Tokyo - Sensations urbaines

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TOKYO

Sensations Urbaines

- Xiaoyu Lou Mémoire de fin d’études suivi par Cloé Pitiot - Fotaine / ENSCI / Paris-2011



目次/目录/Sommaire /Index

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Chapitre 1. Tokyo - Portrait d’une ville flottante

La cité au hasard _ Ville globale _ Tokyo faussement obéissant _ L’affirmation de la différence absolue _ Nature naturelle et nature artificielle _

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Chapitre 2. Tokyo - Les couleurs

Les distributeurs de couleurs en absence humaine _ Le Dit du Genji : la nomination des couleurs traditionnelles japonaises _ La culture kawaï : les idées reçues _ Les produits industriels/culturels japonais : une histoire controversée _

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Chapitre 3. Tokyo - La lenteur et la

Les maison japonaises : la renaissance des chatières _ Les parcs zoologiques à Tokyo : la nature naturelle et la nature artificielle _ La où dansent les grues, là où sifflent les trains : flux et flots _ Le cinéma japonais : ce qui est culturel, ce qui est structurel et ce qui est simplement conjoncturel _


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Chapitre 4. Tokyo - L’eau à la bouche

Une agriculture aux impératifs : l’histoire depuis 1960 _ Cuisine dessinée : l’image et la gastronomie _

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Tokyo - Conclusion


Extrait du film d’animation « 秒速5センチメートル A Chain of Short Stories about Their Distance » (2007). Vue plongeant sur Tokyo et sa baie

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Tokyo Portrait d’une ville flottante

« Si l’on n’aime pas le poisson cru, les pousses neuves de la forêt, les algues, le saké, le thé vert, le shintô, si l’on trouve que les conventions sociales sont une atteinte à la liberté, que le raffinement est une afféterie, qu’il y a du mépris dans la distance, que s’incliner est une marque de faiblesse, que tout doit être étalé, qu’un rocher n’a pas d’âme, je conseillerai plutôt un séjour au Texas. » Olivier Germain-Thomas

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Le portrait de Tokyo est ci-dessous tracé par une personne qui n’aime pas le poisson cru. A Tokyo, j’observe la scène, mais je n’ai que rarement accès à l’envers du décor, aux coulisses. Aussi le premier chapitre de cet ouvrage sera-t-il exclusivement consacré à la description ethnographique des surfaces, à l’écoute attentive des interlocuteurs japonais qui ont eux participé à la création même de ces surfaces. Ce champ d’observations, mais aussi d’interactions dans la réalité de la scène urbaine va progressivement être mis en relation avec un hors-champ de fiction qui va parfois agir, dans les chapitres suivants, comme un contrechamp. C’est de cette confrontation entre ce que j’observe, lis, écoute et le non-vu, non-montré, non-dit de Tokyo que va jaillir l’un des enjeux de ce mémoire. Tadao Ando disait : « Aujourd’hui, en tant qu’architecte, j‘ai encore et toujours peur. » (Roland Hagenberg, « 20 Japanese Architects interviews », Taiwen : Garden City, 2008. [1] ) Jun Aoki disait : « Japan est en train d’aller dans une mauvaise direction. » Shigeru Ban : « Dans mon pays, les architectes sont gâtés. Personne n’ose leur poser des questions sensibles. » Hiroshi Hara : « J’ai toujours la révolution des années 60 en moi. » Itsuko Hasegawa : « Les architectes femmes mènent toujours une vie relativement difficile au Japon. Il me semble qu’elles ont une meilleure chance si elles travaillent en binôme avec un homme. » Arata Isozaki : « Si l’architecture est aussi confuse et désordre comme celle de Tokyo, per sonne ne lui prêtera attention. » Toyo Ito : « Nous entrons à une phase au Japon, où nous sommes poussés dans une situation sans issu. » Hiroshi Naito : « Vous regardez des magazines de design japonais et personne n’y aborde des questions sociales. » Terunobu Fujimori : « Les plantes sont incontrôlables - tous les architectes le savent, mais ils ont tous peur de le dire. » Kiyonori Kikutake : « Je n’ai jamais planifié de devenir un architecte, mais quoi d’autre pourrais-je faire ? Les Américains ont pris notre terre. Il faudrait créer l’espace en utilisant ce qu’ils nous ont laissé. »

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Architectes, urbanistes, designers, créateurs dans le sens le plus large, les ascendants ou les descendants, ils sont tous le produit d’une situation historique, économique, socioculturelle toujours complexe. Ils défendent leurs valeurs et leurs colères chacun à leur tour. Avant d’aller dans une description de la ville, il faudrait être conscient que Tokyo témoigne de la vitalité et de la diversité de la création japonaise, reflète les interrogations d’une communauté longtemps soudée par la croissance et l’augmentation du niveau de vie, interrogations sur le peu de place laissé aux jeunes, sur l’école, sur l’identité, sur la guerre oubliée, sur la violence sucrée et silencieuse...

Note 1 : « 20 Japanese Architects interviews » est un livre présentant les entretiens exclusifs du cinéaste Roland Hagenberg avec les principales figures de l’architecture japonaise. Ces essais et entretiens donnent un aperçu de la perspicacité industrielle au Japon.

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La cité au hasard

Tokyo progresse par touches, par îlots, par plis et par reprises, sans plan d’ensemble, sans projet globalisant, elle s’écrase entre les attirances occidentales et les penchants asiatiques.

A peine plongé dans la réalité urbaine de Tokyo, on subit un véritable choc visuel. La cité se déploie par vagues successives, dans une accumulation chaotique d’édifices disparates et pourtant curieusement semblables, dans un développement tridimensionnel des idéogrammes qui les recouvrent. Le minuscule alterne avec le colossal, à l’intérieur d’un puissant flux énergétique qui ne connaît ni interruption ni pause, tandis qu’un enchevêtrement d’infrastructures s’insinue entre les constructions, telles des chorégraphies spectaculaires dans l’espace. Sur l’ensemble, se répand une lumière parfois limpide, souvent brumeuse et atténuée, qui, fenêtre par fenêtre, panneau par panneau, angle par angle, souligne chaque interstice de la ville, si minime soit-il. La nuit, l’éclairage artificiel transforme Tokyo en une vision fantastique de chaînes de montagnes artificielles, scintillantes comme des brasiers. Le choc trouve son origine dans le fait qu’il est impossible de discerner la structure de Tokyo, son tracé urbain ne résulte pas d’un ordre rationnel, perceptible. A Tokyo les édifices semblent disposés au hasard, un hasard qui nie ou transgresse toutes les règles de l’urbanisme. C’est tout au moins l’apparence qu’elle se donne.

La ville globale

Le projet de Kenzo Tange pour l’extension de Tokyo sur l’immense baie en bordure de laquelle elle se situe, a permis, dès 1960, à la métropole japonaise de prendre conscience de sa dimension mondiale. Avec la stratégie de croissance proposée par Tange, dans laquelle toutes les fonctions de la ville sont implantées dans de gigantesques macrostructures édifiées sur l’eau, l’utopie rejoignait des formes extrêmes d’urbanisation. Cette dimension mondiale devait se confirmer lors des Jeux olympiques de 1964, qui ont connu un grand succès médiatique. En 1968, la démolition de l’Hôtel impérial édifié par Frank LIoyd Wright libérait Tokyo de la dette contractée par le monde japonais envers l’architecture moderne.

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Tokyo s’élève sur l’île d’Honshu, la plus grande et la plus peuplée de l’archipel japonais, et occupe la grande plaine alluviale du Kanto, le long de la côte orientale, où se concentre la majeure partie de la population du pays, face à une vaste baie très protégée, au Sud vers l’Océan Pacifique. Une ville, flottante, avec les surfaces, flux et flots, son territoire au léger relief de collines, parcouru par de nombreux réseaux d’eau. Tokyo compte 2155 kilomètres de voies d’eau, fleuves et canaux, traversées par quelque six mille ponts : l’eau est sans doute sa seule véritable ressource naturelle et c’est sur elle que se fonde la richesse de la ville. Elle est une espèce d’extrême avant-poste du continent sur les vertigineuses profondeurs des fosses océaniques, parfois supérieure à 10 000 mètres. A l’extrémité nord-ouest du Pacific Rim, près de la bordure volcanique et sismique de terre émergée qui entoure, de façon presque ininterrompue, l’immense océan Pacifique ; d’où l’instabilité géologique de l’archipel, la plus élevée de la planète. Cette instabilité influence inconsciemment le concept esthétique Wabi-Sabi (1), et l’appétit pour l’éphémère et la mort.

Tokyo faussement obéissante.

Tokyo n’a rien de métaphysique, elle n’est pas particulièrement religieuse. C’est une ville, comme l’ensemble du pays, parsemée de temples et de sanctuaires mais habitée par des hommes et des femmes indifférents à ce qu’il y a de doctrinaire dans les religions révélées. L’individu est bouddhiste lorsqu’il va dans un temple bouddhiste. Il est shintoïste lorsqu’il se rend dans un sanctuaire shintoïste. Il peut même éventuellement se marier dans une église chrétienne et il devient alors un chrétien le temps de la cérémonie, mais en dehors de ces temporalités rituelles, il est profondément athée. Il se peut que l’on n’y rencontrait aucun moine Zen ni aucun prêtre shintô. Il n’y avait pas non plus de samouraï, ni de yakuza. Il n’y avait pas la moindre geisha jouant du shamisen, pas le moindre éventail, pas la moindre ombrelle, pas le moindre paravent, pas le moindre bibelot en porcelaine. Aux pressions très fortes de l’ordre social, répondent de puissants antidotes de défoulement. Note 1. Le wabi-sabi [侘寂] est une expression japonaise désignant un concept esthétique, ou une disposition spirituelle. Le wabi-sabi relie deux principes : Wabi : solitude, simplicité, mélancolie, nature, tristesse, dissymétrie... Sabi : l’altération par le temps, la décrépitude des choses vieillissantes, la patine des objets. Le goût pour les choses vieillies, pour la salissure...etc.

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Les émissions les plus extravagantes commencent dès 21 h sur les chaînes de télévision grand public. Les bars de karaoké et les salles de billards électriques verticaux font des bruits jusqu’à l’aube. Imiter les comiques avec les jeux de mots, rire, plaisanter, s’insulter, boire sec de la bière Asahi après le travail fait partie de la vie sociale. En observant Tokyo, un certain nombre de stéréotypes projetés sur « les Japonais » progressivement se dissolvent. L’ultra coloré et l’ultra épuré, l’érotique et le puritain, le ludique et l’austère qui caractérisent en même temps l’image de Tokyo sont peut être un résultat de cette ambiguïté entre le défoulement (la décharge d’énergie) et le maintien de l’espace de politesse individuel.

L’affirmation de la différence absolue

Au mythe d’une Chine impénétrable répondrait en écho celui d’un Japon ineffable, irréductiblement et définitivement autre. Or cette tentation culturaliste du ils et du nous est extrêmement forte au Japon où a été établie la conviction de la spécificité d’une « nipponité » pour ainsi dire à l’état pur qui ne pourrait être partagée. Il existe, en particulier à partir des années 1960, des milliers de publications connues sous le terme de « nihonjinron » qui développent un discours sur la singularité japonaise. Le Japon, société unique au monde, ne pourrait être compris par ceux qui ne sont pas japonais. De plus, fondée sur une conception ethnique de la nation, la constitution rend difficile l’acquisition de la nationalité que beaucoup ont encore tendance à considérer comme une effraction de la maison. L’exil, corrélativement, entraîne le risque de perdre cette fameuse « nipponité » dans ce qu’elle aurait d’unique et le retour au pays devient problématique dans ces conditions. Venus dans l’Archipel à la fin des années 1980, les « nikkeijin », descendants de japonais émigrés en Amérique du Sud, et notamment au Brésil, au début du siècle dernier, n’y ont pas trouvé l’eldorado promis. Cette exclusion n’est toutefois pas égale pour tous, elle peut être tempérée par un pacifisme, une gentillesse et un sens aigu de l’indulgence quand il s’agit d’un touriste, qui faisait dire à Lafcadio Hearn qu’il avait rencontré « les êtres humains les plus aimables du monde. »

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Les différences culturelles n’ont rien d’irréductible et il conviendra de tenir les deux bouts de la chaîne : montrer la très grande distance mais aussi l’extrême proximité. Ce qui se forme dans le creuset japonais peut être fascinant, sidérant, irritant, mais n’a rien d’incommensurable. Ainsi Tokyo provoque-t-elle une sensation d’insolite et d’étrangeté mais non de différence radicale.

Nature naturelle et nature artificielle

La fascination qu’éprouve la culture japonaise pour la fleur de cerisier est mondialement connue : sa beauté est liée à sa brièveté et à son caractère éphémère. Les tremblements de la terre font partie de la scène urbaine, la violence des hommes est comparée à celle de la nature dans la littérature et l’architecture japonaises. C’est donc de ce rapport d’étrangeté avec la nature qu’il va être question maintenant. Signe de beauté mais source de danger, la relation entretenue avec elle oscille entre confiance et méfiance. Elle apaise et protège mais elle agresse aussi, l’eau notamment, pour laquelle la culture japonaise éprouve une si grande passion, est alternativement crainte et vénérée, vénérée à condition d’être transformée en paysage. Avec la pensée shintoïste, les Japonais distinguent la nature naturelle et la nature artificielle d’une autre manière. Comprendre la hiérarchie ou plutôt l’équilibre de valeurs est la clé pour comprendre Tokyo. Entre la lumière du jour, entre l’éclairage de la nuit, les feux d’artifices et les fleurs, les téléphones portables et les animaux domestiques, l’architecture et l’architecture photographiée, Tokyo a beaucoup à nous offrir...

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Le wabi-sabi apparaît au XIIe siècle ; elle prône le retour à une simplicité, une sobriété paisible pouvant influencer positivement l’existence, où l’on peut reconnaître et ressentir la beauté des choses imparfaites, éphémères et modestes.

a b

d

c

Transformation d’une boutique de brochante dans le quartier Shibuya à Tokyo : a. en 1976

b. en 1980

c. en 1991

d. Bunkaya Zakkaten d’aujourd’hui

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Tokyo Les couleurs

« Insomnie de l’aube à Tokyo. Les voix de corbeaux porteurs de dépêches qui s’annoncent à tous les octrois commencent de se perdre dans les bruits de la ville. Aux gares terminales se mettent en marche des trains de couleur - vert Yamanote, bleu Tozai, rouge laque Marunouchi, nom et couleur à jamais inséparables - qui vont emplir la matinée d’une rumeur grandissante de bowling, dominée par l’impériale corne de brume du Shinkansen. La neige du téléviseur encore allumé va bientôt s’effacer devant la première mire, mais en ce moment il ressemble plutôt à une de ces lanternes blanches et carrées qu’on voit à la télévision, justement, dans les histoires de samouraïs et de fantômes. C’est ce qu’on appelle une mise en abîme. La Dame des actualités du matin apparaît sur l’écran, ou la première pub, ou Doraemon le chat-robot. Tiens, se dit-on, une autre journée est passée. Comme si c’était seulement au réveil, en se retournant sur elle, qu’on pouvait prendre les vraies mesures de cette journée vécue hors du temps, dans une zone de silence au milieu du son, d’immobilité au centre du manège, dans un goût d’éternité que nous appellerons Japon comme d’autres l’appellent hollande. Ici, le Temps est une rivière qui ne coule que la nuit. Inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître. Une fois dépassées les idées reçues, une fois contournée l’idée reçue de prendre le contre-pied des idées reçues, mathématiquement les chances sont les mêmes pour tous, et que de temps gagné. Se fier aux apparences, confondre sciemment le décor avec la pièce, ne jamais s’inquiéter de comprendre, être là-dasein-et tout vous sera donné par surcroît. Enfin, un peu.» Le Dépays Éditions Herscher, 1982

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Carmillon, black iron prison, cherry berry, écrubelle, callicarpa, rose rupture, rose fushia flashy, jaune obsession, noir de jais, blanc aplin, marron espresso, rouge rubis, rose bubblegum, vert printemps, jaune soleil, offensive orange, fjord blue, cedar green, savane, poppy, peony, gris tempête, violet profond, vert acide, ultraviolet, marron chaud, rouge 100 % ... Nous voici seuls avec des couleurs, des couleurs sur quelques pages en noir et blanc. Bleu néon, rouge néon, jaune Shibuya, vert artemisia argyi, rose cerisier, rose Hello Kitty, blue Doraemon, or sésame, or maltose, vert matcha, rouge thon ... Décrire un environnement urbain en terme de couleur suppose que l’on peut décrire chaque couleur à partir du concret, d’une sensation ou d’une situation plus ou moins universelles. Mais en réalité ces références sont nuancées selon les différents tissus urbains. Au lieu de s’égarer dans une description chromatique de la ville, il me semble plus intéressant de s’attacher à la subtile différence entre la scène urbaine et sa mise en scène, les couleurs reviennent après, naturellement, pour fournir les épreuves, non seulement celles de Tokyo, mais aussi les couleurs revenues des quatre coins du monde. Je ne suis ni le peintre ni le photographe dans ce chapitre. J’ai bien vu revenir les mille et mille petits canots au-dessus de Tokyo, ils avaient chacun dedans une vérité ou une demi-vérité... et son histoire... ses petits mensonges pour prendre le vent... Je trafique des paysages fabriqués, la zone d’ombre.

