les nouveaux jalons posés par la modernité qui aient développé cette fascination pour la vitesse. Ce qui semble finalement le plus probable, c’est que toutes ces dimensions - sociale, politique, économique, culturelle, esthétique, phénoménologique et imaginaire - ont oeuvré de concert au sein de la société occidentale pour glorifier la vitesse et ses valeurs associées. En résulte ce que Rosa décrit comme un « déplacement de l’équilibre entre les principes universels du mouvement et de la permanence au bénéfice du premier »3; que je reformulerais comme un déplacement de l’équilibre vertueux entre la vitesse et la lenteur au bénéfice du premier.
« En tant qu’individus, nous ne déterminons pratiquement jamais le rythme, la vitesse, la durée et la séquence de nos activités et de nos pratiques, qui sont presque toujours prédéterminées par les
modèles temporels collectifs et les exigences de synchronisation de la société.»4 Hartmut Rosa affirme en effet qu’il y aurait trois niveaux de temps chez l’individu en action : le temps quotidien, le temps de la vie et le temps de son époque. Ils sont indissociables et doivent être réajustés en permanence pour s’accorder; c’est ainsi l’interaction de ces trois temps qui détermine le mode d’être dans le temps et dans le monde de cet individu. Nous allons donc étudier dans un second temps en quoi le paradigme de la vitesse, qui incarne le temps de l’époque moderne, influe sur la perception du temps de l’individu, et son vécu.
UNE ACCÉLÉRATION EXPONENTIELLE VERS UNE PERTE DE CONTRÔLE
« Accélération » est un mot auquel j’ai été rapidement confrontée lorsque j’ai commencé à m’intéresser au couple vitesse/lenteur. Comme je l’ai soulevé plus tôt, lenteur et vitesse sont tous deux des modalités de mouvement que l’on va constater par rapport à un référentiel. Ce référentiel peut être un autre mouvement, qui paraitra en comparaison plus rapide ou plus lent - la tortue est plus lente que le lièvre. Il peut être également le mouvement lui même à un instant T, qui par un changement de régime à l’instant suivant, ralentirait ou surpasserait sa vitesse initiale - passer la cinquième pied au plancher, ou au contraire rétrograder en seconde. C’est alors que l’on parle de décélération ou d’accélération. On peut donc dire que la société moderne va plus vite que la société pré-moderne. Mais ce changement de régime de vitesse n’est pas un cran que l’on a passé, pour atteindre un état de vitesse accrue qui deviendrait à son tour stationnaire. Il semblerait que le régime de vitesse suive une pente ascendante, voire même une courbe exponentielle. Au delà de la promesse émancipatrice de la modernité, c’est précisément ce phénomène d’accélération, plutôt que la rapidité même du rythme, qui pose question aux sociologues
aujourd’hui; notamment quand à ses effets sur la vie sociale et aux limites de cette dynamique de croissance permanente. Le progrès technique est par d’ailleurs généralement considéré, à tord, comme l’unique responsable de l’accélération, définie par Hartmut Rosa, comme une « augmentation quantitative par unité de temps »1. Elle n’est pourtant que la base matérielle qui la rend possible, pas la cause en soi. L’ouvrage de Rosa2 expose en outre, que cette accélération est un phénomène alimenté par plusieurs moteurs interactifs : l’accélération du rythme du vie, l’accélération du changement social et l’accélération technique, que nous avons déjà évoquée précédemment. Ces causes, j’ai tenté de les appréhender à travers des exemples de la vie courante, et de mettre en relief leurs influences mutuelles. Nous verrons, en accord avec la thèse de Rosa, qu’elles font de l’accélération un processus auto-alimenté, qui pourrait échapper au contrôle de ceux qu’ils l’ont initialement désirée et générée.
1. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005, p. 71
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2. Ibid.
1. Aubert Nicole, L’accélération de soi, dossier «Tout va trop vite!», Cerveau & Psycho, n°61, 2014, P.23.
2. Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011, p. 53
3. «Moulinex libère la femme», ancien slogan de la marque Moulinex (1962).
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s
1. LES EFFETS DE L’ACCÉLÉRATION SUR L’INDIVIDU Sentiment d’urgence L’impression que tout va trop vite. Il serait nécessaire d’accélérer nos tâches pour suivre le rythme imposé par la société. Le temps, dont la perception reste subjective, parait alors passer plus vite, les heures deviennent secondes, et les années filent : on manque de temps. C’est un sentiment largement répandu qui fait l’objet de plaintes courantes. Moimême je m’en plains régulièrement; et j’ai été étonnée de constater à quel point les personnes qui s’enquéraient du sujet de mes recherches, se confiaient à moi à propos de leur conflictuel rapport au temps; comme s’ils avaient enfin trouvé une oreille attentive, un écho à leur difficulté : « C’est un beau sujet, c’est vraiment d’actualité. Moi d’ailleurs… » Chacun y allait de son anecdote. Dans les basiques, on retrouve le surmenage au travail, l’incapacité de prendre un moment pour soi, les livres délaissés au profit des sollicitations d’internet, ou encore un sentiment du culpabilité quand au manque de temps accordé à la vie familiale. Nicole Aubert, dans l’article L’accélération de soi du dossier Cerveau & Psycho1 précédemment évoqué, met en exergue un glissement sémantique autour du temps. De la conception pré-moderne tintée de romantisme selon laquelle le temps « s’écoule », « fuit », « s’en va », sans possibilité de stopper sa course, nous sommes passé à un rapport moderne à un temps que l’on doit chèrement acquérir, rentabiliser : « avoir le temps », « manquer de temps », « perdre son temps ». Le lexique lié au temps libre n’y échappe pas, étant associé au vocabulaire de l’obligation : « il faut que j’aille voir
cette exposition », « que je prenne des vacances ». Enfin, on note l’apparition ces dernières décennies de termes tels que « contraction du temps », « accélération du temps », « compression du temps », qui manifestent une nécessité de densification du temps. De cette morale générale du gain de temps, associée à l’élargissement du champ des opportunités à ne pas laisser passer, naît une pression sociale. Elle se manifeste au point de vue physiologique par des battements de coeur un peu plus vif, une marche qui se fait plus rapide même si l’on n’est pas vraiment pressé, une contraction de l’abdomen - lui, c’est le stress -, une sensation d’être dépassé par les événements, de perdre le contrôle, une fatigue croissante, et malgré tout, l’impression que le résultat n’est jamais suffisant. Vous le reconnaissez? Il est diagnostiqué par les sociologues contemporains comme le sentiment d’urgence.
D’une utopique abondance à une pénurie efficiente de temps
« L’illusion de la vitesse, c’est de croire qu’elle fait gagner du temps. »2 Qu’il s’agisse du cadre privé ou professionnel, on se rend compte que du point de vue du ressenti, on s’est subrepticement éloigné de la promesse d’émancipation initialement formulée par les partisans du progrès. L’usager qui gagne du temps grâce à sa cuisine toute équipée ne parait pas épargné. Le temps qu’il gagnera grâce à son auto-cuiseur et son batteur éclectique Moulinex - libère la femme3 -, il devra le consacrer à trois fois plus de nouvelles tâches. De toute façon il ne cuisine même plus, il décongèle - faute de temps. L’ordinateur lui aussi fait gagner un temps considérable! Mais combien de temps nous prend-il en retour? Et le paysan qui
Décomposition de l’accélération. Étienne Jules Marey, planche extraite de La Machine animale. Locomotion terrestre et aérienne, (1873-1874), chronophotographie, BnF.
Sebastião Salgado, Gare Church Gate, Bombay, Inde, (1995), photographie noir et blanc tirage au gélatino-bromure d’argent, 80 x 54 cm. Exposé au The J. Paul Getty Museum, Los Angeles. En jouant d’un temps d’exposition long, le photographe obtient un effet de flux, mettant en opposition la foule en mouvement et les éléments fixes de la scène.
Récit du pêcheur et de l’entrepreneur (suite) r Revenons un temps à l’histoire d’Hartmut Rosa à propos du pêcheur et de l’entrepreneur que nous avons laissés sur leur berge. Il sous entendait avec une certaine ironie que le formidable projet de l’entrepreneur ne menait finalement pas plus loin que celui du pêcheur mesuré. Seulement, ce qui différencie la position du pêcheur de celle de l’entrepreneur, c’est l’ouverture des possibles de ce dernier, qui transforme fondamentalement la nature de leur partie de pêche respective. « L’entrepreneur sait qu’il pourrait utiliser à bien d’autres choses le temps qu’il passe à pêcher : une promenade en bateau, l’inauguration du parcours de golf, la visite d’une attraction touristique, etc. Si ces pensées lui gâchent le plaisir de sa partie de pêche, nous n’en serons pas surpris de sa part, mais nous ne le
trouverons pas moins fou : c’est la peur de manquer quelque chose qui l’empêchera « d’être dans le monde » d’une manière où il y serait pleinement (quoique sous forme idéalisée) un pêcheur. Mais sa peur de passer à côté de quelque chose n’a pas que des raisons hédonistes, mais aussi de bonnes raisons pour le chef d’entreprise qu’il est. Tandis qu’il pêche au bord de la mer, la concurrence fabrique de nouveaux et meilleurs bateaux, conquiert de nouveaux droits de pêche, lui conteste son monopole sur la côte – s’apprêtant ainsi à gâter son lieu de retraite. Dans le même temps, les tarifs des assurances, du téléphone, de l’électricité changent, pour sa société comme pour sa résidence privée, et les taux des placements qu’il a choisis pour gérer sa fortune changent également. Peut-être feraitil mieux de s’en préoccuper plutôt que de perdre son temps à la pêche, sinon demain peut-être n’aura-t-il tout simplement plus les moyens de pêcher. Il a par ailleurs un besoin urgent de vêtements neufs, parce ceux qu’il porte sont démodés depuis deux ans, et ses lunettes de soleil ne correspondent plus aux nouvelles normes de protection des UV, et sont donc dangereuses. Ses amis passent leur temps à déménager – peut-être ferait-il bien de rentrer chez lui et de leur téléphoner, avant de perdre définitivement leur trace. Puisqu’il projette-t-elle de le quitter. Non, il ne devrait pas être assis au bord de la mer en train de pêcher, pendant que le monde, autour de lui, se transforme à un rythme effréné (fichtre, son ordinateur est déjà
si vieux qu’il ne peut plus installer le nouveau logiciel avec lequel il aimerait gérer son fichier d’adresses. C’est devenu trop pénible d’inscrire à la main, à longueur de temps, les changements d’adresse, de numéros de téléphone fixes et mobiles, et d’e-mails. À force de ratures, son agenda est devenu totalement illisible). /.../ Si après-demain, à cause de la concurrence, mes bateaux ont perdu toute valeur, j’ouvre un casino, ou j’écris un livre, je pars m’installer en Inde pour y trouver un gourou, ou je reprends des études. Qui sait ? Je n’ai pas besoin de me décider aujourd’hui, je verrai bien comment je me sens après demain, et quelles seront alors les chances qui s’offriront à moi. Le monde est plein d’opportunités et de possibilités inattendues. » L’entrepreneur, sujet de la modernité avancée, ne peut plus pêcher aussi simplement que le pêcheur au mode de vie pré-moderne. Ce qui l’en empêche, c’est précisément cette ouverture du champ des possibles que lui permet l’accélération, et aussi la dynamique élevée de son environnement. Des possibilités devenues devoirs, lui imposant de courir de plus en plus vite « sur plusieurs pentes qui s’éboulent » selon l’image de Rosa. Il est victime d’une accélération du rythme de vie. est en vacances, il aurait enfin du temps pour cela. Et sa femme, ces derniers temps, rentre à la maison de plus en plus tard – peut-être Hartmut Rosa, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005, pp. 9-10
labourait jadis son champs à l’aide d’une charrue à boeufs, travaille-t-il moins longtemps grâce à sa nouvelle charrue réversible à quatre corps portée à coutres circulaires? Non, car il a la nécessité aujourd’hui de produire plus pour suivre la cadence élevée de ses concurrents. Ces exemples, mettent en évidence le paradoxe de la modernité tardive qui est de ne pas avoir de temps alors que l’industrie s’emploie à produire des outils qui sont censés nous en faire gagner. En outre, nos emplois du temps n’ont jamais été aussi fournis. De l’Utempie originelle qui prescrit de se débarrasser au plus vite du travail pour profiter plus - rendue possible par un progrès technique qui raccourcit les distances et laps de temps - on a dérivé vers un système dont les outils servent finalement à travailler plus vite pour produire plus, ou à accroître le temps libre pour le remplir plus encore. On assiste ainsi à une « accélération du rythme de vie »1, qu’Hartmut Rosa définit comme l’« augmentation du nombre d’épisodes d’action ou d’expériences par unité de temps ». A ce « mode d’être » densifié dans le temps, dont témoigne la suite de l’histoire de pêcheur, s’ajoute une réduction réelle des ressources temporelles. Celle-ci s’explique, selon Rosa, par un « accroissement du volume d’actions (…) supérieur à l’augmentation technique de la vitesse d’exécution »2. On constate donc que l’utopie de l’accélération ne parvient pas à tenir sa promesse d’abondance de temps. C’est à la croisée de ces paramètres, à la fois intérieurs et extérieurs à l’individu, qu’émerge le sentiment d’urgence précédemment évoqué. Plus encore, à l’idéal d’émancipation se substitue un sentiment de contrainte : je ne suis pas libre de mon temps étant dans l’obligation de multiplier les activités et de suivre le rythme implacable de la dynamique sociale, sous peine d’en être rejetée. Et si de nouveaux outils me libèrent de tâches ingrates pour me libérer du temps, ils m’enchaînent du même coup à de nouvelles obligations de synchronisation, d’hyper-connexion, et de quasi-omniscience. On peut donc également douter du potentiel d’au-
tonomie de cet idéal. Rosa et Virilio vont tous deux jusqu’à dénoncer un phénomène d’aliénation.
1. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005, p. 102
s
2. UNE PERTE DE CONTRÔLE GÉNÉRALISÉE « Par le progrès technique l’homme perd peu à peu l’usage direct de ses sens. Son corps devient
2. Ibid., p. 103
3. Hermant André, Formes utiles, 1959, p. 53
”inutile”, dépassé par les instruments qu’il a créés. »3 Et si l’accélération nous entrainait vers un dépassement de nos propres capacités? Un dépassement de nos sens comme le dit Hermant, un dépassement de nos capacités de résistance à la vitesse, ou encore un dépassement de notre territoire?
Un corps instrumentalisé et dépassé Pour aborder la question du dépassement du corps humain par la vitesse, sa mécanisation par le travail à la chaîne constitue selon moi un exemple particulièrement percutant. En effet la révolution industrielle incarne l’influence du paradigme de l’accélération sur la production; en témoigne le modèle du fordisme, qui vise à augmenter la croissance économique de l’entreprise par un plan d’extrême rentabilisation, basé sur l’éradication des temps morts et la répétition mécanique du geste. Elle a conséquemment redéfini le rapport de l’homme à la pratique en démultipliant son échelle. Si le travail à la chaîne a permis d’augmenter considérable-
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1. Linhart Robert, L’établi, 2013. Robert Linhart entra dans l’usine Citroën en Mai 1968 dans le cadre du mouvement d’intellectuels « L’Etabli », afin de témoigner de la pénibilité des conditions de travail, et d’organiser des mouvements de contestation ouvriers.
2. Carles Pierre et al., réalisateur, Danger travail, 2003.
3. Linhart Robert, L’établi, 2013.
24 4. Ibid., p. 23
5. Paul Virilio dans Le futurisme de l’instant, 2009. Adèle Van Reeth, Les nouveaux chemins de la connaissance, Métaphysique de la vitesse, France Culture, 2014.
6. Borrel Philippe, réalisateur, documentaire Arte, L’urgence de ralentir, 2014.
ment la cadence de production, ses effets sur l’ouvrier, ont été largement critiqués; notamment à travers le témoignage de Robert Linhart, dans son ouvrage L’Etabli1. Le travail à la chaîne repose sur un double principe de divisions : la division horizontale et la division verticale du travail, qui ont toutes deux pour but une rationalisation accrue. Cette fragmentation du travail s’impose comme une rupture avec l’organisation pré-moderne unitaire qu’incarne l’artisan. La division verticale, propre au monde industriel, désigne la séparation du travail intellectuel de conception et du travail d’exécution . Le savoir originalement basé sur l’expérience et la transmission des ouvriers, est alors délaissé au profit de démarches scientifiques qui intellectualisent et homogénéisent la pratique, afin de réduire les temps et coûts de production. Seul le corps de l’ouvrier est considéré comme potentiel à valoriser, décorrélé de ses capacités intellectuelles2. La division horizontale quant à elle, consiste à décomposer le travail en tâches simplifiées, limitées et strictement définies, et à répartir chacun de ces gestes élémentaires à un ouvrier. Celui-ci pourra ainsi augmenter son rythme de production en développant une grande dextérité pour cette unique action, la répétant à l’exact inlassablement. La recherche de systématisation du geste, si elle s’avère très efficace, est à l’origine de nombreuses pathologies qui traduisent le non respect des limites des capacités humaines. Si les effets néfastes sur le corps (douleur liée à l’acte répétitif et difficulté des conditions de travail) ont rapidement été dénoncés, les effets psychologiques, découlant de l’aliénation d’un travail d’une incomparable vacuité3, n’ont été pris en compte que beaucoup plus tard. En passant de l’artisanat à la production industrielle, c’est le rapport du corps à son outil de travail qui a du même coup été modifié : on est passé d’un outil pré-moderne qui amplifie le mouvement du corps humain, à la machine.
Celle-ci ne se contente pas de démultiplier l’amplitude et l’effet du geste, elle tend à le remplacer, à dépasser ses capacités, le contraignant à suivre un rythme qui n’est plus humain mais mécanique. En effet, Robert Linhart nous confie sa peur de l’accumulation des retards, qu’il partage avec les autres ouvriers, décrite comme « aussi angoissant qu’une noyade »4. Cette image de la noyade, incarne la panique d’une personne qui n’a pas la capacité physique de combattre une force qui le submerge, au croisement des limites physiques et nerveuses. Ce n’est pas l’ouvrier qui fait la démarche d’aller vers l’objet de son travail - instaurant de ce fait un rapport de contrôle - mais au contraire, c’est le travail qui vient inlassablement à lui. La cadence de production est de ce fait subie, imposée par une machine qui parait infaillible. La peur émerge de l’impossibilité pour un corps imparfait de rivaliser avec le mouvement continu.
Un dépassement intellectuel Paul Virilio5, distingue deux formes d’accélération au cours de la modernité : une « accélération de l’histoire » au XXe siècle qui est liée aux transports et plus généralement aux déplacements physiques. La seconde émanerait de la révolution numérique; une « accélération du réel » qui va au delà du temps physique, au delà de la perception humaine. L’humain, de par ses sens limités, est dépassé par l’outil qu’il a créé et qui s’approche de l’instantanéité, sans que l’individu puisse en percevoir les rouages en temps réel. On peut penser notamment à l’exemple de la Bourse sur laquelle les ordinateurs ont en quelque sorte pris le pouvoir puisqu’ils cherchent les opportunités et les réalisent sans qu’un humain n’ait à intervenir; aux Etats-Unis, la majorité des transactions sont opérées par des machines, à une vitesse et dans des volumes qu’aucun être humain ne peut suivre6. Par ailleurs, la résistance psychique à la vitesse révèle en effet son insuffisance, à travers la prolifération de patho-
Charlie Chaplin, réalisateur, (1936), Les Temps modernes, Chaplin - United Artists production, USA. Ce film dépeint la vie d’un ouvrier d’usine, que le rythme effréné de son travail sur une chaîne de production mène à la dépression nerveuse.
L’espèce humaine, échec et mat r
« La scène se déroule il y a vingt ans presque jour pour jour. Le 31 août 1994 débute la manche londonienne du Grand Prix d’échecs, sponsorisé par Intel, compétition où chaque joueur dispose de vingt-cinq minutes pour toute la partie. Les organisateurs ont engagé un participant insolite, a priori le plus faible du plateau, le logiciel ChessGenius. Pour ce premier tour, le programme doit affronter celui qui est considéré comme le véritable génie des échecs, le meilleur joueur de tous les temps, le champion du monde en titre, l’Ogre de Bakou, Garry Kasparov. Le Russe, costume crème, commande les pièces blanches. Face à lui, un opérateur transpose sur l’échiquier les coups que la machine lui dicte. Aux alentours du 30e coup, les spectateurs s’aperçoivent que quelque chose cloche pour le champion de chair et de sang. Pensant avoir une meilleure position, il a enclenché une série d’échanges de pièces sans voir qu’un coup intermédiaire subtil va ruiner son
initiative. Subitement, c’est lui qui se retrouve sur la défensive. Harcelé par la dame et un cavalier noirs, il perd un pion, puis deux. Après quelques coups joués par inertie, il abandonne, sachant parfaitement qu’il ne pourra pas empêcher un des pions ennemis de filer à dame. Dans la seconde partie, avec les noirs, Kasparov se frappe le front, secoue le crâne comme pour se réveiller et se prend la tête à deux mains quand il s’aperçoit qu’il n’obtiendra pas mieux que la nulle, synonyme d’élimination. ChessGenius passera encore un tour en battant le grand maître bosnien Predrag Nikolic avant d’être balayé en demi-finale par l’Indien Vishy Anand.
De ce Grand Prix Intel de Londres 1994, l’histoire retiendra que, pour la première fois, un champion du monde a été battu par une machine lors d’une partie officielle. (...) Et survient Deep Blue. Un superordinateur d’IBM doté de 256 processeurs sur lesquels s’exécutent les différentes tâches propres à tout logiciel d’échecs : recension des coups légaux, consultation des bases de données, évaluation de la position obtenue, élagage de l’arbre des variantes pour ne pas s’attarder sur des coups faibles ni recalculer des solutions déjà vues auparavant… Comme tout programme, Deep Blue ne joue pas, il compte et choisit le coup auquel il a attribué la meilleure note. Ce n’est pas un champion d’échecs mais un tâcheron du calcul. En trois minutes, il examine entre 50 et 100 milliards de positions différentes. (...) L’ère des matchs homme-machine est-elle donc terminée ? Oui et non. Oui, parce qu’une confrontation comme Kasparov - Deep Blue n’aurait pas d’intérêt. Non, car, dans la réalité, les programmes sont plus que jamais présents, devenus les indispensables entraîneurs, conseillers et garde-fous des grands maîtres. Jamais fatigués,
toujours disponibles. Même s’il regrette « le temps sans ordinateur, plus amusant et plus créatif », Laurent Fressinet reconnaît qu’il est désormais impossible de travailler sans la boîte à puces. « C’est obligé : vous avez le meilleur joueur du monde à la maison en permanence… On passe 90 % du temps de préparation à vérifier les variantes avec lui et on détermine ses choix par rapport à ce que l’ordinateur propose. Neuf fois sur dix, quand une idée nouvelle arrive, c’est lui qui l’a trouvée. » Il est fini le temps où l’on pouvait, à force de créativité, avoir un avantage conséquent de préparation. Comme l’a résumé un jour le numéro 1 bulgare, Vesseline Topalov, aujourd’hui « tout le monde pousse le même bouton ». L’autre conséquence de cette emprise des machines sur le jeu des rois est l’apparition de toute une génération de champions plus ou moins interchangeables, sans patte personnelle. » Article du Monde, L’espèce humaine, échec et mat, http ://www.lemonde.fr/jeux-d-esprit/article/2014/09/11/l-espece-humaine-echecet-mat_4486139_1616889.html, consulté le 12 septembre 2014
Carte présentant l’éloignement des villes par le réseau ferroviaire en durée (éloignement en heures, après la mise en service du TGV Méditerrannée) La carte de France selon la SNCF SNCF, Laboratoire image et ville.
logies dites « de l’homme pressé ». Nicole Aubert dans son article L’accélération de soi1, relève l’analogie de ces maladies avec la surchauffe d’une machine, d’une pile électrique ou d’un condensé d’énergie. Un grand nombre d’informations et de requêtes sont envoyées à la dite machine; plus qu’elle n’en peut traiter. Elle surchauffe jusqu’au point de rupture, de bug, de dérèglement, de court circuit… provocant l’immobilisme forcé. Dépression. Elle est considérée par beaucoup comme le mal de la modernité tardive, comme la mélancolie fut celle de l’époque romantique2. Ce « pétage de plombs », comme on le dit trivialement, prend la forme d’une immobilité résultant d’un nombre de sollicitations trop élevé, associé à un manque de temps et à un sentiment de constante insécurité. Cette angoisse de la précarité s’explique elle-même par un environnement contingent, versatile et parfois contradictoire, dans le contexte d’interdépendance complexe évoqué précédemment. D’autres répondent à cette sur-sollicitation par d’autres formes de pathologies; notamment la bipolarité qui « alterne amorphiques passages à vide et moments d’hyperactivité doublé d’un sentiment d’hyperpuissance »3; ou encore plus généralement, par une irritabilité ou un déficit de l’attention.
Une insuffisance spatiale Hartmut Rosa affirme que « la date de naissance de la modernité fut celle où se produisit l’émancipation du temps vis-à-vis de l’espace, qui est à l’origine du processus d’accélération »4. Paul Virilio5dénonce une compression spatiale, accrue jour après jour par l’inébranlable progrès technique et technologique. En effet, l’accélération des transports a foncièrement transformé notre perception de l’étendue de l’espace. La planète devenant trop étroite, la conquête spatiale s’est avérée attrayante. Puis, avec la révolution numérique, c’est le monde physique qui est devenu trop lent,
le remplaçant progressivement par des processus virtuels; le monde numérique nous rapprochant plus que jamais du « temps réel ». Comme Paul Virilio l’explique6, l’espace serait à force d’accélération devenu insuffisant puisque, si « la terre mesurera toujours 40 000 kilomètres, les moyens pour aller d’un point à un autre l’auront réduit à rien (…) par des moyens de transport hypersoniques et par des moyens de transmission électroniques. » Il prédit que « l’aliénation de cette situation » pourrait amener l’humanité à souffrir de son enfermement dans un espace devenu trop étroit pour son extension. Cela se manifeste d’ores et déjà au niveau politique et écologique : une terre planète étriquée qu’il devient difficile de partager et de préserver.
Une synchronisation de plus en plus complexe Si l’instantanéité représente l’idéal de la vitesse, le flux en incarne la modalité formelle. En effet, la société moderne s’est construite de manière fluidiforme : flux financiers, flux migratoires, flux de transports, flux énergétique, flux d’informations, flux de marchandises, flux web, flux réseau etc. Ces flux constituent les chaînes et trames d’un réseau de plus en plus serré. On parle d’un réseau d’interdépendance dont la complexité atteint un niveau sans précédent avec l’accélération. Du fait de la contraction de l’espace, les informations, les marchandises, les idées mais aussi les maladies se répandent de manière pandémique. Il s’agit d’un tissu de relations inter-influantes proche de la saturation, ou chaque action, chaque décision, se retrouve liée à de plus en plus nombreuses autres, aux quatre coins de la planète. C’est ce que l’on appelle l’effet papillon : une simple erreur informatique peut engendrer la paralysie des serveurs d’une entreprise et lui faire perdre des sommes colossales en quelques heures. Mais encore, dans un monde soumis à l’accélération, les décisions ne sont effectives que pour un temps qui lui
1. Aubert Nicole, L’accélération de soi, dossier «Tout va trop vite!», Cerveau & Psycho, n°61, 2014.
2. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005.
3. Aubert Nicole, L’accélération de soi, dossier «Tout va trop vite!», Cerveau & Psycho, n°61, 2014.
25 4. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005, p. 45
5. Paul Virilio dans Le futurisme de l’instant, 2009. Adèle Van Reeth, Les nouveaux chemins de la connaissance, Métaphysique de la vitesse, France Culture, 2014.
6. Paul Virilio dans une interview Dromologie: logique de la course, Multitudes, 1991.
1. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005, p. 264
2. Ibid., p. 35
26
3. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005, p. 302. Rosa cite la phrase d’un dépressif du professeur en psychologie sociale R. Levine : «L’avenir me parait froid et sombre, et j’ai l’impression d’être congelé dans le temps.»
même est de plus en plus court, et lorsqu’une pièce est modifiée, c’est l’ensemble du puzzle qui se voit transformé. Ce puzzle, ce tissu, ou ce réseau, n’a d’équilibre que dans un dynamisme ininterrompu. Il s’agit d’une complexité structurelle qui donne une impression de perte de contrôle, laissant une marge de manoeuvre extrêmement restreinte, au carrefour des contingences extérieures. La synchronisation devient alors, d’après Rosa1, un élément clef d’une société ou le flux en mouvement a supplanté le désir de stabilité. Le risque qui plane avec une accélération hors de contrôle, est donc celui d’une désynchronisation. Ce que redoute alors Rosa2, est un renoncement à toute maîtrise des évolutions, à toute tentative de les comprendre; une pétrification en profondeur de toute évolution. Serait alors perdue la possibilité d’arrêter ou même de freiner un processus en cours.
s
3. PERTE DE CONTRÔLE, L’ABOUTISSEMENT DE LA MODERNITÉ TARDIVE? Immobilisme : idéal ou limite? Qu’il s’agisse d’un réseau d’interdépendance si dense qu’il entraverait toute possibilité de prise de décision autonome, ou des pathologies dépressives qui « congèle dans le temps »3 ceux qui en souffrent, on constate que l’accélération suscite une impression de profond immobilisme lorsqu’elle va au delà de nos capacités d’entendement et de synchronisation; au delà même de la perte de contrôle. Hartmut Rosa et Paul Virilio s’accordent sur la théorie d’un avenir sous le signe de l’« immobilité fulgurante ». Serions nous sur une pente périlleuse où l’immobilité incarnerait le reflet de
nos limites? L’expression de notre incapacité à accélérer encore? Ou au contraire, l’immobilité ne représenterait-elle pas l’apothéose dans laquelle se fondent célérité fulgurante et éternité? Lors de mon semestre au CEA de Grenoble, j’ai eu l’occasion de découvrir la technologie du Brain Computer Interface ou interface neuronale directe. Il s’agit d’une technologie développée initialement pour des personnes victimes du syndrome d’enfermement, un état neurologique qui les condamne à une paralysie complète alors que le patient est totalement conscient et éveillé. Cette formidable innovation technologique qu’est le BCI, permet de réaliser une commande simple grâce à la détection par une machine des signaux électriques émis par leur activité cérébrale. Cela revient en résumé à activer un bouton, comme un interrupteur, par une impulsion électrique cérébrale; autrement dit, par la simple volonté, s’affranchissant d’un même coup de la fastidieuse chaîne de réaction habituelle - et je dirais même naturelle - « cerveau, nerfs, muscles, interface ». Que peut-on imaginer de plus instantané qu’une personne immobile commandant instantanément son environnement par la simple pensée? Et que deviendrait ce corps qui nous encombrerait alors? Doit-on encore s’ennuyer à le maintenir en état en le mouvant à vide sur un tapis roulant de salle de fitness? Ou le futur nous fera-t-il envier la paralysie éveillée? Le sacrifice de notre condition corporelle pourrait-il constituer un dommage collatéral - ou bien une épuration nécessaire selon le point de vue - à cette quête de l’instant pur dont rêve Marinetti? Serait-on sur la voie de l’idéal de la vitesse? De la sublime instantanéité qui rendrait vain tout mouvement? L’obsolescence de son propre corps et de son intellect face à sa création, pousse l’homme à se rêver bionique, augmenté par la technologie. La vitesse technique remplacerait la cadence métabolique du corps. Il deviendrait un mobile immobile déplacé par un projectile. Ou un immobile virtuel super-connecté au point de n’être plus qu’embarrassé par un corps désuet, accomplissant ainsi le
Andrew Stanton, réalisateur, (2008). Image extraite du film Wall-E, Studios Pixar, USA. Ce film d’animation nous projète au XXIIème siècle : la Terre surpolluée et rendue impropre à la vie à cause de la surconsommation, force l’humanité à une exode dans l’espace. Les humains, dans cet espace restreint, ne se déplacent qu’en fauteuils volants programmés, et ont remplacés tous mouvements par des substituts technologiques. Ils sont alors devenus obèses, à la limite de la paralysie.
Internet : à la limite entre instantanéité et immobilisme. Quand les vendeurs d’hypervitesse promettent de « tout faire » depuis son canapé.
rêve de Marinetti1 : une humanité sublime qui transcenderait les limites de son corps pour dominer le temps et l’espace.
L’émancipation d’une contrainte de contrôle comme aboutissement de la modernité tardive?
Manque de temps. Saturation. Immobilisme. Dépassement. Que l’on considère l’échelle de l’individu, ou celle des structures sociales, on a pu constater jusqu’ici l’émergence d’un sentiment de perte de contrôle. C’est l’accélération elle-même qui semble hors de contrôle, puisqu’elle s’auto-alimente; et il peut sembler difficile de la stopper, voire même de la ralentir. Ce que j’ai apprécié dans l’analyse de l’accélération de Rosa, c’est que, contrairement à d’autres penseurs, il ne fait pas dans le catastrophisme, ni dans la négationnisme du progrès. Si on ne peut nier que l’aboutissement de sa théorie prend un air pessimiste, il conçoit que la perte de contrôle pourrait ne pas constituer une limite en soi. En effet, pourquoi devrait-on pleurer la perte de notre maîtrise? Les conséquences ne sont déplorables qu’en vue des objectifs de la modernité. Si on renonce à cet idéal, cet abandon d’autonomie volontaire pourrait alors être vécu comme l’« émancipation d’une contrainte de contrôle »2. C’est d’ailleurs ce que fait l’entrepreneur de l’histoire du pécheur lorsque, se rendant compte que la longévité de son activité n’est plus garantie à cause des contingences de son environnement, il décide - ou plutôt non, ne décide plus - de ce que sera, de ce que pourrait être son futur. Ecrivain, rentier, gourou, plombier, aventurier, reprendre des études… il se
résout à ne plus se projeter dans un avenir qu’il sait incertain. Il se résigne à attendre l’opportunité au jour le jour, à attendre que les circonstances elles-mêmes décident de ses actes, de son présent et de ses futurs présents, puisqu’il n’y aura plus qu’une succession d’instants. « Le monde est plein d’opportunités et de possibilités inattendues. » concluet-il cette histoire. Pourquoi ce mode d’être ne serait-il pas valable? Et si la perte de contrôle était l’aboutissement de la modernité tardive? La perte de contrôle pourrait constituer une voie à laquelle il ferait bon s’abandonner, ainsi libéré de la sujétion à une maîtrise totale et bornée. L’abandon de notre autonomie pourrait alors ouvrir des champs inexplorés et - qui sait? - mener à une plus grande jouissance de liberté encore.
1. Marinetti Filippo Tommaso, La nouvelle religion - morale de la vitesse, 1916.
2. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005, p. 360
27
1. Jérôme Lèbre dans l’émission Les nouveaux chemins de la connaissance, « Tout va trop vite », France culture, 2014.
2. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005.
LIMITES ET CRITIQUES : UNE PERTE DE SENS ET SES CONSÉQUENCES
3. Ibid.
28 4. Paul Virilio dans Le futurisme de l’instant, 2009. Adèle Van Reeth, Les nouveaux chemins de la connaissance, Métaphysique de la vitesse, France Culture, 2014.
5. Azam Geneviève, maître de conférences en économie, dans le documentaire Arte réalisé par Borrel Philippe, L’urgence de ralentir, 2014.
Comme l’explique Jérôme Lèbre sur France culture1, la plainte de la vitesse serait aussi ancienne que le langage et serait une constante à travers les époques. Selon lui, le sentiment de dépassement serait intrinsèque à la vitesse, et à l’appréhension même du temps. Cette plainte traduit notamment, à l’ère industrielle, une expression des peurs soulevées par la nouveauté du progrès technique - entre technophobie et urbanophobie. Par exemple, à l’époque de l’invention du vélo s’est propagée la crainte d’une déformation du visage, qui serait due à la vitesse du déplacement2; au même titre, on redoute aujourd’hui les effets des ondes des téléphones portables sur notre cerveau. La vitesse, si elle a toujours eu ses partisans, a de tout temps soulevé des mouvements instinctifs de rejet et des mécanismes de résistance3. Il formulent aujourd’hui, une critique des effets de la vie industrielle et du capitalisme, entre intérêt et répulsion. Les antagonistes de la vitesse font-ils preuve de nostalgie ou de sagesse? Il semble inopportun de généraliser. Néanmoins, si l’on revient à la thèse de Paul Virilio, on peut
avancer que cette peur de la vitesse pourrait aujourd’hui avoir changé de nature. En effet, si ce qu’il appelle « l’accélération de l’histoire »4 au XXe siècle, est liée aux déplacements matériels, l’accélération que nous vivons depuis la révolution numérique va au delà du temps physique, et induit le dépassement de la compréhension humaine. La peur de la vitesse n’est plus relative qu’aux limites du corps humain, mais aussi à celles de l’esprit. Mais quand l’esprit perd le contrôle, sommes nous encore en mesure de faire des choix raisonnés? La crainte aujourd’hui, si elle ne réside pas dans la perte de contrôle en soi, pourrait être de l’ordre d’une perte de sens. En effet, désillusionnés de la promesse d’émancipation par la vitesse, pourquoi accélérons nous toujours? L’intérêt humaniste semble avoir perdu de sa vigueur en chemin. Geneviève Azam déplore en effet, une « absorption du temps humain par le temps économique, qui est un temps vide, sans société, sans histoire ».5
Slow science manifest r
« We are scientists. We don’t blog. We don’t twitter. We take our time. Don’t get us wrong—we do say yes to the accelerated science of the early 21st century. We say yes to the constant flow of peer-review journal publications and their impact; we say yes to science blogs and media & PR necessities; we say yes to increasing specialization and diversification in all disciplines. We also say yes to research feeding back into health care and future prosperity. All of us are in this game, too. However, we maintain that this cannot be all. Science needs time to think. Science needs time to read, and time to fail. Science does not always know what it might be at right now. Science develops unsteadily, with jerky moves and unpredictable leaps forward - at the same time, however, it creeps about on a very slow time scale, for which there must be room and to which justice must be done. Slow science was pretty much the only science conceivable for hundreds of years; today, we argue, it deserves revival and needs protection. Society should give scientists the time they need, but more importantly, scientists must take their time. We do need time to think. We do need time to digest. We do need time to misunderstand each other, especially when fostering lost dialogue between humanities and natural sciences. We cannot continuously tell you what our science means; what it will be good for; because we simply don’t know yet. Science needs time. - Bear with us, while we think. » Slow Science manifest http ://slow-science.org, consulté le 25 mars 2014 Traduction en page suivante
« Nous sommes des scientifiques. Nous ne blogons pas. Nous ne Twittons pas. Nous prenons notre temps. Ne prenez pas notre propos à contre sens - nous disons oui à l’accélération des sciences du début du 21e siècle. Nous disons oui au flux constant de publications de nos pairs dans les revues et à leur impact; nous disons oui aux blogs et médias scientifiques et à la nécessité des relations publiques; nous disons oui à la croissance de la spécialisation et à la diversification dans toutes les disciplines. Nous disons aussi oui à la recherche appliquée aux champs de la santé et de une future prospérité. Nous faisons nous aussi parti du jeu. Cependant, nous soutenons que cela n’est pas suffisant. La science a besoin de temps pour penser. La science à besoin de temps pour lire, et parfois pour faire des erreurs. La science ne sait pas toujours où elle en est à l’instant présent. La science se développe en chancelant, selon des mouvements saccadés et à la fois d’imprévisibles sauts en avant. Cependant, elle s’inscrit sur une échelle de temps très lent, pour laquelle il doit y avoir de la place et pour laquelle justice doit être faite. La Slow science nous parait être la seule forme de science concevable proposée depuis des décennies; aujourd’hui nous soutenons qu’elle mérite un renouveau et une protection. La société devrait donner aux scientifiques le temps dont ils ont besoin, et plus encore, les scientifiques ont le devoir de prendre leur temps. Nous avons besoin de temps pour penser. Nous avons besoin de temps pour digérer. Nous avons besoin de temps pour ne pas se comprendre les uns les autres, particulièrement lorsqu’il s’agit de renouer le dialogue entre sciences humaines et sciences naturelles. Nous ne pouvons pas vous dire en permanence ce que signifie nos travaux; ni à quoi il seront utiles; tout simplement parce que nous ne le savons pas encore. La science a besoin de temps. Soyez patient avec nous lorsque nous pensons. » Slow Science manifest, traduit par Manon D’Ercole
s
1. DÉCLIN DU TEMPS DE RÉFLEXION ET DE SA PROFONDEUR Lenteur du concept Aux cours de la prévention routière, on explique que le champ de vision se réduit avec la vitesse, proportionnellement à l’accélération. On peut se demander si de la même manière, la vitesse ne réduirait pas l’horizon de la réflexion ainsi que la profondeur du jugement. Je trouve à ce sujet, l’exemple du rapport actuel de la recherche au temps particulièrement pertinent. En effet, le travail des chercheurs se retrouve trop souvent évalué en fonction du nombre d’articles publiés dans des revues scientifiques et non en fonction de la qualité du contenu1. La première cause à cela est une politique de recherche développée par les institutions nationales, qui prescrit une production scientifique productive, rentable et immédiate2. Mais qu’advient-il du temps de construction de la pensée à l’heure où chaque seconde a un coût et peut potentiellement s’économiser? Le temps de réflexion peut-il être contracté? Si, comme nous l’avons vu à travers les propos d’Elie During3, la vitesse est du côté du vécu, la lenteur serait du côté du concept; et si la sensation de vitesse se propage en un instant dans le corps tel un frisson, la réflexion, elle, requiert du temps. En effet, selon Richard Sennet4, « questionner signifie physiologiquement, s’attarder dans un état naissant », l’activation de nouvelles connections n’étant pas instantanée. Comme en témoigne le manifeste de Slow Science, la formation d’une idée n’est pas linéaire, découlant de rapprochement d’éléments à dispositions mais aussi de hasards, de détours, de rencontres; et elle requiert
du temps pour être prise en considération, pour apprendre de ses erreurs, pour être digérée, pour prévoir les conséquences. A ces conditions seulement l’idée sera conceptualisée et raisonnée. Au contraire, on constate qu’envisager la production d’études scientifiques comme une recherche de performance, mènerait à une prolifération « d’articles de routine » stéréotypés, sans fond ni perspective d’approfondissement pertinent, au détriment des « travaux fouillés »5. Si le temps de la réflexion peut être réduit par l’apprentissage, et assisté par des outils technologiques, la profondeur de la réflexion pâtit nécessairement d’un processus de contraction car c’est le temps disponible à la formation de la pensée qui se réduit. In fine, c’est un jugement superficiel qui constitue le risque majeur d’une telle compression temporelle. La seconde raison de l’accélération du processus de recherche est la nécessité de suivre le rythme concurrentiel; une nécessité qui exclurait parfois la possibilité de freiner, de refuser, ou de prendre le temps d’estimer les effets de ce que l’on produit, sous peine d’être écarté de la course.
« Si vous voyez quelques chose de technique-
1. «Slow science», la recherche au ralenti, article web 2014.
2. Gosselain Olivier, Slow science - la désexcellence, article web 2011.
3. During Elie dans l’émission Les nouveaux chemins de la connaissance, Métaphysique de la vitesse, France culture, 2014.
4. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008, p. 374
ment alléchant, vous allez de l’avant et vous le faites; vous ne discutez de son usage qu’une fois la réussite technique acquise. »6 Que devient alors de la question d’éthique dans le contexte d’un temps économique à grande vitesse? Peut-on permettre à la rapidité de prendre le pas sur la qualité du jugement moral, qui nécessite du temps? Le marché actuel de l’innovation constitue selon moi un domaine qui pose particulièrement question. Recherches, prévisions et feedbacks demandent du temps mais n’en demeurent pas moins indispensables. Il relève de la responsabilité de toute per-
5. Jean-François Lutz, chimiste de l’Université de Strasbourg. «Slow science», la recherche au ralenti, article web 2014.
6. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008, p. 10
29
1. Sansot Pierre, Du bon usage de la lenteur, 2000, p. 145
sonne, ou groupe de personnes, qui mettent à disposition du monde une création, de ne pas le négliger.
fiées, voire mêmes erronées selon Paul Virilio5. C’est en effet le risque d’une lecture des deux tomes de « Guerre et paix » en une journée - comme le propose une nouvelle application pour smart phone6.
Profondeur du jugement et lieux communs 2. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005, p. 148
« Le slogan « plus haut », « plus vite », « plus loin » a débordé le cadre du jeu. Il inspire nos politiques culturelles, alors que la culture, cet art des détours, de la vacance, des mots et des pas perdus,
3. Ibid.
aurait dû être, si nous tenons à une devise : « moins haut », « moins vite », « moins loin ». »1
30
4. Ibid.
5. « Cette rapidité nous prive du temps de réflexion et d’analyse, nécessaire à la part du vrai, et du faux. » Virilio Paul, dans le film Paul Virilio : Penser la vitesse, Paoli Stephane, 2007.
6. Application Spritz. Voir le lien web dans la bibliographie.
Si l’on peut contester l’effet de l’accélération sur la qualité du contenu de l’information, on peut également questionner son effet sur sa réception par les usagers. Comme nous l’avons vu précédemment, la crainte d’être mis en marge d’un système qui accélère sans cesse, pousse à être continuellement en action et au courant de tout; justifiant ainsi le phénomène de surcharge informationnelle. En vu du bombardement médiatique, on accorde moins de temps à chaque information que l’on reçoit; on lit de plus en plus rarement un article jusqu’au bout, cédant à la tentation du zapping. Cet état d’agitation exclurait, selon Hartmut Rosa, « une position de repos »2 nécessaire à l’analyse et à la prise de recul, qui seuls permettent d’aboutir à un choix raisonnable ou à une compréhension en finesse. En outre, si dans un contexte d’accélération le temps disponible décroit, les décisions et informations, elles, se complexifient de par la démultiplication des paramètres à prendre en compte, et des conséquences à prévoir3. Ce paradoxe entre complexification des problèmes et réduction du temps pour les étudier, induit une nécessité d’accélération du jugement qui, selon Hartmut Rosa4, habitue l’esprit aux visions simpli-
Actions désinvesties Alimentée par un déséquilibre de valeur entre qualité et quantité au profit de ce dernier, la perte de profondeur se mesure également au niveau de notre rapport à l’action et aux objets. Nous sommes en effet en contact avec de plus en plus d’objets, ce qui démultiplie les sollicitations, et nous avons néanmoins de moins en moins de temps à y consacrer. Différentes stratégies sont alors développées pour s’adapter à cette accélération du rythme de vie : nous pouvons réaliser les actions plus vite, justifiant l’apparition de termes tels que « fast food », « speed dating », « speed reading » ou encore « sieste éclair »; nous pouvons réduire le temps entre les actions - ce que l’on appelle communément « temps morts »; ou encore, nous pouvons effectuer plusieurs tâches en même temps - c’est ce que l’on appelle le multitasking. Mais peut-on aboutir à la même qualité de résultat en réduisant le temps de réalisation? En ne ménageant pas des moments de calme qui permettent de prendre du recul sur l’action achevée? Ou en partageant son attention entre plusieurs actions? Cela semble peu probable. La conséquence d’un tel rapport à l’action est une baisse du temps et d’attention allouée à chaque objet. On peut craindre alors une globale baisse de qualité du résultat, mais aussi du rapport de l’individu à l’action en soi. Quel sens peut-on alors donner à ces actions? Manquentelles tant d’agrément à nos yeux qu’elle ne méritent plus un temps propre? Comment alors pourraient-elles se révéler constitutives?
Spritz : La lecture accélérée r Au cours de mes recherches, j’ai entendu parler d’une nouvelle application pour smart phone nommée Spritz. Elle propose à ses usagers d’apprendre à lire plus vite. L’idée est simple : c’est le texte qui défile mot à mot pour éviter à l’oeil de perdre du temps à aller de l’un à l’autre. Pour l’avoir essayé, je dois dire que c’est impressionnant : on peut facilement doubler sa vitesse de lecture, voire la quadrupler pour les plus entrainés (de 220 mots par minute, on peut alors atteindre jusqu’à 1000 mots par minute). « J’ai pris un cours de lecture rapide et j’ai pu lire Guerre et Paix en vingt minutes. Ca parle de la Russie. » Cette citation railleuse de Woody Allen, cité dans l’article de citizenpost à propos de Spritz, semble parfaitement coller à cette application. Que retire-t-on d’une lecture quatre fois plus rapide, si ce n’est l’auto-satisfaction de pouvoir dire « j’ai lu Guerre et Paix » à un diner mondain? On gagne certes du temps en éliminant la structure du texte, mais n’est ce pas justement sa structure, sa spatialisation qui
permet d’appréhender le sens d’un paragraphe dans son ensemble? N’est ce pas le fait de pouvoir revenir sur un passage obscure qui permet de s’assurer de sa compréhension? Mais encore, n’est ce pas en relisant une phrase particulièrement remarquable, appuyant le regard sur chacun des mots choisis avec soin, que l’on savoure le style d’un auteur? Un roman n’est pas une suite de mot dont on pourrait gober le sens global par messages subliminaux. Le sens et la beauté émergent conjointement de l’ellipse, du retour à la ligne, du blanc de la page. Anéantir de la sorte finesse du contenu et temps nécessaire de réflexion, ne peut qu’aboutir à une compréhension grossière et mutilée. Analyse personnelle d’après la source : http ://citizenpost.fr/2014/03/spritz-site-web-entraine-lire-vitesse-lumiere/, consulté le 12 mai 2014
s
2. DISPARITION DU LONG TERME AU PROFIT DE L’IMMÉDIAT L’attente
qui peuvent s’adapter à la diversité des temps morts - transport, pause entre deux rendez vous et autres files d’attentes. Jeux, messageries et applications diverses s’évertuent à combler tout intervalle qui briserait le rythme vivifiant de l’état d’agitation. Le fait est qu’à force d’anéantir les temps morts, on a perdu l’habitude de rester sans rien faire. Et l’inactivité nous devenant peu à peu étrangère, elle effraie. En effet, quand le bruit sourd de l’effervescence se tait, c’est l’angoisse d’un manque de perspective ou d’une vacuité de sens qui menace alors de ressortir3.
« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. »1 L’attente est aujourd’hui considérée comme un « temps mort », un temps inutile qu’il convient à tout prix d’occuper. Ce terme « temps mort » n’a d’ailleurs rien d’anodin : il opposerait des moments de vie où l’individu est actif, à des temps d’immobilité relative, ainsi assimilés à un néant. Pourtant, les sciences cognitives ont démontré qu’il ne s’agissait pas de périodes d’inactivité, mais au contraire de régénération cérébrale : les contenus mentaux se réorganisent et se répartissent dans les différentes zones de la mémoire2. Quoi qu’en disent les sciences cognitives, « attente » reste un gros mot dans une société de l’économie du temps. Lorsque le moment d’attente n’est pas rentabilisé, il agace, crispe; il n’est pas toléré. En effet, l’individu contemporain n’a pas plus de patience pour les choses physiques que pour les choses virtuelles : on s’exaspère tout autant d’une file d’attente à la poste que d’une connexion wifi capricieuse. Ces attentes pouvant être disséminées et de courtes durées, on les colmate par des actions brèves ou fractionnées. Les objets nomades et connectés remplissent parfaitement ce rôle en proposant une multitude de fonctionnalités
1. Pascal Blaise Pensées, 1993, fragment 139.
2. Dreher Jean-Claude, Quand le cerveau ne sait plus attendre, dossier «Tout va trop vite!», Cerveau & Psycho, n°61, 2014.
Court terme et long terme L’autre aspect de l’attente sur lequel je souhaite attirer l’attention, c’est le report d’un but dans un futur plus ou moins lointain. Ce que constate Hartmut Rosa à ce sujet, est une raréfaction des projets à long terme au profit de satisfactions immédiates, souvent moins enrichissantes. L’une des raisons, nous l’avons évoqué dans le paragraphe précédent, est un glissement de valeur véhiculé par la société, qui encourage à accumuler les expériences plutôt qu’à les approfondir. Jean-Claude Dreher dans la revue Cerveau & Psycho4 va plus en profondeur, en expliquant le mécanisme cérébral à l’origine de ce phénomène. « Notre capacité à attendre dépend de deux systèmes neuronaux : le système de valuation (qui permet d’évaluer la valeur subjective de ce qui nous est offert) et le système de contrôle cognitif (qui permet de contrôler les impulsions). » Un environnement stressant favorise un glissement d’équilibre entre ces deux systèmes cérébraux, accoutumant à des résultats immédiats. Par ailleurs, la mémoire de travail, qui est responsable du maintien des informations à court terme, est elle aussi liée à l’acceptation de l’attente. Sa capacité est limitée, et sa saturation interfère avec le fonctionnement du contrôle cognitif. Mais ce qui a été mis en valeur par des études, c’est que cette capacité est variable. A l’image d’un muscle, elle peut augmenter si on la travaille, et inversement, elle est vouée
3. Nous reviendrons sur cette notion dans le paragraphe 3 : Décontextualisation.
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4. Dreher Jean-Claude, Quand le cerveau ne sait plus attendre, dossier «Tout va trop vite!», Cerveau & Psycho, n°61, 2014, p. 36
1. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005, p. 173
2. Ibid., p. 143
à réduire si elle n’est pas sollicitée. La tendance actuelle est néanmoins au délaissement de la mémoire de travail, de par les interruptions fréquentes liées à l’hyperconnexion, et au déchargement de la mémoire, notamment sur l’Internet omniscient. Les impulsions tendent alors à prendre le pas sur un discernement qui privilégierait l’attente d’une récompense accrue; une tendance qui pourrait pourtant être inversée.
« Les générations à venir ne s’impliqueront dans des pratiques de long terme, et exigeant des
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3. « Les conséquences ne sont jugées catastrophiques que par rapport à une norme d’immédiateté, considérablement alimentée par les outils de communication et de connexion. En effet, être constamment joignable permet de ne plus planifier, mais de jongler avec des “ scénarios limites ”. ». Jauréguiberry Francis, De la déconnexion aux TIC comme forme de résistance à l’urgence, 2006.
4. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005.
investissements préalables élevés (ce n’est d’ailleurs qu’à ce prix qu’elles les percevront comme valables) que si elles y ont été incitées par des relations de confiance stables et des modèles fiables ».1 Enfin, ce que soulève Hartmut Rosa, c’est l’impact de l’accélération du changement social sur cette disparition de l’investissement à long terme. C’est ce qu’il appelle la « compression du présent », définie comme « la diminution générale de la durée pendant laquelle règne une sécurité des attentes concernant la stabilité des conditions de l’action »2. En effet, le processus de projection requiert la sécurité : espérer un bénéfice à long terme, c’est parier sur le fait que dans le futur, ce bénéfice existera encore. Et le monde évoluant constamment et de plus en plus vite, il est légitime de se demander s’il ne s’agit pas d’un pari trop risqué. Le manque de confiance de l’individu l’amène conséquemment à se réfugier dans la recherche de satisfaction immédiate. Seulement, l’écueil des actions à très court terme ou fractionnées, demeure la superficialité. On tombe aisément dans la facilité du divertissement, dont le bénéfice promis est instantané, mais le sens moindre. Il s’agit d’ailleurs d’un penchant dont l’industrie du divertissement s’est emparée avec adresse : en rentrant d’une journée de travail, il est facile de céder à la tentation de « se délasser » devant un jeu télévisé
ou en navigant dans les réseaux sociaux. Et de repousser à demain le début de « Guerre et paix »…
L’urgent et l’important De l’accélération du rythme de vie, émerge une confusion entre l’urgent et l’important. En effet, dans la masse des tâches à accomplir, c’est la pression des échéances qui à tendance à les hiérarchiser. La nécessité de se plier aux « dead line » relègue de ce fait les tâches plus étendues dans le temps au second plan, négligeant du même coup l’importance de l’investissement régulier et au long cours. Ce phénomène de confusion se rencontre fréquemment dans le milieu professionnel, mais il se généralise également dans la sphère privée - « Un coup de fil urgent »; « Une course urgente à faire » - C’est la définition même de l’urgence qui a évoluée. D’une conception classique de l’urgence qui nécessite de régler un problème dans un délai incroyablement rapide pour éviter des conséquences catastrophiques - à l’image d’un incendie qu’il est effectivement urgent d’éteindre - on est passé à un état d’urgence permanent3 qui permet de réagir jusqu’au dernier moment. C’est pourquoi, dans ce climat de jeu permanent avec les limites temporelles, il ne reste que peu d’espace temps disponible pour les tâches dont l’importance ne se mesure que sur la durée.
s On constate donc un bouleversement de la hiérarchie des valeurs4 entre accumulation et approfondissement, entre long et court terme, mais aussi entre urgence et importance. Ce déplacement d’équilibre se solde par une tendance à la superficialité et à l’accumulation fractionnée d’expériences déconnectées. Ce phénomène est dénoncé par Hartmut
« Et d’ailleurs quel besoin si urgent a-t-on d’être informé? » r « Pour ce qu’on en fait, de l’information qu’on possède : Mieux vaut connaître dix choses et leurs rapports que dix mille choses éparses. A force d’information l’esprit perd sa structure; on n’a plus le temps de mettre un peu d’ordre là-dedans, ni même de savoir si l’on aime et si l’estomac supporte. Les Hittites, les femmes-girafes, la psychanalyse, les Beatles et les beatniks. Le Concile, les soucoupes volantes, la règle d’or et la libération des intellectuels en Russie. Le concours Lépine et la peinture zen. Tout ce foin qu’on trouve, quoi qu’on en ait, dans son râtelier. Il est impossible dans cet état de sollicitation perpétuelle que les contours intérieurs ne finissent pas par s’éroder; et les opinions politiques (on a tâté pendant un temps ce substitut) ne peuvent heureusement pas en tenir lieu. Il ne faut pas s’étonner d’avantage si ces gens qui savent tant de choses qu’ils n’y comprennent plus rien ont le plus grand mal à se comprendre l’un
l’autre. Car, alors qu’on pouvait aisément comparer des structures différentes - il y avait au moins la notion de hiérarchie qui était commune -, deux interlocuteurs ne peuvent absolument rien faire de cette poussière d’informations qu’ils possèdent l’un et l’autre, sinon en échanger quelques miettes, comme des enfants qui jouent aux billes : celle-ci me manque, celle-là je l’ai deux fois. Cela va pour le moment, puis quand le silence commence à peser, chacun va trouver son psychanalyste pour qu’il lui explique la raison de ce mystère. » Nicolas Bouvier, Le vide et le plein, 2004, p. 228
Rosa, et bien d’autres, sous le nom d’agitation : un mouvement perpétuel et désordonné qui écarte la question du sens. En outre, cette mutation aurait des conséquences plus vastes sur nos relations aux personnes, aux choses, mais aussi à soi-même. Le magazine Cerveau et psycho évoque « l’impossibilité de vivre des valeurs de long terme - fidélité, engagement, loyauté - dans une société qui ne s’intéresse qu’à l’immédiat et dans lesquelles les exigences de flexibilité généralisée empêchent d’entretenir des relations sociales durables et d’éprouver un sentiment de continuité de soi. »1
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3. DÉCONTEXTUALISATION « Notre perception et définition de qui nous sommes dépend directement de notre rapport à l’espace, au temps, aux autres, aux objets de notre environnement, autrement dit à nos actions et expériences. »2 Comme l’explique Hartmut Rosa, le rapport à soi que l’on cultive est intimement lié à notre rapport au monde. De la même manière, le temps vécu par l’individu s’inscrit dans des temps plus vastes : le temps des jours, le temps des saisons, le temps d’une génération, le temps d’une époque, le temps de l’Histoire. Ces temps enchevêtrés constituent pour l’homme un contexte qui, parce qu’il lui est extérieur et représente ce qui est immuable, lui permet de poser les jalons de sa construction en tant qu’individu. Pourtant, si cet ancrage contextuel temporel est nécessaire à la définition de soi, on observe au contraire une décontextualisation qui se vérifie à plusieurs niveaux.
