Pékin - Sensations urbaines

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PÉKIN

Sensations Urbaines

Xiaoyu Lou Mémoire de fin d’études suivi par Cloé Fotaine / ENSCI / Paris-2011



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Chapitre 1. Pékin - Silhouette d’une ville aux ciseaux

Vraie lumière née de vraie nuit _ Ville globale _ L’homme se mesure à Pékin _ 56 ethnies à Pékin _ Nature naturelle et nature artificielle _

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Chapitre 2. Pékin - Les couleurs et la rougeur

La nature antique de Pékin : Pékin à l’échelle humaine _ Pénurie de logement urbain et ses remèdes _ Nouvelles architectures commerciales : made in China et making in China _ L’industrie de maquillage et le visage chinois

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L’Opéra de Pékin : un volcan de couleurs vieux de 300 ans _ La littérature et le cinéma d’arts martiaux : superhéros chinois _

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Chapitre 3. Pékin - La vitesse et la vitesse encore

Millefeuille impérial _ L‘urbanisation : qui a changé mes livres de classe ? _ La maison d’un escargot géant _ Le vélo : respiration de la ville Les gares de Pékin

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Une vitesse, un avenir _

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Chapitre 4. Pékin - Le feu à la bouche

Qui ne boit pas n’est pas chinois ! _ La cuisine à Pékin : manger pour vivre, manger pour exister _

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Pékin - Conclusion



Pékin Silhouette d’une ville aux ciseaux

« Que percevons-nous de la Chine ? Un brouhaha confus où se mêlent informations mirobolantes sur son économie, nouvelles alarmantes sur sa politique, et interprétations plus ou moins fondées sur sa culture. » Anne Cheng (1)

Note 1. Ancienne élève de l’École normale supérieure et docteur en sinologie de l’Université Paris-VII (1982), Anne Cheng est professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), elle y est responsable du « Centre d’études chinoises » et du master « Hautes Études Asie Pacifique ». Elle est également titulaire de la chaire d’« Histoire intellectuelle de la Chine et du monde sinisé » de l’Institut universitaire de France, élue en 2008 au Collège de France.

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Vraie lumière née de vraie nuit

Au fil des trois derniers siècles qui ont vu s’élaborer et s’imposer la modernité occidentale, s’est construite, puis figée, l’image d’un pays doté d’une écriture idéographique, soumise à une tradition despotique et isolée du reste du monde pendant des siècles, ce qui expliquerait son immobilisme philosophique, politique et scientifique. Prenez tous ces poncifs et vous les retrouverez certainement, sous des formes différentes et à des degrés divers de sophistication, dans bien des films et des publications. Cette vision du monde exerce en retour une influence considérable sur la façon dont les chinois ont envisagé leur propre culture, dénigrée du fait de son supposé retard, puis aujourd’hui exaltée par le régime en place comme une identité culturelle spécifique. Soit dans l’autodénigrement ou au contraire, depuis peu, dans une autocélébration confortée par un nationalisme de plus en plus triomphant. Comme on disait, « Vraie lumière née de vraie nuit. » Le Pékin d’aujourd’hui a cet appétit de rattraper, de vivre et de s’enrichir. Il manque encore un attribut de la grandeur à Pékin, on attend le jour où elle pourra faire régner l’ordre sans le laogaï-le goulag chinois, le jour où elle saura y former des « cerveaux » sans cette prétention absurde de contrôler les consciences, le jour où elle guérira cette infirmité qu’est la peur de la liberté. En attendant, les 600 millions d’habitants continuent de manger, courir, rire, se battre aussi. Le secret de Pékin, c’est sûr, ce sont les Chinois, sans les rencontrer, sans se soucier de la réalité chinoise fondée sur leurs épaules, les projets commerciaux ou créatifs perdront toutes les crédibilités. La ville, si souvent présentée aujourd’hui comme le symbole d’une entité lisse, consensuelle, esthétique et esthétisante, volontiers perçue comme fanatique et congénitalement dressée contre toutes les valeurs les plus chères à l’Occident : il y aurait donc d’un côté un « Orient » violent, assimilé par certains à un empire du mal, et de l’autre un « Extrême-Orient » où tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et prospérité. Or, ces deux représentations opposées relèvent pourtant d’un même type d’invention, voire de fiction idéologique. Si l’on véhicule une telle image de Pékin, on risque d’exploiter une certaine lassitude plutôt que de parler et s’inspirer d’une réalité urbaine. Les villes chinoises en général, certaines ont connu une longue nuit blanche, trop de guerres et trop de mutations pour se reposer ; les autres se souviennent d’un long rêve noir. Il est temps de se réveiller.

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Portrait chinois de Pékin

Je n’ai aucun mal à offrir un état des lieux, inédit de ce que sont aujourd’hui les grandes villes chinoises. Même si j’ai grandi dans une ville minuscule dans le nord du pays. Les enfants de ma génération ont l’habitude de voyager, la société a implanté ce fantasme des grandes villes prospères et puissantes en nous tous. Pékin, Shanghaï, Shenzhen, Haerbin... Ces villes ont notre jeunesse dans leur sang. Dans l’ensemble du pays, les inégalités se creusent énormément, devant les enfants de même âge, le paysage et l’avenir ne se dessinent pas de la même manière. Sous Mao, le rapport entre les plus pauvres et les plus riches était de 1 à 5, aujourd’hui, il est de 1 à 200. Néanmoins, celui qui aujourd’hui à 1 gagne en pouvoir d’achat cinq fois plus que celui qui naguère gagnait 5, l’ex-président Deng Xiaoping avait aussi prévenu en 1980 : « Pour que tout le pays s’enrichisse, il faut bien que certaines régions s’enrichissent avant les autres. » Dans ce contexte, les enfants nés « after 80’s » savent tous que leur avenir est fondé sur le choix d’une ville : partir loin, s’enrichir, s’adapter ; sinon patienter, vivre simplement, avoir vite une famille, attendre que les enfants partent en voyage et faire le choix à leur tour... Et puis il y a aussi des fantasmes croisés chez les premiers enrichis, les habitants de Shanghaï rêvent de Hongkong électrique, les Hongkongais de Shanghaï douce et raffinée... Il faudrait regarder un jour les jeunes chinois dessiner les grandes villes chinoises, le portrait d’une Chine mise à nue. Shanghaï a toujours quelque chose à voir avec la fleur du mal. Quand on arrive dans cette ville, les fleurs au-dessus des étoiles en dessous, on devient vite soi-même une plante fleurie mais sans racine sans fruit ni parfum, un oeuf qui veut voler. Cette ville fait l’objet d’une métamorphose architecturale et urbaine impressionnante par sa rapidité et son ampleur, elle est le rouge à lèvre de la Chine, lui rend un beau sourire parfois artificiel. Shenzhen, si proche de HongKong, qui lui a transmis son dynamisme ainsi que ses maladies, dans cette ville surpeuplée d’informaticiens, de secrétaires et d’avocats, on rêve de pouvoir graver un jour sur la pierre de la tombe : « Je suis enfin devenu un propriétaire et j’ai enfin eu ma pause. » À

Chongqing, les montagnes maigres ont presque l’air d’avoir faim et les rivières y coulent

méchamment, le ciel est trop brûlant et la terre trop cuite. Ici le rouge n’a rien à voir avec la couleur de la

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révolution, elle est simplement la couleur appétissante du piment, violente, agressive, mais seulement à la bouche. Haerbin respire du chaud mais aspire du froid, 42 °C en été, -30 °C en hiver, la tempête y est héroïque. La neige enterre le monde, on y trouve les bâtiments les plus solides couverts d’isolants thermiques, et les habitants qui nagent dans le lac à moitié gelé. Baotou, ville proche de la frontière du Nord. À l’extérieur, on est trempé dans le courant de sable, à l’intérieur, dans l’eau-de-vie purement nomade. La ville a connu les problèmes de pollutions les plus irrécupérables du pays. ... Et finalement, Pékin la capitale, ville si grande et complexe, violente mais incroyablement tolérante, elle a un peu de tout : les métamorphoses de Shanghaï, les crédits non remboursés de Shenzhen, le rouge piquant de Chengdu, la tempête de Haerbin et le vent sablé venu de Baotou. Lâcher le mot de Pékin dans un dîner et les saveurs d’ambition, d’argent et de pouvoir envahissent aussitôt l’atmosphère. La structure urbaine, la condition de vie, l’architecture y sont kaléidoscopes. Le nombre d’objets et de visages différents que l’on voit chaque jour à Pékin est incommensurablement plus impressionnant que celui d’ailleurs. La diversité et la centralisation d’activités de cette ville nous dépassent complètement.

L’homme se mesure à Pékin

Pékin sert de toile de fond à la coexistence de deux villes parallèles, semblables mais différentes : la ville du jour et celle de la nuit. Si Tokyo est une ville flottante avec ses réseaux de rivières, Pékin est une ville au caractère de feu, loin du bassin de la mer. La culture nomade du Nord lui transmet son culte sur le soleil et le feu, l’éblouissement et la vapeur. L’omniprésence des couleurs rouge et jaune dans cette ville était autrefois pour imiter le feu et la chaleur, pour faire chasser les démons nés de la nuit sombre. On ne compte plus le nombre de créatures naissant de la peur de la nuit, et celles qui vont les combattre en portant le feu. A Pékin les hommes hurlent aux autres pour se montrer leur sympathie, cette habitude est aussi très liée à la tradition nomade. Elle relève un rapport particulier à l’espace. Dans le métro de la ville débordé de visages chinois : père, mère, enfant unique, unique, naître seul, grandir seul, vivre seul, exister seul... leurs pas bruissent en un air de flûte.

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Pékin à la vitesse, Pékin lent et paresseux, Pékin collective, Pékin intime, Pékin gourmande, Pékin potentiellement créative. Tokyo charme, Pékin émeut, ou le contraire. Mais une chose est certaine : les sensations que Pékin provoque aujourd’hui se distinguent du beau et de la sérénité en ce qui résulte bien de l’association de l’imagination et de l’entendement, mais ce sentiment va de pair avec la sensation de danger, de douleur, d’angoisse et de non mesurable.

56 ethnies à Pékin

Pour comprendre la réalité dans la capitale chinoise, la notion la plus importante à retenir est celle de « civilisation », comme New York ou Moscou, et contrairement à Tokyo, Pékin cherche à inclure (fût-ce par la force), et non pas à imposer un principe de démarcation entre les autochtones et les étrangers. A Pékin y habitent les chinois des 56 ethnies et les étrangers, pourtant les cultures ne se mélangent pas, elles se présentent comme des ensembles stables, clairement profilés et initialement dotés d’une relative autonomie. On évite surtout de parler de « mélange de cultures à Pékin », parce que ceci suppose de postuler une pureté originelle, antérieure à l’instant où les cultures se fondraient ou s’entre-mêleraient. Non seulement rien de tel n’existe dans cette ville,- même si ce fantasme flatte notre obsession d’authenticité et notre hantise des origines, mais tout y indique au contraire que le mot « culture » ne recouvre jamais d’ensembles aux frontières fixes et précises. A Pékin, ce sont les sociétés, c’est-à-dire des individus, des groupes et des classes sociales qui s’affrontent et se mêlent en échangeant ou en imposant des fragments des patrimoines dont ils sont, consciemment ou non. Les porteurs, les fragments qui se métissent n’ont rien d’arbitraire ni de figé, ils se font et se défont sans cesse. Choix, sélections, impositions, emprunts mais bien évidemment aussi exclusion ou dépérissement réagissent toujours à des rapports de force et donc à des contextes historiques changeants dont on ne saurait faire abstraction si l’on désire saisir les mécanismes de cette ville, son alchimie imprévisible et sa complexité. Il faudrait savoir que dans cette ville les habitants ne parlent pas toujours la même langue, n’ont pas la même physiologie, ne mangent pas les mêmes nourritures, et cela depuis au moins deux mille ans. Ainsi, Pékin conserve et met en valeur un puzzle des formes culturelles d’une incroyable diversité, c’est même cela sa véritable originalité. Note 2. La constitution du pays dont tous les habitants ont, selon le droit du sol, la « citoyenneté chinoise », reconnaît en outre selon le droit du sang et selon le modèle soviétique 56 « ethnies » appelées « nationalités » dont les Han, qui représentent 92 % de la population, mais sont eux-mêmes linguistiquement divisés, avec plusieurs dialectes, et plusieurs variantes régionales du chinois mandarin).

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Au détour d’une route étroite et sinueuse, le cluster de Tián Luó Kēng, se découvre depuis une terrasse aménagée le surplombant. Cet agencement de Tǔ Lóu de la tribu des Hakkas au milieu des rizières fascine

immédiatement par la variété de ses formes et la beauté du paysage composé de forêts de bambous dominant d’immenses rizières étagées. Selon l’architecte japonais Hirishi Hara, Tǔ Lóu éprouve l’universalité et l’intemporalité d’une architecture : pendant la guerre froide, sur les photos de satellites, les 4 énormes bâtiments ronds, avec 700 ans d’histoire, furent pourtant identifiés par la CIA comme de possibles silos de missiles nucléaires...

La Chine, on l’a vu dans les guides de voyage, sur les photos de satellites, avec la fascination et l’inquiétude. Avec ce chapitre, je pars à la guerre tiède pour livrer une autre réalité de ce pays.

Comme disait Lao She : « Seuls ceux qui ne font que passer dans leur ville natale peuvent porter sur elle, sur son peuple, des jugements définitifs ».

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Un extrait du texte « Idées reçues sur les origines de l’écriture chinoise » La pensée en Chine aujourd’hui, Édition Folio Viviane Alleton

« Certaines des idées reçues sur l’écriture chinoise sont en voie de disparition. C’est le cas de l’extrême difficulté de son apprentissage. Les premiers Européens ayant séjourné en Chine étudiaient la langue dans des conditions souvent chaotiques et, de plus, beaucoup d’entre eux ne dédaignaient pas de valoriser leurs efforts en insistant sur le nombre pléthorique des caractères. C’était encore le cas en plein XXe siècle malgré une certaine intensification des échanges. Il y a maintenant trop d’Occidentaux pratiquant le chinois pour qu’on puisse prétendre que c’est un exploit de l’apprendre. S’il nous est aisé de lire un texte chinois écrit il y a deux mille ans en écriture dite « régulière », cela est dû au fait que la forme des traits qui constituent le caractère et l’ordre de leur tracé sont restés tels qu’ils avaient été déterminés à l’époque - à la suite d’une longue évolution préalable. les formes résultant de cette dynamique du pinceau ont été transposées sur tous les supports : qu’on grave sur la pierre, qu’on imprime sur papier ou sur l’écran d’un ordinateur, l’équilibre du caractère est préservé. La liberté n’est pas ce qui frappe au premier abord quand on examine l’histoire de l’écriture chinoise, marquée par des normalisations étatiques récurrentes. Cependant, le style régulier n’est pas ressenti comme un carcan : depuis les Han les lettrés ont développé un emploi parallèle de l’écriture, où il ne s’agit pas de communiquer un message seulement linguistique. L’art calligraphique pour lequel « l’écriture n’a plus pour but premier de transmettre une information, mais bien d’effectuer une recherche plastique, expression de la créativité individuelle de l’auteur » a ouvert au lettré un espace de liberté à côté de ses activités bureaucratiques. Il est inutile d’insister sur l’importance de la calligraphie dans la civilisation chinoise. La transmission des textes sur une très longue durée sous une forme inchangée fait que l’écriture est considérée à juste titre par les Chinois comme essentielle à leur identité. Pourtant, le prestige de cette écriture n’a pas fait obstacle à de remarquables développements de l’oralité. Il y a longtemps qu’on oppose la Chine, monde de l’écrit, à une Europe nourrie de parole vive, où le théâtre, le tribunal, le débat public ont eu un rôle fondateur. L’absence ou la rareté de ces usages en Chine ne signifie pas que la parole n’y jouait pas des rôles fondamentaux, à travers le discours du maître préalable à sa notation par ses disciples, la citation de poèmes ou autres textes connus de tous et maintes autres pratiques.

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Techniquement, l’écriture chinoise offre un moyen de noter la parole vive sans équivalent ailleurs, la cursive familière, style rapide qui a joué dans la civilisation chinoise un rôle considérable en raison de l’extrême rapidité de son tracé. C’est une sorte de sténographie dérivée de l’écriture régulière et que tout Chinois éduqué maîtrise. La cursive n’est pas enseignée dans les écoles et elle est perçue comme assez facile. Elle ne l’est pas pour un étranger sachant écrire en écriture régulière mais n’en ayant pas une pratique intensive : non seulement il ne pourra pas l’utiliser, mais déchiffrer une lettre privée écrite ainsi lui sera difficile. Il s’agit de lier d’un seul mouvement tous les traits d’un caractère, qui sont disjoints dans l’écriture régulière, tout en respectant leur ordre et la direction de leur tracé. Cela suppose une parfaite maîtrise, une grande familiarité avec l’écriture régulière. Loin d’être un ensemble figé, l’écriture chinoise a, tout au long de l’histoire, contribué à l’ouverture du monde chinois sur le mode extérieur et à son adaptation aux évolutions historiques internes. Que l’on songe à la traduction d’un ensemble considérable de textes sanscrits quand le bouddhisme fut introduit dans les premiers siècles de notre ère, puis, quelques siècles plus tard à la révolution économique et administrative des Song, enfin à l’importation massive des savoirs occidentaux depuis le milieu du XIXe siècle. Cela s’est fait soit en enrichissant la polysémie des graphies existantes, soit en utilisant des caractères pour leur seule valeur phonique, en faisant abstraction de leur sens. Pendant la plus grande partie du XXe siècle, on a considéré que la difficulté d’intégrer les caractères chinois aux techniques de communication de l’époque, machine à écrire ou télégraphe, constituait un obstacle à la modernisation du pays. Aujourd’hui des centaines de millions de Chinois utilisent des ordinateurs en chinois. Il faudrait insister enfin sur l’exceptionnelle continuité de l’écriture chinoise, qui va de pair avec la convenance de l’écriture à la langue. Le chinois, qui use largement de la composition, mais ne connaît pas de flexion - le verbe comme le nom étant invariable -, s’accorde particulièrement bien avec une écriture constituée de caractères disjoints. J’ai essayé de montrer que l’écriture chinoise fait partie intégrante de la grande famille des écritures, dont elle est une des réussites les plus remarquables. Il est vraiment absurde de la présenter comme une sorte d’ovni. »

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Copie corrigée d’un étudiant à l’école primaire.

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Pékin Les couleurs

Ville Il ne suffit pas d’un tas de maisons pour faire une ville Il faut des visages et des cerises Des hirondelles bleues et des danseuses frêles Un écran et des images qui racontent des histoires Il n’est de ruines qu’un ciel mâché par des nuages Une avenue et des aigles peints sur des arbres Des pierres et des statues qui traquent la lumière Et un cirque qui perd ses musiciens Des orfèvres retiennent le printemps dans des mains en cristal Sur le sol des empreintes d’un temps sans cruauté Une nappe et des syllabes déposées par le jus d’une grenade C’est le soleil qui s’ennuie et des hommes qui boivent Une ville est une énigme leurrée par les miroirs Des jardins de papier et des sources d’eau sans âme Seules les femmes romantiques le savent Elles s’habillent de lumière et de songe Métallique et hautaine, La ville secoue sa mémoire En tombent des livres et des sarcasmes, des rumeurs et des rires Et nous la traversons comme si nous étions éternels.

Tahar Ben Jelloun Paris 11 novembre 2005 Edition Printemps des poètes

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Des quartiers « antiques » en voie de disparition.

Et des nouveaux modes de vie en voie de développement.

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La nature antique de Pékin : Pékin à l’échelle humaine

L’écrivain Lao She parlait de Pékin dans son autobiographie, avec le regard aiguisé et caustique accompagné d’une bienveillance qui colore ses phrases : « Pékin est à l’échelle humaine. Je peux toucher la veille muraille couverte de jujubes. Face au lac Jishuitan, adossé à la muraille, assis sur une pierre, je regarde les têtards ou les fraîches libellules qui se posent sur les feuilles des roseaux. Pékin est une ville, c’est vrai, mais comme chacun peut y faire soi-même pousser des fleurs, des fruits, des légumes, on se sent proche de la nature. Les oranges américaines ne doivent-elles pas mourir de honte en rencontrant les prune si fraîches de Pékin ? » C’était en 1937, un pékinois parlait de sa ville antique. Soixante-dix ans après, en me promenant dans la même ville, je ne pouvais pourtant que contredire l’écrivain : les descendants des oranges américaines peuvent enfin se moquer de lui. Le pittoresque antique de la capitale chinoise n’est réservé qu’aux habitants les plus chanceux. Les autres se contentent des nouveaux quartiers qui se caractérisent par des maisons en rangs parallèles, orientés systématiquement vers le Sud par souci d’ensoleillement. Le développement rapide érode continuellement le tissu urbain délicat du vieux Pékin. L’architecture traditionnelle est obligée de connaître certaines rénovations comme le reste de la ville. Le regret de voir disparaître peu à peu les charmantes maisons traditionnelles à Pékin - Hutong - est si répandu qu’il faut en dire quelques mots. Les pavillons qui entourent la cour, presque toujours dallée, quelquefois plantée, fleurie, se rejoignent presque, mais sans se toucher, de manière qu’il reste toujours à chaque angle de l’espace carré central une courette sur laquelle donnent quelques pièces secondaires. Une certaine noblesse vient de la disposition symétrique des lieux, mais aussi une impression d’intimité due à plusieurs facteurs : les dimensions réduites de la cour - généralement une dizaine de mètres dans un sens ou dans l’autre ; le peu de hauteur des maisons, qui n’ont jamais d’étages, l’accès direct de la cour aux principales pièces qui l’entourent ; les grandes baie dont l’architecture traditionnelle à ossature de bois permet l’ouverture ; tout cela accentue la relation des espaces intérieurs et extérieurs. Un espace central, carré ou rectangulaire, pourrait fort bien être appelé « grand vestibule à ciel ouvert » puisqu’on doit toujours le traverser pour aller d’un pavillon à l’autre. Inconvénient parfois compensé grâce à des liaisons à couvert assurées par de petites galeries prolongeant les vérandas des pavillons lorsque ceuxci en possèdent. Pour compléter ce tableau, disons qu’à partir de la cour on ne voit pour ainsi dire pas d’autres murs que les allèges des fenêtres, les mur-pignons étant toujours hors du champ de vision. Sous la masse grise du magnifique toit très doucement incurvé, apparaissent des colonnes, des poutres, les traverses et meneaux des grandes fenêtres, le tout peint de teintes vives où dominent le rouge et le vert sombre. Malgré la vivacité de ces couleurs, l’ambiance générale est d’une grande sérénité endormante.