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Les distributeurs de couleurs en absence humaine

Quand la Tokyo épurée, sobre, introvertie se couche, se réveille une Tokyo électrique, resplendissante, extravagante. On est effectivement tiré entre deux extrémités de sensibilité chromatique, pourtant les deux sont fabriquées et mises en valeur par la même industrie moderne, les couleurs de légumes au supermarché sont aussi bien contrôlées que celles de distributeurs de rue. Les distributeurs de rue, le grain curieux de la ville, l’haleine des nuits tokyoïtes. L’armée sans pause, ces robots automatiques omniprésents à Tokyo font une guerre de vente en permanence. Sous la chaleur suffocante de l’été, les nuits sont intolérablement humides, les distributeurs de boissons forment un demi-sommeil rafraîchissant, pour les « Salarymen » de retour de leur travail et les troupes d’adolescents après une longue journée aux écoles de prépa. Ils s’arrêtent tous devant les rangées de distributeurs automatiques qui longent les rues. En dehors des sodas, Ice Tea, café en boîte et autres jus de fruits de couleurs multiples, on peut également trouver un assortiment de boissons alcoolisées et des canettes de bière toutes scintillantes, ou même une série de bouteilles de whisky auburn. Voilà une culture urbaine où des millions de personnes se permettent, grâce à l’action d’un bouton, de s’enivrer sans vérification de l’âge. Les distributeurs sont d’abord les kaléidoscopes de la masse de consommation japonaise. Dans ces ventres carrés, les emballages de marchandise sont généralement armés d’un graphisme original et efficace. Les nouveautés arrivent toutes les semaines, baignées dans la lumière blanche et éclatante des distributeurs. L’eau énergisante Pocari Sweat est distribuée sous au moins onze formats différents, des soldats bleus/blancs en bouteille, en cachet ou en bidon, avec le même graphisme simple, tandis que les 8 canettes de café Boss Suntory forment à côté une haie aux couleurs inspirées de la vieille Angleterre. En dehors des boissons, les distributeurs proposent de multiples variétés de produits de consommation. Le nombre de produits disponibles reste aussi des plus ahurissant. Allant des produits pornographiques aux repas chauds comme les nouilles en boîte. D’après les dernières statistiques provenant de l’Association japonaise des fabricants des distributeurs automatiques, le Japon compte le plus grand nombre de distributeurs automatiques par habitant dans le monde. Un pour chaque groupe de 23 habitants, soit plus de 5,5 millions distributeurs éparpillés sur l’archipel. Ils aspirent 6,9 trillions yens chaque année (soit à peu près 9, 200, 000, 000, 000, 000, 00 euros). Derrière cette armée de vente, se dessine donc une industrie puissante. Le premier distributeur automatique au Japon fut créé en 1904 par la Poste afin de distribuer des timbres

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et fournir aux citoyens un accès facile et uniforme à son service. Le mouvement créé en outre par les Jeux Olympiques de Tokyo de 1964 a représenté une zone transitoire dans l’industrie qui ne s’est pas encore atténué aujourd’hui. Dans un esprit post-Seconde Guerre Mondial, les robots et les machines sont vus au japon comme étant vertueux, les consommateurs faissant confiance aux machines. Les distributeurs automatiques sont des icônes de la foi que la nation peut avoir pour la technologie et sa fonctionnalité ; ce sont aussi des emblèmes d’une population relativement autistique. Les distributeurs vendant des cigarettes, de l’alcool et sodas alignés devant les Convenience Store ouverts 24 heures sur 24 vendant exactement les mêmes produits. Une fois de plus, le système typique des matrices complexes du consumérisme relève une société introvertie. Certains sociologues japonais croient que les distributeurs automatiques permettent d’exprimer de profondes aspirations et des assurances, qu’ils indiquent que la société est ordonnée, une fonctionnalité qui ne peut être complètement atteinte au gré d’un désordre dans les échanges humains. Les Japonais aiment bien sûr le côté pratique de ces machines, mais il y a autre chose : « Ils aiment surtout l’absence de communication avec les autres êtres humains », affirme un porte-parole de l’association japonaise des fabricants de distributeurs dans un article consacré au phénomène, paru dans Kateigaho International, une revue japonais créée dans l’objectif de promouvoir la culture japonaise envers les investisseurs internationaux. Les Japonais ne maîtrisent que formellement l’anglais, ils ont réinventer un langage graphique efficace pour compenser cette absence de communication, mais on les comprend tellement mieux avec ces couleurs vives et ces petits personnages aux visages ronds. Le long de l’auto-route qui lie le centre ville à l’aéroport Narita, on peut apercevoir des bureaux et des sites industriels périphériques avec des bâtiments vivement colorés et des logos en forme de chat, de jeunes héros de manga. De loin, on croit avoir aperçu un petit parc d’attraction. C’est ceci que l’on peut appeler une « nature artificielle », les habitants de Tokyo ont coloré la partie verticale en béton de la ville avec des distributeurs, des bannières, des enseignes, des néons, des spots publicitaires et des dessins à la mains jusqu’à l’excès, les hommes sérieux ont fait l’effort de se donner une beauté artificielle, les usines ne sont pas camouflées de fausses verdures, elles assument leur statuts industriels avec les flammes de couleurs. L’autre raison qui fait le bout de légende des couleurs urbaines est la revendication de l’individualité. Dans une société de consommation intense, l’individualité est indissociable des couleurs : celles-ci offrent la part du choix et de l’autonomie que les consommateurs revendiquent chacun dans un coin du monde. Les couleurs donnent la possibilité aux hommes de fusionner, ou pas, avec leur environnement. Des couleurs tendent un miroir dans lequel les consommateurs peuvent se projeter, reflète les attentes, les désirs, la manière d’occuper l’espace et le temps, et la représentation que l’homme veut donner de luimême. La couleur ainsi lie et délie simultanément les habitants de Tokyo : elle les lie à une construction collective à laquelle ils ne peuvent échapper et les délie dans l’affirmation personnelle de leurs goûts. Elle est surtout le lieu d’un immense terrain de jeux, où chaque joueur expérimente confusément, et la perte,

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les couleurs qu’on lui impose, et le gain, les couleurs qu’il choisit ; perte et gain qui se distribuent dans une réappropriation constante et réciproque.

Kateigaho Interntional Edition N° 21 Août 2008 Photo par Ryuichiro Sato

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Kateigaho Interntional Edition N掳 21 Ao没t 2008 Photo par Ryuichiro Sato

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Suntory est une société fondée en 1899, c'est la plus ancienne compagnie de fabrication et de distribution de boissons alcoolisées au Japon. Désormais Suntory a su se diversifier avec des offres variées, du non-alcoolisés en rachetant notamment le groupe Orangina Schweppes

en

2009,

aux

meilleurs

vins et bières.

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Le Dit du Genji 源氏物語 : la nomination des couleurs traditionnelles japonaises

Nommer les couleurs, ce n’est ni les peindre, ni renoncer à elles, c’est souligner la persistance des noms et ce en quoi ils diffèrent de la vision. La construction de ce vocabulaire des couleurs dites « traditionnelles japonaises » est d’abord issue d’une pratique picturale. Elle resurgit ensuite dans les poèmes et la littérature, notamment dans « Le Dit du Genji », un roman majeur de la littérature japonaise du XIe siècle, qui décrit la pratique picturale dans la société de la cour impériale d’un Japon mythique avec un grand souci du détail. J’avais commencé ce roman à l’âge de treize ans, c’était naturellement un trop jeune âge pour l’apprécier, il y avait dans celui-ci le caractère intemporel des relations humaines, les vicissitudes, des mœurs décadentes de la cour de Heian, la fascination du pouvoir, les différentes classes sociales, l’argent, et puis trop de femmes bafouées, de maris jaloux, de courtisanes, de séducteurs impénitents... Je n’ai jamais pu terminer sa lecture, en revanche, j’ai retenu malgré moi toutes les scènes concernant la pratique picturale de l’Empereur 3ème ainsi que les couleurs aux noms poétiques, ces noms me hantent quand je dois choisir une couleur, dans la création, dans la vie, jusqu’à aujourd’hui. « Le Dit du Genji » est un roman-fleuve composé de 54 rouleaux individuels, écrit au début du XIe siècle par la poétesse Murasaki Shikibu. L’ouvrage relate la vie du prince Genji et apporte un éclairage exceptionnel sur la culture japonaise ancienne. Poésie, musique, calligraphie, parfum, costume et peinture accompagnent le Genji en politique et en amour tout au long de sa vie mouvementée... Ce roman est l’une des plus importantes sources iconographiques du Japon dès le XIIe siècle. Une obsession parmi beaucoup d’autres dans ce roman en est la nomination, la classification et la fabrique des couleurs. Ce travail a eu une influence considérable sur les œuvres picturales et littéraires postérieures. « Le Dit du Genji » continue d’être vénéré de nos jours, et donne naissance à la préconception d’une palette de 465 couleurs, toutes inspirées de la nature insulaire. C’est-à-dire les quatre saisons distinctes, la découverte de pigments minéraux, végétaux, animaux au cours des siècles, le développement de techniques traditionnelles de teinture yûzen (à motifs peints) et rôketsu (teinture à la cire) ...

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Même aujourd’hui, quand on se promène à Tokyo, entre le Musée d’artisanat populaire Nippon Mingeikan et le nouveau centre commercial Roppongi Hills, on peut toujours découvrir ces couleurs douces et sobres qui font passer des messages poétiques, peu comparables, insondables, qui cristallisent l’éphémère, l’insaisissable, le sensationnel. L’usage de cette catégorie chromatique traditionnel dans une cité moderne est plus courant qu’on imaginait, surtout dans les filières textile et cosmétique, cependant l’industrialisation de la production de pigments, de la teinture et de la filature, la numérisation des couleurs depuis près d’un siècle pourraient leur donner un côté totalement superficiel. Le lien entre les couleurs et la nature inspirante est presque rompu, ces couleurs sont plus la nostalgie d’un Japon ancien que la révélation de la nature. Pour comprendre le vocabulaire des couleurs traditionnelles japonaises, il est toujours plus efficace de retrouver l’origine des inspirations qui les lie à la nature au Japon. Exemples : . Utsusemi (空蝉, うつせみ) La mue de la cigale. . Suetsumu hana (末摘花, すえつむはな) La fleur éponyme. Ce nom désigne également la Carthame des teinturiers. . Yomogiu (蓬生, よもぎう) L’impénétrable Armoise. . Hatsune (初音, はつね) Prime chant. . Kummel gakure (雲隠, くもがくれ) L’occultation dans les nuages. . Takekawa (竹河, たけかわ) La rivière aux bambous. . Yadorigi (宿木, やどりぎ) Sarments de vigne vierge. . Ukifune (浮舟, うきふね) Barque au gré des flots. . Kagerou (蜻蛉, かげろう) La vie éphémère d’une libellule . Yume no ukihashi (夢浮橋, ゆめのうきはし) Le pont flottant des songes. Grâce à ces nominations de couleurs picturales, on peut comprendre à quel point les couleurs sont aperçues comme immatérielles, sensorielles, et métamorphiques. Tandis que l’industrie japonaise est une des plus performantes, quand il consiste à décrypter les motivations irrationnelles de la consommation pour conceptualiser les émergences des couleurs futures et les imposer au monde entier, les 465 couleurs reviennent régulièrement dans les cahiers de tendance, au service d’un argument commercial. L’entreprise Toshiba a récemment annoncé la sortie d’une série de média-players « Gigabeat 24 Termes Solaires », disponibles en 24 couleurs, chacune faisant référence à une des 24 périodes de l’année sur le calendrier solaire, qui marquent les changements du climat.

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Le choix des couleurs est encore plus étonnant quand il s’agit des produits issus du commerce

équitable, que ce soit sur le marché japonais ou international. Les couleurs choisies pour le packaging,

au moins pour la première génération de ces produits (Alter Ego), sont presque toutes inspirées des affiches coloniales d’entre guerres. L’exploitation et l’échange, la supériorité et la solidarité, se retrouvent étonnamment dans le même ton, la même teinte et le même imaginaire collectif... J’aimerai penser que ce

choix, est une histoire sur la belle nature lointaine, la lumière tamisée, la terre jaunâtre et n’est pas celle sur l’exotisme, l’ignorance et la supériosité...

En 2008, le fashion designer Issey Miyake s’est lancé dans une recherche de couleurs dans la forêt

tropicale, son équipe de création s’est même livrée à une « chasse aux couleurs » en Amérique du Sud, dans des forêts tropicales et dans des villes. Elle y a emporté « plus de 3.000 échantillons de couleurs référencées afin de les comparer aux couleurs réelles de la nature», des feuilles, des arbres, de la terre,

des rivières. Des villes, elle a rapporté « un immense matériel photographique afin de pouvoir reproduire ses découvertes ». Les teintes ainsi capturées ont été retranscrites sur des tissus avec la technologie

électronique, conjuguées à des tissages inédits, se traduisant dans une collection de vêtements en

nuances de vert, réalisées en fils de polyester tissés et teintés. Le tissage de fils de différentes épaisseurs

crée une impression de relief imitant les écailles d’un serpent, ou le tissage de la soie avec un fil spécial, qui développe les couleurs par réfraction de la lumière, reproduit des reflets changeants.

Ces registres ne sont pas sans intelligence, le travail ne manque pas de patience, mais est-ce que la

sensibilité vis-à-vis du changement de climat est vraiment en lien avec le discours musical, quels types de

colorisations industrielles permettent de reproduire les couleurs de la nature ? Les 3.000 échantillons de « poumon de la terre », de la forêt humide et mousseuse donnent-ils un nuancier de verts qui se distiguent

vraiment des verts qu’on trouve dans un parc à Tokyo ? Finalement, le rose pâle en France est vraiment différent du rose corail au Japon ? Les couleurs du Japon font partie du « mystère de l’Orient » depuis l’ouverture du pays au monde.

Dans « L’éloge de l’ombre », Tanizaki Junichiro nous explique que ce mystère est tout entier présent

dans la manière dont les monastères tamisent la lumière du jardin par une succession d’écrans en papiers de riz. À travers les pièces, la lumière échoue dans l’ultime alcôve où elle effleure les couleurs d’une

ancienne peinture. L’erreur de Tanizaki est de rabattre le pittoresque du Japon sur l’Occident, comme si la sobriété ou la vivacité des couleurs étaient simplement donnée à une collectivité géographique ou culturelle.

Un MP3 ne doit-il pas plutôt imiter les couleurs des saisons mais « les couleurs » de la musique ?

D’autant plus que cette intention existait depuis la création des 465 couleurs : Yokobue (横笛, よこぶ

え) - la flûte traversière. Un parisien qui s’allonge sur une pelouse de trèfle et un japonais qui trempe des algues dans l’eau, ils savourent peut être le même vert frais et onctueux.

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a

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b

a. Palette traditionnelle japonaise : couleurs numĂŠrisĂŠes en format CMJN b. Toshiba MP3 Player Gigabeat U-Series 24 colors

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b a b

a. Affiches et publicitĂŠs visant au recrutement et a la promotion des troupes coloniales. b. Produits issus du commerce ĂŠquitable.

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La culture kawaii : les idées reçues

Kawaii le Tokyo comme une scène sur l’eau, se jouent toutes sortes de drames, il y a une telle abondance de personnes qui se comportent comme des comédiens, en expansion et en représentation permanente.(*^_^*)(1) Kawaii les hommes et les femmes de Tokyo qui paraissent se comporter comme s’ils évoluent en permanence sous le regard des autres. (-_-)zzz Kawaii l’opulence de la consommation qui n’a aucune préoccupation spirituelle, elle est matérialiste, consumériste et individualiste.(●^o^●) Kawaii la génération de la légèreté, de la futilité, de la frivolité et de la vacuité, de l’univers virtuel, pour qui les images de la réalité l’emportent sur la réalité. (^。^)y Kawaii où l’on fabrique des poupées à l’image humaine, où l’on croise les jeunes femmes qui imitent des images : les images des mangas, les images de publicités, les images de la peinture rococo. (>_<) La pluspart des spécialistes du Japon considèrent que la culture kawaii, outre le fait qu’elle est une culture jeune, est une franche positivité éliminant toute perspective de grandir, de vieillir et de mourir ainsi que son immédiateté. Ayant depuis long temps plongé dans cette culture et prononçant le mot au moins dix fois par jour, j’estime que le kawaii ne peut pas être traduit de façon aussi simpliste. D’abord dans la conversation quotidienne, le kawaii a une extension presque infinie : une émission de télévision, un film, une robe, une voiture, un animal, mais aussi une fille ou un garçon. Notons que le kawaii a une connotation perceptive euphémisante, que tout l’environnement dans lequel on évolue tend à devenir kawaii. C’est dire combien la vie est belle.

Note1. Visage & des expressions faciales, créées à l’aide des émoticônes de texte.

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Ensuite il y a tous ces produits « kawaii » industriels, aux formes douces, arrondies, à l’image des bébés ou des bébés animaux, sur lesquels se fonde une industrie japonaise qui a opté pour la représentation enfantine du monde. Comme le petit phoque Kuma, l’éternel lutin Shin-chan ou le sergent grenouille Keroro, d’abord présentés dans des mangas et des films d’animation d’un genre que l’on appelle « healing » (antidépresseur ou « cicatrisant »), puis toute une gamme d’objets fétiches qui apparaissent continuellement. Dans ce contexte, l’esthétique « kawaii » est animé par l’amour des objets, la sensibilité aux choses, le plaisir que procure la matière ainsi que le sens aigu du design, elle n’est pas liée à un matériau ni à un média particulier et n’a pas une forme unique et définitive. La BD, le film d’animation, le film de science-fiction, l’art contemporain, la musique, la mode, le divertissement, le commerce, l’informatique et l’information forment un continuum difficilement décomposable en unités. Il faut surtout noter que ces produits sont destinés à un public très large, de tous âges, de conditions sociales diverses, et plus la société est en crise, plus les produits kawaii se vendent, plus la ville est en stress, plus les habitants consomment le kawaii. Quand on se déplace vers la région d’Okinawa au sud-ouest du Japon, on assiste aussi à la dissimulation voir la disparition de cet esthétique, probablement parce que la vie y a en elle moins de cicatrices. On trouve ainsi à Tokyo la maladie des produits kawaii : fournitures, vêtements et accessoires, petits électroménagers, mobiliers, produits de transport urbains, etc., un peu comme Muji avec la même stratégie de dissocier les fonctions, de proposer le plus de gammes possibles avec le même code graphique, cette fois avec les détails enfantins et les couleurs douces. Il ne manquera jamais d’admirateurs de chatons, peu importe le pays ou la culture mais c’est au Japon qu’on témoigne de la naissance et du développement d’une industrie locale qui répond spécifiquement à ce type besoin. Bien sûr c’est une forme de production qui raffole de la présentation, qui risque d’être formaliste, elle n’est pourtant rarement une séduction visuelle immédiate sans travail d’élaboration. Les quartiers Akihabara et Roppongi sont les quartiers d’amateurs de mangas et de jeux vidéo, également les foyers de la sensibilité indissociablement commerciale et artistique de la capitale. Dans ces milieux, l’esthétique « kawaii » est très lié à l’univers du manga qui crée un imaginaire collectif. Cet univers n’a toutefois rien d’homogène, il résulte d’une série de rencontres avec d’autres formes artistiques tour à tour acceptées, absorbées et transformées. Aujourd’hui les mangas peuvent être romantique, comique, éducatif ou pornographique, portés sur des thèmes variés comme l’archéologie, la sociologie, le sport, la médecine, la politique, l’économie, la gastronomie... ils oscillent entre la plus grande douceur et l’hyperviolence et, diversifiant à l’extrême leurs productions en genres et en sous-genres, ils s’adressent à tous les âges, à tous les milieux, à toutes les professions (de pompier jusqu’au flamine). Les jeunes amateurs de manga aux conduites corporelles et vestimentaires excentriques, ont le plaisir d’être regardée, photographiée. Leurs comportements sont pourtant très peu subversifs, transgressifs et encore moins nihilistes. Ludiques et parodiques, ils restent en fait très sages. Ce qui compte par-dessus

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tout est la présentation plus que la franche exhibition, ce qui est recherché est avant tout une hybridité modeste et presque innocente. En revanche, quand on entre dans un bar dans le quartier Akihabara et que l’on se fait servir par des servantes déguisées en chat ou quand on dort dans un « motel manga » avec de minuscules cabines équipées de lits, et de mangas, le kawaii devient un mélange de perversion et de révolte, de solitude et d’hybridité, de fantasme et de violence sociale. En tout cas, cette génération adepte du concept « kawaii » - qui n’a rien d’homogène car, parmi elle, il y a des personnes perplexes, égocentriques, il y a aussi des comportements de franche solidarité, d’engagement citoyen et international. Une génération à la fois enjouée et disciplinée, souffre ou réjouit d’une société matérialiste à l’excès, elle est en train de muter et cette mutation n’a rien d’achevé. La présentation corporelle et vestimentaire kawaii a une influence dans le domaine de la mode depuis de longues années au Japon. Enjoué et « déjanté », coloré et graphique, ce style kawaii peut plaire aussi aux consommateurs moins sensibles au manga. D’ailleurs cet esprit kawaii n’est pas seulement réservé à la population féminine. A Tokyo on doit très vite s’habituer à l’omniprésence de jeunes chanteurs/acteurs encadrés par Johnny’s Entertainment (la plus célèbre agence artistique spécialisée dans la production d’idoles au Japon). News, Kat-tun, Arashi, tous ces jeunes garçons aux visages raffinés font écho aux acteurs du théâtre kabuki, aux personnages de la littérature traditionnelle japonaise dont la beauté masculine est toujours teintée d’une certaine féminité. Puis on va aussi apprendre à s’habituer à leurs copies, habillé en rose fourrure avec des accessoires en forme de macarons... C’est précisément à Tokyo, que les hommes « herbivores » (une expression japonaise qui désigne les hommes timides et calmes) et les hommes « carnivores » (au contraire, les mauvais garçons) raffolent des mêmes coiffures en cactus extrêmement pointus. En matière d’apparence physique, les goûts et les dégoûts ne sont pas distribués au hasard à l’intérieur de l’espace social, ils sont socialement construits. Peut-être par rapport à la morale du travail et de la bienséance, les hommes et les femmes, formés dans le creuset tokyoïte, demandent tous des soupapes conventionnelles qui libèrent des tensions et permettent à la personnalité de supporter la pression sociale sans la mettre en question. Enfin, s’est développée une pratique artistique « kawaii », depuis le début des années 1990. Un certain nombre de plasticiens, de sculpteurs, de designers qui, eux, n’ont rien de marginal, se sont fixé comme objectif de transformer cette culture ambiante du kawaii en création artistique. Cette forme de création consiste dans un processus d’internationalisation et d’hybridation à travers lequel la société japonaise réaffirme sa spécificité. Aujourd’hui au Japon il existe au moins 150 écoles et 1345 sites répertoriés pour apprendre la fabrication

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de poupées. La plupart se situent à Tokyo. Les poupées créées répondent à un double objectif : oeuvre artistique et vie par procuration. A Tokyo, au moins 40 « maîtres » enseignent l’art des marionnettes androïdes. On apprend à modeler des anatomies en argile blanche et des corps d’adolescentes en mue. Leurs membres sont articulés autour de boules sphériques, reliées par des ligaments en caoutchouc. L’argile est peinte avec des pigments naturels, faits à partir de coquillages broyés. Des prunelles de taxidermiste sont insérées dans leurs orbites et des dents en céramique dans leur bouche. Leurs cheveux sont en fils de soie et leurs lèvres peintes... il faut entre deux et six mois de travail pour fabriquer une poupée. Ce sont des créatures presque grandeur nature (de 50 à 120 cm) au réalisme fascinant. Visage romantique, costumes décadents, ces poupées sont les enfants des hommes et des femmes qui sont à la recherche d’un soi intime, les icônes d’une société dans laquelle les modèles de séduction explosent. Ce qui nous est montré à travers cette création intense de produits culturels ainsi que de créations artistiques est un Japon sympathique, pacifique, narcissique et parfois légèrement mélancolique qui se réinvente sur un fond animiste (on peut rencontrer cette pensée animiste aussi forte en Inde et en Thaïlande, mais le kawaii n’est nul part plus présent qu’au Japon). Le kawaii devient une forme positive de culture, une espèce de nouvel existentialisme à la japonaise, s’exprimant notamment dans ce que l’on a appelé la « littérature de katakana » (littérature populaire sous l’influence de la science-fiction) qui se rapproche de la bande dessinée. Au contraire de ce que l’on peut penser de l’esprit « kawaii », il n’est pas sûr du tout qu’une partie des jeunes japonais confondent le virtuel et le réel dont les frontières seraient abolies. Ils choisissent plutôt le virtuel et investissent une grande partie de leur existence dans de nouvelles formes d’imaginaire. Cette culture correspond aux préoccupations d’une génération mutante qui a le goût du virtuel. C’est un phénomène comparable par son influence à ce qu’a pu être Hollywood (le cinéma comme art et comme industrie et le cinéma pour tous) dans les années 1940 ou encore la culture rock américaine des années 1960.