Déstructuration de la vie quotidienne Le premier niveau concerne la vie quotidienne. On constate en effet que l’on a rendu flexible l’organisation des journées : on n’accorde plus de fenêtre temporelle fixe à chaque action3. La flexibilité même de notre environnement (connexion permanente, information instantanée et lieux de consommation ouverts 24h/24) nous permet de nous livrer à nos activités quotidiennes (travailler, faire ses courses, aller à la gym, voir ses amis, rédiger son courrier) à n’importe quel moment. Et parce qu’un événement imprévu et plus urgent peut toujours survenir, on préfère laisser la porte ouverte à toute opportunité qui pourrait survenir. D’après les termes d’Hartmut Rosa, cette évolution de l’attitude de l’individu s’apparenterait à celle d’un joueur, dans le sens où sa pratique est orientée vers l’événement4.
Déstructuration des étapes de la vie Cette figure de joueur se retrouve également dans la déstructuration des étapes de l’existence. Ces bases de « la bonne vie » telle qu’elles avaient été définies par la modernité (son travail, sa famille, ses amis), ne sont plus des points fixes permettant de structurer une existence, puisqu’elles peuvent être révisées à tout moment par le sujet lui même ou d’autres que lui (licenciement, divorce, déménagement). Comme nous l’avons vu précédemment, ce climat de contingences engendre un sentiment d’insécurité ainsi qu’une perte de repères à long terme permettant d’orienter sereinement ses choix. Une telle évolution du rapport du sujet à son environnement engendrerait, selon Hartmut Rosa, une « dissipation progressive des caractéristiques identitaires » ainsi qu’une « perte de prévisibilité de l’évolution biographique ». Cette déstructuration des étapes de la vie est une nouvelle manifestation de ce que Hartmut Rosa nomme l’« accélération sociale »5. Les existences individuelles se
1. Richard Sennett, La culture du nouveau capitalisme, 2006, cité par Aubert Nicole, L’accélération de soi, dossier «Tout va trop vite!», Cerveau & Psycho, n°61, 2014.
2. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005, p. 275
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Ibid., p. 28
33
1. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005.
2. Ibid., p. 143
3. Kundera Milan, La lenteur, 1997, p. 51
4. Ibid., p.160
5. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005.
34 6. Extrait d’un entretien avec le philosophe Christian Godin dans l’émission de Philippe Petit la Fabrique de l’humain, qui avait invité le chercheur Yves Citton suite à la sortie de son ouvrage: L’avenir des Humanités. Economie de la connaissance ou culture de l’interprétation ?, La Découverte, 2010.
7. Le Breton David, Eloge des chemins et de la lenteur, 2012.
8. Ibid., p. 117
complexifient, à l’image des familles recomposées, et se diversifient, puisque s’est érodé le monopole de l’unique voie vers une vie respectable. C’est aujourd’hui une multitude de chemins conduisant à des expériences inédites qui s’offrent à l’individu1. En découle l’émergence d’un rythme intragénérationnel, qui vient ajouter une couche de complexité au, d’ores et déjà problématique, rythme intergénérationnel.
Délaissement de la transmission intergénérationnelle Du fait de l’accélération du progrès technologique et du phénomène de « compression du présent »2, le rythme de l’obsolescence des connaissances et des savoir-faire accroit. En témoigne la difficulté des plus de cinquante ans à trouver leur place au sein de leur entreprise ou à retrouver du travail, notamment depuis le développement informatique des années 2000. Ce n’est plus de l’expérience des anciens que la nouvelle génération tire son apprentissage; celui-ci s’acquiert aujourd’hui de manière empirique et de pair à pair. Ce qui est alors menacé, c’est la communication et la compréhension intergénérationnelle, et ainsi la possibilité pour chacun de trouver sa place dans la société. Mais ce que l’on peut craindre également, c’est la dégradation de la transmission du patrimoine. Le monde en accélération de ma génération serait-il si différent de celui de mes grands-parents, voire même de mes parents, que je n’aurais rien à apprendre d’eux? Selon Milan Kundera, il y aurait « un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l’oubli »3 : « notre époque est obsédée par le désir d’oubli et c’est afin de combler ce désir qu’elle s’adonne au démon de la vitesse; elle accélère le pas parce qu’elle veut nous faire comprendre qu’elle ne souhaite plus qu’on se souvienne d’elle. »4 Si l’on en croit les propos de Milan Kundera, une société de la vitesse serait une société désirant sa propre amnésie. Mais peut-on vraiment se passer des connaissances de ses aînés pour construire le monde d’aujourd’hui? L’idée n’est pas de demeurer nostalgique, mais de rechercher un continuum. Le
passé, en tant que construction narrative, ne donne-t-il pas de l’épaisseur au présent et un ancrage nécessaire5?
Perte de contexte des rythmes naturels Enfin, on peut soulever qu’une décontextualisation s’opère également quand aux rythmes naturels. Des produits qui sont normalement soumis à des exigences de climat et au rythme des saisons, sont aujourd’hui disponibles partout et tout le temps. On peux en effet manger des fraises toute l’année et faire fleurir des jacinthes et des tulipes au mois de décembre. Yves Citton emploie le terme de « société de forçage »6 pour désigner ce détachement de tout contexte spatial et temporel. Le rythme biologique est domestiqué, dénaturé, et transformé à la convenance de la société de consommation. David Le Breton7 à son tour, dénonce une nouvelle chronologie urbaine centrée sur la consommation; on ne voit plus, dans les villes, le temps passer par rapport à l’éclosion des fleurs ou les changements du paysage, mais par rapport au changement des marchandises sur les panneaux publicitaires. Quel mal y a-t-il a « manger des cerises en regardant tomber la neige à sa fenêtre »8, peut-on se demander? Tout d’abord, c’est le respect même de la nature qui se perd, et celui des durées que l’on croyait incompressibles avant l’avénement des OGM. Un manque de respect qui n’est pourtant pas sans conséquence, puisque nous commençons à prendre conscience des effet désastreux de ce « forçage » à grande échelle. En témoigne la menace du réchauffement climatique. Par ailleurs, cette permanente disponibilité artificielle de produits naturels, coupe le lien de l’individu avec le cours naturel et physique des choses. Privée de contexte, l’expérience a-spatiale et a-chronique n’est pas vouée à laisser de trace dans l’esprit du sujet. Le goût de la cerise n’est plus alors synonyme de l’arrivée du printemps, mais une saveur affadie parmi tant d’autres - homogénéisation du vécu. Cet exemple
« L’humanité ne cultivait presque plus rien en terre. » r « Légumes, céréales, fleurs, tout cela poussait à l’usine, dans des bacs. Les végétaux trouvaient là, dans de l’eau additionnée des produits chimiques nécessaires, une nourriture bien plus riche et plus facile à assimiler que celle dispensée chichement par la marâtre Nature. Des ondes et des lumières de couleurs et d’intensités calculées, des atmosphères conditionnées accéléraient la croissance des plantes et permettraient d’obtenir, à l’abri des intempéries saisonnières, des récoltes continues, du premier janvier au trente et un décembre. » René Barjavel, Ravage, 1943, p. 39
illustre ce que Walter Benjamin diagnostique comme une progressive « perte d’expérience »1 dans la société moderne. Selon lui, le contexte « permet une appropriation du vécu grâce à une expérience narrative stable, ancré dans la mémoire, et à la lumière d’horizons d’expériences précédentes, légitimées par l’histoire »2. C’est pourquoi la décontextualisation, qui nous l’avons vu s’établit à plusieurs échelles, entrave l’ancrage et la constitution de l’histoire du sujet3. Celui-ci se révèle alors dans l’incapacité de digérer, de s’approprier les choses du vécu quotidien et de les transformer en authentique expérience. Etrangers à tout contexte, ces vécus sont en effet appauvris et décorrélés. Ils ne sont qu’accumulation d’instants immédiats qui, de par leur hétérogénéité et leur brièveté, ne trouvent pas prise dans la mémoire, et ne peuvent pas ainsi constituer une expérience fondatrice.
« Identité situative4 » La définition de soi repose sur un passé et s’oriente vers un futur, individuels et collectifs5. Or, dans la société contemporaine, elle n’est que peu orientée vers le passé et les traditions, et n’ose se projeter dans l’avenir qui est incertain; c’est pourquoi elle se réfère au présent. Pourtant, la perte simultanée d’un passé constituant et d’un avenir fondateur de sens, rend impossible une définition solide du présent. C’est de ce fait la construction narrative de l’individu qui est alors mise en péril, jusqu’à la définition de son identité6. A la question « qui suis-je? » que peut-on aujourd’hui répondre? Parisien? Informaticien? Epoux de X? Ces relations sont-elles encore à même de définir une identité, alors que l’on peut douter de leur longévité? Elles le peuvent certainement, mais pour une durée que l’on admet réduite par les possibles contingences. C’est de ce fait l’idée même de l’identité qui se trouve rétrécie, au profit d’une définition de soi dynamique7. On ne s’identifie plus à ses rôles, relations ou attributs au long terme, mais à son vécu ponctuel et ex-
périmental. Et si les plus rapides s’adaptent, d’autres perdent pied de par ce manque de repères, manifestant leur mal-être vis-à-vis de cet état d’aliénation, par les pathologies que nous avons évoquées dans la partie précédente. D’après Hartmut Rosa, « ce qui est donc abandonné, sous la contrainte de la société de l’accélération, c’est l’idée d’un projet identitaire visant la durée où le long terme, et donc la représentation d’une autonomie permettant au sujet, quels que soient les contextes, et avec une certaine permanence, de poursuivre des valeurs et des buts qu’il a lui-même définis »8. De « la compression du présent » découle donc une « fluidification de l’identité personnelle »9 qui exclut la conception moderne du projet de vie suivant une direction ferme. Dans la modernité tardive, c’est la recherche même du sens de sa propre vie qui tend à être délaissée, ne laissant place qu’à un rapport superficiel à l’existence. Enfin, c’est bel et bien à la définition de l’aliénation que l’on aboutit, puisque l’individu se retrouve dépossédé de son identité (comme nous venons de le voir) et de son autonomie (comme nous l’avons vu dans la partie B).
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CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE A cette étape, je tiens à préciser que j’ai souhaité dans cette étude de la vitesse, non pas élaborer une théorie qui m’est propre, mais m’approprier les théories de spécialistes traitant de l’impact social de l’accélération; et ce afin d’être plus à même de questionner cette problématique à travers le filtre de la lenteur qui, je le rappelle, reste mon sujet principal.
1. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005, p. 179
2. Ibid., p. 179
3. Ibid.
4. Ibid., p. 275
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Ibid., p. 292
9. Ibid., p. 283
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1. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005, p. 360
2. Ibid., p.301
36
Nous avons pu voir dans cette première partie comment a émergé conjointement à la modernité un paradigme de la vitesse, support de ses promesses d’émancipation et d’autonomie : l’instinctive attraction humaine pour la vitesse s’est étendue aux champs politique, économique, philosophique et culturel, définissant une société dont l’idéal serait l’instantanéité. Cette nouvelle norme de vitesse engendre un phénomène d’accélération généralisé - accélération technique, du rythme de vie, de la transformation sociale et culturelle - dont la propension à s’auto-alimenter la rend progressivement hors de contrôle. En effet, le temps de la vie se dissout dans un temps économique dépourvu d’humanisme et qui théoriquement peut, contrairement au rythme de vie, être sans cesse accéléré. Si certains envisagent cette perte de contrôle comme un nouveau rapport à la vie, s’extrayant de l’idéologie moderne, elle implique cependant des limites décisives. On citera en premier lieu la limite des ressources environnementales sur laquelle, parce qu’elle me semble évidente, j’ai décidé de ne pas me focaliser; elle reste cependant continuellement sous-jacente à l’étude menée dans ce mémoire. La limite sur laquelle j’ai décidé de concentrer mes recherches, est la perte de sens; ou comme l’explique Hartmut Rosa un « renoncement à l’idée d’un monde comme totalité pourvue de sens, d’attachement durable à des lieux, des personnes, des pratiques et des valeurs »1. On ne peut imaginer que ce soit là un objectif désirable, le sociologue allemand dépeignant une société d’un futur proche dans laquelle « le temps est suspendu parce que, dans le temps détemporalisé, on ne peut identifier aucune évolution derrière les transformations, de telle sorte que la vie, en raison de l’absence de perspectives temporelles d’organisation, apparaît comme une dérive sans but à travers des situations changeantes, et donc comme l’éternel retour au même »2. Ce que perdrait la vie, c’est donc toute possibilité de contrôle et de direction de par l’anéantisse-
ment de la construction narrative de l’individu; vers une superficialité de l’existence. Mais alors, quelle possibilité de résistance? Quel moyen de ressaisissement peut être développé à l’échelle sociale et/ou individuelle? Peut-on envisager un autre rythme qui viendrait tempérer cet excès de vitesse? A la lumière de cette étude de l’accélération sociale, je propose d’interroger dans la suite de ce mémoire, l’alternative d’un ralentissement volontaire.
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LA LENTEUR EN CREUX DE LA VITESSE UNE VITESSE À L’ÉCHELLE DU CORPS UN RAPPORT VITESSE/LENTEUR À REDÉFINIR LE TEMPS JUSTE DE L’ACTION
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Perte de contrôle, perte de sens, perte d’autonomie, dé-corrélation du corps et de l’esprit… nous avons soulevé dans la première partie les conséquences nuisibles sur le plan social et identitaire du régime d’accélération généralisée. A contre courant de la frénésie du rythme érigé par la modernité, s’inventent des postures contestataires, notamment incarnées par les mouvements Slow. C’est en 1986, en Italie, que l’invention du Slow Food lance la mouvance. Il s’oppose à la propagation des Fast Food, par une politique de transmission des savoir-faire culinaires et du produit frais et authentique. En découle une naissance d’engouement pour ce rapport alternatif à la consommation - plus responsable, moins effréné, plus respectueux de l’environnement et du consommateur en tant qu’individu - qui se transforme bientôt en une sorte de mode… pour le meilleur et pour le pire. Slow travel, Slow design, Cittaslow, Slow TV, Slow science, Slow sex, Slow éducation, Slow cosmétique, Slow books… Si cette mouvance témoigne d’une réelle volonté de ressaisissement d’une génération, elle a également été récupérée comme argument de vente, comme un label dont l’image est parfois contradictoire avec l’impact effectif. C’est pourquoi j’ai préféré m’en éloigner un temps pour débuter mon analyse ‘formelle’ et symbolique de la lenteur. Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, la vitesse irait intrinsèquement de pair avec un dépassement de
soi. Le progrès technique notamment, permet de repousser les limites du corps et de l’esprit humain, jusqu’à les outrepasser complètement. A l’image de l’ouvrier qui n’est qu’une infime partie d’une vaste chaîne, la norme serait alors au-delà du corps, et répondrait à des exigences qui le transcendent. Et si c’était une question d’échelle? Et si la lenteur était une réponse à la perte de contrôle et de sens, en proposant de reconsidérer les limites de la condition humaine? En proposant des pratiques dont le rythme serait à échelle humaine? Afin de vérifier cette hypothèse, j’ai décidé d’investir le sujet de la lenteur, à travers des études de cas de pratiques dans lesquelles j’ai décelé la lenteur sous différentes formes, à travers un vécu personnel. J’ai recherché, à travers ces études de cas, d’autres conceptions temporelles ; l’idée étant de les confronter afin de faire émerger de potentiels liens. J’imagine que ce recoupement permettrait de définir la pratique lente, et ce qu’elle propose comme système, comme vécu, comme considérations, comme valeurs, alternativement au paradigme dominant de la vitesse. Ainsi, si la vitesse réduit le champs de vision, de quoi se saisirait-on mieux avec lenteur?
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Soucieuse de me confronter à mon terrain d’écriture, je décide de partir en randonnée dans le Vercors. Objectif : Le tour du Plateau des Coulmes, 42 km en 2 jours. Ce serait mentir que de dire que j’ai découvert les plaisirs de la randonnée par dévotion à la recherche. Grenobloise de naissance, j’ai très tôt été embarquée sur les chemins alpins. La différence ici, c’est la chronique que je me suis fixée d’écrire. Une chronique que j’ai par la suite décomposée et recomposée, pour en tirer des thèmes qui me semblent constitutifs de mon expérience marchée.
Douleur musculaire et reprise de conscience de ma condition corporelle. Intimité. Ma respiration rythme mon pas. Elle est parfois lente, régulière. Elle s’accélère dans les montées raides. Je m’en sers alors véritablement pour rythmer mon pas; car j’ai besoin d’un rythme, d’une musique pour tenir l’effort et ne pas être tentée de ralentir. En montée, je respire par la bouche; parler devient difficile alors. Sur le plat, par le nez. Cela me repose. J’apprécie d’autant plus les passages plats lorsqu’ils suivent une montée abrupte et qu’une autre nous attend surement. Des petits chemins zigzagant dans les clairières. Elles laissent place à l’insouciance, et les discussions débutent, rendues d’autant plus joyeuses que l’effort semble nous laisser un moment de répit. Je ne me sens plus marcher sur le plat, tandis qu’en montée je sens les muscles se gonfler, se contracter de manière plutôt douloureuse. Mais une sorte d’ivresse pousse à ne pas s’arrêter, à monter encore, à aller chercher le bout pour souffler enfin. Un tendon qui tire en descente. « Déroule le pied. Gaine le ventre. Contracte la cuisse. » L’odeur de ma propre transpiration mêlée à celle de l’herbe, fraîche ou sèche, de l’écorce et de la terre. Une mêlasse qui convoque l’insouciance de mon enfance, les randonnées dominicales en
montagnes qui me faisaient tant rouspéter à l’époque, et que je m’inflige aujourd’hui volontairement, et avec le sourire ! Je me rappelle avoir souvent entendu, faisant allusion à des courbatures naissantes, « j’ai découvert un nouveau muscle! », prononcé d’un air réjoui. Parce que se rendre compte de la matérialité de son corps, ça reste excitant. Sentiment de fatigue harassante lorsque l’on pense être arrivé et qu’il reste 2h de marche. Refus d’obstacle : on se prend à vouloir s’assoir et ne plus bouger même si la nuit approche. Ou à rêver d’une voiture… Nuit au refuge communal - vide - de Presles (24 habitants). Des courbatures, une fatigue que je sens intense mais saine. Elle provient de mon corps, de son effort, et non de celui de mon esprit. L’épuisement du corps est bien différent de l’épuisement du cerveau. La « bonne fatigue » comme on l’appelle. Celle du « grand air ».
r
Quand la pensée se lie au corps. Je tiens à souligner à nouveau la douleur physique que l’on s’inflige en randonnant. Comme dans toute pratique sportive. Elle vide l’esprit en fixant la concentration sur les sensations. L’apaisement de l’esprit est-il proportionnel à l’effort physique déployé? r Reprise de conscience des cycles naturels. De la neige au sommet sur les versants ombragés. A certains endroits c’est encore l’hiver. Seules quelques branches arborent gaiement les premiers bourgeons. A la fin de la journée, on se croirait dans le midi : végétation basse, buissons de buis, herbe sèches et cailloux blancs. Une douceur odorante quasi méditerranéenne. La flore change au fur et à mesure de la marche, plus ou moins avancée dans les saisons.
r Inscriptions mémorielles et convocation des souvenirs. Ci dessous, une liste non exhaustive d’images désordonnées et de bribes d’impressions qui méritent d’être écrites pour être conservées : Une biche qui s’enfuit. Des dizaines de limaces brunes. Des escargots et un mulot écrasés sur la voie carrossable. Un Suisse à l’accent prononcé et sa mère dans une voiture nous demandent leur chemin. Une mue de serpent (horreur et dégout). Des traces de sangliers qui ont défoncé le sol. Une clairière à fleurs jaunes. Des ruines de bâtisses en pierres recouvertes de mousse au coeur de la forêt. Lieu de résistance? Le pied qui s’enfonce dans la boue épaisse. Une touffe d’herbes rêches qui me gratte le mollet. Un éblouissement doré dans les branchages des noisetiers, encore secs de l’hiver. Le vert émeraude des mousses éclatantes. Faillis avaler un papillon. Vert frais des bourgeons.
Le corps marche presque machinalement. On a le temps aussi; l’esprit est libre de vagabonder. Je me suis rappelée des moments que je n’avais jamais reconvoqués depuis qu’ils se sont passés. Pourtant, maintenant revenus à ma mémoire, il me sont très précieux. Qu’est ce qui est favorable au souvenir? Le temps disponible? La disponibilité d’esprit, libéré des pensées et du stress quotidien? L’éveil des sens? Je pense que ce sont elles, les sensations, qui ancrent les souvenirs. Des flash back assez soudains. Parfois en sentant une odeur, ou à la vue d’une plante - celle dont les pétales ressemblent à un bouton d’or tout vert. Elle renferme, je m’en rappelle bien, une sève qui ressemble à du lait Les odeurs particulièrement, ressaisissent de manière vertigineuse les vestiges d’émotions d’un autre temps. Crocus, Coucous (ceux de mon enfance, dont je formais des bouquets à tiges trop courtes pour ma maman), Boutons d’or (« Tu aimes le beurre? »), feuillages printaniers ourlés de fleurs blanches. Fi des années qui ont passé : cette fois encore, je ramènerai un bouquet de fleurs, à tiges un peu moins courtes, à ma mère.
r Mesures à l’échelle du corps et vulnérabilité . Il fait frais (sueur du dos et légère brise) puis chaud. Le soleil me dore à souhait. M’a un peu cuit même. Des nuages gris anthracite à l’horizon. Les évitera-t-on? Nous éviteront-ils? Ils nous ont par chance épargnés. Le temps que l’on annonçait à l’orage est on ne peut plus doux et printanier. Il est déjà 19h. « A quelle heure se couche le soleil en ce moment? » « 20h, 20h30 à peu près. » Il nous reste encore 13km avant d’arriver à l’auberge de Presles. Une certaine impatience me prend. Une petite angoisse de ne pas arriver avant la nuit aussi, et de ne pas trouver à nous ravitailler à l’arrivée. Nous accélérons le pas. Nous avons en deux jours fait le tour du plateau des Coulmes. Ou comment mesurer par la foulée le fruit titanesque d’un phénomène tectonique. Un élément que l’on appelle « plateau » mais dont la superficie - en mètres? en kilomètres? - ne me parle guère. Comment mieux appréhender une distance, une mesure, qu’avec son propre corps?
Je suis assez impressionnée, embrassant du regard ce massif depuis mon point de vue en hauteur, de me rendre compte du tour accompli en deux jours par ma simple force motrice. Ce plateau, j’en ai éprouvé le périmètre. Le lendemain de la randonnée, ai croisé une jeune fille mesurant la longueur du pont piéton des quais de l’Isère en « pas de fourmis », c’est à dire en nombre de ses longueurs de pied. r Abandon du but : liberté, ouverture et attention. Nous ne connaissons pas le bout de ce chemin. Mais surtout nous tournons littéralement en rond : nous effectuons le tour d’un plateau. A quoi bon? Si ce n’est apprécier le cheminement. Et mesurer le dit plateau avec mes jambes. Qui sait, Opalka aurait peut être compté les enjambées. Ce temps laissé devant nous, nous permet de parler de choses un peu plus complexes que d’habitude. Ou un peu plus futiles. Ou un peu plus intimes. Un peu plus bêtes. Un peu plus tout, parce que le temps disponible, parce que l’intimité. « Ça va? » « Ta cheville ça va? » « Pas trop fatigué? »
On s’encourage « Aller on y est presque! » « Pense au repas de ce soir! » Des silences, mais partagés. On est à l’écoute de l’autre, car on est seul au monde. Car l’ombre des noisetiers dans le sous bois favorise la confidence. Je regarde ou je mets les pieds, pour éviter un trou, une bosse, éviter de me tordre la cheville. J’évite aussi d’écraser les pousses qui donneront d’ici quelques jours des fleurs de muguet. Je remarque toutes les bêtes que j’aurais pu écraser. Ai même évité une petite araignée noir et rouge. Et combien de limaces! Attention éveillée à tout et à rien en même temps. Rien de spectaculaire, si ce n’est certains points de vue grandioses, des falaises écorchant l’horizon et des panoramas à couper le souffle. On les dit spectaculaires ces falaises et il est vrai qu’elles le sont. Mais en quoi seraient-elles finalement plus grandioses que la structure de la feuille qui a happé mon attention pendant une quinzaine de minutes? Le regard peut alors vagabonder où bon lui semble. Il n’est pas particulièrement attiré quelque part; il vogue un peu partout. On remarque, on s’émerveille, libéré d’une habituelle tension qui maintient la marche jusqu’au but fixé - une pensée pour les avenues parisiennes et son métro.
Je me rappelle alors une randonnée au lac Baïkal qui avait failli finir en catastrophe : terrain impraticable, éboulement, peur des bêtes sauvages et impossibilité de trouver un chemin en haut de la colline. La randonnée ne permet le vagabondage de l’esprit que quand celui-ci n’a pas à être sur le qui vive. Quand la marche s’inscrit dans un cadre sécuritaire, seulement alors elle permet l’ouverture, l’étonnement, l’émerveillement. « Oh! Une syrphe! » r La randonnée comme îlot de décélération - et la difficulté du retour à la vitesse « normale ». Je n’ai pas vu la fin de la randonnée arriver. Après la dernière montée, nous avons aperçu en contrebas le village duquel nous étions partis. Il ne restait qu’une petite heure de marche pour le rejoindre. En descente qui plus est, sur un chemin peu accidenté. Sorte de délivrance de l’effort. Se laisser aller jusqu’au point d’arrivée en discuter indolemment. Dans la facilité du geste et absorbée tantôt par mes pensées, tantôt par la discussion, nous sommes arrivés à la voiture. J’aurais pu continuer à marcher ainsi, insouciante et absorbée, si Jérôme ne m’avait pas dit de tourner après l’église. La voiture nous attendait là.
Drôle de sensation que cette fin arbitraire. Pourquoi finir maintenant plutôt que dans deux heures? Arriver à la voiture, tout sauf un but en soi. Au delà d’une sorte de soulagement de retrouver la voiture (mon corps peut enfin se relâcher) j’éprouve une sorte de frustration (c’est déjà fini?). La magie doit donc s’arrêter là; l’observation des ramifications des noisetiers, la discussion qui s’approfondissait. Je savoure encore ces quelques derniers moments en dehors du temps, sur les routes sinueuses de montagne. L’homme, cet animal extravagant, a été jusqu’à creuser dans la paroi rocheuse de la gorge : un trou d’asticot dans un titan minéral, dans lequel nous nous faufilons. La route est étroite, pas la place de se croiser. Elle serpente et ondule en épingles à cheveux ce qui oblige à rouler doux. Jérôme, qui conduit rapidement d’ordinaire, laisse passer un motard qui nous suit de près : « j’ai envie de prendre mon temps » me dit-il. C’est vrai, profitons de nos derniers instants où l’esprit est encore acquitté de toute urgence. Elle nous rattrapera bien assez tôt.
Retour sur Grenoble. Embouteillages Porte de France.
LA MARCHE
« La marche, on n’a rien trouvé de mieux pour aller plus lentement. Pour marcher, il faut d’abord deux jambes. Le reste est vain. Aller plus vite? Alors ne marchez pas, faites autre chose : roulez, glissez, volez. »
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Pourquoi la marche? Parce que, comme l’exprime Frédéric Gros, elle constitue la condition primaire de la lenteur en tant que mouvement de déplacement du corps. Elle est ce mouvement corporel devenu instinctif au point qu’on ne la remarque plus, reléguée au simple titre de moyen de déplacement d’un point A à un point B. Pourtant lorsqu’on la change de cadre, lorsqu’elle devient l’objet même de l’action - c’est le cas de la randonnée - elle fait émerger des qualités perceptibles que j’imagine intimement liées à la lenteur même de sa cadence. Je propose de les étudier à travers un corpus de textes se rapportant à la marche, ainsi qu’une chronique personnelle en randonnée.
Sentiments de bien être Ce qui ressort de prime abord des écrits sur la marche ainsi que de ma propre expérience, est un panel de sentiments de bien être ressentis par le marcheur. Frederic Gros évoque leur diversité - joie, plaisir, sérénité, bonheur2 ; Walter Benjamin fait cas de « l’ivresse » 3 du flâneur ; David Le Breton4, plus romantique, évoque des sentiments d’allégresse qui s’approcheraient d’un état méditatif, mystique que les pèlerins recherchent dans le pèlerinage religieux. Selon lui, la marche permettrait à certains marcheurs d’atteindre un « sentiment d’extase »5, à la fois spirituel et sensuel. Comment une activité si simple et monotone, diront certains, peut-elle induire des émotions si profondes?
Écouter son corps Ce que fait apparaitre la randonnée, c’est que la marche, avant même d’être un médium de déplacement, est une activité qui met en action tout le corps. Echauffement des muscles, fatigue, transpiration, douleur parfois. On reprend conscience d’automatismes : mettre un pied devant l’autre, rythme tantôt régulier, tantôt saccadé de la respiration.
1. Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011, p. 8
2. Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011.
3. Benjamin Walter, Paris, capitale du XIXe siècle, 1982, p. 434
4. Le Breton David, Eloge des chemins et de la lenteur, 2012.
5. Le Breton David, Eloge des chemins et de la lenteur, 2012, p. 87
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1. « La première énergie qu’on sent en marchant, c’est la sienne, celle de son corps en mouvement. Il ne s’agit pas d’une explosion de force, mais plutôt d’un rayonnement continu et sensible. ». Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011, p. 146
Ce que l’on ressent en premier lieu est donc intérieur : l’individu se dissout dans son action, redécouvrant des sensations élémentaires mises de côté par l’hygiénisme de la modernité1. La marche permet ainsi de ré-instaurer une relation d’intimité avec son propre corps. On redécouvre de cette manière des satisfactions simples intimement liées à la condition corporelle, comme le fait de se délasser après une journée de marche. Elles incarnent à la fois la modestie et l’intensité du bonheur de sentir son corps, sa présence, sa propre énergie qui confère une grande sensation de vitalité, une plénitude de se sentir exister2.
2. Ibid.
Au-delà de ces émotions relatives à l’intériorité, c’est aussi un qui-vive sensoriel qu’induit l’éveil à sa corporalité. C’est en effet le rapport du corps à ce qui lui est extérieur que l’on expérimente, particulier à la marche et à sa cadence. Cela passe en premier lieu par l’expérience de la gravité, cet intervalle d’instabilité dynamique entre le sol et le pied3 (lorsque le terrain est accidenté, et non pas lisse comme l’habituel bitume, on en fait l’expérience plus que jamais). Au rythme du contact répété de la foulée contre la terre, la marche induit une expérience singulière du paysage ; celui d’un paysage lentement en mouvement, mais qui ne défile pas comme c’est le cas à bord d’un moyen de transport ; il immerge progressivement le marcheur. Cette dissolution de l’individu dans son environnement n’est pas immédiate. Elle s’instaure au fur et à mesure de l’effort et de la graduelle avancée. Du fait de la lenteur de cette interaction, le marcheur s’imprègne alors de l’environnement, des odeurs, des textures, valorisant ainsi son ressenti4.
3. Glon Marie & Launay Isabelle, Histoire de gestes, 2012. & Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011.
4. Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011.
5. Le Breton David, Eloge des chemins et de la lenteur, 2012.
6. Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011, p. 239
7. Le Breton David, Eloge des chemins et de la lenteur, 2012, p. 34
Confrontation de l’échelle humaine aux échelles naturelles On oppose généralement l’intérieur, qui protège, à l’extérieur potentiellement hostile. En randonnée, c’est la notion d’extérieur qui se redéfinit5. Ce qui est d’ordinaire
l’entre deux, la transition entre deux espaces intérieurs, acquiert une valeur propre et devient l’espace de vie. Le marcheur est ainsi confronté au naturel, à l’élémentaire dont le séparait le confort de l’habitat et la domestication de la nature des villes. Il est alors confronté à la vulnérabilité de son corps, dont il mesure l’échelle dérisoire en comparaison aux forces naturelles qui l’entourent. Il doit en effet réévaluer les mesures à l’échelle de son corps et de ses capacités - « combien de temps vais-je mettre pour atteindre l’autre versant de la montagne? » - mais également à l’échelle de la nature. Le marcheur reprend en effet conscience des cycles (les saisons, la nécessité d’arriver avant la nuit), de la géographie (considérer le dénivelé pour estimer la difficulté d’un terrain), de la météorologie (chaleur, froid, orages et les dangers qu’ils représentent), de l’ensemble des lois naturelles auxquelles il n’a d’autre choix que de s’adapter. Enfin, c’est aux temps naturels qu’il est confronté ; des temps qui l’englobent et le dépassent, ce qui fait du paysage du randonneur une hétérotopie éternelle. En considérant le temps de formation d’une falaise ou les cernes d’un vieil arbre, le marcheur peut ressentir une sorte de vertige qui flirte avec un sentiment d’humilité.
Disponibilité et attention Une exaltation de la sensorialité n’est autre qu’une ouverture accrue à ce qui nous entoure. En effet, la marche développe une grande « agilité de l’esprit »6 : - « sensations minimales » « impressions fugaces »7 - on reconvoque des souvenirs profondément enfouis, stimulés par des sensations auxquelles le corps prête l’oreille ; on questionne ce sur quoi notre regard ne se pose habituellement pas, on se ré-intéresse au petit, à l’ordinaire aussi. Mais peut-on vraiment parler d’ordinaire dans le cadre de la randonnée? Cette feuille
de chêne dont les ramifications retiennent mon attention m’est-elle réellement familière dans le contexte de ma vie citadine, où je ne croise le long de mon chemin que quelques platanes échevelés? Ce décuplement de l’acuité pourrait bien être dû au changement de cadre, qui éveille la curiosité par une sorte d’exotisme du plein air. Néanmoins, l’expérience de la flânerie racontée par Walter Benjamin nuance cette explication réductrice. En effet, le flâneur est tout aussi éveillé que le randonneur des montagnes dans le cadre de ville qui constitue son environnement quotidien. C’est dans la « résistance à la vitesse de l’affairisme »1, autrement dit dans l’extraction du rythme de la société, et non pas dans l’extraction du cadre, que le flâneur développe une telle « agilité de l’esprit »2. Délié de toute pression sociale et de toute destination qui contraignent la marche, il déambule à l’écoute de ses émotions : il suit son attirance momentanée vers un motif, une effluve, un mouvement, une lumière ; il « glane des moments d’existence »3. En marchant un tant soit peu plus doucement, le flâneur s’extrait de la foule au champ de vision réduit par la vitesse ; et c’est ainsi un regard neuf car temporellement décalé, qu’il pose sur les choses que l’on pourrait juger à tort l’ « habituel ». Le propre de la marche, serait donc de procurer ce qu’appelle David Le Breton4 une « distance propice aux choses », d’ajuster la distance entre soi et le monde qui permet d’expérimenter une disponibilité de soi plus profonde.
Quand la pensée se lie au corps
« Nous ne sommes pas de ceux qui ne pensent qu’au milieu des livres et dont l’idée attend pour
naître les stimuli des pages ; notre êthos est de penser à l’air libre, marchant, sautant, montant, dansant, de préférence sur les montagnes solitaires ou sur
1. Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011, p. 239 2. Ibid., p. 239
les bords de mer, là où même les chemins se font méditatifs. »5 Nous avons déjà pu l’entrevoir lorsque nous évoquions l’approfondissement de l’attention, la marche développerait un lien intime entre mouvance du corps et activité de la pensée. En effet, ce lien s’est révélé fructueux pour de nombreux marcheurs/penseurs célèbres, parmi lesquels de fameux noms tels que Rousseau, Nietzsche, Kant, Nerval ou encore Timbaud. Nietzsche, a notamment écrit ses plus grands livres d’Aurore à La Généalogie de la morale, du Gai Savoir, Pardelà bien et mal ou encore Zarathoustra - durant une faste période où il marchait jusqu’à huit heures par jours6. La marche, « cet élan du corps »7, donnait du souffle à ses idées, de l’impulsion à sa pensée, qu’il construisait à mesure qu’il gravissait les sommets. Selon lui on n’écrit pas qu’avec sa main mais « qu’ avec le pied »8 ; il faudrait se méfier de ce qui est écrit dans l’atmosphère étouffante des bibliothèques, n’accordant crédit qu’à ce qui a « été composé au grand air, dans le libre mouvement du corps »9. Si Nietzsche et tant d’autres brillants penseurs accordent tant de valeur à la pensée en marche, c’est parce que la mise en mouvement induit une lassitude du corps qui délie l’esprit10. Tous ceux qui ont déjà pratiqué la randonnée comprendrons cette lente anesthésie dans laquelle se plonge le corps ; la pensée quant à elle se met à couler comme un flot à mesure que le corps s’engourdit. L’esprit est libre de vagabonder là où il ne s’aventure pas d’ordinaire, affranchi des contraintes du raisonnement. La pensée se fait alors plus
3. Le Breton David, Eloge des chemins et de la lenteur, 2012, p. 121 4. Ibid., p. 25
5. Nietzsche Friedrich, Le Gai Savoir, 1882, cité par Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011, p. 30
6. Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011. 7. Ibid. p. 279
8. Nietzsche Friedrich, Le Gai Savoir, 1882, cité par Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011, p. 34 9. Nietzsche Friedrich, Ecce Homo, 1908, cité par Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011, p. 21
10. Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011, p. 246
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1. Gros Frédéric, Marcher, une 11. philosophie, 2011, p. 246
2. 1. Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011, p. 31
3. 2. « Marcher remplit l’esprit d’une autre connaissance (…) pas celle bourrée de phrases, de citations, de théories : mais pleine de présence du monde » Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011, p. 135
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3. Frédéric Gros évoque la 4. conception de la marche d’ Henry David Thoreau. Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011, p. 131.
sensorielle que rationnelle, instinctive, prête à rebondir sur ce qu’elle découvre, en corrélation avec son environnement et ses émotions1. Ainsi, elle ne peut se dérober derrière les théories qui émanent des livres « surchargés d’érudition morte »2. Au contraire, elle suit son cheminement propre et s’épanouira de manière moins convenue et plus sincère, vivifiante comme l’air des hautes montagnes si cher à Nietzsche.3
Résistance et liberté
« Le vrai sens de la marche, ce n’est pas vers l’altérité (d’autres mondes, d’autres visages, d’autres cultures, d’autres civilisations), c’est à la marge des mondes civilisés, quels qu’ils soient. Marcher, c’est se mettre sur le côté : en marge de ceux qui travaillent, en marge des routes à grande vitesse, en marge des producteurs de profit et de misère, des exploitants, des laborieux, en marge des gens sérieux qui ont toujours quelque chose de mieux à faire que
4. Gros Frédéric, Marcher, une 5. philosophie, 2011, p. 11
5. Le Breton David, Eloge des 6. chemins et de la lenteur, 2012.
6. 7. Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011, p. 11
d’accueillir la douceur pâle d’un soleil d’hiver ou la fraicheur d’une brise de printemps. (…) »4 Comme nous l’avons vu précédemment, le flâneur, en s’extrayant du rythme fluctuant de la foule, fait l’expérience de la liberté. Plus largement, la marche est une expérience de la liberté, obtenue en opposition ou en résistance à ce qui est imposé par la société. Qu’il s’agisse d’une simple promenade qui permet de prendre l’air pour s’extraire de ses préoccupations du moment5, ou bien d’une randonnée de plusieurs jours qui s’impose comme une coupure plus
importante de son rôle social, la marche est avant tout une enclave, et marcher une posture. Cette posture est celle d’une marginalisation volontaire par le biais d’un changement de rythme. En effet, le rythme lent de la marche est en soi contestataire de l’agitation des villes ; une forme de résistance à la modernité par non adhésion. Il s’agit d’une volonté d’extraction incarnée de manière plus subversive par Henri David Thoreau. Fervent marcheur, il fît le choix de s’extraire de la vie sociale à la recherche d’un nouveau mode de vie. En se mettant en dehors du système, le marcheur se libère du carcan de la société. J’ai remarqué notamment en relisant mes chroniques du tour des Coulmes, qu’à aucun moment je ne mentionnais la manière dont j’étais vêtue, ni les objets que j’étais amenée à utiliser. Durant ma marche, j’ai ainsi fait abstraction tant de mon apparence que de ‘ma fonction’ d’étudiante en design, qui aurait pu être tentée d’analyser l’usage de la nouvelle gourde Decathlon. D’une certaine manière, le marcheur s’affranchit des codes de tenues sociales mais aussi de la nécessité de se définir par rapport au regard des autres. Le flâneur des villes et le randonneur des montagnes trouvent leur anonymat social en se fondant respectivement dans la foule et dans la nature. J’ajoute sciemment l’adjectif social au mot anonymat, pour insister sur le fait que c’est bien d’une identité ostentatoire qu’on se délie, libérant ainsi une identité intérieure plus profonde qu’il convient de découvrir et d’apprivoiser6.
« La marche seule permet de nous délivrer de l’illusion de l’indispensable »7 Lorsque l’on part plusieurs jours en randonnée, se pose la question « de quoi ai-je réellement besoin? » Ce que l’on désire emmener alourdira le bagage et entravera la marche. En libérant des codes de la vie sociale, de l’enjeu du paraitre, des considérations d’appartenance, de confort
ou de style, la marche affranchit également du superflu. On se rend alors compte que le nécessaire n’est que c’est ce qui suscite souffrance, blocage ou arrêt si l’on en est privé ; c’est-à-dire bien peu de choses1. On atteint alors le concept de frugalité qu’évoque Frédéric Gros à propos d’Henri David Thoreau, en opposition à l’austérité. Si l’austérité, « c’est le refus de s’abandonner, s’interdire de trop sentir par crainte d’être emporté »2, la frugalité, à laquelle se prête la marche, « c’est la découverte que la simplicité comble ». En effet, la marche est une « expérience du réel »3, au cours de laquelle on voit s’égrener ce qui n’est pas indispensable, ainsi que ce qui n’est pas voué à durer. Et c’est précisément de ce qui reste, de ce qui résiste au temps - la beauté d’un paysage, le plaisir de se désaltérer - que Henri David Thoreau retire ce bonheur simple. Il prône ainsi le retour à l’élémentaire, à une forme de modération dans laquelle réside le réel épicurisme.
Abandon du but au profit du cheminement
« La marche n’est pas un sport »4. C’est ce que clame haut et fort Frédéric Gros. Il invoque pour le démontrer, que lui sont inconnues les notions de compétitivité, de score ou résultat attendu. Du fait de sa lenteur de déplacement, elle est considérablement éloignée des objectifs contemporains que sont dans l’efficacité et la rentabilité. Mais alors comment peut-on définir son utilité?
« Quel profit je retire d’une longue marche en forêt? Il est nul : rien ne fut alors produit qui pourrait se revendre, aucun service social rendu qui pourrait me rapporter. En cela, la marche est
désespérément inutile et stérile. Dans les termes de l’économie traditionnelle, c’est du temps perdu,
7. Gros Frédéric, Marcher, une 1. philosophie, 2011, p. 11
gâché, du temps mort, sans production de richesse. Et pourtant pour moi, pour ma vie, je ne dirai pas même intérieure, mais totale, absolue, le bénéfice est immense : un long moment où je suis demeuré
1. Gros Frédéric, Marcher, une 2. philosophie, 2011, p. 128
à la verticale de moi-même, sans avoir été envahi par les tracas volatiles, étourdissants, ni aliéné par les caquets incessants des bavards. »5 L’utilité de la marche s’inscrit donc d’après Frédéric Gros dans la différence entre les termes bénéfice et profit. Si elle n’est en aucune manière profitable, elle est source de bénéfices dans l’action en soi et dans l’importance qu’elle prend par rapport à soi. En effet cette nuance réside dans la possibilité ou non de déléguer l’activité pour en retirer de l’intérêt6. S’il s’agit de parcourir dix kilomètres le plus rapidement possible pour livrer un colis, je pourrai aisément être remplacée par quelqu’un (certainement plus compétent par ailleurs). Au contraire, les bénéfices que je retire d’une marche de dix kilomètres me sont strictement personnels, intimement liés à ma vision singulière et à l’expérience que j’y aurai vécu. Ce qui est alors mis en regard à travers ces deux exemples, c’est la valeur quantitative et la valeur qualitative du déplacement. Le but de la marche n’est donc pas le bout du chemin, mais les qualités intrinsèques de la marche elle-même ; le cheminement et ce qu’on y découvre au passage. Elle serait une sorte de pèlerinage païen au cours duquel le marcheur recherche une métamorphose intérieure. Par ailleurs, l’abandon du but au profit du cheminement, met le marcheur dans une position d’ouverture propice à une découverte
2. Ibid., p. 131 3.
3. Ibid., p. 7 4.
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4. Ibid., p. 124 5.
5. Ibid., p. 125 6.
6. 1. « Ce qui importe dans la marche ce n’est pas son point d’arrivée mais ce qui se joue en elle à tout instant, les sensations, les rencontres, l’intériorité, la disponibilité, le plaisir de flâner… , exister tout simplement, et le sentir » Le Breton David, Eloge des chemins et de la lenteur, 2012.
1. Le Corbusier, 2. Urbanisme, 1994.
2. 3. Ibid., p.11
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inattendue, appelée communément sérendipité. La marche s’impose ainsi comme un horizon de la lenteur, un cadre qui permet de se laisser aller sereinement à la découverte de soi et de ce qui nous entoure. Les bénéfices que je retire d’une marche sont imprévisibles.1 Enfin, la marche, en tant qu’apologie du détour, s’oppose à la vision moderne de la ligne droite que célèbre le Corbusier2. La ligne droite, forme géométrique de prédilection de l’homme pressé, est l’outil de la raison et de « la domination de soi »3, vouée à l’efficacité d’un déplacement, à la recherche de fonctionnalité et d’hygiénisme. Quand à la courbe, elle est décrite par le Corbusier comme « l’effet du bon plaisir, de la nonchalance, du relâchement, de la décontraction, de l’animalité »4. Et si l’on revalorisait justement la nonchalance, le relâchement, la décontraction et l’animalité en considérant ce qu’ils peuvent nous apporter? C’est précisément ce que propose la marche qui s’impose ainsi comme une critique post-moderne.
s’ennuie est désoeuvré, exaspéré, vainement révolté contre sa propre immobilité6. Pour combler les heures, il s’agite. Si l’on s’en tient à cette explication, la marche n’est absolument pas ennuyeuse. Elle est « morne, répétitive, monotone »7 ce qui est différent, et elle n’a pas à s’en excuser. C’est en effet sa régularité qui constitue ce cadre qui rend l’esprit disponible. La monotone répétition du pas libère de toute contrainte d’attention portée sur le mouvement en soi. Elle accompagne le marcheur, à la fois prétexte et main courante de cet éveil. C’est de nouveau dans la différence entre profit et bénéfice que se situe l’ambiguïté entre ennui et monotonie. Si la marche est monotone, elle est mobile ; en continuel mouvement vers l’inconnu qui regorge de potentiels bénéfices. C’est pourquoi elle exige de la patience et une ouverture d’esprit : on ne sait ce qu’elle apportera. Ainsi, seul celui qui cherche un profit à sa marche la trouvera nécessairement ennuyeuse : la marche est bien trop lente pour aspirer à être efficace.
3. Ibid., p.11 4.
Répétition 4. Gros Frédéric, Marcher, une 5. philosophie, 2011, pp. 53-54
5. Ibid. 6.
6. 7. Ibid., p. 227
« Dans la marche, le signe authentique de l’assurance est une bonne lenteur. Je veux parler
« La lenteur c’est de coller parfaitement au
pourtant d’une lenteur du marcheur qui n’est pas
temps (…) Cet étirement du temps approfondit
exactement le contraire de la vitesse. C’est d’abord
l’espace. » 8
l’extrême régularité des pas, leur uniformité(…) La lenteur est surtout le contraire de la précipitation ».5
7. Ibid., p. 54 8.
8. 9. Ibid., pp. 53-54
Dilatation spatio-temporelle : quand le temps long dilate l’espace, et les grands espaces dilatent le temps
La marche n’est pas ennuyeuse. Pour l’expliquer, il est nécessaire de préciser que l’ennui est une absence de projets, de perspectives. Celui qui
En effet, l’espace se dilate lorsque l’on ralentit le pas, lorsque l’on use de cette « bonne lenteur »9 qu’évoque Frédéric Gros. Un hectare semble vaste pour le pied nu, quand il parait restreint pour l’automobiliste.
Marcher constitue également une dilatation temporelle ; c’est « habiter l’instant »1 ; c’est se déconnecter de ses obligations et de ses tracas ; c’est n’être plus qu’un corps ouvert et disponible à ses sensations afin de goûter aux plus simples des plaisirs du moment. En se déplaçant au rythme de ses pas, on s’extrait ainsi de la frénésie du temps de la société moderne et on renoue avec un temps à échelle humaine.2 Marcher c’est suspendre le temps, son temps, à force de pas et de sueur, et au comble de la lassitude du corps, se fondre dans l’immensité du paysage3 dans un sentiment d’éternité.
1. 9. Le Breton David, Eloge des chemins et de la lenteur, 2012, p. 37
2. 1. « Mais la précipitation et la vitesse accélèrent les heures, et deux heures à se presser écourtent la journée. (…) Les journées à marcher lentement sont très longues : elles font vivre plus longtemps, parce qu’on a laissé respirer, s’approfondir chaque heure, chaque minute, chaque seconde, au lieu de les remplir en forçant les jointures. » Gros Frédéric, Marcher, une philosophie, 2011 p. 53
2. Gros Frédéric, Marcher, 3. une philosophie, 2011.
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« Vous ne voyez rien ! Vous êtes aveugles ! » r Aussi distinct que lorsqu’il emplissait la vaste salle de modèle vivant, j’entends encore l’aboiement grinçant de mon professeur. Ce qui à l’époque me paraissait comme une réflexion démesurément agressive, n’était pourtant que pure vérité : son oeil perçant voyait ce que nous étions alors incapables de discerner. C’est à mesure des séances, au fil des nombreuses heures passées à remplir des feuilles de kraft d’ébauches de corps nus, que j’ai pris conscience de ce qui était bel et bien un aveuglement; un filtre de préconceptions que mon cerveau dressait entre mon oeil et le monde. Dessiner une fuyante montante alors qu’elle descend de ce point de vu particulier, ou encore un oeil en forme d’amende, est symptomatique d’une banale confusion entre projection mentale et perception; lieux communs de l’image.
Une association de formes, de couleurs et de matières dans l’espace, est une image d’une grande complexité à appréhender par le cerveau, et d’avantage encore à coucher sur le papier. Face à ce trop plein d’informations, l’oeil non exercé se trouve incapable de décomposer ce qu’il voit pour composer une image. C’est pourquoi l’intellect y substitue une version limitée, lissée et souvent grossière. C’est hélas ainsi que l’on passe à côté d’une infinité de détails « savoureux », de nuances, de subtilité qui paraissent au moment où on les découvre, l’essence même de la beauté. Heureusement pour nous, pauvres étudiants en arts à l’enthousiasme mal canalisé que nous étions, il s’agit d’un mal qui se soigne ! Et le remède n’est autre qu’une longue pratique, doublée d’un surcroît d’attention : la révélation du détail ne s’obtient qu’à grand renfort de patience et de persévérance. La perception d’une image dans sa complexité est progressive, à l’image d’un bloc de marbre que l’on dégrossit. On commence par tailler dans la masse, on l’appréhende dans sa totalité. Puis à mesure de la taille, les volumes se précisent, les rapports de masses s’affinent. Le sculpteur approche la beauté en révélant la subtilité couches après couches…jusqu’à mettre le doigt sur une pépite : une micro-dépression à la courbure idéale, la subtilité d’un rapport de teintes opalescentes, un reflet dans le regard qui confère au bloc de marbre un éclat de vie.
Ce bonheur simple de la découverte d’une bribe de grâce vaut à lui seul l’accumulation monacale des heures d’observation. C’est une connexion vive et colorée qui s’opère dans le cerveau et agite les idées préconçues; une « allégresse » qui rayonne dans le corps, aussi intense que la découverte est modeste. Je me souviens de ma joie quand j’ai perçu la subtilité du creux de genoux d’un vieil homme émacié, ou lorsque j’ai découvert ce léger bombé que profile l’os sous la peau, juste là, à l’extérieur du poignet, et qui lui donne tant de délicatesse. Un joyau de plus dans ma collection intime de beauté. Ces petits détails acquis ouvrent ainsi peu à peu le champ du perceptible : plus on passe du temps à observer, plus on voit. Plus on voit, et plus s’enrichit notre compréhension des formes qui nous entourent. Il convient néanmoins de toujours rester vigilant, même le regard le plus aiguisé n’est jamais à l’abri d’un mirage. La pratique du dessin joue sur plusieurs temporalités. Si la première concerne le temps long d’acquisition d’une pratique, la seconde se situe dans le temps même de réalisation d’un croquis. Le temps d’un dessin est une enclave, un moment de vie capturé qui sera conservé dans la matérialité de la ligne. Ce temps durant lequel le crayon parcours la feuille, délimite un moment précieux d’échange entre le dessinateur et l’objet de son dessin, quel qu’il soit. Il décrit une bribe d’histoire commune, une rencontre.
Lorsque l’on dessine un visage, le modèle, s’il n’est pas habitué, laisse généralement paraître une gêne de se sentir ainsi scruté. Puis au fur et à mesure que le dessinateur dégrossit le bloc de marbre, celui-ci s’ouvre. Une intimité s’instaure; un silencieux échange qui tient plus de la communion que de la communication. Celui-ci passe par les yeux et par la sensation imperceptible de la caresse du crayon qui fouille les contours du visage. A force de plissement des paupières, de canalisation d’attention et d’affinement du trait, le regard du dessinateur s’insinue dans l’âme de son modèle. Le portrait est sûrement l’illustration la plus flagrante de cet échange, mais j’insiste, il n’est selon moi pas moins riche si l’on dessine une coloquinte ou un paysage marin.
Ce que le dessinateur offre au travers de son attention, l’objet de son dessin le lui rend par cette ouverture. Cela crée un lien intense entre les deux entités, et introduit ainsi une dernière strate temporelle. En effet, ce lien, ce hors champ de l’image pourrait-on dire, permet un ancrage mémoriel que n’égale selon moi aucune autre technique de capture d’image. Et parce qu’elle s’inscrit dans la durée, la focalisation d’attention est telle, que le dessin grave profondément en mémoire, tant la forme - qui a été fouillée, repentie et réajustée que ce bref intervalle temporel entre lui et l’objet de son observation.
