Innova : 28 nuances d'Europe

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ERASMUS, ENQUÊTE SUR UNE SUCCESS STORY

In innova

CE PROGRAMME MYTHIQUE, LANCÉ EN 1987 ET DEVENU UN PASSAGE PRESQUE OBLIGÉ POUR TOUTE UNE GÉNÉRATION D’ÉTUDIANTS, MASQUE DES RÉALITÉS CONTRASTÉES

L’ADHÉSION DIVISE LES TURCS

DANS UN CONTEXTE DE DÉRIVE AUTORITAIRE, UNE PARTIE DE LA POPULATION D’ISTANBUL RESTE FAVORABLE À L’ENTRÉE DANS L’UNION

HORS SÉRIE - JUIN 2018 - N° 27 - 2 EUROS

MAGAZINE RÉALISÉ PAR LES ÉTUDIANTS DE DEUXIÈME ANNÉE DU DUT JOURNALISME – EPJT – IUT DE TOURS

28 NUANCES

D’EUROPE


In innova HORS SÉRIE – MAI 2018 – N° 27 – 2 EUROS

Magazine réalisé par les étudiants de deuxième année du DUT journalisme de l’EPJT – IUT DE TOURS

ÉDITO P

our nous, jeunes journalistes nés dans l’Union européenne, enfants de l’espace Schengen et biberonnés à Erasmus, les frontières sont invisibles. Quoi de plus normal que d’improviser des road trips avec pour seul sésame sa carte d’identité ? L’idée d’Europe unie est ancienne, Victor Hugo l’appelait de ses vœux dès 1849, au Congrès de la paix : « Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples. » Un siècle plus tard, sur les ruines encore chaudes de la Seconde Guerre mondiale, s’amorce la construction européenne. Pour faire avancer la paix. Et pourtant… Depuis la crise de l’euro et celle des migrants, après le Brexit et la montée des nationalismes, l’UE est aujourd’hui menacée de dislocation. Mais les initiatives pour rapprocher les peuples ne manquent pas. Des liens se tissent grâce à la culture, à la formation et aux transports. Justement, nous avons pris l’avion, le bus, le tram franco-allemand et même le vélo pour vous dresser le portrait d’une Union à la fois unie et désunie. Nous avons parlé politique avec des journalistes hongrois opprimés, des nationalistes autrichiens et une famille grecque frappée par l’austérité. Nos reportages à Barcelone, Bruxelles, Kehl et aussi à Istanbul nous ont montré le vrai visage de l’Europe. Entre europhilie et europhobie, nous pensions qu’il y avait ceux qui aiment l’Europe et ceux qui n’en veulent plus. Que c’était noir ou blanc. Nous avons découvert des nuances de gris ; des partis qui mettent de l’eau dans leur vin pour gouverner ensemble, des agriculteurs qui reconnaissent les bienfaits de la PAC, des Britanniques plus tout à fait certains de vouloir quitter l’UE et des Stambouliotes plus tout à fait sûrs de vouloir y entrer. En tout, 28 nuances d’Europe. Preuve que le Vieux Continent reste sexy ! Ces 44 pages explorent toutes les facettes du sentiment européen. Quarante-quatre comme la part d’Européens qui estiment que leur voix compte au sein de l’UE. Ce chiffre, tiré de l’Eurobaromètre de la Commission diffère pourtant de celui commandé par le parlement la même année. Alors comment unir 500 millions de citoyens quand les institutions qui les représentent, elles-mêmes, ne s’accordent pas ? Les élections européennes en mai prochain apporteront peutêtre une première réponse. LA RÉDACTION


24 HEURES EN EUROPE - 6 -

Pendant une journée, nous avons scruté la présence de l’UE partout dans notre quotidien, de la salle de bains au supermarché.

LA POMME DE DISCORDE - 7 -

Rencontre avec deux apiculteurs et un agriculteur partagés sur la politique agricole commune d’aujourd’hui.

BRUXELLES, LA BELLE EUROPÉENNE - 8 -

Dans ce quartier de la capitale où se concentrent les institutions européennes, les commerçants se mêlent aux fonctionnaires.

LREM : ATTENTION À LA MARCHE - 10 À l’approche des élections européennes de mai 2019, La République en marche se met en ordre de bataille.