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18, Mai, 2011, Tokyo Les créatures imaginaires. La manière dont elles s’intègrent dans le paysage urbain est si désinvolte.

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Elles sont sur le mur de l’école Akihabara, une école de doublage de dessins animés. Mais aussi devant le Musée de la Police de Tokyo : elle incarne l’icône nationale qui représente la Préfecture de la Police. Elles

envahissent

même

les

sites

industriels

dans

la

zone

périphérique...

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Elles se baladent bien sûr dans les rues du quartier de Shibuya, mais avec les yeux horrifiés, avec cette

expression

tragique.

Il

s’agit d’un esprit «kawaï» antikawaï d’une jeune génération.

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Yoshitomo Nara Création céramique 2010

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Les produits industriels/culturels japonais : une histoire controversée

« La culture semble ainsi s’engendrer d’une crise permanente, à travers le dépassement des fausses certitudes historiques plutôt qu’en continuité avec ses propres fondements théoriques. » Andrea Branzi La Casa Calda

« Les Japonais réduisent tous les problèmes du monde actuel à un seul : celui de leurs relations avec les Etats-Unis. Quand les frontières de l’Europe de l’Est se sont ouvertes, ils se sont inquiétés, parce que cela donnait à l’Europe la chance de s’unifier et de se renforcer davantage. La victoire américaine sur l’Irak les a, en revanche, rassurés, parce qu’elle semblait leur donner raison de continuer à suivre la politique de ceux qu’ils jugent les plus forts. » En tant qu’exilé de l’intérieur, le romancier Oe Kenzaburo juge ses compatriotes.

« Lorsque, dans le premier numéro du Cri qui tue, je disais mon envie de créer un lien entre le lecteur français et mon lointain pays, je ne me doutais pas alors de la difficulté qu’il y a pour essayer de mettre en vente une revue de manga en France. » Takemoto Motoichi Le Cri qui tue, n° 2, octobre 1978

« L’environnement a été fort bien protégé au Japon. Le peuple japonais est agréable et courtois. Étudier sur les bancs japonais est une chance pour découvrir le monde scientifique... Les Chinois ont appris tout cela grâce aux films d’animation de Miyazaki Hayao. » Lin Shao Hua Lecteur contemporain, n° 288, mai 2010

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Le paysage fabriqué, la mémoire sélective et la réparation d’un oubli perturbent toujours notre lecture d’une culture. On évoque très régulièrement le lien entre la vivacité de la création graphique au Japon et le shintoïsme, comme si cette pensée animiste était la vérité des comportements uniques chez les consommateurs japonais, qui n’hésitent pas à donner une personnalité à chacun des produit et à leur attribuer une présence individuelle. Cependant, il ne faudrait pas oublier que cette religion est devenue la religion d’Etat entre 1872 et 1945, pour des raisons politiques et gouvernementales sous pression de la refonte de la constitution en 1868 sous l’ère Meiji, c’en était un culte instrumentalisé pour justifier l’expansionnisme et la militarisation auprès de la population japonaise de l’époque. Pendant cette période, un Office du culte shinto fut établi afin de promouvoir les rites et le culte officiel et tous les prêtres devinrent des employés de l’État. Chaque citoyen japonais devait s’enregistrer comme membre de son sanctuaire local, devenant par le fait même membre du sanctuaire d’Ise. Si le shinto arrive très bien à s’adapter aux nouvelles mœurs des Japonais et à se mélanger avec les nouveaux mouvements religieux, la pensée animiste, la « zenitude » ne sont pas seules à l’origine de cette créativité unique du monde. Cette dynamique créative n’aurait pas eu lieu sans une modernité industrielle développée parallèlement que les pays occidentaux avant et après la Seconde Guerre mondiale, sans un capitalisme mâtiné d’une dose importante de dirigisme étatique, qui, malgré les nombreuses difficultés connues dans les années 1990, garde encore sa spécificité. Notons aussi que cette guerre, dont le Japon est à la fois l’auteur et la victime, est à l’origine de ces rapports singuliers, ceux du Japon avec l’Occident d’une part et avec ses voisins asiatiques d’autre part. Il faut évoquer ces années trente durant lesquelles le Japon impérialiste entreprend des conquêtes territoriales, mais aussi économiques, en exportant massivement des objets manufacturés dans le monde entier. De ces produits issus de la jeune industrie japonaise et conçus à l’imitation de ceux des fabricants occidentaux, on sait aussi que la rigueur des barrières douanières mises en place dans une quarantaine de pays soucieux de se protéger de cette invasion va brutalement mettre un frein à l’expansion économique du Japon, entraîner l’arrivée des militaires au pouvoir, puis, à l’aube du 2600e anniversaire de sa fondation (ce qui correspond à 1940 pour le monde occidental), la fascisation du pays, et enfin son entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne. Avant-guerre, pourtant, des liens culturels peu solides mais remarquables s’étaient noués entre le Japon et les pays occidentaux. Dans le premier quart du siècle, déjà, Frank Lloyd Wright, très influencé par l’architecture japonaise traditionnelle, était venu lui-même y construire l’Imperial Hotel et l’École Ji Yû Gakuen entre 1915 et 1922. De jeunes étudiants en architecture japonais (Iwao Yamawaki, Takehic Mizutani) étaient partie étudier au Bauhaus, et d’autres (Kunio Maekawa, Junzô sakakura) chez Le Corbusier. Bruno Taut, en 1933, et, à la veille de la guerre, Charlotte Perriand s’étaient rendus au Japon où ils avaient conçu des meubles et objets utiles à l’usage des Japonais. Il faut rappeler aussi que, dans

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les années vingt, le Keiji Kôbô constituait une sorte de Bauhaus, et qu’à l’instar de l’Autriche et de l’Allemagne, le Japon avait fondé en 1920 sa Sécession et, en 1937, son Werkbund. Le Japon avait connu la modernité à grande vitesse sous la férule des marchands et de l’empereur Mutsuhito fasciné par l’Europe, puis lancé dans des guerres colonisatrices par un régime fascisant. Moins de vingt ans plus tard, la Seconde Guerre allait s’achever pour le peuple nippon par l’installation sur son sol de l’occupant américain, qui y resterait sept ans. Pour tous ceux qui étaient pris dans l’aventure de l’industrie japonaise, cela correspondait au temps d’un fructueux apprentissage. C’était d’abord la Direction des arts appliqués japonaise - déjà terriblement efficace au moment de l’effort de guerre qui allait être impliquée, à la demande de l’état-major américain, dans l’étude des meubles et appareils domestiques destinés à l’aménagement des vingt mille appartements attribués aux soldats des troupes d’occupation. Les firmes Mitsubishi et Toshiba, en particulier, allaient se trouver chargées de réaliser les appareils électroménagers. Obligées de produire pour l’envahisseur, ces entreprises trouvaient là une occasion d’assimiler son expérience industrielle et son mode de vie. Des expositions présentées à Tokyo - comme celle de 1948, « A l’école de l’Amérique : l’art de vivre au quotidien » - contribuaient largement à faire connaître à l’ensemble de la population japonaise ce que signifie vivre à l’heure de la mondialisation, et par là même à s’y préparer. La revue Nouvelle des arts appliqués, apparue en 1946, a participé à cette campagne d’information. Elle s’est intéressée d’ailleurs à ce qui s’était passé simultanément en Europe notamment dans les pays scandinaves et en Allemagne, pays du renouveau économique et de la création industrielle approfondie sur un plan à la fois théorique et pratique. Avec la guerre de Corée, qui a commencé en 1950, on assistait à un véritable rapprochement des Etats-unis et du Japon, devenu le grand partenaire asiatique au moment où les troupes américaines s’apprêtaient à en quitter le territoire. On allait voir alors des firmes comme Matsushita créer leur propre bureau de design. On verrait également apparaître les premières agences de design japonaises indépendantes - la GK Industriel Design Associates, par exemple, mais aussi des organismes réunissant les professionnels du design - dont le JIDA (Japan Industrial Designer’s Association), et les professionnels de la publicité, telle la Société japonaise d’art publicitaire. La manière dont cette création devient adulte en fondant sa spécialité sur celle de l’industrie locale est remarquable : le produit japonais passe du stade de l’imitation en moins de dix ans. Pour les objets industriels produits en grande série, grâce auxquels, peu à peu, dans certains secteurs, le Japon s’assurerait à l’échelle mondiale des monopoles absolus. Le développement économique nippon a été fulgurant, propulsant le Japon au deuxième rang mondial à la fin des années 1970. A la même époque, les relations entre la Corée du Sud, le Japon et la Chine avaient atteint des degrés .

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de tension assez inquiétants. D’un côté il y avait la surenchère nucléaire entre Tokyo et Séoul, et puis la colère du peuple chinois contre les promesses sérieusement trahies du pouvoir japonais, lors de la négociation pour la normalisation des relations sino-japonaises en 1972. Voilà une danse triangulaire, Japon, Corée, Chine, chacune son arme en main. . Si l’éruption de ces sentiments donnent l’impression aux observateurs occidentaux que les Chinois et les Coréens étaient plutôt antijaponais, ce n’est qu’un aspect de la vision sur le Japon : un pays qui a envahi avec une férocité et qui ne reconnaît pas ses crimes de guerre, qui ravivait les plaies. En réalité, il existe une autre image du Japon. En fait, le Japon jouit à partir des années 1970, d’une double représentation. L’aspect négatif vient des obstacles historiques ; quant au côté positif, il se fonde sur la meilleure connaissance et la compréhension des Japonais grâce aux produits industriels et à la diffusion de la culture populaire. A partir des années 1970 déjà, le cinéma, les séries télévisées, la musique, les mangas et les animations venus du japon ont commencé à changer radicalement la jeunesse asiatique. Dans la décennie suivante, la concurrence manufacturière japonaise a mis à mal le tissu industriel des Etats-Unis, conséquence inattendue du pacte d’après guerre. Les coûts ont été astronomiques pour l’économie américaine, comme l’attestent les déficits commerciaux grandissants des années 1980 et 1990 (81 milliards de dollars en 2000) (1). D’où les âpres conflits commerciaux de ces décennies et les arrangements bilatéraux monétaires souvent contraires aux intérêts japonais. Au milieu des années 1980, le Japon devenait le premier créditeur mondial, alors que les Etats-unis se transformaient en premier débiteur. Cette inversion des rôles aurait dû faire évoluer la donne bilatérale. Il n’en a rien été. Au contraire, les deux pays ont accru leur dépendance mutuelle. Après le krach de 1987 à New York, le Japon a volé au secours de Wall Street en achetant des titres américains en grandes quantités, évitant ainsi une panique de très grande ampleur. Le Japon pouvait mener une politique analogue dans les années 1980, car il avait les moyens d’accroître fortement la demande interne en répondant à des besoins non satisfaits dans les logements, les hôpitaux, le développement urbain ou le transport. C’étaient et ce sont encore des gisements de croissance potentiels importants. Mais telle ne fut pas la voie choisie. Au lieu de s’engager dans un programme de développement économique autocentré, le gouvernement a approfondi ses liens sécuritaires de guerre froide avec les Etats-Unis et tenté de préserver ses avantages commerciaux comparatifs en investissant dans l’accroissement des capacités productives exportatrices.

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Note 1. Selon Richard McCormack, « Japon to displace US as world’s largest economy », New technology Week, 18 mai 1992.

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Ainsi, entre 1986 et 1991, le Japon a investi 3600 milliards de dollars dans de nouvelles installations et des équipements industriels (2). L’idée consistait à réduire de 40 à 50 % les coûts manufacturiers pour compenser la hausse du yen consécutive aux accords, dits « du Plaza », de 1985 (3). Mais il en est résulté des surcapacités manufacturières énormes que ne pouvaient absorber les marchés intérieur et international. La crise bancaire, la bulle financière et la stagnation économique prolongée que connaît encore aujourd’hui l’Archipel trouvent là leur cause profonde. Il faut dire que, dans les années de la bulle financière, tout le monde en profitait. Vingt ans plus tard, seuls une minorité s’en sort. Ainsi venues les années 1990 : après la crise, la crise. Dans les années 1980, 90 % des Japonais estimaient appartenir à la classe moyenne (churyu) (4). La population était alors mobilisée autour d’un objectif : appartenir au club des grandes puissances économiques. Ce sentiment d’appartenance à la même classe sociale a permis une incroyable stabilité politique et sociale. L’Etat, l’entreprise, l’école et la famille servant de repères à chaque individu, il était naturel que les Japonais suivent la voie qui leur était tracée. Personne n’était donc préparé aux bouleversements des années 1990. Ni le gouvernement ni les entreprises ne s’attendaient à voir le « modèle japonais » se désagréger aussi violemment après l’éclatement de la bulle financière. En l’espace de quelques mois, le Japon s’est retrouvé fragilisé sur le plan économique et sur le plan géopolitique. A une exceptionnelle époque de stabilité succédait alors une période de chaos qui a provoqué un traumatisme de très grande ampleur. Dans le domaine géopolitique, le Japon, allié exclusif des Etats-Unis en Asie pendant toute la durée de la guerre froide, comprend que sa relation particulière avec Washington ne lui permet plus de vivre à l’abri des soubresauts de la communauté internationale. Plus personne ne semble en mesure de donner le cap. Tous les repères ont disparu.

. Note 2. Asian Wall Street Journal, 1er mars 2000.

Note 3. Signé à New York en septembre 1985, par les Etats-Unis, l’Allemagne de l’Ouest, la France, le Royaume-Uni et le Japon, les « accords du Plaza » ont conduit à une forte réévaluation du yen.

Note 4. Enquête publiée par le bureau du premier ministre, 1976.

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C’est en 1990, en ouvrant toutes grandes les portes de leur universités et de leurs instituts aux étudiants asiatiques, que les autorités nippones ont cherché à conquérir les coeurs et les esprits. Sur un très vieux fonds culturel s’esquissent de nouveaux liens qui, tout en renforçant le rôle de l’Archipel, assurent aussi son insertion dans la région. Au cours de l’automne 1990 a été organisée à Tokyo, pour la première fois, la fête des étudiants étrangers. Financées par de grandes firmes et placée sous l’égide du ministère des affaires étrangères, cette manifestation avait pour but de contribuer à ce que les Japonais appellent la kokusaika (« internationalisation ») de leur société. Elle témoigne également d’un phénomène plus tangible : l’importance croissante du Japon, en Asie, comme lieu de formation. En six ans, dans l’Archipel, le nombre des étudiants étranger dans l’établissement général a triplé, approchant le total de trente-sept mille ; celui des élèves des écoles spécialisées, quarante-quatre mille environ, a décuplé. Or plus de 90 % d’entre eux sont des ressortissants asiatiques. 45 % des des étudiants asiatiques (et seulement 10 % des Américains) choisissent les matières scientifiques dans les universités. Dans l’enseignement spécialisé, certaines disciplines sont prisées parce qu’elles correspondent à une image de marque du Japon (comme la mode et le design) ou parce qu’elles sont peu ou pas du tout maîtrisés hors de l’Archipel. Les grandes entreprises sont soucieuses d’améliorer leur image dans les pays voisins avec des objectifs immédiats, par exemple le manque aigu de main-d’oeuvre, en assurant un fort investissement dans l’avancée technologique. La demande est suffisamment forte pour avoir provoqué en 1990 la publication de deux magazines, avec un tirage de départ de trente mille exemplaires chacun, entièrement consacrés à l’emploi des étudiants étrangers, et, de fait, surtout asiatiques. Face aux pressions extérieures des pays asiatiques émergents, certains secteurs - le textile technique, la robotique, l’automobile - comme la cuisine, le manga ou les jeux vidéo, sont des domaines dont il faut conserver la maîtrise pour réussir à s’imposer économiquement et géopolitiquement. Malgré la crise, pour beaucoup de jeunes Asiatiques, le choix du Japon est un choix positif. Pour les Chinois et les Coréens, cette situation ne serait pas inédite : durant les ères Meiji (1886-1912) et Taisho (1912-1926), les intellectuels et étudiants du continent se sont rendus par centaines dans l’Archipel pour apprendre les techniques modernes occidentales (parmi eux, Tchang Kaï-chek et Zhou Enlai). Dans les pays du Sud-Est, la puissance économique nippone reste le facteur déterminant. Le slogan de Meiji, Datsua nyuo, « Quittons l’Asie, entrons dans l’Occident », commençait finalement à s’effacer. Après la récession des années 1997-1998, le Japon est à nouveau dans le rouge en 2008. Les richesses créées ont chuté 12, 1 % (en rythme annuel) au dernier trimestre 2008 et continuent à dévisser depuis le début de l’année 2009. C’est la plus grave récession depuis la Seconde Guerre Mondiale. Plus grave encore que la précédente dégringolade, dont le pays a mis du temps à se remettre - on parle d’ailleurs de

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« décennie perdue ». Les industries exportatrices japonaises ont été les plus importantes bénéficiaires de la bonne conjoncture mondiale, soutenue par la consommation américaine. Quand la crise a gagné toute la planète, ce sont celles qui ont le plus souffert. Largement tournée vers l’exportation, l’économie japonaise a commencé à démanteler ses outils d’intervention publique, qui avaient pourtant fait sa réussite. En conséquence, la chute de la consommation sur ses principaux marchés a entraîné un effondrement de la croissance. Certes, depuis, le système financier et bancaire s’est assaini - à tel point que certains établissements se sont portés à la rescousse de banques américaines en péril, comme Mitsubishi. Mais le reste de l’économie (industrie et services) reste frappé de plein fouet. Le chômage grimpe à vive allure dans un pays où les indemnités ne durent que trois mois... En fait, les déréglementations mises en place pour résoudre la précédente crise de 1997-1998 ont entravé la capacité de faire face aux difficultés actuelles. L’écrivain Murakami Ryu imagine le départ massif d’adolescents, qui se regroupent à Hokkaido pour y fonder un Etat semi-indépendant avec des règles de fonctionnement différentes de celles qui sont en vigueur dans le reste du pays. Le cinéaste Kurosawa kiyoshi, dans son film Tokyo Sonata (5), montre les membres de la « génération perdue » incarnée par le fils aîné d’une famille en pleine décomposition. Il vit d petits boulots, s’engage dans l’armée américaine et part combattre au Proche-Orient, loin du Japon. Le choix de ce fils aîné peut être interprété comme la volonté d’aller jusqu’au bout de la logique absurde selon laquelle au ressortissant japonais devient un soldat américain pour prendre part aux opérations militaires des Etats-Unis dans une région particulièrement instable. Le jeune homme finit par abandonner sa mission et rejoint ceux qui les combattent afin, dit-il, de « trouver le bonheur absolu ». Il reprend ainsi en main son destin. C’est d’ailleurs le point de vue du réalisateur. Il annonce la renaissance de la société japonaise, laquelle passe forcement par la jeunesse et la reconstruction de certains repères. Tokyo Sonata débute par le licenciement du père de famille, la décision le révolte, mais il s’y plie. tant que le système fonctionne, tant qu’il permet aux entreprises de réaliser des bénéfices record, peu de voix s’élèvent pour remettre en cause ce modèle. ceux qui en sont exclus se comportent comme s’ils en faisaient encore partie, tel le cadre licencié de Kurosawa, qui continue à mener sa vie de salarié exemplaire. Il part tous les matins pour son travail, qu’il a pourtant perdu, et fait semblant de croire qu’il pourra un jour retrouver sa place dans le système. Mais il doit se faire une raison : la mondialisation a eu raison du modèle japonais. Note 5. Sur les écrans français en 2009.