Christelle Tea, Tiantan Dongmen hutongs près du Pearl Market,(2014), encre de chine sur papier, 42 x 29,7 cm. Le style de cette jeune illustratrice se caractérise par une remarquable attention des détails, qu’elle retranscrit en les accumulant un à un.
Claude Monet, série consacrée au portail de la cathédrale de Rouen, (réalisée entre 1892 et 1893), huile sur toiles. Monet a décliné cette même vue de la cathédrale de Rouen à différentes heures de la journée et au fil des saisons. La répétition du sujet devient finalement prétexte à une étude des variations de lumière et de couleurs au fil du temps.
L’OBSERVATION
« L’heureux homme qu’un observateur! Pour lui l’ennui est un mot vide de sens. »1
pose à la vivacité du coup d’oeil, qui laisse une impression mais ne permet pas de tirer des conclusions nuancée.
« Tous les voyages sont ethnographiques. Votre Je considère le dessin comme un cadre d’observation. Ce cadre est à la fois physique - il définit un espace limité dans lequel va se déplacer le regard - et temporel : dessiner, c’est accorder une plage de temps défini à une intensification de l’attention. Un lien s’opère alors aisément dans mon esprit avec la posture de Georges Perec dans son essai tentative d’épuisement d’un lieu parisien2 qui fixe lui même son cadre d’observation : se poster à un café trois jours d’affilée, à des plages horaires qu’il précise, afin de prendre en note ce sur quoi se pose son regard dans le théâtre de la rue. Ce qui ressort de l’étude comparative de mon expérience du dessin et de l’observation de Georges Perec, c’est une volonté scrupuleuse de dénicher le détail et de rapporter avec fidélité les éléments qui appellent l’oeil. Il n’y a que la manière de procéder qui diffère : d’une part l’accumulation objective, d’autre part la focalisation. Ainsi, le regard s’affûte à force de patience, et le portrait se dresse de plus en plus fidèlement : celui de la rue qui se dessine au fur et à mesure de l’énumération de Georges Perec, et celui d’un visage à mesure que le dessinateur dégrossit l’esquisse. En effet, observer sous-entend un temps prolongé, qui permet de construire un jugement fiable de ce que l’on voit. Il s’op-
propre ville même, si vous l’étudiez avec la pa-
1. Fournel Victor, Ce qu’on voit dans les rues de Paris, 1868. Cité par Benjamin Walter, Paris, capitale du XIXe siècle, 1982, p. 133
tience, la curiosité et la méthode que les meilleurs
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esprits mettent à l’étude d’une tribu sauvage, attendez-vous à des surprises. Le quotidien n’existe pas. L’ordinaire n’existe pas. Vous croyiez connaitre
2. Perec Georges, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, 1982.
votre chambre? Vous vous apercevrez que vous ne savez pas même d’où viennent les meubles, ni qui paie le loyer. »3 On ne peut certes pas tout voir, mais on parvient progressivement à révéler des choses que l’oeil était auparavant incapable de discerner. De la même manière qu’on perçoit différemment la ville de Londres en prenant de la hauteur à bord d’un bus impérial4, tout parait nouveau à l’oeil observateur, car c’est le regard même qui a changé de fait de cette nouvelle intensité. On redécouvre ainsi ce que l’on appelle à tort l’ordinaire, le banal. Celui-ci peut finalement s’avérer
3. Bouvier Nicolas, Le vide et le plein, 2004, p. 167
4. Perec Georges, L’infraordinaire, 1989.
1. Kundera Milan, La lenteur, 1997, p. 52
2. Ibid., p. 52
52
riche de nuances. L’observation serait alors avant tout une posture : décider d’observer une scène s’impose comme un décalage propre au nuancement, qui est je pense la base d’un jugement éclairé. Enfin, qu’il s’agisse d’écriture ou de dessin, il s’agit de pratiques qui permettent de se saisir d’un instant fugace. Je ne parle pas d’un dessin ou d’un texte que l’on garderait en souvenir, mais de la manière dont la scène s’inscrit profondément en mémoire de par la qualité de l’observation, décuplée par ces pratiques d’inscription. En effet, un oeil attentif gardera un vif souvenir de l’instant quand un regard qui ne ferait que balayer rapidement cette scène n’en garderait probablement pas le moindre. Ce que propose donc l’observation, au delà d’une qualité d’analyse, c’est un ancrage profond et durable dans la mémoire. La persistance mémorielle serait-elle proportionnelle à l’intensité de l’observation et au temps que l’on y accorde? Cela se pourrait bien si l’on se fie aux « deux équations élémentaires »1 de Milan Kundera : « le degré de la lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli. »2
Dans l’un de ces encaissement, surélevé par une sorte d’estrade, se trouve un vase anthracite dans lequel se tient, esseulée, une branche morte de prunier. Au bout de l’une de ses ramifications, une unique fleur fushia. r
Dans le calme ambiant, un son ronronnant attire mon attention vers une lourde bouilloire en fonte : l’eau frémit. Je lève alors les yeux vers la jeune femme agenouillée à côté du foyer : un visage bienveillant et frais. Elle a les mains délicatement posées sur ses genoux, formant une sorte d’accent circonflexe. Elle se tient droite, mais ne parait pas raide malgré le large Obi vert pin qui enserre son kimono crème au niveau de la taille. Sa voie douce et posée me charme, bien que je sois incapable de comprendre un mot. Elle explique, me traduit-on, qu’il ne faut pas avoir d’appréhension, qu’elle guidera les néophytes le long de cette cérémonie. Je n’en saurai pas plus; tout le monde se tait. Elle pose alors un éventail replié devant elle et s’incline profondément. Nous lui rendons son salut. En relevant la tête, je remarque la diversité des ustensiles posés devant elle. Objets tantôt longs et fins, tantôt épais et lourds; de pierre, de céramique ou de
bambou…ces objets aux textures et typologies disparates forment étrangement un ensemble que je trouve élégant. En regardant plus attentivement, je remarque alors que tous ces objets semblent être disposés selon une logique qui m’échappe, mais qui ne doit pourtant rien au hasard; la longue louche en bambou tient en équilibre sur la bouilloire en fonte. Un geste vif me sort de mes réflexions. La maîtresse des lieux a sorti une serviette bordeaux du repli de son kimono; après l’avoir considérée quelques secondes, elle l’a tendue promptement à la verticale entre ses deux mains, comme pour tester le rebond du tissu. Elle la replie ensuite d’un geste agile, puis essuie avec tendresse, une sorte de longue cuillère en bambou à sa surface, comme pour la dépoussiérer. Une fois, deux fois, trois fois. Elle repose la cuillère en équilibre sur le bol en céramique. Elle va ainsi ‘nettoyer’ chacun des objets devant elle avec la même délicatesse. L’un après l’autre, puis le repose à son emplacement initial. Une fois l’ablution achevée, elle range sa serviette, puis repose les mains sur ses genoux. Pas un bruit, plus un mouvement que celui de sa lente respiration. Elle semble considérer la composition d’objets devant elle comme on contemplerait un paysage. De mon point de vue, cette jeune femme fait elle aussi partie de la composition, et la rend d’autant plus harmonieuse.
Lorsqu’elle reprend le rituel, je regarde ses mains. Je ne pourrais raconter ce qu’elle fait alors. Je ne vois que ses mains, dont la grâce avec laquelle elles manipulent les objets m’hypnotise. Plus rien ne me parvient que les courbes qu’elles décrivent, et l’odeur douceâtre de la paille du tatami. Je m’éveille de cette douce torpeur lorsqu’elle commence à battre promptement une poudre verte - on dirait du pigment pur tant la couleur est intense - dans un fond d’eau. Le geste du poignet manie lestement le petit fouet en bambou, selon un rythme rigoureusement répété : à la vivacité des allées et venues se succède progressivement une phase de décélération, durant laquelle les branches du fouet ne font plus que frôler la paroi du bol. Le geste est assuré et net. Elle saisit alors la louche élancée pour remplir le bol d’avantage. Elle verse l’eau chaude : d’abord un flux régulier, puis qui se raréfie. Une goutte, deux gouttes, trois gouttes; elle attend patiemment que tombe la dernière, comme si c’était-elle qui avait le plus d’importance. Une fois le thé prêt et les ustensiles reposés à leur place, elle marque un temps d’arrêt. Toujours sans nous regarder, elle se tourne sur ses genoux par petits mouvements réguliers. Elle saisit alors le large bol entre ses mains fines, qu’elle positionne de manière particulière : la paume de la main gauche le soutient par en dessous, celle de la main droite enveloppe son flanc. Par trois petits mouvements successifs de
rotation, elle fait faire un demi tour au bol au creux de sa main, puis le dépose dans la direction de l’un des invités. Dans un généreux élan, elle s’incline tout en poussant le bol vers lui; et reste ainsi face au sol, bras tendus et mains ouvertes durant quelques longues secondes. Elle ne se relève que lorsque l’invité la salue à son tour, soulève le bol et le tourne vers lui, répétant le geste de la jeune femme. Le silence est opaque. L’invité le brise en aspirant bruyamment l’épais liquide. Le bol passe ensuite d’un invité à l’autre, chacun sirotant lentement. Lorsque vient mon tour, mon voisin de gauche me tend l’épaisse céramique à deux mains en s’inclinant légèrement. Je tente de répéter le protocole, légèrement nerveuse, et porte à mes lèvres le breuvage mousseux. Le goût légèrement âpre est d’une rare intensité, la texture onctueuse. Tiédeur embaumante; un sourire adressé à mon voisin; je ne pense plus à rien mais me sens étonnamment bien... Lorsque la cérémonie prend fin, j’ai l’impression de sortir d’un profond sommeil ou d’une sorte d’hypnose. Ce n’est qu’à ce moment là que je prends conscience de mes genoux endoloris, immobiles sur le tatamis rêche depuis…depuis combien de temps d’ailleurs? Dix minutes? Une demi-journée? Je serais incapable de dire combien de temps s’est écoulé. En sortant, la lumière m’aveugle et un vent froid embrase mon visage. Se pourrait-il que la maison de thé puisse arrêter le temps?
LA VOIE DU THÉ
« Je dirais que d’un point de vue astrologique, c’est des Saturniens. C’est à dire qu’ils sont régis par Chronos, le dieu du temps. Et le dieu du temps, et bah ça prend toute la vie. Et si t’as pas fini dans cette vie là, et ben tu continueras dans la vie d’après. Parce que, y’a pas de problème! On a toute la vie. Et ça c’est quand même une leçon asiatique. Et je pense qu’on doit quand même prendre un peu de la graine de ça ici en France ; on est trop rapides. (…) c’est parce qu’en fait, tout ça, c’est intégré à l’échelle de leur vie entière. (…) quand ils commencent quelque chose, ça va s’inscrire sur des années et des années. (…) Je pense que le temps les angoisse beaucoup moins que nous. C’est leur allié en fait. Et nous c’est notre ennemi. (…) C’est leur culture ancestrale qui est comme ça. Ca permet de faire ce qu’ils font. Voilà. »1 A la fin de l’été 2013, je suis partie six mois en échange universitaire au Japon, non loin de Tokyo. Ce que j’ai découvert dans ce pays qui m’était alors complètement inconnu, c’est un rapport au temps singulièrement différent. Cela impacte tous les aspects de la vie quotidienne ; pas toujours de manière agréable pour un occidental, qui peut facilement s’exaspérer des lenteurs de moeurs auxquelles il n’est pas accoutumé. Notamment pour ce qui est des relations humaines : lier un réel contact avec un japonais prend du temps - souvent plusieurs mois - que les occidentaux non initiés tentent souvent à tort de brusquer ; il n’en sortira jamais
rien de bon. J’imagine ce délai comme un mélange de défiance, de réserve et de bienséance ; un temps d’observation nécessaire afin de tester la volonté de l’individu d’établir ce contact, et de définir si le côtoyer ne causera pas de tracas. J’ai globalement vécu la même expérience avec la culture japonaise que j’étais avide de découvrir : une frustration de ne trouver devant moi que des portes fermées. Leurs trésors, les japonais s’évertuent à les cacher aux yeux indignes, et je ne le leur reproche plus. A une première phase de profonde irritation s’est progressivement substituée une phase de résignation, puis d’acceptation. J’ai ainsi pu comprendre que c’est cette volonté de préservation sélective qui a permis aux japonais de conserver la force de leur identité culturelle. Il ne me restait plus alors qu’à redoubler de patience et de volonté pour me montrer méritante, et glaner avec parcimonie des impressions et de menues informations. Curieuse de tout ce qui peut toucher à la lenteur, j’ai développé un vif intérêt pour le rapport au temps qui s’exprime à travers les pratiques japonaises ancestrales. A mesure de mes vadrouilles au Japon, j’ai pu les apercevoir, les effleurer, les pénétrer parfois, mais bien trop en surface. J’ai rapidement compris que six mois serait bien trop court pour m’immiscer dans ce cercle très fermé pour interroger les japonais eux même (la barrière de la langue n’aidant pas). C’est donc à travers des regards d’expatriés que j’ai pu approfondir ce qui n’était alors dans mon esprit qu’à
1. France Demarchi est artiste peintre à Paris, présentée dans la suite du texte. Entretien restitué en annexe.
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1. Okakura Kakuzô, Le livre du thé, 2013.
2. Ibid.
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3. Bouvier Nicolas, Le vide et le plein, 2009, p. 233. Ce qu’écrit Nicolas Bouvier à propos du Nô (style traditionnel du théâtre japonais) s’accorde selon moi tout à fait à la cérémonie du thé.
4. Poudre très fine de thé vert moulu utilisée pour les cérémonies du thé.
l’état d’impressions, si fortes soient-elles. J’ai en effet eu la chance de rencontrer à Kyoto deux personnes qui ont dû faire leurs preuves sur le long terme pour parvenir à trouver une place au sein de la communauté kyotoïte qui conserve ces pratiques ancestrales : France Demarchi, artiste peintre française, qui à force de voyages au Japon et de ténacité, a été acceptée comme stagiaire dans l’atelier de teinture de kimono renommé de la famille Takahashi ; et Sebastian Benitez, jeune photographe mexicain, qui a étudié le bouddhisme zen et pratiqué la cérémonie du thé pendant des années à Mexico, avant de se voir proposer une année d’étude dans l’une des école de thé les plus réputées du pays : l’école Urasenke. C’est à travers la pratique de la cérémonie du thé que j’ai choisi d’aborder la vision japonaise traditionnelle du temps, afin de faire émerger les enjeux et la vision qui s’y associe. Le thé au Japon est bien plus qu’une boisson. D’abord utilisée à des fins médicinales avant de devenir un breuvage courant en Chine, le thé entre dans le domaine de la poésie de la haute société chinoise au VIIIe siècle1. Il est élevé au statut de religion esthétique au XVe siècle lors de son importation au Japon2. Imprégnée de taoïsme, la voie du thé se développe alors conjointement à la pratique du bouddhisme zen. Il est considéré comme une pratique intimement liée à la vie spirituelle, incarnant une philosophie appelée la voie du thé.
Temporalités de la cérémonie du thé : Importance vs inutilité (futile n’est pas le contraire d’utile)
« La lenteur, qui dans d’autres circonstances peut être si exaspérante, est alors parfaitement
justifiée par l’ampleur et par le fait que ce genre d’événement ne s’expédie pas à la légère… »3 Pratiquer la cérémonie du thé prend un temps prodigieusement long. Tout d’abord l’apprentissage ; l’acquisition des bases du rituel demande une année d’études intensive, dans une ascèse monacale. On n’obtient le grade de maître du thé qu’après une dizaine d’années de pratique. En effet, l’assimilation de toutes les étapes et gestuelles de ce rituel codifié à l’extrême, mais également l’élaboration d’un style propre, requiert un investissement de sa personne sur une durée considérablement étendue. La cérémonie en soi est également très longue. Sebastian Benitez compare son déroulement aux étapes de réalisation d’un film : pré-production, production et post-production. La pré-production est la phase de préparation : il s’agit de tout prévoir et élaborer, sans omettre de moindre détail, afin d’accorder la cérémonie au goût particulier de l’invité principal. Cela peut demander des mois de réflexion et d’investissement. L’invité reçoit donc une invitation environ un mois à l’avance ; c’est un rendez-vous important qui se planifie à l’avance, car l’invité doit lui aussi s’y préparer. La cérémonie en elle-même peut durer entre trois et quatre heures. Durant ce laps de temps, l’hôte exécute une chorégraphie orchestrée à la perfection. Généralement, la dégustation de mets et de différents thés accompagnent cette cérémonie. La préparation d’un bol de thé matcha4 dure à elle seule une vingtaine de minute. Puis vient enfin l’étape finale du rangement et du nettoyage, qui peut encore s’étendre sur plusieurs heures : une hygiène parfaite est de rigueur. Ces durées peuvent paraitre incroyablement démesurées pour ce qui se réduit pour certains à mettre un
sachet de thé Lipton dans l’eau tiède d’une tasse brunie. En effet, pour nombre d’entre nous, boire une tasse de thé n’a d’autre utilité que de se désaltérer d’une manière plutôt réconfortante. Mais alors, qu’est ce qui se joue dans la cérémonie du thé qui justifie un tel déploiement de temps?
« Aux yeux d’un observateur non averti, rien d’extraordinaire ne s’est passé. pourtant, l’hôte et ses invités attendent de cette expérience qu’elle soit un microcosme de la vie elle-même. »1 Relations et intervalles « Jikan » en japonais, qui est la traduction du mot « temps », signifie littéralement « l’entre moment ». La vision japonaise du temps n’est donc pas celle d’un vide, contrairement à la perception occidentale, mais d’un espace.2 C’est ce qu’exprime plus généralement la notion du « Ma », qui signifie aussi bien intervalle, espace, durée, ou distance, qui séparent deux choses. Il ne s’agit pas d’un espace vide, ni d’une mesure, mais d’un espace rempli de possibles, d’énergie, de tension, d’intentions. Le « Ma » met l’accent sur l’interaction entre les êtres et les choses, plutôt que sur leur substance.3 Cette vision de l’intervalle est inhérente à la cérémonie du thé qui peut être perçu comme un temps quasiment vide, et pourtant rempli de liens invisibles et silencieux. Le lien entre les intervenants est en effet très fort malgré la rareté et la formalité des dialogues. Il s’exprime de manière implicite par une extrême diligence du maître du thé envers ses invités et par l’intérêt plein de reconnaissance que ceux-ci lui rendent. A force de pratique, le rituel et ses codes sont transcendés, et c’est une relation toute particulière qui se crée entre l’hôte et ses invités : une ouverture
de soi, une écoute, un échange qui se passe de mots. Une intimité. C’est la relation au objets et à l’espace qui va conditionner l’ensemble de l’expérience. C’est en effet le rapport des objets entre eux - rapport de taille, de texture de couleur - ainsi que le rapport des objets à l’espace qui va définir la composition et leur positionnement dans la pièce. Le mouvement du corps s’impose alors comme liant entre ces entités. Du même coup, l’espace s’emplit de possibles mouvements. C’est une chorégraphie qui célébre ces intervalles invisibles et confère ainsi beauté, fluidité et rythmicité aux gestes. Ce lien, il est tout aussi physique et esthétique que symbolique. Sebastian Benitez explique par exemple que lorsque l’on nettoie les objets avec le fukusa4 on purifie son coeur5. Cet intervalle que représente le geste est alors plein de considération, d’émotion et de sens. Ce que traduit finalement le « Ma », est une considération qualitative plutôt que quantitative des intervalles et de l’espace temps. Cela entraîne un grand investissement de l’action et une extrême diligence envers les individus, les objets et l’environnement.
Recherche d’harmonie et d’équilibre L’une des considérations majeures de la cérémonie du thé est la recherche d’équilibre. Absolument rien n’est laissé au hasard ; la cérémonie dans son ensemble est une composition harmonieuse, dont chaque élément, chaque geste, chaque souffle, fait partie intégrante. C’est cette recherche qui régit les compositions et relations décrites précédemment. On peut soulever notamment l’importance de l’harmonie avec la nature. En effet, la cérémonie dans son ensemble doit refléter la saison, le temps qu’il fait et la manière dont on le ressent. Le relation avec la nature entretenue dans la cérémonie du
1. Walter Marc, Le livre du thé, 1991, p. 73. Citation de Shoshitsu Sen.
2. Laplantine François, Une autre Chine. Gens de Pékin, observateurs et passeurs des temps, 2012, p. 97
3. Deltenre Chantal & Dauber Maximilien, Japon Miscellanées, 2012.
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4. Fukusa est un textile japonais utilisé pour la purification au cours d’une cérémonie du thé.
5. Sebastian Benitez, entretien restitué en annexe.
1. Bouvier Nicolas, Le vide et le plein, 2009, p. 181
2. Deltenre Chantal & Dauber Maximilien, Japon Miscellanées, 2012, p. 134
3. Sebastian Benitez, entretien restitué en annexe.
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4. « Wabi-Sabi is about the minor and hidden, the tentative and the ephemeral : things so subtle and evanescent they are invisible to vulgar eyes. ». Koren Leonard, Wabi-Sabi for artists, designers, poets & philosophers, 2008, p. 26
thé, n’est pas une domination mais un miroir. De ce fait, lors d’une des lourdes journées d’été, le maître du thé cherchera à équilibrer son ressenti de la chaleur en apportant des notes de fraîcheur - que ce soit par quelques gouttes de rosées sur une fleur épanouie, une confiserie à la chaire opalescente ou encore un bol à la paroi fine et fraîche. La volonté est d’être à l’écoute de la nature et de ses cycles afin de mieux s’y harmoniser. Cette aspiration à l’équilibre dirige également les rythmes de la cérémonie. En effet, chaque action doit donner l’impression d’être exécutée parfaitement au bon moment. Par exemple dans les anciennes cérémonies, les invités pouvaient entendre le bruit d’un mortier de l’autre côté de la cloison. Ce son signifiait que l’on était en train de broyer le thé, ce qui gageait de sa fraicheur. C’est le principe du « juste à temps ». Du reste, la cérémonie suit un timing très serré qui demande une parfaite synchronisation entre l’hôte et ses invités. Chacun doit connaitre sur le bout des doigts le déroulement de cette chorégraphie et s’y conformer, afin de respecter l’harmonie de la cadence. Le respect des durées est également nécessaire au bien être des intervenants. Il faut notamment garder en tête qu’une cérémonie dure plusieurs heures au terme desquelles la position à genoux peut être très inconfortable. Il ne s’agit donc pas d’une lenteur en dérive, mais d’un horizon de dilatation temporelle étroitement défini. La question de l’harmonie du rythme prend également toute son importance dans la performance. La lenteur générale de la gestuelle est rehaussée par de brefs moments de vivacité. Ceux-ci ne doivent jamais paraitre précipités mais habiles et fluides. Cette alternance des rythmes parfaitement maitrisée et balancée confère une grande beauté à la gestuelle.
Importance du détail, modestie et simplicité « Selon l’une des traditions, la cérémonie du thé serait née dans l’esprit d’un gentilhomme de Kyoto en regardant chaque jour un mendiant, installé sous un pont de la rivière Kamo, préparer son thé dans un pot de céramique grossière auquel l’âge et la fumée donnaient de la distinction, avec les gestes mesurés d’une personne à son affaire, et le boire ensuite avec un plaisir si manifeste, que le spectateur réalisa en un éclair tout l’agrément d’un acte si simple et - pour vous éviter des périphrases inutiles - le cadeau qu’est la vie. Authentique ou non j’aime cet apologue qui prouve une fois de plus que les véritables manières s’apprennent auprès des gens parfaitement frugaux. »1 Ce que véhicule cette anecdote sur la naissance de la cérémonie du thé est l’importance que celle-ci accorde aux choses simples et humbles, et la nécessité de leur accorder du temps afin de les re-qualifier. Cette idée se généralise dans le concept japonais de « Mono No Aware », que l’on pourrait traduire par « émouvante intimité des choses »2. Il exprime une empathie envers les choses les plus modestes, fragiles, délicates, inconsistantes, ténues et éphémères. Cela redéfinit donc les conditions de perception. « Try to hold heavy things as they were light. Try to make an effort with your whole body to make like there is not a lot of weight here. And the opposite : if things are really light, try to hold them like… try to think about them as heavy. So you find a middle way, like a middle ground. That suits everything. (…) that’s kind of a dance thing. And if you hold a bamboo tea spoon, a « chashaku » which is really nothing, it’s just like a feather ; you should give it its proper… weight… and position. »3 Cette citation rejoint la considération d’harmonie, en lui donnant une nuance de recherche d’équité. Il s’agit d’une volonté de redonner le poids et donc l’importance que mérite les petites choses.4 Par conséquent, le calme et le dépouillement deviennent les conditions nécessaires à la perception des
choses ténues, qui se noient dans l’agitation. En effet, c’est dans le silence que l’on discerne « le sifflement de l’eau qui bout dans la bouilloire en fonte »1. De même, l’habilité d’un mouvement succinct ne se discerne convenablement qu’au milieu d’une mobilité alanguie. On peut également noter que l’une des traductions de la chambre de thé est « demeure du vide »2 ; il s’agit d’évincer le superflu afin de voir émerger la beauté dans son humilité3. Cela justifie le penchant japonais traditionnel pour « une esthétique de l’espace vierge - et non pas vide - où le moindre objet, le moindre mouvement se détache dans toute sa magnificence »4.
La rigueur comme gage d’attention Cet intérêt pour les petites chose va de pair avec une attention pour le moindre détail. Ce qui ressort notamment de l’interview de Sebastian Benitez, est la rigueur du rituel et son extrême codification : préparation minutieuse, règles strictes, discipline du comportement, propreté absolue. Les mouvements doivent malgré tout paraitre simples et naturels ; tout doit être parfait. Ce protocole est considéré comme un moyen d’accéder au raffinement et l’expression d’un idéal. En effet, les maitres du thé se donnent pour règle et hygiène de vie, d’avoir le même niveau d’exigence dans toutes les actes de la vie quotidienne5. Coupe et couleur du kimono, maintien du corps, et démarche s’imposent ainsi comme « les expressions de la personnalité artistique ». Un soin particulier est donc accordé à chaque chose, à chaque action ; ce qui amène à reconsidérer le temps juste de l’usage d’un objet. Le maître du thé se met à l’écoute de l’objet, de sa texture, de sa facture, de son poids etc. Ce sont ses caractéristiques intrinsèques qui vont lui indiquer comment le manipuler. Une telle diligence induit nécessairement une décompression du temps de l’usage. Sebastian
Benitez m’a ainsi confié qu’il pourrait reconnaitre son fukusa6 les yeux fermé parmi d’autres. Il invoque pour cela la connaissance approfondie de cet objet qu’il a maintes fois manipulé et considéré. Il explique également que c’est la texture même du tissu, sa raideur ou au contraire le relâchement des mailles du textile, qui indiquent comment l’utiliser. La lenteur de la manipulation est alors un gage de considération envers l’objet, tout comme elle est gage d’attention envers l’invité.
1. Okakura Kakuzô, Le livre du thé, 2013, p. 87
Cette écoute de la matérialité de l’objet s’avère d’une grande richesse dans le contexte de la cérémonie du thé. Par exemple, deux types de thés vont être servis durant une cérémonie traditionnelle. Lorsque la performance est au comble de son intensité, le maître de thé sert à ses invités un thé très concentré nommé « Koicha ». La densité de la boisson incarne la tension du moment ainsi que l’intensité de l’échange entre les intervenants : l’hôte sert un unique bol de thé que les invités se partagent dans un silence respectueux. Après cela, l’atmosphère se fait plus légère, et le thé servi « Osucha » - est lui aussi plus léger. Ce rapport aux objets et aux matières permet d’approfondir l’intensité du vécu en liant le fond et la forme, le matériel et le symbolique7.
3. Ibid.
2. Ibid., P. 78
4. Deltenre Chantal & Dauber Maximilien, Japon Miscellanées, 2012, p. 55
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5. Okakura Kakuzô, Le livre du thé, 2013.
Impermanence et art de s’oublier dans l’action Paille, terre, bambou, cloison de papier… les matériaux ainsi que la structure de la maison de thé sont renouvelables et périssables. Contrairement au béton qui représente l’immuable et le durable, ils évoquent l’impermanence. En effet, la maison de thé n’est pas destinée à la prospérité, et ce pour deux raisons : la première est qu’elle n’est pas faite pour être transmise mais pour être construite comme expression personnelle du maitre de thé ; la seconde réside dans la fréquence des sinistres sur le territoire japonais. Cette omniprésence des risques naturels n’est d’ailleurs pas anodine dans le rapport au temps propre à la culture japonaise.
6. Fukusa est un textile japonais utilisé pour la purification au cours d’une cérémonie du thé.
7. Sebastian Benitez, entretien restitué en annexe.
1.1. Okakura Kakuzô, Le livre du thé, 2013 p. 45
2.2. « Tu entres dans un monde d’expériences, de sensations ». Sebastian Benitez, entretien restitué en annexe.
Intégrée à travers l’expression esthétique, la contrainte s’est muée en goût pour l’éphémère. On la remarque aussi bien dans l’engouement des japonais pour la floraison des cerisiers, que dans leur goût pour l’asymétrie qui exprime le dynamisme et le changement. On peut également noter le besoin continuel de changement décoratif des maîtres de thé : une oeuvre spécifique unique est mise en valeur seulement pour un temps afin de satisfaire l’élan artistique du moment.
« La conception taoïste selon laquelle l’immortalité repose dans le changement perpétuel
1.3. Koren Leonard, Wabi-Sabi for artists, designers, poets & philosophers, 2008.
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imprégna tous leurs modes de pensée. C’était le processus, et non l’action elle-même, qui présentait un intérêt. C’était le mouvement d’accomplissement, et non l’accomplissement lui-même, qui était réellement vital. »1 Le sentiment d’impermanence propre à la religion bouddhiste, s’incarne dans la religion zen par un art de s’oublier dans l’action. Il s’agit de vivre pleinement l’instant présent en se focalisant non pas sur le but de l’action mais sur le cheminement, ce qu’exprime clairement la cérémonie du thé, sans cela on se contenterait d’un thé en sachet. Cette philosophie implique également de se méfier des discours et des raisonnements à priori pour au contraire se fier à l’intuition et à l’expérience pratique. « You are entering into a world of experiences, of sensations. »2 En témoigne Sébastian Benitez, le moment de la cérémonie du thé est un oasis de décélération qui laisse place à une expérience globale, où l’émotion tient une place primordiale, comme expression de l’instant. Celle-ci passe par une écoute du corps, tant pour l’hôte à travers sa manipulation, que l’invité à travers l’intensification de son attention.
Acceptation des temps longs et transmission A travers l’acceptation de l’éphémère, c’est l’acceptation de l’impermanence de la vie humaine qui se joue. Celui qui s’en détache développe une capacité à ne pas s’effrayer des temps longs, parce qu’il recherche le bénéfice dans le moment et non le profit différé. Cela se remarque en effet dans la longueur du processus d’apprentissage de la cérémonie du thé. Je pense de ce fait que cette vision n’est pas contradictoire avec la conception du temps long des japonais qu’exprime France Demarchi ; dans les deux cas il ne s’agit pas de dilapider vainement son temps. Accepter sa propre impermanence, c’est aussi accepter que des temporalités nous dépassent. Ainsi, la vision traditionnelle japonaise prédisposerait à respecter plutôt qu’à rejeter les manifestations des temps longs et du passé. On peut alors soulever la question de la transmission - aussi bien rituelle que matérielle - qui est essentielle à la philosophie du thé : le protocole tout comme les objets traversent le temps, de génération en génération. En effet, les céramiques, boites de thés laquées et autres ustensiles utilisés par les grands maîtres de thé lors des cérémonies du thé formelles, peuvent être âgés de plusieurs siècles ; ils sont de véritables trésors nationaux. Ce rapport à l’objet dont l’ancienneté fait la valeur, diffère donc de celui que l’on peut entretenir en occident. Dans le cadre de la cérémonie du thé, ils ne sont pas relégués à une valeur uniquement décorative ou contemplative de peur qu’ils ne se dégradent. Ils conservent leur valeur d’usage car l’on ne considère pas une fissure ou une oxydation comme une dégradation, mais comme une évolution normale de l’objet, une métamorphose qui enrichit son expression. Il s’agit du concept de Wabi Sabi, selon lequel les stigmates du temps qui passe n’enlaidissent pas l’objet, ils émeuvent, conférant à l’objet une valeur narrative et temporelle3. Le Wabi-Sabi contient l’acceptation de l’inévitable, l’acceptation de l’évanescence de toute chose. Il nous engage à contem-
Un rapport à soi qui privilégie l’écoute.
Un autre rapport à son environnement : augmenter la capacité d’accueil et d’ouverture.
Un rapport au temps dans l’harmonie et non l’inquiétude
pler et accepter notre propre mortalité, avec une tendre mélancolie.1
s
s
CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE
2. Ibid. 1.
3. Okakura Kakuzô, Le livre 2. du thé, 2013, p. 50
« Le thé devient chez nous plus que la sublimation d’une manière de boire : une religion de l’art de vivre. Il devient une excuse à l’adoration de la pureté et du raffinement, une cérémonie sacrée dans laquelle l’hôte et l’invité communient afin de produire la plus haute béatitude au sein de l’ordinaire. » 2 A la question « qu’est ce qui se joue dans la cérémonie du thé qui justifie un tel déploiement de temps? » nous avons abordé une multitude de considérations qui constituent l’importance de cette expérience, en lui conférant ampleur et densité. Selon Okakura Kakuzô, la voie du thé se définit bien au delà de l’utilitaire et même au delà de l’esthétique ; elle incarne la vision et les considérations de la société traditionnelle japonaise. Elle est une éthique, une morale, une hygiène, une ascèse, une « voie » esthétique d’accomplissement et d’ouverture au monde. C’est également une conception globale de la relation des choses entre elles dans l’univers, ainsi qu’un rapport de l’homme à la nature et au temps respectueux et serein3. Comme l’explique Nicolas Bouvier4, cette lenteur n’est pas exaspérante car elle est parfaitement justifiée par l’importance que l’on donne à cette cérémonie et le sens qu’elle véhicule. Elle n’est pas utile à proprement parler, mais elle est pourtant un moyen de questionner l’essentiel. L’inutile est parfois loin d’être futile, voire même « indispensable »5 et peut mériter d’autant plus de temps.
A travers les différents filtres de nos études de cas, nous avons pu voir émerger des intérêts, considérations, représentations et positionnements communs, esquissant ainsi les premiers fondements d’une définition de la lenteur - sa philosophie et sa portée - dans sa multiplicité. Nous avons a présent à notre disposition un vocabulaire et un champ thématique gravitant autour de la lenteur, comme un ensemble de jalons posés pour la suite de l’étude. Du reste, en structurant cette matière, on peut conclure que la lenteur proposerait un rapport au monde tout autre que celui qu’induit l’accélération : Un autre rapport à soi - qui favorise un lien étroit entre corps et esprit, et qui valorise l’écoute de soi, le ressenti. Un autre rapport à ce qui est autour de soi - qui tient de l’ouverture, développant les capacités d’accueil de l’individu. Un autre rapport au temps - dans l’harmonie et non l’inquiétude, passant par l’acceptation du temps qui passe. Cette synthèse apparaît pleinement en accord avec l’étude des bienfaits de la lenteur de Pierre Sansot, selon lequel la lenteur « se reconnait à la volonté de ne pas brusquer le temps, de ne pas se laisser bousculer par lui, mais aussi d’augmenter notre capacité d’accueillir le monde et de ne pas nous oublier en chemin ».6
s
4. Ibid. 3.
5. Bouvier Nicolas, Le 4. vide et le plein, 2009.
6. « Il y a des civilisations qui 5. n’ont pas eu d’architecture, mais toutes ont eu des vases, cet objet inutile indispensable » Branzi Andrea, entretien avec AnneMarie Fèvre, Andrea Branzi en vase enclos, Libération, 4 juin 2004. Branzi exprime dans cet entretien son intérêt pour la question de l’inutilité, l’envisageant dans une approche positive, comme une qualité représentant un surplus d’énergie, un surplus de générosité.
1. Sansot Pierre, Du bon usage 6. de la lenteur, 2000, p. 12
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LA LENTEUR EN CREUX DE LA VITESSE UNE VITESSE À L’ÉCHELLE DU CORPS UN RAPPORT VITESSE/LENTEUR À REDÉFINIR LE TEMPS JUSTE DE L’ACTION
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« Le monde est allé de plus en plus vite (…) Aujourd’hui, les hommes qui ne sont pas aptes à soutenir ce train d’enfer demeurent au bord de la route et souvent attendent en vain qui les dépannera et leur permettra de recoller au convoi. La raison veut-elle que nous nous inclinions devant un processus que l’on dit irréversible ou bien ne nous invite-t-elle pas plutôt à nous soustraire à une telle galopade quand rien ne la justifie? Une simple remarque m’inciterait à emprunter la seconde voie. Les personnes si rapides devraient, en principe, accumuler une petite pelote honorable de temps libre où enfin elles vivraient pour elles-mêmes sans se soucier d’une tâche imposée. Or à l’évidence elles semblent vivre misérablement dans une sorte de pénurie, étant toujours à la recherche de quelques instants où elles seraient délivrées d’un forcing épuisant. On aura compris que la lenteur dont je traiterai dans ce texte n’est pas un trait de caractère mais un choix de vie : il conviendrait de ne pas brusquer la durée et de ne pas nous laisser bousculer par elle - une tâche salubre,urgente, dans une société où l’on nous presse et où souvent nous nous soumettons de bon coeur à un tel harcèlement. »1 « J’ai choisi mon camp, celui de la lenteur. »2 défend résolument Pierre Sansot dans son éloge de la lenteur. Cet ouvrage, c’est son positionnement, son choix de vie qui exprime une volonté d’extraction de ressaisissement.
Tout comme Pierre Sansot, je ne me pencherai pas non plus sur le cas de la lenteur subie, imposée par une incapacité d’aller plus vite (handicap, vieillesse etc). Je m’intéresse à une lenteur délibérée et assumée en marge du contexte d’accélération. Je décide de m’y concentrer parce qu’à la lumière de l’étude des pratiques lentes de la partie précédente, cette lenteur choisie semble offrir une vision particulière et engageante du monde. Elle propose un panel de bénéfices associés qui tiennent de la sérénité et de la capacité d’ouverture dont la vitesse dépossède l’individu. Mais la lenteur est-elle pour autant une vertu? Est-il préférable de mener sa vie sous un paradigme de la lenteur? Faut-il tenter de l’adopter comme un nouveau rythme idéal? Ou dans le cas contraire, quel est son cadre? Comment s’inscrit-elle dans la vie de l’individu?
1. Sansot Pierre, Du bon usage de la lenteur, 2000, pp. 10-11
2. Ibid., p. 9
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ALTERNANCE DES RYTHMES
« On ne peut ériger le lenteur en une vertu préférable en soi. Il convient sans doute d’alterner les rythmes et les saisies. Saisie d’une ville par imprégnation progressive jusqu’à devenir l’un de ses éléments, jusqu’à donner sens au peu signifiant, jusqu’à l’aimer dans ses incertitudes et ce qu’elle a parfois de hideux, mais aussi bien en s’imposant un court délai en jouant contre la montre, virevoltant, cavalcadant, récoltant les images, les sensations, les mots entendus, conscient que nous n’aurons pas une seconde chance. »1 En convient Pierre Sansot, la lenteur ne peut être considérée comme une solution en soit. Il ne prône pas, et je m’accorde tout à fait à cette opinion, une lenteur qui s’imposerait comme rythme unique, comme juste valeur qui devrait régir nos vies. L’issue n’est pas là, et ce pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, parce que dans le contexte actuel d’hyper-interdépendance structurelle en perpétuelle accélération, un brusque ralentissement n’est pas seulement envisageable. D’après Hartmut Rosa2 cette utopie demanderait une synchronisation hors de portée et serait démesurément coûteux.
1. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005.
Ensuite parce que la lenteur n’a pas d’existence en soi, elle est relative. Elle doit être en mise en regard de moments plus vifs pour prendre consistance. La lenteur, sans sa meilleure ennemie la vitesse, pourrait bien se muer en mollesse, en ennui, en laisser aller insipide. C’est en creux du dynamisme que la lenteur se fait fructueuse, tout comme le frisson de la vitesse n’est que le fruit d’une accélération ressentie par rapport à une vitesse stationnaire plus modérée.
1. Sansot Pierre, Du bon usage 2. de la lenteur, 2000, p. 136
Retomber dans une dichotomie manichéenne vitesse/ lenteur représente pour moi l’écueil à éviter. L’enseignement que l’on pourrait à juste titre retirer de notre étude de la lenteur, est bien le respect de la juste mesure. Si la vitesse à excès mène à des limites non souhaitables, pourquoi le risque ne serait-il pas similaire avec un excès de lenteur? Comme l’explique Pierre Sansot, le réel enjeu serait alors de l’ordre d’un rééquilibrage dans lequel « la lenteur ou la vitesse ne sont pas les facteurs essentiels mais plutôt un sen-
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1. Sansot Pierre, Du bon usage de la lenteur, 2000, p. 122
2. Ibid.
3. Thomas Rachel, La marche en ville. Une histoire de sens, 2007, p. 18.
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timent d’harmonie d’un ensemble dans lequel chaque élément est cause et effet, partie et totalité »1. Un rééquilibrage des rythmes, des valeurs et des sentiments associés. Si le mouvement ralenti a des vertus que ne procure pas la grande vitesse - de l’ordre de la grâce2 - , le mouvement accéléré n’en est pour autant pas dénué. Il évoque notamment les vertus de la surprise, qui par une soudaine accélération du rythme, déstabilise et attire ainsi l’attention. Plus généralement, si les émotions bénéfiques liées à la lenteur - comme le bonheur et la sérénité - mériteraient d’être d’avantage estimées, nous n’avons pas à nous priver de celles liées à la vitesse - comme l’excitation, la surprise et l’enthousiasme. Il ne s’agit pas de rejeter complètement le frisson de la rapidité, ni l’agilité de la vivacité, ni encore la sincérité d’une émotion spontanée. Chaque régime de vitesse façonne un nouveau regard et un mode de perception singulier, qu’il convient de cultiver conjointement. C’est notamment l’image que se fait la sociologue Rachel Thomas de la ville idéale3 : « La rue et le boulevard peuvent se distinguer, dans leurs essences, par la marche qu’ils sollicitent: plus heurtée, plus saccadée, plus sinueuse dans la rue - plus fluide, plus souple et mieux contrôlée sur le boulevard. » Nous pourrions vivre notre temps comme nous nous déplaçons dans cette ville ouverte à l'indétermination. Différentes vitesses peuvent se côtoyer pour laisser ouverts les choix et les possibilités. Ce serait ainsi l’alternance des rythmes qui constituerait la condition d’existence de la lenteur. Une alternance entre contractions et dilatations, dont l’enjeu serait un rapport plus serein et épanouissant à notre temps. Fort de cette conviction, on peut alors se demander comment se manifeste concrètement cette alternance ; mais aussi de quelle manière la lenteur s’inscrit dans la vie quotidienne.
Onsen t Au grouillement du centre de Kyoto, succède un dédale de ruelles désertes et sombres jusqu’au Onsen, le bain public traditionnel japonais. Deux ouvertures obstruées par des rideaux respectivement rose et bleu dissimulent les entrées de la partie réservée aux femmes et celle destinée aux hommes. Je m’éclipse derrière les pans où est inscrit ‘onna’ 女 性* (*femme) et pénètre dans la petite pièce recouverte de tatamis qui fait office de vestiaire. Deux femmes se rhabillent, d’autres se dévêtent, assises sur un banc de bois. Un frisson accompagne le dernier sursaut de pudeur lorsque je me dévêts à mon tour. La pièce est peu chauffée. Munie de la bassine en plastique de rigueur, je referme la porte vitrée du vestiaire derrière moi et pénètre dans une vaste salle embuée, au centre de laquelle je distingue le large bain bouillonnant. Tout autour de la pièce sont fixés aux murs pommeaux de douche et robinets à une trentaine de centimètres du sol. Des femmes de tous âges y font face, assises sur de bas tabourets en plastique.
Le rituel est simple mais strict et ne pas s’y soumettre s’avèrerait particulièrement offensant pour les autres baigneurs. On le comprend mieux en considérant que la signification originelle de ces bains est la purification religieuse : avant d’entrer dans un temple Shintô, il convient de se purifier l’âme et le corps. A l’ère Nara, les bains étaient d’ailleurs logés à l’entrée des temples. Ici au Onsen, il s’agit en pratique de se laver corps et cheveux à l’aide de sa bassine, accroupi sur son petit tabouret, avant de s’immerger dans le bain. J’exécute ce prélude obligatoire. J’emprunte un tabouret en plastique jaune, et l’asperge d’eau avec la bassine avant de m’y asseoir, face à un miroir et une arrivée d’eau. Autour de moi, une dizaine de femmes se lavent elles aussi, installées sur leur petits tabourets, accroupies, ou encore à genoux directement au sol. Ces tabourets sont particulièrement bas. Je me demande toujours comment les femmes âgées arrivent à s’y asseoir. Elles y parviennent parce qu’elles l’ont toujours fait sans doute. Je croise mon reflet dans le miroir : mon corps nu, mes cheveux humides plaqués en arrière, mon visage rougi. Puis je regarde le reflet des femmes autour de moi. Une vieille femme notamment, assise, les corps légèrement vouté. Elle frotte vigoureusement ses membres à
l’aide d’une serviette humide qu’elle trempe dans sa bassine d’eau savonneuse. Une autre se rince en versant peu à peu l’intégralité de sa bassine d’eau au dessus de la tête. Je l’imite en commençant par remplir ma bassine : un tiers d’eau froide, deux tiers d’eau chaude, grâce à deux petits poussoirs, l’un coloré de bleu, l’autre de rouge. Je vérifie la température de l’eau en y plongeant le bout des doigts et ajuste si nécessaire. La température de l’eau jugée bonne, je lève la bassine à bout de bras et laisse s’écouler le contenu sur ma tête, mes cheveux, mon visage, jusqu’à mon buste, mes jambes et mes pieds. C’est une sensation complètement différente du jet de douche : un flot. Une sensation plus englobante, plus ronde, voluptueuse. Le jet diffère du flot par la vitesse d’écoulement; le premier est sous pression, quand le second est simplement soumis à l’action de la gravité. Le rapport au volume d’eau est lui aussi bien différent. Avoir cette quantité d’eau limitée par les parois de la bassine, pousse à l’optimiser, ou du moins à en prendre conscience. C’est aussi confronter deux volumes : un volume d’eau et le volume de son propre corps; comment recouvrir le second avec le premier. Une fois aspergée, je me savonne. La position assise, induite par le format des tabourets - basse, presque au niveau du sol - permet une stabilité de posture et un lavage consciencieux des différentes parties
du corps. Elle permet de déployer ses jambes et de les frictionner plus longuement qu’en sautillant d’un pied sur l’autre sur un carrelage glissant. Les jambes s’étendent, se relâchent. Le bras s’allonge pour masser la jambe, le mollet, le muscle. Il prend le temps d’explorer, de palper, de frotter, de masser. La stabilité de la position permet de s’appesantir sur chacun des mouvements et ainsi d’investir l’action de se laver de manière plus appliquée et attentive; à un geste souvent bâclé est restituée son importance. Pouvoir se laver chaque orteil avec attention sans contorsion est un agrément à ne pas négliger. Cette posture offre une vision singulière de sa propre nudité : le corps nu assis. Le miroir prend alors toute son importance car il permet la vision de ce corps. On l’observe. On le considère. Il se révèle sous un autre angle, et on redécouvre certains recoins qui se montrent rarement dans l’exiguïté de la cabine de douche. Autre fait déconcertant au premier abord : faire face au reflet de son propre visage lorsque l’on se lave. Un lien étrange et pourtant naturel s’opère entre ce que je vois, ce que je touche et ce qui me touche. Ce visage que je scrute, siège de mon identité, atteste que cette morphologie, ces membres, cette pilosité, cette peau rougie par la
chaleur, ces mains qui la savonnent, ces quelques bleus et cicatrices aussi, m’appartiennent. Si je m’attarde tant sur la posture et sa réflexion dans le miroir, c’est que cette expérience, troublante tout d’abord, transforme tout à fait l’acte de se laver. Il n’est pourtant anodin. Se laver s’est prendre soin de son enveloppe charnelle; ce qui implique tout d’abord de la considérer, ensuite de la respecter, voire de l’aimer un tant soi peu - un brin de narcissisme n’est-il pas souhaitable? Et accorder une heure à ce soin, au lieu des cinq minutes réglementaires quand on est en retard pour aller au travail, permet de l’envisager comme un moment privilégié de prise de conscience de son essence corporelle, que l’on traite alors avec diligence. Les bienfaits thérapeutiques de l’eau ne sont plus à démontrer. Nous voyons en France fleurir les offres alléchantes des centres de Thalasso, un petit luxe qu’une mince couche de la population se permet quelques fois dans l’année. Je ne peux qu’envier aux japonais la finesse d’avoir su préserver le caractère routinier et accessible de ces lieux de détente. Ce n’est pas la superficie des bains, ni la nouvelle technologie du jet massant dernier cri qui apporte un bienfait durable, mais le temps que l’on s’accorde au quotidien. Par le biais du reflet, je peux regarder les autres aussi. Sans jugement mais avec toujours autant d’intérêt. Regarder l’autre et accepter que l’autre me regarde, sans atour ni détour, est une mise en
contact que j’ai jugée très saine, une fois l’entendement libéré de la pudeur. Une cordiale acceptation mutuelle. Une franchise. Je peux également contempler mon environnement, et mon corps l’habiter. Il s’agit d’un vaste espace, une quarantaine de mètres carrés sans compter le patio. Et pourtant, la lumière douce, et l’atmosphère embrumée entretiennent l’intimité nécessaire à ce sanctuaire de la purification. A noter : prendre l’habitude de ces spacieuses salles d’eau est à en devenir claustrophobe dans l’habituel mètre carré enclos entre trois murs et un rideau de douche. Se déplacer d’un bout à l’autre de la pièce, pouvoir s’assoir ici, déambuler là, mouiller l’espace avec soi et accomplir scrupuleusement cette gestuelle routinière, dilate délicieusement ce temps de l’ablution. Il transcende ainsi le simple statut d’action répondant au besoin primaire d’hygiène, devenant une précieuse enclave hors du temps et des codes de l’extérieur. Le Onsen s’établit, intemporel, tel un monde à part, un lieux où le temps se dilate perceptiblement. r Après avoir bouillonné un certain temps dans le bain intérieur, je sors m’aérer un peu. La chaleur m’étouffe.
Un dernier bassin se situe dans une cour intérieure à la façade en pierre d’où ruisselle de l’eau fraiche. Il neige; le bain, lui, est fumant. Ma peau elle aussi est encore fumante de la température intérieure. Quand je sens ma température corporelle descendre trop au contact de l’air glacé, je m’installe lentement dans le bassin de bois, doucement, comme par peur de troubler sa surface d’huile et le calme de cette scène nocturne. Le bois patiné par l’eau est d’une indicible douceur contre la peau. Je m’immerge jusqu’aux épaules et bouge le moins possible pour que seul me parvienne le bruit de l’eau qui ruisselle. Les yeux clos. Je ne les rouvre qu’à l’arrivée de deux dames qui me rejoignent dans le bain. Je replie mes jambes pour leur laisser de la place, les bras repliés sur les genoux. Je délaisse le clapotis de l’eau pour me laisser bercer par ces deux voix dont je ne saisit qu’à grand peine quelques mots. Une voix douce bien que nasillarde, répond à l’autre plus frêle et aiguë. Leurs voix coulent, sonorité pure, flot phonique apaisant. Douceur du bois. Chaleur de l’eau. Air glacé. Cocon liquide et glissant. Une sensation globale, enveloppante ou nulle pensée n’est clairement formulée, rien d’autre que la sensation d’être physiquement présente, corporellement à l’écoute. Interrompant leur discussion, l’une des dames s’adresse à moi, dans un savant « jap-anglais ». A grand renfort de sourire, nous parvenons tant bien que mal à communiquer.
Il faut savoir que si les Japonais sont difficiles à aborder, il est plus rare encore qu’ils abordent un étranger. Au Onsen pourtant, le lien social se crée de manière beaucoup plus aisée et les langues se délient. Ces bains sont certainement les lieux où je me suis sentie la plus intégrée au Japon. Les barrières sociales et les étiquettes tombent avec les vêtements et se dissolvent dans l’eau bouillante. Prendre du temps pour soi peut également s’avérer propice à l’ouverture à l’autre. Si le Onsen doit rester un lieu calme, les conversations à volume modéré sont les bienvenues. On s’y rend avec une amie pour commérer. On vient avec son enfant pour lui apprendre le rituel de la purification. On rencontre de nouvelles personnes que l’on retrouve d’un jour à l’autre puisque l’on reste fidèle à ce rituel. Même certains hommes politiques se sont appropriés les bienfaits sociaux des Onsens, s’y rendant jusqu’à cinq fois par jour en vue de discuter avec une population détendue et ouverte et ainsi d’élargir son électorat. C’est sans doute l’une des raisons qui explique que la salle de bain individuelle, pourtant largement répandue depuis les années cinquante, n’ait pas aboli la popularité des bains publics; beaucoup de Japonais restant convaincus que l’intimité physique abritée par ces lieux permet l’intimité émotionnelle. Il m’en ont également convaincue.
ILÔTS DE DÉCÉLÉRATION
« Nous proposons seulement que l’on conserve ou que l’on restaure des espaces d’indétermination dans lesquels l’homme a la possibilité de demeurer disponible ou de poursuivre à vive allure sa marche dans le tracas et les fracas.. »
1
Quels seraient les moments propices à une décélération? Est-ce réellement la question du moment qui se pose, ou plutôt la question d’un lieu, d’un environnement, comme l’énonce Pierre Sansot, qui favoriserait une dilatation du temps? La lenteur, pour se déployer, aurait besoin d’un horizon. Non pas nécessairement d’un but précis, mais d’un cadre spatial2 qui constituerait une enclave en marge du quotidien, préservant de la fulgurance extérieur des moments aussi délectables qu’ils sont ténus.
Moments d’intériorité. Relaxation. Soin de soi. Rêverie Moments de réflexion approfondie. Instants créatifs. Ouverture. Instants de partage et d’écoute de l’autre.
« On rentre dans une hétérotopie pour échapper au cours du temps. »3 « Eh bien! je rêve d’une science - je dis bien une science qui aurait pour objet ces espaces différents, ces autres lieux, ces contestations mythiques et réelles de l’espace où nous vivons. Cette science étudierait non pas les utopies, puisqu’il faut réserver ce nom à ce qui n’a vraiment aucun lieu, mais les hétéro-topies, les espaces absolument autres ».4 « Il se trouve que les hétérotopies sont liées le plus souvent à des découpages singuliers du temps. Elles sont parentes, si vous le voulez, des hétérochronies. Bien sûr, le cimetière est un lieu ou le temps ne s’écoule plus. D’une façon générale, dans une société comme la nôtre, on peut dire qu’il y a des hétérotopies qui sont les hétérotopies du temps quand il s’accumule à l’infini : les musées et les bibliothèques, par exemple. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les musées et les bibliothèques étaient des institutions singulières ; ils étaient l’expression du goût de chacun. En revanche, l’idée de tout accumuler, l’idée, en quelque sorte, d’arrêter le temps, ou plutôt de laisser se déposer à l’infini dans un certain espace privilégié, l’idée de continuer l’archive générale d’une culture, la volonté d’enfermer dans un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les formes et tous les goûts, l’idée de constituer un espace de tous les temps, comme si cet espace pouvait être lui-même définitivement hors du temps, c’est là une
1. Sansot Pierre, Du bon usage de la lenteur, 2000, p. 163
2. Ibid.
67
3. Foucault Michel, Le corps utopique, les hétérotopies, 2009, p. 32
4. Ibid., p. 25
1. Foucault Michel, Le corps utopique, les hétérotopies, 2009, p. 30 2. Sansot Pierre, Du bon usage de la lenteur, 2000, p. 60 3. Foucault Michel, Le corps utopique, les hétérotopies, 2009, p. 30
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4. « La chambre de thé était une oasis perdue dans le désert morne de l’existence où les voyageurs las pouvaient se rencontrer afin de boire à la source commune de l’émotion artistique. » Okakura Kakuzô, Le livre du thé, 1906, p. 50 5. Foucault Michel, Le corps utopique, les hétérotopies, 2009, p. 27 6. « Dans un lieu anachronique, l'individu ne se demande jamais comment "passer le temps" (...) La durée ne peut pas y paraitre languissante puisque rien ne la mesure ». Sansot Pierre, Du bon usage de la lenteur, 2000, pp. 59 - 60 7. Foucault Michel, Le corps utopique, les hétérotopies, 2009, p. 30 8. Ibid., p. 30
idée tout à fait moderne : le musée et la bibliothèque sont des hétérotopies propres à notre culture. »1 C’est à travers la théorie des hétérotopies de Michel Foucault, que se sont incarnées dans mon esprit les « oasis de décélération » dont rêve Hartmut Rosa. Les hétérotopies s’imposent commes les lieux anachroniques qui préservent les temps dilatés du rythme extérieur ; dans lesquels « la durée ne peut pas y paraitre languissante puisque rien ne la mesure »2.
de l’Histoire, s’il est lui aussi linéaire, dépasse le temps de la vie par la vastitude de son échelle et sa non-finitude. Le temps sacré, quant à lui, est un temps courbe, cyclique, qui embrasse le temps linéaire de la vie et de l’histoire. Ce que proposent donc ces hétérotopies « éternitaires », ce sont des enclaves qui renferment hermétiquement d’autres temps à la fois ouverts et dilatés, affranchis de toute finitude. Ils restent disponibles à l’individu comme une manière de dilater ponctuellement l’écoulement accéléré de son temps profane, et de le rattacher à quelque chose de plus grand que sa vie finie.