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Une telle résidence ne pouvait être habitée autrefois que par une famille aisée. Lorsque la famille était encore plus grande, plus riche, elle occupait l’ensemble des pavillons qui entouraient deux ou trois cours se succédant généralement dans le sens nord-sud. Augmentez encore le nombre de cours et le faste des pavillons, agrandissez-les et enrichissez-les, remplacer les tuiles grises par de belles tuiles vernissées, posez les pavillons sur des socles de plus en plus élevés, et vous aurez les temples et les palais.Cette gradation dans le nombre des cours et la somptuosité des pavillons, pour aller de la simple demeure jusqu’au palais impérial, mais en partant toujours d’un modèle de base unique, un système de construction qui ne change pas, c’est là peut-être un des traits les plus typiques de l’architecture chinoise traditionnelle. La beauté du Hutong ne réside pas seulement dans la couleur et la courbe particulière de ses toits, dans l’agencement des formes dérivant d’une structure en bois, dans les couleurs des boiseries, mais aussi - et surtout - dans l’arrangement des pavillons et la qualité spatiale des cours et des jardins qu’ils délimitent. C’est toujours dans les relations entre les maisons et la cour qu’elles entourent, dans les proportions et le mode d’agencement de celle-ci, de même que dans les relations entre les cours et les jardins euxmêmes, que s’exprime de la façon la plus marquante l’architecture chinoise. Le plus modeste Hutong comporte quatre pavillons de trois pièces chacun. Quel ouvrier, artisan, boutiquier ou même instituteur de l’époque aurait pu s’offrir une maison de douze pièces totalisant quelque 200 mètres carrés ? Bien avant la révolution de 1949 la plupart de ces résidences, aussi bien à Pékin que dans les autres villes, étaient occupées par plusieurs familles, la demeure citée compterait facilement encore aujourd’hui dix ou quinze familles. Une telle exiguïté ne facilite pas la vie quotidienne. Toutefois, comme dans beaucoup de situations analogues à travers le monde, la solidarité et l’entraide des habitants restent les traits dominants des ensembles de ce genre. Evidemment, avec l’entassement des caisses, des cageots, des multiples objets qui ne trouvent pas place à l’intérieur, la cuisine faite dans des appentis, les piles de charbon pourtant soigneusement rangées, le linge qui sèche sur les cordes tendues dans tous les sens, il serait vain de chercher à y retrouver la majesté, le charme, la sérénité d’autrefois. Pékin ne peut maintenir un tel habitat que pour une période de transition que l’on souhaite la plus courte possible. D’autre facteurs encore incitent à l’abandon de ces maisons en tant qu’habitation courante : le très médiocre ensoleillement de la plupart des pièces, le coût exorbitant d’un équipement sanitaire systématique, et surtout celui du chauffage central. Hutong, l’architecture historique de Pékin devient progressivement la benne à ordures des habitants locaux, le refuge pour le riche, où le parc à thème pour les touristes. La politique générale concernant les anciennes demeures est la suivante :

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- Garder les Hutongs qui sont en relativement bon état, les restaurer et les équiper pour en faire des locaux communautaires au profil commercial ou administratif : restaurants, clubs, musées, auberges, centre d’accueil, administration de quartier. - Eliminer les Hutongs dont l’état ne mérite plus une réhabilitation, au fur et à mesure des disponibilités de relogement pour ceux qui s’y trouvent encore. Cette politique donne lieu à des grands débats, les architectes et les urbanistes locaux tentent de proposer des nouvelles solutions pour que les Hutongs puissent garder leurs fonctions de demeure privée. Le projet « L’avenir de Pékin 2050, l’avenir du Hutong » de MAD, sous la direction de l’architecte Ma Yansong, montre comment la nostalgie de la nature antique doit faire face aux besoins divers de la communauté contemporaine. Ce projet avait d’abord été présenté à la Biennale de Venise en 2006. Il s’agissait d’une rénovation des anciens quartiers de Pékin par l’installation des « bulles d’air » fonctionnelles. Les architectes n’appellaient pas nécessairement à une construction à grande échelle mais de petites interventions. Ces bulles en question étaient comme des cabanes secrètes insérées entre les anciennes maisons, dans les cours où jadis fleurissaient les pruniers. L’architecte considère le quartier comme une symbiose, les habitant dans les maisons en rang cohabitent avec ceux du Hutong. Les bulles (louées comme bureaux, salons où caves) peuvent attirer de nouvelles activités et des ressources afin de réactiver le quartier entier. Construisant ainsi un nouveau volet de la longue histoire de la ville. Inopinément, ce projet idéaliste apparaît brusquement dans un des Hutongs de la capitale, juste trois ans après l’exposition. Hutong la Bulle 32 contient des toilettes et un escalier qui s’étend sur le toit d’une maison vieillie. Sa brillance métallique fait de lui une créature étrangère, et en même temps, reflète l’environnant, la peinture vieillissante, la brique et la verdure. Le coût de cette construction est de 400,000 yuns (près de 41,120 euros), le passé et l’avenir de Pékin peuvent ainsi coexister dans un monde fini, cependant onirique. L’histoire du Hutong va ainsi continuer, les pruniers de Pékin épouseront les oranges américaines, ceci ne donne peut-être pas nécessairement lieu à une renaissance, mais restera un beau mariage. Parmi de nombreux projets d’habitat réalisés à Pékin, La bulle 32, Villa Hong Luo (un autre projet de MAD réalisé en 2006) ou encore Bamboo Wall de Kengo Kuma (2000-2002), font partie de ceux qui s’inscrivent dans le prolongement du paysage de Pékin. Ces projets sont comme un cadre, s’effacent au profit de l’environnement direct à Pékin, sans point de rupture ni friction. Une maison se confond avec la ligne d’horizon, une façade en pleine ville se joue des stries de la pluie, des murs de bambou habitent le paysage sur un plan d’eau... grâce à ces projets, les habitants redécouvrent la nature de la ville, sa concision, sa métaphore.

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En 2009, un an après le tremblement de terre de Wenchuan qui a dévasté la région du Sichuan le 12 mai 2008, l’exposition « Dialogues for Emergency » a eu lieu au NAMOC (National Art Museum of China) à Pékin. En 2008, dans le domaine de l’architecture, le regard de Pékin était figé sur le nid d’oiseaux en béton du stade olympique et le gigantisme du nouveau terminal de l’aéroport, la catastrophe oriente les architectes soudainement vers une autre direction - l’architecture d’urgence. Tout à coup l’architecture se souvient aussi de l’homme. Regroupant les travaux d’une quinzaine d’architectes internationaux, le thème de l’exposition « Dialogues for Emergency » tourne autour du besoin de maisons provisoires après la catastrophe (qui a fait plus de 15 millions de personnes sans abri). La maison-pousse-pousse du groupe français Encore Heureux, le cinéma temporaire en sac de jute de l’architecte iranien Nader Khalili, les maisons d’urgence de Rintala Eggertsson d’origine norvégienne...l’exposition demeure une leçon importante pour l’architecture contemporaine chinoise, dans un contexte beaucoup plus réaliste, à l’échelle humaine. Les projets d’architecture et d’urbanisme en Chine contemporaine, sont souvent conçus dans une vision idéaliste, avec un côté de « show » expérimental, un gigantisme nationaliste. La société industrielle est urbaine. La ville est son horizon. Elle produit les métropoles, conurbations, cités industrielles, cités-piège et villes-mirage, grands ensembles d’habitation. Et pourtant, elle échoue souvent à aménager ces lieux. La société industrielle possède des spécialistes de l’implantation urbaine. Et pourtant, les créations de l’urbanisme sont partout, à mesure de leur apparition, controversées, mises en question. Personne ne sait aujourd’hui quelle sera la ville de demain, même si elle fonctionne parfaitement, même si elle est adaptée aux nouvelles conditions de vie, elle ne conservera sa valeur qu’avec la connivence de ses habitants, leur jeu ou leur ruse. Les problèmes les plus fondamentaux des habitants viennent de ce que l’individu désire à tout prix, vis-à-vis des forces écrasantes de la société, de l’héritage historique, de la civilisation et des techniques. L’homme de Pékin comme Lao She ne demande qu’une chose, vivre la ville à l’échelle humaine.

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Plan d’une maison antique typique à Pékin.

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Les Hutongs étaient un lieu d’habitation

La

plupart

des

convivial et intime pourtant ouvert à

aujourd’hui

toute sorte de jeux sociaux : une partie

restaurants

de mahjong, une réunion des voisins, un

consommateurs.

des au

Hutongs cafés profit

des

devient ou

des jeunes

banquet ou un après-midi de causerie...

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À la ville d’hier, Aux amis d’aujourd’hui, Aux habitant de demain. - Lao She

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Beijing Hutong Bubble, PĂŠkin, 2009 Architectes : Ma Yansong, Dang Qun Design Groupe : Dai Pu, Yu Kui, Stefanie Helga Paul, He Wei, Shen Jianghai Photographes: ShuHe, Fang Zhenning & Daniele Dainelli

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Exposition « Crossing NOW » Pékin, 2008 (quelques mois après le séisme du Sichuan) Photographe :

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Pasi Aalto



Pénurie de logement urbain et ses remèdes : chaque jour entraîne la Chine plus en avant dans la mythologie de l’urbanisme

Le rouge et le jaune tissent un inextricable filet à Pékin pour pécher les visiteurs. Aux premiers signes du printemps, les chinois collent les estampes aux motifs folkloriques chatoyants sur les portes les plus anciennes comme les plus modernes... Les couleurs de Pékin sont liées à une tradition profondément rurale antique, dont les moeurs vénèrent le feu et la récolte abondante. Le rouge, avant de symboliser la Révolution communiste, était un feu sacré pour chasser les démons de la nuit, et le jaune, avant d’être vénéré par les empereurs, était la terre du plateau de Loess au pied du bassin du Fleuve Jaune. L’histoire quatre fois millénaires de la Chine est celle d’un peuple de cultivateurs qui n’a cessé d’aménager ses plaines pour protéger et arroser ses champs, puis de défricher forêts et montagnes à mesure que l’accroissement démographique rétrécissait l’étendue des terres arables. La création voulue, ordonnancée d’un environnement bâti, urbain ou rural. Celui-ci ne peut qu’être lié à tout un contexte social, économique, géographique et historique. Au lendemain de la Révolution, les architectes et les urbanistes chinois ont été confrontés à des sérieux problèmes : un sous-continent sur lequel vit plus du quart de l’humanité, un grand pays dont les trois quarts sont difficilement habitables, des densités d’occupation du sol et de population anormalement fortes, une société rurale à 80 %, des villes millionnaires façonnées par un régime semi-colonial et semi-féodal... Aucune solution classique n’était pour eux envisageable faute de moyens et les techniciens ont dû, là comme dans d’autre secteurs, innover, développant une approche originale, à la fois pragmatique, réaliste et conforme aux canons d’une ligne politique issue du marxisme. Certains résultats de cette politique de l’espace n’ont pas été à la hauteur des espérances, d’autres, et non des moindres, ont porté leurs fruits. Contrairement aux Meiji du Japon, les derniers empereurs Qing n’avaient pas porté la moindre attention à la révolution industrielle qui transforma le monde au XIXe siècle. Vivant sur le dos de l’immense masse paysanne, la classe dominante, depuis les propriétaires fonciers jusqu’à la cour impériale en passant par tout le mandarinat des villes et des provinces, ne sentait pas la nécessité de s’adapter au monde moderne. Une certaine industrie chinoise était très restreinte, et en nombre et en capacités financières. Quant aux grandes nations colonialistes qui s’étaient fait ouvrir de force les portes de la Chine, elles limitaient leurs investissements aux entreprises qui pouvaient faciliter leurs approvisionnements en matières premières. Le vide ne régnait pas seulement dans l’industrie mécanique : pas une once d’engrais chimique n’était produite dans le pays. Quelques mines de charbon, quelques usines textiles, un peu d’industrie alimentaire - la liste en était vite épuisée.

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Un des peuples les plus habiles de la terre se trouvait donc, en ce siècle de grande production, exclu de tout adaptation à l’industrie moderne, les mains des artisans qui ont touché la vannerie, la soie, le brocart et la céramique se trouvaient désormais brûlées par la vapeur des machines jusqu’à l’os. Même pour le fameux pousse-pousse, les pièces essentielles : roues, pneus... venaient du Japon. L’industrie de la Chine contemporaine est née sur cette base, nourrie par une mère squelettique, en y ajoutant, depuis 1937, douze ans de guerre avec toutes les dévastations, destructions et désorganisations que cela pouvait comporter. Dès 1950, après une phase de remise en état des choses, la Chine commençait à créer dans les principales villes des organismes d’étude urbanistique et de contrôle des constructions, car même si les conditions n’étaient pas encore mûres pour aborder les études proprement dites, un grand nombre de travaux préparatoires étaient à faire. Au début des années cinquante, les organismes s’occupant des problèmes d’aménagement urbain étaient très peu nombreux à Pékin. Le personnel, mi-administratif, mi-technique, comportait surtout des ingénieurs et des architectes. Il manquait d’expérience, c’est pourquoi les conseillers soviétiques furent si bien accueillis. La Chine était prête en 1949 à commercer avec n’importe quel pays, quel que fût son régime politique, tout comme aujourd’hui. Disposée à acheter n’importe où dans le monde les équipements nécessaires à son édification économique, toutefois sur un pied d’égalité, sans conditions morales ni politiques. Mais les vendeurs ne se présentaient pas. Les Américains, en plein maccarthysme, n’allaient tout de même pas contribuer au relèvement d’un pays « rouge ». Relèvement auquel, du reste, ils ne croyaient pas. Seule l’Union soviétique était prête à lui apporter une importante aide industrielle et technologique, aide qui, il faut bien le dire, n’était pas gratuite. Le Parti communiste chinois de cette époque avait une longue expérience de la guerre : vingt-quatre ans. Et une certaine expérience de l’administration d’une économie de guerre, mais pour ce qui était de créer de toutes pièces un véritable réseau industriel moderne, c’était une chose toute nouvelle. Même imparfaite, la contribution soviétique tombait à point. Cependant, on ne peut pas dire que le premier plan quinquennal ait été un plan russe. L’influence soviétique ne pouvait manquer de se faire sentir, mais la nécessité de s’adapter aux conditions concrètes de la Chine n’a pas été oubliée. Il faut rendre cette justice aux soviétiques : s’il est vrai que la Chine antique avait produit des plans de villes parmi les plus remarquables du monde, notamment Beijing, en revanche dans la Chine contemporaine, avant 1949, la notion même d’urbanisme moderne n’était connu qu’en théorie et par des livres. Quant à l’aménagement rural, l’idée n’en venait même pas à l’esprit. C’est dans un tel contexte qu’intervinrent les urbanistes et architectes soviétiques, qui apportaient leur expérience d’une vingtaine d’années d’aménagement urbain, et spécialement de la reconstruction après la guerre. Leur apport était assez important : assainissement, adduction d’eau, approvisionnement en énergie. Ègalement dans la

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prospection et le choix des terrains industriels, dans l’élaboration de certaines méthodes d’enquêtes et de statistiques. Dans leur conception, il y avait également des côtés positifs, comme le souci de tenir soigneusement compte des monuments historiques, de les mettre en valeur dans la trame générale de la ville. Sans leur apport, le démarrage de l’industrialisation chinoise eût été très difficile, très long. Cela dit, les spécialistes échappaient difficilement au courant académique et formaliste qui dominait en URSS dans les années cinquante. Il faut dire qu’ils étaient eux-mêmes victimes de doctrines erronées dont le redressement, amorcé en 1954, ne fut effectif que quatre ou cinq ans plus tard. D’ailleurs, ne subit d’influence que celui qui le veut bien. Au sujet de l’architecture aux grands toits et aux pastiches somptuaires (le 5 juillet 1955, une campagne fut lancée dans les milieux professionnels ainsi que dans le public : de vastes toits surplombants du style ancien des bâtiment est un gaspillage, tout ce luxe dans les constructions improductives n’est pas désirable car il va à l’encontre des principes de notre industrialisation socialiste... ! Ainsi se termina - pour un temps du moins - l’aventure des grands toits). Ce furent quelques architectes chinois qui se mirent à la tête du mouvement avec une ardeur extraordinaire. Et, pour ce qui est du monumentalisme exagéré des édifices, des avenues et des esplanades, certains dirigeants de municipalités ou de ministères allaient souvent plus loin que les conseillers soviétiques. Lors de cette toute première étape des grands travaux dans tous les domaines il était inévitable que le manque quasi total d’expérience conduise à des erreurs. Comme on le dit couramment en Chine : « Pour un bon apprentissage, il faut payer le prix.» Tout cela constitue un enseignement aussi précieux, sinon plus, que les réussites. Des nombreuses et graves fautes gauchistes commises à l’époque, certaines furent rectifiées, d’autres réitérées encore aujourd’hui. Il est difficile de dresser un bilan des côtés positifs et négatifs des grands mouvements de cette époque. Mais il est sûr que les importantes révisions d’idées qui les accompagnaient ne manquèrent pas d’exercer de l’influence sur les conceptions et les méthodes qui prévalaient. Quant au problème du logement urbain, malgré les très grands efforts déployés et le nombre important d’habitations nouvellement construites, la pénurie reste sérieuse pour les principales raisons suivantes : - Un triste héritage : la description sommaire de l’état de la Chine avant 1949 suffit à expliquer la situation lamentable de l’habitat urbain. Généralement, les maisons étaient sans doute moins délabrées dans les villes que dans les campagnes, sauf dans certains quartiers périphériques. Mais des kilomètres carrés de construction vétustes s’étalaient autour des concessions des villes côtières.

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En divisant la superficie totale des habitations à peu près en bon état par le total des occupants, on obtenait déjà une valeur très basse. Mais, pour la population la plus démunie, la surface disponible pouvait descendre à moins de 2 mètres carrés, juste la surface d’un lit d’une personne. Certains même n’avaient absolument rien, ainsi il était courant que des apprentis ou des vendeurs dorment la nuit sur le comptoir de la boutique où ils travaillaient pendant la journée. - L’accroissement de la population citadine, conséquence de la poussée démographique : l’amélioration des conditions sanitaires, l’allongement de l’espérance de vie auraient dû avoir pour corollaire un planning familial tel qu’il se pratique dans bien des pays occidentaux. La politique de limitation des naissances fut quelque peu hésitante dans les années cinquante, elle connut un certain essor dans la décennie suivante, mais des mesures énergiques n’ont été prises que récemment. Entre temps la population était passé de 600 millions à plus de 900 millions d’habitants. Cela ne pouvait manquer d’avoir des répercussions sur le problème de l’habitat, surtout urbain. - Afflux des villageois dans les villes par suite de la rapide industrialisation : la politique de dispersion de l’industrie ne pouvait s’appliquer qu’à un second stade. Dans la toute première période, force était d’installer la plupart des nouvelles industries dans les villes existantes ; d’où un accroissement trop rapide de ces villes par un afflux de villageois. - Insuffisance des investissements dans le logement : la relation entre le rythme du développement industriel et celui de la construction des logements ne peut être la même dans un pays développé et dans un pays qui ne l’est pas encore. Là où l’industrialisation ne fait que commencer, l’accroissement des biens de consommation - et on peut dire que le logement entre dans cette catégorie - dépend des investissements dans toute une série d’autres secteurs industriels. Tant que le développement de l’ensemble de l’industrie, en particulier celui des matériaux de construction, n’est pas suffisant, il est difficile de construire des logements en grande série. Par ailleurs, une affectation trop importante en maind’oeuvre et en capitaux dans l’habitation diminue d’autant les investissements dans d’autres secteurs de l’économie dont dépend pourtant l’élargissement rapide du patrimoine bâti. Il y a donc un équilibre très délicat à établir dans les investissements entre l’industrie en général et les constructions civiles, notamment l’habitation. C’est ce que l’on a l’habitude d’appeler la relation entre « l’os et la chair », la « chair » étant constituée par l’habitat, les équipements, la voirie, les transports, et « l’os » par l’industrie. Il semble établi aujourd’hui, après un regard en arrière, que la part de la « chair » était trop faible par rapport à celle de l’ « os » . - Insuffisance de l’industrialisation du village : cette forme d’industrialisation, qui est un facteur important pour éviter l’afflux vers les villes, ne pourra prendre véritablement son essor que lorsque l’agriculture, la « base », sera tout à fait affermie. Pour cela il faudra encore un certain temps, le temps que l’ensemble des

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villages atteigne le niveau des brigades agricoles les plus avancées. - Programmes de prestige : de trop nombreux programmes de prestige absorbent encore une partie des investissements qui auraient pu être consacrés au logement. Périodiquement le gouvernement est amené à opérer dans ce domaine un rappel à l’ordre. Il l’a fait par exemple pour stopper la construction des « grands toits », et en réitérant l’interdit sur les constructions somptueuses. - Disparition d’une partie du patrimoine : les indispensables élargissements ou percées d’avenues, la construction d’édifices publics tels qu’hôpitaux et universités ont conduit à démolir non seulement des taudis ou des bâtisses en très mauvais état hérités de l’ancienne société, mais aussi un certain nombre d’autres maisons. Le relogement des habitants étant fait avec beaucoup d’égards (équivalence du nombre de pièces, de la superficie, même s’il s’y ajoute cuisine et sanitaire qu’ils n’avaient pas auparavant), une très grande surface de constructions neuves leur est affectée, réduisant d’autant la moyenne générale. - Défauts de certains prototypes : l’inexpérience dans les premières années en matière de construction de logements en grande série fait que les surfaces bâties n’ont pas toujours été rationnellement utilisées. Aujourd’hui l’industrialisation et la modernisation du pays ont atteint un certain niveau, un véritable « boom » dans la construction immobilière a commencé, mais le redressement ne sera que graduel, car de plus en plus de personnes passeront de l’activité agricole à l’activité industrielle ou tertiaire ces dix dernières années passées, ce qui nécessite encore plus de logements nouveaux, même si cette industrialisation se fait en partie dans les villages. Par ailleurs, le problème du développement durable accompagne de ce changement. « Un été à la chinoise », dans le langage courant, signifie la canicule et la sécheresse au nord, à Pékin, les habitants souffrent chaque été du « mois au sauna », tandis que les villes au sud combattant les pluies torrentielles, inondations et glissements de terrain. En 2010, la Chine a connu une année catastrophique, le pays est dès à présent victime du changement climatique. Les nouveaux investissements et l’augmentation de la consommation entraînent une forte pollution et de faibles rendements. Et près d’un tiers du territoire chinois est désormais pollué par des pluies acides. Les couches de poussière que l’on retrouve chaque matin sur les rebords de fenêtre à Pékin sont de plus en plus épaisses, même si on habite au 17è étage. La Chine actuelle suit le vieux (mauvais) modèle dans le domaine d’aménagement urbain : développer d’abord, gérer les conséquences par la suite. L’économie à faibles émissions de CO2 fait peu à peu son entrée dans l’Histoire. L’Union européenne comme le Japon ont ainsi décidé de limiter leurs émissions. Des pays en voie de développement comme la Chine et l’Inde ont conçu des lois et des plans destinés à développer les énergies renouvelables. En d’autres termes, après l’ère de l’industrialisation et de l’informatisation, l’économie mondiale avance sur le chemin de la « décarbonisation ».