EN GRÈCE, LA VIE SOUS L’AUSTÉRITÉ - 11 DEUX BACS SINON RIEN - 17 -

À Tours, onze lycéennes ont choisi de préparer en même temps le bac et son équivalent italien, l’Esabac.

EURADIO, LES VOIX DU MONDE - 18 -

DR

4. ENTRETIEN

Où comment les trois générations de la famille Petoussis se débrouillent pour survivre.

CÉLINE BELOT

Cette chercheuse au CNRS estime que l’identité commune est toujours à inventer.

La radio associative basée à Nantes forme au journalisme des étudiants de toute l’UE.

PARADOXE CATALAN - 19 -

Vouloir se séparer d’un pays mais rester dans l’Union, c’est l’objectif des indépendantistes catalans.

14. DOSSIER

UN CONTINENT SOUS HAUTE TENSION - 22 -

ERASMUS

Salomé Fillon

Enquête sur une success-story

À ses frontières ou en son sein, les conflits ouverts ou larvés se multiplient.

L’UE VALSE À VIENNE - 24 -

La coalition entre un parti de centre-droit et un parti d’extrême droite rend l’avenir de l’Autriche incertain.

L’ORBANISATION DES MÉDIAS - 26 -

En Hongrie, Viktor Orban et ses proches ont transformé la presse en instrument de propagande.

UN TRAMWAY NOMMÉ DÉSIR - 32 -

Depuis avril 2017, il relie en moins de vingt minutes les centres villes de Strasbourg et de Kehl, en Allemagne.

L’ASILE, DU RÊVE À LA RÉALITÉ - 34 -

Aly, Alpha-Tamsir et Omar ont tout fait pour venir en Europe. Sur place, ils ont déchanté.

PLEASE STAY - 36 -

28. TOURISME

LA PETITE REINE D’EUROPE

Avec ses 15 itinéraires et ses 70 000 kilomètres, le réseau Eurovélo permet aux amateurs comme aux confirmés de sillonner le continent.

L’ADHÉSION TURQUE DANS L’IMPASSE - 38 -

Dans une société divisée, de nombreux habitants d’Istanbul souhaitent une intégration dans l’Union.

BRÈVES - 41 UN PRIX POUR UNIR LES PEUPLES - 42 Le Label du patrimoine européen met en scène notre histoire commune.

Clément Buzalka

Les ressortissants européens installés à Londres espèrent l’annulation du Brexit.

SOMMAIRE

Innova Tours n°27. Mai 2018 Hors série. Journal réalisé par les étudiants en en deuxième année de DUT journalisme, École publique de journalisme de Tours/IUT de Tours, 29, rue du Pont-Volant, 37002 Tours Cedex, Tél. 02 47 36 75 63 ISSN n°02191-4506. Directrice de publication : Laure Colmant. Coordination éditoriale : Mariana Grépinet (rédaction en chef), Laure Colmant (Maquette et SR), Laurent Bigot, Olivier Sanmartin. Rédaction : Clément Argoud, Louise Baliguet, Manon Brethonnet, François Breton, Clément Buzalka, Thomas Cuny, Margaux Dussaud, Taliane Elobo, Tiffany Fillon, Clara Gaillot, Emma Gouaille, Valériane Gouban, Valentin Jamin, Charles Lemercier, Anastasia Marcellin, Pablo Menguy, Théophile Pedrola, Lorenza Pensa, Noé Poitevin, Daryl Ramadier, Malvina Raud, Alizée Touami, Hugo Vallas Secrétariat de rédaction : Clément Argoud, Manon Brethonnet, François Breton, Clément Buzalka, Tiffany Fillon, Emma Gouaille, Valentin Jamin, Anastasia Marcellin, Théophile Pedrola, Alizée Touami, Hugo Vallas. Maquette : Laure Colmant. Iconographie : Clara Gaillot. Photo couverture : Anastasia Marcellin. Maquilleuse : Cindy Juet. Modèle : Clara Gaillot. Imprimeur : Picsel, Tours. Remerciements : David Darrault, Salomé Fillon, Jérémie Nicey, Gusto Pizza.