Michel Foucault distingue deux sortes d’hétérotopies qui se rapportent directement au temps. Les hétérotopies chroniques Les hétérotopies éternitaires La première sorte, évoquée dans l’extrait ci-dessus, serait de type « éternitaire »3. Cimetières, musées, bibliothèques, ou encore la maison de thé4 (également appelée maison de l'éphémère) constituent des lieux ou institutions fixes qui cherchent à accumuler le temps qui passe indéfiniment, se soustrayant au passage du temps extérieur. Le cimetière, par exemple « est absolument l’autre lieu »5, l’espace exclusivement consacré à ce qui n’est plus, et pourtant enraciné au coeur de la cité. Quel endroit pourrait mieux incarner un « lieu anachronique »6? Le prix au m2 aura beau exploser aux alentours, ses murs de pierres délabrées se tiendront toujours là immuables, préservant dans leur enceinte un temps anachronique, de toutes influences extérieures. Utiliser l’adverbe «toujours» est un abus de langage. En réalité, le cimetière restera un lieu préservé tant que la société sera sensible au culte et aux rites qu’il véhicule. De même, les musées et bibliothèque resteront des « oasis de décélération » tant que l’on sera attaché à l’histoire des cultures. Nous sommes donc confrontés à deux temps qui se distinguent du passage linéaire du temps quotidien. Le temps
La seconde sorte d’hétérotopies serait cette fois-ci d’ordre « chronique »7. Il s’agit de parenthèses ponctuelles sur le mode de la fête, dont il tient pour exemple les théâtres, les foires, les fêtes, les villages de vacances ou encore les maisons closes. On peut également en faire l'expérience lors d'une séance de cinéma, où le temps du sujet s'arrête au profit d'un temps narratif qui déploie des jours, parfois des années, voire plusieurs siècles, en quelques heures de film. Le but n’y est pas d’accumuler le temps, mais au contraire de l’effacer et de permettre à l’homme de renouer avec ce qu’il a de plus primitif8. La lecture de cette description des hétérotopies chroniques m’a replongée quelque mois plus tôt, au Japon, lors du « matsuri » du village de Sawara. Les ‘matsuri’ sont des festivals annuels hérités d’anciennes traditions animistes, mais toujours extrêmement populaires. Ils célèbrent toutes sortes de choses : fête du feu, fête des garçons de moins de 5 ans, fête des poupées, fête de la fécondité, fête de divinités etc. Je n’ai jamais su précisément ce que célébrait le « matsuri » de Sawara, mais tous les habitants - enfants, adultes et seniors - devaient tirer à longueur de journée d’énormes chars colorés à l’aide de cordes, dans les ruelles du village.
Exténués, suants, ils scandaient d’une même voix des mots qui m’étaient incompréhensibles, pour se donner du courage. A la tombée de la nuit, tout le monde s’est rassemblé autour des chars et s’est adonné à une grande beuverie festive. - Je tiens à préciser que Pierre Sansot considère l’ivresse comme une attitude propice à la lenteur, en faisant passer dans un autre état en dehors du temps social1. Ces « matsuri » m’apparaissent comme des enclaves cathartiques, absolument en creux du temps quotidien japonais, victime de l’accélération moderne, et ployant sous la rigidité des bons moeurs. Ce n’est pas anodin si les « matsuri » incarnent la célébration de ce que les japonais appellent « tokiori » : les pliures du temps.2
Des hétérotopies spirituelles? Les « îlots de décélération » sont-ils nécessairement physiques? D’autres champs d’investigation laissent à penser qu’une autre issue se trouve dans l’esprit, ou pour sembler moins ésotérique, dans la capacité intellectuelle de décompresser le temps.3 En effet, si l’esprit a le pouvoir d’accélérer le temps à travers les mécanismes inconscients ou encore les ellipses narratives, il a également la faculté de le dilater. C’est le cas du temps de remémoration, du temps des rêves, ou de celui de la narration. Cette faculté peut également se travailler, se cultiver comme l'illustre la pratique de la méditation. Il s’agit de temps qui réintroduisent du temps long en creux du rythme quotidien. En effet, la remémoration peut re-développer plusieurs heures, plusieurs jours, voir plusieurs années en quelques secondes, ainsi considérablement dilatées.
Mais aussi, ils s’imposent comme rupture de sa linéarité en ouvrant une parenthèse anachronique : la remémoration ré-introduit un temps passé ; le rêve et la narration introduisent un temps de tous les possibles, hypothétique, aussi bien passés, présents, futurs, qu’ailleurs. Ces mécanismes cérébraux constituent une échappée particulièrement propice au re-déploiement du temps long, et ce indépendamment du cours des choses.
Rituels et ré-enchantement
« En général, on n’entre pas dans une hétérotopie comme dans un moulin. »4 Michel Foucault évoque l’importance des rites pour pénétrer dans une hétérotopie : qu’il s’agisse d’un cimetière, d’un théâtre, d’un festival ou d’un village de vacances, ce sont eux qui donnent le rythme et les codes de ces microcosmes à part. La ritualisation elle-même dilate le temps en imposant une temporalité au découpage des actions. Elle instaure également une reconnaissance mutuelle entre les personnes qui s’y adonnent, un climat de partage, presque d’intimité. Il insiste notamment sur les rites de purification, puisque certaines hétérotopies y sont entièrement consacrées. « Purification mi-religieuse et mi-hygiénique, comme dans les hammams des musulmans, ou comme dans le sauna des Scandinaves, purification seulement hygiénique, mais qui entraîne avec elle toutes sortes de valeurs religieuses ou naturalistes. »5 C’est en lisant ce passage que j’ai pu rattacher le concept des hétérotopies à l’expérience du onsen - bain public japonais - qui me questionnait. Cet endroit, je l’avais vécu comme un monde réellement à part, duquel je retirais un
1. Sansot Pierre, Du bon usage de la lenteur, 2000.
2. Deltenre Chantal & Dauber Maximilien, Japon Miscellanées, 2012, p. 224
3. « Man is always between two times : time of his portal body (like the tortoise), and the big story of time that his mind invents, contracts. But the same mind can also deconstruct, and undo that time. And this happens when he remembers, when he forces, when he listens to music, when he dreams, or when he tells stories. Once upon a time. » Berger John, réalisateur, About time, 1985.
4. Foucault Michel, Le corps utopique, les hétérotopies, 2009, p. 32
5. Ibid., p. 32
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1. Foucault Michel, Le corps utopique, les hétérotopies, 2009, p. 34
2. Daniel Defert dans la postface de Le corps utopique, les hétérotopies, Foucault Michel, 2009, p. 42
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immense bien être. Je souhaiterais tout de même être prudente en utilisant le terme de bien-être qui pourrait s’avérer très réducteur si on le rattache à l’industrie du même nom. Au contraire, j’étais convaincue que mon ressenti n’étais pas seulement lié au soin du corps prodigué à proprement parler, mais à quelque chose de plus global, qui tenait tant au rite imposé, qu’au lieu, qu’à l’ambiance fascinante qui y règne.
Des espaces au rythme contestataire Cette mise en relation entre lenteur et hétérotopies a été comme un déclic au cours de mes recherches. Un lien logique se formait dans mon esprit entre ces endroits, événements, où j’avais instinctivement décelé un enjeu temporel, un enjeu de ralentissement : les onsens, maisons de thé, matsuri et bien d’autres lieux que j’ai pu expérimenter au Japon ; mais aussi l’expérience de la marche ; et bien sûre mon wagon du transsibérien duquel tout est parti. L’hétérotopie est le dénominateur commun qui m’a permis de qualifier la diversité de ces lieux de manière plus large et plus englobante. Elle m’a permis d’en extraire les divergences et les caractères communs. Ces lieux, aussi distincts soient-ils, partagent le fait d’incarner « la contestation de tous les autres espaces »1. Elle m’apparaît clairement, à travers le filtre de ma recherche sur le temps, comme la contestation du rythme accéléré de la société moderne. La lenteur se définirait donc, dans le cadre des hétérotopies, comme un acte de résistance, un rythme contestataire qui s’affranchit du rythme social. En effet, selon Daniel Defert2, les hétérotopies - j’entends alors les lieux de la lenteur - « ne reflètent pas la structure sociale ni celle de la production, ne sont pas un système socio-historique ni une idéologie mais des ruptures de la vie ordinaire, des imaginaires, des représentations polyphoniques de la vie, de la mort, de l’amour, d’Eros et Thanatos ».
Ces ilots de décélération seraient donc des jardins à préserver précieusement, tant qu’ils permettent de cultiver une vision singulière du monde. Cela permet de conserver une autonomie par rapport à un ordre social auquel on peut difficilement se soustraire.
Aires de décélération. Manolo Mylonas, Pantin, série « Tous les jours dimanche », consacrée au département de la Seine-Saint-Denis, (2009-2014).
Lenteur du jour un faisan s’installe sur le pont
Buson
Résistance du Haïku r
« Le haïku m’apparaît aujourd’hui comme un acte de résistance. Résistance à la rapidité dévorante à cause de la lenteur qu’il exige de l’auteur et du lecteur. Impossible en effet d’écrire un haïku sans être calme, sinon les choses se dérobent et nous ne les entendons plus chuchoter. Impossible également d’apprécier un haïku dans la précipitation, sinon il ne nous offre qu’une apparente banalité. Son silence à la fois rond et ouvert, son non-dit, son sillage ne se livrent qu’au lecteur détendu. Résistance aussi au sensationnalisme, à l’artifice, à la simultanéité étourdissante, au chaos. En ce sens, à l’aube du XXIe siècle, ce qu’on pourrait appeler la “simplicité” du haïku relève, plus que jamais, d’un choix lucide et assumé. » France Cayouette, La lenteur au bout de l’aile, 2008, résumé.
Représentation géométrico-mentale des lenteurs dans la vie quotidienne r
LE RYTHME LENT DU TEMPS LONG
Les îlots de décélération se dessinent graphiquement dans ma tête comme des failles dans le temps quotidien, qui le coupe perpendiculairement en tant qu’opposition franche. J’imagine cependant que ce n’est pas l’unique représentation que l’on peut avoir de la lenteur. Je la conçois également comme un fil ténu qui suivrait discrètement la ligne du cours du temps de l’individu. Il l’accompagnerait sans être affecté par ses oscillations de rythme, restant immanquablement stable1. Cette ligne ténue représente pour moi l’engagement à long terme. Elle peut être passive : l’attente, ou active : l’action répétitive et/ou habituelle. Bien que malmené par l’accélération sociale et l’accélération du rythme de vie, il en reste heureusement des manifestations. C’est le cas par exemple d’un traitement médical ou d’un régime alimentaire dont les bénéfices ne se mesurent que progressivement sur un temps long. C’est également le cas de tout apprentissage. Quels sont les moteurs qui encouragent cet engagement à long terme, et quels sont les bénéfices qu’il propose? Pour alimenter cette question du temps long, je suis allée à la rencontre de l’artiste David Liaudet, qui a décidé il y a 20 ans d’illustrer chacun des mots du dictionnaire par des planches de lithographie ; une pratique qui tient selon lui non pas de la lenteur, mais du « rythme lent ».
Attente Selon Harmut Rosa2, tout investissement à long terme requiert « une capacité à différer la satisfaction de ses besoins ». C’est donc la question de l’attente qui est soulevée, et à propos de laquelle on peut trouver des éléments d’investigation dans l’ouvrage « Living with Complexity » de Donald A. Norman3. Il y consacre notamment un chapitre, « the design of waits »4 dans lequel il soutient que les attentes dont on ne connait pas l’explication entraînent ennui et irritation, et que les attentes injustes génèrent la colère. Il insiste alors sur la nécessité d’un bénéfice clairement exprimé qui justifie la longueur de l’attente. Le manque de « feedback » serait également à l’origine d’une anxiété. Il est donc nécessaire à l’acceptation de l’attente, d’avoir un retour sur l’avancée du processus afin de concevoir une cohérence dans le temps. Ainsi, une personne sous traitement médical ne continuera à le suivre que s’il constate une évolution de son état ou si son médecin le rassure quand au caractère normal de la durée d’attente.
« Attendre, parce que nous n’avons rien d’autre à faire, pour nous livrer à une ferveur gidienne, ou plutôt pour donner de la noblesse à certains de nos
3. Voir le schéma 1. « Représentation géométricomentale des lenteurs dans la vie quotidienne » en annexe.
71 1. Rosa Hartmut, Accélération : 2. Une critique sociale du temps, 2005, p. 173
2. Norman Donald A., Living 3. with complexity, 2010.
3. Ibid., p. 183 4.
1. Sansot Pierre, Du bon usage de la lenteur, 2000, p. 71
2. Kundera Milan, La lenteur, 1997, p. 13
3. Ibid.
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4. http://www.larousse.fr (consulté le 22 août 2014)
5. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008.
actes, pour faire reculer l’horizon de notre avenir, pour déjà présumer de l’objet convoité? »
1
Norman rappelle également que dans certains cas l’attente peut accroitre le plaisir. Cette opinion est partagée par Pierre Sansot, mais aussi par Milan Kundera, dans La lenteur, qui fait une éloge de l’attente dans le contexte de séduction entre madame de T. et le jeune chevalier. Selon ce dernier, « l’indicible ambiance sensuelle qui les entoure naît justement de la lenteur de la cadence »2. L’attente hausse le prix de la récompense en créant une tension, un suspens. Cette attente peut également être vécue comme une première délectation dans la projection. Cela peut-être le cas de l’attente dans un restaurant. Si celle-ci est jugée justifiée par le client, son attente sera vécue comme une mise en ambiance, une sorte de préliminaire ; il va commencer à regarder le plat des voisins, et à se délecter des odeurs qui émanent de la cuisine. Une telle dilatation temporelle permet de donner de la profondeur à l’expérience. Selon Milan Kundera3, l’alternance des rythmes entre attente et accélération permet de construire une sorte d’architecture temporelle, qui donne consistance au moment. Parce qu’on ne peut se rappeler de l’informe, cette architecture constitue une forme intégrable par la mémoire et sera en mesure de la répéter indéfiniment dans l’imaginaire.
But 6. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005.
Toute perspective engageant une attente est principalement motivée par un but. D’après sa définition4, le but peut prendre deux formes ; soit la forme d’une limite, d’un terme qui met fin à une action - “ le but est d’arriver à atteindre l’Italie à pied ” ; soit celle d’une intention, d’une trajectoire - “ la gymnastique a pour but d’assouplir le corps ”.
Dans la premier cas le but, si éloigné soit-il, est figé, sous la forme d’une limite si ce n’est matérielle du moins incarnée et précise. L’atteinte du but impliquera alors un changement d’état : de la mobilité on passera à l’immobilité, d’une allure lente on passera à une vitesse plus rapide (et vice versa). Dans le second cas, le but est ouvert, ce qui signifie une émancipation de l’attente, ou du moins sous cette forme. L’objectif n’étant pas clos, il n’y aura pas de changement d’état mais une évolution progressive. C’est le cas selon moi de l’action répétitive, notamment de l’apprentissage. Sennett s’approprie ces deux visions du but en opposant les systèmes clos aux systèmes ouverts5. Les systèmes ouverts désignent les activités qui ont leur but en eux-mêmes, à propos desquels Hartmut Rosa s’accorde à dire qu’ils sont à l’origine des bonheurs les plus intenses et les plus durables6. David Liaudet, quand à lui, confie qu’il « aime sentir le cerveau et sa fonction image au travail, en répétition ou en errance ». La pratique pourrait donc tenir de la flânerie, puisant dans la déconnexion de tout but fini son acuité et son ouverture. Je décide donc d’approfondir ce cas du système ouvert dans le cadre de l’apprentissage, qui me semble étroitement lié à la notion de lenteur et d’approfondissement.
Alternance du rythme de résolution et d’ouverture
« Nous pourrions croire, comme Adam Smith à propos du travail industriel, que la routine est abrutissante, qu’à faire sans cesse la même chose on s’étiole mentalement ; on pourrait assimiler routine et ennui. Rien de tel pour ceux qui cultivent des techniques manuelles. Faire et refaire une chose est
Dilatation centimĂŠtrique r
Tentative d’approche reprÊsentative de la dilatation temporelle
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Roman Opalka, OPALKA 1965 / 1 - ∞, Détail 3307544-3324387, (1982), huile sur toile, 196 x 135 cm, centre Pompidou, France. Opalka commence en 1965 une série qui incarnera le projet de sa vie; un moyen d’accepter son existence d’artiste et de représenter l’écoulement inexorable de la vie. Sur la première toile dont le fond a été préparé en noir, il inscrit à la peinture blanche en haut à gauche le chiffre 1 au moyen d’un pinceau n° 0. Il déroule ensuite les nombres successifs jusqu’au bas droit de la toile en saturant la surface du tableau. Il écrivit cette suite de nombres sur des toiles de format identique jusqu’à la fin de sa vie.
une pratique stimulante pour peu qu’elle soit organisée dans l’anticipation. La substance de la routine peut changer, métamorphoser, améliorer, mais la gratification émotionnelle réside dans l’expérience même de la répétition. Il n’y a rien d’étrange dans cette expérience. Nous la connaissons tous ; c’est le rythme. Le rythme inscrit dans la contraction du coeur, et que l’artisan qualifié a étendu à la main et à l’oeil. »1 Richard Sennet dénonce2 une éducation moderne qui cherche à éviter la routine en repoussant l’apprentissage répétitif, le jugeant abrutissant. Il s’agit selon lui d’un jugement superficiel car il réduit la répétition à une mécanique nécessairement statique. Au contraire, il s’agit d’un processus qui peut être évolutif à mesure du développement des compétences, comme en témoigne le travail de l’artisan3. « Quand la pratique est organisée comme un moyen en vue d’une fin fixée, les problèmes du système clos resurgissent ; la personne en formation atteindra l’objectif fixé, mais ne progressera pas plus loin. La relation ouverte entre la résolution d’un problème et la découverte d’un problème, comme dans le travail de Linux, cultive et étoffe les compétences, mais il ne saurait s’agir d’un événement unique. Le talent n’éclôt ainsi que parce que le rythme de résolution et d’ouverture ne cesse de se répéter. »4 Selon Richard Sennett, c’est dans le cadre des systèmes ouverts que la répétition offre ses bénéfices. Cela est dû à l’instauration d’un rythme entre solution et identification d’un problème, qui traduit un dialogue permanent entre pratique concrète et réflexion5.
Cette alternance justement équilibrée est la condition de l’acceptation de la répétition. L’anticipation du micro-progrès à venir constitue une stimulation qui, mêlée à la curiosité, évite l’ennui et permet ainsi de différer la satisfaction du besoin en vue d’un profit plus large. De plus, en éveillant constamment l’intérêt, anticipation et curiosité permettent de focaliser l’attention et ainsi de développer une capacité de concentration. Sennett compare le rythme d’émergence d’une nouveauté à celui d’un musicien, qui se compose dans le rapport entre mesure et tempo. Sur une mesure fixe (la répétition), les changements de tempo (l’effet d’une découverte) fait évoluer la musique globale6. La conscience du caractère progressif de cette acquisition du savoir-faire permet également une démystification de la vivacité du génie et de ce fait une modération des grandes ambitions à court terme. Sennett rappelle en effet que même les « moments « Eurêka » où une porte s’ouvre »7 s’inscrivent dans le rythme de la routine. Comme nous l’avons déjà évoqué, il est important de noter que la longueur de l’attente doit être soigneusement évaluée, car sa juste mesure constitue une condition d’acceptation de l’attente et de ce fait le développement de la compétence : « le nombre de fois qu’on répète un morceau ne saurait dépasser la capacité d’attention d’un individu à un étape donnée »8. Richard Sennett en déduit que l’augmentation des compétences permet une augmentation de la capacité d’attente : « En musique, c’est ce qu’on appelle le principe d’Isaac Stern : meilleure est votre technique, expliquait le grand violoniste, plus vous pouvez répéter sans vous lasser »9.
1. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008, p. 239
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid.l, p. 57
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Ibid., p. 56
8. Ibid., p. 56
La répétition comme cadre 9. Ibid., p. 56
« [La répétition] est dans la cérémonie, un peu. On pourra dire ça. La cérémonie, c’est-à-dire, moi je sais que ma répétition, et parfois qui m’épuise - vraiment, des fois j’en ai marre hein -
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1. David Liaudet, enseignant aux Beaux-Arts du Mans et artiste graveur. Entretien restitué en annexe.
2. Voir la partie II.
3. David Liaudet, entretien restitué en annexe.
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4. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008, p. 395
c’est grainer, dessiner, tirer, ranger. (Bat la mesure de la main sur la table en même temps) Grainer, dessiner, tirer, ranger. Des fois je me dis que j’aimerais bien arriver dans un atelier où il y aurait dix pierres de prêtes! (…) Mais en même temps, je sais que pour être bien, d’une certaine manière, vraiment pour être bien au sens heu… pathologique du terme. J’ai besoin (…) de savoir que les choses sont comme ça. Voilà, que là on fait, et qu’on refera. Puis c’est toujours pareil, et en même temps chaque fois différent. J’ai besoin de ça. J’ai toujours eu besoin de ça comme artiste. J’ai toujours eu besoin de me donner une chose à faire. Et de la faire. Sinon, je pense que je ferais rien. »1 Ce qui ressort fortement de l’interview de David Liaudet, c’est que la répétition s’avère constituer une sorte de cadre rassurant. Il se dit notamment très proche du personnage Bartlebooth, dans La vie devant soi de Perec. La répétition serait un cadre de vie, une main courante qui accompagne dans une quête qui est un horizon sans fin : stabilité rassurante dans une vie instable. Libérée de la question du contexte, la liberté peut s’exprimer et dans le cas de David Liaudet, l’imaginaire s’exprimer. Le rituel qui incarne la répétition est constitutive de ce cadre rassurant ; ce que David Liaudet appelle « la cérémonie ». Il s’agit d’une rigueur qui tient presque du protocole scientifique, qui permet de canaliser l’intellect et l’émotion par des petits efforts disciplinés et respectés. Le temps de ce rituel, qu’impose la manipulation des outils, constitue en soi un moment riche de déploiement des idées. En effet, il explique que l’idée de l’illustration ne lui vient pas toujours directement à la lecture de mots. C’est la temporalité déployée par l’action de préparer la plume ou de tailler la craie qui fait naître l’idée ; une mise en mouvement du cerveau par la mise en mouvement du corps, qui n’est pas sans rappeler notre analyse de la marche2. « Je crois que un peu terriblement, ça va être un peu dur ce que je vais dire, je crois que ça a vraiment quelque chose à
voir avec la mort. (rire) c’est-à-dire que c’est… comme on projette loin, ça rassure sur l’idée qu’on va être obligé d’aller jusqu’au bout. Y’a un truc comme ça je crois. (…) comme on se donne un challenge sur un temps très très long, on se dit qu’au moins on ira jusque là pour le faire. »3 Pour David Liaudet, la répétition sur le long terme constitue un cadre rassurant qui permet de trouver du sens dans son quotidien, mais aussi de se confronter à sa propre finitude. Il s’affilie ainsi à Opalka dont l’oeuvre et le temps de la vie ne font qu’un. La mort n’est filialement plus que le point final de l’oeuvre, que l’ampleur de la tâche artistique donne l’impression de repousser. La pratique ouverte serait-elle alors un moyen alternatif d’éloigner la mort par un processus de projection à long terme, contrairement à la compression temporelle que propose la vitesse?
Transcendance de la répétition
« Les artisans sont surtout fiers du savoir-faire qui mûrit. C’est bien pourquoi la simple imitation ne procure pas une satisfaction durable ; la compétence doit évoluer. La lenteur même du temps professionnel est une source de satisfaction ; la pratique s’enracine et permet de s’approprier un savoir-faire. La même lenteur permet aussi le travail de réflexion et d’imagination - au contraire de la course aux résultats rapides. La maturation demande du temps ; on prend durablement possession d’une compétence. »4
Sennett soulève la question du temps long que requiert l’ancrage physique de la pratique, son assimilation intellectuelle, et au-delà, l’appropriation du savoir-faire ; c’est-à-dire le faire sien. S’y accordent les témoignages de Sebastian Benitez et de France Demarchi, Sennett décèle deux phases de l’apprentissage. Celles-ci ne sont pas cloisonnées, il s’agit plutôt d’un glissement progressif. La première serait une phase d’assimilation de la mécanique par répétition mimétique : la recherche de justesse s’incarne dans la copie des plus expérimentés. Cette phase permet l’ancrage des mouvements comme une habitude, ce que Sennett décrit comme une transformation de l’action en savoir tacite1. Lorsque le mouvement est intégré, je dirais presque digéré par le corps et l’esprit, on entre dans une phase d’appropriation et d’ouverture. On peut s’émanciper du rituel et transcender la pratique grâce à une prise de liberté créative qui permet l’expression personnelle. La recherche de justesse est alors guidée par l’intuition et prend la forme d’expérimentation. Ainsi, pour reprendre l’exemple de Sebastian Benitez, une fois seulement que le danseur a parfaitement assimilé la chorégraphie, il peut l’interpréter et lui donner du sens en insufflant une intention propre. Il s’agit d’un dépassement du savoir-faire tacite, que David Liaudet exprime comme une émancipation par la maîtrise.
« Je saurais absolument plus dire à ce moment-là, si c’est la tête qui dit à la main de travailler, ou la main, qui d’un seul coup envoie au cerveau des informations »,
exprime-t-il a ce sujet. Cette symbiose du corps et de l’esprit évoque encore une fois l’expérience de nos grands marcheurs. « (…)pour moi c’est une tentative d’épuisement. C’est à dire que je me pose la question de à quel moment la mécanique va être sèche? Ou soit la main sera tellement habituée qu’elle fera toute seule. Ou à un moment donné… je… ou j’aurai l’impression que je… que j’ai fini quoi. Enfin je pense que ça n’arrivera pas mais… c’est l’enjeu. (…) C’est pas que c’est pas l’enjeu. C’est pas le but. C’est heu… comment dire? Comment trouver un mot pour dire ça? c’est pas facile… C’est comme une présence. Voilà. C’est une chose que je sais qui peut arriver. Voilà. C’est pas un moteur, parce que c’est pas non plus pour ça que je travaille, mais c’est un peu comme quelqu’un qui est à côté. Voilà. « Attention mon gars. Attention! » (rire). Voilà, un peu comme ça. »2 Si le but des systèmes ouverts n’est pas fini, la limite que recherche David Liaudet, est celle de sa pratique par l’action du corps ; ce qu’il appelle tentative d’épuisement. Elle est hypothétique plutôt que réelle. Ce n’est pas cette limite en soi qui agirait comme une stimulation, mais la curiosité que suscite ce fantasmagorique dépassement de ses limites. Car la particularité de l’apprentissage répétitif, c’est de ne pas chercher à dépasser les limites humaines, mais à les repousser.
s Somme toute, la pratique corporelle au long cours procure un sentiment de bien-être durable. Celui-ci se développe entre la satisfaction personnelle de repousser ses limites, et la sérénité que suscite une forte concentration qui permet de recouvrer son calme et une intériorité. Ce sentiment ressort des interview de Sebastian Benitez et de David Liaudet, mais aussi du témoignage de Slow artistes que j’ai rencontrés à l’occasion d’une table ronde à l’institut suédois3.
1. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008.
2. David Liaudet, entretien restitué en annexe.
3. Table ronde à l'Institut Suédois, Slow Art : l'identité du faire et du temps, le 21 mai 2014.
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1. Sansot Pierre, Du bon usage de la lenteur, 2000, p. 175
2. Foucault Michel, Le corps utopique, les hétérotopies, 2009.
3. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005, p. 173
Motivé par une recherche de gratification personnelle à travers le savoir-faire qui mûrit à petits pas, l’apprentissage répétitif propose donc une progression ouverte et illimitée. Celle-ci permet un développement de l’individu sur le long terme - l’intellect conjointement à l’habileté - et lui enseigne un autre rapport au temps : une acceptation progressive du temps long. Comme en témoigne David Liaudet, on ne s’engage pas forcément sciemment sur une longue durée, c’est le rythme de la répétition et ses bénéfices qui s’inscrivent graduellement dans le quotidien, poussant parfois des gens comme vous et moi à illustrer plus de trente mille mots sur des planches de lithographie.
s
CONCLUSION DE LA TROISIÈME PARTIE
76 4. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008, p. 321
« La lenteur ne constitue pas une valeur en soi. Elle devrait nous permettre de vivre honorablement en notre propre compagnie sans nous éparpiller en
5. Laplantine François, Une autre Chine. Gens de Pékin, observateurs et passeurs des temps, 2012, p. 97
projets aussi inutiles que vains. »1 Nous avons vu dans un premier temps de cette troisième partie, qu’il n’était pas souhaitable de substituer au paradigme de la vitesse un nouveau modèle qui reposerait exclusivement sur la lenteur. Il s’agirait plutôt de repenser un rapport au temps qui ne serait pas unilatéral mais multiple, alternant des phases de rapides envolées et de moments préservés de décélération. Ces moments de dilatation doivent être préservés par des lieux ou évènements qui garantiraient leur stabilité dans
le temps ; des lieux s’apparentant aux hétérotopies décrites par Michel Foucault2, resteraient disponibles pour une expérience temporelle alternative, un re-centrement, un ressaisissement de son propre rythme. Par ailleurs, Hartmut Rosa prône également la création d’oasis de décélération, exposant qu’ « une atmosphère de stabilité et de confiance est nécessaire à l’établissement de pratiques à long terme »3. Ces oasis seraient donc également à même de favoriser ces pratiques qui cultivent un rapport serein au temps long, et permettent un ressaisissement de son rythme de vie en lui donnant une ligne stable et continue. En effet, si la « compétence augmente de manière irrégulière et emprunte parfois des détours »4, la pratique à long terme implique une progression globalement linéaire vers un objectif lointain, dans un contexte d’accélération plutôt instable et favorisant l’instantanéité. Elle constitue un cadre rassurant dans lesquels on peut poser progressivement les jalons d’une définition de soi à reconquérir. Pour conclure, je souhaite revenir sur de la conception japonaise du temps qui selon moi constitue un exemple pertinent d’une alternative rythmique. On peut en effet évoquer la cyclicité du temps japonais, formé en aires qui correspondent au temps de la vie de l’empereur, recommençant à l’année 1 à chaque succession ; cette vision globale d’un continuel recommencement est très marqué par l’influence du bouddhisme et contraste nettement avec la linéarité du temps occidental5. Il me semble alors nécessaire de rappeler que le paradigme de la vitesse est directement lié à l’avénement de la modernité en occident, et qu’il n’a donc pas eu un tel impact sur d’autres modèles ; notamment sur le modèle japonais qui n’a pas connu de telle rupture avec la religion et ses rituels. Ce que je trouve remarquable au Japon, c’est la capacité d’une société à articuler temps contractés et temps dilatés, qui tient notamment de leur faculté à préserver rites et traditions au sein d’une hyper-modernité ; on peut ainsi évoquer les
onsens ou les matsuris, mais bien d’autres pratiques en témoignent1. Aussi, comme nous avons pu l’apercevoir dans l’étude de la cérémonie du thé, une commune acceptation du temps qui passe, ainsi qu’un ensemble de structures favorisent les pratiques au long cours ainsi que les apprentissages dans la durée, fondateurs d’une identité stable. Je n’ai pas la naïveté de penser que l’on devrait chercher à calquer notre recherche d’un rythme plus serein sur l’exemple japonais. Il n’est assurément pas transposable, ni même forcément enviable tel quel. Ce que nous montre cependant cet exemple, c’est qu’il est possible d’organiser des sociétés selon un autre rythme et qu’une alternance équilibrée entre célérité et décélération est envisageable. Si l’on peut s’en inspirer, tenter d’en comprendre les mécanismes, il convient à la société occidentale de rechercher ou re-créer un modèle temporel harmonieux basé sur sa propre histoire et sa propre culture.
s
1. « Tradition is so strong in Japanese people, in my perception. Even if you go to Tokyo. Right. And you see all those people dressing like - grimace - thaaat, and have these costumes…But, if you press the right button - claquement de doigts pook ! You can actually see traditions go through their veins. » « D'après ma perception, la tradition est très fortement ancrée chez les Japonais. Même à Tokyo. On y voit toutes ces personnes habillées comme - grimace - çaaa, avec des costumes…Mais si on appuie sur le bon bouton claquement de doigts - pook ! On peut en fait voir que les tradutions coulent dans leurs veines. » Sebasian Benitez, entretien retrenscrit en annexe.
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LA LENTEUR EN CREUX DE LA VITESSE UNE VITESSE À L’ÉCHELLE DU CORPS UN RAPPORT VITESSE/LENTEUR À REDÉFINIR LE TEMPS JUSTE DE L’ACTION
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A l’issue des parties II et III, nous avons un regard plus clair sur la lenteur et ce qu’elle propose. Nous l’avons définie, qualifiée, localisée, délimitée. Dans le cadre de notre étude, elle s’apparente à un rythme alternatif adapté à un ressaisissement de soi et de son rapport au monde, ainsi qu’à un regain de sens, compromis par l’accélération moderne. Nous avons vu également que la lenteur était une modalité d’action réfléchie et souhaitée, c’est pourquoi elle s’actualise dans la pratique. La question que je me pose alors est comment la lenteur peut-elle s’incarner dans la pratique du design? Comment puis-je m’approprier cette notion en tant que designer? C’est la question que se posent certains mouvements qui ont perçu dans la vision italienne du Slow Food, un potentiel d’application au design. C’est notamment le cas d’Alastair Fuad-Luke, un universitaire anglais, qui a théorisé ce rapprochement dans son essai The Slow Theory en 20041. Il le conçoit comme un outil de réflexion à l’attention des designers afin de les encourager à se positionner par rapport à cette question du temps, en leur donnant des clefs pour l’intégrer dans leurs projets. Perçus pendant longtemps comme les alliés de l’industrie et de la société de consommation2, Alastair Fuad-Luke invite les designers à se responsabiliser vis-à-vis du paysage économique qu’ils contribuent à
façonner, ainsi qu’à envisager une autre allure de production et de consommation. Il soutient que cette responsabilisation du design est nécessaire afin de replacer le rapport social et les préoccupations écologiques au centre des considérations contemporaines. Ainsi nait le mouvement Slow Design, que je trouve encore assez peu visible et intelligible notamment sur le web, dont les axes de recherche sont aujourd’hui développés par la plateforme de design thinking « slow lab »3. Il étend un réseau international de « slow thinkers » et de « slow créateurs » (« designers, artists, architects, technologists, environmentalists, social theorists, economists, educators, and activists »4) qui prennent en compte dans leurs projets les questions de durabilité, de perspective au long terme et de qualité. Leur métodologie de projet repose sur une phase de recherche et d’observation étoffée qui a pour but la satisfaction d’un besoin réel et donc durable dans le temps. En France aussi la question a été ré-appropriée par le mouvement Slow Made, un laboratoire d’idée prônant la revalorisation des savoir-faire, co-fondé par Marc Bayard en 20125. Lorsque l’on interroge Marc Bayard, il se défend de parler de lenteur, préférant une approche du terme « slow made » comme « fait avec le temps nécessaire »6. Il s’agit
1. Alastair Fuad-Luke, Slow theory. A paradigm for living sustainably?, 2004, 2005. Voir adresse web dans la bibliographie. 2. Référence à Raymond Loewy, La laideur se vend mal - http://lestudioblog.blogspot. fr/2008/03/slow-design.html 3. Slow Lab est une plateforme de recherche pour le slow design thinking, l’apprentissage et la pratique, fondée a New York en 2003 et basée en Hollande depuis 2008 http://www.slowlab.net 4. Ibid. 5. Marc Bayard est conseillé au développement culturel et scientifique au Mobilier national, critique et historien de l’art à Paris. Entretien retranscrit en annexe. 6. Marc Bayard, entretien retranscrit en annexe.
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7. 1. David Liaudet a lui aussi commencé par rejeter cette idée de lenteur dans nos échanges de mails, préférant expliquer à propos de la temporalité de son travail « il va falloir un temps pour le faire, et je suis dans ce temps là ». Je retrouve cette notion de temps juste dans le discours de Sebastian Benitez, notamment lorsqu’il évoque «this fine line between doing things very precise and very smooth and actually with quite speed ». (« cette fine ligne entre le fait de faire une chose très précisément, de manière fluide, mais aussi avec vivacité »).
d’une appréhension générale qui ressort de mon terrain de recherche - interviews2 et lectures - selon lequel une bonne lenteur serait la recherche d’un «temps juste» plutôt qu’une dérive temporelle qui se délierait à l’infini sans préoccupation utilitaire ; un temps nécessaire à l’accomplissement qualitatif d’une chose, sans se laisser brusquer par une quelconque pression temporelle. Ainsi, si l’on s’accorde à cette vision du temps juste d’une action que nous allons tâcher de préciser, la lenteur serait selon moi un terrain à investir à deux niveaux dans le design : le temps juste d’une production et le temps juste d’un usage. Reste à préciser cette notion de justesse.
LE TEMPS JUSTE D’UNE PRODUCTION
« Dans la pratique de son art, plus l’orfèvre
en arrivant ici au mobilier national, il me semblait
travaillait lentement et méticuleusement de ses
intéressant d’aborder différemment cette question
mains, plus il semblait fiable à ses pairs et à ses
des savoir-faire et des métiers d’art par une problé-
employeurs. Les résultats instantanés sur la base
matique un peu plus ample, un peu plus englobante,
d’un seul test étaient suspects ».1
qui était la notion de temps, donc de slow. »2
s
1 . LE SLOW, UN DISCOURS FÉDÉRATEUR « Je trouvais ça intéressant dans la problématique de repositionner la production aujourd’hui. Et encore une fois, pas que la lenteur, mais repenser l’acte productif. Non pas toujours plus en quantité mais plus en qualité. D’où, à un moment donné,
Slow design et Slow made se revendiquent tous deux comme des organisations ouvertes et fédératrices, visant à rassembler les métiers de la création autour de la thématique du ralentissement comme dénominateur commun. Derrière ces appellations « Slow », perce une volonté de transparence et de partage d’expériences, revendiquant des process open source et collaboratifs. Le Slow made, se veut un label ouvert à tout corps de métier qui souhaiterait revendiquer le temps nécessaire à la bonne exécution de sa pratique ; particulièrement les métiers d’arts liés à des pratiques manuelles, pour lesquels la question de la rentabilité telle qu’elle est posée par le système industriel semble profondément irrationnelle. Ce que propose Marc Bayard est donc un discours commun qui permettrait de donner de la visibilité à l’enjeu
1. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008, p. 88. A propos de l’orfèvre médiéval.
83 2. Marc Bayard à propos de la naissance du Slow Made. Entretien restitué en annexe.
1. Marc Bayard, entretien restitué en annexe.
2. Je pense que ce positionnement est étroitement lié au regard d’historien de l’art de Marc Bayard.
de ces pratiques, afin de sensibiliser aussi bien les politiques, que les investisseurs et les consommateurs. L’enjeu numéro un que soulève Marc Bayard est purement et simplement l’avenir économique français et plus largement européen. A l’ère de la délocalisation, il semble difficile de pouvoir concurrencer certaines nations émergentes en terme de rapport cadence/prix de production, tout en restant attachés à la qualité des conditions humaines de travail. La revalorisation des savoir-faire, qui sont une vraie force culturelle en France, permettrait de se différencier par la valeur ajoutée.
« (…) l’innovation c’est en puisant ce que l’on est, dans notre passé, dans nos productions passées, dans nos usages passés. »1 84
Le mouvement slow made se fait ambassadeur de la transmission. Selon Marc Bayard, c’est « en puisant dans ses archives » que chaque nation serait en mesure de créer une réelle valeur et de trouver sa force innovatrice, pour une mondialisation plus saine en accord avec les identités nationales. Il nourrit pour ceci une autre vision de la croissance qu’il qualifie de végétale : en partant des racines pour mieux s’étendre non pas selon une ligne droite ascendante, mais par une multitude de ramifications vers différents horizons. Selon lui, en coupant ses racines, c’est-à-dire en tombant dans l’écueil d’une scission entre passé et présent, on ne pourrait qu’aboutir à une mondialisation médiocre et informe, au sein de laquelle personne ne se reconnaitrait ni ne pourrait trouver prise pour son développement. Le slow design s’accorde sur ce point en encourageant la diversité et l’expression des localités, comme ressource aussi bien matérielle que patrimoine à exploiter.
Marc Bayard prône ainsi une production de l’excellence, qui prendrait en compte le facteur temps dans la définition du prix d’un bien. L’idée est d’éduquer le consommateur à une autre consommation, plus durable et responsable, et qui engagerait l’affect sur le long terme : acquérir des biens certes plus onéreux, mais de qualité, que l’on pourra conserver dans le temps. C’est également ce à quoi s’engage le slow design : interroger des besoins réels - qui s’oppose à la création de l’illusion du besoin sur laquelle se base la société de consommation - et y répondre de manière durable. C’est donc le rapport d’investissement coût/temps qui est repensé en opposition au modèle de consommation de la rapidité, de l’obsolescence et du tout jetable. En s’étendant sur une échelle plus longue, il serait plus profitable au consommateur mais aussi plus respectueux de l’environnement. On peut néanmoins se demander si ce nouveau rapport qualité/temps revu à la hausse ne demeurerait pas exclusif malgré son bien-fondé. Prôner l’excellence paraît en effet prometteur quand à l’avenir économique et culturel de l’Europe, mais le discours du Slow Made questionne à mon sens bien trop en surface la question de la redistribution au plus grand nombre, ce qui en limite la portée. Je déplore qu’il s’adresse presque exclusivement aux créateurs et producteurs et s’engage peu du côté de l’usager. Si la revalorisation du patrimoine culturel est importante, je doute qu’elle puisse s’imposer comme l’élément central d’un modèle de société plus soucieux du lien social.2 La vitesse a créé un clivage social, il convient de rester vigilant à ne pas recréer le même schéma avec la lenteur.
s
2 . NÉO-ARTISANAT1 Le slow design sous-entend une certaine affiliation avec le mouvement arts & Crafts2. Ce mouvement artistique, initié par William Morris et l’écrivain John Ruskin, incarne une inquiétude des artisans et artistes devant le progrès lié à la naissante industrialisation. Cette inquiétude se fonde sur une critique de la baisse de qualité des objets de par leur fabrication en série3. Pour eux, l’ouvrier ne peut s’épanouir dans son travail qu’à travers le modèle de l’artisanat, qui induit son implication dans toutes les étapes de la réalisation d’un objet, de la conception à la fabrication. Contrairement à un système de travail à la chaîne aliénant qui désolidarise corps et cerveau, ce serait dans cette unicité du producteur-créateur que se tiendrait la possibilité d’émancipation et d’épanouissement par le travail manuel que défend Richard Sennett4. Il signale en effet une difficulté historique de la civilisation occidentale5 à établir des liens entre la tête et la main, y opposant la vision de Kant, selon lequel « la main est la fenêtre ouverte sur l’esprit »6. Aujourd’hui, on assiste à mon sens à un retournement de situation : ce sont les designers, devenus des ‘penseurs’ plus que des ‘faiseurs’ du fait de la dévalorisation des filières techniques et de l’évolutions des outils numériques, qui revendiquent la nécessité de mettre la main à la pâte, en se confrontant à toutes les étapes de réalisation de l’objet. Il s’agit d’une génération de designers à mi-chemin entre artistes, designers et artisans ; au positionnement ambigu mais néanmoins assumé. J’ai découvert cette vision du design lors d’un stage à Londres en 2012, au studio Glithero, constitué de deux jeunes designers diplômés du Royal College. Ces designers, qui à ma connaissance ne se revendiquent pas du mouvement slow, cherchent pourtant à s’émanciper de l’accélération et de ses effets. Il s’agit tout
d’abord d’une émancipation du rythme économique qui justifie souvent le choix de l’auto-production ou des circuits courts. D’après Alastair Fuad-Luke7, il serait nécessaire de se détacher pour un temps du facteur économique afin de reconsidérer librement le rôle du designer dans le changement nécessaire par rapport aux besoins réels de la société, des individus et de l’environnement ; un recours du designer à une aire de décélération. Il ne s’agit pas de sortir le design de toute considération économique, mais au contraire, de se donner l’occasion et le temps de redéfinir un système de production et d’échange alternatif au capitalisme qui prône l’accélération8. On peut alors penser à Gaetano Pesce qui fut l’un des premiers à être sorti de l’engrenage industriel et de sa vitesse limitant réflexion et créativité, en développant un système d’auto-production. C’est notamment le cas de sa collection « Fish design », qui manifeste une volonté de rendre accessibles au plus grand nombre les objets artistiques. L’émancipation du système industriel, dont la cadence en fait un carcan trop saturé et rigide, permet de privilégier la méthode empirique ainsi que la recherche qui sont des modes de création et de pensée qui ne peuvent être contraints par le temps. En effet, expérimentation, exploration et observation sont chers à ces designers, qui s’affilient sur ce point encore à la pensée du slow design. L’émancipation passe également par une prise de liberté par rapport aux outils du design industriel, témoignant une volonté de prise de conscience matérielle par le faire. A une utilisation systématique et prépondérante de la CAO, ces néo-artisans préfèreront des méthodes manuelles comme le dessin ou la maquette. Richard Sennett explique notamment que la CAO est trop souvent un exemple de « mésusage »9 d’une nouvelle technologie, en soutenant qu’elle éclipse la réalité, sa complexité et les erreurs au lieu de les révéler. Elle entraînerait une perte de profondeur de la connaissance du matériau ou du terrain qui selon lui ne
1. « Néo-artisan » est un néologisme explicité dans ce paragraphe. 2. Il émerge dans les années 1860 en Angleterre. 3. Voir partie I. 4. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008. 5. Je tiens à repréciser que ce constat n’est pas généralisable à d’autres cultures. France Demarchi témoigne notamment d’une valorisation du travail manuel au Japon. Ce jugement occidental parait certainement lié à la modernité. 6. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008, p. 205 7. Alastar Fuad-Luke, Manifeste du slow design 8. On peut penser notamment à l’économie circulaire promue par la fondation Ellen Mac Arthur, ou encore au concept politique, économique et social de décroissance soutenable. 9. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008, p. 57.
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1. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008, p. 57
2. Ibid., p. 64
3. Ibid.
4. Voir l’article de l’Express sur les Oggeti Lenti de Pierre Charpin en annexe.
s’acquiert que par la pratique répétitive ; un déphasage avec le réel, au profit d’une superficialité séduisante. Je pense en effet que l’usage de ces outils mérite d’être renégocié, afin que ceux-ci deviennent des révélateurs des limites mais aussi des potentiels inexplorés d’un matériau ou plus généralement d’une réalité concrète. Ils sont utiles mais pas suffisants. En cela il est important selon moi que le designer entretienne une pratique manuelle et concrète, au contact de la matière. De plus je pense que l’appareillage technique oriente la fabrique et la manière de concevoir. C’est pourquoi il est pertinent de savoir s’en émanciper afin de ne pas enfermer la créativité dans le vocabulaire graphique et formel qui découle de ces outils.
« La machine intelligente peut séparer la compréhension par l’esprit humain et l’apprentissage répétitif, instructif et interactif. Quand cela se produit,
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les pouvoirs conceptuels en pâtissent. »1 5. Gareth Williams, 21 Twenty One: 21 Designers for Twenty-First Century Britain, 2012, p. 21
6. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008.
7. Voir les images des projets Slow Lab en annexe.
De plus, elle donne une forme fixe à un projet qui n’a pas fini d’être conçu, ce qui sépare la pensée de la réalisation du projet. Il fait au contraire l’éloge de « l’étreinte positive de l’inachevé »2 : il soutient l’importance de l’esquisse qui matérialise le fait de ne pas savoir tout à fait où l’on va quand on commence et ne clôt pas l’idée prématurément3. C’est notamment la méthode d’investigation que prône Pierre Charpin à travers sa série d’Oggeti Lenti4. Ces designers en rupture avec le design industriel envisagent le design comme une pratique émancipatrice. Ils se situent à l’intersection du design, de l’art, de la conception, de l’artisanat et de la performance5. Une nette passerelle se dessine entre cette pratique du design et le travail de l’artisan décrit par Richard Sennett6 ; une pratique intimement liée à l’expression et à l’échelle humaine. Ces « néo-artisans » jouissent donc des bénéfices alloués à l’apprentissage
sur le long terme que nous avons évoqué dans la partie précédente : un épanouissement dans l’attente de la découverte et un plaisir de la maitrise.
s
3 . REQUESTIONNER LES MOYENS DE PRODUCTION Ces slow designers sont des innnovateurs et explorateurs de nouveaux matériaux et procédés de fabrication. Il imaginent des manières alternatives de travailler, d’expérimenter et de produire selon des rythmes qu’ils souhaitent moins mécaniques et plus organiques. Il questionnent ainsi la thématique du temps dans le fond comme dans la forme. Je propose d’analyser une sélection de ces projets.
Vidéo et performance Le prépondérant usage du médium vidéo et/ou de la performance m’a rapidement frappée7. Il constitue pour ces designers un mode de visibilité, de communication et d’existence en marge du système classique de production industrielle. Au-delà de cela, ce médium atteste selon moi d’une volonté de transparence quant à la fabrication des objets et d’une préoccupation majeure pour le temps d’une production. Ces médiums dynamiques montrent la métamorphose, l’objet qui se fait : ils le mettent en récit. Ils permettent d’explorer le potentiel esthétique de la transformation. L’objet dans sa forme figée ne se suffit plus à lui même, il véhicule une histoire, celle du temps de sa genèse, capturée et racontée par la vidéo. Elle est également évoquée par les stigmates
rance.
senter
auche
ace du
sa vie.
Oggeti lenti « Pour Pierre Charpin, 43 ans, pas question non plus d’inonder le marché de produits obsolètes. Le designer élu créateur de l’année 2005 vient de signer une collection de lampes, de vases et d’accessoires de table qu’il a luimême baptisée « Objets lents ». En référence à la lenteur avec laquelle il a créé cet ensemble. Pierre Charpin revendique cette dernière comme un véritable processus de création. L’homme dessine beaucoup. Pas sur logiciel, mais au crayon. Sa main tâtonne, ses lignes se répètent de façon obsessionnelle jusqu’à ce qu’elles se précisent autour d’une idée et d’une forme. Il lui a fallu trois ans, du dessin à la réalisation, pour voir naître ces « objets lents ». « J’évite de compter, confie-t-il. Sinon, je pense que j’arrêterais. Economiquement, c’est
une catastrophe. » A l’opposé de cette série limitée réalisée en partenariat avec deux galeries (une italienne et une française), il ne faut que quarante secondes à l’usine Saint-Gobain pour produire sa carafe Eau de Paris, distribuée
cet été à Paris-Plage à 30 000 exemplaires. Comme quoi lenteur n’est pas antinomique de production industrielle. « Mais cette philosophie transparaît toujours sur le produit final, observe Pierre Charpin. Elle permet d’établir, à l’intérieur de ce dernier, une relation progressive avec l’utilisateur ». Peut-être, le secret d’un objet dont on ne se lasse jamais. » Article de Le Soir, Pierre Charpin, l’éloge de la lenteur, http ://archives.lesoir.be/pierre-charpin-l-elogede-la-lenteur_t-20051201-001VP4.html, consulté le 15 septembre 2014.
Studio Glithero, Bench Mould Furniture, (2010), pl창tre, Londres
Max Lamb, Hexagonal Pewter Stool, (2008), acier, Caerhays beach, Cornwall, UK.
Patience. Point après point. Annika Ekdahl, Vävnad Road Movie (verdure) : Visiting Mom, (2010) tapisserie, 227 x 297 cm, exposé au Nationalmuseum de Stockholm.
Persévérance. Grain par grain. Motoi Yamamoto, Labyrinthe, (2006), installation en sel, 7,2 x 7,2 m, Halsey Institute of Contemporary Art, U.S.A. Image extraite du site http ://blog.surf-prevention.com/2012/11/12/motoi-yamamoto/, consulté le 23 septembre 2014.
Studio Glithero, Blueware vases, (2010), cĂŠramique, produits chimiques, Londres.
Lex Pott, True colors, (2010), Cuivre, aluminium, laiton, acier, produits chimiques, 60 x 42 cm, Amsterdam.
Tokujin Yoshioka, Venus chair, (2007-2008), cristaux naturels, Tokyo.
Emile de Visscher, Pearling, (2012), système d’horloge à balancier, produits chimiques, bille de verre, Londres.
Markus Kayser, SolarSinter, (2011), sable, low tech imprimante 3D semi-automatique, Desert Egyptien.
rAndom International, Study of Time / I, (2011), corian, cuivre, LEDs, logiciel personnalisĂŠ, ordinateur, 151,2 x 61,2 x 15,2 cm, Londres.
Fascination de la mĂŠtamorphose. Studio Glithero, Big dipper, (2007), cire, machinerie en aluminium, Londres.
que conserve l’objet de ce moment de métamorphose, figeant la beauté du moment où il est fait.
Des procédés de fabrication artisanaux à réinvestir Studio Glithero, Bench Mould Furniture, (2010) Puiser dans l’histoire, à la recherche de procédés de fabrication anciens et voir quel sens cela peut prendre aujourd’hui est l’un des défis du studio Glithero. On peut le voir dans cette adaptation de la technique de moulure au plâtre. Les extrémités sont laissées brutes afin de conserver une trace de sa fabrication artisanale et de figer la dynamique du geste du mouleur. Max Lamb, Hexagonal Pewter Stool, (2008) Max Lamb s’inspire d’une technique de moulage au sable primitive pour réaliser un tabouret. L’étain fondu est versé à même le sable d’une plage. Je note la longueur de la vidéo (4min14) passée en accélérée, qui montre le temps de réalisation du moule à la main, le coulage, mais aussi le temps d’attente de refroidissement qui représente presque une minute de la vidéo.
Petit détour par le Slow Art : des process manuels intrinsèquement lents Annika Ekdahl, Vävnad Road Movie (verdure) : Visiting Mum, (2010) Si l’on s’éloigne un peu du design, on reste dans la question de la production avec cette artiste Slow Art. Ce mouvement témoigne d’un ré-engouement pour les pratiques manuelles qui requièrent labeur et précision - ici la tapisserie.
Les temps naturels de formation et métamorphoses Le Slow design, d’après son manifeste, se doit d’étudier le concept de cycles naturels et de l’incorporer à sa conception et aux moyens de production1. On peut également juger la vitesse d’un phénomène, d’une chose, d’une action, par rapport à un étalon de mesure incompressible. Je pense par exemple au morceau de sucre de Bergson2 qui fond à petit feu dans le verre d’eau, qui de sa forme parfaite de parallélépipède, se désagrège en une sorte de ruine pour finalement se dissoudre complètement. Bergson disait3 : « Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. » Et même si ce phénomène pour celui qui en fait l’expérience peut paraître lent ou rapide selon son état d’esprit, il ne dure que le temps nécessaire à la fonte du sucre, ni plus ni moins. Il est irréductible, un absolu. Afin d’appréhender cette question du rythme naturel de formation des choses, les slow designers explorent des principes chimiques réagissant à des stimulations naturelles. L’intervention réside dans la mise en place d’un cadre, d’un protocole, au sein duquel la réaction naturelle impose un temps de formation de l’objet ou du motif. L’objet lui même, dans sa forme ou ses motifs, véhicule l’idée du passage du temps. Ces objets manifestes invitent ainsi à une réflexion sur le temps nécessaire à une production et le respect des temps naturels. Studio Glithero, Blueware vases, (2010) Le procédé de la photographie est transposé à la céramique. Rendue photosensible, elle bleuit peu à peu au contact de la lumière.
1. Alastar Fuad-Luke, Manifeste du slow design - http:// fluido.files.wordpress. com/2006/07/slow-design.pdf
2. Bergson Henri, L’évolution créatrice, 1907, p. 16
3. Ibid.
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1. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008.