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Cette tendance correspond également à un besoin intrinsèque du développement de la Chine. Beaucoup plus que les pays développés, elle est tiraillée entre les impératifs démographiques, énergiques et environnementaux, et ce pour longtemps. Le gouvernement chinois milite depuis des années en faveur d’une mutation de la structure économique nationale. Les économies en ressources naturelles et le souci de l’environnement sont une obligation stratégique. Chaque jour entraîne la Chine plus avant dans la mythologie de l’urbanisme. Ce chapitre ne propose pas d’apporter une contribution supplémentaire à la critique des faits ; il ne s’agit pas de dénoncer une fois de plus la monotonie architecturale nouvelle à la capitale antique ou la ségrégation sociale y règne. J’ai voulu chercher la signification même des faits, mettre en évidence les raisons des erreurs commises, la racine des incertitudes et des doutes que soulève aujourd’hui toute nouvelle proposition d’aménagement urbain.

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Les quartiers à Pékin, populaires ou aisés,

sont tous munis d’équipements sportifs. Ces

installations incarnent à mes yeux une réelle qualité de vie dans cette ville.

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Nouvelles architectures commerciales : made in China et making in China

Pékin est rouge pour beaucoup. Avant même de se rendre dans cette ville, les données visuelles reçues pendant des années nous obligent à penser ainsi. Pour les enfants chinois de mon âge, la capitale était d’abord une image en noir et blanc à la télévision. Et je refusais toujours de la voir en rouge, si dans un monde virtuel la ville est sans couleur, elle doit être de toutes les couleurs possibles dans la réalité. Mes parents n’avaient pas vu beaucoup de films dans leur jeunesse, la liste cinématographique de cette génération est si étrange, les critères de choix des films restent incompréhensibles, l’époque était encore dominée par la vague de la Grande Révolution Culturelle. Awara de Raj Kapur, Moscow Does Not Believe in Tears de Vladimir Menshov, Gone With The Wind, Casablanca, La grande Vadrouille, Cassandra Crossing, The Unbearable Lightness of Being et Breakin... les mélodies de ces films flottent dans toutes les ruelles, toutes les cours. Mes interlocuteurs en Europe sont souvent surpris par ma profonde admiration pour le Rock classique. Je suis née en 1981, les années 80 étaient nos années 60 grâce à cette musique passée sur le petit écran. Mais tout cela était en noir et blanc, jusqu’en 1982, aucune entreprise chinoise ne fabriquait de téléviseur avec écran couleur. Le son de Bob Dylan était en noir et blanc comme s’il était baigné dans l’encre noire, le dessin animé japonais comme le concert de la steppe mongole, les vieilles chansons russes de l’époque communiste comme l’Opéra de Pékin, tout était noir et blanc, ce qui est tant mieux pour admirer les pandas et les chats bicolores. Pourtant, je me souviens aujourd’hui encore des détails de décorations, des expressions des acteurs et des belles mélodies. C’était une époque où on pouvait très bien distinguer la réalité et les informations diffusées à la télévision, entre le monde réel et le monde virtuel, il y avait cette barrière nette de la couleur. Je voyais ainsi la capitale en noir et blanc pour la première fois, et mes parents étaient habitués à cette image depuis beaucoup plus longtemps. Sans préjugés, sans idées imposées, la capitale s’est dessinée en moi comme une cité toute en pierre, sans couleurs, donc avec milles couleurs dans mon imagination. Même aujourd’hui, je n’arrive toujours pas à associer le rouge ou le jaune à cette ville, même si l’idée est

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largement partagée par la presse internationale. Depuis longtemps j’essaie de remplir ce dessin monochrome des couleurs que je trouve à Pékin, les couleurs des médicaments traditionnels mijotés dans un pot, les murs fragmentés des auberges traditionnelles, les supermarchés et les visages... Le regard domine depuis longtemps la ville. Notre expérience urbaine, nos souvenirs citadins même, s’enracinent essentiellement dans des images. Cette suprématie de la vision a pour corollaire le rejet des odeurs et des sons, si bien que l’on associe rarement ces expériences au parfum d’une plante, à l’odeur d’un met, au tumulte d’un port, à la sonorité d’une langue. Au contraire, plus on s’évertue à créer un milieu urbain visuellement varié, plus on l’imagine silencieux et inodore. Même la nuit, d’ordinaire obscure et silencieuse, a subi la lente invasion du regard. On a traversé les ténèbres grâce à la lumière artificielle et son illusoire sentiment de sécurité. Esclaves de la vision, l’homme éclaire la nuit pour se sécuriser, avant même de comprendre et maîtriser l’environnement. On continue à présenter Pékin en robe de soie rouge et Tokyo en nuage de cerisier puisque ce sont les repères visuels et culturels qui y sont les plus familiaux. On ne se rend pas compte que l’électricité, qui permet aujourd’hui d’illuminer la ville et d’y voir à minuit comme à midi, alimente également les caméras de télévision en circuit fermé, lesquelles nous surveillent sans cesse. C’est vrai à Pékin. Les habitants allument des lanternes rouges, ils portent des costumes de couleur grenade pour le mariage. C’est vrai, on trouve dans le commerce de multiples objets de cette couleur propice, et les murailles de la cité interdite sont peintes en rouge... mais on retrouve les mêmes dans toutes les autres villes chinoises. Aussi la même scène urbaine sert-elle de toile de fond à la coexistence de deux villes parallèles : la ville rouge, abstraite, politique, où surgissent des histoires racontées, et l’autre ville où s’évanouissent des vues de rues, de parcs, d’édifices, ou de détails insolites. En 2008, dans le cadre d’une recherche sur l’architecture commerciale dans la capitale j’ai eu l’occasion de visité neuf auberges de jeunesse, quelques rues populaires mais peu connues de l’extérieur, six restaurants historiques, un théâtre, une librairie, un musée, une école, un hôpital et des incompatibles boutiques. J’ai eu aussi accès aux endroits où logent les ouvriers immigrants, à une ferme dans la banlieue proche de Pékin. Cela ne suffit pas pour tirer une conclusion puisque tout évolue rapidement dans la ville. Ce qui était vrai il y a un mois ne peut se justifier à l’heure actuelle, mais au moins ces pigments me permettent de reconstruire une palette de la ville. Parmi ces découvertes, la librairie de l’édition Poplar est particulièrement intéressante.

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Poplar est une maison d’édition d’origine japonaise spécialisée dans les livres de jeunesse. Leur première librairie dans la capitale chinoise a été ouverte en octobre 2005, nommée Kid’s Republic. Jusqu’à aujourd’hui, ces beaux livres d’illustration restent toujours hors de prix pour la plupart des parents à Pékin. Mais cette librairie dont l’intérieur est designé par un jeune architecte japonais Sako Keiichiro qui travaillait en Chine, marque le début d’une série de projets architecturaux « making in China » . Ce concept a été relevé deux ans plus tard par un autre architecte japonais Hironori Matsubara, dans son livre « Making in China », publié après l’exposition REALIZE - Emerging from China to the world (2007, Galerie MA à Tokyo), consacrée au travail de Sako Keiichiro et de Hironori Matsubara. Le concept de la librairie Poplar Pékin est simple : un espace multicolore pour enfant. Douze rubans colorés, 100 mètres de long, coulent dans le magasin, tourbillonnent, tournoient tout en guidant les enfants pour qu’ils puissent découvrir l’espace et les livres eux-mêmes. Pékin a été surpris de cette création, dans une revue mensuelle locale Art et Design, un journaliste commente ainsi le travail de Sako Keiichiro : « Avant l’arrivée de Keiichiro, personne n’était très certain du besoin et du goût des consommateurs en Chine, on doutait qu’ils puissent accepter certains concepts radicaux ... L’architecte a tout simplement compris que les espaces publiques à Pékin sont progressivement livrés aux appétits privés, quand il s’agit de l’architecture commerciale, il n’y a plus de tabou. » Le reste du monde parle sans arrêt de « Made in China », le Japon prenait encore quelques années d’avance dans la stratégie générale vis-à-vis du marché chinois. N’est-ce pas un des rares pays, dans lequel des nombreuses écoles d’architecture enseignent l’histoire architecturale du XXe siècle de la Russie et de la Chine en option. Les créateurs japonais ont toujours un esprit de maître vis-à-vis de l’avenir de leur métier, ils glissent consciemment ou pas dans la peau d’un enseignant, n’hésitent pas à partager publiquement leurs méthodes de travail et leurs sources d’inspiration. Dans une conférence donnée par Arata Isozaki à Pékin, l’architecte présente un de ses projets dans les moindres détails techniques et avec toutes les étapes de développement, de réalisation, devant une centaine d’étudiants chinois et la presse internationale, dans un pays où le droit d’auteur mène encore aux grands et petits débats. Dans la presse spécialisée au Japon, ces hommes montrent les plans techniques détaillés de leurs projets, les techniques de mise en page, les machines de leurs ateliers et parfois les adresses des fournisseurs, ce qui est relativement rare dans les autres pays. Un designer m’avait posé cette question il y a quelques années, il se demandait comment la presse japonaise parvenait à obtenir ces informations confidentielles si chères pour le bon fonctionnement d’une agence. Ce jour-là je ne connaissais pas la réponse, cette attitude de maître, cette stratégie pour se crédibiliser devant les industriels m’était plutôt naturels. Aujourd’hui, il est devenu de plus en plus certain que cet aspect de la création japonaise relève du fait que les créateurs au Japon réagissent au changement de la société contemporaine avec une grande lucidité et une grande confiance liée à une identité culturelle bien comprise et partagée.

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Le dernier projet du groupe d’architectes chinois O.P.E.N. - Studio X Beijing 2009 - est inscrit directement dans cet esprit « japonisant » : transformation d’un entrepôt en abandon en centre culturel, avec une maintenance de bas prix, des installations modulables, des mobiliers à géométrie variable qui peuvent s’adapter aux différents scénarios... Dans les années à venir, la création japonaise continuera sans doute à exercer une profonde influence sur les théories de l’architecture et du design en Chine, ce qui est en suspens encore aujourd’hui, c’est l’évolution de la création chinoise locale sous cette influence. Comment réagit-elle à cette concurrence ultra forte tout en recherchant sa propre expression. Si les créateurs internationaux ont choisi la Chine pour aller vers le monde, la Chine a aussi besoin d’eux pour comprendre le monde. Le parcours d’Arata Isozaki est un bon exemple. Sa première grande gloire internationale dans les années 80 coïncide avec l’explosion de l’économie japonaise. Ses constructions à New York étaient et linéaires, avec des formes pyramidales agressives - les consonnes tranchantes contiennent des explosives « k » et « z » comme son nom, une partie sirupeuse du toit adoucit l’ensemble. Un quart de siècle plus tard, les centres de dynamique économique se sont déplacés de nouveau et Isozaki aussi. Ses projets principaux sont maintenant en Chine, surtout à Pékin et à Shanghai. Son Centre Zendai est un labyrinthe utopique comptant rêveusement des cavernes déformées et des colonnes, avec un motif qui pourrait rappeler un des caractères chinois qui sert aujourd’hui dans le circuit informatique. Lorsque la plupart des architectes japonais ont encore des difficultés pour travailler en Chine à cause du passé de la guerre, Arata Isozaki a réussi à ouvrir la porte des plus grandes constructions en devenant un savant de la culture chinoise. L’autre aspect moins positif de cette influence japonaise est la vision parfois idéaliste voir utopique, surtout quand on quitte le terrain de l’architecture commerciale et que l’on s’oriente vers une architecture urbaine. Certaines motivations se sont objectivées dans des modèles ou types idéaux d’agglomération urbaine. Dans 20 Japanese Architects - Interviews and photos (Roland Hagenberg 2009, édition Gardin city), Tadao Ando parlait de son chien, baptisé Le Corbusier, mort d’un accident dans son bureau à Osaka. Ando a créé lui-même cet espace en béton sans fenêtre, une forteresse moderne qui ne pouvait pas protéger Le Corbusier aux quatre jambes.

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Voilà ce qui m’inquiète en tant que future habitante de la ville (et non pas en tant qu’étudiante en design). Pékin est dans une phase de démonstration de pouvoir, on peut construire, détruire, expérimenter avec beaucoup moins de tabous qu’ailleurs, on peut populariser une pensée, une valeur en peu de temps, mais quand on croit que la création est une solution absolue pour résoudre tous les problèmes socioculturels, ou quand, au contraire, on ignore les réels besoins des habitants, la ville tombe dans l’enfer des bonnes intentions de l’architecte.

L’index de l’ouvrage « Making in China » Hironori Matsubara, Édition TOTO, 2007

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ClouLand, PĂŠkin, 2009 Le centre de danse Divertissement Anzas. Architectes : Yoshimasa Tatsumi Design Groupe : Dai Pu, Yu Kui, Stefanie Helga Paul, He Wei, Shen Jianghai Photographes: ShuHe, Fang Zhenning & Daniele Dainelli

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Poplar Kid’s Republic Bookstore, Pékin, 2004 Architecte : Sako Keiichiro

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O.P.E.N. Architecture, PĂŠkin, 2009 Architecte : Yu Qingbo Design Groupe : Wang Jianling, Wang Tao, Julia Ting Yan Mok Photographe: ShuHe

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L’industrie du maquillage et le visage chinois : la beauté surgit dans, par et pour l’occasion qui la rend possible.

Dans les quartiers les plus modernes de Pékin (Jianwai Soho par exemple), l’expression de l’architecture change radicalement par rapport au reste de la ville, ainsi que l’expression des visages : la ville peut soudain dissimuler toutes ses névroses derrière une façade de luxe, la frénésie de l’argent, des biens matériels, l’obsession de la beauté. On est loin des certitudes. Il y a de « l’intranquillité » dans l’air du temps. Il existe une étroite relation entre la vie courante et l’apparence : surface, mur, enveloppe, capsule, étui, gaine, peau... Quoi qu’il en soit, en tout temps et en tout lieu, d’une manière plus ou moins affichée, sous des formes aux variantes multiples, le travestissement, le maquillage et autres affirmations de l’apparence expriment en majeur partie le désir d’une vitalité reconnaissant, les diverses contraintes : sexuelles, philosophiques, économiques, imposées par les institutions modernes. Il est toujours intéressant d’observer les visages, d’un corps à l’autre, on devine les caractéristiques, on comprend le choix des couleurs et des références de beauté. On aperçoit la discrétion, l’affirmation ou la provocation. Bien que beaucoup de visiteurs occidentaux aient une bonne connaissance de Pékin, peu de personnes connaissent le visage chinois. Georges Amar parle de ce sujet dans « Mobilité Urbaine », le visage chinois lui semble manifester peu d’émotions, s’énerver ou sursauter si rarement. Plus d’une fois, observant le visage des chauffeurs de taxi dans l’enchevêtrement de la circulation, m’est revenue en mémoire l‘image des papillons poursuivis. Même poursuivi, le papillon ne semble jamais pressé. Selon Georges Amar, ce n’est pas seulement pour des raisons sociopsychologiques profondes, et encore moins par indifférence sinon calculée. Il s’agit plutôt d’un principe d’économie d’énergie propre à un corps pour qui la mobilité est un art. Immobilité et promptitude, patience et fulgurance, lenteur dans la vélocité, détente et détente, sont les deux faces de la mobilité comme aptitude vitale. Se mobiliser toujours en taxi à Pékin, mon expérience est tellement différente de la sienne. Les braves chauffeurs de taxi Pékinois, je les ai vu rire et chanter en écoutant la radio, je les ai vu épuisés, énervés, et j’en ai même rencontré un légèrement ivre! Connus de toute la Chine par leur côté tapageux, leur impétuosité, leurs émotions peuvent manifester jusqu’au point de géner les passagers. Georges Amar, observateur attentif de Pékin, oublie que dans un espace aussi fermé comme l’intérieur d’un taxi, sa présence intimidait le chauffeur à son tour, voilà un silence éloquent entre un observateur occidental et un visage chinois qui se referme sur lui-même.