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Autant que les Japonais se reconnaissaient dans le terme japonais churyu, pour classe moyenne, autant ils préfèrent utiliser une expression étrangère pour parler d’un phénomène qui les dérange profondément - « working poor » - les travailleurs pauvres. Le documentaire « Travailleurs pauvres. Je ne peux pas m’enrichir même si je travaille », diffusé en première partie de soirée, en juillet 2006, sur la chaîne publique NHK, a joué le rôle de révélateur. Les producteurs ont reçu des milliers de lettres témoignant de situations similaires. Ce qui était jusqu’alors perçu comme un comportement individuel est apparu aux yeux des Japonais comme un échec collectif face auquel il fallait réagir. La population prend aussi progressivement conscience de la nécessité de lutter contre la fatalité du pouvoir de l’argent. Dans son édition datée du 14 mars 2009, Shukan Gendai, l’un des principaux hebdomadaires, qui fête son cinquantenaire cette année, a choisi de mettre en couverture un boxeur alors qu’habituellement ce sont des jeunes femmes qui en ont les honneurs. Il s’agissait de Yabuki Jo, héros du manga Ashita no Jo (« Joe de demain »), dont les premières aventures sont parues, il y a quarante ans, dans l’hebdomadaire Shonen Magazine et ont marqué toute une génération. En cette période de crise économique et de malaise social, le choix de ce boxeur, n‘est bien sûr pas innocent. Dans la mémoire collective, Yabuki Jo est resté le symbole de la lutte contre les inégalités et un modèle d’abnégation qui a accompagné les Japonais à une époque où leur pays accédait au rang de grande puissance économique. En décidant de publier de nouveau cette série, Shulkan Gendai entend remettre au premier plan les valeurs défendues par le personnage, mais aussi, et peut-être surtout, regagner les faveurs de ceux qui ont grandi en suivant les péripéties de ce garçon dont l’ambition était de devenir champion du monde de boxe.

Note 6. 6. Actuellement, les mangas occupent plus de 45 % du marché de la bande dessinée en France, et leur ventes ont enregistré une croissance annuelle moyenne de 22 % au cours des dernières années. L’implantation n’a pourtant pas été facile. A partir des années 1970, les références de la bande dessinée franco-belge n’étaient plus là pour alimenter l’appétit des lecteurs, René Goscinny est décédé en 1977, Hergé en 1983, et il y avait un déficit important d’oeuvres pour la jeunesse. Malgré les campagnes médiatiques menées en France contre les dessins animés et les mangas qui les qualifie de « japonaiserie », et par Mme Ségolène Royal, dont le livre « Le Ras-le-bol des bébés zappeurs » (édition Robert Laffont, 1989) est un document à charge contre les productions nippones. L’intérêt pour les mangas se renforce au point que certains libraires importent des oeuvres en version originale.Flairant un bon coup, des éditeurs comme Glénat et Tonkam, pour ne citer que les pionniers, ont commencé à publier en français les premières grandes séries. Aujourd’hui les maison d’édition se livrent une concurrence féroce pour acquérir les droits de traduction, et les maisons japonaises font monter les enchères.

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En dépit de la qualité parfois discutable des traductions, les Japonais se félicitent de l’intérêt des autres pays et tentent de l’exploiter d’un point de vue économique et politique. Depuis le début des années 2000, l’exportation de contenus (kontentsu) devient une priorité. Les mangas, les films d’animation, les jeux vidéo, la musique et autres produits culturels dérivés sont considérés comme des atouts à haute valeur ajoutée. À l’initiative du premier ministre de l’époque (2001-2006) Koizumi junichiro, un département chargé de la promotion de l’industrie du contenu (kontentsu sangyo) a été créé, en 2004, au sein du ministère de l’économie et de l’industrie. Il a pour mission de soutenir les efforts des entreprises japonaises désireuses de diffuser la culture populaire nippone dans le monde. Ce soutien étatique a aussi une dimension politique. Le Japon a aujourd’hui besoin d’une reconnaissance internationale pour défendre ses intérêts vitaux. Après avoir séduit des pays du tiers-monde grâce à l’aide publique au développement, priorité des années 1990, les Japonais voudraient s’attacher les bonnes grâces du reste de la planète. L’expression « Cool Japan » figure désormais en bonne place dans le vocabulaire des diplomates nippons qui font valoir la qualité des produits culturels et l’accueil favorable qui leur est réservé, y compris, par ceux qui les critiquaient autrefois. Qui oserait dire aujourd’hui qu’un dessin animé signé Miyazaki Hayao est une « japonaiserie » (6) ? Qui s’aventurerait à proclamer que tous les mangas sont des sous-produits, quand des oeuvres comme NonnonBa, de Mizuki Shigeru, prix du meilleur album au festival d’Angoulême en 2007, sont récompensées pour leur grande qualité ? Qui pourrait prétendre que le cinéma japonais ne produit plus rien de valable depuis la disparition des derniers grands noms, lorsque « L’embaumer » de Takita Yojro remporte l’oscar du meilleur film étranger en 2009 après avoir été couronné au Festival de Montréal ? Les produits culturels sont une voie de communication, une clé de découverte, mais aussi les armes de distraction massive. Le ministère des affaires étrangères japonais est persuadé de la nécessité d’encourager la diffusion de la culture. En 2007, il a créé le Prix international du manga, qui a récompensé, en 2008, Lau Wan Kit, un artiste originaire de Hongkong. Le manga est partout présent dans les rues à Hongkong. Si l’on allume la télévision à Pékin, il n’y a pas un jour sans qu’une chaîne ne diffuse un dessin animé venu du Japon. À Bangkok on organise des réunions de cosplay, au cours desquelles les personnes présentes s’habillent comme des personnages de mangas ou de jeux vidéo. À Taibei les jeunes ne rêvent que d’apprendre le japonais. À Paris, même les publications les plus virulentes à l’égard de la Japanmania, comme Télérama, ont changé leur fusil d’épaule, tandis que des magazines comme Beaux Arts consacrent aux mangas des numéros spéciaux. Les locaux de l’ambassade du Japon en France accueillent les conférences de presse de Japan Expo, le grand rendez-vous annuel des fans de culture pop nippone qui se déroule début juillet au Parc des expositions de Paris-Nord et dont le nombre de visiteurs ne cesse d’augmenter.

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Les produits culturels japonais, comme beaucoup d’autres cultures asiatiques, entre connues et méconnues, résultent de cette tension entre réforme et conservation, entre amour et frustration, entre la promesse d’une modernisation rapide et le germe d’une crise d’identité collective, entre les pressions internationales à embrasser le néolibéralisme mondialisé et la tentation de se replier sur un développement proprement asiatique. Quand nous commandons un produit culturel, produit dans notre propre culture, nous oublions rarement de faire référence à des événements économiques, politiques, historiques liés à son existence. Mais quand il s’agit d’un produit venu de loin, ballotté dans une bouteille à la mer au verre opaque, traversant les vagues et le vent... Rien ne nous empêchera d’apprécier la culture japonaise, ce chevalier avec milles têtes en milles couleurs, ne laissons simplement pas notre fascination emporter tous les repères.

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Tropisme occidental, tentation asiatique Les principaux partenaires commerciaux du Japon sont désormais asiatique. Pour une grande part, les industries nippones envoient chez leurs voisins des composants qui, assemblés sur place, partiront vers les pays occidentaux. De façon plus générale, elles ont fait le choix de privilégier les nouvelles technologies et de miser sur la qualification de leurs salariés. Confronté à l’insécurité des routes maritimes par lesquelles transitent de 80 à 85 % de son approvisionnement en hydrocarbures, Tokyo tente de trouver d’autres voies : sur terre et sur mer, par les « routes du Nord » (voir la carte à gauche). Sources : Organisation mondiale du commerce (OMC), statistiques du commerce international ; ministère de l’intérieur et de la communication, bureau statistique ; Banque mondiale, base de données en ligne.

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L’exposition « TOKYO FIBER » s’oriente vers l’avenir du textile, de la vie humaine et de l’environnement qui s’épanouiront grâce aux performances atteintes en

matière

sens

technologies où

de

humains,

les

de

design, occultés, pointe

possibilités

dans

une

seront et

les

d’évolution

dimension réveillés

idées des

nos

par

les

innovatrices, vêtements,

du

textile et des éléments qui les environnent seront également présentées. La scène fantastique du futur « des fibres et textiles intelligents » sera dressée par le regroupement de créateurs nippons, rassemblant des architectes, des artistes, des designers, ainsi que des entreprises telles que Sony, Honda, Panasonic ou Epson. Kenya Hara, le Directeur de l’exposition

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a b c d

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Le travail des finalistes du Concours « Art textile amateur Japon 2008 » : a. Ecrivain / 65 ans b. Etudiant en médecine / 24 ans c. Vendeur / 30 ans d. Femme au foyer / 30ans

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Doraemon est un manga de Hiroshi Fujimoto et Motoo Abiko, créé durant

les années du duo Fujiko Fujio. Hiroshi Fujimoto continua les aventures de Doraemon jusqu’à sa mort. Publié au Japon depuis à plusieurs reprises en dessin animé.

1970, il a été adapté

Doraemon est un robot en forme de gros chat bleu sans oreilles venu du futur pour aider Nobita Nobi, un petit garçon timoré, et l’empêcher d’accumuler

par incompétence tellement de dettes. Doraemon possède une poche à quatre dimensions, de laquelle il sort (parfois à contre-cœur) d’innombrables gadgets futuristes pour aider Nobita à se défendre, arranger ses problèmes,

rendre jaloux d’autres enfants, etc. Cependant, bien souvent, la situation dégénère quand Nobita essaye de jouer l’apprenti sorcier avec les gadgets de Doraemon.

Les histoires ont toutes lieu au Japon, de nos jours. L’auteur y dépeint

implicitement une fresque de tous les complexes des pré-adolescents

(premiers amours, timidité, travail scolaire pénible, relations d’amitié

fragiles, etc.), mais au fond, l’histoire correspond à une période du progrès social, économique, technologique à grande vitesse au Japon : on croit profondément aux bénéfices de la nouvelle technologie et on est encore enthousiaste pour le futur proche,...

En 2008, le Ministère des Affaires étrangères du Japon a désigné Doraemon comme le premier ambassadeur d’animation, dans le but de promouvoir la culture japonaise.

En 2010, un musée de Tokyo a inauguré une exposition mettant en parallèle les plus récentes innovations technologiques avec l’univers futuriste de Doraemon afin d’éveiller l’intérêt des jeunes japonais pour la science.

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Doraemon est devenu aujourd’hui :

Héros du progrès, de l’innocence, de la confiance, de l’avenir promis grâce à la technologie.

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Héros

déchus

du

progrès

technologique. Antihéros, miroir du malaise social.

Voilà

un

paradoxe

logique,

la

modernité et la post-modernité vont toujours de pair.

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Astro le petit robot, est un manga de Osamu Tezuka, publié pour la première fois en

1952, et publié en France aux éditions Glénat.

En l’an 2003, le monde est couvert par la technologie et la science, et les robots vivent

en société avec les hommes. Au Japon, le respectable Docteur Tenma est une figure dominante des sciences, et a contribué à la modernisation du pays. Un jour, son fils unique,

Tobio, se fait tuer dans un accident de voiture. Pris de désespoir et ne pouvant accepter cette perte, Tenma décide de faire bâtir un robot à l’image de son fils afin de le remplacer, et de le munir de super-pouvoirs pour qu’il ne soit plus victime de quelque accident.

Bien que le nouveau Tobio s’humanise et développe l’âme d’un garçon humain, Tenma

se rend compte qu’un robot ne pourra jamais remplacer son fils après s’être aperçu qu’il ne grandirait jamais comme un vrai enfant. Il le rejette, le renie et le vend à un cirque de

robots dont le directeur est très cruel envers les artistes. Mais Tobio est recueilli par un

savant, le professeur Ochanomizu, qui le prend sous son aile et décide de faire de lui un super-héros, renommé Astro, qui combattra pour la paix, la justice et la tolérance dans un monde où les robots sont souvent objets de discrimination par les humains.

Ce fut le premier dessin animé japonais. C’est toujours le plus célèbre : une statue d’Astro figure à la sortie de la gare de Kyoto, et le jingle du métro de la station Takadanobaba à Tokyo reprend le thème du générique de la série.

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Crayon Shin-chan, également intitulé Shin Chan, est une série japonaise de manga et de dessin animé, créée par Yoshito Usui en

1990. La série suit les aventures trépidantes

d’un petit garçon de cinq ans, Shinnosuke Nohara (surnommé Shin Chan) ainsi que de

sa famille, ses voisins, ses amis et son entourage. Dès ses premières apparitions, Shin

Chan était souvent considéré comme le « Bart Simpson » du Japon en référence à ses nombreuses bêtises et à sa particularité d’exposer ses fesses en public, le gag visuel et certaines scènes comportent des images parodiques provenant majoritairement de la société japonaise en période de crise économique.

En Chine, l’émission intitulée « La Bi Xiao Xin » est diffusée sur plusieurs chaînes locales de

télévision non-censurée et bien traduite. La franchise Shin-Chan est très populaire dans le pays. À Taïwan, une version sous-titrée en chinois de Crayon Shin-chan a été diffusée

pour la première fois le 13 avril 1992. Au Vietnam, les cinq premiers livres du manga ont

été publiés en juillet et août 2006. Cependant, «Crayon Shin-chan» fait scandale auprès

de la société vietnamienne jugeant que les livres contenaient des scènes impertinentes. En Corée du Sud, la version animée est énormément censurée comparée à la version japonaise. Toutes les scènes révélant les parties intimes de Shin sont supprimées. Quelques

épisodes contenant des scènes explicites sont censurés et tous les thèmes matures tels que le générique de début et de fin sont doublés et édités dans un contexte enfantin.

Cependant, le manga est catalogué comme étant « interdit aux moins de 19 ans ». Shinchan est l’un des personnages les plus populaires en Indonésie. En Malaisie, comme en

Corée du Sud, les scènes explicites sont censurées. En Inde, Shin-chan est diffusé pour la première fois sur Hungama TV le 19 juin 2006. Dû au comportement du personnage de la série, des parents manifestent leur mécontentement et clament que Shin-chan est un mauvais exemple pour les enfants. L’émission est banni le 18 octobre 2008 par la branche

télévisuelle de l’Inde pour nudité et insultes. Avant son bannissement, la version hindou de Shin-chan a gagné 50-60% des parts du marché en Inde.

En Espagne, la série a été diffusée dans de nombreuses langues incluant le catalan, le basque, le galicien et l’espagnol. La série n’est pas censurée. Bien que la série eut du

succès, beaucoup de chaînes télévisées espagnoles ont été forcées de retirer Shin-chan

de leur programme à cause d’associations de parents qui jugent que ce programme n’est pas adapté pour les enfants. La série est également populaire aux Pays-Bas. Depuis ses

débuts en 2003 sur la chaîne locale Fox Kids (actuellement Jetix), la série était populaire parmi les enfants âgés de 6-12 ans, mais plus tard, elle est suivie par une audience plus

mature. Dû à de nombreuses blagues satiriques et au personnage exposant ses fesses à la télévision, Fox Kids reçoit la plainte de nombreux parents. La chaîne a par la suite cessé de diffuser l’émission. En Belgique, la série a été diffusée sur Club RTL et Kanaal 219.

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Tokyo La vitesse et la lenteur

Tokyo

mai 2011

17 : 45 04 : 20

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Hôtel Marunouchi

17 ème étage


Les maison japonaises : la renaissance des chatières

Voici une société, et d’abord une ville, consumériste à l’extrême. La jouissance capitaliste de la consommation est pourtant tempérée et adoucie par une toute autre sensibilité : une certaine conception du temps qui est aussi éloignée de l’idée d’un ordre immuable des choses que celle de progression et de résolution. Le rapport au temps a un caractère cyclique et rythmique. Il est fait d’écoulement, de renouvellement, de dépérissement, de création continue. La naissance, l’existence, la transformation, la destruction précédent déjà une renaissance. Le bruit des pattes du chien, à un certain rythme - pap pap pap pappapa - c’est Paris. Une lenteur à l’échelle humaine et animale. Tokyo est en revanche une cité de chat, les mouvements et les mutations rapides ont eu lieu sans un bruit, les yeux craintifs observaient avec discrétion, mais quand il faisait beau, quand il y avait quelque part un malheureux oiseau appétissant, ou quand l’heure était arrivée, on pouvait effectivement faire un saut en avant. Les parcelles des quartiers étroits à Tokyo ressemblent aussi à des chatières, mais c’est dans ces petites maisons, que l’on retrouve les concepts architecturaux les plus originaux. Les habitants, ces chats discrets, sont les clients les plus exigeants mais aussi les plus tolérants de l’architecture contemporaine d’avant-garde, une lutte en permanence contre l’exiguïté d’un environnement urbain. Au Japon, l’idée même de maison diffère par rapport au reste du monde. Nombre de maison, en particulier celles créées par les architectes d’avant-garde, se distinguent des habitations occidentales par leur apparence, leur confort ou leur utilisation. Certaines se caractérisent par des formes étranges ou des toits à fortes pentes. Parfois, l’emplacement des pièces surprend : en Occident, il est difficile d’imaginer une cuisine au deuxième étage, alors que c’est tout à fait possible au Japon. Où qu’elle se trouve, une maison doit servir d’abri pour dormir et manger. Ces exigences fondamentales constituent le seul point commun entre les maison japonaises et celles du reste du monde. Des usages et des relations sociales profondément ancrés, ainsi que tout un ensemble de facteurs contextuels rendent les maisons japonaises différentes : celles d’aujourd’hui intègrent à la fois traditions et réalités contemporaines. Les choix architecturaux sont davantage influencés par la situation locale que par les modes internationales. Au Japon, où la place est limitée et les terrains petits, la réglementation a un impact sur la forme des maisons, tandis que la surface des pièces est déterminée en fonction des