Photos : DR

ENTRETIEN

« L’IDENTITÉ COMMUNE EST TOUJOURS À INVENTER »

CÉLINE BELOT, CHERCHEUSE AU CNRS, TRAVAILLE SUR LE PROCESSUS DE LÉGITIMATION DE L’UNION EUROPÉENNE ET SUR LE SENTIMENT D’APPARTENANCE DES CITOYENS À LA COMMUNAUTÉ. POUR ELLE, S’IL N’Y A PAS DE CULTURE EUROPÉENNE COMMUNE, LES EUROPÉENS PARTAGENT DES VALEURS. BIO DEPUIS 2003 enseignante à Sciences-Po Grenoble et chargée de recherche au CNRS. 2008 publication de Science politique de l’Union européenne, édition Economica. DEPUIS 2017 directrice de la revue Politique européenne.

Que signifie « être européen » aujourd’hui ? Céline Belot. Se sentir européen, c’est se juger partie de cet ensemble qu’est l’Union européenne au niveau politique et des valeurs portées par ce système. Il faut prendre cette question à deux niveaux. De manière horizontale, cela correspond au fait de se sentir appartenir à une même communauté. Cela signifie que, des Suédois aux Grecs en passant par les Slovaques ou les Portugais, tous les citoyens reconnaissent qu’ils ont les mêmes droits et les mêmes devoirs et veulent partager des choses communes. Sur un axe vertical, cela renvoie à l’appartenance au système politique de l’UE. Cette année, 70 % des Européens partagent le sentiment d’être citoyens de l’Union européenne, selon l’Eurobaromètre. À quoi renvoie la notion d’identité européenne ? C. B. Jusque dans les années quatre-vingt-dix, les

citoyens attendaient de l’Europe qu’elle continue à leur apporter la paix et la prospérité économique. Aujourd’hui, la paix semble aller de soi. La prospérité économique, elle, n’est pas au rendezvous. Le projet de l’Union européenne n’a pas apporté tous les résultats escomptés. Une partie des citoyens a développé des opinions Innova

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ambivalentes voire négatives à son égard. L’identité commune est toujours à inventer. L’UE a en partie compris ses faiblesses et fait évoluer sa communication. Elle veut mettre la lumière sur les politiques qui ont un effet direct sur la vie des citoyens : l’écologie par exemple. Que nous dit la participation aux élections européennes sur le sentiment européen ? C. B. Il faut toujours considérer le taux de

participation aux élections européennes dans une relation plus générale des citoyens à leur système politique. Avant les élections directes au parlement européen, en 1979, les élections européennes paraissaient très importantes pour lier le peuple aux institutions. Depuis, la participation n’a cessé de baisser jusqu’à la fin des années deux mille. Près de 62 % des inscrits s’étaient exprimés en 1979, ils n’étaient plus que 42,6 % en 2014. Certains chercheurs y voient le symptôme de la faiblesse du sentiment européen. D’autres soulignent que les partis qui se positionnent clairement vis-à-vis de l’Europe, avec des arguments europhiles ou europhobes, font de bons scores aux européennes.


ENTRETIEN tout comme en France, on pense que quand on fait partie d’un ensemble, on doit en être le centre, cela posait un problème. Quelles politiques permettent aux citoyens de se sentir européens ? C. B. À première vue, il y a toute la

Céline Belot consacre sa vie professionnelle à l’Union européenne. Ses travaux portent notamment sur la formation du jugement citoyen et sur le processus d’intégration européenne.

Dès lors, à quoi peut-on s’attendre lors des élections de 2019 ? C. B. Comme en 2014, les eurosceptiques

feront de bons scores. Lors du dernier scrutin, on a dit qu’ils étaient la première force du parlement européen. C’est vrai sans l’être vraiment. Certes, il y a de nombreux élus eurosceptiques. Mais ces derniers refusent de se structurer en groupe. En France, c’est évident que si les eurosceptiques du Rassemblement national et de Debout la France se présentaient de manière coordonnée, ils pourraient obtenir d’excellents résultats.