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Dans l’impossibilité de communiquer par les paroles, on observe le visage et les expressions du corps, mais à condition que la personne observée ne cache pas ses émotions, à condition que les conversations et les contextes le mettent très à l’aise. Il sera simpliste de dire que Pékin a soif de couleurs, parce que aujourd’hui les filles se maquillent. On ne croit pas non plus que les acteurs d’Opéra traditionnel ont définitivement troqué leurs fards antiques contre des palettes modernes, parce qu’ils sont maintenant écartelés entre passé nostalgique et modernisme à tout crin... Mais quelques informations peuvent nous aider à faire passer un visage ethnique à un visage familial. Dans la littérature ancienne, les poètes chinois décrivent constamment les belles femmes comme une ombre colorée ou un esprit parfumé, aujourd’hui l’industrie du maquillage a rendu ceci à moitié possible. L’évolution de l’industrie du maquillage est un phénomène intéressant à observer. Ce n’est pas les couleurs ou le critère de beauté qui m’intéressent, mais plutôt la « matière à beauté », une matière visible, perceptible, intelligible, sensible sur le plus délicat de support - un corps. Les recherches de pigment, d’outillage et de texture qui se développent au fil du temps suivent souvent des principes inspirants. En France, en 1978, la marque Yves Saint Laurent Beauté menait une démarche clairement « chromatique » : une femme aux lèvres rouges vives et aux ongles laqués tient une rose épanouie, un parti pris de couleurs fortes. A partir de l’année 1986, une série de progrès techniques commencent, comme la création d’un stylo-pinceau-correcteur de teint, désormais, c’est la lumière délivrée par les pigments et non le pouvoir de couvrance de la texture qui joue à dissimuler ombres et défauts. Après l’année 2004, les recherches de textures succèdent aux innovations de geste, par exemple une poudre contenue dans un petit pot transparent qui, grâce à une simple pression sur la joue, passe à travers une douce houppette pour venir se déposer directement sur la pommette, change totalement la texture de la poudre. Aujourd’hui, les laboratoires travaillent sur des pigments qui se travaillent secs ou mouillés pour obtenir un effet métallique couvrant, qui accroche la lumière, comme la peinture de voiture, et l’application peut être faite au crayon raisin ou au pinceau pour épaissir ou affiner la texture. On obtient ainsi un schéma intéressant : couleur > couleur + geste d’application > couleur + geste d’application + texture, matière >

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Ce schéma accompagne bien sûr l’évolution du statut de la femme dans la société occidentale. Le même schéma existe-t-il en Chine ? Entre la production artisanale des temps anciens et une industrie locale anéantie dans son état embryonnaire par les grands groupes internationaux, il y a effectivement une longue histoire, hélas, aujourd’hui on ne peut trouver les traces de cette industrie étouffée dans sa coque que dans les marchés de brocante. Dans la Chine Ancienne, en particulier sous la dynastie Tang (618-906), le maquillage du visage était un processus élaboré pour les femmes. Il commençait par une base de poudre faciale, suivi par du fard rouge et un saupoudrage d’une poudre jaune pâle. Des sourcils d’un noir bleuté étaient ensuite minutieusement peints, du rouge à lèvre appliqué et des fossettes soit ajoutées soit accentuées. La touche finale était une « fleur scintillante dorée » collée ou peinte sur le front, souvent confectionnée en plumes d’oiseaux ou en papier noir, éventuellement en nacre, en feuille d’or, en écaille de poisson ou en mica. Les produits de beauté pour les lèvres dans la Chine ancienne étaient ordinairement appelés « baume pour lèvres » comme il est noté dans le dictionnaire Chinois « Shiming » (Explication des Noms) écrit par Liu Xi sous la dynastie des Han Orientaux (25-220). Il peut être noté que lors de cette première période, le baume à lèvres, comme la plupart des autres types de maquillage, était typiquement, mais non exclusivement porté par les femmes. Cette mixture pâteuse et collante était appliquée pour soulager des lèvres gercées ou sèches à cause de l’air sec, des basses températures ou du vent. Le but premier du baume à lèvres était d’apporter une couche sur la surface des lèvres pour y conserver l’humidité en les protégeant de l’exposition extérieure. Dans le passé, la matière de base était le vermillon, dont la composition chimique est le sulfure de mercure (HgS). Il était produit dans les provinces de l’Hunan, du Guizhou et du Sichuan et apportait la couleur parfaite pour des lèvres idéales. Cependant, par manque de forte adhésion, le vermillon se dissolvait facilement sur les lèvres chaudes, et son rouge brillant ne durait donc pas longtemps. Les gens d’alors ont donc rajouté de la cire minérale et de la graisse animale pour rendre le vermillon résistant à l’eau et lui donner un fort pouvoir adhésif. C’était une pâte conservée dans un récipient particulier, qui avait aussi des parfums fantastiques. Sous la Dynastie du Nord (589-618) les matières de base incluaient de l’agératum et des clous de girofle. Sous la dynastie Tang, des parfums artificiels furent ajoutés à ces baumes. A la fin de la dynastie Tang, selon le livre « Notes sur le Simple et sur l’Etrange » écrit par l’auteur chinois Tao Gu aux environs de 950, il existait 17 modèles de lèvres dans les 30 dernières années de la dynastie Tang. Les tons de rouge incluaient le rouge profond, le rouge clair, le rouge avec poudre dorée, le rose…

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Après les dynasties Sui (589-618) et Tang (618-906), certains baumes à lèvres furent transformés en substance solide de forme tubulaire. Devenant pratique, ce nouveau type de baume gagna rapidement en popularité. Sous les dynasties Song (960-1279) et Ming (1368-1644), sous l’influence du confucianisme, le maquillage était pratiqué pour faire paraître les femmes plus intériorisées et douces. Vers la fin de la dynastie Qing (1644-1911), toute la société considérait Lin Daiyu (

, le personnage

principal du célèbre roman classique chinois « rêve dans le pavillon rouge », belle, mais fragile émotionnellement et physiquement) comme l’icône de la beauté. Cette attirance pour la beauté maladive dura un moment, jusqu’à la période de la République de Chine (1912…) Entre les années 20 et les années 80 du XXe siècle, une centaine de marques de produits cosmétiques se développèrent en Chine, la plupart de ces entreprises se trouvent à Shanghai, ville moins docile et plus effrontée par sa fréquentation ancienne des mondes extérieurs. A partir des années 90, l’industrie de produit cosmétique occidentale monopolisa au fur et à mesure le marché chinois, jusqu’à aujourd’hui. Et les femmes chinoises actuelles, au moins celles que j’ai rencontrées à Pékin, ne savent plus sur quel pied danser, tant les normes sont différentes dans le milieu scolaire et dans la réalité sociale. Avec le creusement du fossé entre pauvres et riches et les brusques transformations des couches sociales, la relation femme-homme est devenue, au même titre qu’un métier, un moyen d’accéder à de meilleures ressources. Dans ces conditions-là, il n’est pas étonnant qu’elles acceptent et testent toutes les idées imposées par un marché post-publicitaire. Le schéma de cette évolution du visage maquillé est ainsi très court : d’une tradition à un système de valeurs données, la mise en récit imposé par une société post-publicitaire. Si on observe bien le visage chinois sous cet angle, celui du goût et de la création contemporaine, on comprend d’où vient la perte de l’équilibre chez les individus et la particularité du marché chinois en général. Il manque un temps de développement, d’une hiérarchisation d’informations. La Chine est en peu de temps passée du manque à l’excès, d’un masque d’Opéra traditionnel à l’industrie postmoderne voir hypermoderne.

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Mises en beauté de la bouche

à travers les différentes époques en Chine antique

Dynastie Han

Dynastie Wei

Dynastie Tang

Dynastie Tang

Dynastie Tang

Dynastie Song

Dynastie Ming

Dynastie Qing

Dynastie Qing

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Modèles de sourcils sous la dynastie Yuan et sous la dynastie Tang

627 - 649 av. J.C.

664 av. J.C.

668 av. J.C.

688 av. J.C.

692 av. J.C.

696 av. J.C.

702 av. J.C.

706 av. J.C.

710 av. J.C.

713 - 714 av. J.C.

744 av. J.C.

752 av. J.C.

742 - 806 av. J.C.

803 av. J.C.

828 - 907 av. J.C.

828 - 907 av. J.C.

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Des substances médicamenteuses naturelles

La médecine chinoise traditionnelle représente aujourd’hui une « modernité alternative ». Antique, mystérieuse, elle répond aux exigences commerciales d’un marché mondial de la santé.

Ces substances ont été aussi à la base de la fabrication des produits de beauté en Chine antique.

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L’Opéra de Pékin : un volcan de couleurs vieux de 300 ans

Il y a des lieux où la beauté est subversive, comme le théâtre de l’opéra de Pékin, une scène qui assemble chant, récit, orchestre, jeu dramatique, combat, voltige, numéro de marionnettes, fleurs de pivoine, art du maquillage. L’opéra chinois ou opéra traditionnel chinois se divise en plusieurs formes principalement marquées par leur origine géographique ou culturelle. La langue ou le dialecte et la forme de musique sont les caractéristiques principales qui différencient ces différentes formes d’opéra. La forme la plus ancienne connue aujourd’hui est, sous la dynastie Tang avec l’Empereur Xuanzhong (712-755), qui fonda le « Jardin des poiriers » (signifiant aujourd’hui théâtre), la première compagnie d’opéra référencée en Chine. L’opéra de Pékin et une des six principales formes d’opéra chinois, existant depuis près de 200 ans, la plus grande force de l’opéra de Pékin est en d’avoir assimilé sans cesse des éléments de nombreux opéras locaux tout en faisant l’utilisation notamment de l’influence de la langue locale et des moeurs de la région de Pékin. C’est un art profondément populaire, même si aujourd’hui les prix des entrées à Pékin deviennent profondément déplaisants. J’en ai fait l’expérience dans un des plus anciens opéras de la ville, Zheng Yici (

), construit en 1688, et une des rares constructions entièrement en bois de la capitale. J’y

ai rencontré les visages ridés et les peaux lisses de Pékin. L’opéra de Pékin est une forme artistique des esthètes et une unité de la beauté intrinsèque et superficielle. La scène était comme une grande casserole dans laquelle mijotaient toutes les couleurs. À la sortie du spectacle, j’ai eu l’impression qu’ au fond de mes yeux, même mes larmes étaient pétillantes de couleurs. Aux cours de son développement, l’opéra de Pékin a formé tout un ensemble de gestes théâtraux « virtuels ». Une rame pourra par exemple évoquer une barque ou une monture. Sans avoir besoin de se servir d’aucun accessoire, un acteur de cet opéra peut exécuter des gestes signifiant par exemple qu’il monte ou descend des escaliers et qu’il ouvre ou ferme une porte. Bien qu’un peu exagérés, ces gestes sont pourtant propres à donner aux spectateurs un sentiment d’authenticité et de grâce. Jusqu’au début su XXe siècle, la présence féminine est interdite dans le jardin des poiriers. Pour les acteurs qui jouaient les rôles féminins, leur technique était de signifier la femme sans l’imiter. Dans cet art, l’expression dramatique est hautement stylisée et esthétique. Dans l’esthétique chinoise traditionnelle, il existe une appréciation réelle et virtuelle de la beauté. La première est la réponse émotive à la beauté telle qu’elle est perçue par la vue, l’ouïe et l’odorat ; la seconde est l’appréciation esthétique enrichie par l’imagination. L’esthétique intangible est porteuse d’une plus grande signification.

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Le concept chinois de la beauté se manifeste dans les concepts de Laozi, un contemporain de Confucius (551–479 av. J.-C.). Pour lui, la quête de la connaissance humaine dans le monde changeant est une vocation sans fin, la véritable beauté et la vraie grandeur existent dans l’esprit plutôt que dans l’espacetemps. Les générations de lettrés chinois ont donné la préséance aux quêtes spirituelles, une prédisposition que l’on retrouve dans le monde chinois des arts. Les anciens poètes, peintres et musiciens aspiraient à exercer un effet spirituel sublime sur les esthètes les plus perspicaces — ceux qui admiraient une peinture parce qu’ils avaient compris l’esprit dans lequel elle avait été créée. Cette approche est illustrée par la technique de peinture au pinceau appelé xieyi (

) - un style à main levée qui capte l’esprit du sujet et

exprime l’impression du peintre sur ce propos, contrairement à la technique méticuleuse du gongbi (

) qui la reproduit fidèlement. De la même manière, l’appréciation esthétique d’une poésie était basée sur la connaissance de la prétention du poète. L’opéra de Pékin est aussi un aspect de l’esthétique chinoise traditionnelle. Le vaste répertoire de l’opéra de Pékin se compose de thèmes adaptés de l’histoire, de légendes et de mythes. Le Dictionnaire des pièces de l’opéra de Pékin en dresse plus de 5000, dont 1 000 sont encore présentées. La gamme des personnages compte des mortels, des dieux, des fantômes et des démons. Mis en scène selon des concepts et des conventions esthétiques traditionnelles, l’opéra de Pékin a une portée illimitée pour ce qui est de l’usage imaginatif de l’espace de représentation limité. Les accessoires comportent généralement une table et deux chaises, alors que le temps et la mise en scène de l’intrigue sont ordonnés selon des conventions théâtrales, ce que l’on appelle « un changement de paysage à chaque pas ». Par exemple, le fait qu’un mari et sa femme soient assis sur deux chaises en train de bavarder signifie qu’ils sont dans leur salon. Si un pichet de vin et deux gobelets sont posés sur la table, cela signifie qu’ils sont plutôt dans la salle à manger. S’il y a des livres sur la table, ils sont dans la salle d’étude. L’action de quitter une pièce ou d’ouvrir et de fermer des portes est mimée. Quand le rideau tombe, cachant la table et les chaises, la pièce disparaît et le scénario change. Quand un interprète marche sur une scène vide, il est en réalité dans une rue commerciale animée ou dans une campagne inhabitée, éloignée, pendant la journée ou la nuit. Quand le rideau se lève et révèle la même table et les mêmes chaises, le personnage de la pièce est retourné à la maison ou est en visite dans la maison d’un ami. Si ces objets quotidiens d’ameublement ont des couvertures en soie jaune, l’intrigue s’est déplacée dans le palais impérial ou dans la résidence d’un prince. L’ensemble standard de table et chaises est étonnamment polyvalent. Par exemple, placer une chaise sur une autre représente un bâtiment élevé ou une plate-forme, alors que placer une chaise sur une table symbolise une montagne ou un plateau élevé. Quand une chaise est drapée d’un morceau de soie, elle se transforme en métier à tisser. C’est ce qui pourrait être appelé la gestion « virtuelle » de la scène est

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inspiré justement de la technique du inceau à main levée -Xieyi, laquelle brise les limites de la nécessité de se confiner à la ressemblance formelle par l’utilisation d’éléments symboliques de la vie quotidienne pour créer un contexte par la suggestion. Monter à cheval est une action qui est souvent dépeinte dans l’opéra de Pékin, et elle se manifeste par un acteur qui tient un fouet fabriqué d’un bambou court ou d’un bâton en bois auquel sont attachées trois ou cinq bandes de pompons colorés. Monter et descendre du cheval, de même que l’attacher et le faire courir sont exprimés par un mime qui est immédiatement compréhensible, que les membres de l’assistance aient ou non l’expérience de l’équitation. Ce principe de « virtualisation » a brisé les limitates d’espace-temps de l’opéra de Pékin et a rendu la mise en scène simple et éloquente. Des bannières bleues pâles qui ondulent vigoureusement transforment la scène en océan, et l’arrangement de quelques nuages simulés en fait un palais céleste. Quand un acteur place un morceau de gaze noire ou blanche sur sa tête, cela signifie qu’il est entré en enfer, et lorsqu’il brandit deux bannières portant le motif d’une roue, il conduit un char tiré par des chevaux. Lorsqu’un acteur se balance légèrement et tient un aviron, cela veut dire qu’il rame sur un lac ou une rivière. Quand il lève une main pour couvrir sa tête, il marche sous une forte pluie ; quand il replie les bras et frissonne, il est dans un monde de glace et de neige. Faire le tour de la scène peut signifier marcher le long d’une ruelle étroite ou parcourir huit milles kilomètres, et huit soldats peuvent représenter une légion de dizaines de milliers d’hommes. Cette approche laisse une grande place à l’expression artistique sur scène. Virtuelles ou pas, les techniques théâtrales de l’opéra de Pékin sont basées sur la vraie vie et exécutées selon des conventions éprouvées. Il y a des « mouvements standards » pour les actions de s’asseoir, de se reposer, de marcher, de courir, d’ouvrir et de fermer des portes, de monter à cheval, de ramer, de marcher et de combattre. Comme il n’y a aucune porte sur la scène, ouvrir une porte de la façon consacrée dépend entièrement de la compétence à mimer de l’acteur. Il utilise une main pour pousser la porte, l’autre pour retirer le verrou et les deux mains pour pousser les deux battants, tout en faisant un pas de côté. Dans la Chine antique, la plupart des portes avaient deux battants avec un verrou intérieur et un fermoir de serrure à l’extérieur. C’est la base sur laquelle s’appuie le mime standard de l’opéra de Pékin pour ouvrir une porte. La séquence des gestes est réglée, immuable et applicable à tous les types de ménages dépeints, qu’ils soient riches ou pauvres. Les perspectives esthétiques peuvent changer, mais toutes sont en quête de beauté. Dans l’opéra de Pékin Su San Qi Jie (Su San la porteuse d’un carcan), l’héroïne est Su San, une prostituée avenante et au bon cœur. Elle est emprisonnée pour un crime qu’elle n’a pas commis et envoyée sous escorte dans la capitale provinciale pour subir un procès. Bien que prisonnière, Su San, vêtue d’une longue robe rouge ajustée — le « vêtement du prisonnier » dans l’opéra de Pékin — semble avoir l’esprit enjoué. L’aspect unique de cet opéra est que le carcan de Su San est davantage un ornement qu’une punition, étant rouge

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et décoré du motif de deux poissons, deux signes de bon augure. Ce stratagème dépeint efficacement Su San comme un personnage sympathique méritant un destin heureux. La pièce « Se précipiter la tête contre une stèle en pierre », est basée sur le général bien connu Yang Jiye de la dynastie des Song du Nord (950-1127). Dans cette pièce, Yang Jiye combat bravement les envahisseurs Liao, mais il est encadré par des ministres déloyaux et est forcé de mettre fin à ses jours. Aimant mieux mourir que de se rendre, il se suicide en se frappant la tête contre une stèle en pierre. Avant d’être amené à poser ce geste, Yang Jiye combat pendant plusieurs jours sans manger et sans dormir, et pendant ce temps, tous ses soldats, sauf dix environ, sont tués. Même lorsqu’il affronte la mort, Yang Jiye a une conduite qui est en tout point celle d’un général, et afin de manifester son état d’esprit dans cette situation, un dispositif spécifique de costume est employé : enlever l’armure de l’avant-bras du général. Dans les conventions strictes de l’opéra de Pékin, l’enlèvement d’une pièce d’armure indique que le personnage est dans une situation anormale. C’est un dispositif qui honore l’intrigue, tout en maintenant l’intégrité visuelle du héros. Dans l’opéra de Pékin, chaque chose et chaque personne possède un attrait esthétique : aucune place pour le réalisme grossier. Les mendiants sont propres et bien mis, et leurs vêtements sont rapiécés en différentes couleurs. Dans une scène de bataille, le public voit le reflet et l’éclat des poignards et des épées sur la scène et entend rouler les tambours de bataille, mais on ne simule pas la perte d’une seule goutte de sang. Quand un soldat est tué au cours d’une bataille, il tombe simplement par terre avant de se relever et de courir vers l’arrière-scène. Dans l’opéra de Pékin, une scène de bataille est simplement une occasion fascinante d’assister à une démonstration d’acrobaties et d’arts martiaux. Dans La concubine est éméchée, Dame Yang est ivre, mais elle danse avec une grâce émouvante. Le maître d’opéra de Pékin Mei Lanfang, qui a été célèbre pour sa présentation de Dame Yang, a dit un jour que les amateurs de théâtre achètent des billets d’opéra de Pékin parce qu’ils veulent voir des intrigues plaisantes et être transportés par la compétence d’exécution des acteurs. En d’autres termes, l’opéra de Pékin est un passe-temps entièrement agréable au sein duquel règne l’esthétisme, dont l’accent est mis sur la beauté intrinsèque plutôt que sur la beauté superficielle. Les airs de l’opéra de Pékin font l’éloge de personnes intègres et ayant des idéaux, comme les ministres fidèles, les fils respectueux, les fonctionnaires honnêtes et justes, les hommes chevaleresques prêts à défendre les faibles et les sans défense, les gens du commun qui prennent plaisir à aider les indigents, et même les fantômes et les démons qui font preuve de bonté. Du même coup, l’opéra fait la satyre des empereurs tyranniques, des ministres déloyaux, des fonctionnaires corrompus, de ceux qui sacrifient tout pour le bénéfice, des bandits et des criminels. Les pièces ont généralement une fin heureuse où la vertu triomphe du mal.

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« Un sac de bijoux fournit une histoire » est une pièce du répertoire de l’opéra de Pékin connue de beaucoup d’amateurs, à tel point que la plupart de ceux-ci peuvent réciter de mémoire les répliques des interprètes. Pourtant, chaque fois que la pièce est présentée, le théâtre est bondé, car les amateurs d’opéra de Pékin ne se lassent jamais des beaux airs, des répliques poétiques et de l’intrigue captivante. La pièce raconte l’histoire de Xue Xiangling, une femme issue d’une famille riche, et de Zhao Shouzhen, une femme d’une famille pauvre, qui se marient le même jour. Elles se rencontrent, au moment où elles se protègent de la pluie en chemin vers leur cérémonie de mariage respective. Zhao Shouzhen est assise dans son fauteuil à porteurs et déplore sa pauvreté et sa misère, ainsi que la manière dont le monde regarde de haut les moins fortunés. Xue Xiangling demande à sa servante de découvrir qui pleure et pourquoi il en est ainsi, et en entendant l’histoire de Zhao Shouzhen, elle lui donne immédiatement et de façon anonyme un sac de bijoux. Le sac est décoré d’un motif brodé de qilin (licorne chinoise). Quand la pluie s’arrête, chaque mariée suit son chemin. Six ans plus tard, une inondation appauvrit la famille de Xue, et Xue Xiangling est confinée dans une terre étrange et éloignée de sa famille. Une famille riche la recueille et la prend comme domestique. Puis, un jour, Xue Xiangling trouve son sac de bijoux, orné du qilin brodé, dans un bâtiment situé dans le jardin arrière ; elle en est émue aux larmes. La maîtresse de maison entend parler de cette nouvelle et découvre par la suite que sa domestique n’est nulle autre que la personne qui lui a donné les bijoux qui l’ont libérée de la pauvreté. Elle élève immédiatement le statut de Xue Xiangling à celui d’hôte distingué. À ce moment-là, le mari de Xue, son fils et des membres de sa famille élargie arrivent à la maison de Zhao, et la famille entière est réunie. Cette quasi-tragédie donne à Xue Xiangling une attitude plus positive envers la vie. Zhao Shouzhen et Xue Xiangling deviennent des sœurs à la vie à la mort, et les deux familles commencent une nouvelle existence dans le bonheur. Il y a toujours des longs applaudissements à la fin de cette représentation. Ceux-ci expriment l’appréciation du public envers les interprètes et leur respect pour les personnages de Xue Xiangling et de Zhao Shouzhen. Ils manifestent également le souhait collectif que la vie puisse imiter l’art. Les personnages idéalisés et une fin heureuse, voilà ce que le public de l’opéra de Pékin attend de cette forme d’expression dramatique.

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L’opéra de Pékin a toujours comme constante d’avoir quatre rôles principaux quelque soit la pièce jouée : le Sheng (l’homme) qui est représenté selon les cas, jeune ou vieux et avec ou sans barbe ; le Dan (femme) qui a six types de rôles, allant de la jeune fille vertueuse à la vieille femme ; le Jing (visage peint) qui est un personnage portant souvent un masque et qui a la personnalité la plus affirmée. Il représente le plus souvent un dieu, un général ou un mandarin, enfin le Chou, qui est un personnage comique, un bouffon, qui porte une tache de maquillage blanc sur le visage.