Lex Pott, True colors, (2010) Lex Pott donne une valeur esthétique à l’oxydation des métaux, habituellement associée à une vision négative du vieillissement de l’objet. Tokujin Yoshioka, Venus chair, (2007-2008) Le lent processus de cristallisation dessine progressivement la chaise.
rAndom International, Study of Time / I, (2011) Ce studio britannique questionne le rapport de l’homme à la technologie à l’époque du numérique en explorant des interactions plurisensorielles. Dans leur projet Study of Time, c’est notre ressenti du temps qui est exploré à travers un complexe de LED et d’algorithmes. Celui-ci interprète la relation séculaire entre la course lumineuse du soleil et notre perception du temps.
2. Ibid.
Des machines aux « rythmes naturels »
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Les réflexions du slow design ne laissent pas en reste les nouvelles technologies et la machine. Elles questionnent leur relation à l’humain et à la nature. Le but n’est pas de revenir à la pré-modernité et de renier l’usage de la machine ainsi que ses bienfaits, mais de questionner son positionnement, et d’imaginer d’autres perspectives de développement plus sensibles : il n’y a pas rejet mais volonté de réappropriation. Emile de Visscher, Pearling, (2012) A travers ce projet, Emile de Visscher pose la question de la reproduction d’un phénomène naturel - le dépôt de la nacre. Il crée alors une machine qui ne cherche pas à brusquer le processus, car elle intègre la nécessité du dépôt progressive des couches successives. Markus Kayser, SolarSinter, (2011) A l’heure de la prise de conscience des limites énergétiques de la planète, Markus Kayser propose d’utiliser des ressources naturelles brutes - le soleil et du sable - comme énergie de production. Cela induit de repenser les temporalités associées à ces modes de transformation, qui bien qu’optimisées, sont imposées par les ressources elles même.
Richard Sennett1 distingue deux types de machines : les répliquantes qui reproduisent à l’exact le mouvement et son ampleur ; et les robots qui démultiplient les capacités humaines. Le risque de ce second type de machine, comme nous l’avons vu dans la partie I, est un dépassement des limites humaines et une possible perte de contrôle. Si l’accélération moderne a eu tendance à favoriser le robot, on peut noter que les slow designers ont tendance à aller vers le modèle du répliquant, proposant une machine qui serait un miroir de l’homme et de la nature plutôt que le lieu de sa domination. Selon Richard Sennett2, le bon usage de la machine est un usage émancipateur qui doit nous éclairer sur nousmême, nos potentiels comme nos limites, et ne pas ensevelir les qualités humaines. Ces travaux de slow design semblent s’accorder à cette vision mettant en scène des recherches autour de machines de technologies qui seraient respectueuses des limites humaines et de la nature ; qui les intégreraient au lieu de les évincer. Les slow designers ont conscience qu’une « slow life » ne pourrait se substituer totalement aux modes de vie actuels. Il n’est pas dans l’idée du slow design de rejeter le progrès technique, mais de faire en sorte que le rythme du progrès coexiste avec un développement du bien-être et avec les formes de vie actuelles. Il s’agit de reposer la question de ce que l’on met au centre de la recherche, l’intérêt humain ou la croissance économique.
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4 . QUELLE PLUS-VALUE POUR L’USAGER? Ces slow projets, aussi divers soient-ils, réinvestissent la matérialité des objets et leur « polysensorialité »1, rompant avec la tendance moderne hygiéniste. Ces designers cherchent à mettre au premier plan le caractère sensoriel, la question de l’affect et du sens de l’objet, au delà du fonctionnalisme. Ils cherchent à lui donner une épaisseur, une aura2, ce que lui confèrent le temps long et la singularité de sa mise en oeuvre, ainsi que l’implication du créateur dans la continuité du processus. Ces objets racontent une histoire, celle de leur métamorphose, du contexte et de l’environnement dans lequel ils ont été créés, mais aussi celle de leur créateur. Plus encore, ils développent un imaginaire lié à la mise en scène. Ces objets narratifs provoquent donc un état contemplatif, voire même un émerveillement, auquel contribue la communication par la vidéo romancée, parfois à renfort d’ambiance mystique et de musiques envoutantes. Les designers sont présentés par ces vidéos comme des créateurs au sens premier du terme, faisant apparaitre la beauté de l’invisible, ou transformant sous nos yeux une matière quelconque en un ouvrage noble ; des magiciens dont la vidéo ne dévoilerait le tour qu’à mi-mot, recherchant l’impression peut-être plus que la compréhension. Au travers de cette scénarisation du dispositif, on peut alors imaginer le slow design comme un moyen de réenchantement du monde3, dans le sens où il ré-intègre la question de la symbolique et de l’imaginaire dans la production. Cependant, il faut selon moi rester vigilant à toujours réinterroger ce procédé narratif de type « story telling »4 afin qu’il ne se contente pas de fasciner mais véhicule réellement un message fort et critique.
Cette magie tient également du fait que ces objets sont faits à la main, ou par des machines qui imitent l’humain ou la nature. Les traces qu’en garde l’objet induit une empathie, « une nostalgie du ‘fait à la main’ » pour reprendre le terme de Nicolas Bouvier5. « En Amérique, certains achètent de la peinture uniquement pour avoir dans leur logis un objet fait à la main. Dans la poterie japonaise, on laisse volontairement traîner des marques de doigts. La main réchauffe les objets et nous les rapproche ; on se rassure, on le reconnait, il n’y en a que pour elle. C’est un stade. Peut-être un jour apprendra-t-on à reconnaître la tête d’où sont sortis les circuits électroniques et les machines et à s’en réjouir pareillement. » Nicolas Bouvier fait ressortir avec finesse et une pointe d’ironie cette valeur fantasmée du « fait main » qui tient presque du fétichisme. L’objet « fait main » apparait comme un souffle d’authenticité à valeur d’exotisme au milieu des étagères Ikéa et autres produits grande série. Ils parlent à la singularité de son propriétaire au lieu de lui rappeler qu’il n’est qu’un énième possesseur de la table en mélaminé suédoise. En effet, substituer à la logique d’accumulation une logique qualitative d’objets qui véhiculent sens et poésie, permettrait à l’usager une meilleure appropriation. C’est ce que soutient Pierre Charpin à propos de ses Oggeti Lenti, selon lequel « cette philosophie (de la lenteur) transparaît toujours dans le produit final » et qu’elle « permet d’établir, à l’intérieur de ce dernier, une relation progressive avec l’utilisateur »6. Une relation progressive, plus profonde, et ainsi plus durable. Mais au vu de ses objets, les propos de Pierre Charpin me laissent perplexe. Si je peux percevoir le soin accordé au travail de la forme de ses « oggeti lenti », je me demande de quel ordre est cette relation qu’ils entretiennent avec l’utilisateur. Réside-t-elle dans leur originalité? Dans leur esthétique? Il s’agit des dires du créateur lui même, mais qu’en pensent les usagers? Ces vide-poches, vases, coupes à fruits et lampes en métal brillant et marbre immaculé, n’invitent pas selon moi à la manipulation et s’apparentent plus à des objets décoratifs.
1. http://lestudioblog.blogspot. fr/2008/03/slow-design.html
2. La notion d’Aura de Walter Benjamin serait à approfondir.
3. La notion de réenchetement émerge dans la continuité de l’idée de Max Weber développée dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1964, selon laquelle « la modernité aurait amené à un désenchantement du monde, du fait de l’explication scientifique et technique de ce qui était perçu comme magique. (…) Dans une acception plus large, l’expression recouvre le sentiment diffus d’une perte de sens, voire d’un déclin des valeurs censées participer à l’unité harmonique des sociétés humaines (religion, idéaux politiques et moraux, etc.) ». Berque Augustin (1997). Basho, chôra, Tjukurrpa, ou le poème du monde
Voir page suivante pour les autres notes de bas de page de cette page.
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Suite des notes de bas de page de la page précédente :
4. 5. Le « conte de faits » est l’application de procédés narratifs à fort pouvoir de séduction et de conviction dans la technique de communication pour renforcer l’adhésion du public au fond du discours. C’est une méthode en développement dans les domaines de la stratégie, du marketing et de la communication.
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6. Bouvier Nicolas, Le vide 5. et le plein, 2004, p. 109
7. Voir l’article de l’Express 6. sur les Oggeti Lenti de Pierre Charpin en annexe.
Je pense même pouvoir généraliser cette réflexion aux projets que nous avons étudiés. Si ces objets éveillent la curiosité, questionnent, invitent à la contemplation et chatouillent les sens par leurs couleurs et leurs textures, ils restent cependant le plus souvent à l’état d’objets manifestes. Il ont un statut qui tient plutôt de l’oeuvre d’art que de l’objet fonctionnel : on les expose pour leurs qualités narratives plutôt qu’on ne les manipule. Cela est notamment lié au prix élevé de ce type de production, qui limite à la petite série voire à la pièce unique ; mais également au fait que la recherche est portée sur l’expérimentation par le créateur et le message véhiculé plutôt que sur une valeur d’usage. Mais alors que reste-t-il de l’objet sans la mise en scène? Sans la vidéo ou le discours qui l’accompagne si sage soit-il? On peut trouver les objets esthétiques ou curieux, mais est-ce suffisant? Les spécificités du process et les qualités d’ouvrage ne sont pas forcément évidentes pour qui n’est pas expert. Ces objets n’en deviendraient-ils pas élitistes? Et la lenteur appliquée au champ du design doit-elle se limiter au discours qu’il véhicule? Doit-il se borner à des objets à observer, au lieu d’investir des objets à vivre? Le slow design ne doit-il pas proposer à l’usager d’expérimenter, de ressentir lui-même la lenteur pour en connaitre les bénéfices? De plus, les mouvements slow insistent sur la nécessité d’éduquer la société à des manières alternatives de consommer, impliquant des temporalités plus vastes. Mais la meilleure manière d’éduquer le consommateur n’est-elle pas de le confronter lui-même à des temporalités plus vastes, à des rythmes plus lents?
Comment j’ai apprivoisé ma théière Ou plutôt, comment ma théière m’a apprivoisée.
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Ma théière, je l’ai ramenée de Chine il y a maintenant trois ans. Négociée, achetée parce que je la trouvais jolie et certainement exotique, son motif de fleurs de Yunsen rouge sur sa faïence crème, sa silhouette aplatie. Sa silhouette, c’est précisément elle qui m’avait séduite. Ellipsoïde, replète comme une baudruche épatée sur son menu piétement cylindrique. Tout en contraste, la fine anse noire s’élève élégamment arquée au dessus du lourd corps de céramique.
Rituel matinal. Je dispose quelques brins de thés vert dans le filtre et verse l’eau frémissante dans la théière. Afin de conserver les arômes, je place le couvercle sur le col, pinçant entre le pouce et l’indexe la petite excroissance sphérique de la taille d’une bille qui le surplombe. Quelques minutes d’infusion; l’eau se colore, un parfum légèrement amer commence à s’en échapper. L’opération est alors délicate : je saisis l’anse du bout des doigts de la main gauche, et soutiens de tout le plat de la main droite le ventre repu de la théière, m’armant d’un torchon pour ne pas me brûler. A la fraicheur de la céramique succède la chaleur du thé qui l’emplit. L’objet pèse. Je l’incline doucement, diligemment, au dessus de la tasse. Doucement mais pas trop. Juste la pression qu’il faut, accompagnant la théière d’un mouvement global du haut du corps : mouvement coordonné des bras partant des doigts qui soutiennent et s’étend au poignet, au biceps qui se gonfle, à l’épaule, jusqu’à la nuque qui s’allonge afin d’observer attentivement la régularité du flot fumant. De ce jeu ajusté entre mon élan et l’inertie de l’opulent objet, afflue un filet net et tranquille de jade liquide. Pour mettre un terme à
l’écoulement, un mouvement un peu plus vif pour la redresser. L’éventuelle dernière goutte vient mourir dans le torchon. r
J’aime me servir de cette théière et j’aime l’image que je véhicule lorsque je m’en sers. Un usage délicat, la répétition du rythme méticuleux. Contrôle du mouvement et souplesse du geste. Ma dextérité à manier cet objet exotique a toujours son petit effet quand je reçois quelqu’un. Pourtant, cette précision pratique n’était pas, loin de là, livrée avec la théière. Il m’a fallu patience et persévérance pour en arriver à une manipulation soignée et appropriée. Je m’explique. Si je la penche trop brusquement, du fait de sa physionomie le liquide ne s’écoule pas par le bec, mais par le col. Avec un surcroit de brusquerie, on peut même parvenir à faire tomber le couvercle. Je n’avais alors pas envisagé la difficulté que représente l’usage d’une théière plate. Pourtant je me retrouvais bien obligée de trouver un moyen de l’utiliser. Jolie dame capricieuse, je devais fournir un effort pour
m’adapter à elle, si je ne voulais pas qu’elle finisse ses jours potiche d’étagère. Deuxième tentative : j’essayais de la pencher tout doucement pour éviter la précédente catastrophe. Le liquide n’a pas alors l’élan suffisant et dégouline le long du bec cambré, inondant à nouveau la table basse. Ainsi est née l’habitude prévoyante du chiffon sous la main gauche permettant à la fois de ne pas me brûler en soutenant la théière, et à absorber la petite goutte qui, malgré l’entraînement, parfois s’échappe. Peu à peu, j’ai appris à exercer la pression juste, à verser à l’allure juste, non compressible et non négociable avec cet objet, aussi fier que muet qui semble parfois me narguer. L’usage de cette théière a donc constitué un apprentissage, matin après matin, échec après échec, faisant place chaque fois à des ajustements. Je ne sais d’ailleurs pas si c’est l’usage correct, préconisé par les inconditionnels de la théière plate. Ces modalités d’usage, je les ai mises au point moi même de manière empirique, à la fois instinctive et réfléchie.
Oh, je ne l’utilise pas tous les jours cette altière théière , bien que ma main devenue plus assurée, je sois en mesure de l’utiliser de plus en plus souvent. La lenteur contrainte est source particulière d’agacement lorsqu’elle s’inscrit dans un temps que l’on veut rapide. Je suis comme tout le monde, souvent pressée le matin et me contente d’un commun sachet de thé lipton que j’avale en m’habillant à la hâte. Cette théière, c’est celle des matins où je m’accorde du temps, des matins de grasse matinée, des afternoon tea avec des amis, ou encore des après midi pluvieux à siroter la contenance entière de la théière à petites gorgées, un bon livre à la main. Elle incarne alors ces moment privilégiés, ces moments où prendre son temps pour préparer une tasse de thé n’est pas pénible, mais source d’apaisement dont elle est devenu le symbole à mes yeux. C’est ainsi que ma théière m’imposa son rythme propre auquel je m’accorde lorsque les conditions s’en accommodent. Docilité de l’usager? Plutôt un scrupuleux désir de parvenir à l’employer avec justesse. Car dans le contexte approprié, cette lenteur contrainte ne m’apparait pas comme un défaut, mais comme une modalité d’usage qui peut être source de plaisir et de fierté, à travers la beauté d’un geste dans la prolongation d’un objet que je respecte.
Un objet respecté n’a pas à voir son rythme brusqué.
LE TEMPS JUSTE DE L’USAGE
« Nous proposons seulement que l’on conserve
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ou que l’on restaure des espaces d’indétermination dans lesquels l’homme à la possibilité de demeurer disponible ou de poursuivre à vive allure sa marche dans le tracas et les fracas. »1 Le second positionnement de la lenteur dans le design se situerait au niveau de l’usage. Comme l’urbaniste dessine des rues qui suggèrent différentes allures de marche - tantôt sinueuses, tantôt saccadées2 - j’imagine que le designer pourrait lui aussi proposer différentes typologies d’objets et de lieux qui suggèreraient différents rythmes, différents degrés de vitesse. Si certains objets doivent rester voués au gain de temps, on peut en imaginer d’autres qui solliciteraient une décompression. Il s’agirait de proposer des projets, des interactions, des usages, qui offriraient à l’usager la possibilité d’un épanouissement par la dilatation temporelle3. Ils ne seraient pas dicté par des enjeux productifs, mais ouverts à l’indétermination, à la sérendipité. Un tel design serait une réponse à la volonté de ressaisissement de l’individu4 ; un ressaisissement de son rythme de vie et de sa manière de consommer.
1 . UN SLOW DESIGN POUR L’USAGER Si l’implication du Slow Made reste au niveau des savoir-faire et de la production, le Slow Design explore également la question de l’expérience d’usager. On peut le constater dans les projets développés au sein du slow lab5. La pensée slow design soulève notamment l’importance de la recherche anthropologique. J’entends par là une recherche qui repose sur l’expérience pratique, des tests utilisateurs, des feedbacks, l’obervation participante, la cocréation ; en d’autres termes ce qui implique de passer du temps avec l’usager. Ce processus de recherche long permet de définir les besoins réels des usagers sur un plus long terme, et ce dans le but de réenvisager le rythme de la consommation et de sortir d’une logique d’obsolescence programmée. Une large part de recherche, de test et d’observation devrait donc être alloué au travail du slow designer, centré sur l’usager. Le Slow design, à travers la plate-forme de recherche du slow lab et le manifeste d’Alastair Fuad-Luke6 énonce
1. Sansot Pierre, Du bon usage de la lenteur, 2000, p. 163
2. Pour reprendre l’image citée précédemment de Rachel Thomas, La marche en ville. Une histoire de sens, 2007, p. 18.
3. Voir partie III.
4. Voir partie I.
5. http://www.slowlab.net
6. Manifeste du slow design http://fluido.files.wordpress. com/2006/07/slow-design.pdf
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1. Voir partie III. Foucault Michel, Le corps utopique, les hétérotopies, 2009.
2. Sansot Pierre, Du bon usage de la lenteur, 2000.
3. Walter Marc, Le livre du thé, 1991.
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4. Prix créé par la fondation Emile Hermes pour soutenir les projets de jeunes designers répondant à une thématique imposée par la fondation.
un certain nombre de principes. Ceux-là sont à prendre en compte au-delà du fonctionnalisme d’un objet, afin d’étendre la possibilité d’appropriation et de familiarisation progressive par l’usager ainsi que d’accroître son potentiel de réflexion et sa capacité d’accueil : bien être, «polysensorialité» d’une expérience, la question du sens et de la symbolique, rituel, transmission. Par ailleurs, le slow design propose des moyens d’accepter l’évolution du temps sur l’objet (notamment par l’esthétisation des stigmates du temps à l’instar du wabi sabi japonais ou la recherche de perméabilité aux modes), estimant que les expériences les plus riches sont celles qui s’étendent dans le temps et donnent à voir une métamorphose. Si l’expérience de l’usager est prise en compte dans les projets du slow lab, je remarque que beaucoup restent à l’état d’observation ou d’expérimentation. Néanmoins, certains d’entre eux, comme la série de robots ménagers manuels de Dick Van Hoff’s incarnent la preuve que slow design et industrie ne sont pas incompatibles. Au contraire, la production industrielle comme moyen de démocratisation ouvre la possibilité d’inviter le plus grand nombre à la décélération et ses bienfaits.
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2 . DES USAGES HÉTÉROTOPIQUES POUR DES ATTITUDES D’OUVERTURE La définition des hétérotopies de Michel Foucault1 m’a ouverte à une deuxième lecture de l’ « Éloge de la lenteur » de Pierre Sansot2. Ce dernier a choisi de découper son ouvrage en énumérant et en analysant les attitudes qui selon lui
invitent à la lenteur - flâner, écouter, l’ennui, attendre, écrire, le vin, le manger, le boire, la grasse matinée ou encore la sieste. Il ne s’agit plus dans ce cas de lieux mais d’actions. Pourtant celles-ci s’inscrivent selon moi dans la lignée des hétérotopies. Cela ouvre de nouvelles perspectives, celles de potentiels usages hétérotopiques, qui seraient eux aussi des enclaves contestataires du rythme économique et qui permettraient d’échapper au cours du temps ; des usages qui définiraient intrinsèquement des oasis de décélération. Cela s’illustre clairement dans le texte sur la théière, dont l’usage ouvre un temps à part. Ma théière, qui d’abord m’oblige à décélérer par les modalités d’usage qu’elle détermine, devient peu un peu un symbole en soi. En effet, boire du thé symbolise cette enclave de décompression et d’émancipation de la contrainte de productivité. En témoigne la cérémonie du thé, mais aussi la tradition de l’afternoon tea anglais, pratiquée religieusement par la reine Elizabeth II tous les jours quand sonnent 17h. Cette tradition est née avec la révolution industrielle. Elle garantissait un espace d’indétermination propice à l’introspection, au partage ou tout simplement au repos, en bannissant toute activité productive pendant cette tranche horaire. Son importance était jugée telle, que cette tradition a été longtemps défendue par les syndicats contre les employeurs3. Aujourd’hui, l’intérêt de ces temps et espaces d’indétermination se fait peu à peu comprendre. On peut penser notamment à l’entreprise Google qui les favorise afin de rendre finalement ses employés plus productifs et créatifs ; une pause pour mieux avancer, un élan pour mieux sauter. Je constate que la valorisation des îlots de décélération fait du chemin également dans le design. En effet, la fondation Emile Hermes témoigne de l’intérêt pour des objets qui induiraient la décélération et l’intériorité en proposant pour le prix 20144 la thématique « un temps pour soi ». Assises, cabanes et autres paravents invitent à la pause, au repos, à la méditation, au recueillement, à la contemplation. Si je
Slow Rider, Olivier Peyricot. Ce concept automobile est un projet manifeste conçu pour l’homme du 22ème sicèle, et lui permettrait d’adopter un rythme lent dans ses déplacements en ville. Olivier Peyricot imagine en effet qu’au désir d’un rythme urbain frénétique succédera un désir d’un ralentissement. Le designer déconstruit alors physiquement la voiture pour la reconstruire comme une invitation à la lenteur : le capot est retiré, et le châssis scié vers le bas pour faire place à des sièges. En mouvement, elle parcourt la ville comme un flâneur motorisé. A l’arrêt, elle devient une pièce de mobilier urbain, invitant le public à la détente et au jeu sur ses surfaces.
Amazingness, Anna Hillman. Cette série photographique réunit plusieurs clichés qui invitent à contempler une face délaissée de Londres. Chacune d’entre elle a pour but de mettre en valeur la beauté de la nature, des menus détails que l’on ne regarde pas mais qui font pourtant partie intégrante du paysage urbain. Ce projet invite à la contemplation et à accorder de l’attention à ces formes de vies.
Sélection de Slow projects, http ://www.slowlab.net, consulté le 11 juin 2014
Clock, Thorunn Arnadottir. Cette horloge est constituée d’une séquence de perles colorées, chaque couleur représentant le passage d’une minute ou d’une heure. Placé sur une roue murale, le collier tourne à une vitesse presque imperceptible, libérant une perle toutes les cinq minutes. Midi et minuit sont marqués par des perles de couleurs contrastantes. Il faut alors compter les perles pour calculer l’heure qu’il est, ce qui définit selon le designer une perception plus « émotionnelle » du temps. Le collier peut aussi être porté, symbolisant que l’on est « en contrôle de son temps ».
Broken White, Simon Heijdens. La particularité de cet ensemble de plats en céramique est de générer progressivement des micro-fissures au fur et à mesure de l’usure de l’objet, révélant progressivement des motifs floraux. L’état de surface de l’objet révèle ainsi l’unicité de sa relation avec son propriétaire.
Emotion Mapping, Christian Nold. Il s’agit d’une cartographie urbaine, basée sur les ressentis de chaque participant équipé de dispositifs de mesure : un capteur de réponse galvanique de la peau, un indicateur de l’excitation émotionnelle, et un GPS afin de définir la situation géorgaphique. Les cartes obtenues indiquent comment les individus réagissent et interagissent avec leur environnement immédiat, tout en encourageant une réflexion personnelle sur les relations entre nous, notre environnement et nos concitoyens. Ces cartes permettent de définir où les citadins se sentent bien,calmes, stressés, ou excités.
The Plug series, Dick van Hoff’s Tyranny. Dick van Hoff met au point une série d’appareils domestiques de cuisine qui n’est alimentée par aucune source électrique, mais par la seule énergie humaine. Ces outils n’en sont pas moins efficaces, ils optimisent l’énergie motrice humaine. Ils remettent ainsi en question sur nos habitudes de consommation d’énergie, et nous invite à les modifier sans pour autant perdre en confort.
Sélection de Slow projects, http ://www.slowlab.net, consulté le 11 juin 2014
Architecture of Subtraction, Karmen Franinovic. Cette série de projets explore en quoi les interactions entre les humains et leur environnement technologique influent sur notre perception de l’espace et nos interactions sociales dans la ville. L’idée est de créer des « expériences de soustraction » dans un milieu urbain qui favorise le mouvement rapide. Le projet Soundscape, notamment, explore l’aspect auditif de l’expérience de la ville, invitant les usagers à compléter, modifier et participer au paysage acoustique en jouant avec les sons environnants. Ce système interactif soulève ainsi la question d’une écologie sonore urbaine.
Slow Mail, Carolyn Strauss and Julian Bleecker. Ce projet consiste en un service de messagerie qui ralentit délibérément le rythme de la correspondance électronique, permettant une expérience de réflexion et d’interaction qui font défaut à la forme de correspondance électronique contemporaine. Slow Mail explore une forme de communication moins instantanée et plus calme, qui engendrerait un nouveau rythme d’interaction sociale.
Jasper Morrison, Thinking man’s chair, (1988), éditée par Cappellini. Image extraite du site cappellini.it. Cette chaise d’extérieur invite à la détente et à la rêverie, en proposant une assise basse, une posture inclinée et des plateaux à boissons à l’extrémité de ses accoudoirs.
Sélection de projets du prix Émile Hermès 2014, thématique « Un temps pour soi ».
De droite à gauche, haut en bas : Mola de Suman & Poulami Biswas; Hut de Antoine Lesur & Marc Venot; La Capsule ventilée par Johan Brunel & Samuel Misslen; Jeux de main de Colin Peillex; Moment for oneself de Maciej Chmara; Léon de Paul Tubina; Rocking feet de Anaïs Benoît; Solitude de Sander Brouwer & Mara Ribone.
salue le fait qu’ils incarnent une coupure temporelle, je regrette cependant que la grande majorité de ces objets se cantonnent à l’isolement (se cacher, isolement sonore, isolement spatial). J’ai conscience que l’intitulé même du prix appelait cet individualisme qui laisse place à la subjectivité et à la découverte de soi. Mais il me semble que c’est sur ce point que le mouvement Slow diverge du postmodernisme. Selon moi, les îlots de décélération ne sont pas nécessairement solitaires et centrés sur soi. Au contraire, comme le soutient Alastair Fuad-Luke1, le slow design n’entend pas réfuter le lien social mais favoriser l’épaisseur relationnelle. Il définit une notion du bien-être qui ne serait pas uniquement individuel, mais qui se situerait au croisement d’un système entre l’individu, la société et l’environnement. C’est pourquoi deux projets de ce prix Hermes ont particulièrement retenu mon attention en proposant des pistes en marge et selon moi plus généreuses. L’une propose la piste du jeu2, en détournant des objets de bureaux. La coupure se fait bel et bien avec le temps de travail productif, mais ne coupe pas forcément de son collègue de travail à qui l’on aura plutôt envie d’envoyer son avion en papier. Le second projet3 est un set qui réunit tous les ustensiles nécessaires à une partie de pêche ; une activité associée au calme, au silence, à l’attention. Le temps pour soi tient ici du lieu (un étang paisible), du moment (une journée d’évasion), de l’attitude (l’attente du poisson qui mord), mais aussi au rituel ce qui le lie intimement aux objets du set. Ce que j’apprécie dans cette proposition, c’est qu’elle n’exclue pas nécessairement le lien social, ni ne coupe de l’environnement. La décélération est également induite par la lenteur qu’impose la pratique. Dans ce sens, on aurait aussi bien pu proposer un set de peinture ou de tricot. Je pense donc que les îlots de décélération doivent être des coupures - en rupture avec le cours du temps mais pour permettre l’ouverture - à son intériorité, mais
aussi à l’autre et à son environnement. Les usages hétérotopiques devraient ré-interroger nos relations au monde, en engageant une attitude de disponibilité de soi.
1. Manifeste du slow design http://fluido.files.wordpress. com/2006/07/slow-design.pdf
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3 . RESPECT Dans le texte sur la théière transparait à différents niveaux la question du respect4 : celui de l’objet théière, celui de la matière première - le thé -, ainsi que le respect de soimême et de son invité. Elle est également très présente dans la cérémonie du thé puisqu’elle régit chacune des relations entre objet, matière, environnement et personnes. Cette notion du respect est selon moi intimement liée à la question temporelle ; il s’agit d’accorder à quelqu’un ou quelque chose le temps qu’il requiert, et ne pas brusquer cette durée. Ainsi, elle pourrait m’aider à définir cette notion du temps juste de l’usage. Cela m’évoque le passage qu’écrit Richard Sennett5 à propos de la force minimale. Il s’agit d’une ligne de base de la maîtrise de soi et de gestion de la tension, pratiquée dans l’ancienne cuisine chinoise. Cette philosophie basée sur le respect de l’aliment invite à une puissance douce, qui s’oppose à la force brusque : lorsque l’on coupe un aliment, mieux vaut baisser la pression du couteau afin de préserver son état et sa texture, quitte à repasser une seconde fois, plutôt qu’écraser l’aliment par excès de brutalité et de précipitation. A force de pratique, le cuisinier sera en mesure d’appliquer la juste pression réservée à chaque aliment. D’un point de vue temporel, la force minimale invite à une cadence mesurée qui induit à la diligence plutôt qu’au rendement.
2. Projet Jeu de main, Colin Peillex.
3. Projet Moment for onself, Maciej Chmara.
4. « Sentiment de considération envers quelqu’un ou quelque chose, et qui porte à le traiter avec des égards particuliers ; manifestations de ces égard. » http://www.larousse. fr (consulté le 9 septembre 2014)
5. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008.
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1. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008.
2. Sansot Pierre, Du bon usage de la lenteur, 2000, p. 192
3. « En pratique, nous réalisons quelque chose de singulier à chaque fois que nous résolvons des problèmes épineux, si modestes soientils. » Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008, p.112
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4. Manifeste du slow design http://fluido.files.wordpress. com/2006/07/slow-design.pdf
5. « Ensemble des règles et des habitudes fixées par la tradition » http://www.larousse. fr (consulté le 11 septembre 2014)
6. http://www.telerama.fr/ musique/sortez-vos-platinesle-vinyle-revient,93255.php
C’est ainsi la question de la qualité de l’interaction qui est convoquée. Selon Richard Sennett, une société de sur-abondance (d’objets, d’actions, d’informations, de sollicitations) désensibiliserait à la qualité d’une action et à la considération de l’objet sur le long terme1. Réintroduire la notion de respect de l’objet pourrait en effet nous enseigner quant à un nouveau mode de consommation responsabilisée. C’est également la considération que l’on a d’une action et des bénéfices que l’on y recherche, qui va définir l’investissement temporel que l’on consacre à un usage. En effet pour boire du thé, on peut insérer une pièce dans un distributeur de boisson chaude ; faire bouillir de l’eau dans une bouilloire et plonger un sachet dans un mug ; faire frémir de l’eau à 70° dans une théière et y faire infuser des feuilles de thé ; ou s’adonner au rituel de la cérémonie du thé considéré comme un art. A travers cet usage - si simple pour certains - de boire du thé, les japonais nous font nous questionner sur la définition d’une pratique noble. Le tir à l’arc et l’arrangement floral ont eux aussi leur titre de noblesse au Japon. Pierre Sansot dans son « éloge de la lenteur », nous enjoint en effet à reconsidérer nos jugements de valeur quand à certaines actions : « Ne faudrait-il pas mettre un terme à ce qui est noble et à ce qui ne l’est pas? »2 Ne faudrait-il pas reconsidérer ce qui mérite que l’on y accorde du temps? 3 C’est un jugement de valeur que la lenteur propose de réévaluer. Le slow design se propose d’être un révélateur de ces usages ou espaces qui proposent des points de vue et expérience oubliés ou négligés4. Il permettrait d’attirer l’attention vers un usage jugé anodin et qui peut pourtant se révéler bénéfique, en dessinant des objets qui leur redonnerait visibilité et importance.
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4 . RITUEL 5 Dans le cas de la théière, mais on peut l’élargir à d’autres, le rituel fait partie intégrante de l’îlot de décélération. L’objet prescrit une pratique répétitive de laquelle naît le rituel. Et celui-ci, en imposant rigoureusement l’ordonnance et la durée de chaque geste, structure cet intervalle temporel et le rend incompressible. J’ai pu l’observer à travers mes différentes interviews, notamment celles de Sebastian Benitez et de David Liaudet. Le rituel représente ce cadre temporel fixe évoqué dans la partie III ; un environnement familier et de confiance au sein duquel peuvent se déployer les attitudes d’ouverture dont parle Pierre Sansot. Par ailleurs, le rituel est ce qui permet de conserver un usage à travers le temps. Lorsque l’on écoute un vinyle, un usage aujourd’hui désuet mais dont les ventes reprennent pourtant6, ce n’est pas que pour conserver une certaine qualité sonore. Sortir le vinyle de sa pochette en carton, poser le disque sur la table tournante, déposer l’aiguille au bon endroit, retourner l’album à mi-chemin, ajuster les basses etc. Contrairement à un iPod qui choisit un titre aléatoirement et le lance automatiquement, l’objet tourne-disque impose un ensemble de gestes codifiés qui demandent une attention telle que l’écoute sera plus consciencieuse, plus profonde, plus réfléchie. Ainsi il contitue l’utilisateur comme sujet. L’usage du vinyle peut donc être considéré de par son rituel, comme hétérotopique pour deux raisons : parce qu’il représente une coupure dans le quotidien de l’usager, mais aussi parce qu’il est un objet contestataire du temps économique, imposant son rythme lent malgré la suprématie des innovations technologiques.
Donald A. Norman, Emotional Design - Why we love (or hate) everyday Things, (2004), pp. 3-6, prÊface : three tea pots. Ronnefeldt, Tilting teapot. Michael Graves, Nanna tea pot. Jacques Carelman, coffeepot for masochists.
La préface de Donald A. Norman qui porte sur son affection pour ses trois théières a immédiatement attiré mon attention. Elle résonnait en effet avec mon propre texte sur ma théière. Il explique qu’il choisit de se servir de l’une ou l’autre selon l’occasion, le contexte, et son humeur; lorsque le choix de la théière s’y accorde, le goût du thé en devient superbe. En effet, chacune de ces trois théières raconte une histoire. Et à mon sens, chaque histoire impose sa propre temporalité : La Tilting teapot raconte les trois étapes de son usage, et donc trois temps distincts à respecter pour une bonne préparation. La Nanna teapot, invite selon Donald A. Norman à la contemplation. Ses formes inédites et ses jeux de transparence, quand la chaleur de l’eau embue la paroi ou quand le liquide se teinte, attirent le regard. La temporalité de cette théière, c’est celle du temps où on l’observe, et où l’on contemple sa métamorphose. Enfin, la cofeepot for masochists de par sa morphologie même raconte l’effort nécessaire à son utilisation. Elle interroge l’usager : « comment vais-je m’y prendre? ». Plus qu’elle ne sert réellement à faire du thé, elle introduit un temps de réflexion, avec une habile pointe d’humour.
Il faut cependant garder à l’esprit que la ritualisation et la lenteur qu’elle induit peuvent être contraignantes et il ne s’agit pas de l’imposer dans tous les cas. « For both tea and coffee, there has been a continuing battle between those who seek convenience and those who seek perfection. Do you want the ritual of tea or coffee making, followed by luxurious enjoyment, or do you simply want to have the drink immediately, without fuss or bother? At times, we might prefer the complexity of the ceremony and the complex subtleties of the taste, while at other times, we put ease and simplicity over ceremony and ritual. The preparation of food is one case where, in the trade-off between simplicity and complexity, simplicity does not always win. »1 (…) If cost and time were irrelevant we might always prefer freshly prepared food to canned and frozen food, freshly ground and brewed coffee or whole-leaf tea to instant coffee or teabags. Ultimately most of us choose which method to use depending on time factors and the importance of each event in its social context. »2 « Aussi bien pour le thé que pour le café, il y a eu une continuelle bataille entre ceux qui recherchent la commodité et ceux qui recherchent la perfection. Désirez-vous le rituel du thé ou du café, occasionnant un plaisir voluptueux, ou souhaitez-vous simplement avoir immédiatement votre boisson, sans histoire et sans inquiétude? Parfois, nous préférons la complexité de la cérémonie et les subtilités complexes du goût, tandis que d’autres fois, nous faisons primer la facilité et la simplicité sur la cérémonie et le rituel. La préparation de la nourriture est l’un des cas où, dans le compromis entre simplicité et complexité, la simplicité ne gagne pas toujours. » (…) « Si le coût et le temps étaient jugés sans importance, nous préférerions toujours la nourriture fraîchement préparée aux conserves et aliments congelés, et un café fraîchement moulu ou des feuilles de thé entières à un café instantané ou un sachet de
thé. En fin de compte, la plupart de nos choix de la méthode à employer dépendent du facteur temporel et de l’importance que l’on accorde à chaque événement dans son contexte social. »
Ce qu’induit ainsi Donald Norman, professeur en sciences cognitives auteur de plusieurs ouvrages sur le «user-centered design», c’est que la vie est toujours un mélange complexe de compromis entre simplicité et complexité, entre rapidité et qualité, entre facilité et plaisir du rituel. Ce compromis va être influencé par les questions de goût, de coût, de recherche esthétique, de volonté de créer et de besoins quotidiens3. Et c’est au sein de ce compromis qu’il s’agit de définir la juste place de l’usage lent, en prenant en compte le contexte social, temporel et émotionnel. Si certains objets doivent selon moi induire une décélération, il ne s’agit pas de contraindre les nécessités d’usabilité et de vitesse.
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5 . CE QUE L’ON PEUT APPRENDRE DE L’ATTENTE ET DE LA RÉSISTANCE Ce qui est notable dans le texte de la théière, c’est que le rituel, tout comme l’enclave de décélération qu’il déploie, naît de la résistance que l’objet oppose à l’usager. Il s’agit d’un objet que l’on pourrait qualifier d’ «a-fonctionnel», qui se différencie de l’objet non-fonctionnel en ce qu’il est utilisable mais dont l’usage n’est accessible qu’à travers un apprentissage patient, un apprivoisement. En d’autres termes, cette complexité d’usage génèrerait à force de pratique un certain plaisir et une fierté de la maîtrise.
1. Norman Donald A., Living with complexity, 2010, p. 28
2. Ibid., p. 30
3. Ibid.
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8. Norman Donald A., Living 1. with complexity, 2010.
9. Norman Donald A., Living 2. with complexity, 2010, p. 319
3. 1. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008, p. 214 4. 6. Ibid., p. 214
5. 7. Ibid.
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6. 4. Sansot Pierre, Du bon usage de la lenteur, 2000, p. 173
7. 5. « la complexité peut générer de multiples expériences et possibilités d’implication » Norman Donald A., Living with complexity, 2010. p. 253
8. 10. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005, p. 173. Rosa cite le psychologue hongrois Csikszentmihalyi.
9. 11. Norman Donald A., Living with complexity, 2010.
« Devenus plus accessibles, tout à fait pénétrables et offerts, une ville ou un pays ne perdent-ils pas de leur mystère, de leur opacité et donc de leur être propre? »1 Au même titre, favoriser systématiquement l’automatisme et l’instantanéité dans nos usages ne ternirait-il pas le plaisir de l’usage lui-même? Comme nous l’avons entrevu dans la partie III, différer la satisfaction de ses besoins ou désirs peut parfois constituer une expérience constructive et in fine décupler le contentement. Par ailleurs, selon Donald Norman, la complexité est nécessaire et apprivoisable : « complexity provides for multiple experiences and opportunities for engagement »2. Richard Sennett s’y accorde et ajoute qu’une recherche de simplification n’est pas toujours bénéfique, à travers l’exemple de l’apprentissage du violon par la méthode « Suzuki Shinichi »3. Il s’agit d’une méthode qui propose de coller des repères colorés sur les zones appropriées pour obtenir une note ; l’apprenti violoniste n’a plus qu’à y placer ses doigts, et en quatre leçons il peut être capable de jouer avec justesse une mélodie simple. Si cette méthode permet d’obtenir une mise en confiance rapide et de ce fait un plaisir, on se rend compte que la confiance disparait lorsque l’on retire les repères. Le plaisir ne reste qu’à court terme. Ce que Sennett appelle une « fausse sécurité immédiate »4 ne permet pas l’enracinement progressif du savoir dans le corps qui peut seul passer par la pratique et la répétition. La complexité peut s’avérer bénéfique si elle génère un sentiment de gratification due au développement des capacités de l’usager. Richard Sennett5 insiste par ailleurs sur la nécessité d’un feedback, qui permet l’ajustement progressif de la pratique et de tirer petit à petit des certitudes. Il permet également, nous l’avons vu dans la partie III, de se sentir pro-
gresser ce qui génère de la fierté, et de stimuler la curiosité de l’anticipation du progrès. De la résistance peut également naître la créativité afin de l’apprivoiser ou de la contourner6. C’est ce qu’appelle Richard Sennet « un art d’usager »7. Par ailleurs, si l’on parvient à la surmonter, la complexité peut créer un lien particulier entre l’objet résistant et l’usager, un affect sincère. C’est le cas de ma théière mais on peut imaginer que c’est le cas également du violoniste avec son instrument. Néanmoins, si elles ne sont pas dosées correctement ou abordées de manière sereine, la résistance et l’attente, peuvent submerger et engendrer frustration et colère.
« Les sentiments de bonheur les plus intenses (et les plus durables) sont suscités par les activités qui ont leur but en elles-mêmes (…) et dans lesquelles les capacités et les défis s’équilibrent le plus parfaitement : si le défi est absent, autrement dit si nos capacités excèdent nettement les exigences, on risque l’ennui, tandis que, dans le cas inverse, où nos capacités sont mises à rude épreuve, nous réagissons par le stress et l’angoisse. »8 Le bénéfice de la complexité suppose donc la recherche d’un équilibre entre résistance et accessibilité, attente et satisfaction, effort et bénéfice. A l’issue de ces précisions, nous pouvons revenir à Donald Norman qui suggère que la complexité peut être maîtrisée à travers un partenariat entre designer et usager9 : d’une part le designer doit chercher à simplifier les usages,
Objets résistants. Katerina Kamprani, série The incomfortable, (2012-2014) http ://www.kkstudio.gr, consulté le 27 septembre 2014.
Raw Edges, Bloom, (2013), Londres. Aldo Van Eyck, Terrains de jeu Van Eyck, (1947-1955), Amsterdam. Le Rolex Learning Center, conçu par le bureau d’architecture japonais SANAA, (2010), Lausanne.
Des objets et des espaces ambigus qui invitent à la réflexion, à l’expérimentation, à l’imagination, à l’appropriation. Bloom. Cet objet énigmatique n’est autre qu’une bibliothèque. Les livres y sont suspendus à des fils et maintenus par des pièces noires, comme sur une machine à tisser. Les livres peuvent ainsi être accrochés à la hauteur souhaitée. On peut facilement imaginer les possibilités de détournement qu’offre cet objet aux formes simples qui n’enferment pas l’usage. Terrains de jeu Van Eyck. Souhaitant s’écarter des règles du fonctionnalisme, Van Eyck souhaitait créer des espaces expérimentaux et exploratoires. Pour ces espaces de jeux pour enfants, il souhaitait laisser libre court à l’imagination dans l’usage de ces espaces ouverts et polycentriques, dont les formes simples n’imposent pas d’usages prédéfinis. Le Rolex Learning Center. Réparti sur un seul espace ouvert, cet espace d’étude est conçu comme un terrain valloné. Les changements de niveaux définissent sans délimiter les différentes zones d’activité de façon graduelle et harmonieuse. Les ondulations du sol invitent à une forme de flânerie et à une conception de l’espace plus ambiguë et ouverte.
et d’autre part que l’usager doit faire sa part et accepter le temps, parfois long, que requiert une chose pour être maîtrisée - apprendre, comprendre et pratiquer. Seulement l’usage de ma théière, ainsi que l’anecdote de la méthode d’apprentissage du violon de Suzuki Shinichi, me questionnent quand à la nécessité du design de simplifier systématiquement. Peut-on soutenir que la simplification rend toujours service à l’usager quand on a appris à travers l’étude de la répétition et de la pratique que la gestion de la complexité est génératrice de compétence et de savoir? Dans un monde ou simplification rime avec gain de temps et rentabilité, ne peut-on pas tempérer cette vérité? Le designer ne pourrait-il pas dans certain cas valoriser la complexité? Voire même favoriser sciemment la complexité afin d’engager un ralentissement? Afin de permettre un approfondissement du vécu et une meilleure compréhension de ce que l’on fait, ce qui peut nous échapper avec la simplification technologique et l’automatisation? En effet Richard Sennett considère que « la complexité peut être un outil qui permet de contrer la neutralité. Ajouter de la complexité peut pousser les gens à s’impliquer d’avantage dans leur environnement »1. Le rôle du designer serait alors de doser la complexité afin quelle n’excède pas les limites d’assimilation de l’usager, à la recherche de l’équilibre entre capacités et défis. Objets résistants, imparfaits, incomplets ou ambigus pourraient ainsi constituer des pistes de recherches à développer par le design dans le cadre d’une recherche sur le ralentissement. A l’image de l’instrument de musique ou de ma théière, ils proposeraient une expérience ouverte, instable et incertaine, mais formatrice par un apprentissage empirique. Ils seraient ces « outils d’éveil »2 qu’évoque Richard Sennet, qui apprendraient à anticiper et à gérer les tensions, qui permettraient d’accroitre l’habileté et la créativité. Mais encore ils réintroduiraient le respect des rythmes que l’on ne doit pas nécessairement chercher à brusquer, des temps longs, du temps juste de l’usage d’un objet.
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CONCLUSION DE LA QUATRIÈME PARTIE Le Slow design a donc pour rôle de révéler et d’éveiller, plaçant au centre de ses considérations les questions de l’attention et de la qualité. Ainsi il peut redonner de la valeur aux pratiques ordinaires mais aussi un sens social. En cela le Slow design tel qu’il est défni par Alastair Fuad-Luke a une posture ouverte et inclusive : tout designer qui met ces valeurs au premier plan de ses projets et non pas le fonctionnalisme et la rentabilité peut s’en revendiquer. Fort de ce positionnement, nous avons vu qu’il a deux possibilités d’investigation : Au niveau de la production, en questionnant le temps nécessaire de création et de fabrication d’un objet. Il se veut dans ce cadre respectueux des temporalités et capacités naturelles et humaines. Au niveau de l’usage, en proposant un temps de dilatation temporelle à l’usager. On peut ainsi envisager des usages qui favoriseraient des temps d’indétermination propices à l’introspection et au lien social ; et d’autres qui de par leur résistance, induiraient de facto un temps long, faisant ainsi bénéficier l’usager d’un éveil lié au processus de répétition que nous avons étudiés dans la partie III. Cette étude des positionnements du Slow design nous a permis de mieux comprendre cette notion de «temps juste» qui ressort de mes entretiens. Cette «bonne lenteur» se définirait par l’émancipation qu’elle permet tantôt au designer, tantôt à l’usager (selon les deux positionnements que nous avons distingué) qui deviennent ainsi les garants d’un tel jugement de valeur. Elle est «juste» dans le sens où elle libère d’une aliénation que génère l’injonction radicale d’un
1. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008, p. 305
2. Ibid., p. 265
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1. 3. http://www.larousse. fr (consulté le 23 ocotbre 2014)
2. 4. Cela rejoint la notion d’« écologie de l’attention » développée par Yves Citton dans son ouvrage Pour une écologie de l’attention, 2014, et questionnée dans le séminaire Écologie de l’attention, animé par Igor Galligo et Bernard Stiegler, Paris, 2014.
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résultat dans un temps imparti. En cela elle permet le développement serein d’un art de faire. La notion de «justice» en tant que principe moral qui respecte l’équité1 peut aussi s’incarner dans l’idée d’équilibre et d’harmonie qui est nettement ressortie de nos études de cas de la partie II. En cela, elle rejoint la notion d’écologie qui définit un rapport au monde dans l’équilibre, et par extension un redéploiement de qualité dans la relation du sujet à l’objet ou à l’autre2. Enfin, nous avons soulevé qu’une nouvelle limite émerge cependant de cette valorisation de la lenteur dans le cadre du design, qui la lie à un contexte économique : au même titre que l’accélération a vu émerger une conception aristocratique de la vitesse, ne pourrait-on pas craindre que la lenteur, s’opposant à l’ordre établi, ne deviennent élitiste? Les oasis de décélération et le marché qu’elles pourraient potentiellement générer, ne pourraient-elle pas devenir un luxe réservé aux plus aisés? N’est-ce pas ceux qui ont les moyens financiers de ralentir ou de mener une vie oisive qui peuvent se le permettre? Si cette appréhension me parait fondée, je pense néanmoins que cet élitisme de la lenteur n’est pas inévitable. Ralentissements et usages lents font encore partie de nos quotidiens - c’est par exemple le cas de ma théière en ce qui me concerne - il s’agit seulement d’en prendre conscience et de ne pas négliger ces moments dont nous avons démontrés l’importance. On peut également évoquer les oasis de décélération japonaises : qu’il s’agisse du onsen ou des rites shintoïstes qui sont finalement plus sociaux que religieux, ces hétérotopies japonaises restent fondamentalement populaires et ont leur place dans la vie de chacun. La limite de l’éllitisme est donc à garder à l’esprit dans toute entreprise impliquant de replacer la lenteur dans notre société ; et il revient de ce fait aux Slow designers de le prendre en compte dans la conception de leurs projets, et d’imaginer comment la lenteur pourrait générer des bénéfices dans le quotidien du plus grand nombre.
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CONCLUSION
Nous avons montré dans le premier temps de ce mémoire que l’excès de vitesse de la modernité réside dans la perte de contrôle et la perte de sens. Si la perte de contrôle peut, selon des théories post-modernes, conduire à une nouvelle manière de mener sa vie libérée de la contrainte d’autonomie qu’impose la modernité, on imagine mal comment une existence vaine et vide de sens peut constituer une idéologie enviable. En effet, le phénomène d’accélération, auto-alimenté et à la croissance exponentielle, semble incompatible avec la construction identitaire de l’individu, car il tend à transformer la vie en une succession de vécus fractionnés, appauvris et décorrélés. Les actions deviennent alors dénuées de perspectives et d’attachement durable, dérivant au gré des contingences d’une société contrainte par l’économie capitaliste d’être en perpétuel mouvement. Par ailleurs, nous avons vu que les ressources naturelles ainsi que les structures sociales montraient d’ores et déjà des limites, que l’on ne sera pas en mesure de repousser indéfiniment. On pourrait donc envisager un ralentissement comme moyen de contestation et même comme proposition d’un nouveau mode d’être dans le temps. Celui-ci s’opposerait à la perte de contrôle par une volonté de revenir à des pratiques à la mesure du corps, et à la perte de
sens par un approfondissement des relations de l’individu à son environnement. En effet, en proposant une économie de l’attention, la lenteur privilégie la qualité à la quantité, ce qui permet de développer les capacités de concentration et d’ouverture du sujet à la subtilité. Nous avons ainsi fait ressortir, à travers les études de cas de la seconde partie, que la lenteur définirait un rapport plus attentif, harmonieux et bienveillant à l’autre, à soi et à ce qu’il y a autour de soi. En cela, l’action ralentie favorise à la foi l’écoute de soi et la vie en société. Mais c’est aussi le rapport au temps de sa vie qui est redéfini de manière sereine et non plus dans l’inquiétude, par un respect des durées et l’acceptation de l’éphémère. Fort de cette première approche d’une définition de la lenteur, nous avons cherché à définir ses modalités, à la localiser, à la cadrer. Nous avons rapidement évacué l’idée selon laquelle la lenteur pourrait être adoptée comme paradigme de substitution à celui de la vitesse, au risque de retomber dans un excès. Il me semble plus adroit de chercher à sortir de la dichotomie vitesse/lenteur, afin de ménager une alternance entre moments - et lieux - qui laisseraient le champ libre à la célérité, et d’autres qui seraient propices à une décélération, à un ressaisissement. Une recherche d’harmonie plutôt que d’unilatéralité.
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1. 1. Foucault Michel, Le corps utopique, les hétérotopies, 2009
1. 2. David Liaudet, enseignant aux Beaux-Arts du Mans et artiste graveur. Entretien restitué en annexe.
1. 3. Rosa Hartmut, Accélération : Une critique sociale du temps, 2005.
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1. 4. Alastait Fuad-Luke, Manifeste du slow design - http:// fluido.files.wordpress. com/2006/07/slow-design.pdf
Ainsi, la lenteur trouverait sa place dans des îlots de décélération, dont les caractéristiques se rapprocheraient des hétérotopies du philosophe Michel Foucault1. Ces espaces contestataires et intemporels permettraient d’échapper au cours du temps, et à l’accélération du rythme social et économique. La lenteur serait également parente de la pratique au long cours, comme l’illustre l’exemple de l’apprentisage. Celui-ci, nous l’avons vu notamment à travers l’interview du graveur David Liaudet2, permettrait un ressaisissement de son rythme de vie et participerait à la définition identitaire, car il constitue une ligne de stabilité dans le temps indépendante des contingences extérieures. Enfin, nous avons cherché à savoir comment cette question de la lenteur, ses considérations et ses bénéfices pouvaient être intégrés dans le sillage du design. Nous avons ainsi mis en valeur deux champs d’investigation : au niveau de la production et au niveau de l’usage. En effet, un designer qui s’émancipe du processus industriel saturé dans son rapport action/temps, crée l’opportunité d’envisager des modes de production alternatifs plus en accord avec les temporalités naturelles et humaines. Ces projets à la portée largement manifeste, questionnent ainsi notre relation à l’environnement, mais aussi à la consommation. L’autre penchant du Slow design consiste à s’intéresser à la lenteur en tant qu’expérience sensible, en proposant à l’usager des usages ralentis. Ceux-là s’incarneraient dans des objets qui favoriseraient calme, indétermination, introspection et lien social ; ou d’autres encore qui opposeraient une résistance à un usage trop rapide et désinvesti. Un tel design favoriserait une appropriation et un attachement plus durable aux objets, sortant ainsi d’une logique d’obsolescence dont la dégradation des ressources de la planète à démontré les limites. s
Selon Hartmut Rosa3, l’accélération est la caractéristique de la société moderne. Il soutient de ce fait que le temps, longtemps négligé dans les analyses des sciences sociales sur la modernité, serait pourtant le filtre le plus pertinent pour interroger les évolutions sociétales et leurs limites. Il m’a en effet permis d’aborder un large panel de problématiques - sociale, environnementale, politique, philosophique, technique, esthétique, etc - et de prendre conscience de leur interinfluence, m’amenant à envisager le design au sein du contexte à la fois riche et complexe dans lequel il s’inscrit. En effet, riche de son interdisciplinarité, le design représente à mes yeux un terrain privilégié pour développer un regard critique sur les évolutions de notre société. Je pense donc à l’issue de ce mémoire que le facteur temps, proposant des clefs de compréhension et des axes d’analyse, mériterait d’être bien plus largement pris en compte par les designers. Il permet en effet de concilier à la fois recherche de confort et d’épanouissement pour l’usager, et recherche d’un mode de production et de consommation plus responsable. Ainsi, Alastair Fuad-Luke, le fondateur du Slow de4 sign , engage le designer à occuper une position politique décisive dans les changements qui doivent s’opérer dans les décennies à venir : le design se doit de contribuer à un changement qui, nous l’avons vu, devient urgent au niveau social, mais aussi écologique. Il en a la vocation et, je l’espère, la possibilité. Mais, si la vaste étendue du champ d’investigation que permet la thématique temporelle constitue une véritable richesse, elle en fait un terrain extrêmement complexe et volumineux au sein duquel il m’a parfois été difficile de borner mon étude. Comment allais-je parvenir à synthétiser mon sujet dans sa générosité ? M’est finalement apparu que la synthèse n’est pas la seule forme d’étude et de restitution, et que ce n’était
selon moi pas celle qui s’adaptait le mieux à la thématique de la lenteur. Une étude peut être foisonnante, se positionner dans le trop plein plutôt que dans la réduction, sonder les périphéries plutôt que définir frontalement, préférer le déploiement à la compression. J’espère que c’est dans ce sens que ma démarche aura été comprise. J’ai néanmoins souhaité proposer un mémoire à deux vitesses de lectures. Ce choix incarne la compréhension et l’acceptation d’une contrainte - celle du format du mémoire et le peu de temps imparti pour certains de le lire - et cependant la volonté de l’adapter à une vision développée en accord avec mon sujet. s Une autre difficulté que j’ai rencontrée réside dans le fait de traiter un sujet qui bien que commençant à être d’actualité reste marginal, en paraissant critique et non réactionnaire ou nostalgique. La lenteur prend aujourd’hui le contrepied d’un rythme économique accéléré naturalisé comme rythme social impérieux, ce qui justifie selon moi la forme du plaidoyer. Elle passe à ce moment de l’histoire par un nécessaire militantisme avant de pouvoir se normaliser, et être réhabilitée comme valable et constructive. En effet, mon mémoire part d’un préssenti - les qualités inhérentes à la lenteur - que mon étude s’est bornée à approfondir, à délimiter et à nuancer. C’est pourquoi je considère avoir nettement maintenu ce cap, mais néanmoins en prenant garde à ne pas cloisonner mon étude selon un point de vue unilatéral. Je pense en effet l’avoir montré en invitant à ne pas ralentir du tout au tout, mais à équilibrer notre rapport au temps, en imaginant en regard des structures qui favoriseraient tantôt des instants de vivacité, tantôt des moments propices à la décélération. J’ai tenu a coeur de ne pas être aveuglée par la notion de lenteur et ce qu’elle véhicule de romantique, mais bel et bien de la considérer comme condition et qualité de pratiques.