politique symbolique : le passeport et le drapeau européens. À côté de cela, les fonds structurels sont la seule politique forte de redistribution au sein de l’Union et participent au sentiment d’appartenance. C’est le cas avec la politique agricole commune par exemple. Nous pensons aussi souvent à Erasmus. Certes, les étudiants partis à l’étranger, qui ont plus de chances que les autres d’y travailler après leurs études, se jugent davantage européens. Mais la confrontation à l’autre produit de fortes réflexions sur le fait que nous sommes avant tout façonnés par notre appartenance nationale. Erasmus met l’accent sur nos spécificités. Nous ne nous sentons pas d’abord européens. Quelles sont les valeurs qui forment la communauté de l’UE ? C. B. Au-delà de notre slogan commun, « Unis dans la diversité », je ne sais pas s’il y a une culture européenne commune. La déclaration de Copenhague de 1973 rappelle que l’UE est attachée aux règles de la démocratie et de l’État de droit. L’interdiction de la peine de mort est une des valeurs communes. Cela fait d’ailleurs partie des points forts de négociation avec la Turquie. Pour les questions morales, certaines valeurs d’ouverture se diffusent entre les pays membres de l’UE. Le vote en Irlande sur le droit à l’avortement le 27 mai en est un exemple.

Le Brexit va-t-il permettre une renaissance du sentiment européen ? C. B. Le Brexit ne m’a pas étonnée car

une grande partie des Britanniques pensaient déjà qu’ils ne faisaient pas partie de l’Europe. En France, on les considérait comme de mauvais Européens. Cela dit, la Grande-Bretagne mettait en application les directives européennes immédiatement après le vote. Ce n’était pas le cas chez nous, et ça ne l’est toujours pas. Sur certains critères, donc, les Britanniques étaient meilleurs que les Français. Mais les discours de leurs élites n’étaient jamais positifs vis-à-vis de l’UE. À l’exception de Tony Blair – et encore – les dirigeants tenaient des discours très nationalistes. Beaucoup de Britanniques pensent que l’Europe voulait les mettre à part et que leurs gouvernants se mettaient euxmêmes en périphérie. Dans un pays où,

Le parlement européen de Strasbourg est un lieu emblématique de l’UE.

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Les pays membres doivent être certains de ce qu’ils veulent construire ensemble, au-delà de l’union économique et monétaire » Quelles sont les attentes des citoyens pour l’Europe ? C. B. Une partie des citoyens européens ont des demandes, d’autres n’en ont pas car ils ne voient pas en quoi l’UE peut changer leur vie. Pour de nombreux citoyens, les expectatives se manifestent par le vote assez conséquent en faveur des projets pour une autre Europe. C’est-àdire pour une Europe qui ne soit pas, ou pas uniquement, néo-libérale. Face à ces attentes assez diffuses, l’Union européenne essaie de clarifier son projet. Mais elle fait face à des blocages. Ces derniers sont normaux car l’UE est devenue un système politique en soi et plus uniquement la somme des systèmes politiques nationaux. Que peut-on faire pour les surmonter ? Les pays membres doivent être certains de ce qu’ils veulent construire ensemble, au-delà de l’union économique et monétaire. En clair, dire qui ils sont et où ils veulent aller. Nous sommes au moment où il faut indiquer quel est le projet alors que nous avons toujours été dans une mise en avant de ce qui fonctionnait.

RECUEILLI PAR CLÉMENT BUZALKA ET CHARLES LEMERCIER


ÉCOLOGIE

Anastasia Marcellin/EPJT

18 heures. Nous avons

VINGT-QUATRE HEURES EN EUROPE

L’UNION EUROPÉENNE EST PARTOUT DANS NOTRE QUOTIDIEN, DE LA SALLE DE BAINS AU SUPERMARCHÉ. MAIS NOUS N’EN AVONS PAS CONSCIENCE. NOUS L’AVONS PISTÉ PENDANT TOUTE UNE JOURNÉE, DU PETIT DÉJEUNER AU COUCHER.

Photos : DR

7 heures. Après avoir ava-

lé café et tartines en vitesse, nous rangeons les couverts dans le lave-vaisselle. Mais impossible de le faire fonctionner. Il a pourtant été acheté neuf il y a treize mois. Si la garantie commerciale vient d’expirer, l’Union européenne certifie tous les appareils électroménagers deux ans après l’achat. Sauvées.

8 heures. Il est temps de partir à l’univer-

sité. Pendant les dix minutes de trajet en bus, nous fixons nos Smartphones pour prendre connaissance des dernières nouvelles de nos amis sur Facebook. Depuis le 25 mai 2018, l’Union européenne a renforcé la protection de nos données et de notre vie privée. Les entreprises ne sont plus autorisées à commercialiser ces informations sans prévenir l’utilisateur.