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Le maquillage des personnages définit leurs tempéraments : - un maquillage compliqué signifie la cruauté - un maquillage en bleu signifie la brutalité, l’arrogance - un maquillage en jaune signifie la ruse - un maquillage en vert signifie l’inconstance - un maquillage doré signifie un être surnaturel

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- un maquillage en biais signifie la mĂŠchancetĂŠ ou la laideur - un maquillage en blanc sur le nez signifie un personnage comique - un maquillage en rouge signifie la loyautĂŠ ou la bravoure - un maquillage en noir signifie la bienveillance

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Une scénographie modernisée inspirée du théâtre dansé de Pina Bausch

Mu Dan Ting

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2010

Pékin


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La littérature et le cinéma d’arts martiaux : superhéros chinois

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Dans un numéro spécial Chine de Le Point, un article par François Guillaume Lorrain, « Chinawood contre Hollywood » attire mon intention, d’abord parce que l’auteur parle d’un film récent de Chen Kaige « Mei Lanfang », une oeuvre sur la plus grande star de l’Opéra de Pékin, ensuite parce qu’il y explique qu’à Pékin, la place de cinéma coûte cher : 10 à 15 euros. À ce prix, le spectateur en veut pour son argent. c’est ce qui expliquerait selon lui la vogue des films d’arts martiaux en ce moment, ces films historiques avec batailles monumentales, personnages charismatiques et relecture idéologique des époques chinoises. La Chine dispose désormais avec Hengdian des plus grands studios du monde, peut proposer des superproductions comme « La vie de Confucius », qui connaît actuellement une réhabilitation après avoir été vilipendé par « Le juge Ti », éminente devant la caméra de Tsui Hark. Son analyse est peut-être tangible, mais il y a une raison beaucoup plus profonde et plus ambiguëe dans cette histoire, enracinée dans la pensée en Chine aujourd’hui, auquelle le journaliste ne peut pas avoir accès facilement. Il est instructif de faire ici un détour par la littérature et le cinéma d’arts martiaux (

), si populaires

dans le monde chinois. Les premiers films du genre produits à Shanghai avant-guerre ont été portés à l’écran de l’Opéra traditionnel. Bien que cet art populaire a connu des évolutions et des influences de nombreuses autres disciplines artistiques occidentales : le western, le thriller Hitchcockien, l’art d’Akira Kurosawa, la littérature anglo-saxonne noire, le polar, la bande dessinée américaine, etc, il a hérité de l’Opéra de Pékin les visages héroïques ainsi que les valeurs confucianistes. La réhabilitation de ce genre sur le continent chinois au début des années 1980 s’explique en grande partie par le relâchement de la censure après la mort de Mao Zedong, mais il n’est pas moins intéressant de constater que ce retour correspond d’une part à une forte réaffirmation des traditions « nationales », et d’autre part au développement de théories néo-autoritaires dont le discours sur les valeurs asiatiques sera l’avatar le plus connu. On n’accusera certainement pas les auteurs de romans d’arts martiaux, qui obéissent simplement aux canons du genre, de cautionner la dictature. Mais en vérité les intentions des romanciers importent peu : ce qui est intéressant, c’est que nombre de modèles et valeurs récurrentes dans cette littérature recoupent ceux du confucianisme et proposent une vision de la société qui convient par certains aspects à un régime autoritaire. La littérature d’arts martiaux a connu un important renouveau à Hongkong à partir du milieu des années 1950, cette dernière phase dans l’histoire du genre a donné quelques bons auteurs, dont précisément Jin Yong. La plus grande partie de l’oeuvre de ce dernier n’est pas traduite en langues occidentales, et cette constatation vaut pour la littérature d’arts martiaux dans son ensemble ; mais le public européen n’est pas

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ignorant de l’atmosphère et des codes du genre, grâce au cinéma de Hongkong et à des films récents comme Tigre et Dragon (2000) ou Le Secret des poignards volants (2004). Jin Yong est l’un des monstres sacrés de la littérature chinoise du XXe siècle ; en 2003, un grand sondage l’a promu deuxième « grande idôle culturelle chinoise du XXe siècle, précédé par l’unique Lu Xun (1881 1936), le père de la littérature chinoise moderne (Lu Xun recueille 57 000 voix, Jin Yong suit avec 42 000 suffrages, devant Qian Zhongshu, Ba Jin et Lao She). A première vue, l’association est étrange. Personne ne remet en cause le statut de Lu Xun : parangon de l’auteur sérieux et engagé, il incarne l’esprit de la littérature moderne et révolutionnaire, et toute histoire de celle-ci commence par lui. Mais que dire de Jin Yong, qui s’est illustré dans un genre de pur divertissement longtemps méprisé par l’orthodoxie marxiste pour ses relents de « féodalisme » et son ancrage dans les traditions chinoises ? Les traductions, études et textes sur Lu Xun se comptent par milliers, alors que Jin Yong commence à peine se faire un nom hors de Chine. Pourtant, Jin Yong est probablement l’auteur le plus lu en langue chinoise (John Christopher Hamm, Paper Swordsmen : Jin Yong and the Modern chinese marrtial Arts Novel, Honolulu, University of Hawaii Press, 2005). Mais l’importance de Jin Yong n’est pas que quantitative : si la littérature d’arts martiaux est souvent médiocre, et si Jin Yong n’évite pas toujours la facilité et la répétition, dans ses meilleures pages il fascine par la richesse de ses intrigues, la fécondité de son imagination, et son style créatif et élégant, mâtiné de formes classiques. Les chinois d’aujourd’hui doivent une grande partie de leur fantasme et leur romantisme à Jin Yong, dont l’éternelle jeune femme enfermée pendant plus d’un ans dans un rucher abondonné, survécue grâce aux pots de miel ; ou le maître de sabre qui, battant tous ses rivaux, ne cherchait que de perdre au moins une fois dans sa vie ; ou encore les « cinq super héros ». Un des meilleurs films du cinéaste Wong Kar-wai, « Les cendres du temps (1994) », est librement inspiré de cette histoire de cinq maîtres d’arts martiaux. Ils sont devenus les représentants de la culture populaire chinoise, au point que les chinois oublient volontairement qu’il ne s’agit que d’une fiction. Un de ces cinq héros est un fiévreux artiste résidant sur une île perdue à côté du Japon, toujours à la recherche des substances médicamenteuses rares afin de sauver une femme sombrée dans un long coma. L’autre est un expert en matière de poisons, dans la montagne ouest sur la route de soie, il perfectionne l’articulation et le mouvement de son corps et la respiration en imitant les crapauds. Le troisième est un moine déçu de sa vie d’empereur d’autrefois, caché dans la forêt humide du sud, prêtant toujours sa force et sa vie pour les autres, il est pourtant le sacrifice de sa propre douleur. Il y a aussi un désinvolte mendiant dans le nord du pays, connaissant toutes les expressions de la vie, il est un vrai

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gastronome et le chef de tous les va-nus-pieds, son arme est un bâton en jade pour faire fuir les chiens de garde. Finalement au centre du pays, on retrouve le penseur taoïste Wang Chongyang, inspiré d’une figure historique - chef d’un important courant taoïste « Quanzhen »... Le rapprochement entre Lu Xun et Jin Yong est intéressant en ce qu’il incarne deux directions diamétralement opposées prises par la littérature chinoise au XXe siècle. Lu Xun symbolise la tendance occidentalisante, moderniste, et la rupture avec la tradition. Au contraire, la littérature d’arts martiaux peut se comprendre comme la continuation de la littérature chinoise traditionnelle, plus précisément du roman en langue vernaculaire : Jin Yong est l’héritier du roman au bord de l’eau (

) si magnifiquement

traduit en français par Jacques Dars dans la Pléiade. Au risque de simplifier, on peut dire que Lu Xun et Jin Yong représentent respectivement la modernité et la tradition, la révolution et la continuité, et peut être, l’anticonfucianisme et le confucianisme. Toujours de manière sommaire, ils incarnent également deux extrêmes dans le discours politique en chine au XXe siècle : l’hésitation entre révolution (avec rejet du passé) et nation (avec valorisation du passé). La première attitude est dominante durant le maoïsme et jusqu’au début des années 1980 ; la seconde semble l’emporter depuis une vingtaine d’années, et dans ce cadre la réhabilitation d’un genre aussi « chinois » que le roman d’arts martiaux n’est peut-être pas tout à fait innocente (Le rapprochement entre nationalisme et arts martiaux est explicite dans le récent film Hero de Zhang Yimou, 2003). Un vent de liberté souffle dans cette littérature, dont une bonne partie des histoires se déroulent loin des villes et de leurs contraintes, d’où des rapprochements possibles avec le taoïsme. Reconnaissons également que ces romans mettent en scène des personnages dont les idéaux divergent à certains égards de ceux du confucianisme ; sans oublier que le genre se rattache à une littérature populaire qui contraste volontiers avec la grande littérature « lettrée » rédigée en langue classique. Chez Jin Yong, plusieurs héros sont incultes, cette lacune est souvent présentée comme un atout. Dans un des ses romans, un héros essaye de comprendre des techniques de combat dissimulées dans le poème Xia Ke Xing du célèbre poète LI Bai (701-762) et dans des commentaires de ce poème, gravés sur les parois de 24 cavernes. Les meilleurs spécialistes d’arts martiaux, mais aussi des « lettrés au ventre plein d’encre », ont tenté, parfois depuis plusieurs dizaines d’années, de percer le secret des inscriptions, mais en vain ; leurs chicanes sur l’interprétation du texte rappellent celles de pédants qui se disputent à coups de citations. Le jeune héros y parvient, lui, du premier coup : incapable de lire les caractères, il y voit des dessins d’épées ou de postures, de mouvements, de la chorégraphie ! La charge contre les lettrés est consciente, et Jin Yong met dans la bouche des deux viellards qui ont consacré plus de la moitié de leur vie aux inscriptions sans en percer le sens la question suivante : « Peut-être les anciens maîtres d’arts martiaux qui ont gravé ces textes ont-ils imaginé un tel piège parce qu’ils n’aimaient pas les lettrés ? »

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On ne niera donc pas les dimensions non confucianistes des romans d’arts martiaux. En même temps, bien des codes du genre s’accordent parfaitement avec la moralité confucianiste. La piété filiale, notamment, y est une vertu incontournable. Si à peu près toutes les vilenies sont éventuellement excusables, les personnages ne sauraient manquer aux devoirs de celle-ci ; la vengeance contre les meurtriers des parents est une obligation sacrée : une bonne partie de cette littérature peut se comprendre comme une variation sur le thème de la vengeance, souvent exercée contre les meurtriers d’un parent ou ceux du maître, c’est-à-dire du père spirituel. De ce point de vue, les romans du genre s’accordent parfaitement avec les énoncés des anciens textes confucianistes. Une autre valeur fondamentale des romans du genre, c’est la fidélité qui est due à ses maîtres ou aux autres disciples ; en vérité, cette fidélité aveugle efface le parfum de la liberté.Les femmes paraissent jouir d’une grande liberté, voire d’une certaine égalité avec leurs comparses masculins, mais en définitive le seul destin qui leur est promis est le mariage ; celles qui échappent à ce destin sont presque invariablement présentées comme des monstres, parfois sous la forme de dévoreuses d’enfants. Pour être juste, dans les romans de Jin Yong, le message n’est pas toujours aussi passéiste, il dénonce les effets pervers de la vengeance, l’obsession du pouvoir et du culte. Malgré ces importantes réserves, les valeurs et les rôles décrits proposent une vision romantique du passé chinois, contribuent à la fierté nationale, la fidélité au clan ou à l’autorité, contribuent à imposer un modèle, confucianiste par certains aspects importants. Il serait simpliste d’avancer que la réhabilitation des romans d’arts martiaux correspond à une volonté délibérée de promouvoir à bon compte, les valeurs nationales parmi l’immense lectorat de ce type de littérature, mais pour en revenir au confucianisme, le problème est qu’il trouve ses racines dans une vision relativement « primitive » de l’homme et de la société. Même si Confucius lui-même propose une morale exigeante, qui par certains aspects prend en compte l’universel et qu’on ne saurait confondre avec les récupérations simplistes de certains aujourd’hui en Chine, il n’en reste pas moins la référence pour les proches, le culte des ancêtres et le respect des anciens, la préséance du groupe sur l’individu, la loyauté vis-à-vis de la famille, le devoir de vengeance - ces valeurs paraissent plus naturelles que l’amour universel ou l’affirmation de l’égalité entre tous. La force de ce courant de pensée est partie de ce que l’homme est, et non pas de ce qu’il devrait être, fondant la morale dans le concret du coeur humain, et non pas de façon abstraite en recourant à des normes transcendantes. Mais ce peut aussi être une faiblesse, parce que le confucianisme n’est peut-être pas tout à fait adapté à la démocratie ou à d’autres systèmes politiques modernes qui présupposent une certaine abstraction, manifeste dans l’idée de lois universelles et égales pour tous.

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Cette histoire a le mérite de nous rappeler à quel point nombre de conceptions qui nous paraissent aller de soi sont en réalité des produits de la civilisation, et qu’ils sont donc, en un sens, artificiels. Chez les autres grands auteurs plus jeunes du genre comme Gu Long ou Wen Rui An, tous les héros tranchent par leur esprit d’indépendance, le goût de la liberté, l’individualisme, qui peuvent se lire comme le reflet d’une opposition entre une morale de proximité, privilégiant les devoirs spontanés à l’égard du clan.Il m’est pourtant moins douloureux de porter un regard critique sur eux que sur Jin Yong, parce qu’il n’y a que le travail de Jin Yong qui a influencé profondément les idéaux des femmes et des hommes, de l’esthétique et des relations humaines. La fiction de l’Opéra, la fantaisie du roman d’arts martiaux est toujours le reflet d’une réalité, comme je l’ai promis, je dois en parler même avec la douleur la plus profonde pour terminer un chapitre.

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Premier film chinois de la catĂŠgorie Arts Martiaux : Ding Jun Shan, sortie en 1905 Ă Shanghai

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Illustrations : Zheng Wen




Pékin La vitesse et la vitesse encore

« I like the number 101 because it seems to mean that once a start is made everything looks new and fresh. It has the connatation of ‘ stop but non-stop ’, over yet not over. » -- Guo Moruo, auteur dramatique chinois du XXe siècle

« Réfléchissons : l’extermination des rats n’est-elle pas plus importante que l’amour des chats ? Il me vient parfois à l’idée que, le jour où tout sera mécanisé dans le monde, les ânes et les chevaux risquent d’avoir un problème. Pourtant, pouvons-nous pour l’amour des ânes et des chevaux renoncer à la mécanisation ? » -- Lao She, Écrits de la maison des rats, Éditions Philippe Picquier

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Millefeuille impérial

La cité interdite s’est construite en quatorze ans, aujourd’hui, si on demande à un chinois qu’est-ce que l’on pourra construire à Pékin en quatorze ans, il ne saurait répondre. Personne n’est certain de l’échelle que la ville va prendre. Pékin est la plus complexe des villes chinoises car s’y imbriquent étroitement les dimensions historiques, culturelles, politiques et économiques. Toutes les Chines y sont puissamment présentes, superposées, juxtaposées : l’impériale, dont les monuments, palais, jardins et temples lui font une prestigieuse parure et structurent l’espace urbain jusque dans ses six zones « périphériques », qui continuent à tourner autour de l’imperturbable Cité interdite ; la communiste, perceptible même au visiteur de passage à un certain climat d’ordre et de rigueur septentrionale, mais aussi sur le plan architectural et urbanistique, par exemple au centre névralgique de la capitale, place Tian an Men : l’axe impérial nord-sud y est littéralement cisaillé par un nouvel axe est-ouest, la monumentale avenue Chang-an, ouverte dans les années cinquante pour signifier l’ère nouvelle, et devenue depuis une sorte de Golden Boulevard de la troisième Chine : la contemporaine, dont les fleurons de béton, verre et acier s’épanouissent dans le ciel de la capitale. A noter d’ailleurs que les deux lignes de métro existantes répètent ce schéma historique : la première, circulaire, tourne à quelque distance autour de la cité interdite ; la seconde longe l’avenue Chang-an sur l’axe est-ouest. Encore faudrait-il rajouter à ces trois Chine leurs envers respectifs, et notamment les Hutongs, quartiers d’habitat populaire de l’époque impériale, en voie de disparition, qui constituent encore dans la ville un tissu conjonctif, insalubre mais non dépourvu de beauté et de socialité véritable. Par-delà leur composition urbaine à un instant donné, l’intensité de la dynamique de transformation qui traverse les mégapoles chinoises est telle que l’on pourrait parler de villes mutantes. L’impression de mutation au sens alchimique du terme se manifeste de deux façons : Par le contraste entre le matériau de la transformation, et son produit : les tours « ultramodernes prestigieuses », et le style de vie international qu’elles expriment. Contraste d’autant plus saisissant que l’or et le plomb coexistent encore étroitement un peu partout dans le tissu urbain, la destruction des anciens quartiers typiquement gris et bas cédant progressivement le terrain aux tours hautes et brillantes érigées en leurs lieu et place. C’est à une substance urbaine métamorphique, résultant de puissants brassages géologiques, que l’on a l’impression d’avoir affaire.

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Cette vitesse peut s’expliquer, pour ce qui concerne la construction immobilière, par l’importance des besoins de logements que la période précédente n’avait pas su satisfaire, aussi bien que par l’ampleur des financements étrangers venus entre autres de la diaspora chinoise et de Hongkong. Elle est également liée à la décentralisation régionale que le pouvoir d’Etat, pourtant bureaucratique et centraliste, a permis dans la décennie 80. Cette vitesse de changement pose une curieuse énigme quant à la perception chinoise du temps. Les chinois aiment dire que « le temps ne compte pas » au début d’une réunion, pourtant tout va très vite, les responsables sont très pressés, au détriment parfois de la qualité des réalisations et de la maturation de la conception. Les jeunes filles de la banque ou de la poste règlent nos problèmes en moins de cinq minutes, à chaque carrefour, un gigantesque lumiplan indique les secondes qui restent avant le feu vert, les taxis volent et les jeunes étudiants en bicyclette ont toujours tendance à vouloir rivaliser avec les automobiles. En un certain sens, actuellement, la vitesse est à l’issue du fait que l’action précède et tire la réflexion. Une autre chose importante à noter : cette « vitesse » à la chinoise n’a rien de particulier. Les chinois n’ont pas inventé les zones économiques spéciales, ni créé l’externalisation des services, ils n’ont pas été les premiers à adopter un modèle où gouvernement et marché jouent tous deux un rôle très fort. Même la recherche d’un développement commun qui laisse de côté les polémiques ne constitue pas un précédent d’un point de vue historique. De nombreuses choses que la Chine considère comme son succès propre ont déjà été réalisées par d’autres. La Chine a fait mieux, or, ce « mieux » recèle aussi d’énormes facteurs d’instabilité sociale et fait payer à l’environnement un prix fort. Pékin paye le prix de la modernisation comme d’autres l’on fait. Commençons par le problème de la population migrante, les oubliés de la croissance par exemple. Et le fameux « homme en caoutchouc » - les citadines des couches moyennes pressurés par les contraintes d’un rythme de vie et de travail accéléré, frappées d’apathie. L’anxiété généralisée leur ôte toute capacité de rêver, dit l’hebdomadaire. Cette vitesse ne doit pas être inconditionnelle.

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L’urbanisation : qui a changé mes livres de classe ?

En mai 2010, la municipalité pékinoise a supprimé les dispositions réglementant depuis 1986 les statuts des élèves à l’école primaire et au collège, en précisant que les élèves non pékinois bénéficieraient désormais des mêmes conditions d’accès à l’enseignement que les élèves pékinois, et qu’un statut spécial serait créé pour eux. Depuis plusieurs années, des écoles privées destinées aux enfants de migrants, au tarif encore moins cher que les écoles publiques, se sont multipliées. Les services de l’éducation n’ont pas manqué de souligner que de telles mesures ne s’appliquaient qu’à l’enseignement obligatoire d’une durée de neuf ans. Pour les enfants issus de familles migrantes, une fois ce cursus terminé, que vont-ils devenir ? Pékin dispose des meilleurs moyens du pays en terme d’enseignement, mais est aussi le lieu d’une féroce compétition qui démarre dès l’école primaire, d’ici trois ans, plusieurs dizaines de milliers de lycéens vont arriver en âge de passer l’examen d’entrée à l’université sans pouvoir le faire car ne prossèdant pas le Hukou de Pékin - le livret de résidence. Cette situation soulève le problème de l’urbanisation dans la capitale. Si la première génération des paysans ouvriers migrants n’aspirait qu’à économiser suffisamment d’argent pour rentrer chez elle, la deuxième veut au contraire s’installer en ville. Mais il lui manque un sentiment d’appartenance ainsi que la possibilité de s’élever dans la société. Des préjugés sur les migrants ruraux sont bien enracinés dans la capitale. Le 1er mars 2010, treize journaux de différentes régions du pays ont pris la rare initiative de publier un éditorial commun. Ils y invitaient les parlementaires réunis en session annuelle à Pékin à user de leur pouvoir pour inciter les autorités à établir un calendrier précis pour la réforme du Hukou. Pour eux, ce livret de résidence attribuant à chaque individu un statut territorial, devrait être remplacé par un nouveau système d’enregistrement de données démographiques. A l’heure actuelle, le Hukou donne une grande opportunité d’emplois, de soins médicaux, de retraite et d’accès à l’éducation dans des grandes villes comme Pékin. La question de ce permis de résidence est considéré comme un instrument de discrimination aux droits sociaux. On peut dire qu’il marque un tournant dans l’histoire de la presse chinoise et qu’il restera comme un coup d’éclat. L’initiative indique que l’énergie réformatrice provenant de la base est toujours vivace. Elle demande simplement à trouver un écho favorable parmi les hautes sphères dirigeantes pour que cela se traduise sur le plan institutionnel. (Le Premier ministre, Wen jiabao a annoncé le 5 mars 2010 devant le Parlement, une réforme « graduelle » du Hukou dans les petites villes - sans donner de calendrier.)