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dimensions des meubles. Les architectes placent les pièces en fonction des possibilités, parfois en dehors de considérations pratiques. La frontière entre le travail et la maison n’est pas toujours très nette ; il n’est pas rare de trouver un cabinet de dentiste ou un pressing dans une maison. Les matériaux de construction eux-mêmes sont parfois peu conventionnels comme le plastique ou le papier. Le sens le plus strict du mot « environnement » fait référence au contexte du site. Dans les villes européennes et américaines, les règles d’urbanisme et les contraintes architecturales imposent une harmonisation. Ces considérations sont rares au Japon où toute construction est traitée comme une entité distincte. L’environnement reste donc un concept large qui englobe des caractéristiques à la fois conceptuelles et physiques. La rareté et le prix exorbitant des terrains, une culture nationale fortement ancrée, une structure sociale en pleine mutation influencent dans une large mesure l’architecture japonaise contemporaine. Curieusement, les bâtiments environnants ont peu d’influence sur la conception des maisons, en particulier en milieu urbain. Des décors changeants et des juxtapositions insolites font partie du paysage. Le tissu urbain de Tokyo reste relativement stable, mais les constructions individuelles sont soumises à un cycle continu de démolition et de reconstruction. Disparaissant parfois subitement, elles réapparaissent aussitôt, sans la moindre considération pour le vocabulaire architectural ou l’esthétique des maisons voisines. Bien souvent, seuls les incontournables poteaux avec leurs réseaux de fils électriques instaurent un semblant d’unité. Le chaos visuel créé par cette situation inspire peu les architectes. En revanche, ils en tirent une évidente liberté : si, à terme, le bâtiment voisin est condamné, il est inutile de chercher un dialogue esthétique ou formel avec lui. De nombreux architectes élèvent des murs alentour pour préserver leur nouvelle construction. Le Japon a traversé des catastrophes naturelles, la guerre et un renouvellement urbain important : la reconstruction fait partie de la culture du pays. Les habitants, et en particulier les maisons, ont une espérance de vie de seulement vingt ans. Après deux décennies, les maisons faites en bois trahissent leur âge et sont mûres pour le « tatekae » qui consiste à détruire et recommencer. Habituellement, les contraintes d’urbanisme, plus que l’environnement physique, dictent la surface et l’orientation de la maison. Selon l’architecte Koh Kitayama, « la largeur de la rue détermine la hauteur du bâtiment - plus la rue est étroite, plus basse sera la maison. »

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Il existe des exceptions, mais bien souvent, les petites parcelles perdent encore de la surface constructible en raison des restrictions sur la hauteur ou le retrait. Outre les contraintes habituelles, les fameuses lois sur l’ensoleillement restreignent le nombre d’heures durant lesquelles un bâtiment est autorisé à projeter son ombre sur les constructions environnantes. Parfois, enfin, il existe une nouvelle contrainte : il arrive qu’un élargissement futur de la rue soit programmé par la ville. Les restrictions en termes de zonage et de construction permettent de contrôler la densité et le développement urbains. Au Japon, et surtout à Tokyo où les prix de l’immobilier restent très élevés, les terrains coûtent une fortune tandis que les bâtiments existants ont peu de valeur. « Il est très tentant de considérer les propriétés résidentielles comme un simple moyen de spéculer », regrette l’architecte Nobuaki Furuya. Les promoteurs mais aussi des propriétaires décident de subdiviser leur parcelle. Nombre de famille n’ont pas d’autre choix que de vendre une partie de leur terrain pour régler des droits de succession exorbitants. Ce phénomène explique en partie la rareté des immenses propriétés avec jardin et des maisons de thé privées, surtout à Tokyo. Les maisons nippones traditionnelles se distinguaient en général par des couloirs et des chambres compris dans une composition horizontale recouverte d’un toit haut en chaume ou en tuiles et un plancher de plain-pied. La surface et les proportions des pièces étaient déterminés par les éléments modulaires fixés sur les poteaux de la structure et par les dimensions d’un tatami. La taille de ce tapis de paille pouvait varier mais était toujours calculée en fonction du corps humain, un tatami correspondant à peu près aux dimensions d’une personne. Entre le sol et le plafond, des cloisons fixes ou mobiles, des écrans en papier shoji translucide ou des panneaux opaques fusuma permettaient de diviser l’espace ou d’agrandir les pièces. Ces éléments, ainsi que des meubles mobiles, apportaient une très grande flexibilité. On pouvait facilement transformer une chambre en salon, simplement en remplaçant les futons par une table et des coussins. En revanche, l’usage de certaines pièces était exclusif. Les endroits considérés comme « impur », tels la cuisine et les toilettes, n’avaient pas d’autres usages. La cuisine se faisait généralement dans la doma, une pièce en terre battue située en contrebas du plancher courant. Les toilettes se trouvaient dans une pièce totalement séparée de celle où se déroulait le rituel du bain, considéré comme pur. Ces caractéristiques ont radicalement changé après la Seconde Guerre mondiale, quand les mutations de la structure familiale ont influencé l’habitat. Comme l’explique l’architecte Hiroshi Maruyama : « Avant la guerre, il fallait une grande maison pour abriter une grande famille. Après la guerre, la famille s’est divisée en plusieurs petites entités. » Comme autrefois, le fils aîné reprenait les affaires familiales et restait dans la maison, tandis que les autres frères partaient chercher fortune en ville. Pour répondre à

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la demande de ces nouveaux arrivants, le gouvernement japonais a commencé à construire des appartements subventionnés : le concept du « NLDK » était né. Ce terme emprunté à l’anglais signifiait « number of bedrooms, living-room, dining-room, kitchen » (« nombre de chambres, salon, salle à manger, cuisine »). La nouvelle nomenclature attribuait des fonctions aux différents espaces. Un plan 3LDK correspondait à un appartement ou à une maison à trois chambres en tatami, une cuisine et un coin salon/salle à manger. Inspiré de l’idée occidentale qui veut qu’à chaque pièce corresponde une fonction, ce système entendait améliorer la qualité de vie en séparant les espaces communs des lieux consacrés au sommeil et en divisant la maison en plusieurs petites pièces. « C’est devenu le modèle de tous les types d’habitations, explique l’architecte Yoko Kinoshita. Puis ce système est devenu une référence, mais personne n’a pris la peine de l’évaluer. » Ce modèle est censé représenter le foyer type de l’unité idéale du Japon d’aprèsguerre : la famille nucléaire, composée d’un couple et de ses enfants. Contrairement à la famille au sens large d’avant-guerre, celle-ci devenait beaucoup plus démocratique et jouait le rôle d’« incubateur à enfants », selon les termes de l’architecte Jun Aoki. « Après la guerre, les enfants ont eu un rôle plus important, non seulement aux yeux de leurs parents, mais aussi pour la nation tout entière. » Le système NLDK, bien qu’initié par le gouvernement, a fini par être adopté par les promoteurs et les constructeurs privés, y compris ces fameux « pavillonneurs » qui ont commencé à vendre leurs produits clés en main dans les années 1960. Selon le principe de la chaîne d’assemblage, ces sociétés proposaient des plans standards et des éléments préfabriqués. Inspirées des maisons typiques des banlieues américaines, ces habitations n’exigeaient pas l’intervention d’un architecte. Aujourd’hui, ce marché est florissant, en particulier dans les grandes métropoles comme Tokyo. Choisis sur catalogue, sur Internet et sur des lieux d’exposition, les plans et les styles de ce type de maison proposent des options à l’infini : clôture en bois, cuisines équipées, chambres d’amis en tatami. « Les gens achètent l’image que leur présente le constructeur, explique Chiharu Sugi, architecte Tokyoïte. Mais cette image ne correspond pas à la réalité. » L’autre inconvénient des maisons préfabriquées est qu’elles s’adaptent difficilement aux sites irréguliers et aux évolutions de la société, deux critères incontournables aujourd’hui. Les architectes interviennent souvent à ce moment : les propriétaires de parcelles de petite taille ou de forme trop complexe se tournent vers des spécialistes, leur demandant de résoudre les handicaps de départ, et laissant ainsi souvent la place à des constructions innovantes. Les propriétaires de la Small House, une construction de 77 mètres carrés située en plein coeur de Tokyo, auraient presque pu envisager une maison préfabriquée sur leur terrain de 60 mètres carrés. Mais le couple a préféré demander à Kazuyo Sejima d’imaginer pour eux une maison originale. L’intérieur se divise en quatre niveaux successifs, chacun ayant une surface et une hauteur différentes. Des murs

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métalliques inclinés ont permis de relier les différents étages. Des mutations démographiques et sociales ont également conduit à ce que l’on fasse plus souvent appel à un architecte. A l’heure actuelle, seulement soixante pour cent des ménages japonais correspondent à la famille nucléaire standard, selon Yoko Kinishita. Comme dans tous les pays développés, le nombre de familles monoparentales, de couples non mariés et autres familles dites non classiques augmente. Sans compter que la population japonaise vieillit, tandis que le taux de natalité est plus bas que jamais. Ces facteurs ont des conséquences non négligeables sur la conception des logements. De plus en plus souvent, les architectes se voient confier des projets de maison pour répondre aux besoins physiques - ou les anticiper - de clients âgés qui souhaitent vivre seuls ou avec leurs enfants adultes dans des maisons regroupant plusieurs générations. Des personnes moins aisées peuvent également envisager de s’adresser à un architecte, les taux d’intérêt étant très bas depuis plusieurs années et les prêts très intéressants (la valeur des terrains ayant considérablement baissé depuis la bulle spéculative, à la fin des années 1980 et au début des années 1990). Les projets soumis à beaucoup de contraintes sont souvent les plus innovants, car ils obligent les architectes à proposer des solutions audacieuses. Un couple de trentenaires, qui souhaitait acquérir une bande de terrain bon marché mise en vente par le service des eaux de la ville de Tokyo, a demandé conseil aux architectes Yasuhiro Yamashita et Masahiro Ikeda. « Les clients ne voulaient pas savoir ce qu’ils pourraient construire sur ce terrain, mais simplement s’il était envisageable d’y construire quelque chose », explique Yasuhiro Yamashita. Lucky Drops, maison de 2 mètres de large mais 30 mètres de long achevée en 2005, couverte de plastique renforcé de fibre de verre, « ressemble à une baguette japonaise. » A Tokyo, hormis la largeur des rues qui doit être au minimum de 2 mètres pour permettre le passage des véhicules d’urgence, il existe peu de restrictions légales portant sur la forme des parcelles. Ceci dit, la réglementation mise en place pour protéger la population des catastrophes comme les feux ou les séismes, ou pour limiter l’impact des nouvelles constructions sur leur environnement immédiat, influence considérablement la forme des bâtiments. Outre les lois limitant la densité du site, celles concernant l’ensoleillement sont les plus contraignantes pour les concepteurs de petites maisons. Partant du principe que chacun a droit à une certaine quantité de soleil par jour, la loi limite le nombre d’heures pendant les quelles un bâtiment peut projeter son ombre sur les propriétés voisines et sur la rue. Dictées par la position du soleil au solstice d’hiver, ces règles conditionnent le retrait des bâtiments, leur hauteur et leur volume. Elles expliquent aussi la présence des toitures à fortes pentes qui couronnent les immeubles de

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toute la ville. Face à de telles contraintes, les architectes préfèrent souvent déterminer le volume maximal autorisé, puis travaillent l’intérieur. Une fois l’enveloppe extérieure définie, il existe différentes manières de diviser l’espace intérieur, horizontalement et verticalement. En raison de l’exiguïté des parcelles, la ville de Tokyo a décidé d’exclure les sous-sols du calcul des surfaces constructibles autorisées à la fin des années 1990. Certains concepteurs défendent avec ferveur cette solution. Aussi la réglementation limite-t-elle les ajouts sur les toits qui deviennent souvent des annexes de la maison où dort un jeune enfant. L’extension verticale reste la solution la plus adaptée à des quartiers étroits. Quand il n’existe pas d’autre option que d’empiler des pièces les unes au-dessus des autres, l’escalier sert de couloir ou de hall d’entrée et distribue une seule pièce par étage. Il est possible d’établir une hiérarchie spatiale en variant la hauteur des plafonds. A l’inverse, la miniaturisation ou les dimensions réduites permettent de récupérer quelques précieux centimètres carrés. Et si toutes les solutions ont été étudiées en vain, il est toujours possible de donner l’impression d’espace. Un puits de lumière encadrant une peinture de ciel ou des fenêtres situées afin de faire un courant d’air relient par l’imaginaire un espace confiné à la nature environnante. Mais toute ouverture doit être étudiée pour préserver l’intimité. Souvent proches les unes des autres, les maisons à Tokyo ne permettent pas toujours à leur habitants de s’isoler facilement, tant sur le plan visuel que phonique. Quelques techniques courantes apportent des solutions, comme éviter d’aligner les fenêtres avec celles des voisins en privilégiant les changements de niveau, créer des zones tampons, telles que les halls d’entrée. Le manque de rangement est aussi un véritable casse-tête à Tokyo. Les efforts des concepteurs les plus ingénieux, capables d’utiliser les moindres recoins d’un escalier, les dessous d’un tatami ou encore l’intérieur des murs, ne suffisent pas toujours à pallier le problème. Malgré cela, on rêve toujours de sa propre maison, même petite. Ce désir pousse les habitants et les architectes mais aussi les médias à repenser les éléments traditionnels de l’habitat et à imaginer ce qui fait qu’un simple abri au départ devient aujourd’hui une maison. Des situations les plus complexes surgissent souvent les solutions les plus créatives.

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L’architecture histoire

traditionnelle

aussi

ancienne

que

japonaise

a

celle

Japon.

du

une

Fortement influencée par l’architecture chinoise, elle se distingue cependant par certains aspects et différences importantes qui sont typiquement japonaises. La plupart des bâtiments qui subsistent aujourd’hui

de

l’architecture

pré-moderne

japonaise sont majoritairement des châteaux, des temples bouddhistes, et des sanctuaires shinto.

Les washitsu sont des pièces de style japonais en tatami. Elles sont séparées par des portes coulissantes en

papier

appelées

(washi)

épaisses.

Les

fréquemment

un

et

shoji

lorsqu’elles

fusuma

lorsqu’elles

pièces tokonoma

en qui

tatami ajoute

sont sont

ont

aussi

un

espace

formel de décoration.

ICYNENE est une mousse isolante souple projetée à chaud en phase aqueuse, largement utilisée dans travaux de rénovation au Japon. Elle adhère à tout support et épouse les formes complexes des zones à

isoler,

en

minimisant

les

ponts

thermiques.

Elle est produite à partir de deux composants liquides

qui,

une

fois

mélangés

à

chaud

sous

pression, augmentent très rapidement de volume, sans aucun dégagement toxique, pour devenir une mousse isolante, souple et légère (environ 8kg/ m3 de masse volumique), complètement neutre pour l’environnement. La mousse expansée se compose de 90% d’air.

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Un square, usuellement constitué en détruisant un ilôt d’habitation.

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Tokyo, quartier Ginza, quartier de verticalitĂŠ.

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Quatre

principales

constructions

des

maisons

japonaises contemporaines : construction bois, construction

métallique,

construction

bloc

béton, construction bois-béton.

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Un devis de travaux de rénovation : Terrassement

Revêtement

Construction de toiture

Matériel de chantier

Isolation hydrofuge

Système sanitaire

Façonnage métallique

Maçonnerie, façade extérieure

Fenêtres et vitrages

Transport

Fondation

Construction de charpente Escalier

Plâtre et cloisons

Total en yen

Fourniture et pose

Electricité et chauffage

Climatisation et ventilation Divers

Total (plus 10 % à 15 % de frais annexes à l’architecte engagé)

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Une bataille contre l’exiguïté légentaire : Reflection of Mineral House Tokyo 2009 Architecte : Yasuhiro Yamashita (Atelier Tekuto)

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Photographe : Makoto Yoshida


Rabbit House Tokyo 2006

137mq x 27mq

Architecte : Atsushi Yagi (Studio Kuhara Yagi)

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Une petite bulle flottante Ă usage commercial. Tokyo mai 2011

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A teahouse too high in my father’s garden. Chino 2004

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Architecte : Fujimori Terunobu


Les parcs zoologiques à Tokyo : la nature naturelle et la nature artificielle

Les parcs zoologiques de Tokyo sont un de ces lieux qui démontrent la lenteur. Les enfants courent près des parents nerveux, les marchands de glace ambulants sont tous équipés de haut-parleurs et d’une voix aigüe de jeune fille. On a pourtant l’impression que les visiteurs des zoos sont aussi sereins que les moines au palais du thé. C’est un endroit qui transforme le fantasme de la nature « bien-être » en espace urbain, en un espace public réservé du pouvoir magique pour les commerçants, un monde ainsi baigné dans une ambiance joyeusement « déjantée ». Les habitants de Tokyo sont régulièrement informés des « baby boom » aux parcs zoologiques de la ville. À la naissance d’un bébé singe, d’un bébé hippopotame ou d’un lionceau couvert de poils dorés, les jeunes couples et les familles se réunissent au parc d’Uneno (ou le zoo de Tama, d’Inokashira ou d’Ohshima...). Impossible d’échapper à ce type d’événement tandis que le média en parle avec tant d’enthousiasme. Les zoos demeurent un véritable espace public, dans lesquels les familles aux conditions sociales différentes se réunissent. Les enfants se mélangent, courent derrière les oies et les lapins. Les zoos demeurent également un lieu commercial, on s’y rend après avoir beaucoup vu les adorables visages des animaux nouveau-nés à la télévision. Les enfants peuvent acheter des pâtures en forme de cookie pour les oies et les lapins (1). Au tour d’une table ronde, dix bébés chimpanzés attendent les visiteurs avec leurs petits bavoirs, ce spectacle, pourtant vulgaire aux yeux des certains adultes, excite toujours le jeune public. Le zoo est ainsi un lieu artificiellement naturel, témoignant d’un étrange rapport entre les hommes et la Nature dans un contexte urbain. La compréhension de l’ambiguïté entre la Nature et la nature dans la ville conduit aussi à des réponses architecturales différentes. Il y a une subtile différence entre les zoos japonais et la plupart de zoos européens que j’ai pu visiter. Il me semble que les parcs zoologiques européens, malgré les différentes conditions géographiques, les aménagements et les services proposés se développent en général autour du bien-être des animaux et de la conservation (l’imitation) de la nature.

Note 1. Les « zoos pour enfants » sont une particularité au Japon, le concept est d’origine américaine. Dans ce type de zoo, les animaux sont le plus souvent familiers pour être approchés, ou assez dociles pour être caressés. La nourriture est fournie par le zoo et est vendue aux visiteurs par l’intermédiaire d’un distributeur automatique ou d’un kiosque situé à proximité.

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Dans les années 1950, le zoologiste allemand Bernhard Grzimek a utilisé le zoo et la société zoologique de Francfort pour populariser l’idée de conservation de la nature, depuis, le jardin zoologique a fini par devenir le bioparc, ou le parc de conservation, puis a été rapidement remplacé par le centre de l’environnement de nos jours. Mais les aménagements rencontrent très vite des conflits au niveau de la persistance d’établissements rétrogrades et des difficultés financières. Beaucoup de zoos en Europe sont placées sous la protection des monuments historiques, et très peu d’entre eux peuvent être modifiées pour satisfaire à la protection et au respect de la vie des animaux. Le jardin zoologique de Schönbrunn à Vienne par exemple, est localisé sur les terrains du célèbre château Schönbrunn. Ce zoo fondé en 1752 était basé sur l’architecture des ménageries de cour impériale, les animaux étaient en partie des objets de décoration pour des constructions de style baroque, romantique ou exotique. Aujourd’hui, son réaménagement se trouve dans les étroites limites géographiques du patrimoine historique. Le jardin zoologique de Berlin est conçu en 1844 dans le style d’un parc paysager à l’anglaise par l’architecte de jardins, Peter Joseph Lenné, c’était également un parc de promenade pour la bourgeoisie métropolitaine. Le zoo d’Anvers se trouve au centre ville, juste à côté de la gare centrale, c’est le zoo le plus éducatif et ludique que j’ai visité en Europe, mais cette nature est accompagnée par le bruit du centre ville en permanence. Dans tous les cas, il me paraît suspect de placer systématiquement le droit des animaux et la conservation d’un espace naturel intact au coeur d’un projet de zoo au milieu d’un environnement urbain, même si l’intention est très juste. Mais il ne faudrait pas oublier le contexte urbain industriel. Des enclos convenables ne remplacent jamais la nature, ni la vaste forêt ni l’immense steppe. C’est exactement ce pourquoi les zoos japonais sont très inspirants. L’idée, est de créer un espace pour que les animaux sauvages puissent « immigrer » en ville, s’adapter à un environnement qui ne sera jamais à 100 % « naturel », s’habituer aux hommes - les visiteurs. Toute la conception commence par cette reconnaissance de la « nature artificielle », c’est-à-dire une réalité urbaine, c’est-à-dire l’utopie moraliste hypocrite que nous construisons pour justifier notre acte, après tout, rien n’échappe au consumérisme.