10 heures. Pour notre en-

quête sur la liberté de la presse, nous devons appeler un journaliste hongrois. Depuis juin 2017, l’UE a mis fin au roaming. Nous avons maintenant la possibilité de téléphoner et d’envoyer des SMS vers toute l’Europe de la même manière qu’en France. Sans frais supplémentaires.

12 heures. Après

quatre heures de cours, nous nous ­retrouvons au restaurant universitaire. Des bananes sont proposées en dessert. Des rumeurs laissent penser que l’Union européenne réglemente leur courbure. Reprises par les journaux anglais eurosceptiques, ces fausses informations reposent sur une directive de la Commission européenne. Elle indique que les bananes courbées anormalement ne doivent pas être commercialisées. Mais elles peuvent cependant comporter certains défauts. Depuis 2011, la vente de fruits imparfaits est en effet autorisée en Europe pour lutter contre le gaspillage.

17 heures. Fin des

cours. Direction le supermarché voisin. Au rayon fruits et ­légumes, les sacs en plastique ont disparu. Ils ont été remplacés par des sacs biodégradables ou en papier. D’ici 2030, l’Union européenne souhaite faire disparaître tous les emballages plastique. Les États membres ont donc l’obligation de rendre les sacs en plastique payants avant la fin de l’année 2018. Innova

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une heure à perdre. Pourquoi ne pas aller voir les nouvelles collections dans les magasins tourangeaux ? Que ce soit pour les robes, les tee-shirts ou les chemises, chaque ­vêtement doit posséder une étiquette. Elle nous permet d’en savoir plus sur la provenance et la composition du vêtement. Au sein de l’UE, depuis 2011, l’étiquetage détaillé des produits textiles est obligatoire.

20 heures. Kebab entre

amis au restaurant L’orient-express. En décem­bre 2017, la commission de santé du parlement européen avait recommandé l’interdiction d’additifs chimiques à base de phosphate dans les broches verticales de viande car l’ingrédient augmente le risque de maladies cardiovasculaires. Mais les lobbys ont réussi à infléchir le vote, le phosphate reste autorisé et les jours du kebab ne sont pas comptés. Nos sodas sont encores vendus avec des pailles en plastique. Plus pour longtemps. Pour réduire les déchets marins, l’UE prévoit d’interdire d’ici 2025 les produits plastique à usage unique comme les assiettes, les ­gobelets, les couverts, les mélangeurs de cocktails ou les pailles.

22 heures. Retour à la maison. Cet après-

midi nous n’avons rien trouvé dans les magasins tourangeaux, nous décidons donc de faire des achats sur Internet. L’Europe nous permet d’annuler et de retourner les commandes dans un délai de quatorze jours, quel que soit le motif.

23 heures. Au moment

de nous endormir, nous éteignons la lumière. Nous réalisons qu’il serait temps de passer aux ampoules basse consommation. Après celles à incandescence, bannies en 2013, les ampoules halogènes sont interdites en Europe depuis le 1er septembre car elles ne sont ni écologiques ni économiques… Et même si les LED coûtent en moyenne 4 fois plus cher à l’achat, elles ­durent 50 fois plus longtemps ! Comme souvent avec l’UE, il ne faut pas se fier aux apparences. CLARA GAILLOT ET LORENZA PENSA


AGRICULTURE

Jean-Claude Pillu, du syndicat Les amis des abeilles, est propriétaire de trois ruches.

Photos : Valentin Jamin/EPJT

LA POMME DE DISCORDE

LA POLITIQUE AGRICOLE COMMUNE EST LE PREMIER BUDGET DE L’UNION EUROPÉENNE. ENTRE LOGIQUE PRODUCTIVISTE ET ÉCOLOGIE, DIFFICILE D’ACCORDER LES ÉTATS MEMBRES ET LEURS AGRICULTEURS.