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Or les faits démontrent que le modèle actuel de contrôle administratif de la population, fondé sur l’enregistrement obligatoire du lieu de résidence, n’est d’aucune utilité. A part celui de dresser des obstacles face aux générations futures et de léguer des traces sans fin aux villes, le Hukou n’a quasiment aucun effet, il n’empêche plus les résidents ruraux d’aller travailler en ville. Créé en 1958, il nuit à la bonne gestion des informations démographiques par la sécurité publique. En effet, il introduit de nombreuses erreurs dans la collecte des données (dans les statistiques, les migrants sont toujours décomptés comme « population rurale »). L’expérience montre qu’il est souvent vain de se fixer des objectifs en matière démographique. A Pékin, aucun des objectifs successifs de limitation de la population - 8,10 puis 18 millions - n’a été atteint. L’urbanisation, la création de grandes métropoles et l’intégration des villes et des campagnes tombent sous le sens. En 2006, l’augmentation nette de la population pékinoise était de 430 000 personnes (alors que l’accroissement naturel de la population officiellement domiciliée dans la capitale est nul depuis plusieurs années). En 2009, ce chiffre est passé à 650 000 habitants supplémentaires. L’effet d’aimant de la métropole pékinoise va s’accroître. C’est une règle de l’histoire sociale que la seule volonté humaine ne peut inverser. L’urbanisation n’est pas un fardeau pour les grandes cités chinoises, elle a fourni au pays une extraordinaire occasion historique. La libéralisation des conditions de domiciliation ne peut que permettre à la Chine de progresser davantage vers plus d’égalité et plus d’harmonie. Tous les secteurs (éducation, santé, logement, aménagement urbain...), doivent obligatoirement être conscients de l’existence de cette couche de la population et endosser la responsabilité des développements à venir, la tendance inverse aurait des conséquences graves. Rendre les droits sociaux à un groupe longtemps honni, aux personnes qui récoltent de l’argent à la sueur de leur fronts, sans cela, la vitesse de modernisation de la capitale n’est qu’une ivresse.

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La maison d’un escargot géant

Dans son livre Mobilité urbaine, Georges Amar, responsable de l’unité prospective à la RATP, s’interroge sur la manière dont les Chinois vivent la rapidité, la quasi-brutalité de la transformation de leur paysage quotidien urbain visuel et mental. Comment passe-t-on, dans les faits et « dans les têtes », en quelques années, de la ruelle au périphérique 2x4 voies, de 1 à 50 étages, de l’échoppe de quelques mètres carrés au luxueux centre commercial ? En réalité, les citadins chinois, bénéficiant de l’amélioration de l’espace public, doivent en même temps faire face au malaise grandissant de l’immobilier privé ces dernières années. Comme on disait, on marche à Pékin sur un sol en or mais on se nourrit avec un bol de gruau jaune... En 2009, la diffusion de la série Bicoque (littéralement : maison d’escargot), décrivant la vie de jeunes citadins de la classe moyenne prêts à tout pour obtenir un logement, a été déprogrammé, voilà une décision qui soulève bien des questions. Ce serait à la suite d’une réclamation de promoteurs immobiliers que la diffusion de la série télévisée Bicoque aurait été suspendue. Le 18 novembre 2009, après avoir diffusé dix épisodes de la série sur cinq jours, la télévision de Pékin a en effet décidé de mettre brutalement un terme à la diffusion de ce programme. Li Jingsheng, chargé des séries télévisées à l’Administration nationale de la radio, du film et de la télévision, reproche à la série de « faire de l’audience avec un scénario truffé de plaisanteries graveleuses, de sexe et critiquant les fonctionnaires. » Selon lui, ce mauvais goût aurait une influence néfaste sur la société. Au dire d’un responsable de la chaîne, « Bicoque » aurait donné une image « exécrable » des promoteurs immobiliers, incitant ces derniers à mobiliser leurs « relations » pour obtenir l’arrêt de la diffusion. « Bicoque » est sans contexte l’une des séries les plus controversées de ces dernières années. L’arrêt n’a fait qu’accroître sa notoriété. Certaines personnes ont passé la série au crible pour tenter d’y retrouver la trace de faits réels, d’autres se sont montrés très sensibles à la façon dont la série expose ouvertement les problèmes de la vie quotidienne et s’intéresse à ceux que l’on appelle désormais les « esclaves du logement », condamnés à voir une grande partie de leur salaire engloutie par des crédits exorbitants, surtout à Pékin et à Shanghai, les deux villes exclusivement chères. Les téléspectateurs se demandent aujourd’hui si la suspension de la série est réellement liée à la mobilisation des promoteurs immobiliers ou il ne s’agit là que d’une rumeur. Dans la mesure où la série ne diffame personne en particulier, il est fort peu probable qu’un promoteur se soit manifesté pour faire pression sur la chaîne. Les promoteurs immobiliers ne sont pas seuls à l’origine de tous les problèmes de logements actuels, en réalité, la série a marché sur les pieds des repères du cadre de vie établi il y a une trentaine d’années. Chacun doit se battre pour trouver sa place. La classe moyenne représente environ

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40 % de la population à Pékin, selon le « Rapport sur la structure sociale 2010 » par les éditions de l’Académie des sciences sociales de Chine, ce rapport précise qu’en novembre 2009 un appartement de 90 mètres carrés à Pékin, rêve commun de la classe moyenne, valait vingt-cinq années de revenu disponible moyen. En dehors du problème de prix (qui n’est d’ailleurs pas un problème commun spécifique de Pékin), le modèle de l’habitat est loin d’être satisfaisant à Pékin. L’exigence en général est très claire : d’abord les moins de 80 mètres carrés sont inaccessibles, ensuite le système de chauffage et de l’eau chaude est extrêmement important par rapport au changement de climat souvent violent. Suivant la condition du quartier (commerce de proximité, distance avec le travail, transport...) et celle de la décoration intérieure, sachant qu’un grand nombre d’appartements sont vendus avec une décoration prête, équipés des meubles et des lignes de maison neufs, qui font indiscutablement partie du prix. Malgré un grand souci de confort et d’une bonne efficacité au niveau équipement, les nouveaux appartements à Pékin sont presque toujours identiques à force de vouloir ressembler stylistiquement à un standard, fondé sur un fantasme de « maison occidentale moderne ». Une famille chinoise est en général composée de trois générations, ce modèle est encore solide à Pékin avec une urbanisation inachevée. Pour les jeunes provinciaux, le chemin vers les métropoles est la seule voie à suivre. Ils ont besoin d’y élever les enfants et vivre avec les parents plus tard. Les enfants chinois quittent la maison familiale jusqu’à l’âge d’entrer à l’université ou encore plus tard. Plusieurs âges, plusieurs activités sous le même toit, les besoins ont évolué avec la fuite du temps - telle est la vraie problématique de l’habitat à Pékin. Cette situation exige un modèle d’habitat qui permet à chaque membre de la famille d’avoir un espace intime, correspondant à son activité quotidienne, en même temps il doit contenir un lieu de fête, de convivialité (la cuisine et la salle à manger selon la tradition), de la réunion « famille ». Le standard d’appartement à Pékin, avec un trop grand salon et seulement deux chambres de séjour, répond mal à cet enjeu. L’exiguïté de l’habitat japonais est l’une des raisons du succès des produits de rangement et de mobilier modulables au Japon. De même, le marché de petits objets domestiques et celui d’appareils électroménager sont devenus très actifs en peu de temps à Pékin, grâce aux jeunes citadines de la classe moyenne, qui ont des modes de vie de plus en plus diversifiés, prenant leurs maisons « escargot » de 100 mètres carrés comme un devoir familial et une démonstration de valeur sociale.

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La population migrante à Pékin, les oubliés de la croissance.

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Portrait d’un fils de paysan

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Peinture à l’huile, Liu De Run, 1990


Le vélo : respiration de la ville

Dans une ville, un des élément qui nous aide à comprendre son rythme est le bruit, surtout celui des transports. Le silence, le chant des cigales chaque dimanche matin et la sonnette de vélo tout au long de l’année, étaient le son de Pékin il y a 20 ans. Aujourd’hui, même dans un appartement au 17e étage, même vers 4 heure du matin, même le dimanche matin, on entend la ville qui tourne à quatre roues, avec son moteur mordant, son GPS et son sang métallique pollué. La vitesse, cela s’entend. Elle ne se mesure plus avec un vélo. Le vélo était une des grandes figures de la Chine urbaine du XXe siècle, il y a 20 ans, chaque matin vers 7 heures, sur le pont de MaDian (

) dans la capitale, la marée de bicyclettes déferlait contre la

falaise de la nouvelle économie chinoise, le monde de la vitesse était strictement mécanique et corporel, dépendant de la force humaine. Les trois grandes marques de vélo de l’époque étaient « Pigeon Volant », « Toujours » et « Phénix », le vélo, notre oiseau de toujours. Les premiers modèles de bicyclette sont nés le 5 juillet 1950 et étaient très proches des vélos anglais des années 30. Dans les années 50 en Chine, un vélo, une montre et une machine à coudre, composaient les trois « objets obligés » pour une famille chinoise, ils faisaient même parfois partie d’une dot. En 1958, le premier projet d’aménagement de terrain réservé au vélo est mis en route. Aujourd’hui Pékin est plus baigné dans une folie automobile, associée à une image de luxe, de vitesse et de réussite personnelle. Ce n’est plus vraiment une ville en deux roues, on se demande si le vélo pourra continuer à faire partie intégrante de la vie et du paysage urbain, ses compagnons sont déjà en voie de disparition, ses réparateurs de chambre à air étaient pourtant une image courante des coins de rues chinoises. Cette sensation de fluidité tranquille, que l’on éprouve encore souvent dans les petites rues et les quartiers populaires de Pékin, est pourtant menacée par une vitesse automobile. Quel est l’avenir du vélo ? Il constitue encore, en nombre de véhicules bien sûr (10 millions d’unités à Pékin) et sans doute de déplacement, un mode de transport urbain important, bien que son empire se fasse grignoter chaque année par les modes motorisés, la motocyclette et l’automobile en particulier. Ces derniers voient pourtant leur croissance restreinte par l’importance des taxes (100 % sur une automobile, du moins en principe) ou celles des licences. On voit apparaître le vélo électrique, que les autorités tentent de promouvoir en tant qu’alternative de la moto.

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Et puis les vélos sportifs remplacent les vélos d’autrefois, ce qui change profondément le marché du vélo en Chine. Le vélo n’a pas été un moyen de transport associé à l’économie d’énergie ou à l’activité sportive depuis le départ, il était tout simplement plus économique et plus maniable. Ce qui change aujourd’hui, c’est que cet objet de transport est en train de devenir un objet de plaisir et de loisir. Sur le plan émotionnel, si le vélo marque encore l’esprit de la Chine, c’est aussi parce que sa valeur est plutôt familiale. Les enfants chinois grandissent en vélo. Les groupes de jeunes traversent les rues au milieu de la nuit en vélo. Les amoureux se promènent avec leurs vélos. Au moment de la fête du printemps, les familles prennent plus d’une demi-journée en route pour rendre visite aux grands-parents en vélo, avec les cadeaux à l’avant et les enfants à l’arrière. Le vélo était un lieu de vie et de nostalgie. C’est pourquoi lorsque l’on posait la question de l’avenir du vélo, la plupart des chinois semblaient un peu embarrassés. En réalité, même ceux qui n’adorent pas le démon automobile observent que les distances s’allongent, qu’avec le développement du trafic motorisé la sécurité pose problème, enfin que la forte pollution atmosphérique des villes met les cyclistes au premier rang des risques sanitaires. Les standards sociaux contemporains s’accommodent mal de corps transpirants, poussiéreux ou trempés de pluie... La transition vélo-moto-auto est fatale, inscrit d’ores et déjà dans les perspectives de développement des grandes villes. En fait, le vélo joue un rôle intermodal évident. La plupart des stations de métro sont entourées d’essaims de vélos en stationnement plus ou moins organisé. La complémentarité vélo-bus semble jouer un rôle très important, bien que moins visible parce que trouver pour son vélo un point de garage, licite ou pas, payant ou pas, sûr autant que possible, à proximité de sa ligne de bus, semble être un des exercices favori des citadins chinois. S’ils sont un peu inquiets quant à la coexistence harmonieuse des différents modes, le vélo continuera à avoir une place importante pendant longtemps en Chine urbaine. L’enjeu est peut-être d’inventer et de développer de nouvelles solutions d’intermodalité vélo-centrée, tout au long des lignes régulières, de surface notamment. Des points d’échange, dont l’offre de services intégrerait toutes les spécificités du mode vélo y compris ses implications corporelles. Il faudrait aussi réfléchir à cette dimension nostalgique du vélo : un mode lent mais énergique, une bulle privée mais ouverte, un objet qui nous intègre dans la ville, qui nous fait sentir le vent, le soleil, la pluie, le bruit, le temps, notre corps et ceux des autres d’une manière évidente.

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Le vÊlo porte en lui l’histoire contemporaine de la Chine, de la capitale, du peuple.

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1983 / Une famille provençale, venue visiter la capitale en vélo, prennait une pause sur la Place Tian’anmen.

1992 / Lors d’une tempête à Pékin

2007, Une équipe cycliste devant le stade olympique de Pékin - Nid d’oiseau

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1985 / Un marchand ambulant

1990 / Ces cinq hommes étaient en train d’empiler leurs vélos sur un dinghy afin de traverser une rivière.

2007 / Pékin, un jour avant la fermeture d’un site industriel jugé trop proche de la zone d’habitat, un dernier ouvrier quitte son lieu de travail en vélo. Desormais, il devra prendre le transport en commun pour aller travailler dans une zone périurbaine

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1976 / Place Tian’anmen, une mer de vélos

1987

/

dont

une

Un

restaurant

partie

de

populaire

cloison

est

faite avec des roues de vélo

2000 / Les finalistes de la 2e édition du Concours national d’aide à la création des vélos innovants.

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Pékin à 22h00, 2008

Un tricycle à moteur, le fameux « Pengpeng » vendu à 4 000 yuans (439 euros).

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Les gares de Pékin : avant de peindre un bambou, laisse-le d’abord pousser en toimême.

Pékin comme Moscou, immenses villes avec leurs immenses gares, immenses gares avec leurs milliers de voyageurs : milliers de respirations, milliers d’âmes. On dit que Pékin est une grande ville surpeuplée qui se tord entre l’ordre et le désordre. Grande comment ? Surpeuplée à quel point ? On trouve immédiatement la réponse dans ses gares. Ce qui frappe premièrement dans les grandes gares chinoises, c’est leur parvis. Leur dimension et leur animation. Par milliers les voyageurs y arrivent, y parlent, y attendent. C’est l’un des lieux où l’on ressent la dimension du pays, son nombre, sa pulsation. On comprend aussi que la gestion des foules puisse être en Chine une préoccupation constante des responsables urbains et des transporteurs. Pékin a plusieurs gares, la plus importante Beijing Zhang est au centre-sud de la ville. La gare de l’Ouest, plus récente, est impressionnante par sa dimension, mais ne suscite guère l’admiration des Pékinois car située très loin du centre ville. Elle est en outre à bonne distance de tout métro. L’expression « lieux de vie » s’applique bien à ces gares immenses où des masses considérables de personnes attendent, mangent, boivent (de l’alcool quand il fait -20°c en hiver), dorment, regardent des écrans géants, jouent, achètent. On y trouve en effet de tout. Y compris un centre médical avec pharmacie, un coiffeur, un cinéma ouvert 24 heures sur 24, des salons payants, des toilettes propres et gratuites, des robinets d’eau chaude, des bornes internet, des jeux et des restaurants de toutes sortes. Plusieurs centaines de personnes au chapeau rouge sont dans l’entrée de la gare pour aider le transport des valises jusqu’au wagon. Leur concurrent est un groupe de navettes électriques, qui font l’aller-retour dans la gare jour et nuit. D’immenses salles d’attente équipées de rangées de sièges s’achèvent par des escaliers d’accès aux quais, ouverts seulement, après contrôle des titres, au moment de l’embarquement à bord des trains. Quant à l’intermodalité : il y a bien, à Beijing Zhan, une station de métro, mais elle débouche nettement hors de la gare. Les taxis sont en bordure de parvis. Les bus, très nombreux, sont à distance respectable et offrent à leurs clients un confort d’attente et d’information plus que minimal... Si la problématique de la « complexité » s’est imposée à tous les projets d’aménagement de l’espace public en Chine, ce n’est pas par hasard. Cette nation a une longue histoire sans rupture réelle, bien qu’elle soit faite d’une succession de périodes ou dynasties très différentes. C’est l’un des pays dont l’étendue et la diversité géographique et climatique sont les plus importantes. C’est enfin le pays qui a eu depuis très longtemps à traiter du problème du nombre.

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Georges Amar parlait du goût de la culture chinoise traditionnelle pour les « formes compliquée ». Dans Mobilités Urbaines : « Le goût pour la ligne courbe, la volute, le dragon, le nuage, le tourbillon, le goût pour le compliqué naturel - que ce soit celui d’une calligraphie de maître, d’une roche aux lignes contournées ou d’une pièce de jade tacheté, voilà ce qui a de la valeur, voilà à quoi s’est exercée pendant des siècles la fine fleur de l’esprit chinois ». Personnellement, je pense que le terme « formes compliquées » n’est pas vraiment exact, ceci est plutôt un goût pour les formes « vivantes », évolutives, dynamiques, en mouvement, fluides... La géométrie grecque privilégie les triangles, carrés et autres polygones réguliers - toutes formes cristallines devenues le symbole de ces idées claires et distinctes dont Descartes fit l’impératif d’une Méthode qui nous recommande de réduire le compliqué en éléments simple ; le dessin du dragon chinois est souvent composés de nombreux éléments courbes - les écailles, les nageoires, les pattes et les barbes, chaque élément a sa signification et son importance, ce dessin ne représente pas une vérité mais un instant éphémère dans un ensemble de mouvements, telle est une autre méthode de trouver la justesse et la simplicité dans une complexité formelle. Voilà un grand intérêt mutuel à une coopération des deux méthodes, en aval ou en parallèle à toutes coopérations pratiques. Dans les gigantesques gares de Pékin, cette « complexité » apparente est liée au nombre de passagers, de mouvements. Pour la gestion de cette « complexité », il faudrait à la fois des dispositifs qui rendent le lieu plus efficace, pratique et des services respectant la complexité, la diversité de la population et la fluidité de la mobilité urbaine. Aujourd’hui Pékin accueille l’automatisation de vente, la suppression de personnel et l’installation du système de vidéosurveillance avec un grand enthousiasme. Ces changements sont au coeur des futurs projets de réaménagement dans les gares. L’automatisation dans les lieux de transport en général représente la modernité et l’efficacité pour la plupart des planificateurs chinois. En revanche, les problèmes prévisibles qui suivent cette évolution technologique sont encore sous-estimés. Par exemple, le rôle du personnel, aujourd’hui, représente comme une assurance communicative et une autorité dans les gares qui doit être réexaminée ; le développement de services pour des personnes à mobilité réduite demande encore beaucoup d’effort ; l’intermodalité reste la grande faiblesse des gares pékinoises, tout comme le problème de la consommation d’énergie. Il est trop tôt pour parler d’un modèle parfait et figé dans l’ensemble du système de transport dans un milieu urbain, c’est une attitude que l’on rencontre couramment sur les chantiers de projets d’urbanisation en Chine, qui est en contradiction avec la nature « compliquée » de son sujet. Les disparités entre les villes et les campagnes, entre l’industrie et l’agriculture, entre le travail intellectuel et le travail manuel sont encore très présentes dans la capitale, et c’est dans les gares qu’on la ressent le plus. Pékin doit refuser l’idée d’une unité à tout prix, travailler sur la diversité de signatures. La complexité dans cette grande ville joue le potentiel énergique de la surdensité et va mettre en scène la confrontation des différents modes de vies.

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Une vitesse, un avenir

Dans un épisode de « Doctor Who » - la fameuse série télévisée de science-fiction britannique - apparue une planète lointaine dont le paysage était visiblement inspiré de la Chine. Dans les 750 épisodes de Doctor Who diffusés depuis 1963, je n’y avais vu que très rarement des visages asiatiques, ni dans le présent ni dans cinq cents millions d’années, voilà pourquoi j’étais si surprise de cette planète porteuse de mon espoir. En moins de deux minutes, la planète « chinoise » a été envahie et détruite par les Daleks, les pires ennemis du Doctor, mais le design du paysage, de la ville imaginaire étaient restés longtemps dans mon esprit : dans le 34e siècle, la peinture pour dessiner une ville chinoise est toujours faite de marchés en désordre et de fruits exotiques, de forains en costumes traditionnels et d’étalagistes grossiers. Dans ce dessin on y retrouve le parfum des nouilles et les idéogrammes, mais aucune trace d’automobile. Visiblement, le transport « en commun » était les jambes et les pieds nus. Voilà la fantaisie de la ville chinoise, que notre imagination peut se permettre. La lenteur, la tranquillité, beaucoup d’exotisme, de mise en scène, c’est ce que le monde reproche à Pékin de ne plus avoir. La ville ne satisfait plus au fantasme. Si les gares à Pékin provoquent quand bien même un fort sentiment de dépaysement, les stations de métro détruisent tout fantasme, remettent tout dans un ordre urbain contemporain. Avant l’arrivée de la ligne de contrôle automatisée, il y avait ces dames au visage sérieux qui déchirent chaque ticket à l’entrée après la fête nationale de l’an 2008, cette présence humaine a disparu, l’avancée technique l’a supprimé de ce monde souterrain. Ces dames m’ont toujours parlé avec un accent pékinois, elles me manquent autant que les marchés de fruits exotiques. La Chine ancienne a inventé la longévité comme un modèle de vie idéal, la cérémonie de thé exige une certaine lenteur et une concentration, je me demande comment on pourra continuer à bénéficier de ces savoir-vivres dans les métropoles chinoises d’aujourd’hui. Le plus ennuyeux, ce sera dans quelques années, cette planète dans Doctor Who qui fait fantasmer même les citadins chinois.