J’ai conscience cependant que certains positionnements mériteraient encore d’avantage de nuances (rechercher plus en profondeur les bénéfices de la vitesse, et déceler plus finement les limites de la lenteur selon les contextes) mais il faudrait d’avantage de temps - toujours plus de temps, et pourtant j’en manque comme chacun - pour approfondir cette question qui mérite pleinement notre attention. s Cela montre une fois encore, en quoi le temps que l’on accorde à une chose est intimement lié à la qualité et à la profondeur de la relation que l’on souhaite entretenir avec elle. J’ai pris beaucoup de plaisir à adopter cette démarche d’approfondissement, dans le fond comme dans la forme ; il est par ailleurs selon moi le propre du travail de mémoire. Interviews, journaux de bord et récits de souvenirs personnels, ont considérablement développé mon acuité, m’ouvrant les yeux à une finesse qui est partout disponible. J’ai en effet attaché une grande attention à mes interviews, que j’ai voulu fouillées. Je n’ai pas restitué la totalité de mes entretiens pour éviter trop de lourdeur (ils duraient en moyenne deux heures, et j’ai parfois sollicité les acteurs plusieurs fois) mais ils ont tous influencé la formation de mes idées, et leur étude a représenté une grande part de mon travail. J’ai par ailleurs accordé beaucoup de temps et d’attention à la retranscription dont je me suis évertuée à conserver la spécificité, tant au niveau du contenu que du ton. Ces interviews, je les ai vécues comme de véritables rencontres de personnalités que j’ai eu plaisir à creuser à travers le récit de leurs pratiques. En effet, j’ai souhaité ne pas les interroger sur la lenteur - ce qu’elle leur évoque et en quoi ils s’en sentiraient proche - mais bel et bien sur leurs pratiques (prenant soin de ne pas prononcer le mot lenteur avant un point avancé de l’interview afin de ne pas
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1. Perec Georges, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, 1982, L’infra-ordinaire, 1989. 2. Cortazar Julio, « Manuel d’instructions », Cronopes et fameux, 1962. 3. Bouvier Nicolas, Chroniques japonaises, 1967, Le vide et le plein, 2004. 4. Ce qui rejoint le concept de Mono no aware japonais. Deltenre Chantal & Dauber Maximilien, Japon Miscellanées, 2012. 104 5. Ce qui rejoint le concept de Ma japonais. Koren Leonard, Wabi-Sabi for artists, designers, poets & philosophers, 2008. 6. Sennett Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2008, p. 265 7. Stiegler Bernard interviewé par Dominique Lacroix dans le Monde, Réinventer un rapport au temps, 2013. 8. Ibid.
influencer leur manière de l’énoncer). Il en est de même pour mes récits personnels, qui ne sont pas des interrogations philosophiques sur la lenteur, mais des approches de l’ordre de l’expérience concrète et sensible. J’ai également développé une grande curiosité à découvrir ou redécouvrir des phénomènes, des détails, des sensations, des interactions qui m’étaient souvent familières - comme c’est le cas de l’usage de ma théière ou de mon expérience de la marche. J’ai ainsi été très influencée, dans le cadre de cette réflexivité sur les pratiques quotidiennes, par mes lectures de Georges Perec1, l’écriture surréaliste de Julio Cortazar2, la finesse des observations de Nicolas Bouvier3 dans ses carnets de voyage, ou encore les descriptions détaillées de l’opaque psychologie humaine d’un roman de Tolstoï ou Dostoïevski. Ces ouvrages de styles, de champs disciplinaires et d’époques très différentes montrent chacun à leur manière l’intérêt de révéler l’enfoui, et d’accorder du temps à ce qui passe d’ordinaire inaperçu ; conférant ainsi à la lenteur un statut de mode d’intelligibilité du monde reposant sur l’observation, l’attention, le souci du détail et la diligence. La littérature en est un outil, le design en est selon moi un autre. Le mouvement du slow design s’y accorde, considérant qu’il peut lui aussi susciter de l’empathie envers les choses modestes4 et développer la qualité de nos interactions5. Cela implique de revoir nos échelles de valeurs, indépendamment de l’aliénante contrainte d’urgence et de précipitation. s Pour finir, je souhaiterais revenir sur la notion de « résistance des objets », que nous avons soulevé à la fin de ce mémoire. Richard Sennett écrit dans son ouvrage Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, que « c’est en partie quand les outils nous défient qu’on apprend à s’en servir »6. Il conteste ainsi l’idée selon laquelle le design devrait
systématiquement chercher à simplifier un usage, le rendre intuitif et évident. Au contraire, nous avons montré la nécessité d’un design qui joue de la complexité et de la subtilité afin de susciter une appropriation de l’objet certes moins rapide mais plus profonde et durable, impliquant de l’affect (attachement à l’objet et fierté de l’avoir apprivoisé). L’appropriation n’est autre que le processus qui permet à l’usager de se définir en tant que sujet dans sa relation à l’objet. Des usages ralentis pourraient ainsi induire un mode de consommation plus à même de développer le consommateur en tant qu’individu singulier. En outre, assumer la complexité d’un usage, l’effort qu’il requiert, sa rugosité au lieu de chercher à le lisser, est un moyen de questionner l’usager, l’engageant ainsi à adopter un mode de consommation critique et non passif. Ainsi, puisque le designer contribue à imaginer les modalités d’un nouvel usage, il a selon moi un rôle non négligeable à jouer dans un changement de paradigme qui serait centré sur l’humain et non la croissance économique. Bernard Stiegler soutient en outre dans un interview pour Le Monde à propos du rapport entre humains et automates7, qu’ « il faut réinventer un rapport au temps qui sache utiliser les automates pour gagner du temps en vue de se " désautomatiser " – c’est à dire : en vue d’augmenter les capacités individuelles et collectives, et de prendre son temps (le temps d’apprendre et de penser) (…) » Le design pourrait apporter sa pierre à l’édifice dans ce remaniement économique et sociétal de grande ampleur et, qui sait, participer à imaginer une nouvelle utempie où le temps gagné serait enfin redistribué, et valorisé en dehors de toute valeur marchande8 ; une société où l’on apprécieraient à leurs justes valeurs les qualités intrinsèques des rythmes dans leur diversité et leur hétérogénéité ; un monde où l’on ne reprocherait plus à la lenteur de ne pas aller assez vite. s
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Annexe r
Cette annexe est un recueil de cinq interviews que j’ai menées afin d’approfondir certains questionnements de ce mémoire. Ces interviews durant parfois plusieurs heures, j’ai choisi de n’en restituer que les passages que j’ai jugés les plus pertinents. Néanmoins, il était important pour moi de les restituer généreusement, en laissant de la place à l’installation du contexte. Ainsi j’imagine qu’elles puissent servir à d’autres étudiants en tant que matériau encore brut à affiner pour des recherches à venir.
Entretien avec Sebastian Benitez r
J’ai rencontré Sebastian Benitez L’hiver 2013 à Kyoto où il vivait depuis déjà plus de six mois. Sebastian est un jeune photographe mexicain d’une trentaine d’années, parti au Japon pour étudier derant un an l’art de la cérémonie du thé. Je l’ai recontacté à son retour au Mexique pour que nous échangions au sujet de sa pratique du thé qui me questionnait beaucoup; j’avais en effet assisté à une cérémonie du thé à Kyoto, et avais été fascinée par la lenteur et la précision des gestes. Nous avons alors échangé plusieurs fois par skype durant l’été 2014. Voici des extraits choisis de nos échanges. r
« I’ve been really interested in, since I was 15, 16, spirituality you could say. And I was very interested about this relationship between arts and religions, and sacred art we could say. And practice. And how you think about art in a way is this insolvent in doing, in making, thinking. An experience, right? And there are some parts in religions, you could say a … philosophy, which are the same : you act, you do, you perform, you move things, you think. Right? Hum. I don’t know very much about…I love religions but, what I found, in Zen for example, in Bouddism, was this, the practice of meditation, very basic thing. Right? Hum. And after continuing studying arts, and starting to develop…like a path in meditation. And studying Bouddism, Tibetan Bouddism, Zen Bouddism. Hum. I started to encounter other things that were related to that. And then I encountered this concept that was tea ceremony. Right?
I had this encounter to tea ceremony through a person, through my teacher. He, himself, he’s an artist. He’s a musician, he is a film director. He’s a very sensible person. And, I could see that he developed this bridge between his sensible world we could say, and his imagination. And a spiritual path. And at the same time his sole artistic side. Right? He’s an artist. And I saw those things come together in a very beautiful balance. Harmonious way. And I was very captivated about that. Because, when I say at the beginning was only form. I saw a really beautiful thing. And I can see…at the surface, the japanese aesthetic, at list in my perception, you see really beautiful things. The form is very important. You know, the link between content and form and…For Japanese, at least in my perception, everything order, hum, attention to details. It just stands out directly (claquement de doigts). You see, in every piece of design. It could be just paper or like…a fan. You can see years of traditions and investigation or whatever. Tradition is so strong for Japanese people, in my perception. Even if you go to Tokyo. Right. And you see all those people dressing like (grimace) thaaat, and have these costumes…But, if you press the right button (claquement de doigts) pook! You can actually see traditions go through their veins. » So, when as a student, an art student, when I came to this type of sensibility, I was very surprised because, I found something very beautiful, something…I had never experienced before, but I can now connect with it. Directly. When I encountered my teacher, I said something like : « I don’t know what is this. I…I don’t understand it but I find it profoundly beautiful. I think
it’s just amazing. And I wanna know more about this. » Right. It’s something that very touches me. And not only because it’s beautiful in form, but for me most important, it has earth. Kokoro* (*le coeur), as Japanese say. Right? It’s this connection between aesthetic and beauty and a path of realization of coming in contact, with you, your « inner you », we could say - it sounds a little bit cheesy but - but with you, and coming in contact with you, establish contact with the other. Right? And how…in tea ceremony, how you do this, you could say in a very simple way through tea - right? - is much more than that. So this question started to appear 8 years ago. » r A la suite de cette rencontre, Sebastian a continué à étudier la cérémonie du thé, l’esthétique et la philophie zen en parallèle de ses études de photographie. Au bout de plusieurs années, son professeur à pensé qu’il était temps pour lui d’aller au Japon étudier le thé. C’est alors qu’il part à l’école Urasenke pour un an d’étude intensive. « In Japan there are several..there are a lot of tea schools, mains schools of tea, big schools of tea. hum... I think the only one that have international students course is Urasenke school. My teacher comes from that school. So it was a really intense one year program…I was there with only 7 people. It changes between 7 or 11 people a year. Very few international people from different places. (...) So…hum…the only thing we were doing was studying. Right. 24 hours a day. »
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« For me…hum…I don’t wanna be a tea teacher. I don’t manna have this kind of life. But…I’m more interested in how can tea ceremony affect my creative process. As a visual artist. And that was my position for going to Kyoto. And everything just exploded. (...) When I when to Kyoto, everything just « boom ». You realize how big is the concept of tea ceremony. » A propos du processus d’apprentissage.
What happens after 6 months, there are new people coming, so we became Sempais and we had new Kohais. So we transfer the information. So this learning process was very interesting for us, and for me. Dos and don’ts - inside the japanese culture. And that really helped us. So in very basic things - how to wear things, where to buy things, how to move, how to write letters etc etc… And teachers were expecting this. Right. The school was expecting the Sempais to work. » r
« There is a tradition : things start from the way you dress. Right? We were wearing kimonos every day we when to school. Or at least 6 days a week. Hum… because, that’s the primality. And there are different types of kimonos. It depends how formal the ceremony is. The kimono, and the different things you should put on. Right? So, starting from that, you as a foreigner that’s quite strong. Because for Japanese people it’s kind of normal. That’s how we do everyday, it’s formal, we wear those things and we know we have to give presents and how you give presents. Everything…for me the learning process starts there.
« - I can say it’s hard because there are so many… because it’s not your tradition, it’s not your life style, it’s not your country. So there’s an infinity of details you are not able to get even in one intense year… Whatever…intense studying. So, of course our teacher will give information to us, but the standards of this school were really high, they were expecting some king of…preparation you could say. So this preparation was given to us by our Sempais.
And…learning process in Japan was really interesting because, I don’t know if you had this in your university, it « Sempai/Kohai » system (système de parrainage). So Sempai, they have spent 6 months in Japan before us, so they knew how the structure worked. Right. What places to enter, what places not to enter. Who to talk, who not to talk to. What to do, how to work etc etc… so these guys, these sempai were like our big brothers. (...) They kind of gave us information for 6 months in preparation.
- Yes, and they will actually teach you how to dress, but what they will do is just refined. Polish things. And it was good for us, because…hum…it’s like an extra effort. And for Japanse, if you demonstrate this extra effort, that you are putting in extra research or preparation, is kind of important for them. Right? And…teachers...I saw in Japan, at least of tea ceremony, they are like the living example of the whole tradition. If they are teachers. I’m saying this from the way they dress. If I ask a teacher « how shall I dress? »
- And then teachers were here to teach you the practice I guess?
he will tell you, he will give you details and I’ll tell « ho! Look at your teacher. Look how he dresses. Pay attention to him. And just copy. » Right? And students will do the same things. Teachers will set up the standards. » r « Ok so school. It is very interesting because, teachers as you are foreigner, teachers will communicate with every way tradition, how you should relate to everything. So you are always - I’ve never done this in my life before - always putting attention to every movement of your teacher. Every words. Every action. Every procedure. And their are very well aware of this. (il articule tres précisément ces dernières phrases, le ton de la voix est posé). And they want you to look. They want you to pay attention. They want you to write. (pause) Because, it’s not like, you have 80 000 teachers, because you know that teacher have been selected by other teachers. » r « Ok. So. Procedures in school. Hum…in school we had two parts, in the learning process. We have theory. Like half of the day was theory. We had hum classes inside the classroom. Hum…And we had different type of subjects related to tea ceremony. Right? Which have to do with philosophy, poetry, history, art history, architecture, ceramics etc etc. (...)All of these was related to tea ceremony. Right? Everything was connected with tea ceremony. And then we had our practical part, of learning process. And everything happens inside facilities which were tea houses. Everything was made of wood, everything had tatamis, we have ceramics, we have
everything was done the proper way. Right? In kimono etc etc…So the learning process in tea ceremony… hum…ok…how can I…I should go back in time. Everything has « djumi djumi djumi », preparation preparation preparation. Right. So a day before, we had to set everything for the practical lessons. So students have to take care of tea, sweets, organization, roles - on preparation who’s gonna do what. So when times comes, we have spent like an hour and half in preparation : and preparation means set up the tea house. (...) Some people will take care of fire, some people will do flower arrangement - which I think is really beautiful - People will do…flower arrangement is like sculpture. For me it’s sculpture, moment. Hum… some people will take care of the tea, especially, because they are some special things you have to know about tea, and how you have to deal with the tea, and to prepare the tea. For it to be used, just to get things set up. And we have few people who’ll take care of the kitchen, in a way. You could say the kitchen or the « misuya ». Which is the tea « Akitsu », the tea house kitchen. Which is really important. Hum…I can actually be, me hum, like a cinematographer, I could say, I always relate tea ceremony to pre-production, production and postproduction. That happens in tea ceremony. Right? I think you could say…a big amount of what happens is in preparation. Preproduction. Right. And in a tea ceremony, in a very formal way, and in studying too. So when you come to lessons, you did a lot of preparations, so when the teacher comes, everything is just perfect. And the teacher will come into the tea room, and check. He’ll check everything. He’ll check
if things are clean, if aesthetic rules have been applied, if things are in order..yes..So he will actually, the first thing the teacher will do, he will expect from you to be on time. Right, that’s more important for Japanese. And tea ceremony time is one of the most important things. So everything is in order and everything is on time. So learning process, if the teacher comes, it starts there. right. So he will actually come, look around, and he will start his comments. About the preparation. Right. So he will say « ok, very well will this. This is just horrible as you did this so..ta ta ta ta ta ».(...) When teacher enter the tea room, everybody’s sitting down, everything is set up, everyone is quiet, with their fans - you know this japanese fans in front of us - ready to salut, or to welcome our teacher. (...° The way you relate to your teacher in this environment is quite special. Right? There is a lot of protocols on how you relate to your teacher. To « sensei ». And you know, you know very well, how in japanese culture, this, this very formal thing, like « sensei, ohaio gozaimas,durotomachionegachimas. » Which is very formal, is not, is not a…is not this « arigato ». It’s « seisei, domoaligato gozaimachta. » It’s very formal. And the language used in tea ceremony is kind of the highest way of speaking in japanese culture. There is a name for it. I think we call it « kaiko ». Something like that. What is not useful in the japanese modern world. It’s kind of silly - rire - But in that environment, it’s more than important. But language doesn’t come only in the words, but it also comes in body language. Right? In your body language, in the textures you are wearing, your kimono,
in the way you are projecting yourself. So that’s kind of a…those are lessons, are kind of education. (...) You are going to actually duty, or you gonna perform with tea ceremony for teachers and colleagues, other students. It’s not new for you. It cannot be new for you. (...) So, I don’t know how much you know about tea ceremony but it’s not about just one ceremony, or one procedure, there’s a wide type of procedures - how to make tea - There are some formalities, the place, the situation. So you kind of train everyday those types of ceremonies, or protocols. So, you know what you will study that day, before the day before you spend maybe between 2 - 4 hours studying your lesson for next day. Right. So your teacher told you « Ok, next day you are going to do…hum…I don’t know…akobiosucha » - a type of procedure - Right? So the night before you were researching on books, and practicing on tatami, with stencils, so when the next day comes, and you are in lesson, the teacher will not teach you « tetenai », the procedure, from beginning to end. He will only make corrections. The worst thing you could do to your teacher, is not study. So if you were supposed to do a « Tenai », procedure for that day and you don’t know it, that’s like « what are you doing here? I’m not here to…You were supposed to study. » So that was kind of intense, because your day is not finished when the school’s finished. Right. Other important thing, when you’ve finished tea ceremony classes, the practical part, you will actually do the cleaning. We will do like 3 hours in addition to cleaning. We will do cleaning, and we will do study. We have actually 6 hours of sleep everyday - rire - if you
are very good. /personal life is extra/. So that’s how it goes. » r « We are talking about lessons, with a teacher. It’s really interesting subject. Student/Sensei relationship. (...) It establishes a connection with your teacher. Hum. I like this thing, when the Sensei teaches without words. You’ve established a connection with your Sensei when each of his movements inside the tea room, without speaking, he’s communicating to you. He’s establishing this kind of mirror, mirror of communication and sensibility. And you kind of establish a dialogue and a dance. A thing starts to happen in a round where there’s no need to speak. Where, at least for me, the round of images starts to grow, to appear. Like when, material things, a tea bowl, a calligraphy or a flower, becomes less important. They are part right now of the environment or the background. And this communication between humans, or vein to being, starts to appear. And it has more to see with the zen approach to tea or to things. Which speaks more about the inside. But that’s something different. But that’s the true connection with your teacher. And he’ll use things as flowers - it’s poetry! I love this because it’s pure poetry - he’ll use a flower for example as a metaphor to speak about life - to speak about temporality. Or change, and love. Right? And it’s not just a flower, it’s not just a tatami, it’s much more than that. I think the potential I see in tea ceremony, of extension. »
r
« Let’s focus on one type of procedure of tea ceremony , because there are several. So the ceremony comes with objects. A serial of objects you have to use. Hum…so, the same, what you are going to do, will impact on everything. So if it’s a very formal procedure, the calligraphy is gonna change. The type of flowers is gonna change and maybe the way your guest is dressing is gonna change. And the way they are going to talk to you is gonna change.(...) Formal language…everything. » r « To make the procedure « Akawasucha » you need basic things. So you need the utensils you are going to use. Right? Hum…so, that’s something very interesting because you can have like…if you only have one tea bowl, you gonna just use that one tea bowl. But…in japanese you call it « Toi Awaze » which is the selection of utensils. And that’s kind of a composition. So you do a sort of composition between…a balance between what tea container you are going to use, what tea bowl you are going to use, what tea spoon you are going to use etc etc…And that thing has to do…hum…that’s kind of…ok go back to Japan…in Japan…hum..las estaciones…seasons. yeah. So you know everything about the seasons. If we go back to the Japanese tradition….hum… Shintoïsm. This old philosophical view, approach, which was this relationship between humans and nature. I’m speacking very general about this. Right? And being
you a mirror of nature…being a wolness, being one with nature, and being one with yourself. And then zen, much more after, bouddhism comes to china and then comes to Japan and then this shintoism, bouddhism, they king of stick together really well. So all those old philosophical views, it’s always this connection with nature, which I think it has everything in this world and all the old traditions come from that. Right? So how it has been refined in Japanese tea ceremony it’s about relating the outside with the inside. So in Japanese tea ceremony, we are always paying attention to the seasons. More than the seasons, to the changes on nature. So we can talk about it - not talk about it…we can echo it, make an echo in the tea room. So actually the fire…hum…when it’s winter, the fire it’s like on the ground, and the charcoal it’s much bigger. And the water container is much bigger. And as slowly as it gets hotter, the fire starts coming out of the ground - onomatopé roc roc roc roc, comme s’il remontait le foyer - and then it’s up, the charcoal is smaller, and everything is a title bit lighter. So let’s go back to composition. So when you are making a composition, it’s not only about…hum…sizes and colors and patterns but about… it’s about the seasons too. How are these pieces…It’s not the same using…for example, if it’s really hot, you could use many transparent tea bowls just to bring freshness. It’s not the same if it’s really cold, and if you use a transparent tea bowl, it’s just (grognement mécontent) much more you would prefer a nice big warm thick tea bowl. And it’s not only your personal taste, but you have to think about your guest. It’s always this relationship between host and guest. You and the other. You could say, this host and guest, it’s just a way
of saying « Manon and Sebastian and the world ». How do I relate to the world, in a way. So you’re always paying attention to your guest and to your teacher, so if you are doing preparation, you always have to keep that in mind. Right?(...) So you’ve finished your selection of utensils, your selection of tea, what tea you are going to use, matcha of course, green tea, because there are different types of qualities, flavors. (...) You do your set up in the tea room, and you prepare your sweets, hum, you do sweets preparation, and then you go, you performed what you studied for hours the day before. Right? (...) You do the procedure, you have very specific steps, and the Sensei will just sit really close to you and the way of correction, the way of correction, is a very personal thing. It changes from Sensei to Sensei. And depends on the sensibility. Because some Sensei are more interested, for example, about the rhythm of things. Or some people are more interested about how you move through a space. Or some people are more interested about how you position things in space. Or how you actually communicate things. Right? Some Senseis are more into details, very specific details. And in tea, details are just silly things, are just a difference of millimeters. And just positions of hands and…yeah…and breathing… everything…hum…So I can say there are some Sensei who put more attention to style, they will focus on style points. There are some who will pay more attention to host and guest communication. Which is really important. And they will actually not care so much about technical stuff, or style points, but they will be more interested about how you communicate with your
guest. There are Sensei who put a lot of attention in technical things. (...) So when you finish server tea, you have guests, who are your colleagues, your tea students, and you would make tea for them, and you will establish a communication. Which is about learning tradition. A guest who ask you what type of tea is it? What type of sweet is it? They will ask you about the tea bowl maybe. They will ask you about the calligraphy. About the flowers. So you as a student are supposed to have all the information. To know about calligraphy, to know about flower arrangement, to know about the tea. And why? It is because you selected all those utensils for a reason. And that reason is your guest in a way. At the end, you thank the Sensei and the students. » r
Right? And the opposite : if things are really light, try to hold them like…try to think about them as heavy. So you find a middle way, like a middle ground. That suits everything. So it’s not the same holding a « Mitsusachi » which is a container of water which could be actually really heavy, and try to keep it with…yeah…that’s kind of a dance thing. And if you hold a bamboo tea spoon, a « chashaku » which is really nothing, it’s just like a feather…you should give it…its proper…weight…and position. Right? Hum..rules like that are endless. Which are like a style point, which a Sensei will communicate to you. » r « This relationship with object, between beings and objects, it’s key! It’s one of the most important things in tea ceremony… » r
Sa propre expérience de la cérémonie du thé. « So it’s like…I will relate it to photography. So… you actually know the basics of how to deal with the situation with your camera, and then it’s your personal influence. Right? It’s like dancing too! You know the choreography, but every dancer is particular and specific. The way you hold things. The way…ok. So it’s not only the mechanical thing, so how you have to move there and there...there is an insight that your teacher will communicate to you.
« In tea ceremony, one of the most important thing is time. It is something, always about timing. Timing comes from both sides : from guest and host. And because of very specific things. For example the kitchen. In a formal tea ceremony, you serve someone food, so you have a kitchen going on at the same time you are serving tea for example. Or you are doing charcoal, or you are doing…because there are different…you activate different devices inside the tea room, that will give you a certain time, a certain rhythm to things.
For example he will tell you « try to hold heavy things as they were light. » Try to make an effort with your whole body to act like there is not a lot of weight here.
For example, you do charcoal ceremony, it’s a special ceremony for the fire, at the begging. So that’s a physical element, of course the same way it takes some
time but, the actual time for the charcoal to light up, we know exactly how much time it’s gonna take. Right? Hum..so we do something else during that time, so the charcoal is ok and the water will come to a good temperature. And…in timing - let’s say you are serving food to your guest - every dish has its own time - so the host and the guest have kind of encounter certain rhythm for things to work. Because if the guest takes too long for something, the kitchen will just, they have to hold back thing, and things will start to fall apart. So let’s say for example : rice. Hum…rice is like a gesture to your guest to let them know that everything is going on time in that present moment. Because, the first service of rice - you are cooking the rice backstage for example - and when the guest comes, and the first, the first serving of rice, the rice is not fully cooked. It’s half raw, but it’s eatable. It’s nice. So the guest knows that the rice has just come out from the pot. Right? And through the other serving of rice, you see that the rice comes to his best point, and then the rice comes to…the end of the rice is a little bit burnt, you know? So it’s like an inside timing you are communicating to your guest. And the same thing happens with the other dishes. Which is, in japanese cuisine, kitchen is quite hum…on the moment. I guess you can say « Taisek ». Everything has to be fresh, on the moment, on it’s precise point. And for that to happen, you have to have a synchronized timing between guest and host. And that means, how you manage yourself through space, how you manage utensils, because when you are eating you have a lot of utensils. Right? You have the big thing, the
small things, the square thing and etc…So you have to move them with a certain rhythm and time for things to go smoothly. And if you work with other guests, the other guests have to follow this path of movement. And if everybody knows about tea, with everybody tea people, you enter into a rhythm of things that everybody knows what to do. And, at the begging as a student, it was horrible. Because we didn’t know what to do. So we were all nervous and we knew that there was pressure on time, and we were doing sluppy things. But as you get better, with time I guess, through the years, you know the pattern, you know how things will gonna go. And you start enjoying surprises. So, everything has to go on time because, while you’re eating, the charcoal is being prepared. Or in older times for example, people grind the tea in certain ceremonies, in that present moment. You could actually hear, when you are in the tea room, how someone is actually using this stone tool to compress and break the tea. So when it’s time for you to have the tea, it’s fresh. Made in the moment. You could say it was in the old times. Right? Hum…so, I guess, time is one of the most important aspect in tea. Right? And things cannot last too long, and things cannot be too short. And you as a host, you plan everything on time. Because there are simultaneous things you have to take care of. Hum…I always say when you do formal tea ceremony, hum…you do a lot of preparations and when the time comes, when the guest arrives, everything is just like, you actually have a schedule of things. What to do on certain times. And
different things right? And you have people helping you, they have to follow those certain times. And the interesting part of it is that everything, those times, and little actions, confer a much bigger experience. Because your guests, they don’t know about this timing, about those times, they are just experimenting things. - So it has to disappear? All this program you have to follow carefully, it doesn’t have to be seen by the host? - Exactly. They actually don’t know anything of this whole preparation. And if they are tea people, they know exactly what is happening in that precise time. And if they know exactly what is happening, they can actually enjoy how good and how precise is your attention to details and time. And actually time becomes more than a practical thing, it becomes something of an experience you can savor, and you can have a delight. Because everything is going so precisely on time « boom boom boom » (geste des mains qui tranchent). And only that because you are performing things in certain rhythm, actually it’s just beautiful. But there are a lot of things, for it to happen it’s quite hard (petit rire jaune). Because people have to be synchronized. Hum…Ok so that’s something that… hum..and you have to be very careful because if you take too long, your guests are gonna get tired. Right? If you’re going too fast, your guest will just gonna feel that…hum…you’re not putting attention to things. So you actually have to find, like a rhythm, through space and in your heart. And your hearth is connected to
your guest. So conversation, and movement are coming through the heart, you could say…hum… » r « Let’s talk about utensils. Some procedures are really high. Because they have a lot of details in movements; how you put things here, and how you put this thing here, and how you move your hand over here, and how you take of this thing, and how you do this thing. And actually, you put a lot of attention to things. And the thing is, if you don’t put attention to things - sorry for this use of language - things don’t work. If you misposition something… hum…then you realize you cannot move anymore, because this utensils is at the wrong place, and you have to go back steps. So some procedures are quite hard in that sense because there are so many precise details. And actually, when you’re putting attention at the beginning you are a little bit slow; with practice you will do that faster. And what I can see sometimes with my teachers when they are performing in a very complex « Temai » or a very complex tea service, hum, they do things really quickly, but it doesn’t feel rush. You see? There is this fine…this fine line between doing things very precise and very smooth and actually with quite speed. But the actual sensation of the overall experience, is not rushed. It’s actually this smooth continuity of movement. Like in dance. Right? And I’m linking this to one specific object. Hum, I love how people have some…hum…maestro…like
they have some…they have experience on this, they are masters in a way. They can actually place with time. In the tea. That’s something that really keep me in Japan, like Senseis. They kind of give their personal… hum, influence, personal touch to the movements. Now it becomes, it transforms something mechanical and beautiful, to something as a dance. Right? As a performance. Hum, and let’s say there are movements which you can do really fast and really precisely. And they start building up a rhythm with that, and they can decompress time, with other types of movements which are more in the philosophy of tea…hum much more… relevant? No not relevant. Much more…special. You could say. And in this case it’s like when you use this type of things (il me montre une sorte de serviette en tissu bordeau) It’s a « Fukusa ». And it’s used for purification. So during the tea ceremony, you actually go through a process of purification; you purify utensils. You purify a lot of things : you purify the environment through incent etc etc you clean things. But actually during the serving of tea, you do purification of utensils. But it’s not that utensils are dirty. They are clean. They are so clean, they cannot be more…hum…it’s a beautiful clean. But you are not cleaning the utensils, my Sensei say, « you are cleaning your heart ». Right? You are cleaning an utensil, but metaphorically, and inside, you are cleaning your being. And you are giving a purifying to your guest. Right? As an act of humility for example. And when moments like that come, hum, for example you are doing things, moving objects through space. And then when time comes when you have to purify, things come change. Right? There is a different
rhythm when you are doing something which is a little more, you could say a little bit more secret, or a little bit more special. And when I see, for example my teacher was really beautiful, because you…I see sometimes you are going to the cinema. Right? You are going to an experience, you are going to a theater, you are going to the circus.You are seeing this person doing a show for you, and you see he has a rhythm in how he moves in space. And you just decompresse time and watch different things. And it’s different from person to person, and from situation to situation. So, I guess time comes from.. hum…your inner perception, your insight, but at the same time it comes from, how you feel your guest and who your guests are. And, on the situation. Right? The actual environment. The season. The climate, or whatever. Right. Hum…so yeah, the concept has to be, it’s quite important, it will affect your actions. If you are purifying something hum, it means…it means something special. It’s not something you can do just like that. Because it will feel like it’s fake, or it’s not important. So you have to emphasize on things like this. So…yeah…this object (il reprend le tissu en main). It’s an object, it’s just a napkin. So you use objects to purify other objects. Right? Which I think is really interesting. And this object will just give you another sensation of time, and an experience. So (...) you actually learn how to use it. And you will have a purpose. And its texture itself, it will tell you how to manage it. It will give you like a rhythm and how you should work with it.
Hum…ok…so that’s an example of another object you actually practice a lot on how to use it. How you fold it and how you treat it (il effectue le geste en meme temps qu’il l’énonce). And it will have an actual effect on the object and on the situation and on the timing.. it’s a really quick thing, it’s just a detail. The whole ceremony is just full of this kind of details. Right? » r « Hum…yeah…so let’s go back to the actual tea, to the ceremony….hum…teacher will tell you this; the first part of ceremony…it really has to be…you have to buid a rhythm : so you are going, you’re preparing, you’re preparing. And then you serve. And after you serve, you have what you call a closing - because you close everything. Right? Because you served tea already. And then you have to go through a closing period, when you do everything backwards in a way. So you have to purify again, to clean utensils, and get them ready for the following. So that needs to go fast. Why? Because your guest is no longer expecting something. They are just seeing how you are decompressing things, and making clean back. So that needs to have a different sensation right? » r « Hum…and we were talking about different sensations and experiences in the actual formal tea ceremony. You, in a formal tea ceremony, you serve two teas, two types of teas. You serve thick tea, which is called « Koicha », and you serve thin tea, or light tea, which you call « Osucha ». Both are green matcha, but they
have different textures. Koicha is much more formal, that you serve in a special kind of tea bowl - « Raku » tea bowl in the case of Urasenke school - And that tea, if you have an amount of guests, let’s say about four, if there is more than four or five, like six or eight guest, you have to make two tea bowls to divide. But that is tea you can share with other guests. Right? So in a bowl of tea you prepare enough tea for, let’s say four people. Right? And….hum…and it’s kind of a thick - I don’t know if you tasted it, it’s kind of thick, hum…it has a body. So when the first guest receives this tea, he’ll drink it, and he will share, from this same tea bowl, the tea with the other few guests. Right? Hum…and this sensation is quite deep. In a formal tea ceremony, it’s one of the most important part of it. Because you are receiving tea, and you are sharing this…this…this liquid, which is just a vehicle of sharing experience and a connection with everyone. Which I think is kind of more, it’s a very ritualistic moment. Right? So that happens, it’s a little bit…it’s deep, it’s deep in sensations. There is no dialogue. Or there is really small dialogues during this time. And then you have thin tea, which comes almost immediately after you’ve drunk the thick tea, which helps to make things a little bit lighter, a little bit more… how can I say…people can talk now, people can…I wouldn’t say relax, because people are relaxed, but the ambiance or the environment is much more relaxed. You know? You can talk a little bit more, there is a tea bowl for each guest, you are not sharing the same tea bowl. And then you have sweets, you have other things that will make the atmosphere a little bit lighter. You know.
And you are preparing your guests to, like, to…to come down. Because at the beginning you serve food, and there is a very precise timing for food. Right? So you are eating and you have to do things in time - ta da da - and then you have first charcoal, you have food, and then you have « Sumi », you have Sumi ceremony, charcoal ceremony, and then you have food, you could say it’s a part of food ceremony, and then you have…well you are serving the food. And then you have thick tea, which is really intense, and then you have light tea. So you are coming down. And actually, this thin tea, which is called « Osucha », is the last part of the ceremony. After this part of the ceremony, guests are actually preparing themselves to leave. So when the host finishes serving tea, and he takes all the utensils, he comes down, you have to say goodbye and thank you. Right? For this time to come, you have already spent three hours and half. Or three hours at least. - Ho! do you take into account the time of preparation? - No no no. Not at all. I’m just talking about, from the moment guests enter the tea house, the entrance of the house, to the final part. It will take you about three hours and half. So actually it’s not like you are going to the Starbucks, and you are ordering a coffee, and it takes a minute. So, it’s not not like that. You go and you have a whole experience, that you know as a guest, is gonna last at least between 3 and 4 hours. So, that’s why it’s so important, timing, you as a host, because people may be sitting in « Seisa » (à genoux) like this, for hours you know. Four hours and
a half let’s say. That hurts. If you are not used to it, that really will hurt. So, you as a host, have to take care, have to think about this. How long your guests are going to wait, how long are they going to be sitting, how long are they going to be drinking tea, how much time are they gonna have to rest, etc etc…And you as a guest you have to know before you enter this, that you are going to enter this for three hours. It’s like you are going to a show. You are going to a movie which is gonna last three hours kind of. Hum…So yeah. And preparation lasts…When I did my graduation ceremony, hum…at Urasenke, it took me months, it took me over five months to prepare my ceremony. Because it has to do with my guest - who is my guest. What’s their taste in tea, their taste in aesthetic. And my selection of things, so it took me over five months to prepare all the details : the ceramics I was going to use, tea bowls, utensils, calligraphy, space, paper…everything. Just preparation, took me a long time. - So how do you give appointment to your future guests? Its’ like « I invite you for a tea ceremony in five months? ». Do you give an appointment as far in the time. - Yeah, yeah. Actually. It depends. It was a school thing, we actually knew that we had to do this ceremony at this time. But you actually give a formal invitation to your guest. Right? That’s hand written. It will take you time, it’s not as if you’re gonna print it. If you do it formally, you’re not going to print something from the computer. Right?
So, actually the invitation itself has to hold some temporality. Because you are not going to use the same paper, the same texture, for an invitation for winter than you are going to use for summer. For example. Because all those textures have to relate to the season you are going to have the ceremony. At least I was taught this way. So, if you are going to have a ceremony when everything is humid, and everything is really hot, maybe you will try to put some details, and have some points on freshness. Right? And coolness. And, although, it’s really warm, and it’s really humid, I wish we could have a fresh and cool day…in the commodity of the tea room. Right? And actually tea room is gonna change, the environment of the tea room will change. So yeah, let’s go back to the invitation, you must plan ahead. You must really plan ahead. Because your guest needs to plan ahead too. Right? So I could say at least…one month in advance. Because there is a lot of things that you’ll need to take care of. Right. It is an important date. (...) An you as a guest, have to understand the structure and timing of the tea ceremony to make things go smoothly. Right? So you have to know, you don’t have to take too much time in this part, and you have to take a little bit more time for this part. And you have to learn to be a good guest. Right? Not only in complimenting, in putting attention to the details that your host did, because he took a lot of time in cleaning the garden, in putting the flowers, in choosing the incense. So you have to put attention to those details and make comments on them. But at the same time, you don’t have to talk too much for things to take too long, and not to talk too little. Right? And
as a guest you need to always keep in mind the timing that is going to happen. So that’s something you need to learn, through time, and to know who’s your host. And who are other guests who are coming with you. So you actually have to put attention to them too. - What do you feel when you are a guest? What feelings does it bring you? - Hum…I think it depends on the circumstances. It depends on how meaningful is the actual circumstances for you. Right? It’s not the same thing if you are first guest. Because when you are first guest, it means the whole ceremony was done for you (il insiste sur le mot « you »). And if you are second guest, or if you are first guest, or if you are last guest - for example the role of the last guest is quite important. Because the role of the last guest is that you have to…You actually have the possibility to help the host. If he needs help or something, the last guest will actually come in action. But if you are the second guest, or third guest, you are just company, in a way. So the experience is quite different. If you are the first guest, because everything is gonna come very special… - Have you ever been a first guest? - Yes, yes I’ve been. And I think it’s really…really special. Because, you know everything is done for you. And it’s really beautiful. And it feels like…because you know the ceramics, and the tastes, the taste in tea, the taste in sweet, the taste in wood, was done to something you like. Right? And I remember my friend from Brazil,
she did a ceremony for me, she took some details from Mexico, and she took some details that I like, some details of communication I really appreciated. And you know, these three hours and half, it didn’t feel like three hours and half, it was like fifteen minutes the whole thing. Because there where so many beautiful things in experience and details, that I was just enjoying myself. And actually the other guest were really happy too because I was happy and my host was really happy because I was happy. So everybody was happy. Right? And there was a natural rhythm to things. But you know it’s like a movie production. You make all this preparation to make it feel natural and harmonious. So you do a lot of preparation even in mechanical things, right, as preparing, preparing, and making tests. (...) When things are going right, it’s just -poop- perfect. But sometimes people make mistakes, things go wrong, things go out of time, and you’ll just feel like horrible. (...) From the first moment you start receiving a communication - because in tea it’s about subcommunication - he is not maybe speaking directly at you, but through objects and through sensations, and textures and gestures, the host is talking to you. Right? Because the material he uses, because the calligraphy he uses, because the incense, the environment..everything. So you as a guest you are entering into a world of experiences, of sensations. You enter the architecture, the building, the environment, the tea house. (...) And there is no longer this sensation of time, but there is a sensation of…of experience. I don’t know if it’s clear but…You no longer think about minutes, or seconds, or
hours, but you are thinking more about what you are living in the present moment. »
Entretien avec David Liaudet r
Durant nos discussions, mon directeur de mémoire m’a un jour parlé de son ami David Liaudet, un graveur de quarante-six ans qui nourrit le projet fou d’illustrer chacun des mots du dictionnaire. Je décide de le contacter afin de lui demander une interview, désireuse d’en savoir plus à propos de sa pratique au long cours pour le moins singulière. r
Sa première réponse à mon mail : « Bonjour, La lenteur me concerne peu, sauf pour vous répondre. Mon travail est long mais pas lent, il est long car son protocole induit de fait un temps de réalisation très long. Même si, dans la pratique, je pourrais avancer d’avantage, faire plus rapide, son inscription dans le temps est naturel dans le sens où il suit les aléas de la vie. Je ne m’impose aucune rythmicité donc aucune lenteur. Je réalise ce travail, on pourrait dire, quand j’en ai l’occasion, occasion que j’espère la plus fréquente possible. La lenteur n’est pas pour moi une qualité choisie.
Au début de ce travail, j’avais le désir d’une forme plus directe moins réfléchie dans la mise au point des images pour en conserver, croyais-je alors, la véracité. Aujourd’hui mon fonds d’images, mes connaissances en dessin, mais aussi mon désir de ne rien laisser passer, m’oblige aussi à un ralentissement. Et je fais plein d’autres choses. Voilà. Pour le reste, il s’agit surtout d’une tentative d’épuisement de mon imaginaire, épuisement non pas triste ou en opposition, mais presque scientifique. J’aime sentir mon cerveau et sa fonction-image au travail, en répétition ou en errance. Reste la main qui dessine toute seule. Voilà. Tout le reste est dans le travail. Pour vous aider, je suis très proche de Bartlebooth, c’est mon maitre absolu. Bien à vous. David Liaudet » r
Je décide d’insister malgré cette première approche plutôt sèche. Satisfait de me voir insister, David Liaudet accepte l’entretien. Il m’accueille dans son atelier dans la banlieue de Rouen au début du mois de Juillet 2014. Son atelier est pour le moins singulier : un bric à brac / étagères surchargées - vieux poste de radio - pierres dans lavabo - planisphère - affiches diverses (« le lundi c’est théorie ») - des boites en métal - des cadres - la tondeuse à gazon - l’étendoir à linge - un abat-jour
spirographe - des boites de banania / au milieu duquel se tint une une magnifique et massive presse en bois et en fonte. r
« Donc ce dictionnaire là, en fait ce travail il a commencé…j’étais étudiant au beaux arts à ce moment là. J’avais fait un travail vite, pour dire très vite conceptuel - même si maintenant avec les étudiants je les reprends toujours quand ils disent « conceptuel » - j’avais décidé de prendre le mot « mot », le mot « dictionnaire » et le mot « définition ». De les chercher dans le dictionnaire, de chercher la définition de ces trois mots là. De prendre tous les mots qui constituaient leur définition, de chercher la définition de tous ces mots là. De prendre tous les mots des mots, des mots qui servaient la définition. Jusqu’à retomber sur le mot d’origine. Et pour faire ce travail là, bah je recopiais pas tous les mots évidemment. En fait j’avais fait une nomenclature, c’est à dire que je mettais le numéro de la page, le numéro de la colonne, le numéro du mot dans la colonne. Ça fait un travail d’une sécheresse…! j’adorais ça à ce moment là. Voilà, des colonnes, des pages de 20/29,7 que je rangeais dans des classeurs…très très conceptuel, voilà. Et puis à un moment donné je retombais sur mes pieds et puis voilà, je disais « voilà, le travail est terminé. Le mot, le mot revient à son origine, donc fermeture du dictionnaire comme objet…Enfin bon. Ça plaisait beaucoup à mes enseignants, heureusement pour moi. (Le ton de la voix avait baissé petit à petit puis reprend plus intelligible et assuré.)
Et en faisant ce travail là, je me suis dit, mais en fait heu…Y’a une injustice. Y’a une injustice parce qu’il y a des mots qui ont des…des vignettes, puis d’autres qui en ont pas. Je me suis dit, bah je vais réparer l’injustice (rire partagé). - C’était donc le point de vue du justicier! - Voila! Le point du vue du justicier! En me disant, à l’époque, comme je faisais toujours ça à ce moment là, moi j’étais étudiant, je me disais « ho! Je vais bien retomber sur mes pattes. Il va y avoir un truc ou un moment donné…on va me dire d’arrêter tout seul, ou c’est le dictionnaire qui va me dire d’arrêter tout seul. Bah…Ca fait 20 ans que je fais ça et j’ai toujours pas trouvé…(rire) J’ai commencé par le mot abandon et puis…bah je continue maintenant. Voilà hein. Par contre j’ai gardé ce dictionnaire là parce que c’est mon dictionnaire de référence. - Et je vois qu’il y a des annotations aussi… - Alors, ouai…Y’a heu…Je m’amuse. Alors quand le mot est fait, je fait un croix, évidemment, hein. Quand c’est des paquets de mots qui vont ensemble je les relie, pour moi, mentalement quand je dessine hein…c’est pas…pour moi je me dis « ha j’en ai 7 à faire. » Parfois ça me fatigue quand je vois que j’en ai d’un seul coup… La même étymologie, parce que j’essaye de respecter les étymologies, vous le verrez dans le dessin…Je me dis « ah là mince ». Parfois j’ai des pages de dictionnaires avec 20 mots, 25 mots, qui se suivent. Et donc j’essaye dans le dessin de garder, de conserver le dessin de base, et de le dégrader selon le…Donc ça c’est important pour
moi de le savoir quand je dessine. Et puis je m’amuse toujours - je date. Et puis je mets les acidulations, les préparations, de…d’acide pour mes pierres. Donc « 14 gouttes pour 40g ». Le montage : quand est ce que je fais le montage des pierres. Donc si on regarde bien, on voit que effectivement, là la lenteur est effective parce qu’une double page comme ça (feuilletant le dictionnaire, et s’arrêtant sur une), ça c’est à peu près une pierre. A peu près. Des fois c’est un peu plus, des fois c’est un peu moins. Voila, et donc évidemment quand le mot est déjà illustré eh bien je le fais pas. - Ah bon? - Non. Bah non! Je fais juste les mots qui... - Ah oui c’est vrai, c’est juste pour rectifier. « Epais » n’a pas sa place dans la litho donc? - Bah non. Par exemple tous cela je les ai pas fait. Alors, la chose qui est intéressante...(il fouille dans le dictionnaire et trouve une page où des nombres sont entourés) Il y a 44 100 articles. Il y a 2 637 illustrations. Donc ça veut dire qu’il faut que je fasse 33 100 - 2 637 images. Voila…(rire) (...) Alors des fois aussi je note des choses. (Il continue à feuilleter son dictionnaire) A la radio ou… ou quand j’entends quelque chose. Comme ça, ça me permet de me rappeler. « La Boule » par exemple, ça veut dire que je suis allé à la Boule. Et des fois je mets quand quelqu’un m’a rendu visite par exemple. Par exemple si j’étais en train
de dessiner, je pourrais mettre « Manon est passée à l’atelier ». « New York / Philadelphie » je sais plus ce que ça veut dire mais bon. - Ah oui, donc c’est un calendrier-dictionnaire… - Voila : « dessin achevé le…- très chaud - Philippe au Havre - Je suis seul dans l’atelier ». Voila. Pour moi c’est bien aussi, c’est une espèce de…de chose que, j’aime bien me dire « quand est ce que j’ai fait ça? ». De calculer le nombre de pierres que j’ai faites… (il continue à feuilleter et à regarder ses annotations) Voila hein : « Manuel et Sophie - Philippe et Sébastien dans l’atelier - beau temps - il est 11h » (rire franc) Je sais même plus qui est Sébastien. Alors les « L » c’est léger - acidulation légère. Et puis les « F » c’est acidulation forte, même très forte. » r
(Me tendant une autre planche, il remblaye sur le sujet de l’étymologie) « Voila avec les familles de mots. Où j’essaye de respecter…Alors des fois, même ça…bon faudrait être vraiment un exégète très très…précis. Quelqu’un qui irait voir et qui dirait « bah il a réutilisé l’étymologie d’un mot… » Voila. Parce que ça m’arrive des fois. Par exemple, tout les « dé-quelque chose », décontraction par exemple, je suis allé voir le mot construction pour dessiner dé-construction. Enfin je crois, normalement (rire). Mais heu, ce qui fait aussi que maintenant mon dessin a beaucoup changé, c’est que j’ai mon propre fond iconographique. Quand j’ai commencé, les mots je les
faisais rapidement, je voulais pas trop penser, je voulais pas que ce soit des symboles. Donc je dessinais vite, un peu comme du dessin automatique. Maintenant je m’appli…, c’est pas que je m’applique plus, mais disons que je laisse vraiment marcher…heu…l’imaginaire. Parce que je vous l’ai dit, pour moi c’est une tentative d’épuisement. c’est à dire que je me pose la question de à quel moment la mécanique va être sèche? Ou soit la main sera tellement habituée qu’elle fera toute seule. Ou à un moment donné…je…ou j’aurai l’impression que je…que j’ai fini quoi. Enfin je pense que ça n’arrivera pas mais…c’est l’enjeu. - Donc l’enjeu alors c’est l’épuisement, et pas finalement le dernier mot? - Non, c’est pas…Les derniers mots ils sont faits, puisque les « Z » sont faits. (rire) - Ha! Alors c’est pas dans l’ordre? - Non. Enfin, y’a deux exceptions. Disons que, non on reparlera de ça après - Disons que non. L’enjeu c’est pas tellement l’épuisement. c’est pas que c’est pas l’enjeu. C’est pas le but. C’est heu…comment dire? Comment trouver un mot pour dire ça? c’est pas facile…C’est comme une présence. Voilà. C’est une chose que je sais qui peut arriver. Voilà. C’est pas un moteur, parce que c’est pas non plus pour ça que je travaille, mais c’est un peu comme quelqu’un qui est à côté. Voilà. « Attention mon gars. Attention! » (rire). Voilà, un peu comme ça. Mais en tout cas la question de l’imaginaire elle est évidente, et moi c’est quelque chose que je revendique beaucoup. C’est quelque chose qui d’ailleurs n’est pas très revendiqué aujourd’hui dans l’art contemporain,
l’imaginaire…Cette capacité qu’on a à construire des images mentalement et…Voila. Et essayer de les donner…de les rendre. » r
(Amenant fièrement une planche remplie d’illustrations, qui dénote de celles que j’ai pu voir) « Voilà la première! Donc elle commence à…il faudrait que je la nettoie. Voila : « Abandon » hein, le premier mot que j’ai fait. Alors je dis toujours en rigolant, je dis « j’aurais pu m’arrêter là ». Faire « Abandon » puis - pouf - le travail aurait été terminé. Voilà donc on est pas du tout dans la même densité que là hein (comparant avec l’une de ses dernières planches où beaucoup plus de mots se serrent dans la page. Ils sont aussi mieux ordonné dans la mise en page. Dans la première, les dessins « flottent » un peu, c’est plus tâtonnant.)
rend compte qu’il y en a quinze. Alors (sourire) des fois je m’ennuie. Ca m’arrive de me dire « holala… » (il feuillette) Alors il y a des petites expériences comme ça. Avec des scotch…quand je sais pas trop quoi faire des fois, je me dis tiens, je vais essayer d’imprimer avec un outil, avec des feuilles…avec des feutres, par exemple. J’ai fait beaucoup d’expérience où j’ai voulu trouver un outil qui ne soit ni la plume, ni le pinceau, ni le crayon. (...) Et c’est intéressant graphiquement, que l’oeil voyage à travers des densités. Des choses très sombres, des choses plus claires à la craie heu…Et je crois que c’est aussi ça qui fait le plaisir qu’on a à cheminer là dedans. Voilà, avec une des premières, on voit bien la différence de dessin. Des fois les premières, moi j’ai du mal à les regarder. Y’en a que je trouve…(baisse le ton de la voix, je n’entend pas la fin qui ressemble plus à un marmonnement).
(…) Donc on était dans une densité de dessins qui était bien moindre. Et puis aussi ce que je faisais c’est que, quand j’avais pas d’image immédiate, je passais sur le mot. Ce que je ne fais plus du tout maintenant. Maintenant, je…je m’oblige - enfin c’est même pas que je m’oblige, c’est que je…je n’ai pas de problème. Comme j’ai un fond, une habitude je…je trouve toujours quelque chose. Donc il y a un densité qui est bien moindre sur le début du travail, que sur celles d’aujourd’hui. »
En voila une qui est un peu particulière par exemple.
- Voila « Demi ». J’ai commencé à faire « Demi ». J’ai fait ça. Puis après j’avais Demi-, Demi-, Demi-, Demi-, Demi-, Demi-, donc heu…(rire) Bon. Les trois premières, on rigole, et à la cinquième on se dit « holala », à la sixième « qu’est ce que je vais faire? »… »
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« Alors des fois, je me fais avoir, parce que je commence un mot très complexe pour un mot, et je me
« - Et votre technique de lithographie, est ce que vous la trouvez changée?
- Ah! c’est tous les « Demi- ».