L

a fin d’année marquera une petite victoire pour les apiculteurs européens. L’utilisation de trois insecticides de la famille des néonicotinoïdes sera interdite sur la quasi-totalité des productions agricoles d’Europe à partir du 19 décembre 2018. La France, elle, a voté l’interdiction de ces substances sur son territoire depuis le 1er septembre. Cette proposition de la Commission, approuvée en avril dernier par seize États membres, vise à protéger les insectes, et plus particulièrement les abeilles dont les populations déclinent depuis quelques années. « Il y a vingt ans, une abeille reine vivait en moyenne cinq ans. Aujourd’hui, elle meurt au bout de deux ou trois ans », affirme Pascal Besnier, apiculteur amateur à Loches, en Indre-et-Loire. Jean-Claude Pillu, président du syndicat Les amis des abeilles, a, lui aussi, vu certaines de ses ruches disparaître. « La décision européenne est un pas non négligeable », se réjouit le retraité. ­Assis à la table de sa cuisine où sont disposés des pots de miel, il doute toutefois de l’intérêt de l’Europe pour le sujet. « Il ne

Avant l’agriculture, Maxime Billet travaillait dans la construction de matériel agricole.

faut pas être dupes : les élections européennes approchent. Certains députés veulent redorer leur blason. » Jean-Claude Pillu pense que l’Union européenne ne va pas assez loin, qu’elle prend trop de temps à se décider et à faire appliquer ses mesures. « Elle cible trois produits mais il y en a plus à interdire », regrette-t-il. UN SOUTIEN ESSENTIEL MALGRÉ TOUT

Cette décision de l’UE ne fait pas l’unanimité au sein du monde agricole. « Nous nous sommes battus pour garder les néonicotinoïdes », avoue Maxime Billet, président du syndicat des Jeunes agriculteurs d’Indre-et-Loire. Pour lui, cette interdiction est une contrainte pour sa production. Le céréalier de 35 ans, barbe de quelques jours bien taillée, est installé au Liège, en Indre-et-Loire. Il estime que les décisions européennes manquent de perspectives sur le long terme : « Le problème c’est qu’on ne nous propose pas d’alternative ni de transition viable. » Et d’ajouter : « La France fait du zèle écologique. » Mais pas question pour lui de trop critiquer l’UE. « J’ai pu créer ma ferme en 2014 grâce à des subventions européennes », indique-t-il. Maxime Billet gère avec son frère plus de 2 000 hectares d’orge, de soja et de colza. Sa maison, imposante, donne sur ses champs, sa grange et un petit étang. Il le reconnaît : « Les exploitations sont encore vivantes ­aujourd’hui parce que l’Europe a su protéger et orienter ses agriculteurs. » La politique agricole commune (PAC), premier budget de l’Union européenne, 408,3 milInnova

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liards d’euros, fixe les grandes orientations en matière d’agriculture. L’UE distribue des subventions aux agriculteurs selon la surface qu’ils cultivent et les règles qu’ils respectent. Maxime Billet obtient des aides s’il ne laboure pas de parcelles en jachère du 1er mai au 30 septembre. « Quand je me suis installé, l’UE prévoyait déjà une diminution des aides dans le cadre de la PAC. Dans trois ans, on va devoir produire autant avec moins de moyens », s’inquiète-t-il. En 2021, le budget de la PAC devrait en effet baisser de 5 % pour compenser le départ du Royaume-Uni. Le céréalier réclame une harmonie entre partenaires européens. Il évoque la France, premier pays agricole européen et principal contributeur au budget de la PAC. Pour lui, le gouvernement « surenchérit systématiquement sur les normes européennes. Cela crée des inégalités avec les autres pays et la compétitivité des exploitations françaises en pâtit ». Dernier exemple en date, celui du glyphosate, le pesticide le plus vendu au monde. Parce qu’il est soupçonné d’être cancérigène, l’Union européenne a voté en 2017 son interdiction d’ici cinq ans. Emmanuel Macron, lui, voulait bannir la substance dans trois ans mais les députés n’ont pas adopté cette mesure dans la loi Agriculture et alimentation. Le Premier ministre Édouard Philippe a confirmé que le produit serait interdit en 2021. Le dossier du glyphosate illustre la difficulté de trouver un compromis entre protection de l’environnement et production agricole viable. VALENTIN JAMIN ET HUGO VALLAS


REPORTAGE

BRUXELLES

François Breton/EPJT

Les débats les plus importants se déroulent dans l’hémicycle principal. Dans cet amphithéâtre de 2 464 mètres carrés, chaque député possède un siège et 628 places sont réservées aux visiteurs.