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Les zoos à Tokyo donnent ainsi plus l’impression d’être un espace urbain qu’un espace tenant à s’approcher le plus possible la nature. Aussi affirment-ils plus leur statut commercial. Le zoo est davantage une sorte de Fantasyland, avec une dimension d’aménagement et architecturale évidente ; non seulement pour les besoins des animaux mais aussi pour les besoins de visiteurs ainsi que le bénéfice de l’organisation et du commerce lié à l’activité du zoo. C’est avant tout un autre concept, tous les installations et les services sont créés pour faciliter la « communication » entre les visiteurs et les animaux ainsi que les échanges entres les visiteurs. Le parc de conservation cède la place au parc de communication et d’échange. L’enjeu du design zoologique n’est plus limité à l’amélioration de l’environnement des animaux. La relation entre les visiteurs et les animaux « visités » devient l’enjeu global. « Génial, le zoo de M.Shimura »(天才!志村どうぶつ園 TENSAI ! SHIMURA DOUBUTSUEN) est une émission qui parle des animaux, diffusée sur la chaîne nationale JST. L’immense popularité de cette émission est liée à l’originalité du programme (design des zoos, animaux sauvages temporairement « adoptés » par les vedettes populaires, ect.) et au casting de beaux animaux. La partie consacrée au design dans les zoos est exceptionnelle. Tout d’abord, les idées innovantes ne sont pas lancées par des designers ou des architectes, ni même les experts des animaux, elles émergent des dessins presque enfantins d’un jeune chanteur, l’invité permanent de l’émission. Le plus intéressant, c’est que ces solutions sont pour la plupart de temps rapidement testées, développées et mises en place par le parc zoologique concerné. Et le temps éprouve que ces nouveaux systèmes, visant à résoudre de multiples problèmes du point de vue du bien-être des animaux en captivité, fonctionnent très bien. Parmi ces installations, il y a ce système de poulie, avec les branches attachées à la chaîne, installé à la hauteur des yeux des girafes, le déplacement des branches appétissantes est contrôlé par les employés du zoo, pour faire marcher les girafes paresseuses entre les arbres au moment de l’alimentation. Ou encore ces mobiles suspendus dans l’enclos des tigres, cette fois, ce sont les jeunes visiteurs qui contrôlent la transmission du mouvement pour faire sauter les tigres blancs, les rendant de moins en moins farouches. Ces solutions pour lutter contre « l’ennui » des animaux, sont très peu raffinées, mais à partir du moment où elles mènent à une interaction entre l’homme et l’animal, elles introduisent une option qui me semble intéressante : au lieu de réaliser des enclos faussement semblables au milieu naturel (chose parfois délicate à faire dans une ville : problème d’espace, d’écologie, d’environnement social...), n’est-ce pas plus logique de créer un environnement artificiel mais convenant aux besoins spécifiques des animaux ? Ne serait-ce pas non plus une option pertinente pour l’homme dans son environnement urbain ?

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Le Zoo de Berlin (Zoologischer Garten Berlin)

a.b. La planète des signes. c. La plage « jacuzzi » des phoques. d. Une salle de cuisine au services des animaux bien aimés.

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« Génial, le zoo de M. Shimura » : les promeneurs de girafes.

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« Génial, le zoo de M. Shimura » : les pêcheurs de tigres.

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Là où dansent les grues, là où sifflent les trains : flux et flots

Tokyo est une ville « étagée », organisée à partir de plusieurs niveaux souterrains et aériens destinés à la circulation des voitures, des trains, des métros et des piétons. C’est une ville faite de superpositions. Les passages pour piétons sont surélevés. Dans les nombreuses propositions de stationnement, les voitures ne sont pas alignées horizontalement mais superposées. Tokyo est faite d’un enchevêtrement de tunnels, de viaducs, de ponts, de passerelles, d’autoroutes, d’échangeurs qui se croisent le plus fréquemment en diagonale. Ce n’est pas une ville de « stocks » (monuments, patrimoine, denrées alimentaires conservées), mais de flots (d’habitants en transit) et de flux (notamment de trains toujours à l’heure). C’est une ville de réseaux, de connexions, d’interconnexions, de circulation, de bifurcation dans laquelle tout se trouve en interdépendance. La conduite automobile, surtout sur autoroute, constitue une expérience dynamique, excitante et extrêmement utile pour appréhender la morphologie urbaine de Tokyo, morphologie que l’on peut également lire en utilisant les nombreuses voies ferrées aériennes. Les dimensions illimitées de la ville deviennent clairement perceptibles lorsque le chaos du paysage urbain se poursuit de façon constante pendant des temps de parcours très longs, et cela en dépit de la rapidité des trains. La fréquentation de l’immense réseau métropolitain, de ses stations gigantesques et bondées jusqu’à minuit constitue aussi une authentique expérience socio-anthropologique. L’infrastructure ferroviaire est la plus importante et la mieux répartie à Tokyo. Au Japon, on ne peut pas retracer l’histoire de la ville sans parler du développement des systèmes ferroviaires. C’est-à-dire que la majeure partie des centres urbains ne sont pas l’oeuvre des interventions urbanistiques des gouvernements locaux ou nationaux mais plutôt le résultat d’activités commerciales ou de stratégies financières de sociétés rattachées aux chemins de fer. Tokyo se trouve en réalité au centre d’un réseau capillaire très efficace - le plus sophistiqué du monde, de trains circulant à différents niveaux, souterrains ou aériens, de métropolitains plus ou moins longs, géré par JR - Japan Railways. Pour prendre la mesure de l’intensité des circuits et de la méticulosité des dispositifs de circulation inventés, il faut se rendre à Shinjuku. D’abord, celui qui n’est pas passé au moins une fois dans sa vie à la gare de Shinjuku entre six heures du soir et minuit ne peut imaginer ce qu’est la densité urbaine. Car Shinjuku, ce n’est pas une mais trois gares avec ses soixante et quelque sorties et entrées vers lesquelles affluent et se croisent chaque jour des millions de passagers. Ce qu’il y a de plus surprenant c’est que les gens ne se heurtent pas, mais se frôlent en glissant. Une chorégraphie urbaine pas vraiment désirée.

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A Shinjuku convergent la plupart des lignes de métro, de chemin de fer et de shinkansen, TGV appartenant tous à des compagnies privées. Parvenu à la ligne, on aperçoit que des files de deux rangées commencent à se former alors que les trains ou les rames de métro arrivent avec une régularité absolue (deux minutes trente). Il est ainsi possible d’atteindre rapidement en train n’importe quel quartier de la ville et du pays tout entier. La ligne la plus importante est celle appelée Yamanote, une ligne circulaire qui détient le record mondial du nombre de voyageurs par jour et qui constitue une frontière physique et psychologique entre la partie de la ville qu’elle enserre - le véritable centre de la capitale - et tout ce qui se trouve en dehors d’elle : la limite entre la ville et les faubourgs. Les compagnies privées appartiennent souvent à des groupes financiers qui possèdent aussi des grands magasins, des supermarchés, des hôtels, des sociétés de développement foncier, des entreprises de bâtiment, des agences de voyage, de compagnies publicitaires, des sociétés de gestion de résidences de vacances. La concurrence entre les différentes compagnies privées a souvent été le moteur de processus de développement réellement gigantesques. C’est le cas, par exemple, de la rivalité historique entre les compagnies Tokyu et Seibu, qui a engendré une série d’investissements en chaîne dans la grande distribution commerciale. De façon signifiante, les gares et leurs environs immédiats tendent de plus en plus à se transformer en structures multifonctionnelles qui envahissent, à différents niveaux, des portions toujours plus étendues de la ville. Dans ce labyrinthe souterrain animé et rempli à ras bord de marchandises, on saisit le sens d’une ville gouvernée par des lois économiques où le chaos et le manque absolu d’intérêt pour la qualité physique des espaces et pour leur agencement vont de paire avec la fonctionnalité, l’efficacité, la vitalité et le confort. En raison des enchevêtrements déconcertants entre automobiles et trains, et surtout entre différents trains, il est difficile de se rendre compte du niveau sur lequel on circule, sous terre ou sur terre. Si l’on ignore la sortie à prendre, on risque de se retrouver très loin de la direction d’origine. D’ailleurs, une fois dehors, il n’est pas toujours facile d’identifier le niveau rue, car il existe de multiples niveaux, les automobiles peuvent rouler à toute vitesse beaucoup plus haut et/ou beaucoup plus bas, comme dans les esquisses de cités futuristes. La notion même de « niveau rue » se perd. Le rez-de-chaussée tend de plus en plus à devenir un bloc à plusieurs étages qui raccorde des niveaux orographiques différents, mais qui, surtout, descend en profondeur à la recherche d’un espace de plus en plus vital. La voirie mérite, quant à elle, une série de remarques. Selon l’ancienne implantation féodale, les rues

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dessinaient des angles imprévus tandis que des enclos s’interposaient entre une rue et une autre : ce système en chicane était conçu pour ralentir l’avancée des ennemis vers le château. Il a apparemment disparu ; pourtant, aujourd’hui encore et en dépit de tout, le réseau des rues secondaires est fait de césures et d’interruptions, de brusques tournants et de changements de direction continuels, un peu comme celui des ruelles des Sestieri de Venise, à une échelle très différente. Tokyo est un ensemble synchronique, qui survit et s’adapte avec la ténacité d’une amibe. Chaotique, mais organique et toujours prête à se modifier. Il est difficile de ne pas reconnaître sa force. Le caractère exceptionnel de ce système tient dans le fait que les rues n’ont pas de nom, puisque la rue n’est pas perçue comme un ensemble unitaire ayant un début et une fin. Il y a bien une adresse écrite, mais elle n’a qu’une valeur postale, réservée aux facteurs les plus doués du monde. Tokyo nous redit que le rationnel n’est qu’un système parmi d’autres, cette ville ne peut être connue que par une activité de type ethnographique : il faut s’y orienter non par le livre, l’adresse, mais par la marche, la vue, l’habitude, l’expérience ; toute découverte y est intense et fragile ; elle ne pourra y être retrouvée que par le souvenir de la trace qu’elle a laissée en nous : visiter un lieu pour la première fois, c’est de la sorte commencer à l’écrire ; l’adresse n’étant pas écrite, il faut bien qu’elle fonde elle-même sa propre écriture. Le rôle des lieux de rassemblement, de référence sociale, autrefois dévolu aux sanctuaires, est probablement joué aujourd’hui par les gares, véritables noeuds de la dynamique urbaine autour desquels s’orientent et se hiérarchisent les quartiers de la ville. Tokyo est aujourd’hui un magma urbain labyrinthique, apparemment dépourvu d’ordre, de hiérarchie et de forme. Au réseau embrouillé constitué de petites rotations continuelles, déformé comme s’il était dessiné sur une feuille de caoutchouc puis tiré et déchiré en plusieurs endroits, se superpose avec indifférence le double réseau des voies ferrées surélevées et des autoroutes à parcours ultra-rapides, sans oublier les ponts sur les canaux et les innombrables passages surélevés pour piétons, destinés à diminuer l’engorgement aux croisements. Quoi qu’il en soit, une structure l’emporte sur toutes les autres, l’une des plus grandes et des plus imposantes qui soient au monde : la Tokyo Metropolitan Expressway, ruban autoroute en béton armé et en acier qui, coupant souvent les viaducs des voies ferrées, parfois surélevée, parfois souterraine, enveloppe la ville sur plus de 220 km et la rattache aux banlieues et aux villes plus éloignées. Le train traverse des quartiers résidentiels et industriels, des rues neuves et anciennes, des fleuves et des canaux, indifférent aux parcs, aux paysages, aux monuments. La ville de Tokyo n’est pas instable et variable métaphoriquement, mais physiquement. Le monde extérieur, instable, mouvant, flottant, changeant, appelle une réadaptation permanente. C’est cela la modernité liquide. Mais c’est aussi, au Japon plus qu’ailleurs, la liquéfaction (de l’idée de projet) et la liquidation (du passé). On peut dire que la morphologie complexe de la ville contemporaine est le fruit d’un processus de mélange très articulé entre la structure de l’ancienne Edo et l’importation inconsidérée du modernisme occidental.

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Ce processus a produit un « moderne » ambigü, hybride, difficilement reconnaissable, inquiétant, déplaisant par bien des aspects mais incontestablement fascinant, fluide et facilement modifiable. La raison pour laquelle Tokyo est si étendue est qu’elle n’a jamais eu de plan, de centre, ni aucune structure d’ordre visuel. Le résultat est que Tokyo est aujourd’hui « à la mode » comme elle l’était dans le passé.

Japanes Commuter Train 2006

Artiste vidéaste : Ayako Tabata alias Tabaimo

A l’intérieur d’un train de banlieue. Au milieu d’étudiants somnolants, des scènes incongrues se multiplient : un enfant se retrouve pendu aux poignées du train, une écolière est transformée en sushi, un enfant dans un landau qui retient les cheveux d’une personne sans corps. des jambes et des mains de femmes se débattent au milieu de vagues…

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Police Box : Dans tous les grands carrefours à Tokyo, on peut rencontrer un policier souriant dans un des « Police Box », aimant bavarder avec les passagers.

Mais ce sourire incarne l’autorité, au cas où. Cette présence humaine est aussi présente partout dans le transport public.

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Tama ? C’est le nom d’un chat ! Gardien d’une gare terminus de la Wakayama Tetsudô, anciennement Nankai Kishigawa line. Les trains stars de la Wakayama Tetsudô engrangent le jackpot, Ichigo densha (le train fraise !), Omo-cha (le jouet) et le Tama densha du nom de ce chat chef de gare. Gadget peut être, surtout le goût du marketing, mais qui peut imaginer un Japon sans ce type de scènes étranges ?

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Le cinéma japonais : ce qui est culturel, ce qui est structurel et ce qui est simplement conjoncturel

Ce chapitre va s’achever comme il a commencé. De manière circulaire en faisant un retour dans les quartiers étroits de Tokyo, mais cette fois un Tokyo à la vitesse scénarisée. Un Tokyo mis en scène par le cinéma japonais, qui nous donne l’exemple venu du Japon (l’exemple et non le modèle vaut mieux que le ressassement paresseux des clichés rivaux projetés sur lui). Ces clichés, qui entretiennent le fantasme d’une altérité absolue, sont affligeants, comme si les cultures pouvaient exister à l’état pur et devaient à jamais être considérées comme séparées, comme s’il n’y avait pas d’autre choix qu’entre ce que l’on nomme les traditions et ce que l’on appelle la modernité. Notons tout d’abord que le cinéma japonais, comme la littérature d’ailleurs, est assez indifférent à la description de Tokyo. Nombre de titres de films d’Ozu contiennent le nom de la capitale du Japon (Le Choeur de Tokyo [1931], Gosses de Tokyo [1932], Une femme de Tokyo [1933], Une auberge à Tokyo [1935], Crépuscule à Tokyo [1957]). Mais la ville n’est jamais véritablement décrite. Elle n’est pas le sujet du film, même s’il y est fait sans cesse référence. Même le Voyage à Tokyo (1953) d’Ozu ne la montre pas, elle n’apparaît qu’incidemment et de fort loin dans quelques très rares plans. À l’instar du couple âgé de ce film, déçu par l’inhospitalité de leur enfants qui n’ont guère de temps à leur consacrer, la plupart des personnages du cinéma japonais contemporain cherchent à quitter Tokyo. C’est le cas de Yosuke au début de « L’eau tiède sur un pont rouge » et de « Masao et Kikujiro dans l‘été » de Kikujiro. La caméra a donc plutôt tendance à fuir la ville - tandis que de nombreux réalisateurs étrangers viennent filmer Tokyo. Tokyo et son ambiance apocalyptique, dans Miso Soup de Murakami Ryû, la ville apparaît glaciale, métallique, anonyme et en pleine déliquescence. Aussi le narrateur des Bébés de la consigne automatique, du même auteur, se met-il à rêver qu’il est en train de détruire la ville. Quant à celui des « Fruits de Shinjuku » de Morita Ryûji, il imagine que les passagers de la ligne intérieure JR se trouvent enfermés dans les wagons qui effectuent sans s’arrêter leur parcours circulaire et il se demande ce qui pourrait bien les inciter à en sortir : « J’imaginais les trains de la ligne Yamanote tournant indéfiniment sur la voie qui encercle la ville sans que personne ne puisse descendre. Ceux qui voulaient absolument aller à l’école ou à leur bureau étaient obligés de forcer les portes et de sauter en marche. Ne pouvant faire autrement, ils sautaient les uns après les autres. Mais pour quelles raisons ? Tous ces gens, pourquoi risquaient-ils ainsi leur vie ? » La difficulté pour les réalisateurs (et aussi les écrivains) de Tokyo à décrire la ville qu’ils habitent ne tient pas seulement, à mon avis, à cette impression d’encerclement et d’étouffement (une impression dans une

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existence absurde, mais davantage subie que désirée, tant elle est devenue intégralement soumise aux fluctuations de l’indice Nikkei). Elle vient du fait qu’il est difficile d’imaginer la suite. Sur la place du Tokyo International Forum a été posée une énorme pierre blanche ovale et irrégulière qui ressemble à un oeuf. Que va t-il en sortir ? Un poussin ? Une créature hybride jusqu’à maintenant inconnue mais qui pourrait être un monstre ? Ou pourquoi pas un ange ? La quasi-impossibilité à parvenir à une description juste de Tokyo vient de cet enchevêtrement de réel et de virtuel, du caractère contradictoirement ordonné et chaotique, apaisant et inquiétant de la ville, de sa transformation permanente et de son extrême hétérogénéité. Entre le quartier résidentiel de Yoyogi, le quartier huppé de Den-en-Chôfu, le quartier commerçant et élégant de Ginza, le quartier commerçant mais beaucoup plus populaire d’Asakusa et les arrondissements les plus pauvres comme celui de Taitô en plein centre-ville ou ceux qui se trouvent à l’est de la Sumida, il n’y a pas la moindre unité. Si nous nous déplaçons du quartier d’affaires rénové de Marunouchi, poumon économique de la capitale qui se situe près de la gare d’Yûrakuchô, au quartier Fukagawa désigné par le terme de oka-basho (« lieu en marge ») pouvant être aussi entendu comme aku-basho (« lieu malfamé »), nous n’avons pas l’impression de nous trouver dans la même ville. La prudence incite à concentrer notre attention sur les espaces urbains de plus petites dimensions ainsi que l’a proposé Ôshima en réalisant Journal d’un voleur de Shinjuku (1969). Mais le micro-local (non seulement un quartier mais une portion de quartier) est luimême tellement fluctuant, hétérogène et contradictoire qu’une anthropologie classique de la ville telle qu’elle s’est formée aux Etats-Unis et en Europe se révèle insuffisante. Plus que les autres mégapoles du monde, Tokyo résiste à se laisser cerner par le langage et stabiliser par les images. Dazaï, déjà à son époque, avait compris que pour la suggérer ( plus que la désigner), on ne pouvait qu’avoir recours aux multiples formes de l’oxymore : « Les souvenirs de Tokyo sont autant de sombres fleurs qu’emporte une danse allègre et qui se dérobent à toute classification. », « Tokyo offre l’image d’une fébrilité mélancolique »... Le cinéaste, comme l’écrivain, et l’ethnographe, se trouve confronté à un défi : non pas céder à l’indescriptibilité et à l’inénarrabilité de la ville, mais effectuer une expérience que nous pourrions qualifier d’anti-vectorialité dans laquelle l’auteur, à l’instar de la construction de la phrase japonaise, n’a plus la maîtrise totale des situations. C’est une expérience troublante qui va à l’encontre de l’intentionnalité (au