- Oh non, ça ça a pas changé. Non, la litho, je dis toujours en rigolant, en deux après-midis on est lithographes hein! Oui sincèrement, il y a rien de très compliqué, le plus compliqué c’est les acidulations, c’est de comprendre sa pierre. Mais l’encrage, moi j’ai des étudiants, ils font de la gravure avec moi, je leur dis toujours « tu sais bouger les bras, tirer une litho tu sais le faire ». Faire comme ça avec ses bras (il mime le geste), mouiller une pierre, bon bas vous nettoyez votre table, vous savez mouiller une pierre. Vous savez faire ça avec vos bras (mime), vous savez encrer. Régler une presse, la pression, ça en dix minutes on apprend à le faire. C’est pas compliqué. Ce qui est compliqué, c’est sentir sa pierre, l’acidulation, les ancres…Ça après c’est des finesses qui sont plus difficiles. L’acidulation c’est plus complexe. (…) Le plus compliqué c’est de dessiner, c’est de savoir ce qu’on veut faire. » r
« - Alors les « D » ça à été mais…j’en pouvais plus! C’est énorme! Enorme! Quand j’ai fini les « D », c’était, je sais pas, j’ai du passer, sur les vingts ans j’ai du passer…sept ans! Huit ans! Que sur les « D »! » r
« - Vous disiez que vos professeurs étaient ravi qu’un projet comme ça, avec de l’ampleur, soit en train de naitre. Et vous en tant qu’étudiant, comment vous l’avez ressenti? Est ce que c’était vraiment un engagement à l’époque? Parce que ça représente des années de travail… - Bah je savais pas que j’en prenais pour vingt ans, c’est évident. Comme je vous disais tout à l’heure, je
me disais que soit ça allait aller plus vite, parce que je pensais que j’allais dessiner plus vite…enfin je sais pas, en même temps c’est une question d’âge, quand on a votre âge, enfin quand moi je vois mes étudiants, ils sont pas du tout en train de se projeter. C’est normal. C’est une question d’âge. Je ne me projetais pas dans vingt ans. Je savais pas ce que j’allais faire six mois après. Je leur dis toujours aux étudiants « vous savez, je préfère ma situation à la votre hein. Parce que je sais maintenant ce que je suis, je sais où je vais, je suis à peu près calé, je suis sur mes rails…J’aime mieux ma situation que la vôtre. » Alors que je pensais pas du tout à ça. - Donc c’était pas une projection, alors qu’il y avait quand même… - Non. Il y avait de l’humour par rapport à la tâche. C’est à dire que je savais que c’était énorme. Je savais bien, ça faisait rire tout le monde. Surtout au début, vous avez trois lithos, et puis vous tenez le dictionnaire comme ça (le soupesant dans une main). Déjà, encore maintenant, j’en suis là (séparant un petit tiers du dictionnaire). Déjà ça fait rire les gens quand je leur dis…Souvent mes amis, ça fait vingt ans qu’ils me connaissent, ils me disent « t’en es où? » alors je leur dis « je suis au « F » ». Ils me disent « bah dis donc, t’avances pas! ». Ils s’attendent à ce que je leur dise au « T » ou je sais pas « R », ou « S ». J’ai 46 balais, ça fait vingt ans que je fais ça, ils s’imaginent que j’avance beaucoup plus. Alors que quand j’ai fini les « E », j’étais tellement content de finir les « E »! Voila c’est vite fait, j’en suis là. (il retrouve la page ou il s’est arrêté et sépare le dictionnaire en deux parties inégales) J’ai fait ça. Et voila, il me reste ça (la plus grosse partie). Voila, il suffit de faire ça pour comprendre. Là j’ai mis vingt ans à le
faire…bon bah j’ai vingt ans. J’ai 46 ans heu…bon, avec un peu de chance heu…Bon voilà. Y’a aussi…ça fait partie, évidemment, de la chose. Ça fait partie de la…c’est aussi ça qui rend le projet aussi heu…intéressant, puis en continue et les gens sont dans le désir de savoir où j’en suis. Enfin y’a une espèce de chose comme ça…Mais… - Mais au départ il y avait quand même une envie d’aller jusqu’au bout? - Je suis pas sûr, qu’il y avait une envie d’aller jusqu’au bout. Non, je pense sincèrement que comme beaucoup de mes autres boulos, je m’étais dit, il va y avoir à un moment donné un mot ou un dessin ou… quelque chose qui va faire que, je vais tomber sur un mot qui va parler de la finitude, ou de l’arrêt, ou je sais pas quoi, puis je vais arrêter là, en disant « je suis arrivé à ce mot là, donc c’est la fin, c’est pas la peine d’aller plus loin. » Comme s’il y avait une sorte de redondance, de…de tautologie. Un truc comme ça. Parce que j’ai fait beaucoup de travaux qui étaient comme ça, bouclés sur eux même. Ce qui énervait beaucoup mes enseignants d’ailleurs. Parce que c’était toujours heu…fermé. A soi quoi. Complet mais heu…toujours un peu comme ça. Donc quand j’ai commencé, quand je me suis lancé dans cette histoire là, d’un seul coup, pour mes enseignants, je me rappelle très très bien de ça, déjà le retour au dessin, c’est à dire quitter les modes de représentation qui sont ceux de l’art conceptuel, un peu froid, le retour au dessin etc…heu, d’un seul coup le - huuuu - (prend une grande inspiration) Pour tout le monde. Tout le monde à fait - waaaah - enfin t’as trouvé un endroit, où tu mets très très loin la fin de la boucle,
et puis surtout tu produis quelque chose qui a aussi une plasticité, qui est un petit peu plus débordante que juste une liste de mots ou de recopier. Parce qu’à un moment j’ai aussi fait un travail où j’ai recopié entièrement un livre à la main sur le livre, par exemple. Donc je faisais des boulots comme ça. Donc vous arriviez dans l’atelier, y’avait des feuilles 21/29,7 avec des numéros, et puis à côté vous aviez un livre manuscrit. C’était un peu…un peu sec quoi. Et ça (en montrant une de ses planches de litho), évidemment, d’un seul coup, même si c’est la première, même si on en voit qu’une, tout à coup y’a du dessin. Et puis le projet, il y a un humour aussi par rapport à l’énormité du projet. Evidemment c’est une position… Et puis la chose importante, ça a été aussi pour moi, je vous l’ai dit dans le message (faisant référence à notre échange de mails), essentiel, c’est Georges Perec, c’est « La Vie mode d’emploi ». Quand j’ai lu…même des fois encore aujourd’hui, quand je le lis, le passage ou il est question de Bartlebooth, ça me…ça me sidère. Parce que c’est tellement…moi. Je me sens tellement proche de cette vision de ça de la vie. Enfin à cette époque là, maintenant, moins, parce que je le trouve un peu triste aussi Bartlebooth. Mais à cette époque (le ton de sa voix prend ton nouveau, passionné) là je trouvait ça tellement génial de régler sa vie. Tellement…voilà quoi! Y’a rien qui va déborder. C’est comme ça. Ça va être tenu. Voila, ça ça me, à ce moment là, ça me plaisait énormément. Maintenant, voilà, je trouve ça un peu cynique, un peu froid…Je me dis quand même heureusement quand même qu’il y a plein d’autres choses. Qu’il y a quand même des choses qui arrivent, et qui sont pas…Voilà, des cartes postales, ou d’autres choses. Heureusement
que la vie n’est pas comme Bartlebooth. Mais quand je lis ce moment, ce passage là, je me dis - wooooh Ouais, c’est lui qui a raison quoi. C’est lui qui a raison d’aborder ça comme ça. Ça ça a été très important pour moi. Perec a été très très très important. Très très important. Parce que c’est un mélange de protocoles, de processus - hein l’Oulipo, toute cette école là - mais en même temps, c’est un écrivain. C’est à dire que ce n’est pas que du côté de l’idée, que du côté de la froideur mécanique de la réalisation d’un protocole. Ce qui est génial avec Perec, c’est que si on lit « la Vie mode l’emploi » et qu’on sait pas qu’il y a des règles derrière, ça reste un livre extraordinaire. Ce que j’aime moins chez beaucoup d’auteurs de l’Oulipo maintenant, c’est que… on s’emmerde quoi. Ça m’ennuie. Parce que je sens que ce n’est pas débordé. On sent bien que c’est une application gentille de la règle mais…Ce que je trouve génial chez Perec, c’est sa capacité à déborder ça. « La Vie mode d’emploi », c’est un livre à tiroir. Le protocole est totalement dépassé, alors qu’il est totalement… décideur. Et là je me retrouve dans une position comme ça quoi. Je me retrouve complètement. - Vous me parliez dans notre échange de mails de répétition. Je vois bien qu’il y a de la répétition, mais c’est quand même un dessin différent à chaque fois. Donc la répétition elle est là, elle est dans ce protocole finalement? - Elle est dans la cérémonie, un peu. On pourra dire ça. La cérémonie, c’est à dire, moi je sais que ma répétition, et parfois qui m’épuise - vraiment, des fois j’en ai marre hein - c’est grainer, dessiner, tirer, ranger.
(Bat la mesure de la main sur la table en même temps) Grainer, dessiner, tirer, ranger. Des fois je me dis que j’aimerais bien arriver dans un atelier où il y aurait dix pierres de prêtes! Moi j’aurais juste - hop - et puis je m’occuperais pas. Picasso quand il fait la suite Volard quoi. Il a une plaque posée sur la table. Il vient avec son stylet, il fait (mime le dessin sur la table) - hop et puis y’a le tailleboussier qui part avec les plaques et puis deux jours après il arrive avec le tirage, et puis on reprend les plaques et puis…Des fois j’aimerais bien ça. Mais en même temps, je sais que pour être bien, d’une certaine manière, vraiment pour être bien au sens heu…pathologique du terme. J’ai besoin. J’ai besoin - ça rejoint le côté casanier aussi dont je parlais tout l’heure dans la voiture - j’ai besoin de savoir que les choses sont comme ça. Voilà, que là on fait, et qu’on refera. Puis c’est toujours pareil, et en même temps chaque fois différent. J’ai besoin de ça. J’ai toujours eu besoin de ça comme artiste. J’ai toujours eu besoin de me donner une chose à faire. Et de la faire. Sinon, je pense que je ferais rien. Je suis pas quelqu’un…en ça je suis pas du tout romantique. Je suis pas du tout quelqu’un qui pense que les choses heu…je suis pas quelqu’un qui réagit au monde…comme ça, soudain à un truc. Je suis pas du tout…j’admire beaucoup les gens qui le sont. Mais je suis pas construit comme ça. Il me faut - voilà - il me faut mon truc. Moi je sais que mon pot d’eau il est là, mon atelier il est comme ça, puis mon travail est comme ça. Je dis toujours aux étudiants « moi, vous savez, en tant qu’artiste, je me lève le matin, je sais que (pose la tranche de sa main sur un coté d’une planche de litho) je vais démarrer là ». J’ai pas à me dire « qu’est ce que je vais faire…qu’est ce que j’ai envie de faire aujourd’hui…
est ce que je peux faire ça… » J’ai pas cette question là. J’ouvre mon dictionnaire, je sais exactement où j’en suis, pourquoi j’en suis que là, et pourquoi j’ai encore tout ça à faire. Voila, je suis le seul responsable de cet état d’avancement ou de retard. Mais c’est pas de la lenteur heu…décidée. C’est pas de la lenteur où je me suis dit, je veux…heu c’est cool…c’est pas une lenteur comme ça, c’est pas une lenteur pour se permettre de jubiler mieux du monde ou je sais pas quoi, mais c’est pas une lenteur comme ça. c’est plus un rythme lent qu’une lenteur. Je sais pas comment définir ça c’est un peu…
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« - Je pense que j’aime bien là où j’en suis quoi. J’aime bien ce que je fais aussi maintenant. Donc, j’ai pas envie de m’arrêter. C’est pas mal quand même, dans un travail d’artiste d’être content de là où on en est. » r
« - Quand vous m’écriviez (par mail) que « la main travaille toute seule », on sent une régularité qui est arrivée depuis le départ. Mais donc cette main qui travaille toute seule, ce serait plus un lâcher prise ou au contraire une maîtrise qui permet de prendre prise?
- C’est le temps qu’il faut… - Oui c’est ça, il va falloir un temps pour le faire, et je suis dans ce temps là. Bon bah si c’est vingt ans, c’est vingt ans. - Et qui n’est pas brusqué parce que vous n’avez pas de dead line comme une exposition dans cinq ans? - Oui voilà. Voilà. Si ça ça m’arrive, j’aurais du mal à le faire. Ah oui. En tout cas je pourrais pas le faire comme ça. La du coup il faudrait que je m’organise heu…Ça serait pas du tout du même ordre. (silence) Mais oui je…je suis toujours très étonné quand je vois mon travail aussi, c’est très très bizarre. Il y a toujours une distance. Je me suis toujours étonné de mes rappeler, des images. Alors ça par exemple c’est un hommage à Turell. Ça se voit pas beaucoup mais c’est un hommage à Turell. »
- Ah non c’est une maîtrise. Alors là c’est une position très très ferme avec beaucoup de mes collègues à l’école. Alors moi je fais partie de ceux qui pensent qu’on est libre quand on maîtrise quelque chose. C’est pas quand on sait pas le faire qu’on est libre de le faire ou de pas le faire, c’est quand on sait le faire. Donc non non, c’est pas du lâcher prise, moi j’ai horreur de ça, le lâcher prise heu…désapprendre - quelle horreur : désapprendre, c’est terrible ça de désapprendre. Réapprendre, mieux, oui. Mais désapprendre…Je vois pas l’intérêt de désapprendre. Quand je vois certains de mes collègues qui peignent avec les yeux fermés ou je sais pas, des choses comme ça…Bon, c’est rigolo quoi, je veux bien mais… Je pense que quand même il y a, enfin surtout dans ce domaine là qui est quand même très très lié à des gestes. Quand on veut faire une aquateinte, quand on veut faire un lavis, quand on est peintre et qu’on veut faire un lavis, soit on sait le faire et on arrive à le faire,
soit on sait pas le faire. Ou alors à ce moment là on délègue, on peut aussi demander à quelqu’un qui a le geste mais…S’empêcher de le faire parce qu’on ne le maitrise pas, ce n’est pas de la liberté pour moi. Ça a pas de sens quoi. Le lâcher prise heu… Non pour moi le lâcher prise il est pas dans le dessin, il est dans la pensée, c’est à dire dans le…ne pas se priver d’une forme, ne pas se priver de…d’un seul coup si j’ai envie de faire ça, je vais le faire, je vais pas être en train de me dire « il faut pas que je le fasse ». » r
« - Je vous cite « j’aime sentir le cerveau et sa fonction image au travail, en répétition ou en errance ». Alors moi, ni une ni deux, j’ai cherché la définition du mot errance dans le dictionnaire : « l’action d’errer, de marcher longtemps sans but précis ». On a déjà évoqué la question du but, et moi c’est une question qui m’intéresse beaucoup aussi. Est-ce que le fait de repousser la fin de ce projet là, ça permet de faire évanouir le but en soi, et constitue une ouverture? - Je crois que un peu terriblement, ça va être un peu dur ce que je vais dire, je crois que ça a vraiment quelque chose à voir avec la mort. (rire) C’est à dire que c’est… Comme on projette loin, ça rassure sur l’idée qu’on va être obligé d’aller jusqu’au bout. Y’a un truc comme ça je crois. C’est à dire que, je crois que c’est aussi vrai pour les autres travaux que je faisais avant, y’a quelque chose comme ça de…comme on se donne un challenge sur un temps très très long, on se dit qu’au moins on ira jusque là pour le faire. Mais ça c’est sur la temporalité.
Après heu…sur la question des images, oui j’aime beaucoup quand je lis la définition du mot, sentir, que d’un seul coup mon cerveau…Alors des fois c’est très très ténu. Des fois j’ai juste, en lisant la définition, la sensation dans le mot qu’il faut que je le fasse à la craie ou à la plume. Et je prends ma main et je fais ça (mime le geste de dessiner dans un geste leste) comme ça sur la pierre et - yop - j’ai l’impression…c’est là que je dis que la main est autonome. C’est à dire que, des fois je - hu ha ha - je tiens - ha oui - et -hop - Je saurais absolument plus dire à ce moment là, si c’est la tête qui dit à la main de travailler, ou la main, qui d’un seul coup envoie au cerveau des informations et y’a une espèce de chose comme ça qui est très très curieuse. Y’a des fois où c’est très très dessiné dans ma tête, donc je transmets juste - l’image elle est faite et j’essaie de la faire au mieux par rapport à ce qu’elle est - et des fois je fais ça, hein vraiment - hop - (geste de dessin furtif et aisé) je dis « ha oui, d’accord » -hop - (rire) et c’est ça. Alors ça fait ça (me montrant une illustration), ou ça fait heu…chais pas quoi d’autre mais. Alors ce qui est très important aussi en terme de temporalité, par exemple, c’est les outils en litho. Parce que je lis la définition d’un mot, je prends ma craie, elle est pas affutée, le temps que je l’affute (petit silence) « ha! ça y est ». « Je l’ai ». Si j’étais dans une immédiateté, je passerais je pense. Je dirais je l’ai pas. Et là comme y’a la temporalité de préparer la plume, d’aller remettre de l’eau, tailler mon crayon…des fois ça suffit aussi ce petit laps de temps - c’est trente secondes hein, c’est rien du tout - pour que le, le temps que je fasse ça, que je suis concentré sur ma plume, le mot tourne, et puis - hop - je l’ai.
Mais des fois, comme je le disais tout à l’heure, c’est l’environnement. C’est à dire, je suis en train de faire quelque chose, je sais pas quoi faire, je vais regarder la forme du poste de radio, ou je vais entendre un truc à la radio, ou je vais avoir quelqu’un qui va passer. Puis d’un coup, un rapport de formes va naître, un rapport de couleurs qui va faire que, je vais être dans la disposition pour dessiner tout de suite. Y’a des vignettes - je sais pas où elles sont mais - qui représentent une espèce de poussette. En fait c’est clairement parce que quand j’étais en train de dessiner à ce moment là, j’ai un de mes amis qui est arrivé avec sa poussette avec son gosse, et je me suis dit « mais il faut que je fasse une poussette » pour ce mot là. Alors j’ai fait une poussette. Voilà c’est très très terre à terre, et puis des fois ça joue sur des temporalités. Alors c’est très très différent. C’est des hauteurs, des rythmicités qui sont très différentes. Mais en terme de longueur (étire le mot en le prononçant) sur le temps long, ouais je crois que ça à quand même quelque chose à voir, un peu morbide à voir avec…Et je pense qu’Opalka aussi. C’est là où je rejoins beaucoup Opalka. Opalka lui en plus c’est dit dans la forme hein, plastiquement. Et ça rejoint Bartlebooth, c’est à dire que Bartlebooth y’a aussi quelque chose chez lui de…régler sa vie quoi. Voilà, au moins ça c’est clair. Après, bon…c’est pas moi qui déciderai mais… - Il va falloir que je le lise « La Vie mode d’emploi ». - Ah c’est super. Oui c’est super. - Mais chez Perec c’est réglé pour faire naitre des choses quand même. Enfin je sais pas comment ça se passe chez Bartlebooth mais...
Bartlebooth oui…Bartlebooth, c’est un apprentissage. C’est aussi la question d’un apprentissage. Oui, il apprend l’aquarelle, il apprend…Il y a l’inutilité totale aussi de l’action. ça ne sert à rien. Ça n’a aucune portée philosophique. Aucune portée politique. C’est aussi une chose très vaine, le projet de Bartlebooth. C’est ça qui est un peu terrible maintenant quand je... c’est pour ça que maintenant j’ai un peu de mal à m’identifier à lui parce que maintenant je suis plus du tout de ce côté là mais… Y’a quand même l’histoire d’un type qui se met hors du monde. Et pour se mettre hors du monde il oblige sa vie à faire…à faire des choses quoi. L’autre personne très importante pour moi aussi ça a été Bertrand Roussel. Voila, donc on est dans cette veine là. La quatrième dimension de Pavlovski. Drillon pour la ponctuation. Alfonse Allai. Tous les incohérents du début du siècle. Topor. Stignberg. (…) Jules Vernes aussi. Tout ça c’est la même famille, on voit bien : Perec, Roussel, Vernes…Novarina. »
Entretien avec Marc Bayard
de connaissance pour arriver à faire, ou à juger, ou à prendre une décision. Ensuite en ayant vécu six ans en Italie, enfin six ans et demi plus précisément, c’est vrai qu’il y a un mouvement slow, « slow food. »
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- Qui est assez vieux pour le coup? A la suite de notre rencontre à l’occasion d’une table ronde sur le Slow Art à l’institut Suédois en Juin 2014, Marc Bayard m’accorde une interview à propos du mouvement Slow Made qu’il a co-fondé. Marc Bayard est conseiller au développement culturel et scientifique au Mobilier national, critique et historien de l’art. Il me reçoit le 1er Juin 2014 dans son bureau du Mobilier National. La pièce résonne; elle est vaste et haute sous plafond. r
« - Vous êtes co-fondateur du mouvement Slow Made. Pouvez-vous m’expliquer comment est né ce mouvement? - Alors, il est né à la base d’une démarche très personnelle puisque c’est moi qui ai proposé. Il y a deux choses. Il y a d’abord quelque chose de très, alors de très personnel sur la notion de temps, ou de prendre le temps de la réflexion, puisque j’ai fait un thèse d’histoire de l’art, puisque je ne suis pas du tout, mon caractère fait que je ne suis pas rapide. Même si je peux être vif, mais pas rapide…j’ai besoin de peser le pour, le contre. Donc il y déjà dans la personnalité quelque chose que je dirais d’assez…je dirais pas lent mais il faut un processus
- Oui, qui a trente ans, oui. Qui a une trentaine d’année. Et en plus toutes les citta slow, un certain nombre de mouvements. Je trouvais ça intéressant dans la problématique de repositionner la production aujourd’hui. Et encore une fois, pas que le lenteur, mais repenser l’acte productif. Non pas toujours plus en quantité mais plus en qualité. D’où, à un moment donné, en arrivant ici au mobilier national, il me semblait intéressant d’aborder différemment cette question des savoir-faire et des métiers d’art par une problématique un peu plus ample, un peu plus englobante, qui était la notion de temps, donc de slow. De lenteur si on veut, mais une lenteur par rapport aussi à une rapidité. Donc c’est un petit peu les jalons rapides. Et c’est vrai qu’au mobilier national nous avons des manufactures de tapisseries, de tapis, des ateliers de restauration, où on peut être parfois très rapide hein, il faut être rapide. Et puis pour une institution qui existe depuis quatre siècles, forcément le temps…heu est au coeur de la problématique. Voilà un peu comment est venue l’idée du slow made. Avec deux membres fondateurs du mobilier national et l’institut national des métiers d’arts.
- J’ai pris connaissance des manifestes des mouvements slow food et slow science. Avez vous rédigé un manifeste du Slow Made? - Oui, tout à fait. Alors on a sorti nous aussi un manifeste hein, sur le site, nos six points qui sont les valeurs du slow made (La recherche : le temps de la conception et de la réflexion; Le geste : une fabrication qui maîtrise le savoir-faire; La pratique : liée au développement durable, au rythme du travail; La transmission : des valeurs attachées à la culture et au savoir-faire; L’appropriation : l’acquéreur devient un acteur responsable et averti; Le prix juste : qui prend en compte le temps du développement et de la réalisation). Donc on a mis plusieurs mois à réfléchir sur le terme, sur ce manifeste; qu’est ce qu’on y mettait, le choix de certains mots. Et après on l’a lancé. On l’a annoncé publiquement le 22 novembre 2012, au rendez-vous de l’INMA au mobilier national, comme une réponse possible à la production aujourd’hui manufacturière de qualité. - Vous avez monté ce mouvement avec d’autres personnes. Vous aviez parlé, à l’institut Suédois, de designers entre autre? - Oui. Designers, bon il y a Gregoire Talon des compagnons du devoir, il y a Ludovic Avenel l’ébéniste avec génération Boulle, il y a Alain Lardé, l’ancien patron des designer’s days, il y a des gens de la communication, des économistes, des gens de l’INMA. Voilà, un peu tous les horizons, aussi bien de la fabrication, que la communication et de la réflexion un peu plus largement.
- Et aujourd’hui qu’est ce que vous arrivez à mettre en place autour de ça? - Bah, le mouvement a plusieurs ambitions. Une vision, une ambition…visible dès l’iceberg, si je puis dire, c’est que déjà toutes les personnes se revendiquent, puissent se dire « oui finalement je suis slow made »; ce qui est en phase de réussir puisque le mouvement, enfin l’idée du slow made, beaucoup de gens en ont entendu parler, hein dans le métier. On a quand même réussi à, je dirais pas imposer un mot, mais à diffuser un concept. C’est déjà pas mal! (rire) On a quand même réussi. Donc l’idée c’est quand même de devenir l’étendard commun. Non pas pour relabéliser, au contraire. Que ce soit un partage de valeur commun quoi. Un partage de valeur commun parce que jusqu’à maintenant, on se revendiquait soit designer, soit on se revendiquait ébéniste, soit éventuellement métier d’art, mais lesquels? Donc là l’idée, justement, c’est un partage de valeurs. Ça s’est la partie visible. La partie moins visible, c’est avancer sur des problématiques. Des problématiques… transversales. Notamment les questions…les grands thèmes de réflexion sont « sur soi », « le chez soi » et « autour de soi ». Donc « sur soi » : tout ce qui concerne la personne, mais assis jusqu’à maintenant on a pas généralement mis ensemble les parfumeurs avec les joailliers, et les designers textiles. C’est très séparé alors qu’il y a des problématiques communes. Le « chez soi », c’est la questions du design intérieur, jusqu’au jardin hein. Et enfin le « autour de soi », c’est des problématiques un peu plus environnementales ou la cité. Et notamment
la question des matières premières. La disparition des matières premières. Ça on en parle pas assez, mais c’est quand même LE vrai problème. Les savoir-faire disparaissent mais aussi des matières premières. Les questions de développement durable plus…plus délicat pour certains métiers et savoir-faire.
qu’il est Slow Made, bah tant mieux pour lui, mais nous, bon, peut être qu’on le reconnait pas complètement. Mais lui en revanche, il est complètement Slow Made, par sa démarche, par ses matériaux, par sa transmission, par… » Voilà, y’aura aussi, on doit toujours être porteur d’un message et d’une avancée pour aller plus loin.
Donc ça c’est poser les problématiques, poser les questions. Et battir un site internet aussi ambitieux pour faire porter tous ces messages. Voilà un peu les actions visibles et moins visibles et qui se préparent petit à petit. Mais c’est vrai qu’on a eu une longue phase, et qui va continuer, de sensibilisation. Par des tables rondes, des présences dans des salons, dans des manifestations du type « les journées européennes des métiers d’art au Palais de Tokyo », aller dans des écoles de formation comme, on est allés à l’école Boulle, on est allés à Sciences Po, et pourquoi pas à l’ENSCI un jour. Donc petit à petit c’est porter la parole, si ce n’est la bonne parole, auprès de différents lieux où la création se fait.
- Et donc cette association elle aurait pour but d’aider ces fabricants?
- Ça reste donc une grosse partie de communication. Vous disiez ne pas labéliser mais c’est une sorte, tout de même, de label très englobant? - Oui. Enfin, c’est un label fédérateur, c’est pas un label contraignant. C’est pas un label fermé, c’est un label ouvert. Alors c’est vrai que n’importe qui peut se réclamer du Slow Made. Hum…Nous disons qu’on a lancé un mouvement, on a lancé une idée, n’importe qui peut se revendiquer. Après ce mouvement s’est structuré en association. Donc c’est une structure. Mais c’est vrai que l’action de l’association sera peut être plus sélective. Ce sera notre choix de dire « bon bah lui, très bien il dit
- Alors…On est pas…L’association se définit comme un think thonk. C’est à dire un lieu de réflexion, mais aussi d’action. On est pas là pour remplacer un certain nombre de structures, qui sont aussi bien les organismes socio-professionnels, tel que l’INMA. On va pas commencer à porter les projets, d’aides…parce que c’est pas…c’est pas notre mission. Nous c’est plutôt un peu courroie de transmission. Courroie de transversalité entre différents acteurs. Et la où on peut apporter une plus-value, c’est justement dépasser les institutions qui sont aujourd’hui très sectorisées. Je vous donne un exemple : l’INMA c’est les métiers d’art. Alors que le Slow Made c’est les savoir-faire. C’est une distinction à laquelle on est attachés, parce que l’INMA c’est un statut à 217 métiers. Et nous on s’intéresse à d’autres savoir-faire comme l’art du parfumeur, l’art des jardins, certains métiers de la mode. Donc on essaye d’être plus large. Plus englobant. Et donc l’idée n’est pas de contraindre, c’est pas se supplanter aux EPV - parce que je crois qu’on a pas besoin de ça - mais ces métiers là, ces pratiques là, ont plutôt besoin de valorisation, de discours. Et au delà de
ça, après l’action concrète - pour l’instant je peux pas trop en parler parce qu’on est en train de…d’y travailler - mais c’est porter aussi une parole politique. Dans le sens…on va pas se lancer dans la politique, mais c’est à dire, être le rassembleur de plusieurs problématiques qui puissent après être proposées aux politiques en disant « voila, sur ces métiers là, il y a une forte valeur ajoutée, ou il peut y avoir une forte valeur ajoutée. Ou il y a de l’emploi, ou il y a de l’économie, ou il y a du culturel… ». Déjà, tous ces éléments là sont à mettre en avant. Là où on se situe un peu aussi…à la croisée des chemins de différents secteurs, puisqu’évidemment on s’intéresse à l’offre, à l’économique, à des chefs d’entreprises - parce qu’on oublie souvent qu’un designer, un ébéniste ou autre - bah d’abord il doit faire vivre sa structure en tant que tel. Donc c’est d’abord chiffre d’affaire. On oublie un peu…c’est de l’art mais c’est aussi…Donc on est à la croisée des chemins dans le sens où on est à la fois dans l’économique et le culturel. Donc quand on fabrique, ou on dessine, un objet ou une fonctionnalité, on est dans les deux. On est dans une économie au sens philosophique - ou on est dans une économie au sens monétaire, mais aussi une économie philosophique. C’est à dire on propose…Donc c’est un peu aussi une démarche un peu spécifique, où on est pas rattaché à un secteur déterminé et fermé. - En parlant d’économie, ça concerne uniquement les producteurs artisanaux, ou ça s’adresse également l’échelle de la petite entreprise?
- Oui. Hum…c’est vrai qu’on s’intéresse…heu on est pas dans l’industrie lourde. S’intéresser à Peugeot…ils ont pas besoin de nous! - Quelle est alors votre vision par rapport à la grosse entreprise? Parce que finalement, valoriser ces petites entreprises, ou en tout cas le slow, est-ce que c’est pour vous une volonté de sortir de l’industrialisation de la France? - Hum…oui. C’est…c’est…Moi je pense qu’il y a deux…l’Europe - et la France en particulier - mais l’Europe - parce que moi je suis très xénophile et je crois à une forme de mondialisation humaine et on pas au repli sur soi et à la défense, ça c’est la meilleure des morts - donc je pense qu’en ce qui concerne l’Europe, il y aura deux manières de s’en sortir. Economiquement. Je suis pas économiste hein, je suis historien de l’art, mais en tant que citoyen je dirais qu’il y a deux manières de s’en sortir, c’est : Premièrement la valeur ajoutée par la recherche. Donc par la création technologique. Donc là ce sera plutôt les industries, quelles qu’elles soient, que se soit l’informatique ou les industriels. Donc réindustrialiser notre pays. Et l’autre partie, où là ça me concerne, c’est la valorisation des savoir-faire. Puisque à mon sens le développement…toujours aller plus loin dans les espaces, malheureusement en face on a des groupes géopolitiques qui ont une force eux aussi et à moins de se faire la guerre, on pourra difficilement aller à l’encontre. En revanche notre développement sur notre temporalité, c’est ce que j’avais dit à l’institut suédois,
c’est à dire sur notre mémoire, sur notre passé, sur ce que l’on est, là il y a une formidable capacité de croissance. De croissance sur la richesse de ce que l’on est. Et donc c’est en prenant, en puisant dans nos racines, pas au sens politique du terme, mais presqu’au sens végétal du terme, qu’on arriverait à un moment à avoir de la richesse. Là aussi, pas que la richesse monétaire, mais aussi la richesse spirituelle presque. Et donc ça, si certaines entreprises, alors peut être pas des grandes entreprises à 20 000 ou 30 000 personnes, mais des entreprises de 200, 300 personnes…heu… on se condamne pas seulement à des PE et des PME. Toute personne qui pense que c’est en puisant dans ses archives, dans sa richesse, qu’elle va être créatrice de valeur. De valeur monétaire et de valeur esthétique. On est pas là que pour le tout petit, on est pas là pour la défense du single. Je sais pas, y’a des manufactures de verre ou autre qui ont 200, 300 salariés, ça pose aucun problème. C’est plutôt dans la manière d’aborder l’idée que l’on se fait de sa production qui est fondé sur un savoir-faire, et du coup sur un geste et un patrimoine. Une richesse personnelle de l’entreprise. (…) On peut être intéressé par une industrie qui a déjà une histoire. Par exemple regardez Fiat et la voiture Cinquecento, qui a un magnifique design passéiste complètement réinventé. Donc on peut aussi imaginer que l’industrie de demain, c’est non pas être passéiste, c’est aller puiser dans nos archives, au sens philosophique du terme, dans notre passé, pour redynamiser une réduction contemporaine. Donc il peut y avoir une pensée à la fois heu…penser le design industriel, c’est pas l’un ou l’autre, c’est l’un et l’autre. C’est, oui, certains qui vont choisir la pensée de la
fonctionnalité vers plus d’innovation. Et d’autres vont dire l’innovation c’est en puisant ce que l’on est, dans notre passé, dans nos productions passées, dans nos usages passés. Est ce qu’on peut pas les réactiver d’une certaine manière? Donc je pense je l’avenir n’est pas dans la scission présent/passé/futur. mais au contraire dans une tentative d’allier les…les différentes choses. Parce que rien ne se crée du rien. Tout se crée à partir de ré-utilisation, de nouvel emploi. Donc l’innovation et la tradition, en tout cas c’est le choix du Slow Made, c’est de ne pas être antinomique. On peut être totalement innovant, on peut être totalement traditionnel. Nous c’est plutôt être dans les deux. C’est vraiment être dans les deux aspects. Je crois que le design industriel il doit être considéré des deux aspects. Et puis il y aura encore, il faut souhaiter, de l’industrie. Après une industrie qui prendra en compte le développement durable, qui prendra en compte le développement humain, qui prendra l’écologie. Et ça de plus en plus ça va être le cas. L’industrie qui ne se pose plus la question du prochain, elle est condamnée à mourir celle-là. Parce qu’avec les normes européennes, les normes mondiales sur l’écologie. Donc là aussi il y a de nouvelles fonctionnalités, de nouveaux matériaux, de nouveaux usages, à inventer. - Oui la question de la transmission, vous preniez l’exemple des usines de voiture, j’imagine qu’elle est centrale pour vous. Continuer à faire vivre un savoir faire c’est continuer à transmettre. - Et bien par exemple vous prenez - alors je connais rien en voitures hein, en industrie automobile - mais on
voit bien que le positionnement d’une marque comme Renault et la différence avec Peugeot, Citroën, on voit bien le positionnement. Renault fait faire les voitures low cost ailleurs, là où les coût de main d’oeuvre sont les moins chères. Et sur ses voitures faites en Europe, notamment en France, une montée en gamme. Encore plus, Peugeot et Citroën, qui n’ont quasiment, et c’est d’ailleurs ce qui leur a posé problème il y a un an ou deux, c’est qu’ils ont pas attaqué le segment du low cost. Mais pour faire une montée en gamme de plus en plus forte. Notamment la ligne DS, avec des cuirs faits main, avec des matériaux… Enfin voila, c’est une réponse possible, en industrialisant vers de la montée en gamme, vers une excellence. Puisqu’on sait que grâce à la mondialisation il y a quand même de plus en plus de riches et de moins en moins de pauvres. On l’oublie un petit peu. Mais que grâce quand même à ces grands flux, heu…bah il y a quand même de moins en moins de gens qui meurent de faim. C’est bête à dire mais (rire). Moi j’ai connu comme y’a vingt ans, on parlait de pays entiers qui mouraient par millions de faim. Il y en a encore, mais de moins en moins. Donc rien que pour ça, la mondialisation n’est quand même pas si mauvaise qu’on le dit. Et donc fasse à cette montée en richesse, il y aura de plus en plus aussi…j’ai plus les chiffres, mais par jour il y a de plus en plus d’archi millionnaires. Donc soit on s’en désole, soit on se dit tant mieux parce que ces archi millionnaires vont acheter de plus en plus de produits qui demandent une exigence, qui demande une qualité…Et là, la France a énormément de choses à dire et à faire. - Et qui va dans le sens de l’excellence?
- Et qui va dans le sens de l’excellence. Et qui va dans le sens de ce que l’on est. C’est pas faire du produit bling bling, plastique à vendre pour de l’or, mais c’est travailler de l’or parce qu’on sait le faire. (rire) Donc là, il y a énormément de choses. Et justement dans l’usage savoir-faire traditionnel et haute technologie. Dans toutes les industries de transports, que se soit voitures, avions, hélicoptères, qui utilisent des savoirfaire traditionnels, bon bah ça c’est ménager, aussi bien l’innovation que la tradition. Ca pose aucun problème. - Vous dites qu’il y a de plus en plus de riches et que ça va dans le sens de l’excellence. ne va-t-on pas finalement recréer un clivage social entre ceux qui peuvent se permettre d’être slow et ceux qui ne peuvent pas se le permettre. - Ça pour moi, ça ne se pose pas en ces termes. Parce que les révolutions et les changements, on peut le regretter mais c’est comme ça, historiquement ceux qui ont eu les moyens de se le payer à la base. Et après petit à petit, la pyramide sociale c’est élargie. Moi je donne toujours l’exemple du bio. Il y a vingt ans, le bio, c’était vraiment pour les gens richissimes. Maintenant vous allez dans n’importe quel supermarché - enfin, on peut contester la véracité du bio - tout le monde peut bénéficier du bio. - Il exclut quand même. Le bio exclut toujours. - Ah oui oui. Bien sur il y a des gens qui continue à ne manger que des pâtes et du riz. Mais là c’est plus une question du coût. C’est une question que si ils mangeaient un peu moins de pâtes et de riz, et s’ils mangeaient des choses faites en bio, peut être que leur
santé irait mieux. C’est pas qu’une question de quantité. C’est aussi de…repositionner la qualité. Il est évident que ça a un coût. C’est un coût et après c’est un choix de vie. Est ce que vous voulez acheter dix tee-shirts par jour ou vous dites j’en prends que deux ou trois mais je veux qu’ils soient de qualité. C’est, vous achetez un produit… du chocolat au supermarché, est ce que vous prenez le label développement durable et vous en mangerez un peu moins, ou alors vous achetez des choses moins chères et vous en mangez des quantités. C’est un choix de positionnement. Mais c’est aussi après au consommateur de se poser la question « qu’est ce que je consomme? » Quels sont les besoins réels. En mangeant que des pâtes et du riz vous faites des obèses. Avec tout ce que ça veut dire derrière. Je ne critique pas (rire). Evidemment il y a des gens qui ne peuvent pas faire autrement c’est… c’est sûr. Mais on ne peut pas penser tout pour le plus grand nombre. Parce que dans ce cas là on continue à l’heure industrielle polluante, destructrice. C’est ça, c’est qu’on a un modèle de croissance où l’obsolescence programmée est…heu…constitue le seul horizon. Donc certes on…comment dire…ça permet d’acheter moins cher, mais qu’est ce qu’on bousille derrière! Donc moins cher, à court terme. Mais à moyen terme, je lisais encore un article, 88% de nos océans sont remplis de plastique. C’est effrayent. Dons soit on continue comme ça, et puis oui, on peut continuer à faire du moins cher, mais l’addition qui est ce qui va la payer? C’est nous tous hein. Donc soit on se dit, bon consommons un peu moins, consommons raisonnablement. Alors bien sur c’est pas tout de suite hein. C’est pas tout de suite que tout le monde va pouvoir s’acheter
une table chez l’ébéniste. Ça c’est évident. Mais si petit à petit, ceux qui ont un peu d’argent, ceux qui peuvent se dire « bah non je vais pas aller m’acheter une table chez une marque suédoise, mais que je vais penser ma table, ma fonctionnalité ». Ou chacun se fait un petit peu designer quoi. Comme on se fait toute la semaine, éventuellement, on se dit « qu’est ce que je vais cuisiner dimanche prochain ». Bon, ce qu’on a fait à la cuisine, pourquoi ne pas le faire à certain nombre de productions. Alors c’est vrai que ce discours pour les gens du CAC 40, ou les affres industriels, ils vont s’arracher les cheveux puisque c’est sortir d’un modèle de haut rendement de production, pour une production un peu plus raisonnée. Là c’est différent. (…) - J’ai l’impression qu’on assiste à un moment un charnière, on le voit avec tous les mouvements slow qui se créent - pour le meilleur et pour le pire - Est ce que c’est vraiment quelque chose en train de s’amorcer? - Le problème c’est que - moi je le dis à chaque fois, ça fait un peu vieux con mais - il y a un truc qui est franchement génial, parce que moi j’ai passé mon bac en 87. Et depuis 87 on nous dit qu’on est en crise. C’est pas nouveau. Et puis j’ai fait un bac économique. C’était le chômage. Le seul moyen de sortir du chômage c’était l’innovation. Donc ce même discours, ça fait trente ans qu’on est dedans. La seule différence, qui est capitale, c’est qu’en 88 c’était avant l’effondrement du mur de Berlin, et surtout il y avait encore un monde qui était dicté par le principe idéologique. Que ces principes idéologiques, aussi bien communiste il y a trente ans, que libéral aujourd’hui, n’ont plus aucune raison…ne peuvent plus se réclamer de la vérité. Et ça c’est génial. Ça veut dire qu’on peut tout réinventer. Il y a plus…
dans le sens ou personne pourra vous empêcher de dire « ça, j’y crois ». Alors qu’il y a trente ans on ne pouvait pas. Même avant 2008, avant la crise des subprimes, il y avait l’échec du modèle communiste, et la réussite du modèle libéral. Heu…archi-libéral et capitaliste. Après…il y a une différence entre le capitalisme, qui est productif, qui produit un type de richesse, et qui s’appuie sur des valeurs humaines de l’innovation. Et après le capitalisme financier qui ne repose sur rien, juste sur des chiffres d’affaires. Et qui est donc sur une virtualité absolue. C’est ça qui est tombé en 88. Et du coup, depuis on essaye de se recomposer. Et ce système idéologique ne peut plus se réclamer comme étant le meilleur puisqu’il a été en échec et ne l’a même pas vu venir. Et il a même pas su vraiment y répondre. Donc la seule réponse…c’est le…c’est l’internationalisation et la globalisation. Et ça j’y crois. Mais quand c’est à valeur humaine. A valeur de travail. Ceux qui s’en sortent, c’est ceux qui ont…qui se sont remis à travailler, à produire des richesses. C’est pas les…les bulles financières qui émergent. Mais parce que derrière il y a du capital humain et…et capital économique. Mais parce que les gens se sont remis au travail. C’est pas simplement des bulles… Et là on est dans une période où on peut tout réinventer. D’un point de vue théorique, d’un point de vue idéologique. Et ça c’est génial (rire). C’était pas le cas il y a vingt ans ou trente ans. Et à moins de faire du repli sur soi, bon bah évidemment, comme vous l’aurez compris c’est pas vraiment ma cup of tea, parce que le repli sur soi c’est la destruction. Les nationalismes ou autres ne peuvent
que…que s’autodétruire. Si y’en a qui veulent choisir ça tant mieux. Mais je crois plutôt qu’il faut aller vers l’ouverture. Mais en revanche, aller dans ce que l’on est. - Ça n’a pas l’air d’être antinomique pour vous, la globalisation et le renouement aux racines. - Non, absolument pas. Justement, plus on sera enraciné, plus on sera global. Plus les racines de notre arbre seront profondes, plus notre arbre pourra aller loin. Regardez les japonais. regardez, ils sont très fiers de leur culture. Et le problème de la globalisation qui s’est faite ces dernières années, c’est qu’on a voulu gommer les spécificités. Et adopter des…des…des solutions toutes faites. Inventées par d’autres, inventées par…par, disons le, les américains, qui n’ont pas encore leurs racines très profondes. Bon, c’est leur problème. Nous on a…on doit trouver notre richesse pas par l’importation de modèles abstraits, mais par notre richesse qui constitue notre force. Notre savoir faire. Notre amour des choses bien faites. Notre inventivité. Notre xénophilie. Parce que la France, sans l’ouverture à l’étranger n’aurait pas été la France. Depuis que la France est moderne, c’est à dire depuis le XVIe siècle, elle n’a fonctionné que parce qu’elle est allée piquer les meilleurs ailleurs. Il faut quand même le dire. Que ce soit François Ier, Louis XIV, Napoléon ou autre, ils n’ont réussi que parce qu’il ont eu l’intelligence de dire « on va aller piquer les autres! ». (rire) François Ier est allé piquer Léonard de Vinci! Et il a importé l’art italien. Heu… Louis XIV c’était à la fois les italiens et les flamands. Les meilleurs. heu…Napoléon il est allé prendre…enfin, lui il est allé se servir un peu partout mais enfin…Et nous sous De Gaulle ou autre, c’était quand même des empires
parce qu’on prenait les meilleurs des quatre coins du monde. Tout notre art n’est baigné que de xénophilie. Aujourd’hui on dit « ah non! il n’y a que nous, les français pur jus, qui vont réussir ». Des conneries… ceux qui disent ça ne se rendent pas compte qu’ils sont totalement anti-français. C’est ça qui est amusant. - Vous parlez donc d’aller chercher ailleurs pour enrichir le style local. Mais que pensez vous par exemple du style international en architecture qui ne répond pas selon moi à cette définition? - Il est globish. Comme la langue…Là où je suis un peu, pas opposé, mais où le global m’indispose, c’est quand il devient globish, c’est à dire quand il devient sans forme. Mais je crois que, et c’est là qu’on voit un réajustement, on peut avoir une globalité, mais où chacun sera fier de ses racines. Moi, je sais pas, dans les pays d’Asie du Sud Est je suis jamais allé mais - le jour où la valeur culturelle du pays aurait complètement disparu, ça un jour ça se paiera. Parce qu’il y aura un retour. Et on voit bien l’Europe où on essaye de nous imposer une globalité sans caractère, et bien les nationalismes réapparaissent. Forcément. Lorsque l’on veut gommer la proximité de la culture des gens, à un moment donné, ça se passe mal. » r
« - Diriez vous que le Slow Made est participatif? - Le participatif, bien sûr. C’est la nouvelle citoyenneté. On va aller de plus en plus vers ça. Et
évidemment le Slow Made est participatif. Alors le problème qui se pose à nous - et c’est bizarre que vous ne me posiez pas la question. Si, vous me l’avez posée, mais indirectement - comment participer au Slow Made? C’est un vrai problème. C’est un vrai problème, c’est à dire qu’on ne veut pas être un label. On a pas voulu faire une association où on adhère. Donc il y a un participatif intentionnel. D’intention. c’est à dire que pour l’instant, le Slow Made n’est pas heu…une association où vous payez, vous êtes adhérent d’un mouvement. Tout ça nous on ne l’est pas. Pour le moment, ‘c’est juste les « like it » sur notre page facebook. Parce que - et là c’est un jugement un peu personnel - je pense qu’on a pas à être, on a pas à régenter de nouvelles règles. Il ne faut pas être normatif. Les gens en ont marre des normes. Il faut qu’on soit participatifs. Mais participatif, comment concrètement? - Mais comment dans ce cas conserver la qualité? Parce qu’à un moment ce Slow il permet…il est un label, entre guillemets, de qualité. Parce que le Slow pour le Slow, ça n’a pas de valeur. - Oui. Oui, mais vous devez continuer à être un label de qualité, mais sans être prescriptif. C’est super compliqué. C’est un défi. - Et vous n’avez toujours pas trouvé la solution? - Non non. On a pas encore trouvé la solution. Parce que je pense que le prescriptif, plus personne n’en veux. Ou alors on réserve ça…Parce que le prescriptif, on peut. On a une norme, on peut dire « oui, je vais contrôler votre travail. Je vais voir si vous respectez nos règles ».Bon, déjà c’est le meilleur moyen d’avoir une
administration tellement lourde, parce que moi je peux pas le faire. C’est plusieurs personnes. Après comment on les rémunère…c’est ça, il faut penser derrière, le prescriptif, c’est quand même une structure. On en a pas les moyens, et surtout pas l’envie. Donc pour l’instant, comme vous pouvez le constater, c’est plutôt sur la parole (sourire), le dialogue. Donc pour l’instant c’est plutôt…le Slow Made a une valeur d’échange. Une valeur de communication, au sens linguistique du terme. On s’échange des idées. Et ça c’est totalement viral, c’est totalement temporel. Parce qu’on prend le temps. Il y a pas d’enjeu heu..économique. Mais il y a un enjeu temporel, de partage de valeurs. Bon. Si on arrive à relever ce défi…(rire) - C’est une idéologie pour l’instant? - C’est une idéologie au sens premier, c’est à dire c’est une valeur humaine. Humaniste plutôt qu’idéologique. Parce qu’idéologique ça fait…très fermé. C’est plutôt une valeur humaniste. Grandir, grossir er rester à la fois respectueux des autres, sans manger l’autre. C’est…c’est être heureux de ce que l’on a et de la manière dont on produit. C’est profondément humaniste me semble-t-il. Mais après, comment y arriver…Si petit à petit. Mais j’ai pas de business plan! (rire) - Vous dites qu’aujourd’hui vous êtes principalement dans la parole. Mais j’imagine qu’il y a une volonté d’avoir une concrétisation plus matérielle, dans l’action. - Oui, dans l’action, c’et déjà une association qui puisse…avoir des budgets. Qui puisse non donner des actions, qui puisse faire des publications, qui puisse… oui mener des actions. On a fait un workshop au Palais
de Tokyo, qui nous donne envie de renouveler la chose parce que c’était génial. (...) Un workshop autour d’une exposition de l’INMA : réinventer l’abat-jour. Un truc, très grand-mère. On l’avait appelé « Lab à Jour » - petit jeu de mot - Où on avait réuni des gens qui ne se connaissaient absolument pas. Il y avait un métier d’art, un designer, et un hacker. L’idée c’était de les amener travailler ensemble. Et donc sur les six équipes, il y en a trois dans lesquelles la tri partition a fonctionné. Et trois autres où le hacker a pas trouvé sa place. Ce qui est normal. Mais les trois…en fait c’était une réflexion sur la lumière, sa canalisation. Et en deux jours et demi, il y a eu une symbiose. C’était quelque chose de saisissant, parce qu’il y a eu une énergie. Alors c’était pas pour commencer à fabriquer des produits en deux jours et demi. C’était commencer à avoir une réflexion, où des gens qui ne s’étaient jamais réunis- d’abord parce qu’il ne se connaissaient pas personnellement, mais aussi parce qu’ils n’avaient pas pensé le dialogue entre un designer, un métier d’art et un bidouilleur informatique, un hacker. Et du coup ça a fait des choses vraiment passionnantes. »
Entretien avec France Demarchi r
France Demarchi est artiste peintre et grande voyageuse, particulièrement intéressée par l’Asie. Après plusieurs voyages au Japon, elle obtient (non sans peine) une place de stagiaire dans l’atelier de teinturerie de kimono renommé de la famille Takahashi. Je l’ai rencontrée à Kyoto l’hivers 2013, juste avant le début de son stage. J’ai souhaité à travers son regard, en savoir plus quant au rapport au temps dans les pratiques traditionnelles japonaises. Je lui propose un entretien à son retour en France au mois de Juin 2014. r
« - Voila c’était dur. Vraiment, le voyage le pire que j’ai jamais fait. Enfin le pire…Ouais c’était vraiment très dur. Mais heu…on commence à en voir les côtés positifs. En fait, je pense que d’un point de vue professionnel, c’est très intéressant. Mais c’est peut être aussi parce que moi, j’ai fait le tri dans ma tête, et que j’ai compris que mes voyages à l’étranger c’était pour le professionnel en réalité. La finalité c’est ça. Ce que j’ai pas compris pendant longtemps. Parce que tu pars, tu sais pas ce que tu vas chercher à l’étranger en réalité. »
France etc…Mais pendant que j’y étais, j’étais vraiment privilégiée, ça a été vraiment un beau voyage.
Il y a une dizaine d’années, j’ai appris le chinois pendant trois ans. Et puis après je me suis mise au japonais. Je suis partie en Corée, je suis partie en Sibérie. En fait, c’est l’Asie du nord qui m’intéresse.
Et puis surtout je suis allée rencontrer le fils de Ichikukugota. Ichikukugota, c’est le plus grand teinturier de Tsujigahana, qui est décédé il y a une dizaine d’années, mais qui existe au Japon. Qui faisait des grands kimonos avec des paysages dessus. Et alors il se trouve que j’avais vu son travail un an avant parce qu’une dame m’en avait parlé. En fait, je le connaissais pas. Et quand j’ai vu son travail, j’ai eu un tel choc, ça m’a fait vraiment…une décharge quoi. Où je me suis dit, mais c’est dingue, ce monsieur il voit la même chose que moi. C’est à dire qu’il voit la nature comme moi je la vois, et il est à l’autre bout du monde. Il fait des kimonos. Mais du coup je suis partie dans un truc un peu délirant, je vais aller travailler chez lui, je vais apprendre sa technique, je veux faire ça, tatata, tatata… Bon je suis un peu une enragée donc heu voila (sourire). J’ai finalement réussi à rencontrer son fils. Qui m’a - bon bref - qui ne m’a jamais dit ni oui ni non! (rire)
J’avais envie d’aller au Japon. Mais j’y suis pas allée tout de suite déjà pour des raisons financières. Mais voila, bon j’y pensais, ça viendra quand ça sera l’heure. Et puis y’a eu un moment, en fait en 2012 où normalement je devais partir mais c’était au moment de la catastrophe nucléaire. Le voyage a été annulé. Mais je suis partie quand même dans l’année, à l’automne. Et bon bah voila, ça a été un voyage extraordinaire. Je me suis sentie chez moi, je me suis sentie…J’ai eu la chance aussi de faire un voyage où j’ai rencontré beaucoup d’amis. J’avais beaucoup d’amis franco-japonais ou japonais qui étaient au Japon à ce moment là. Qui d’ailleurs maintenant ils sont tous partis, qui ont en
Donc jusqu’à ce que j’ai compris à force de m’épuiser, que c’était non. Donc là il y a eu un petit deuil. Je me suis dit « mince, pourtant j’étais tellement motivée. C’est quand même bizarre, je comprends pas ». Et puis heu…alors après comment j’en suis arrivée au Yuzen?… (réflexion) Comment j’en suis arrivée au Yuzen?…j’ai un trou là…Oui en fait, j’en ai parlé à une copine qui travaille à l’union européenne, qui aide les gens qui veulent avoir une bourse en union européenne. Elle m’a parlé de la fondation Susakawa. Et donc à ce moment là j’ai exposé à la galerie Ayazaki ma série sur le Japon; ça s’est bien passé. La galleriste était très contente - la galleriste est japonaise.
r « - Est ce que tu peux m’expliquer comment tu as eu cette idée de partenaria et comment tu as obtenu une bourse à la fondation Susakawa?
Je continuais à chercher des ateliers. Je ne trouvais rien parce que c’est impossible d’ici, sans contact. Je pouvais chercher cent ans, ça ne sert à rien. Et donc un jour je lui ai demande « Kayoko, je sais plus quoi faire. En soit je pourrais avoir une bourse, parce que la fondation était intéressée. Mais je ne sais pas où aller ». Du coup elle a appelé une de ses copines de Kyoto, qui s’appelle Mami, qui est devenue mon amie, qui est la tisserande qui va venir l’année prochaine. Et donc Mami est prof à l’école des arts de Kyoto. Et donc elle connait Shuya, mon maître, parce que Shuya est aussi prof à l’école des arts. C’est le seul prof de Yuzen. Et le troisième, il est prof de Tsujigahana. Donc c’est les trois techniques en fait. Et donc je sais pas pourquoi, il a dit oui! Je sais pas pourquoi. Je pense qu’il ne s’est pas rendu compte (rire). Je sais pas, il devait être dans une journée…où tout allait bien. Bref je sais pas. Là c’est un coup du destin. C’est inexplicable. Toujours est-il qu’il a dit d’accord. Et donc moi j’ai monté mon dossier avec la fondation. C’est passé; j’ai eu ma bourse. Et du coup - pouf - je suis partie quoi. Donc j’ai débarqué là bas dans l’atelier. Et puis…et puis donc j’ai commencé l’apprentissage en copiant un motif de kimono de Maiko. Avec des fleurs de cerisier que Shuya avait fait quelques années avant. Donc la technique de Yuzen, c’est une technique de…en fait on appelle ça de la teinture, mais chez nous ça s’appellerait plutôt de la peinture sur soie. En fait on dit que c’est teint, parce qu’en fait la soie est cuite à la vapeur. Comme on cuirait des mochis, ou je sais pas quoi. Et le fait de cuire, ça permet que la couleur ne parte pas. Donc c’est pour ça que ça peut être sur des
vêtements qui pourraient être lavés. Même si je pense qu’un kimono à…au prix où ils le vendent, ça ne se lave jamais. Mais, toujours est-il que c’est ça le principe. Et puis, après y’a des trucs pour fixer; on passe de l’algue, des choses comme ça. Enfin y’a plein de…plein de… Enfin c’est super compliqué. (...) J’ai commencé à apprendre. Et après, au bout de…d’une dizaine de jours, je me suis dit « France, mais qu’est ce que tu fous là? En fait ça t’intéresse pas plus que ça ». En fait, le fait de recopier ces motifs parfaits (dit avec un petit ton de dégout)…où tout est…en fait c’est le pays de..le pays de la perfection. Tout est beau, tout est parfait. Tout est tellement beau, tout est tellement parfait, que je me faisais chier à mourir. Je trouvais ça..je trouvais ça…ennuyeux en fait. Et puis bon, c’est quand même du recopiage. Bon aussi parce que j’avais demandé à recopier un motif, mais…et pourtant je l’ai pas recopié à l’identique, je me suis quand même…j’ai pas pu m’empêcher de faire quand même des trucs comme j’avais envie hein. Mais même en faisant ça, je trouvais ça quand même très ennuyeux et je me suis dit c’est pas…c’est pas mon truc quoi. Et en plus le motif en soi m’intéresse pas tant que ça; alors que j’avais monté tout un dossier sur le motif. J’étais persuadée que c’étais mon truc. En fait non. Donc il y a eu un espèce de gros flottement, où j’allais faire mes trucs en me disant « bon. D’accord. Qu’est ce que je fous là? Je ne sais pas ». Et puis, voilà, au bout d’une dizaine de jours, il m’a emmenée dans une salle, qui est la salle des ancêtres. Qui est une grande salle à tatamis, entièrement vide, avec juste un kimono suspendu; qui doit valoir…j’ose même pas imaginer (rire). Voila. Qui
est LE kimono des ancêtres. Qui a été fait par je sais pas quel ancêtre.
l’ai vu, et je me suis dit « en fait c’est marrant : je le sens ». Tu vois y’a des gens tu les sens pas. Lui je le sens.