Journal du 19 juin 2009, à Pékin

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Construites selon un modèle systématique à quai central, que l’on retrouve presque identiques à Shanghai et à Hongkong, les stations de métro sont propres, claires, et parfois élégantes. La publicité y est très présente, mais aussi les affichages et quelques aménagements culturels. Le découpage est clair entre l’espace quai consacré à la fonction embarquement - débarquement, avec le minimum d’obstacles aux mouvements de foule (et souvent très peu de sièges), et l’espace mezzanine qui offre des surfaces très vastes à des services et boutiques variées. Escaliers mécaniques assez nombreux, jamais en panne puisque ces installations sont relativement récentes et aussi grâce à des équipes de techniciens qui acceptent de travailler 24 heures sur 24. En 2009, l’utilisation du système CBTC (communication based train control) est mise en place, c’est un système de contrôle automatique du trafic ferroviaire qui se base sur la communication continue entre le train et des ordinateurs en charge de piloter le trafic comme dans le métro parisien. Le métro est un avenir à pleine vitesse inévitable de la capitale. Il y en a beaucoup - 65 000 taxis et 16 850 bus, trolleys et minibus à Pékin - et ils sont très fréquentés. Ils représentent toute la gamme des niveaux de confort, qualité de service, et prix. Les minibus, que l’on ne trouve en principe qu’au-delà du 3e périphérique, sont les moins chers : en fait le prix comme l’itinéraire sont négociables avec le chauffeur (ce qui les rend à peu près inaccessible à l’étranger non sinophone). Qualité et même sécurité y sont aléatoires. Les trolleys et les bus ne sont pas chers mais effroyablement bondés. Il y a toujours un receveur à bord de chaque bus, dans une sorte de cabine longitudinale. Contrairement à mes dames de métro, ces receveurs sont souvent sévères, comme s’ils essayaient tous de remplacer la climatisation par leur froideur. Les taxis ont des tarifs différenciés en fonction de la catégorie du véhicule et de la qualité du service (climatisation, gant blanc...). Tous disposent d’un compteur qui délivre un reçu détaillé. L’intensité des flux de taxis, de trolleys et d’autobus, la quantité de voyageurs en attente aux innombrables abribus le long des trottoirs sont tels que l’on a parfois l’impression, dans certaines rues, d’être dans... un métro. L’avenir de ces services n’est pas certain, contrairement au métro et au bus. Ils ont appartenu aux structures privées, ayant une liberté dans le contrôle de qualité de service et une grande souplesse au niveau de l’horaire et des prix, leur issue n’est pas la vitesse mais le confort et le service.

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Après observation dans les rues de Pékin, quelques moyens de transport originaux me semblent être au tournant de cette course à la grande vitesse : les pousse-pousses encore très présents dans des quartiers populaires et les « Bengbeng » à trois roues. Les pousse-pousses, modèles traditionnels ou les Clubman-Cycle de la marque MINI mi-vélo mi-voiture, il y en a un peu partout dans la ville, certains sont pour les touristes, on les reconnaît à leurs dépliants plastifiés usant de multiples images multicolores et traductions en anglais... Dans un monde votant la vitesse, le pousse-pousse propose une perception différente du temps et de l’espace urbain, la vitesse n’a jamais été son obsession. Le Bengbeng, une petite voiture à trois roues, mesure un mètre de large. Aujourd’hui elle fonctionne dans la ville comme un mini taxi, elle est pour moi un modèle intelligent pour le monde citadin, elle combine la sécurité d’une mini voiture et la manoeuvrabilité d’une moto, destiné aux trajets maison/ travail. Cette voiturette peut éventuellement fonctionner au gaz naturel, disposant de deux places, Pékin l’accueillera volontairement comme un modèle de véhicule privé si l’on améliore encore son niveau de confort et si l’on soigne son esthétique. Le développement du système du métro vient de commencer ; le marché automobile n’a pas fini de s’étendre, l’effet d’émissions de CO2 non plus ; en même temps arrivent les innovations internationales dans le secteur des produits du transport urbain ; les pousse-pousses et les vélos vont continuer à animer les rues... Désormais, le choix d’une vitesse implique notre vision de l’avenir, notre compréhension de l’espace urbain et notre place dans une société en pleine mutation.

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Dans l’armoire de ma mère, qui travaille en tant qu’architecte

depuis

presque

trente

ans,

j’ai

découvert une série d’objets fabriqués dans les années 70 en Chine, bien avant l’ouverture du pays, avant qu’il ne devienne l’usine du monde. Voici quelques productions locales, les vrais « Made in Chine » qui ont marqué toute une génération.

Si

l’aspect

esthétique

reste

très

peu

développé,

la qualité est pourtant dans tous les détails de fabrication.

Comme ces stylos à encre de Chine de précision avec réservoir d’encre rechargeable individuellement. Le réservoir d’encre et l’hélice sont d’un seul tenant, si bien que chaque fois que l’encre est épuisée et qu’une nouvelle cartouche capillaire est installée, le stylo à encre est alors muni d’une hélice d’encre neuve

et

propre

compensation

de

et

donc

pression

d’un (ce

nouveau qui

système

signifie

que

de le

système de compensation de pression n’a pas besoin d’être nettoyé). Les différentes couleurs marquent différentes épaisseurs du trait.

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Les cadrans de montre et les bracelet sont toujours vendus séparément à l’époque. Les bracelets sentaient encore le bon cuir, les cadrans ont été dessinés avec une simplicité graphique.

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Il est trop tôt pour parler d’un « design chinois », on rencontre pourtant à Pékin une jeune génération qui s’intérêsse à la création, qui a envie de s’exprimer, d’être informé. Cela a promu la naissance d’un marché de l’édition grandissant au fil des années.

Aujourd’hui, sur les chaînes de télévisions privées, les émissions mexicaines, indiennnes, thailandaises, philippines sont aussi fréquentes que celles venues des États Unis, de l’Europe, du Japon et de la Corée du Sud.

Les autres cultures, souvent censurées, souvent piratées, les Chinois ont encore un long chemin à parcourir pour s’exprimer et être informés, mais on est déjà au début d’une ouverture, d’une curiosité, en attendant une analyse des valeurs plus profonde.

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Une maison d’édition indépendante à Pékin

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Pékin Le feu à la bouche

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Qui ne boit pas n’est pas chinois !

Le ciel versait tant d’étoiles, la terre a été remplie des sources, alors l’on ne pourrait pas penser qu’ils n’aimaient pas le vin. Ce soir, pour ne pas boire tout seul, tant qu’à inviter la lune en élevant mon verre. Avec mon ombre, nous ferons un merveilleux banquet à trois.

Mon vieil ami Ji, toi qui est descendu au séjour des morts. Là-bas, tu vas sans doute continuer à fermenter ton (vin) « Vieux Printemps » . Sur le plateau infernal, sans moi. A qui encore vends-tu ton vin ?

Li Bai, un des plus grands poètes chinois de la dynastie Tang

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Mon premier verre d’eau-de-vie date de mes huit ans, l’année dont l’hiver était particulièrement glacial. C’était dans un train aller-retour Pékin-Moscou. Le train amenait ma famille au fond d’une terre frontière qui tressaute et qui fait peur en ville. Dans le wagon tout le monde buvait pour se réchauffer, on en donnait une gorgée de temps en temps aux jeunes enfants. Un chauffage liquide quand les moins trente degrés nous retenaient par la main. Le vent froid grignotait les visages des voyageurs comme les entrechats des petits rats. L’eau-de-vie brûla ma gorge, les extrémités du corps se réchauffèrent, cette chaleur m’avait donner envie de danser, de m’amuser de la lourdeur du monde, de m’élever contre la gravité en toute légèreté. Depuis, j’ai toujours aimé le mélange de l’alcool, avec le froid sec, la limpidité de l’air et la netteté des lumières de la nuit d’hiver. Et je retrouve ce mélange constamment à Pékin. À pékin, rien ne se conclut sans un banquet. Plus que jamais, inviter à boire et à manger scelle les amitiés, les relations et les affaires. La classe moyenne, désormais repue, multiplie les occasions de faire ripaille. Néanmoins, Pékin attire le grand mépris de sa rivale Shanghai sur ce plan. Il semble à la ville raffinée du Sud que vider les bouteilles le plus vite possible comme le font les pékinois manque cruellement d’élégance. En effet, en Chine il existe deux cultures « alcoolisées » différentes. Plus on descend dans le Sud, plus le degré d’alcool baisse, plus le rituel se raffine, plus l’ambiance du banquet se calme et les légendes accroissent. Après tout, les artisans du Sud ont les meilleurs ingrédients : la brume, la pluie et les rivières de montagne. Les chinois du Sud fabriquent du jus au parfum exquis, en respectant un rituel sévère. Selon la tradition, chaque boisson se boit selon la saison, avec un verre approprié à son origine et à son teint. La délicieuse et douce liqueur Fen (

) se boit dans un bol en jade, son parfum est en grande partie due à la qualité

de l’eau de sa région productrice, la texture douce du jade accentue le reflet « succinique » de ce jus, sa transparence est ainsi teintée d’un vert fragile qui nous rappelle les sources pures légèrement en vague. Une boisson spiritueuse à plus de 30 degrés va avec un verre en corne de buffle, les particules de la surface en os conservent bien le parfum prononcé et l’expression sauvage de ce jus. Le vin rouge persan vaut un verre en onyx, pour le contraste noir et rouge qui nous rappelle le sang, aussi l’onyx conduit-il mal l’émission de chaleur et conserve bien la fraîcheur du vin (tout à fait comme le verre noir de Baccarat).

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Autrefois distribué aux guerriers, l’alcool de sorgho est la plus ancienne boisson alcoolisée connue de la Chine. La vaste mer de l’empire d’alors était déjà devenue champ de mûriers depuis son invention. Cette invention coïncida avec l’ère de bronze en Chine, aujourd’hui encore, on considère qu’il n’y a qu’une chopine en bronze qui peut bien porter cette longue histoire parfumée. La liqueur à base d’herbes et de fleurs dégage l’odeur de la nature, pour cette raison on préfère la boire dans un calice de liane. L’eau-de-vie de riz se boit dans un bol en porcelaine ancienne, à travers le jus, apparaît le fameux craquelage de la matière. L’alcool pétillant sera idéalement accompagné d’un verre en gemme pour pouvoir magnifier brumeusement les bulles d’air ... Les matériaux non transparents sont aujourd’hui encore très appréciés dans cette culture de l’ivresse, ainsi les passionnés s’amusent-ils avec le jeu des couleurs et des motifs grâce au matériau et à la forme de son verre. Dans toutes les formes de littératures traditionnelles, lyrique, poésie où théâtre, on retrouve mainte fois le récit sur ce jeu - boire une couleur, une saison, une relation, une ambition, une vie et mille vies... Dans le Nord, ce n’est plus du tout cette culture raffinée qui règne, on se rappelle que la dernière dynastie de Chine fut fondée non pas par les Chinois Han, qui constituent la majorité de la population chinoise, mais par des Mandchous. Les Mandchous descendent des Jurchens (

), un peuple Toungouses qui

vivait dans la région comprenant l’actuelle province russe du kraï du Primorie et la province chinoise du Heilongjiang, des véritables nomades de l’Asie centrale qui boivent pour la survie, en combattant le froid. Pékin hérite parfaitement de cet art, maintenant c’est pour la survie sociale. Manger en compagnie, c’est épuisant. Pourtant, même si l’on est fatigué, il faut bien être là. Selon le chroniqueur gastronomique Shen Hongfei, « À Pékin, un individu qui participe à un banquet une fois par semaine est une personne normale. Celui qui fait un banquet par jour est une célébrité. Celui qui fait trois repas d’affaire par jour est un as des relations publiques et celui qui participe à plus de trois banquets par jour est un serveur de restaurant ! ». On y trouve fréquemment des personnes qui boivent à la bouteille, à une vitesse mortelle. La plupart du temps on boit autour d’une table en mangeant. La nourriture absorbe l’alcool et protège la paroi stomacale. Les invités de banquets formels doivent être raccompagnés à leur voiture après une série interminable de ganbei (cul sec). Ils boivent aux repas, engouffrent une dizaine de verres de vin et quelques Tsingtao, et rentrent chez eux. La scène se répète le week-end suivant. C’est un plaisir inoffensif. On boit un verre de vin rouge, en surfant sur son ordinateur pour consulter Twitter et se connecter au vaste monde. On sirote un verre d’alcool blanc, assis à la table de mahjong, pour se mettre bien avec ses supérieurs. On boit pour obtenir ce que l’on veut de son invité à la table d’un dîner d’affaire... La manière dont les hommes modernes vont vers l’extérieur ne diffère pas fondamentalement de celle de leurs

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ancêtres primitifs qui participent à la chasse. Ils sont à la recherche d’un bon coup à réaliser, parlent de la pluie et du beau temps, ont un code de loyauté et cherchent à se rendre populaires. Si la scène diffère, les « relations publiques » sont omniprésentes. A la chasse, on en abat autant que possible tout seul. Sinon, il faut agir en groupe. A Pékin, le banquet est un jeu social. L’alcool donne de l’audace, la table sert à conclure la transaction, et quand les deux sont associés, rien n’est impossible à accomplir. Dans les chansons populaires des années 1990 comme dans les essais sérieux, le vocabulaire culinaire est omniprésent. Tout se mesure à l’aune de la cuisine chinoise. Chaque fin d’année donne lieu à des fêtes dans les administrations et les entreprises, ce qui fournit un excellent champ d’observation du biotope chinois. Les cultures d’entreprise ont beau être différentes, les affaires plus ou moins bonnes, la conjoncture très variée, il existe malgré tout un point commun : il faut toujours faire boire jusqu’à l’ivresse. Qui boit de l’alcool sans être à table est un ivrogne ; qui est attablé sans boire d’alcool inspire l’inquiétude. L’alcool et la table sont aussi inséparables que la lance et le bouclier. Sans lance, pas d’audace ; sans bouclier, pas de tranquillité. L’alcool est un catalyseur, la table une source d’énergie. Cependant, il est donc intéressant d’entendre un des plus grands psychiatres de Chine dire que le développement rapide de l’économie chinoise a donné lieu à une augmentation d’abus d’alcool au cours des vingt dernières années. A la Conférence mondiale sur l’alcool tenue à Sydney en septembre dernier, Wei Hao, de l’Université du sud de Chine, a parlé d’une augmentation frappante de la consommation d’alcool en Chine et des problèmes de santé relatifs. Wei avait mené une étude du problème sponsorisée par l’Organisation mondiale de la santé. Il en ressort que la Chine semble lever le coude un peu trop souvent, ce qui influence la santé de la nation. Avec l’augmentation du nombre de voitures et de chauffeurs sur les routes, l’enquête de Wei tient compte également des conséquences dangereuses de la consommation d’alcool. Wei a trouvé que la conduite sous l’influence de l’alcool est la troisième cause des accidents de circulation en Chine. La fabrication de l’alcool est très ancienne en Chine. En 2004, une équipe sino-étatsunienne a découvert des résidus d’alcool dans des poteries remontant à 7 000 ans avant notre ère. La consommation modérée tout au long de l’histoire a été une caractéristique du peuple chinois, mais depuis vingt ans, on a trouvé une augmentation de 10 % de la consommation. L’alcool n’améliore pas les états dépressifs, mais il atteint le statut de dérivatif, dans des grandes villes comme Pékin, il est courant désormais d’acheter de l’alcool pour se saouler quand on ne réussit pas à faire fortune, quand on n’arrive pas à se loger décemment, quand on est poussé à bout par son milieu professionnel ou quand les relations sociales l’exigent...

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L’économiste Mao Yushi considère que la quantité de céréales produites en Chine peut nourrir le pays pendant au moins vingt années. Aussi préconise-t-il de transformer des surfaces agricoles en terrains constructibles pour faire chuter les prix de l’immobilier. Manger à sa faim, prospérer, accéder à la classe moyenne, s’arroger des privilèges, voilà à quoi s’occupe la société chinoise. Mais les prix des logements sont trop élevés et les transports, engorgés. Aliments et vêtements abondent, alors on claque les gros billets pour « s’empiffrer et se pomponner ». À Pékin, on ne peut pas tout mettre sur la table, sauf quand on y est réuni pour boire un verre de vin. Les tables de bar ou de restaurant conviennent à tous les échanges spirituels, sociaux et intimes. Rien ne peut être déplacé lorsqu’on souscrit au rite de « trinquer, faire cul sec, casser son verre ou l’échanger ». Les sentiments sont vrais. C’est là que se déverse la ville des relations publiques, la ville des célébrations, la ville des cérémonies, du sommet de l’Etat jusqu’au simple quidam, bien que les interdictions concernant l’usage des boissons alcoolisées soient de plus en plus strictes. On peut parfaitement ne pas comprendre le chinois ni la culture chinoise - si l’on aime boire, cela suffit. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Pékin passe aux yeux des étrangers pour une grande fête. Lors de ces occasions, peu importe que vous ne connaissiez personne, que vous ne maîtrisiez pas la langue, que vous buviez beaucoup ou très peu. Les Chinois n’ont apparemment pas beaucoup changé sous cet angle depuis des milliers d’années. Pékin, à boire !

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Le premier contrat agricole forfaitaire en Chine, 1975 En premier lieu, le donneur d’ordre confie au producteur la mission de produire des légumes qui doivent répondre à un certain nombre de critères définis, le plus souvent, dans un cahier des charges. Ces critères concernent la qualité des légumes produits (dimensions, calibrage, variétés …), également les périodes de production (dates de semis, dates de récoltes …), mais aussi des cultures qui devront être suivies par le producteur. En second lieu, le donneur d’ordre s’engage lui aussi vis à vis du producteur : il s’agit d’un engagement d’acheter la production réalisée par le producteur en exécution du contrat, souvent à des prix qui sont, le plus souvent, convenus à l’avance, soit qu’ils soient d’ores et déjà déterminés, soit qu’ils soient au contraire déterminables par rapport à un barème ou à un prix de marché à l’époque de la livraison.

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La cuisine à Pékin : manger pour vivre, manger pour exister

Je ne fais pas de culture de plante décorative, ni celle du beau jardin de grand-parents. Le « paysage » est un thème qui revient constamment dans mon travail, mais c’est un peu trop vague, il faudrait préciser à mes interlocuteurs que ce « paysage » n’est pas une plaine verte à perte de vue, ni une mer profonde fleurie de fleurs de cerisier, le « paysage » qui m’appartient est une forêt noire, sauvage, hantée, avec des profondeurs interdites aux humains, avec la lumière insaisissable et la température meurtrière en hiver. C’est ce que j’aime dans cette piste d’inspiration, les designers ne peuvent pas mentir sur leurs paysages d’enfance, chacun va présenter une « nature » différente. Ce doit être la même raison pour laquelle je démarre avec difficultés des projets de cuisine : où est-ce que je peux installer les puits, les grandes jarres en pierre, les moulins à main et les plans de travail faits de souche d’arbre ? Je m’attache si fort au fond du wok de ma mère, sur le sol de sa cuisine rempli de légumes poussés au coeur du paysage noir, sauvage, hanté.