LA BELLE EUROPÉENNE LE PARLEMENT EUROPÉEN EST L’UNE DES VINGT INSTITUTIONS ET ORGANISATIONS DE L’UE. IL SE TROUVE DANS UN QUARTIER À PART DANS LA CAPITALE BELGE. UNE BULLE OÙ HABITANTS ET COMMERÇANTS SE MÊLENT AUX FONCTIONNAIRES EUROPÉENS.

U

ne vingtaine de personnes, tout âge confondu, attend dans le sas vitré de l’entrée du parle­ ment européen, à Bruxelles. « Veuillez patienter par groupe à l’extérieur du bâtiment », crie un homme chauve. Il faut un peu d’ordre et d’organisation pour faire rentrer les 300 000 personnes qui viennent visiter le lieu chaque année. Une fois le portique de sécurité et le scanner à bagages passés, les voix et les bruits de pas s’estompent dans le hall couvert de ­moquette. Les plaquettes de communi­ cation traduites dans les 24 langues offi­ cielles de l’UE sont disposées sur des pré­ sentoirs. L’ascenseur arrive. Les portes s’ouvrent. Nous appuyons sur le bouton du troisième étage. Les portes s’ouvrent à nou­ veau. À quelques pas de là, le cœur du bâti­ ment se dévoile : l’amphithéâtre où se ­retrouvent les 751 eurodéputés. Le parle­ ment est une ville dans la ville où travaillent plus de 5 600 personnes. Les élus passent quinze jours par mois à Bruxelles. « Pendant une semaine, ils sont dans leur circonscription, explique JeanChristophe Paris, assistant parlementaire du député PS français Guillaume Balas. Nous partons aussi tous les mois à Stras­ bourg pour la session plénière qui dure du

lundi au jeudi midi. Le reste du temps, nous ment européen », témoigne-t-il. Serge Fede­ sommes ici. » Si la plupart des décisions rico fait partie de ces petites voix indispen­ sont prises dans la capitale belge, tous les sables au fonctionnement de l’institution. textes doivent être votés à Strasbourg, siège Comme les huissiers, reconnaissables à leur officiel du parlement. À Bruxelles, chaque queue-de-pie noire et à la chaîne argentée député possède un bureau. « Il y a un qu’ils portent autour du cou. Ils sont 140 à ­canapé pliant et une douche qui n’est pas vérifier qui pénètre dans les sessions et à utilisée car il n’y a plus d’eau chaude », ré­ veiller à leur bon déroulement, voire parfois sume Claude Rolin, eurodéputé centriste à assurer le maintien de l’ordre dans le parle­ belge depuis 2014. Lui dispose de 3 pièces : ment.« Nous devons connaître les noms et deux pour ses assistants et une pour lui. les visages de tous les députés européens », « On y est vite à l’étroit lorsque l’on est indique l’un d’entre eux qui préfère rester quatre ou cinq à l’intérieur », poursuit-il. anonyme. Ce jeudi après-midi, l’hémicycle principal Une galerie commerciale se trouve quel­ est vide. Des piles de feuilles volantes sont ques étages en dessous de l’hémicycle. disposées au bout de chaque rangée de sièges. Ce sont les amendements débattus la veille. Des étudiants sont assis dans une mezzanine ­réservée aux visiteurs. Ils font face Vous pouvez vous aux cabines aux vitres teintées garer le matin dans ­dédiées aux traducteurs comme le parking souterrain Serge Federico. Cet ­interprète vient et ne jamais sortir du bâtiment. traduire depuis une trentaine d’an­ La vie dans ce microcosme est très nées les interventions en fonction des besoins. Il travaille ce matin confortable. Mais comment peutdans un autre hémicycle. « Sou­ on être proche de la population vent, les députés organisent des sans jamais sortir de cette bulle ?  réunions ici. Et ils font appel à des interprètes rémunérés par le parle­ STÉPHANE CORNET Innova

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POLITIQUE

Restaurants, salon de coiffure, kiosque à journaux, supérette, salle de sport : les fonctionnaires et députés européens trou­ vent tout ce dont ils ont besoin au pied de leur bureau. « Vous pouvez vous garez le matin dans le parking souterrain et ne ­jamais sortir du bâtiment », souligne Sté­ phane Cornet, l’attaché de presse de Claude Rolin. Un cadre de travail qui n’in­ cite pas les employés à aller à la rencontre des habitants de la capitale. « La vie dans ce microcosme est très confortable. Mais comment peut-on être proche de la popu­ lation sans jamais sortir de cette bulle ? » s’interroge-t-il. L’UE, PREMIER EMPLOYEUR DE LA CAPITALE