Et puis au mur, il y avait deux tableaux, deux Kakemono. On aurait dit de l’encre de Chine. Des rouleaux de papier suspendus quoi. Et en fait l’un des deux - c’était très très beau, toujours parfait, très bien fait. Mais il y avait…y’avait…en fait dans les fonds, y’avait quelque chose d’hyper intéressant que j’avais encore jamais vu. Y’avait des espèces d’effets de dégradé, et de matière - c’était que du noir et blanc - où là je me suis dit, c’est dingue! C’est vraiment beau quoi. Et là je lui ai dit « mais ‘c’est super ça! Ca me plait! C’est vachement bien! ». Il me dit « Ah oui, tu penses que c’est de l’encre de Chine. Pas du tout, c’est du Yusen ». Je lui ai dit « Ha bon? c’est du Yuzen? ». Il me dit « Oui. En fait c’est un de mes ancêtres qui l’a fait. mais en fait, on sait plus faire. On a perdu la technique ». Je me dis « Waou, c’était vraiment chouette ». Là d’un seul coup, il y avait un truc qui s’est éclairé dans mon cerveau mais bon…Bon voila quoi, je pouvais pas…Je voyais pas quoi en fait, ni …Enfin, y’a quand même cette difficulté de parler. Même si je parlais un peu japonais, nos discussions étaient quand même assez limitées. Et puis bon, comme lui à chaque fois que j’ouvrais la bouche, il me disait « je comprends rien », c’était un peu…Bon bref.
Donc heu…toujours est-il que quelques jours plus tard, il me sort du placard…un rouleau. Un truc qu’il avait fait je sais pas quand. Il me dit « oui, c’est un test. Regarde ». Il me dit « oui, c’est pas abouti… ». Et en fait il me sort un immense paysage. Donc sur un rouleau de bande de kimono, de soie. Et en fait quand je vois le truc je lui ai fait…j’ai…je n’y croyais pas. C’est à dire que je lui ai dit « Shuya, c’est ça que je veux apprendre. En fait, cette technique là, et pas celle que tu m’apprends, là maintenant ». Il me dit « Oui, alors ça s’appelle Nuregaki. c’est une technique où on travaille tout le temps avec la soie mouillée. Ou en fait il y a que des dégradés qui s’enchevêtrent les uns dans les autres ». Mais il me dit « Voila, c’est mes ancêtres qui faisaient ça. Moi j’ai fait un test, mais c’est pas abouti. De toute façon je sais pas comment l’enseigner, donc tu vas te démerder. Tu te démerdes ». Voila. « Donc bah tu veux l’apprends, tu fais comme tu le sens! » hein voila « tu te débrouilles ».
Et puis je sais pas, c’est pareil. Il a senti un truc en fait. Y’avait quand même un truc, c’est que malgré toutes les difficultés, et malgré le fait que…qu’il était absolument odieux, on avait quand même un feeling commun. Enfin je sais pas comment dire, c’est à dire qu’on se sentait. Même le premier jour, la première fois quand il est venu à Paris, avant que je fasse le stage, je
Donc il me montre cette bande de soie. Et si tu veux quand j’ai vu ça, je me suis dit ça ressemble à ce que je fais. C’est à dire que d’un seul coup, il y avait un rapport avec toute mon évolution à moi. Et en fait quand j’ai vu le truc je me suis dit « je suis sûre que je suis capable…je vais y arriver ». Ca me paraissait pas du tout insurmontable, alors que ce que j’étais en train de faire, le recopiage, c’était insurmontable. Parce qu’en fait, il fallait tellement être précis, dans toutes les petites fleurs…En fait il y a une partie de la technique qu’on applique avec une espèce de poche, comme pour faire les choux à la crème, avec une pointe
en métal, avec un trou qui est gros comme une aiguille. Et dedans il y a de la pâte de riz. Et donc dès que t’appuie dessus ça fait - pouitch - ou alors ça sort trop fort ou pas assez fort. Enfin, de toute façon, lui il m’a dit cette partie de la technique c’est la plus dure, ça prend dix ans pour l’apprendre. Je me suis dit, même si je suis douée et que j’y arrive en cinq ans, de toute manière je vais pas passer cinq ans à faire ça. C’est la dépression…C’est bon, tu meurs avant d’être arrivée au bout. Et puis quel est l’intérêt? C’est pas mon objectif. - Tu n’avais que trois mois devant toi. - Voila. Et puis, bah c’était pas ça quoi. Et donc, il me dit « ok tu veux faire ça ». Il me dit « en fait, les noirs et blancs tu peux les faire à l’encre de Chine ». Et en fait, c’est ce qui c’est passé. C’est à dire qu’on a mélangé le fait que je puisse faire de l’encre de Chine, le Sumie, avec cette technique qui s’appelle Nuregaki. Et c’est un espèce de mixe des deux. Et c’est très possible que ce soit aussi ce que faisaient les ancêtres. C’est à dire qu’ils utilisaient l’encre de Chine, plus les dégradés, plus le bordurage blanc - ils l’utilisent aussi. Sauf que moi le bordurage blanc je l’ai utilisé à minima, parce que c’est vraiment…trop dur pour moi quoi. Et donc en fait, ce que j’ai proposé, c’est de faire une étude à l’encre de Chine…un tableau en fait, qu’en suite je, je mettrai sur la soie. Donc, voila, il se trouvait que c’était l’hiver, il neigeait. Je suis allée dans un temple un dimanche matin. C’était magnifique, il n’y avait personne…Du coup ça m’a inspirée, j’étais en forme. Du coup j’ai fait des encres. Je suis allée vite parce qu’en
fait j’avais très peu de temps, il fallait que je travaille, que je fasse mes encres le week end. La semaine, j’étais à l’atelier. Et en fait c’était tellement creusant, il faisait tellement froid à l’atelier, que je rentrais le soir j’étais… J’avais aucune énergie. Et même les jours où j’étais en vacances…C’est off, mais j’avais qu’une envie c’était de bouffer des chips et de regarder la télé quoi (rire). - Tu avais combien d’heures par jour à l’atelier? - J’étais normale. De 9h à 17h30. (...) Des journées entières à dessiner, c’est hyper long en fait. Moi quand je travaille à la maison, le max que je peux peindre en étant concentrée, c’est six heures; et encore après je suis laminée. Je me couche quoi. C’est plutôt trois, quatre heures. Donc ouais, c’était fatiguant. Donc voila, je lui fais…voilà, je lui fais une encre. Donc là ils viennent me voir tous. Le père de temps en temps, il venait, il regardait. Il ont regardé l’encre ils ont dit « non, c’est vrai, elle maitrise la technique de l’encre de Chine, ça va, elle nous a pas raconté des conneries » (rire). Bon d’accord. Ils me disent « Mais t’as appris comment l’encre de Chine? », je dis « Bah, j’ai appris toute seule ». Alors là ils ont fait « Ah oui d’accord… ». Mais je pense que pour eux, c’est particulier quoi. Enfin pour eux, je pense que je suis un alien en fait... Et donc, j’ai fait un deuxième…une deuxième… j’avais fait l’encre sur papier. Et puis en suite j’ai fait un espèce de patron en couleur qui disait là il y aura du violet, là il y aura du orange…J’étais partie sur deux teintes, parce qu’en fait j’avais fait des essais sur un petit format de Yuzen. Et en fait je me suis rendue compte que les couleurs c’était hyper traitre. Ça fonctionne pas du tout comme nos couleurs à nous quand tu mélanges
deux couleurs; ça faisait pas forcément celle que tu crois. Et ça a tendance à faire des couleurs vachement criardes. Donc là je m’étais dis - oula - on va partir sur un truc vachement soft, sinon ça va être raté,; et en plus ils m’attendaient tous au tournant. C’est à dire que là je me lançais dans un truc où tout le monde me regardait comme ça, et heu…et en plus je savais que si je ratais, ils allaient…c’était la honte pour eux aussi, c’est ça que je sentais. C’est à dire que j’avais la pression…C’est à dire qu’il arrêtait pas de m’engueuler, à me faire chier du matin au soir. Mais en même temps il fallait que j’arrive à sortir un truc. C’est comme ça que je le sentais quoi. Donc j’étais bien pressurisée (sourire). Alors que normalement l’encre de Chine t’es super détendue… tu vois. Tu mets la musique, tranquille. Là il y avait la radio japonaise, genre NRJ à fond, tu vois. Moi j’étais dans un couloir parce qu’il n’y avait pas de place pour moi. Donc il y avait toujours des gens qui passaient, ça criait dans tous les sens…J’arrivais le matin, mes affaires étaient déplacées, il fallait que je retrouve mes trucs. Enfin, c’était…Surtout ne sois pas la bienvenue. Vraiment… Et donc, bah en fait j’ai commencé. Alors j’ai commencé, au début j’étais un peu là - glups - je faisais un truc sur la soie ça faisait - boup - je me disais « houlà là! ». Et puis bah petit à petit j’ai fait des couches, et là j’ai pris le parti d’aller hyper lentement. Je me suis dit, bon, si je veux réussir à sortir un truc, je vais faire, voilà, je vais faire deux trucs par jour, je vais attendre que ça sèche - parce qu’en fait tu peux sécher au sèche cheveux, mais j’attendais volontairement que ça sèche aussi parce que comme ça je me reposais, ça me permettait
d’envisager ce que j’allais faire… En fait je me suis mise vraiment dans un truc super lent. Mais toujours est il que finalement c’est sorti pas si mal, et qu’il y a même eu des trucs que j’ai pu inventer, en me disant « ha! Si je faisais ça plus ça. Ah bah oui, bah ça sort ça. Ah bah c’est pas mal ». Et il y a eu un jour, le père il passe, et puis il s’approche, et puis il me dit - il fait un espèce de son comme ça (bruitage de vieillard japonais étonné sans mots typique mais in-retranscriptible à l’écrit) - ho ho ho tsugoi*! ho ho (*super) - et puis il est reparti (rire). Là je me suis dit, bon…Deux heures après y’a Tsuya qui arrive. Il se baisse. Il regarde, pis il me dit « hen…t’as monté d’un cran… » et puis il est reparti (rire). Et là je me suis dit, bon, ça va. C’était pas pire. Donc voilà j’ai fini ma peinture. Ma galleriste est passée parce qu’elle devait venir à Kyoto. Donc monsieur Takashi père avait préparé le tissu que j’avais fait. Il lui a montré. Il lui a dit que c’était intéressant. Je me suis dit que venant d’un japonais c’était encourageant. Voilà quand même. Et puis j’ai finit quand même mon échantillon de kimono Meiko, parce que malgré tout la technique est la même. Et c’était important aussi de faire l’autre pour apprendre vraiment la technique en entier, avec toutes les étapes parfaitement justes, je dirais. Et puis bah maintenant, je suis rentrée. Tout mon matériel de Yuzen est arrivé par la poste il y a pas longtemps. Donc je vais m’y mettre là, petit à petit. Donc voilà à peu près le…Et ça va être en fait une grosse année d’expérimentation, parce que malgré tout je l’ai fait qu’une fois. Et puis je veux faire une série de tableaux sur le Japon avec cette technique. Oui, ça va être une sacré expérience.
- Est ce que tu peux me reparler un peu plus de ton expérience avec les gens sur place? Parce que j’ai l’impression qu’à travers ça, il y avait de l’exigence, ce n’était pas juste pour t’en faire baver? - Il y avait les deux. En fait heu…Bon il y a déjà leur manière de travailler. Où quand on rentre dans un atelier comme ça, on rentre très jeune. Et on en ressort jamais. Donc en fait les gens, ils sont dans le moule. Ils sont au service du père tout puissant. C’est la pyramide indestructible. Tous les hommes - il n’y a quasiment que des hommes, qui travaillent tous à des postes clefs. En tout cas, tout ce qui est lié à l’extérieur, tout ça, ce ne sont que des hommes. Et à l’intérieur de l’atelier, les trois quarts sont des hommes. Il y a juste trois filles, qui en fait ne font pas partie de la famille, et qui ont été intégrées…Il y en a une qui a été intégrée il y a une quinzaine d’années, l’autre il y a une dizaine d’années, et la dernière il y a sept ans. Parce que je pense qu’ils manquaient de main d’oeuvre, et que dans la famille ils n’avaient pas assez procréé. Du coup, ils savaient qu’ils ne pourraient pas…Je pense qu’ils se sont d’abord posé la question de « qui, qui on peut former dans la famille? ». Mais il ne devait pas y avoir assez de monde. Du coup ils ont embauché des filles; qu’ils traitent comme des enfants. Qui de toute façon n’auront jamais de poste à responsabilité. Voila, donc ça c’est pour le cadre général. - Et toi tu a court-circuité le truc en fait… - Ben moi, bon j’étais en stage, j’étais une étrangère, donc je pouvais me permettre de pas être comme eux. De tout façon, j’étais pas comme eux, c’est évident. Et
j’ai pas fait d’effort non plus pour être comme eux. C’est à dire que, de toute façon, déjà l’exigence au quotidien était telle que moi j’ai jamais autant été pressurisée de ma vie. Je veux dire, c’était un truc..même quand on passe le bac, ou je sais pas, les moment où on est stressé heu…à comparer c’était rien quoi. Il fallait faire gaffe à tout. Alors je travaillais avec l’eau. En plus avec cette méthode de Nuregaki, je travaillais beaucoup avec l’eau; beaucoup plus qu’eux. J’avais des seaux etc. Et en fait, si tu fais tomber une goutte d’eau sur le kimono de ta voisine…ça veut dire que le kimono c’est poubelle. C’est pas récupérable, tu vois. Donc en fait, t’es tout le temps en train de faire gaffe à tout, à ranger telle chose à tel endroit…Bon, un peu comme dans chaque entreprise, sauf que là, ça prend des proportions…de dingues. Et que j’avais tout à apprendre en même temps. Et que j’avais un temps très court. Il y a aussi ça. Je pense que si j’étais restée un an - heureusement que non en même temps mais - si j’étais restée un an, peut être que les étapes auraient pu être plus diluées, que j’aurais eu plus de temps. Mais heu…ouais, il y avait ça, il y avait la langue. Où j’avais un niveau de japonais moyen. Et en fait à Kyoto - Kyoto c’est extrêmement conservateur donc ils sont tout le temps dans la politesse, tout le temps en train de faire des formulation où moi je ne comprends rien. Donc j’ai besoin qu’on me parle simplement, sans faire la politesse. Et en fait c’est pas possible. Ils ne peuvent pas s’empêcher. Donc en fait, c’était toujours compliqué. C’est à dire que les choses auraient pu être simples, mais c’était toujours compliqué. Et ça je m’en suis rendue compte après, à la fin de mon voyage où je suis partie à la campagne, où tout le monde comprenait
parfaitement ce que je…Je pouvais discuter pendant une demi heure avec la grande mère, de à peu près tout. Elle comprenait tout. Et là bas, j’ouvrais la bouche, de toute manière on me disait « ha, on comprend pas ». Donc heu…il y a quand même…C’est très particulier. (...) Donc voila. Et le quotidien en fait on…le matin, on travaillait tout le matin. Il n’y avait aucune pause. A midi, la cloche sonnait : il fallait aller manger. Donc eux, ils mangeaient dans la cuisine. Ben voila…moi j’avais pas le droit de manger avec eux, donc j’étais dans la pièce à côté. Je mangeais ma bouffe, j’avais pas le droit de manger leur nourriture. Et puis, après ils allaient dormir, de midi et demi à une heure. Et on rattaquait. Voilà, et à trois heure pile, il y avait l’heure du thé. Donc si on voulait aller boire le thé c’était à trois heure pile. Donc les filles avec les filles, les garçons avec les garçons; il y avait deux pièces différentes. Donc moi j’allais dans la salle des filles. Elles préparaient le thé. Et donc, c’était le seul moment de la journée où c’était un peu cool. C’est à dire qu’on mangeait des mikado japonais, et on regardait la télé pendant dix minutes. Et on buvait le thé et après c’était reparti. Mais…Ouais. Enfin bon, je…je…j’explique pas forcément…je…c’est tellement à dix mille lieues de la manière dont on vit et dont on travaille ici que…c’est difficile heu…Je dirais que, de ce que les français connaissent, ce qui ressemble le plus, c’est les vieux films japonais de samouraïs, où ils sont dans les temples, et qu’ils finissent tous Seppuku. Mais c’est ça. C’était ça l’ambiance. C’était vraiment ça. C’est à dire que, où qu’on marche, même si il y avait de la décoration, je savais que tout vallait une fortune. Il fallait faire sans
arrêt attention à tout. Et il n’y avait pas de chauffage, ça pelait à mort. Et heu…oui. C’était…D’un point de vue humain pour moi, c’était glacial. C’était glacial comme le sabre. D’un point de vue professionnel, c’était la perfection comme j’ai jamais vu de ma vie. J’ai jamais vu ça de ma vie. Je pense que je reverrai jamais ça de ma vie, parce que même ma galleriste qui est japonaise, quand elle venue, elle m’a dit « France, j’ai jamais vu ça de ma vie. Je pensais même pas que ça existait encore aujourd’hui au Japon ». Elle m’a dit « c’est le Japon du moyen-âge ». La femme dans la cuisine, qui sort jamais de la cuisine, qui n’enlève jamais son tablier. Elle prépare à manger voilà. La transmission se fait au fils, parce que c’est le fils. Les filles se sont mariées, elles sont parties. Elles reviennent. Elles sont revenues avec leurs enfants. D’ailleurs elles sont vachement plus cool, elles ont vachement moins la pression (rire). Finalement mieux vaut être une fille au Japon, parce que je pense que, en fait mon maître a été extrêmement odieux avec moi, mais en fait quand on est comme ça dans la sphère familiale et qu’on voit comment fonctionnent toutes les relations les unes par rapport aux autres - parce que c’était comme un espèce de petit vivier quoi - en fait le père comme à un chien à son fils, qui parle comme à un chien à sa stagiaire, c’est logique. C’est évident. » r « - En fait au Japon, les enfants n’ont aucune liberté personnelle, ils ne savent même pas ce que c’est. (...) En fait, ils n’ont…Il n’y a pas de…Il n’y a aucune liberté. Tu fais partie d’un groupe et ta place c’est ça. Et quoi qu’il advienne, tu ne peux pas en départir. Et comme tu est élevé comme ça depuis la naissance, tu
t’en rends pas compte. Je pense que pour eux c’est pas…c’est pas horrible. Alors oui, c’est fatigant, il y a des responsabilités etc, mais heu…C’est comme ça doit être. Voilà, c’est tout. Et je suis aussi allée faire un stage de Tsujigahana chez monsieur Fukumora. Et donc c’est aussi son fils… Enfin, monsieur Fukumora nous a montré avec son fils. Là je me suis dit, ils ont été un petit peu moins durs. C’est à dire que Takeshi, il est quand même un petit peu plus cool. Tu sens qu’il est…Enfin, j’ai vu sa mère parce que quand tu vas dans ce genre d’endroits, c’est la famille - (...) mais oui je pense qu’il a reçu un peu plus d’amour. C’est vraiment d’une froideur…Chez Takeshi où j’étais, c’était vraiment le pire que j’ai vu en fait. C’est glacial tout le temps et en plus il fait froid. Si tu veux, la température est à l’image de ce qui se passe. Les relations sont. C’est sec. Les relations sont sèches. D’ailleurs ils sont secs. Ils sont…En fait, c’est comme si le coeur était sec. Voila, c’est ça que je voulais dire : le coeur est sec. D’avoir tellement travaillé, et d’avoir tellement cherché cette perfection, de perpétuer la tradition du début à la fin sans rien perdre. Ce qui est formidable, je veux dire. Il n’y a qu’eux qui font ça. Qu’eux qui sont capables de le faire. Mais en même temps et bien tu t’assèches le coeur. Alors je me suis dit, moi qui suis perfectionniste, je me suis dit « bah tu vois, c’est aussi une leçon. Il faut trouver le juste milieu des choses ». Voilà. On a le droit de faire des erreurs. - Et tu disais quand même qu’à un moment il avait essayé d’expérimenter la technique de ses ancêtres. Qui
était sur soie humide. Donc ça veut dire qu’il se permet quand même des moments d’expérimentation? - Il s’est permis un moment…Bah oui. Je pense qu’il a dû avoir une période où il avait un peu de temps. Peutêtre entre deux collections, ou je ne sais pas, une année où il y a eu un peu moins de travail. Et pourquoi il a essayé de faire ça, j’en sais rien. Pourquoi il a essayé?(blanc) Parce qu’il en a fait qu’un tu vois… - Parce que c’est un peu une « sortie du rail ». - Oui mais bon, c’était foutu dans un coin. Je sais même pas si son père l’a vu. Enfin si peut être mais… Pour lui c’est…bon. Ca n’avait pas de valeur. C’était pas abouti. C’était une piste en fait. Mais c’était pas abouti. - C’est quand même une sorte de preuve d’une prise de recul sur sa pratique? - J’en sais rien…franchement… - Après ça reste une technique ancestrale. Peut être qu’il a essayé de la réhabiliter. - Oui. Je pense que c’est pour ça. Parce qu’ils l’avaient utilisé avant, il a dû se dire « tiens, je pourrais essayer ça ». (blanc) Je sais pas. La liberté est assez…C’est à dire que lui par exemple, mon maître, son dada c’est les cérémonies du thé. Donc tout le dimanche il fait des cérémonies du thé à l’atelier. Il a…Il enseigne la cérémonie du thé, et lui même il apprend la cérémonie du thé avec des grands maîtres machin truc. Mais en fait, il s’arrête jamais. Ça veut
dire que du lundi au vendredi, il a travaillé le Yuzen à l’atelier, et le week end il fait la cérémonie du thé. Mais on est toujours que dans l’excellence, quoi! Y’a pas un moment où ça déconne en fait. Mais je veux dire, rien que pour s’amuser. Je veux dire, les temps d’amusement sont…Très faibles. Mais parce qu’il est formaté comme ça depuis qu’il est né. En fait il me l’a dit. Il m’a dit « De toute façon, depuis que je suis petit, on m’a envoyé en pension à l’autre bout du Japon. Donc il a été élevé sans ses parents ». En fait c’est fait exprès hein, ça c’est aussi ce que ma galerie m’a expliqué : les homme au Japon, surtout quand c’est les héritiers, il faut qu’ils en chient à mort. Il deviennent hyper durs quoi. C’est quand même un état d’esprit quoi. Et donc, il est parti étudier le collège, le lycée. Et puis après il est parti étudier le Yuzen à Kanazawa. Alors qu’il aurait très bien pu étudier le Yuzen à Kyoto, non ils l’ont envoyé à Kanazawa. Et donc il a toujours été loin. Et là il est rentré en fait parce qu’il a fini ses formations, il est à l’atelier pour un jour perpétuer… - Mais il est parti s’endurcir avant. - Mais il est parti s’endurcir avant. Mais le résultat c’est que quand même, il est vachement aigri quoi. Tout le monde n’a pas la capacité à s’endurcir autant. En fait ce que je vois des enfants par rapport au père, c’est que le père est beaucoup plus puissant. Ça ne vient pas que du fait qu’ils aient la place et que les enfants n’aient pas encore la place. Tu le vois physiquement. C’est à dire que tu vois bien que…qu’on arrive au bout de quelque chose. C’est à dire que les enfants, ils sont vachement moins costauds physiquement. Tu sens qu’ils sont beaucoup
plus émotifs, mais du coup un peu perturbés entre guillemets. Et les pères, c’est vraiment des soleils, tu vois. Et d’ailleurs avec ce sourire, avec cette énergie de « on est des bâtisseurs ». Et les enfants ils sont pas là dedans; ils sont dans le poids de la responsabilité. Et le seul, je trouve qui a pas mal hérité c’est Takeshi. Mais je pense que c’est parce que ses parents ont été beaucoup moins durs avec lui. Et du coup tu sens qu’il a…d’ailleurs il est très grand…Tu vois, il a…Tu sens qu’il va vraiment pouvoir développer l’oeuvre de son père. Mais je trouve que les deux autres, vraiment, ils sont écrasés en fait. - C’est curieux. Tu penses que c’est lié à quoi ce changement de tempérament? - Mais peut être que c’est les changements…de la vie. C’est la civilisation qui change! Attends, il y a quand même des contacts avec l’extérieur. Tu vois, les temps changent. Même à Kyoto il ont…je sais pas s’il ont la télé, enfin si…Mais même quand ils sortent dans la rue, ils voient les touristes. Et puis ils ont beaucoup voyagé. Shuya il est déjà venu sept fois en France. Il a eu des commandes…Donc il a vu autre chose aussi. - Donc tu penses qu’il se pose des questions? - Je suis pas sûre qu’il se pose des questions, mais en tous cas je crois qu’il le vit pas forcément très bien à l’intérieur de lui. En tous cas, je pense qu’il vit mal son positionnement. En même temps il n’a pas de réponse, et il n’y aura pas de réponse. C’est à dire que quoi qu’il advienne, il restera là dedans. Et puis peut être que la génération d’après, même si c’est pas son fils, mais que c’est le fils de sa soeur ou je sais pas quoi…aura plus d’énergie, et puis finalement ça remontera comme avant;
rien ne changera jamais. Moi je sais pas, là dessus, moi je préconise de rien. Mais les japonais… - Tu m’as parlé beaucoup de rigueur et de perfection. C’est vrai qu’au Japon, c’est souvent ce qui est fantasmé ici en France. C’est vrai qu’ici on l’admire beaucoup. Alors moi j’avais vu des à côtés, et tu m’en amènes d’autres. Moi ça m’intéresse parce que je travaille sur la lenteur, où on en vient rapidement à des questions de rigueur etc. Et ça m’intéresse de voir jusqu’où on peut aller. Quels sont aussi les pendant. Et comment ça se passait, le rythme dans l’atelier? - Ça va très vite. En fait, le fait que chaque geste soit à sa place, il n’y a aucun temps perdu et c’est hyper impressionnant. Et c’est là qu’il y a eu un moment, je me suis dit c’est des robots, c’est pas possible. C’est à dire que tout ce fantasme des robots, dans les mangas, dans la littérature japonaise, ça revient tout le temps. C’est un truc que j’avais pas du tout vu au voyage d’avant, parce que j’avais fait un voyage de découverte en fait, où j’étais partie faire vachement de marche. Mais j’avais pas vu ces gens qui travaillent dans les entreprises en fait. Et là… Non mais pour moi c’était délirant. Je les voyais faire, je me disais j’hallucine. Parce que, quand même, un kimono - ils sont à peu près une dizaine à travailler sur un kimono. Donc chacun fait une étape, donc en fait le kimono change de salle, et puis les étapes avancent. Et chacun a une étape à faire. Donc si à la quinzième étape il y a une erreur, le kimono c’est poubelle. C’est pas récupérable. Enfin y’a des tous petits trucs récupérables, où il faut l’envoyer chez le docteur des kimonos. Un mec spécial, qui fait que ça. Et qui peut récupérer certains
trucs. Mais tout n’est pas récupérable, il faut vraiment que ce soient des micro trucs. Et en plus ça coûte une fortune à envoyer au docteur. En fait ils font…Ils font pas d’erreur. Voila. C’est…c’est affolant. Moi j’ai jamais vu ça de ma vie. - J’imagine que pour en arriver là c’est des années de répétition du même geste? - Ben c’est des années et des années. C’est à dire que - ils m’ont expliqué - tu arrives dans l’atelier, tu es apprenti pendant dix ans. Pendant dix ans tu ne prends aucune décision. Et c’était le cas de la fille qui était en face de moi, qui avait donc 28 ans. Et en fait, on aurait dit un petit bébé. C’est à dire qu’elle était avec ses peluches. Et il y avait un monsieur plus âgé qui avait 55 ans qui était avec elle, qui était son tuteur entre guillemets. Qui lui disait toujours ce qu’elle avait à faire. Et en fait elle était…C’est comme si elle était la fille de ce monsieur dans l’entreprise quoi. Bon, évidemment, toutes ces personnes n’ont aucune vie familiale. Enfin si, ce monsieur là avait des enfants. En fait, ceux qui sont assez âgés, certains hommes, mais pas tous, ont des enfants et des familles. Mais je pense que la majorité sont célibataires. Et même ceux qui sont mariés… - Ils n’ont pas une vie familiale pour autant ? - Voila, c’est ça. C’est vraiment comme rentrer au monastère. C’est la même chose. Moi j’avais l’impression d’être au temple zen, avec le fouet tous les jours. C’était exactement la même chose. C’est là que je me suis dit, mais heu…je pense qu’il y a plusieurs manières d’arriver à ça. Je pense très sincèrement - alors peut être que… alors évidemment refaire ça à l’identique, il n’y a qu’eux
qui pensent faire ça. C’est aussi leur technique, c’est apparenté avec leur culture mais - toujours est-il que je pense qu’on peut arriver au même degré de rigueur sans forcément…aller aussi loin dans le…le déni de soi même. Evidemment qu’il faut faire des concessions. Evidemment qu’il faut travailler tous les jours, qu’il faut répéter les gestes indéfiniment. Et surtout qu’il faut travailler son humilité. Ça, c’est la base de la base. C’est sûr que lorsqu’on travaille dans ce genre d’endroit, on a plus aucun ego. L’ego n’existe plus. Et ça c’est sûr c’est la clef. C’est la clef pour arriver vraiment…à la perfection du geste. Mais bon heu…je pense quand même qu’il y a d’autres voies. Je pense…Je pense que la joie c’est aussi une chose qui épanouit et qui peut rendre le trait heureux. C’est…Mais voilà. »
regardait comme ça, et il comprenait pas que je puisse changer le truc. Pour lui c’est inimaginable. c’est pour dire à quel point on est différent. Lui, je veux dire, il y a une trame. Ça va de un à dix. Les étapes c’est ça ça ça et ça. Ce sera ça ça et ça et point barre. On change pas tu vois. Mais il a vu que ça marchait quand même. Alors moi je me suis dit, de tout façon, c’est quand même aussi…C’est intéressant pour eux.
« - Malgré tout ça tu as quand même réussi à te faire plaisir dans la technique?
Et d’ailleurs il s’est passé un truc à la fin du voyage. Le dernier jour je viens pour récupérer mes affaires. Alors je passe pour dire aurevoir à tout le monde. Et ils étaient en train de faire un nouveau kimono. Et franchement, c’est le plus beau kimono que j’ai vu depuis tout mon séjour. Et c’était différent de d’habitude. C’est à dire que d’habitude ils font toutes leurs petites fleu-fleurs. C’est joli mais…je trouve que c’est toujours un peu. Il y a toujours un petit côté mièvre, un peu naïf tellement que…bon voila. Et là, c’était que des nuages. Avec une barque en forme de dragon, avec une femme avec un masque. Alors à priori c’était lié à un conte…
- Ouais. Oui oui. Mais volontairement je me suis limitée. C’est à dire que je me connais, j’ai toujours tendance dès que je commence à truc je me dis « ha tiens, ça me donne une idée, je vais faire ça ». Et là je me suis dit non. Tu vas justement très lentement et tu te tiens à ce qui est prévu. Au maximum de ce que tu peux. Et franchement je me suis tenue comme jamais je me suis autant tenue à un modèle. Et bah pour Shuya, je m’y tenais pas du tout. Et des fois il passait, alors il s’énervait, il me disait « Ouais! Mais là tu disais que tu mettais du jaune! Mais en fait t’as mis du orange! ». Je lui disais « Oui, bah en fait, j’ai trouvé que c’était mieux, le orange… ». Et là il me
Toujours est-il que ça faisait une espèce d’ambiance hyper mystérieuse où d’un seul coup tout n’était pas dit. C’est à dire que pour la première fois je voyais un kimono qui me racontait pas tout du début à la fin, avec tous les détails des détails et des détails, tu vois? Et en fait, ces nuages, c’était exactement comme moi j’avais fait mes nuages. C’est à dire un espèce de nuage, comme ça, qui revenait. Et je me suis dit, tient c’est étrange. Et en fait je pense que le père, quand il a vu ce que j’ai fait, ça lui a donné l’idée. Parce qu’en fait, qu’est ce qu’il font. Ce qu’ils font, c’est que depuis la nuit des temps, enfin depuis des générations, ils font des kimonos avec des motifs style
r
Takahashi entre guillemets. Comme s’ils avaient une énorme bibliothèque de catalogues…enfin même s’ils ont pas de catalogues mais ils ont…ils ont un catalogue dans la tête en fait, de choses qu’il font. Et puis à chaque fois, ils remixent en fonction des kimonos. Et là je pense que le père est allé puiser dans un truc plus ancien que ce qu’ils faisaient habituellement. C’est à dire qu’il était allé chercher l’inspiration ailleurs. Et je me suis dit - ben je sais pas, si ça se trouve, tout ça c’est de l’extrapolation, peut être que c’est pas vrai mais - peut être que ce que j’ai fait ça lui a donné l’idée d’aller chercher une chose qu’il avait oubliée. Et c’était beau et j’étais vachement contente. Donc voilà, on saura jamais. Les japonais ne parlent pas, ils ne disent rien. Tu peux les interviewer, de toute façon t’auras un espèce de truc…Voilà. Donc tu ne sais pas. Mais juste de penser que d’avoir été là, ça a quand même généré quelque chose. C’est quand même une graine qui a été plantée et ça a fait pousser quelque chose d’intéressant. Donc j’étais très contente. - Comment est ce que tu as vu l’inscription de cette technique, pour le coup qui est hyper ancienne…Est ce que tu trouves que ça s’intègre dans le Japon moderne? Ou est ce que c’est quelque chose de complètement à part? Qu’est ce que toi tu as vu de l’inscription… - Du Yuzen? - Ou même des traditions en général. - Bah oui, c’est hyper vivant. Bon en fait, à Kyoto c’est un peu particulier. On est dans une espèce de ville hyper conservatrice. Non c’est hyper vivant, en fait ils
en vendent plein des kimonos! Il suffit déjà juste d’un point de vue…Il suffit de regarder le business. Est ce que le business marche? Le business il cartonne! C’est à dire qu’ils ont du boulot par dessus la tête. En fait ils font toutes les collections des grands magasins, gens Takashimaya…Mitsukoshi, et toute la clique. Et puis en plus ils ont les commandes privées. Et en fait les commandes c’est tout le temps plein. Et en fait quand tu te balades à Kyoto, tu te rends compte qu’il y a beaucoup de gens avec des kimonos; des jeunes, des vieux. C’est assez impressionnant. Alors en effet, la majorité c’est des kimonos faits en Chine hein. C’est plus des beaux kimonos…Mais quand même, eux tu vois, ils ont du boulot. Donc ça prouve bien que… Que c’est toujours vivant. Alors après heu…En fait, ils ont diversifié…Ils ont des commandes d’Hermes, ils ont ue des commandes de Yamamoto, ils ont des commandes de l’étranger où ils font des trucs…Je crois que c’est Yamamoto qui leur a demandé de faire des jeans, avec du Yuzen dessus. Alors ils ont décoloré les jeans, et en fait ils ont entièrement recouvert le Jean de Yuzen. Bon voilà…Il ont fait des jeans pour les concerts d’Elton John…Enfin ils ont toujours plein de commandes. Ils sont vachement connus en fait dans leur milieu. Donc en fait oui c’est vivant. C’est pas du tout en voie d’extinction cette technique. Après heu…ça coûte forcément très cher. Ça demande des semaines et des semaines de travail. Mais comment je le vois dans le futur? Je pense que ça restera. Je pense que de toute façon ça restera. Ça prendra peut être des formes un peu dérivées…Je sais pas. Mais je vois pas comment ça peut disparaitre. Pour l’instant, tout ce qui touche à la soie, c’est tellement…C’est tellement vivant!
En fait je suis allée à l’école des arts de Kyoto. C’était la fin de l’année, quand j’y étais en Mars, et du coup je suis allée voir les travaux des élèves. Donc il y a de tout. Alors de manière générale, c’est intéressant de voir une école d’art japonaise. Parce que tout est très manuel. Par rapport à chez nous où c’est très conceptuel. C’est à dire que…Bon t’as la section peinture, t’as tout ce que tu peux imaginer en section graphisme, mais à chaque fois c’est fait à la main quoi. C’est à dire que, c’est pas « j’ai posé une idée » ou « j’ai mis une vidéo »…Ca n’existe pas. C’est impressionnant. Après y’avait de tout. Mais quand même je me suis dit, cette notion de l’art manuel c’est vachement plus fort que chez nous. On l’a complètement perdu. Alors que c’était aussi très fort en France hein. Mais c’est beaucoup plus fort au Japon, et ça je pense pour le coup que…C’est très intéressant. Alors moi j’adore les travaux manuels. Je trouve que de toute façon c’est le meilleur moyen de développer l’esprit. En tout cas, pour la grande majorité des gens, c’est certainement le seul moyen. Nous on est pas faits pour étudier et… Et en même temps quand tu fais un travail manuel heu..t’es vachement centré…Il y a quelque chose de logique, quelque chose de…Enfin en tout cas, quand on développe sa main, c’est ce qui développe le plus le cerveau. Ça c’est prouvé scientifiquement, c’est quand même intéressant. » r
« - En tous cas, je pense que c’est aussi nos qualités d’occidentaux, de pouvoir avoir cette forme de liberté et de créativité. Mais par contre, c’est vrai qu’il faut
quand même apprendre quoi qu’il advienne. Si tu sais rien faire…C’est incontournable l’apprentissage. La discipline etc… - Toi, dans le cadre de ton stage tu avais déjà une longue pratique derrière toi… - Oui. Et puis je fais du taï-chi depuis dix ans…Il y à d’autres choses aussi. Je me rends bien compte que tout a aidé en fait, en réalité. Et tu vois là je me suis mise à la couture, j’avais jamais fait de couture. Bon ben, j’appuie sur la pédale et s’il le faut je suis capable de rester une heure à la même vitesse. Parce que justement j’ai fait du taï-chi, j’ai fait tout ça et que suis capable de me concentrer. Mais c’est parce que c’est des années et des années à se concentrer. Pendant des heures et des heures tout seule. Mais je suis pas non plus une folle furieuse comme eux. Je veux dire, là franchement…En France, les gens me prennent pour une folle furieuse, je leur dit « Allez au Japon! ». - Je reviens sur ce que tu as dit plutôt. Tu as dit que tu préférais laisser le temps que les choses sèchent. Et que toi ça te permettait de faire une pause et de réfléchir. - Oui oui, sinon je pétais des câbles. - C’était des pauses? C’était des moyens de réfléchir à ce que tu allais faire après? - C’était des moyens de…C’était un peu tout en fait. Plus j’avançais, plus j’étais fatiguée. Parce qu’en fait j’étais tellement fatiguée nerveusement, ils étaient tellement agressants pour moi, qu’en fait…Si tu veux, mes temps de peinture forcément se réduisaient. Et
comme…Plus ça avançait et plus il fallait que je sois bonne dans la peinture entre guillemets, je me suis dit « bon, et bien tu vas faire semblant de travailler ». Donc il y avait plein de moments où je faisais réchauffer ma couleur pour la cinquième fois, ou j’attendais que ça sèche… Je m’étais mise dans un rythme mais d’une lenteur! Parce que je savais que c’était le seul moyen d’arriver au bout sans faire de connerie. C’était un garde fou en fait. C’est pour ça. Je récupérais. Il y avait des moments où quasiment je dormais sur place quoi. parce que j’étais tellement fatiguée…Et comme tu peux pas te dire je vais aller me reposer bah…T’es forcément assise là, par terre, à ta place, sans bouger. Voila, donc je faisais ça. Et ils n’y ont vu que du feu hein. Donc ça a bien marché (sourire). »
r « - Il y a quelque chose de plus constructif à faire. Peut être quelque chose à développer ici. (...) Renforcer ces liens entre la France et le Japon mais de manière constructive. Je veux dire, d’un point de vue humain, de toute façon, on est trop différents. En tout cas, entre les kyotoïtes et nous. C’est vraiment, je répète, c’est vraiment Kyoto. De toute façon, y’a un ravin, c’est comme ça. Mais je pense que d’un point de vue professionnel on peut faire des ponts. Et malgré tout ils le sentent, parce que le père il arrêtait pas de me répéter « Oui France, je suis très content. Emmène le Yuzen en France! Fais du Yuzen! ». De toute façon il sait très bien que je ferai jamais ce qu’il fait hein. Je pourrai jamais le concurrencer, ce sera forcément autre chose. Mais pour eux…Ils ont compris ça. C’est à dire qu’ils
ont compris qu’il fallait exporter la formation. Malgré le fait qu’ils soient aussi rigides, il y a un truc qui s’est quand même débloqué à ce niveau là. Et je trouve que c’est gigantesque parce que ça, avant de partir je m’y attendais pas. Je m’attendais vraiment au pire du pire. Je m’attendais vraiment à ce que ce soit comme ça. Mais même encore pire. Qu’ils ne m’enseignent pas forcément, qu’ils soient vraiment dans la rétention d’informations etc. Et là non, ils ont donné les informations. - Oui mais pour ça tu as dû galérer un certain temps. - Oui, j’ai galéré, j’en ai chié…Je me suis pris des portes. Et puis j’ai affiné ma technique. Mais bien sûr. Bien sûr…Mais en fait, quand tu te diriges dans cette voie, ça prend forcément beaucoup de temps parce qu’en fait…Je dirais que d’un point de vue astrologique, c’est des Saturniens. C’est à dire qu’ils sont régis par Chronos, le dieu du temps. Et le dieu du temps, et bah ça prend toute la vie. Et si t’as pas fini dans cette vie là, et ben tu continueras dans la vie d’après. Parce que, y’a pas de problème! On a toute la vie. Et ça c’est quand même une leçon asiatique. Et qu’on doit quand même prendre un peu de la graine de ça ici en France; on est trop rapides. Donc, même si quand ils travaillent ils vont vite, c’est parce qu’en fait tout ça c’est intégré à l’échelle de leur vie entière. Voilà. - Il y a une projection sur le long terme que nous on a du mal à faire… - Oui. En même temps, ils se projettent jamais sur le long terme. C’est à dire qu’ils sont que dans l’instant présent. Ils sont…ils sont…tu vois, voilà, juste organiser tout ce projet l’année prochaine, pour eux c’est difficile
à envisager parce que ils savent pas. Alors que nous on dirait « Bah, ok je bloque ». Les japonais savent pas. Mais en fait, c’est que quand ils commencent quelque chose, ça va s’inscrire sur des années et des années. C’est un espèce de processus comme ça. Et c’est normal. Tu te dis pas au bout de dix ans « Holala! Ça fait dix ans, mince! ». Eux ils se disent pas ça, ils se disent c’est super. Bah voila, « je vais pouvoir passer à l’étape deux. Maintenant que j’ai fait dix ans, je suis un peu moins apprenti ». Oui. Je pense que le temps les angoisse beaucoup moins que nous. C’est leur allié en fait. Et nous c’est notre ennemi. On dit toujours « j’ai pas le temps », « Je vais pas y arriver, j’ai pas le temps », « je suis en retard ». - Après, ça, c’est à la fois culturel et religieux aussi j’ai l’impression chez eux. - Oui. C’est leur culture. C’est leur culture ancestrale qui est comme ça. Ca permet de faire ce qu’ils font. Voilà. - Oui, il faut une décomplexion par rapport à cette question du temps pour réussir à s’inscrire dans une durée aussi longue. - C’est un investissement aussi, tu vois. - Ah oui, j’imagine, quand ils en choisissent un tout petit en se disant je vais tout lui transmettre…Et d’ailleurs ça ne les inquiète pas les pères puissants qui ont monté l’entreprise de se dire que les enfants peut être commencent à regarder un peu ailleurs?
- Mais ils regardent pas vraiment. Pour l’instant… Parce que le truc en plus c’est que c’est une entreprise familiale. Il y a le père, mais il y a l’oncle, le cousin etc. Et en fait, même si c’est quand même le père tout puissant, je pense que de temps en temps ils doivent quand même se réunir. Tu vois tous ceux qui ont plus de soixante ans. En fait c’est indestructible, parce que c’est toute la famille tu vois. Donc même si y’en a un qui merdoie un peu, de toute façon on va lui foutre deux tonches, ça va être réglé hein. Tu peux pas te sortir de ça quoi. C’est…c’est impossible. C’est vraiment la pyramide. Mais la vraie pyramide, tu te vois le truc indestructible! Je les voyais vraiment comme ça. Des petites fourmis là…Chacun sait exactement ce qu’il a à faire... - Oui c’est intéressant…Mais même au niveau de la technique, j’ai hâte de voir ce que tu vas en faire! j’ai vu déjà quelques photos, c’est grand comment? - C’est grand comme ça (une 30ène de cm sur 80 environs). En fait c’est la taille, pour faire du Yuzen, on tend des baguettes en bambou, qui ont des petites piques au bout. Et en fait c’est ça qui tient…Ca fait un croisillon. En fait, on tient au niveau du croisillon, comme ça. Et en fait on peint, on est même de côté. On est pas en face du truc. Ça fait très ouvrage moyenâgeux. Tu sais, t’as l’impression d’être avec ton canevas (rire). Mais c’est très beau. Tout est beau; les pinceaux sont magnifiques. Je veux dire, ça aussi c’est…En fait pour acheter le matériel, on est allés chez les artisans à Kyoto. Alors, il fallait aller chez tel mec pour acheter les tiges en bambou, et puis chez tel autre on achetait les brosses, et puis chez tel autre on achetait le tamis, qui l’a fait lui même et puis…Alors là c’était un grand moment. Je me
suis dit…c’était extraordinaire qu’il y ait encore autant d’artisans qui font tout eux même. Et tout est beau… - Mais tout reste cher? - Oui c’est cher. - Je me demande quelle place ça prend dans le quotidien des gens là bas. Le commun des mortel, est ce qu’il arrive à avoir de beaux objets d’artisanat? - Oui non, le commun des mortels heu…non. Enfin oui, tu peux acheter un peu de céramique, ça c’est pas trop cher. - Mais tout le monde a quand même un joli kimono. - Oui, tout le monde a. Oui, oui, ça c’est impressionnant. Même dans les familles pas très riches, soit ils l’ont hérité des grands parents etc. Qui l’on d’ailleurs souvent fait, parce que avant, il y avait vachement qui apprenait quand même le Yuzen. Comme nous on apprendrait…oui, la couture. Donc les gens faisaient leurs trucs. Et puis avant il y avait plus d’entreprises de Yuzen, donc ça devait coûter un peu moins cher que maintenant. Maintenant, ça devient vraiment un truc…de riche quoi. En fait oui, ça intéresse l’industrie du luxe. Par exemple Hermès. »
Entretien avec Matthias Schäfer r
J’ai réalisé une interview de Matthias Schäfer, un artiste-photographe Allemand, le 4 juin 2014. Matthias habite aujourd’hui Shangaï. C’est donc par skype que nous nous rencontrons. Il me reçoit chez lui à 20h (heure locale) par camera interposée. C’est un homme d’une quarantaine d’années, les cheveux bruns ébouriffés, souriant et agréable. Je voulais que l’on ait une discussion à propos de son film Berlin-Paris, qui est un montage de scénettes de 30 secondes; des moments urbains dans ces deux villes qui lui sont chères. Il s’agissait intialement d’interroger son rapport au temps à travers ce travail. Mais nous dérivons finalement sur sa pratique de la photographie et son attachement pour la technique de l’argentique. r « La question de l’observation est intéressante parce qu’effectivement si je m’attarde 30 secondes (il appuie sur le mot 30) sur heu…devant un mur, ou un objet, on va dire qui n’a aucune importance parce que banal, parce que quotidien, parce que il est la depuis que je suis né, il sera là après, heu effectivement on a tendance à ne pas prêter attention et effectivement avec heu..comment dire…avec une séquence vidéo telle que dans le film
Berlin Paris, bah en fait je pense que si….si on avait la même image accrochée à un mur, bah chai pas, les gens passeraient. Je vois, je reconnais, et puis je pars. Tandis que (sourire espiègles) 30 secondes, par rapport au temps de séquence vidéo, bah le visiteur il est là. Bah il doit attendre 30 secondes pour passer à la scène suivante. Donc effectivement il est obligé de regarder la scène. Il peut partir aussi. Mais heu cette image animée, elle a ce pouvoir de (geste d’agripper avec ses mains) retenir l’attention de celui qui regarde et du coup je pense que ce genre de scène est beaucoup plus, a beaucoup plus d’impact, sur heu (cherche ses mots) sur le fait de pouvoir installer un dialogue entre celui qui regarde et l’oeuvre. » r « J’aime bien prendre en photo des choses banales, (le regard en l’air, un petit sourire) des choses qu’on voit pas, et puis (avec un franc sourire) c’est très intéressant parce que, dans votre immeuble là, il y a sans doute des trucs, des angles, des courbes heu..qui seront cachés, même évidentes. Ou si je prenais un détail en photo, je vous le montre et « non j’ai jamais vu ça! » et puis après « venez, c’est à coté de la boite aux lettres! » (sourire) et puis « ha mais oui! » mais bon, c’est parce qu’on y fait pas attention. On passe. On fait que passer. Et donc ça c’est intéressant de..oui moi j’aime bien oui. » r « J’ai un petit appareil numérique. Que j’ai plus ou moins toujours avec moi. Voilà, je vous le montre parce qu’il est dans ma sacoche (il me le montre). Et donc
qui me permet de, effectivement enregistrer des vidéos, mais j’utilise cette fonction très rarement, mais bon ça me permet de…chai pas de prendre des photos comme ça. Dans la ville…ou…ou de gens. Mais, les photos que je prends avec cet appareil là, (me regardant fixement et articulant chacun des mots qui suivent) pour moi n’ont aucune - valeur - artistique. Aucune. Evidemment je fais des sauvegardes parce que j’aime pas perdre les choses mais heu…si je perdais les photos digitales, je ferais pas de chagrin. En revanche, si y’a une rayure sur mes négatifs, ou si un négatif disparait, parce qu’une rayure ça peut être artistique aussi…peu importe…c’est une autre création…Mais si quelque chose que je ne souhaite pas arrive à mes négatifs, là je suis très très triste. Et puisque avec le numérique je me rends compte, moi même, que tiens, oh je prends 5 photos du même truc, pour avoir 1 bonne. Je fais pas du tout le même…j’ai pas du tout le même comportement avec la pellicule. Ou c’est beaucoup plus heu…construit, réfléchi heu…conceptuel quoi. - Vous n’utilisez jamais votre appareil numérique comme moyen de production professionnel? - Ça dépend, on peut faire des commandes avec ça. Si par exemple je fais un reportage, ça dépend après du budget, de ce que veut le commanditaire…heu…ce petit appareil peut faire l’affaire. Tout à fait. Heu…oui oui tout à fait. Parce que le coût est extrêmement limité. Et ça dépend aussi, bah l’avantage du numérique, c’est que l’on peut travailler immédiatement avec les données. Je peux prendre une photo ici et maintenant de…mes pieds. Vous l’envoyer. Ce qui n’est pas possible avec
mon appareil argentique. Il faudra patienter un petit peu hein! Et c’est peut être intéressant pour votre quête : Je donne les pellicules, et je les récupère quelques jours après. Ou quelques heures après au plus tôt. Mais bon j’ai jamais été pressé ici à Shangaï. Donc ce lapse de temps là aussi il est assez intéressant parce que (fait un geste avec l’indice au niveau de sa tête pour exprimer la réflexion) bah ça travaille quoi. C’est, j’ai pris des photos, elles sont sur pellicule. J’espère que ce gars au labo ne fera pas de bêtise. Et comment est ce que le résultat va être. Donc il y a un moment de suspens aussi. Heu oui c’est un petit...une petite sensation sympathique en plus. Que l’on a pas avec le numérique, parce qu’on voit tout de suite ce qu’on a pris en photo. Ce qui est un avantage aussi. - Et donc ça influe sur votre rapport à la photo même? - Bah du coup elle devient... précieuse (fronçant légèrement les sourcils). La prise de vue est quelque chose de précieux, de…quelque chose d’anormal de nouveau dans le banal. Voila, pour l’instant je suis très heureux avec l’argentique et les possibilités qui sont données. Mais qui sont limitées aussi. Il m’est arrivé que mon tireur préféré ne pouvait pas tirer la photo comme prévu. Il me dit : « Matthias, passe par le numérique » parce que les options du numérique sont beaucoup plus subtiles, beaucoup plus…fines quoi. Puis il y a une grand palette de gamme de couleurs, plus de réglages tandis que de manière traditionnelle, on est limité à 4 couleurs. On
doit faire le mélange comme ça (fait des gestes abstraits avec les mains devant lui). C’est plus facile quoi.
devant lui) retravailler un petit peu la photo. Donc on revient à la peinture. Avec photoshop par exemple. »
Alors il m’est arrivé, une fois, pour une vente de, « bon d’accord, ce sera pas du tirage argentique, mais lambda ». Lambda c’est un tirage argentique qui passe par le numérique. La photo était trop géniale! Et le commanditaire l’aimait beaucoup…c’est pas grave! C’est pas grave…
r
Donc j’y pense. Que des photos numériques puissent faire partie d’une expo, mais…heu…en retrait. Ce sera peut être des photos documentaires ou annexes…mais pas des pièces maîtresses. Oui, j’accorde beaucoup moins d’importance à la photo numérique qu’à la photo argentique. - Mais ce ne serait pas forcément par rapport à la qualité de rendu photo mais aussi par rapport à l’implication qu’on y met? - Alors, ouais. Il y a aussi la val…enfin…la qualité de la photo. Puis ce que je n’ai pas un boitier hyper performant pour le digital, la qualité de la photo que je prends avec ce genre d’appareil…Mais même avec des appareils réflexe, je trouve qu’il y a moins de profondeur au rendu. C’est comme…moi j’aime bien comparer ce phénomène avec les CD et les disques vinyles. Les disques vinyles ont toujours…y’a une profondeur, y’a de la matière. Avec les CD, tout est un peu aplati. Et en fait…ce qui est intéressant aussi avec le numérique, c’est qu’on retrouve un peu…quand on prend une photo, on enregistre une base de données, et après on reprend le pinceau pour (fait un geste abstrait avec ses mains
« - Le fait de prendre des photos en rafale, la possibilité d’accumuler les prises de vues sont de nouveaux usages apparus avec le numérique. Qu’en pensez-vous? - Ça amène quelque chose de plus…futile! Je dirais. - Pas spontané mais futile? - Oui…surtout, c’est une question d’intensité. Quand j’observe les gens ici…enfin…ici à Shangaï ou à Paris, je crois que le phénomène est international. Quand les gens…parfois j’ai l’impression que les gens qui prennent des photos…ils vivent la scène à travers la caméra, ou à travers leur portable, mais ils ne vivent pas la scène, le moment présent avec corps et âme parce qu’il y a ce médium intreposé. Ça, je trouve ça assez curieux. - Alors que vous pensez ne pas le faire avec un appareil argentique? - Bah…non. Non, parce que c’est beaucoup plus lent comme démarche. Parfois je suis trop tard par rapport à telle ou telle scène. Parce que la photographie, quand elle est pas construite, quand elle est plus improvisée on va dire, là meilleure photo c’est celle comme vous voyez la scène au moment même de la voir. Et après dès que vous prenez l’appareil, vous êtes déjà décalé. C’est ça qui est parfois frustrant.
Mais bon…on se remet en place et on se dit « bah oui, la meilleure photo c’est celle que t’as prise avec les yeux et avec ta mémoire ». Et donc là, ce moment là devient précieux. On est très content d’avoir retenu ce moment là. D’avoir photographié le chien qui baille. »
LIVRES
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ICONOGRAPHIE Les images non légendées - qui illustrent mes récits personnels et les interviews - sont des clichés personnels. Pour les autres images, se référer aux légendes attenantes.
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REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier tout particulièrement Miguel Mazeri pour son accompagnement tout au long de ce mémoire, pour la finesse de son jugement, sa disponibilité, son exigence, et plus généralement pour tout le temps qu’il a consacré à guider la formation de ma pensée. Je remercie Françoise Fronty-Gilles, Françoise Hugont et Emilie Vabre pour leurs aiguillages ponctuels et leur bienveillance continuelle. Je remercie chaleureusement les personnes qui ont accordé du temps à mes interviews ; elles ont profondément enrichi mes recherches et affiné mon regard. Plus particulièrement, David Liaudet pour son accueil chaleureux dans son univers alphabétique captivant, Matthias Schäfer pour sa gentillesse et son authenticité, France Demarchi pour nos discussions et les mochis glacés, Sebastian Benitez pour ses témoignages passionnés et passionnants, pour sa générosité, Marc Bayard pour la force de ses convictions et sa foi en un bel avenir. Merci à Tim & Sarah du studio Glithero pour avoir considérablement changé ma vision du design et pour m’avoir enseigné à leur manière qu’apprendre à dire non c’est savoir préserver du temps pour ce que l’on juge important.
Merci à Pierre Lévy à qui je dois la découverte de nombreux ouvrages à propos du design d’interaction, du Japon et du rapport au temps japonais. Je remercie Jérôme, ma maman, Florian, Elise C.H. et Iseult pour les relectures, leur soutien sans faille, et le temps qu’ils ont accordé à traquer les coquilles de mes textes. Je remercie également Loup, Apolline et Elise C. pour les discussions et séances de travail. Pour le temps qu’ils ont passé à m’écouter et à m’aider quand je me perdais en route ainsi que pour leur inconditionnel soutien tout au long du chemin. Merci à tous ceux qui m’ont soutenue durant les passages difficiles de mon échange au pays du soleil levant. Je les remercie également pour avoir partagé avec moi les beaux moments ; ils l’étaient d’autant plus dans l’adversité. Merci aussi à mes compagnons des autres expéditions, car nos voyages ont eu une large place dans l’écriture de ce mémoire, et n’auraient pas été aussi intenses et plein de sens sans mes camarades de route. Enfin, à tous ceux qui ont pris le temps de lire ce mémoire, merci.
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