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Chaque matin durant l’hiver, mes parents préparaient des poires marinées dans du vinaigre de grenade et les mettaient sous la couche de neige épaisse dans notre jardin. Je me tachais en les récupérant après ma journée à l’école. C’était un dessert classique du nord de la Chine, une activité partagée par de nombreuses familles. Les histoires de la cuisine chinoise sont comme ces gelées de poire, il faudrait les tremper dans de l’eau tiède avant de les servir. Chaque enfant a son plat ennemi, les salsifis pour certains, les cervelles pour les autres, le mien a été les ciboulettes chinoises, c’était un traumatisme dans la gorge, un cauchemar à la vapeur. Malgré ma forte résistance, mes parents ne m’ont jamais laissé tranquille avec ces poils verts, ils ont finalement réussi à me convaincre avec une proportion de 90 % de viande et 10 % de ciboulette. Aujourd’hui, en général vers la période du nouvel an chinois, ce goût de la terre cuite me manque même. Mes parents ont fait le devoir de me forcer à manger des plats aux goûts très variés, comme la momordique sautée ou le pain russe «

» avec les crevettes épicées, aussi des nombreuses plantes

sauvages poussent dans la montagne du Nord. Ils m’ont fait goûter l’amer, le piquant et l’aigre autant que le salé et le sucré. Pourtant, un enfant rêve que l’on sucre tout, Mcdonald’s a été le rêve que je faisais souvent quand j’étais petite, à l’époque où son logo était encore jaune sur fond rouge. Le premier restaurant fast-food dans ma ville natale s’est ouvert en 1997, dix ans après celui de Pékin. C’était un restaurent de la chaîne KFC. À l’époque, il était considéré comme un restaurant américain de première qualité, volant fièrement au-dessus de la ville avec ses ailes fris. Je ne suis pas militante contre le fast-food, aujourd’hui encore, je vais chez KFC ou chez Mcdonald’s,

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pour redevenir un enfant. Cependant, il est important de mentionner que depuis l’arrivée de ce mode de consommation, la génération la plus jeune en Chine a grandi en témoignant une infantilisation dans le rapport alimentaire, tout va vers le salé et le sucré, et aussi vers le prêt-à-consommer. La dernière publicité télévisée de KFC en Chine en est un exemple explicite. Dans le scénario proposé, un groupe de jeunes consommateurs illustre la « difficulté » de décortiquer un crabe, et heureusement il existe une tarte au crabe chez KFC pour nous épargner cette tâche, son goût « légèrement sucré » est aussi une grande attraction, d’ailleurs la forme de cette tarte est exactement celle d’un muffin... Il est fantastique de pouvoir redevenir un enfant à table de temps en temps, mais il sera moins raisonnable de rester un enfant avec l’eau à la bouche pour toute la vie. Le fast-food a rompu cette évidence entre la visibilité des ingrédients utilisés et les produits finis qui caractérisent la cuisine chinoise du Nord. Les poissons sans tête ni queue, les fruits de mer décortiqués, les prunes dénoyautées, les poulets sans os, n’étaient plus des interdictions. Et le lien entre la source médicale et la nourriture ? Et les parents sévères aux mille variantes des tons d’amour ? Et les enfants qui connaissent l’amer ? Il fallait toujours qu’un pays traverse l’ère « diabète » pour retrouver son histoire traversant la bouche. La cuisine chinoise traditionnelle est parmi celles qui demande des techniques particulièrement pointues, dans les restaurants les plus exigeants, même les « coupeurs de poireaux », ont besoin d’un apprentissage au moins d’un an. Un jeune cuisinier à Pékin commence toujours son long apprentissage avec les poireaux, il doit connaître toutes les variétés du genre dans le vaste pays et les subtiles différences entres leurs parfums, ensuite il doit exercer des coupes précises pour que les morceaux, en lamelle ou en bout, restent tous identiques, puis il faut aussi savoir comment associer les différents poireaux aux différentes recettes et comment contrôler la cuisson pour les mettre en valeur. On appelle cette phase « l’étude de l’oeil et des doigts ». Il doit apprendre ensuite entre autre à sculpter le morceau de tofu dans l’eau, à connaître les bénéfices des substances médicamenteuses utilisables dans la cuisine, c’est un apprentissage à l’infini, d’autant plus que la cuisine, comme toute autre activité, ne se suffit pas d’ellemême, elle fait appel souvent à d’autres domaines pour nourrir ses inspirations. J’avais rencontré un chef cuisinier à Pékin, on m’a informé qu’il était à la recherche d’un miel au goût léger pour son plat, après quatre mois de voyage, il avait encore des hésitations entre le miel de fleur de sophora produit dans le Nord et celui de lotus blanc du pied de la montagne chenue de l’Ouest. Le jour où je l’ai rencontré, je lui ai demandé pourquoi tant d’effort pour un plat qui n’était même pas sur le menu de son restaurant. Il m’a livré son histoire : « Le monde des grands cuisiniers à Pékin est devenu aujourd’hui un système organisé au bénéfice des élites, de la hiérarchie sociale et des fonctionnaires de la haute administration, cuisinier depuis vingt ans, j’ai de plus en plus de mal à comprendre où je suis, à me situer socialement. Je prépare des plats avec les ingrédients rares et chers que je ne peut pas offrir à ma famille. Je rencontre au restaurant des nouveaux riches qui ne sont pas là pour la qualité de plat mais pour montrer leur richesse, il suffit de mettre des feuilles d’or sur des morceaux de jambons Jinhua

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(

) pour les impressionner. Alors un jour j’ai décidé de profiter de ce système, j’ai parlé de mes idées

créatives et du miel précieux à un de mes clients à qui je dois le budget de mes voyages. Je lui apporte les échantillons de spécialités régionales à mon retour à Pékin. En effet, le miel n’a pas d’importance pour moi, j’ai voyagé pour rencontrer les chefs de différentes régions, les producteurs de tous les coins, je regarde dans quelles conditions les animaux ont été élevés, aussi les moyens de transport et de distribution pour les produits alimentaires. Je fais partie d’une génération de cuisiniers qui héritent en se rebellant, qui rêvent tous de devenir restaurateurs un jour. Je profite de la folie à Pékin, en pensant à un développement professionnel. » Ce chef malin m’a laissé un message avant son départ vers l’Ouest : « Ce qui t’intéressera à Pékin ne doit pas être cette cuisine chinoise sophistiquée, elle est tellement isolée de la vie de chacun. » J’en suis convaincue. J’ai renoncé à mon plan de présenter une cuisine élitiste grâce à cette rencontre et ai recommencé avec une cuisine populaire qui évoluait avec l’urbanisation. Le feu de la vraie cuisine « pékinoise ». N’est-ce pas l’étincelle dans le quotidien des vrais ou faux pékinois. La cuisine à Pékin comporte beaucoup de variations. Il faut plutôt parler de cuisines chinoises, puisque la population y est composée des Chinois originaires de différentes régions et chacun importe sa culture culinaire natale. S’ils apprennent à s’habituer à la condition climatique du Nord, à l’accent pékinois, au style vestimentaire de la ville, ils manifestent en revanche leurs différences dans leurs façons de manger. D’une province à l’autre, les habitudes culinaires changent car les conditions climatiques et la disponibilité des ressources sont très variées, les « paysages » sont différents. Les plus répandues, en ordre géographique, sont connues sous les noms de Lu de Yue

, de Xiang

et de Chuan

, de Su

, de Wan

, de Zhe

, de Min

,

, appelées traditionnellement les huit grandes cuisines régionales

de Chine. Celles-ci sont souvent regroupées, un peu arbitrairement, en quatre grandes familles : les trois régions côtières du Nord-Est, du Sud-Est, et du Sud, et la région intérieure du Sud-Ouest. En 2008, le maire de Pékin a lancé un projet d’aménagement urbain. Il s’agissait de « maintenir la qualité des restaurants de cuisines régionales à Pékin pour le bien-être d’une population de plus en plus mixte dans la capitale ». Depuis, non seulement les huit grandes cuisines régionales portent leurs parfums, les cuisines de 55 minorités ethniques « non-han » aident aussi ces peuples minoritaires à exister dans cette immense cité avec les problèmes les plus discriminatoires et les violences les plus autoritaires.

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Dans les cuisines des familles vivant à Pékin depuis longtemps, l’influence de la cuisine Lu est évidente. La cuisine Lu est originaire d’une province du Nord-Est, une région de plaines. Mais une partie importante consiste en une presqu’île sur la Mer Jaune, la rivière mère de la Chine. Une de ses particularité est la grande variété et la qualité exemplaire des produits de la mer, parmi lesquels les coquilles SaintJacques, les langoustines, les palourdes, les concombres de mer et les calamars. Outre l’utilisation des fruits de mer, la cuisine de Shandong se distingue par son utilisation du maïs, qui n’est pas beaucoup cultivé ailleurs en Chine. À la différence du maïs doux de l’Amérique du Nord, le maïs de Shandong est tendre et amidonné, avec une saveur d’herbe. Devant toutes les piscines des quartiers populaires à Pékin on retrouve un rang de commerçants ambulants de maïs à la vapeur, c’est un peu comme les petites pommes de terres salées à la place des pop-corne au cinéma à Séoul. Les maïs remplacent les friandises, avec leurs longues barbes et leurs feuilles de grande taille. La cuisine Lu utilise des graines telles que le millet, le blé, l’avoine et l’orge. Ces graines sont souvent servies en bouillie ou porridge, ou moulues et cuites à la vapeur, ou dans une grande variété de pains. Ces graines remplacent le riz comme aliment de base, contrairement à la plupart des autres régions. Les pommes de terre, les tomates, les choux, les champignons, les oignons, l’ail, les poivrons et les aubergines font partie des aliments de base de cette cuisine. Les légumes verts ou de la mer sont également fréquents. Les choux, grands et doux, de la partie centrale de la province sont connus pour leur saveur délicate mais hardie. Ils font partie du régime d’hiver et sont mis en évidence dans de nombreux plats. La fabrication de vinaigres constitue sans doute la plus grande contribution de Shandong à la cuisine chinoise dû à des centaines d’années d’expérience et de méthodes locales uniques. Différents des vinaigres légers des régions du Sud, le vinaigre de Shandong a une saveur riche et complexe, connue de tous les spécialistes. La cuisine familiale à Pékin, sous cette influence, a ainsi la réputation d’aimer les arômes forts comme celui de l’ail, du poireau, du vinaigre du riz noir, et de la sauce soja rougeâtre fabriquée exclusivement à partir d’un mélange de sojas noirs fermentés (dans les autres régions cette sauce est en générale fabriquée avec des graines de sojas jaunes). La cuisine est riche et rapide, mais aussi rustique et généreuse. Malgré cette production agricole diverse, la cuisine de Lu n’utilise pas une variété de produits aussi vaste que les cuisines du sud de la Chine. La cuisine chinoise du Nord-Est n’est pas fait par un artiste ou un designer ou encore un inventeur, elle est faite par un homme chaleureux et paresseux, il laisse une grande liberté créative à ses invités. Devant un fondu pékinois, chacun fait son choix parmi des épices, des sauces et des ingrédients proposés. À la fin de ce repas, selon l’épaisseur et la quantité du reste de bouillon, on va aussi choisir de faire une soupe de nouille ou une bouillie de riz.

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La même chose pour le canard laqué. On aime associer de la viande avec différents légumes et préparer la sauce soi-même puis les couler dans une galette. Les plats de viande sont souvent servis avec un petit poignard courbe, on s’amuse à couper des morceaux comme des grands nomades. Prenant le dîner avec une famille, les bras se croisent sans cesse, les baguettes tendues à l’autre bout de la table pour atteindre les poireaux confits trop populaires. Au restaurant, comme rarement on commande un seul plat, la salle est souvent équipée de tables rondes avec des planches tournantes pour résoudre ce type de problèmes ergonomiques. Le Sud-est est rempli de crustacés d’eau douce, dans certaine ville, les usines de vins et de produits marinés sont mêmes construites avec des navires en bois pêchés aux fonds des rivières, sur les terrasses s’alignent les navires de toutes les formes et de toutes les époques retournés, dans leurs ventres se trouvent les pots et les petits jarres. Les habitants préfèrent des plats au goût parfumé, frais et léger, agrémentés de gingembre, de vinaigre et de vin. A Pékin, cette cuisine est reconnue par les amateurs de champignons. Plus de deux cents sortes de champignons poussent dans les forets humides là-bas, le cordiceps sinensis est le plus connu parmi eux. Ce dernier est la combinaison unique d’une chenille jaune et d’un champignon. Son nom chinois signifie « herbe d’été, insecte d’hiver ». Juste avant la saison des pluies, les spores du champignon tombent sur la tête des chenilles. Le champignon pénètre ensuite le corps de la chenille puis sort par la tête du malheureux animal. Le parasite utilise l’énergie de son hôte involontaire jusqu’à ce qu’il en meurt ; la partie aérienne de la plante se développe après la mort de l’insecte en une sorte de prolongement de son corps. Les Chinois aiment cette métaphore de vie plus que son goût : champignon insectivore, mi-animal-mi-végétal, une larve insecte qui finit par tuer son hôte, pour continuer sa vie végétale, un super héros de souffrance et de transformation... Les habitants du Sud-Ouest aiment leur nourriture épicées et pimentée qui met le feu dans la gorge. La consommation de ces aromates épicés permet de supporter le froid et l’humidité de cette région. La viande consommée est principalement le bœuf. Les harmonies gustatives sont souvent baptisées de noms évocateurs : goût étrange, goût familial, goût pimenté-parfumé. Cette cuisine est très raffinée et demande souvent une préparation soigneuse et lente. À Pékin, c’est surtout une cuisine festive, comme le climat est à l’opposition de celui du Sichuan, c’est avec une petite conscience suicidaire que l’on va manger ce feu. Sur la rue « de fantômes GUI » (

) à Pékin, bien populaire grâce au parfum du piment

sous les lanternes rouges, les petits stands du marché de nuit proposent des brochettes de boeuf « Biantai », traduit littéralement par « écrevisses pour les pervers ». En général, si un courageux peut finir cette brochette ultra épicée et torturante, le reste de sa commande sera offert, ce qui est très, très rare. Avec le vent sec et l’air conditionné de la ville, malgré la brûlure d’estomac, la muqueuse buccale, les yeux secs et les boutons, la cuisine du Sud-ouest est inscrite désormais dans cette culture populaire de la capitale, comme elle est souvent déconseillée par les parents soucieux des problèmes de santé, cette cuisine rouge brûlante est souvent associée à l’image d’une jeunesse rebelle et audacieuse, c’est le feu à la bouche, l’incendie de la jeunesse.

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Les habitants du Nord-Ouest sont sous influence musulmane, ils évitent le porc et ont une grande consommation de l’agneau, accompagné de cumin et de piments, de nombreuses galettes de blé, nouilles de blés y sont consommés. C’est également la cuisine qui demande des outils et des techniques à part entière. Son influence est aussi très importante à Pékin qui n’est pas loin du désert de Gobi. Pékin doit ses raisins secs, ses couscous, ses grosses pastèques et ses melons juteux à cette région. Un des plats qui fait rêver les pékinois est l’agneau grillé entier, avec une caille à l’intérieur de l’agneau, grillés ensemble dans un four couvert de poils de mouton et de terre rouge. Pour les pékinois, c’est une cuisine associée à un certain romantisme, aux chevaliers nomades, au gigantesque désert avec ces légendes, c’est à la fois la Chine et l’ailleurs, le quotidien et le romanesque. En 2010, un tiers des films chinois sortis ont été tournés dans la région du Nord-Ouest, pour les habitants des villes contemporaines aux paysages tous verticalement identiques, peuplés de buildings qui font mal au cou lors d’une contemplation, le NordOuest représente la terre à la beauté horizontale et vierge de la pluie industrielle. Pékin fait démentir aussi quelques malentendus sur la cuisine chinoise, par exemple celui sur l’absence de produits laitiers à cause d’une intolérance au lactose qui existe dans de nombreux pays asiatiques. En effet, la fabrication de yaourt et du lait fermenté en Chine est datée de 475-221 av. J-C, ce type de produit est nommé « Tihu ». Aujourd’hui, il existe toujours une expression courante dans la langue chinoise, « se tremper dans du tihu de la tête jusqu’au pied » pour désigner l’agréable sensation de trouver enfin la réponse d’une énigme ou la solution d’une affaire compliquée. Cette utilisation de produits laitiers est courante dans la capitale puisque elle est présente dans les quatre familles de cuisine régionale. Nord, Sud, Est, Ouest, Centre, Pékin ne transforme pas les techniques et les ingrédients, mais elle change légèrement le rituel de manger, par exemple on boit autant peu importe les plats, par exemple on hurle autant peu importe l’endroit, par exemple on est content peu importe les conditions d’hygiène. Manger, que ce soit au restaurant ou chez soi, n’a jamais été une activité intime pour les pékinois, les champignons et les fous rires qui poussent autour de la table, les piments « pervers » et le sentiment d’être jeune et ensemble, les grillades et toutes les mains salies de graisse... Ce n’est pas une haute cuisine associée à la sociologie, à la médecine, au pouvoir d’achat, non, ce serait trop ennuyeux. La cuisine chinoise est aujourd’hui un espace à la fois fermé et trop ouvert aux yeux des étrangers, on a besoin d’une invitation à un banquet plus qu’un dictionnaire spécialisé.

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Ayant effectué un stage en tant que « sculpteur de légume » dans un restaurant à Pékin, je pense pouvoir connaître le pire côté de la nouvelle cuisine « urbaine », la surdose de produits insecticides, l’utilisations des ingrédients périmés qui nuisent à la santé, la condition hygiénique mal contrôlée, l’argent facile et la discipline difficile... tout cela demande une intervention à long terme de l’autorité, une loi bien établie et un engagement de experts de différents métiers, le temps qu’il faut, le mal qu’il faut. Je reste néanmoins optimiste pour le fourneau de Pékin, tant qu’il y existe des hommes et des femmes qui mangent pour vivre, pour exister, pour une reconnaissance de soi-même et un voyage imaginaire.

Petit portrait du Tofu : il représente la base d'une quantité innombrable d'aliments différents qui apparaissent très souvent sur les tables du fait de l'apport important de protéines et de la variété des goûts : les tofu blanc, tofu séché des 5 épices, tofu « puant », « peau de tofu », « nœuds de peau de tofu », tofu « lavé »...

En France

on le présente souvent comme un fromage à la chinoise ou un produit pour remplir la viande, en effet, la préparation d’un plat avec du tofu est en générale très compliquée, avec toute sorte de

viande. Certains

plats

plus

demandant

souvent

d’une

demi

journée de cuisson, tout dépend du goût et de la texture souhaités. Manger du tofu blanc cru en salade, c’est aussi écoeurant pour les Français que pour les Chinois...

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Les maïs doux cultivés dans la région de Shandong.

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Les bonbons traditionnels chinois.

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Pékin Conclusion

Le 27 Juin 2011, je me suis engagée comme interprète francophone lors de la dernière « fashion week » à Paris. À cette occasion, j’ai fait la connaissance d’une jeune marque chinoise localisée à Pékin, Xander Zhou, spécialisée dans le secteur du vêtement masculin. Les pièces qu’ils m’ont présentées étaient une démonstration de qualité et d’originalité exceptionnelle. J’avais jeté un coup d’oeil sur l’étiquette qui devait indiquer le lieu de fabrication, où aperçue une expression brodée discrètement : «Made on another planet». J’ai senti à ce moment précis une immense tristesse - ce complexe vis-à-vis d’un «Made in China», cet envie de s’évader ironiquement d’une identité. Tout commence, en se négligeant. Les chapitres consacrés à Pékin pourraient être parfois (souvent) éloignés d’une recherche sur l’urbanisme. Pour conclure, c’est en luttant contre le mythe de l’altérité que l’on comprend mieux la ville chinoise contemporaine. Sans cette préparation, l’idée de l’urbanisme en Chine, pourrait à partir de là, devenir une dérision suprême, une source d’enchantement pour la conscience ludique. Nous avons là par excellence un objet essentialisé, souvent appréhendé hors de l’espace et du temps, nimbé dans l’aura exotique de la «Chine éternellement loin». Le processus de réduction de réalités complexes à une essence, à un objet intellectuel à manipuler et à monnayer. Le réflexe du «nous et les autres», est d’autant plus difficile à combattre chez les Chinois que chez les Européens, il nous est d’une nécessité quasi vitale pour fonder notre identité, ou tout simplement pour exister. Comme l’explique le grand sinologue et linguiste Léon Vandermeersch, « notre vision du monde est entièrement structurée par la manière dont nous l’écrivons.» À Erinstein, Sharspear, Dante Alighieri, avec l’alphabet (qu’il soit littéral ou syllabaire), une propension naturelle à l’analyse, les idées précises. Aux Chinois, avec leurs signes toujours inscrits dans un rectangle, quel que soit le nombre de trait qui les composent, l’aptitude à percevoir la globalité comme une évidence, et une infinité de constructions d’ordre poétique.

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L’écriture de ce mémoire, le portrait que je devrais tracer de la ville chinoise, n’est-ce pas en soi la démonstration d’une possible collaboration entre les deux visions? J’avais fait la description d’une ville, son l’identité est non seulement ni naturelle ni stable, mais résulte d’une construction intellectuelle. Le fantastique développement de l’économie chinoise, en ce début de XXIe siècle, aborde une réalité humaine hétérogène, dynamique et complexe à Pékin. Tout aménagement urbain suit ce développement. Pékin est ce que pense une Chine soi-disant communiste manipulant sans vergogne les mécanismes les plus brutaux du capitalisme. Les hommes que j’ai rencontrés dans cette ville sont tous conscients d’un présent qui recouvre ici le passé de tant de paradoxes, de contradictions, d’ambiguïtés, Pékin est leur hésitation entre le passé et l’avenir. Pékin est aussi mon hésitation entre le départ et le retour. Même si la ville de l’avenir fonctionne parfaitement, encore même si elle est en train de s’adapter aux nouvelles conditions de vie comme Tokyo, Pékin et bien d’autres, aux exigences de leurs extensions économiques, elle ne conservera sa valeur sémiologique qu’avec la connivence de ses habitants, leur jeu ou leur ruse. En attendant que l’histoire nous donne des clés d’interprétation, Pékin est chargé de nous fournir une information précise, critique et contextualisée d’un pays longtemps caché dernier la vulgarisation journalistique. J’insiste sur le fait qu’il n’existe pas de pensée chinoise unique dans la capitale chinoise, il existe en revanche une évidence : la Chine ne s’est pas arrêtée de penser après l’Antiquité, ni même avec l’introduction de la modernité occidentale. Beaucoup de nos contemporains vivent encore avec l’idée que les Chinois n’ont jamais connu de débats, ni dans l’Antiquité ni aujourd’hui, du fait de leur soumission séculaire à un régime autocratique. La réalité vivante et perpétuellement mouvante à Pékin, en acte ici et maintenant a démenti l’idée le plus vigoureusement qui soit. Que cette réalité concerne, interroge, perturbe et complexifie, ici et ailleurs.

01 Juillet 2011

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Pékin Remerciement

À Feng Li, Xitong Lou, Irena Andreeva, Dooyoung Choi, Marion Jestin, Mu Liu, Yan Ma, Cécile Odouard, Hanhui Qing, Yun Wang, Jia You, Yunshan Xia à Paris, Shan Gao entre Pékin et Londre, Kenichi Kimura, Yuka Onishi à Tokyo, Myriam Provoost, Sophie Coiffier, Françoise Hugont, Gilles Belley

et Cloé Fontaine.


On est au dĂŠbut et Ă la fin. 08. 08. 2011



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