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sens de la phénoménologie de Husserl) et suppose une part sinon de passivité, du moins de dessaisissement du sens qui n’est plus orienté du sujet vers l’objet, de l’auteur vers les acteurs et les spectateurs. Si nous regardons avec suffisamment d’attention les rares films japonais dans lesquels Tokyo n’est pas seulement le cadre ou le décor où se situe une action, mais le véritable sujet du film (sujet collectif dont il a été question précédemment), nous nous apercevons que ce ne sont pas les acteurs qui regardent Tokyo. C’est, au contraire, Tokyo qui les regarde et, à travers eux, regarde les spectateurs. La ville, nous allons la voir maintenant, n’apparaît pas directement. Elle se profile seulement comme une espèce d’espace vide. Mais son absence, néanmoins, habite les personnages de fiction. Et c’est à travers cette présence-absence qui les habite que transparaît l’existence cette fois bien réelle des habitants. Si deux des films qui vont retenir maintenant notre attention ont pour réalisateur Kurosawa Kiyoshi (à ne pas confondre avec Kurosawa Akira), c’est parce qu’il se définit lui-même comme « être humain habitant Tokyo » et qu’à sept ans d’intervalle, il va rescénariser de manière différente la capitale du japon. Kaïro (2001) de kurosawa Kiyoshi est le récit de la disparition progressive d’une partie de la jeunesse tokyoïte. Les uns se suicident, les autres disparaissent comme s’ils étaient happés par les écrans de leurs ordinateurs. Cette seconde forme de disparition produit alors une contamination : ceux qui partent à leur recherche se transforment à leur tour à leur contact. Ainsi les vivants deviennent-ils de moins en moins nombreux. Ce sont des survivants menacés de devenir des mutants. Kurosawa n’oppose pas du tout de manière structurale la vie et la survie, l’humain et l’inhumain, l’animé et l’inanimé. Il explore de façon modale quelques virtualités d’une humanité en devenir, d’une humanité en voie de post -humanité en somme. Tokyo, nous l’avons vu, n’est pas du tout une ville du passé, de la mémoire et encore moins du patrimoine apte à susciter une quelconque mélancolie des ruines. C’est la ville de la transformation et de l’adaptation permanentes, la ville du devenir par excellence. Or, si le paysage urbain évolue, ceux qui l’habitent évoluent également. La solitude par exemple, apparue à plusieurs reprises à Tokyo : dans les restaurants à l’heure du déjeuner ; dans les bars de Shinjuku la nuit ; dans les kissaten qui sont des cafés où les clients peuvent lire des mangas ; dans les salles de pachinko ouvertes à partir de dix heures du matin et dont l’une des caractéristiques est l’organisation d’un jeu strictement solitaire mais qui se déroule dans une ambiance collective. Ce que montre le film de Kurosawa correspond à ce que j’ai perçu çà et là : des hommes et des femmes solitaires, isolés, mais pas désolés pour autant, il montre combien la jeune génération au Japon est éthérée, égarée, paumée, fatiguée, hagarde. Certains lieux de Kaïro, en revanche, sont infiniment plus désolés que les personnages. On y voit des hangars abandonnés et des usines désaffectées. Cette désertification du paysage urbain, qui est à la

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mesure du dépeuplement progressif de Tokyo, montre à quel point la société sombre dans la déliquescence. Un monde part à la dérive et est pratiquement mis à la décharge et cela nous est montré à travers une expérimentation cinématographique qui crée de l’absence : la ville de Tokyo se vide littéralement de ses habitants, alors que, dans la réalité, la ville n’est jamais vide. Tokyo est décrite comme la ville des surfaces et des apparences, et, dans l’imaginaire japonais, les apparences sont toujours promptes à se transformer en apparitions. Les images ont autant d’énergie que la réalité. Elles ont même la faculté de métamorphoser ceux qui les regardent. Cette oscillation entre la fiction et la réalité n’est possible que dans une option non-monothéiste, au plus éloigné de tout dogmatisme. Les internautes de Kaïro, happés par leurs écrans, deviennent eux-mêmes, à l’instar des images numériques qu’ils regardent, des images d’êtres humains. Certes, ainsi que nous l’avons vu, ils ne se dématérialisent pas. Cependant, ce qui nous est montré sur l’écran n’est pas de la chair. Ce sont des images. L’une des fonctions d’un dispositif cinématographique critique, tel qu’il s’élabore à partir de Vertov, est de dire en quelque sorte aux spectateurs : ne soyez pas dupes de ce que vous regardez, ne confondez pas voir et montrer. Mais comme Kitano et d’autres cinéastes japonais dont il a été question précédemment, Kurosawa renouvelle profondément la question des rapports entre la matérialité et l’iconicité dans une des sociétés les plus surmédiatisées du monde. Dans ce film qui crée de la réflexion et incite le spectateur à penser, les images sont vraiment des images. Elles n’imposent pas autoritairement du visuel, dictant par là même une lecture univoque. Ces images sont des images de résistance aux images (en particulier télévisuelles) d’une mondialisation uniformisante. Kaïro ne simplifie pas le réel. Il ne le réduit pas à de l’actuel alors qu’il recèle du virtuel. La capitale du Japon nous est exposée comme la ville du potentiel et de toutes les virtualités possibles du devenir de la ville et du devenir dans la ville. Provoquant une sensation étrange de malaise et de plaisir mêlés avec une très discrète mélancolie, nous ne savons pas, après avoir vu ce film, si ces images ont un sens tant elles échappent à la tyrannie occidentale de la signification à tout prix. Ce qu’elles nous montrent, en revanche, c’est que nous sommes des mutants ou que nous pourrions bien le devenir. Mais l’imaginaire de ce cinéma d’auteur ne fait pas qu’exprimer des processus de transformation en cours. Il contribue à les créer. Tokyo est une ville propice à l’imaginaire et à la projection de fantasmes. Michel Buter, évoquant son premier voyage (en 1972), la compare à un « pays imaginaire, un miroir magique dans lequel on fait apparaître ce que l’on veut ». Or ce que l’on fait apparaître est le plus souvent divisé entre le paradis et

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l’enfer. Le paradis est ce japonisme en grande partie mythique et quelque peu anachronique mais que la connaissance des japonologues ne parvient pas néanmoins à entamer. L’enfer est pour une bonne part la construction de cette anti-japonité systématique qui fait de ce pays un cauchemar dans lequel les hommes seraient devenus des robots. Il convient de ne pas inverser un stéréotype dans un autre. Les formes de sociabilité qui me paraissent les plus originales au Japon sont des formes de sociabilité conjonctives, hybrides, métisses, mutantes. Seulement voilà : la conjonction n’est pas exclusive de comportements de disjonction et d’exclusion. La très grande indulgence que les tokyoïtes manifestent à l’égard des amis étrangers ne saurait faire oublier le manque de tolérance à l’égard des Nippo-Brésiliens de retour dans le pays de leurs arrière-grandsparents et plus largement le mépris vis-à-vis des exclus du système : les sans-abri agressés verbalement voire physiquement, les personnes souffrant de dépression, comportement honteux entre tous. Par ailleurs, dans cette société pacifique, pacifiée et raffinée à l’extrême, le nationalisme et le négationnisme, même s’ils sont minoritaires, existent toujours. J’ai pu croiser à plusieurs reprises à Shinjuku ces sinistres camions noirs dans lesquels des groupes paramilitaires vocifèrent des chants patriotiques dans des hautparleurs. La question qui se pose est de parvenir à discerner ce qui est culturel, ce qui est structurel et ce qui est simplement conjoncturel. Cette tendance à la fermeture est-elle résiduelle ou durable ? La situation de crise économique que connaît le pays est-elle susceptible de réactiver le mythe essentialiste de la singularité et de l’exceptionnalité nippone ? Va-t-elle renforcer le postulat tenace d’une culture japonaise radicalement différente des cultures dites « occidentales » bien sûr, mais aussi des cultures voisines (en particulier cette forte influence de la culture coréenne en Asie) ? Cette crise va-t-elle, pour dire les choses autrement, renforcer la distance entre les catégories sociales et mentales dans lesquelles tout enfant japonais a été éduqué et qui permettent d’appréhender ou plutôt de construire le rapport à la réalité : uchi (l’intérieur, la famille, le groupe auquel on appartient, l’entreprise dans laquelle on travaille, la nation japonaise), soto (l’extérieur, nécessairement inférieur mais aussi source de danger) ? Le pays s’oriente-til au contraire vers ce que l’on appelle « l’expérience d’un nouveau cosmopolitisme » ? Je n’ai pas la réponse, mais plus encore que les années passées dans un autre pays asiatique et dans un pays européen, le dépaysement tokyoïte est susceptible d’agir comme une incitation à me décentrer. A prendre de la distance notamment par rapport à mes catégories de langues et de pensées qui organisent toujours mon rapport au monde et aux autres de la même manière : à partir d’un sujet égocentré croyant souvent dur comme fer à une interaction et des situations chaque fois singulières, que nous sommes faits des autres et nous conduit à renoncer à affirmer que nous ne devons rien à personne.

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On ne deviendrait jamais japonais en regardant les films sur Tokyo ou tournés à Tokyo, cette société paraît souvent extrêmement distante non seulement historiquement et géographiquement mais aussi structurellement. Elle ne doit pas être observée et analysée en la confinant dans un ailleurs. Elle concerne, interroge, perturbe et complexifie ce que nous vivons hors du Japon. Elle nous incite à inventer des modes de pensée qui soient à la mesure de formes de civilisation toujours en cours d’élaboration.

Metteur en scène Takeshi Kitano : un japonais sans humour

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Tokyo L’eau à la bouche

Non loin d’Asakusa, une rue des ustensiles et des accessoires de cuisine à Tokyo, principalement fréquentée par les professionnels des métiers de bouche, abrite de géniaux faussaires. Voisins des bazars, des marchands de couleurs amoncelant des articles ménagers et des couteliers, installés dans une rue adjacente, les maîtres de la contrefaçon ont fait de Kappabashi le fief de la nourriture en plastique. Des boutiques spécialisées vendent ici des plats factices, appelés mihon (échantillons ou spécimens) représentant sushis, spaghettis ou bock de bière... Ces faux plats en résine, autrefois fabriqués en cire, sont achetés par les restaurateurs qui les placent dans leur vitrine pour attiser la curiosité des passants. Les plats sont présentés à l’échelle réelle et correspondent, en terme d’aspect et de quantité d’ingrédients, à ce que l’on a vraiment dans l’assiette, même au nombre de morceaux de viande près, très utiles pour des nombreux touristes qui ne parlent pas japonais : il suffit d’indiquer le numéro du plat ou d’aller montrer ce qu’on veut dans la vitrine pour commander. Bien que beaucoup trouvent que les maquettes sont d’un réalisme bluffant, ils ne le sont pas en réalité : des couleurs trop vives pour être naturelles, des surfaces trop lisses et résineuses brillent d’une morbidesse maniérée. Si l’on aime tant cette sur-réalité, cette sur-représentation de chose, ce n’est pas parce qu’elles nous indiquent le goût, l’odeur, la texture, les informations sur l’aspect visuel, voilà les faux plats et la vraie particularité (ou le vrai problème) de la culture culinaire japonaise : le privilège de la vision.

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Il m’était insuffisant de parler de la cuisine japonaise uniquement sous l’angle d’un art de vivre, du culte des saveurs ou d’un tableau gastronomique, comme faisait naguère Roland Barthes dans « L’Empire des signes ». J’aimerai proposer une autre manière de voir, souligner des éléments d’un Japon méconnu. La culture culinaire que l’on rencontre à Tokyo n’est qu’une facette de la cuisine japonaise. Mais à travers cette scène culinaire, on peut néanmoins percevoir une hésitation entre les attirances occidentales et les penchants asiatique... Cette cuisine est bien plus qu’un tableau délicat qui « contient sur fond sombre des bols, boîtes, soucoupes, baguettes, tas d’aliments, un peu de gingembre gris, quelques brins de légumes orange, un fond de sauce brune ». La cuisine japonaise est d’abord le fruit du travail de milliers d’hommes : agriculteurs, pêcheurs, cuisiniers, restaurateurs, femmes ou hommes au foyer... Une autre manière de voir, mais qui dépasse une simple affaire de vision.

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Une vendeuse de glace Ă Tokyo.

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Le grand clichĂŠ sur la cuisine japonaise : sushi les chairs crues

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Les ventes aux enchères de poissons à partir du 4h30 sur le marché aux poissons de Tsukiji (築地市場), le plus grand marché du monde pour les poissons et fruits de mer. Les sushis, c’est d’abord cette matinée de dur labeur.

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Aux saveurs traditionnelles bien rangées, classées et photogéniques.

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Aux saveurs d’Occident, la jeunesse jubilatoire et une étude de marché bien établie..

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Une agriculture aux impératifs : l’histoire depuis 1960

Tokyo compte une quantité innombrable de restaurants bon marché, en revanche, si l’on se promène au supermarché, on sera étonné des prix des produits frais : deux bananes, une orange ou une fine tranche de viande coûtent parfois plus chers qu’un repas complet au restaurant. Qu’est-ce qui fait la différence ? Et bien en général, si le produit est cultivé, pêché, ou élevé sur le territoire japonais, le prix est entre cinq à dix fois plus élevé qu’un produit identique mais provenu des autres terres. Un repas peu cher à Tokyo, se compose sûrement des épices, des ingrédients et des pollutions venues d’ailleurs. Dans les plus grands supermarchés de Tokyo, derrière les stands des produits du terroir, les portraits des agriculteurs sourient fièrement au-dessus des fruits de leurs labeurs et au-dessous des étiquettes aux prix astronomiques. Les produits ne sont pas à consommer mais à contempler. À Paris on peut constater une similaire passion pour les produits prégionaux, néanmoins l’écart de prix n’est pas aussi radical qu’à Tokyo. À Tokyo j’ai vu de la viande de porc exceptionnelle. Le cochon avait grandi dans la montagne profonde, nourri de 65 fruits et légumes différents par jours, il buvait de l’eau de la meilleure source japonaise. Les éleveurs devaient prendre leur douche avant d’entrer dans la porcherie, et la musique folklorique accompagnait le sommeil des cochons... J’ai été étonnée, par cette qualité de vie de cochons bien meilleure que la mienne. Quelle sorte d’ironie ! Mais c’est cela qui fait rêver et qui fait vendre. Ce n’est que justice. Il faudrait toujours connaître la légende, savoir si le produit est vendu à un prix raisonnable ou non : l’huile de sésame filtrée avec du papier de soie, le sucre « Wasanben » qui demande une fabrication manuelle de 15 heures sans interruption, les morceaux de corail fondus dans du vinaigre de riz... Ces légendes, après la récente catastrophe nucléaire et la peur suscitée, sont chargées d’incertitude et de chagrin, les hommes sont comme ces animaux nourris des meilleures eaux et des meilleurs feux de la nature, pourtant ignorant leur destin. Mais comme disaient les Japonais, avec une goutte de pluie, la grenouille s’essuie la tête, il faut rappeler ces légendes à ce moment précis, pour essuyer la tête avec un peu d’espoir. On sait que l’espoir coûte toujours très cher.


Au fond, le prix élevé des produits alimentaires du terroir relève aussi d’une histoire de l’agriculture japonaise en évolution. Lors des décennies d’un « miracle économique » fondé sur l’exportation au Japon, l’agriculture a été très largement sacrifiée. Pourtant, les gouvernements ont, durant une longue période, attribué des aides publique afin d’assurer l’autosuffisance alimentaire du pays. Mais l’urbanisation et la modernisation agricoles ont conduit à un rétrécissement des terres cultivées et à la difficulté de vie des paysans. C’est à la campagne que le vieillissement de la population se fait le plus sentir. C’est aussi une des principales raisons de cette enquête nostalgique des produits alimentaires à l’ancienne à l’heure actuelle. Comme si on se réveillait soudain de ce passage de modernisation et si on tentait de conserver une authenticité alimentaire (au prix d’or). Durant une vingtaine d’années (pour simplifier, de 1955 à 1974), l’agriculture et la société rurale auront été les principales victimes de la politique de haute croissance économique. Cette politique reposait en effet sur une série de choix délibérés entre les secteurs économiques et les régions géographiques susceptibles des meilleurs gains de productivité, et ceux dont on n’attendait pas un semblable rythme de développement. Ces options se sont traduites, par exemple, dans le contraste entre le discrédit dans lequel est tombé le charbon et la négligence des régions houillères - à un degré qui dépasse de loin ce qu’on a pu voir dans les autres pays industriels, la fortune de la pétrochimie et le gonflement de la mégalopole TokyoOsaka-Fukuoka. Les campagnes se sont trouvées doublement frappées : en tant que secteur d’économie - priorité étant donnée à l’industrie et aux activités urbaines - et en tant qu’espace, car les régions rurales ont été vidées de leurs hommes à un rythme jamais égalé dans l’histoire. En d’autres termes, le Japon, pendant la période de croissance accélérée, a spécialisé et fonctionnalisé son territoire à outrance. Ce pays, qui en 1960 subvenait à 90 % de ses besoins en aliments, a dû en 1972 s’en remettre pour 27 % aux importations. De plus, les habitudes alimentaires ont évolué : les Japonais mangent plus de protides, par exemple, c’est-à-dire qu’ils consomment plus de calories originales (celles que les végétaux produisent pour qu’un animal les transforme en une calorie de viande, etc.) ; or, en 1972, le Japon a importé 47 % (contre 22 % en 1960) des calories originales, et même 57 % (contre 17 %) des céréales consommées. On pense à l’Angleterre du XIXe siècle, qui sacrifia son agriculture pour devenir l’usine du monde...

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Contrairement à ce qui est trop souvent dit, le manque de terres n’est pas responsable de cette situation : les friches témoignent du contraire, de même que le taux d’utilisation de la terre, qui est tombé de 134 % en 1960 à 100 % en 1973 (le taux est de 200 % quand, la même année, deux récoltes de céréales se font sur le même champ). Non seulement la production agricole a été négligée, mais encore l’espace rural a été abandonné d’un côté, grignoté de l’autre. La perte nette (1) est d’environ cinquante mille hectares par an, soit le centième du terroir actuel. Or, au Japon, on compte vingt habitants pour un hectare de cultures, trois fois plus qu’en Chine et quatorze fois plus qu’en France : théoriquement, la subsistance d’un million de personnes est ainsi perdue chaque année. Le Japon s’en est remis aux importations. L’option économique est évidente : il faut substituer à l’agriculture des activités plus rentables. Pourquoi celle-ci n’est-elle pas rentable ? On a accusé les structures trop exiguës : la moyenne est d’un peu plus d’un hectare par exploitation. Il y eut évacuation de ce trop-plein d’agriculteurs vers l’industrie et les villes. De fait, les campagnes ont commencé à se dépeupler vers 1955 (alors que, jusque-là, seuls les paysans en surnombre alimentaient l’émigration), et les taux sont rapidement devenus phénoménaux : d’un recensement quinquennal au suivant, c’est plus du dixième des agriculteurs qui sont partis vers les villes. Huit millions dans les seules années 1960... Bien que l’émigration proprement dite tende à se ralentir, le taux des abandons d’activité agricole a plus que doublé entre 1966-1970 (-11,1 %) et 19711975 (-23,6 %). Actuellement, le Japon ne compte proportionnellement pas plus d’agriculteurs que la France, alors que le secteur primaire l’emportait sur les autres entre 1955 et 1960. Cependant, l’émigration n’a pas suffi à combler le retard de productivité de l’agriculture ni, surtout, à fournir la main d’oeuvre nécessaire aux usines et aux chantiers : sur les quatre millions neuf cent mille exploitants restants, en 1975, à peine plus du dixième sont de purs agriculteurs ; tous les autres doivent prendre une occupation secondaire. Pour près des deux tiers, cette occupation est en fait un premier métier : ils en tirent la plus grande part de leurs revenus. Les avis sont partagés sur l’alternance des emplois agricoles et non agricoles. Au Japon, il est clair que le phénomène est malsain. Ce que la France ou l’Allemagne demandent à leurs travailleurs immigrés, ce sont au Japon les campagnes qui le fournissent avec leurs « alternants », et dans des conditions aussi peu enviables. Il s’agit d’une maind’oeuvre « idéale » : instruite, profondément motivée (il faut coûte que coûte gagner de quoi faire tourner l’exploitation), elle est très peu syndiquée et est logée au rabais (puisqu’il s’agit d’une situation provisoire). Parmi ces alternants, rares sont ceux qui ont la chance de trouver du travail au bourg voisin. Pour beaucoup, il s’agit d’une alternance de longue durée : quelques mois à la campagne, six mois, et plus, dans la mégalopole. Pendant ce temps, l’exploitation est tenue par la femme, aidée parfois des vieux parents : c’est « l’agriculture de maman, pépé et mémé » (sanchan nogyo). Bien sûr, les modes de culture s’en ressentent : moins de travail, davantage de produits chimiques.

Note 1. Les pertes nettes représentent les friches ajoutées aux conversions à usage industriel, moins les défrichements et les assèchements.

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Le problème de la pollution au Japon sera beaucoup plus difficile à régler dans l’agriculture que dans l’industrie. La détérioration de l’environnement est du reste peu de chose en retard du délabrement des conditions de la vie privée et publique des alternants. La concentration des équipements scolaires s’y ajoutant, il n’est pas rare que la femme travaille seule aux champs, que les enfants vivent au loin dans une pension à la ville, et que le mari, plus loin encore, soit manoeuvre sur les chantiers de la mégalopole. Au cours de ces dernières années, l’essor des mouvements de citoyens (jumin undo) a remis en question bien des aspects de la fonctionnarisation du territoire à laquelle conduisait la haute croissance. Pourtant, au contraire de ce qui se passe en Europe, les résistances sont moins vives chez les ruraux que chez les citadins. C’est avant tout la question de la riziculture qui explique le soutien des paysans au régime. Le gouvernement achète le riz plus cher au producteur qu’il ne le revend au consommateur. Or neuf exploitants sur dix sont riziculteurs ; aussi tous ont-ils conscience d’être favorisés par un système qui, en apparence, fait d’eux des parasites du contribuable citadin. Résultat : le Japon, qui globalement se suffisait de moins en moins, s’est paradoxalement trouvé devant une montagne d’excédents de riz à la fin des années 1960. Les mesures prises pour régler ce problème ont dû, en raison des remous politiques, être adoucies ces deux dernières années ; momentanément écoulés, les excédents reparaissent... Depuis 1973, le dogme d’un approvisionnement assuré sur le marché mondial s’est écroulé ; il n’est plus question de compter indéfiniment sur les importations. Le gouvernement a récemment publié un plan de redressement de l’agriculture, visant au moins à arrêter le déclin catastrophique du degré d’autoapprovisionnement de la nation. Mais c’est toute une conception du monde, fondée sur la spécialisation internationale, qui est à réformer : les effets seront lents. Pour le moment, ce sont les campagnes qui souffrent le plus de la récession : le chômage a d’abord frappé les alternants, et les ateliers ruraux, que la politique de déconcentration industrielle avait multipliés ces dernières années, ont été les premiers à mettre à pied leur personnel. Même si l’on ne sait pas distinguer la cuisine « kaiseki » et les bentôs dans les cantines des écoles primaires, on ne sait pas que les « sushikas » exercent un métier autre que celui des cuisiniers, que, chacun son histoire, chacun son territoire, chacun sa valeur à défendre, même si l’on est fasciné par l’esthétique, l’« écriture » unique de cette cuisine, mais on ne laisse jamais cette fascination nous empêcher de voir la réalité. Dans ce monde, il n’y a pas de peuple qui n’aime pas manger, ou qui est moins créatif qu’un autre par rapport aux conditions géographiques et climatiques que la nature et l’histoire leur réservent. Les spécialistes du Japon nous donnent parfois cette fausse image caractéristique de la cuisine japonaise : la cuisine de beauté, d’Haïku, « zen », de l’harmonie... n’oublions pas qu’elle enregistre aussi la crise, les erreurs, les accès et les excès.

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Comme disait le jeune héros du « Oishimbo », un des meilleurs mangas culinaires apparu en 1985 : « Vous pensez pouvoir comprendre la cuisine ? Vous avez seulement compris des éléments dans le verre ou sur le plateau, mais les secrets les mieux gardés sont conservés au fond des poubelles dans les arrières-cours des restaurants, dans les poches des agriculteurs. »

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Cultivateur amateur, arrondissement d’Ota, Tokyo.

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Des légumineuses « graphiques » au miel. Avec 18.000 espèces classées en environ 650 genres, si c’est une famille qui a une grande importance économique étant une source de protéines végétales, elle procède aussi de cette qualité « graphique » qui est mise en valeur par les cultivateurs japonais.

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Usine de sucre, machines de production de sucre, une filière existante depuis l’ère Meiji.

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La

fabrication

artisanale

de

«

konpeito

»,

une

des

friandises

traditionnelles les plus populaires au Japon. Typiquement japonais ? En effet, le mot « konpeito » vient du mot portugais « confeito », qui signifie une confiserie de sucre. Cette technique a été présentée au Japon au début du XVIe siècle par des prêtres missionnaires portugais. L’infrastructure de raffinage de sucre n’avaient pas encore été établie au Japon à cette époque.

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Cuisine dessinée : l’image et la gastronomie

La bande dessinée japonaise dite « manga » est comme une batte de base-ball, un coup à gauche, un coup à droite, sur mon font, et je serai immédiatement renvoyée dans ma jeunesse. Le manga est en quelque sorte le « je » de l’auteur contre le jeu social. Ce qui va apparaître n’est plus l’absence d’individualisation du sujet, le sujet social voire sursocialisé dont il a été question, mais le sujet qui se dresse résolument contre le social. Le manga est en ce sens un parfait intermédiaire pour écouter les Japonais, très souvent ils donnent l’impression aux Occidentaux de parler à l’unisson, de ne jamais se contredire, ils donnent l’impression de s’accommoder, d’arranger (les relations, les objets, la nature) plus que de déranger. Et tournant du côté du manga, on a bien sûr un monde idéaliste de fiction, destiné aux plus jeunes lecteurs : la diligence sera toujours récompensée, la vérité ne saura pas mentir, les aubes ne manqueront jamais le chant d’oiseau, la jeunesse restera éternelle, les créatures naîtront de la peur de la nuit, les stéréotypes héroïques les pourchasseront... Mais on a aussi une « écriture » qui ne s’accorde néanmoins pas avec le jeu social, qui explorent les tensions existantes entre le sujet et le groupe, l’adéquation impossible, le malaise, le conflit : non plus l’accord et le consensus, mais l’écart voire la révolte. On oublie souvent, que ces réactions absolument réfractaires à la coercition constituent la « figure du refus », qui est aussi l’une des composantes de la culture japonaise. Les Japonais qui critiquent, qui font des blagues, qui sont politiquement incorrectes, qui dérangent et qui nous livrent leur regard le moins voilé. Une coopération étroite entre le monde de la presse et l’édition constitue un autre élément qui explique le dynamisme du secteur « manga ». On compte depuis 1994 quelque 4000 hebdomadaires et mensuels, dont le tirage global atteint 4,3 milliards d’exemplaires. Ceux-ci fournissent des moyens d’existence à de nombreux auteurs indépendants et à des sujets extrêmement diversifiés et originaux. Par ailleurs, les produits culturels japonais diversifient leurs cibles. Chaque oeuvre est conçue pour un public précis, il en va de même pour les contenus de manga, qui touchent tous les domaines et toutes les professions, soudent leurs lecteurs avec ce sens de fierté communautaire. Quand cette forme de création croise celle de la gastronomie, elle donne forme à un genre particulièrement intéressant : le manga culinaire. Kanmuri peut-il battre Azuma grâce à son pain rustique ? Le Tayaki fourré à la patate douce va-t-il enfin connaître son heure de gloire ? Le Lu-pain d’épices aux 36 ingrédients ou le croissant aux 648 couches obtiendront-ils la plus haute récompense ?... Autant d’insoutenables suspens dont regorge « Yakitate !! Ja-pan », un manga sur l’histoire d’un jeune garçon japonais issu d’une famille d’agriculteurs de riz, qui veut pourtant devenir à tout prix un bon boulanger. Le jeune héros, a découvert le goût du vrai pain dans

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sa prime enfance et n’a cesse de parvenir à élaborer le meilleur pain au monde, le fameux Ja-pan. Ce qui est particulièrement intéressant dans ce manga, c’est la façon dont le dessinateur nous fait sentir la saveur du pain à travers les personnages qui y goûtent, pas de visages aux expressions exagérées, pas de compléments descriptifs dans une bulle-phylactère. Dans ce manga, il existe autant des hérosboulangers que des super héros mangeurs. Une poignée de poudre de bambou, ils se transforment en panda, une couche de sésame noir provenu de l’Amérique, leurs dents prennent des formes de statut des présidents américains, avec un peu de blé égyptien, ils peuvent même se multiplier... Il ne suffit pas de dessiner des plats, la confrontation entre la sensation et la métaphore de sensation, entre la réalité et le récit ironique de réalité est ce qu’il y a de plus intéressant dans ce type d’histoire. Les aventures du jeune boulanger ne constitue guère une révolution dans l’univers narratif de la bande dessinée japonaise. La thématique de la cuisine est apparu dès 1985 avec « Oishimbo », un manga sur fond de conflit générationnel où diverses spécialités culinaires sont abordées tour à tour par un père et son fils, tous deux critiques gastronomiques. Avec cent volumes parus en Asie, « Oishimbo » est aujourd’hui la référence incontournable de tout gourmet japonais, chinois et coréen. Les enfants, quant à eux, ont fait la connaissance dès la fin des années 1980 du « Petit chef », un manga télévisé abordant les soucis d’un orphelin qui décide de devenir cuisinier afin de reprendre le flambeau de son père défunt. Il ne fait aucun doute que ce dessin animé est parvenu à ancrer le thème de la gastronomie auprès du jeune public. C’est à partir de ce moment que le métier de cuisinier, discipline longtemps sous-estimée en Asie, est devenu le métier noble dans la pensée collective des enfants. Dans « Le Gourmet solitaire de Jirô Taniguchi », un représentant de commerce mélancolique, pousse régulièrement la porte des magasins de nouilles ramen, examine des beignets de poulpe, salive devant une gelée de haricots noirs, puis se réconcilie avec la vie en dégustant des vermicelles chinois « pluie de printemps » sautés aux petits légumes et boeuf émincé, ou une peau de tôfu crue servie avec une sauce aux agrumes sauvages. Bref, des délices dont même l’abus ne saurait mettre sur la voie de l’obésité. Dans « Taishikakka no Ryōrinin », le chef cuisinier de l’ambassadeur japonais au Vietnam, présente entre les pages des spécialités de l’Asie du Sud-est très peu vues au Japon. Les plats qu’il sert sont souvent chargés de messages diplomatiques, les contenus de son menu peuvent même relever de problèmes politiques qui mènent à des débats au sein de l’ambassade, comme l’augmentation violente du prix du riz en Thaïlande à cause d’importateurs japonais. Le point de vue du dessinateur sur la scène politique internationale est malheureusement radicalement « Japon central », néanmoins ce manga est presque l’unique porte d’accès existant dans le masse média au Japon, vers une cuisine raffinée dont l’histoire et les techniques sont méconnues du reste du monde.

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« Antique Bakery » parle de la vie de quatre hommes travaillant dans une pâtisserie au coeur de Tokyo nommée Antique. Dans ce lieu défilent les habitants ordinaires de Tokyo, avec leur façon de se moquer secrètement des visiteurs américains, leur peur de recevoir des coups et le plaisir de les recevoir, ou plutôt de jouer à fantasmer des coups imaginaires, leur peur de presque rien, leur plaisir de se tenir au bord de l’évanouissement, prêt à la surprise, à l’émotion. Tokyo est présentée comme une « corsetée » d’usages qui ont pour origine la peur. Les pâtisseries, sont les métaphores de la vanité et de la vacuité dans cette ville, un tas de sucre concentre une émotion sur un instant, un détail, sur le fil du rasoir toujours, avec la présence du pire, de l’autre côté, pour faire résonner la joie. « La cantine de la nuit » nous fait rencontrer les créatures de la nuit dans la capitale, les plus tristes, les plus excentriques et les moins connues d’une Tokyo ensoleillée, ils se retrouvent tous dans une cantine ouverte entre minuit et six heure du matin, coincée entre les clubs de stripteuses et les tanières de chats abandonnés. La cantine sans nom offre les plats les plus nostalgiques à cette communauté mythique de Tokyo. « Ramenhakkenden » raconte l’histoire d’un homme au bureau à Tokyo, qui rêve désespérément d’avoir son stand de ramen dans des parcs publics. Ces nouilles chaudes, sans interdiction d’ingrédient utilisé, et qui ne demandent pas de technique particulière, lui incarnent la liberté, l’imprévisible, l’aide à imaginer des changements fréquents et prompts qui défient son quotidien de salaryman ennuyeux. L’auteur de « おせん », soutien en revanche une haute cuisine « kaiseki » traditionnelle, une discipline exigeante qui conserve le savoir et le savoir-faire du pays, obligatoirement associée à l’agriculture, à l’artisanat de produits alimentaires, aux divers domaines artistiques. Pour l’auteur, le concept de la cuisine traditionnelle japonaise est inséparable de cette manière d’encadrer la nature et de la reproduire pour la rendre moins effrayante, et plus généralement cette manière de tout ritualiser, comme pour pouvoir contrôler le sauvage élan de la vie sur un plateau. Les ekiben sont des boîtes-repas que l’on achète dans les gares au Japon. Chaque région, chaque ville et pratiquement chaque gare dispose de spécialités culinaires. C’est le thème retenu par un journaliste gastronome et grand amateur de train et un dessinateur dans leur manga « Ekiben Hitoritabi (Voyage solitaire en quête des ekiben) ». Le personnage clé est encore une fois un homme qui vit et travaille à Tokyo, qui va parcourir le pays en train pour fêter ses trente ans de mariage. Ce thème est omniprésent dans le manga, après tant d’années passées dans la capitale, la terre natale n’est plus un endroit dans laquelle on retourne, c’est elle qui retourne, lentement, doucement mais sûrement dans les coeurs des Japonais.

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La plupart de mangas culinaires ont une faiblesse pour dépeindre les personnages, et parfois les scénarios sont déchirés par les contradictions. Cependant, les informations où les analyses sur la culture culinaire, du Japon ou d’ailleurs, restent très justes. Pour « Sommelier », l’auteur a effectué une recherche de dix-sept ans sur le monde des grands crus. Grâce à ce manga, un des plus grands succès du genre, les planches de bouteilles, Pinot Noir Hugel d’Alsace, Château Margaux, Chianti Castello de Fonterutoli, font rêver désormais toute l’Asie. Sans oublier l’apprentissage d’un jeune sushika à Tokyo, le rituel sur le fameux marché de poisson Maha dans la ville, la cuisine chinoise ou italienne transformée par une culture locale... Le préparateur de sushi est considéré comme un professionnel à part entière, qui diffère strictement du métier de cuisinier. Le manga est un intermédiaire crédible pour apprendre la cuisine japonaise, avec les dessins les plus réalistes et raffinés, ces histoires nous fournissent les regards les plus intimistes des Japonais sur leur cuisine et la cuisine d’ailleurs. Le manga est une fiction. Cette fiction est une mise à distance par rapport à l’adhésion hypnotique au présent. Elle implique un détachement par rapport à l’actualité et est le contraire même du reportage. C’est dans ce décalage qu’elle est susceptible, dans un mouvement de recul critique, de créer de la réflexion et de réintroduire de la durée dans la pensée. Cette forme de narration, consiste à opter, ce qui restitue au dessinateur-expérimentateur sa responsabilité d’auteur. On ne peut pas se présenter comme un connaisseur de la cuisine japonaise, de la culture japonaise, sans passer par cette bibliothèque.

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«

Le

solitaire

Gourmet de

Jirô

Taniguchi »

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« Ekiben Hitoritabi (Voyage solitaire en quête des ekiben) »

« おせん »

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« Sommelier »

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Tokyo Conclusion

Le 18 Mai 2011, deux mois après le séisme historique qui a secoué le Japon et le tsunami qui s’en est suivi, je me suis rendue à Tokyo à l’occasion de la remise de prix du concours «Fujitsu Design 2011». Me revoilà à Tokyo. ll ne fallait pas manger des légumes à feuille ou prendre du lait. La moitié de l’éclairage urbain restait éteinte depuis un mois dans l’objectif d’économiser de l’énergie électrique. Certaines entreprises fermaient leurs portes les lundis et les mardis à la place des week-ends pour équilibrer la dépense d’énergie. Et puis je me suis encore perdue dans le quatier de Shibuya. La ville respire toujours. Tout continue, tout avait déjà changé pour toujours. J’ai pu ainsi terminer ce mémoire grâce à toutes ces rencontres imprévisibles. Couleurs, vitesses, lenteurs, lumières... Hommes, femmes, personnages de manga... Stéréotypes, doutes, fiertés, complexes, et les colères les plus secrètes... Deux scènes urbaines et leurs mises en scène... J’essaie comprendre la société japonaise, et cela grâce à ce que j’ai appris en France, antant que designer industriel. Mon départ était basé sur le principe d’un reportage sur les différents modèles urbains et culturels, au final, c’est l’idée même de l’urbanisme qui est mise en question. Le dictionnaire Larousse définit le mot «urbanisme» comme «science et théorie de l’établissement humain», correspondant à l’expansion de la société industrielle donnant naissance à une discipline qui se distingue des arts urbains antérieurs par son caractère réflexif et critique, et par sa prétention scientifique. Pourtant, après dix mois de recherches et d’enquêtes dans les deux villes choisies, l’idée d’un urbanisme scientifique me semble plus un des mythes de la société industrielle qu’une réalité vérifiée. À Tokyo par exemple, on a affaire à une ville qui intervient à un moment où les notions d’unité et de cohérence ne sont plus directement applicables, où le «chaos» n’est au fond qu’un «ordre à déchiffrer».

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Cela m’amène à penser qu’à la racine de toute proposition d’aménagement, derrière les rationalisations ou le savoir, qui prétendent la fonder en vérité, se cachent des tendances et des systèmes de valeurs. Ces motivations directrices se rattachant en fait à la problématique générale d’une société, se sont objectivées dans des modèles ou types idéaux d’agglomération urbaine. Et, après avoir qualifié de désordre l’ordre urbain existant, on s’efforçait de lui opposer des ordres idéaux, des modèles, qui sont, en fait, les projections rationalisées d’imaginaires collectifs et individuels. Personne aujourd’hui n’est certain de savoir quelle sera la ville de demain. Peut-être perdra-t-elle une partie de la richesse sémantique qui fut sienne dans le passé. Peut-être son rôle créateur et formateur sera-t-il assumé par d’autres systèmes de communication. Peut-être allons-nous assister à la prolifération sur toute la planète d’agglomérats urbains, indéfiniment extensibles, qui feront perdre toute signification au concept de ville. Admettons cependant que subsiste une réalité comparable à ce que nous appelons aujourd’hui une ville; c’est seulement au plan de l’usage que sera possible le rapprochement. Le fait que le nouveau langage - vocabulaire et syntaxe - aura dû être construit consciemment et délibérément, retentira sur sa signification : il risque d’abolir l’illusion traditionnelle qui nous fait apparaître les structures urbaines comme une donnée de la nature. Et savoir l’artificialité du système obligera l’habitant à entretenir avec lui un rapport au second degré. La ville de « l’avenir proche » fonctionne encore parfaitement, on y croise des projets dans la constellation des usages, des comportements, des changements profonds mais aussi dans la tradition, la source historique, culturelle de chaque phénomène. C’est grâce à la scène urbaine à Tokyo, j’ai enfin compris que la réactualisation des formes a toujours à voir avec une interrogation sur l’histoire, et un équilibre à trouver avec l’espace tel qu’il est aujourd’hui infléchi, modifié par la présence des nouvelles technologies. Ce qui est à chercher, revient presque toujours en mouvement qu’est la réalité. En 2011, Tokyo reste la dynamique du vivant, la cémébration de la vie sous toutes ses formes. Le vrai miracle n’est pas de marcher sur l’eau ni de voler dans les airs, mais de marcher sur la Terre.

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On est au dĂŠbut et Ă la fin.

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08. 08. 2011




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