À l’extérieur, au nord-est du parlement, quelques-uns des 20 000 fonctionnaires de la Commission européenne, le badge tou­ jours pendu au cou, se pressent vers le rond-point Robert-Schuman pour rejoin­ dre le bâtiment Berlaymont où est installée la branche exécutive de l’UE. En face, deux autres institutions ont pignon sur rue. À droite du Berlaymont, le Justus-Lipsius est le siège du Conseil de l’Union européenne. À gauche, le bâtiment Europa dont la ­façade est faite d’un assemblage de vieux châssis de fenêtres issus de toute l’Europe. À l’intérieur, une étrange forme dévoile ses courbes : la « lanterne », comme l’ont nom­ mée les architectes, abrite les salles de conférences et de réunions du Conseil ­européen. Le quartier accueille d’autres institutions et agences telles que le Service européen pour l’action extérieure, l’Agence spatiale européenne ou encore le Comité européen des régions. Au total, à Bruxelles, près de 40 000 personnes travaillent pour l’UE, devenue ainsi le premier employeur de la capitale. Pernod-Ricard, Bouygues ­international, Greenpeace ou l’Association européenne des fabricants de tabac ont aussi leurs bureaux pour défendre leurs in­ térêts auprès des institutions. D’après l’UE, 80 000 personnes sont enregistrées sur le registre de transparence des lobbyistes.

Depuis la construction de ces différents le chef de salle, tablier noir serré autour de la sites, dans les années soixante, les taille, met en place les tables et installe la ter­ ­commerces ont fleuri. L’Association des rasse. Les clients arrivent vers 18 heures commerçants du carrefour Jean-Monnet, pour prendre un verre après leur journée de créée en 1986 par Nicole Du Jacquière, travail. Dans le pub d’en face, quelques compte désormais une cinquantaine de clients, pinte de Guinness à la main, sont membres. Parmi eux, les patrons de la phar­ ­attablés. « Il y a toujours du monde en soirée, macie, du pub irlandais, du fast-food japo­ assure Jean Georgier. Par contre le weeknais et même du restaurant grec. « Avant end, c’est désert. » nous avions un boucher et un boulanger, Dans les rues adjacentes, l’ambiance est ­déplore Nicole Du Jacquière. Maintenant, il plus calme. Les briques rouges et les pavés n’y a plus de commerce de bouche. » La res­ ont remplacé le béton et l’acier. Le quartier ponsable du magasin européen est aussi une Thé14 souhaite « mon­ zone résidentielle, sor­ trer que commerçants LE CHIFFRE tie dee terre au début du et fonctionnaires peu­ XIX siècle. Christian vent vivre ensemble ». C’est le Dekeyser est adminis­ Pour les 60 ans de l’UE nombre trateur du Groupe en 2017, son associa­ de nationalités présentes d’animation du quartier dans la région de bruxelles- européen. « Nous mili­ tion a ainsi financé capitale. Avec ses 1,2 million tons pour avoir une d’étonnantes statues en d’habitants, elle compte 35 % meilleure qualité de vie terre glaise et métal d’étrangers. un cosmopolitisme et pour préserver notre rouillé qui représentent qui s’explique par la présence patrimoine, indique le les citoyens européens des organismes européens. sexagénaire. Certains dans leur diversité. Ces derniers emploient plus de fonctionnaires La famille Georgier, ont 40 000 personnes. ­décidé de vivre ici. Ils propriétaire de deux res­taurants dans le s’intègrent à la popula­ quar­tier, a misé sur les employés des institu­ tion et s’investissent dans la vie locale. » Le tions européennes pour gagner sa vie. « Sur seul obstacle ? La langue ! Avec ses 50 na­ le plan économique, c’est un avantage pour tionalités, le quartier européen n’est pas le nous. Ils perçoivent de bons salaires et ont plus belge de la capitale. « Quand le restau­ de l’argent à dépenser. Mais c’est aussi un rant est plein, on ne parle plus français ici », ­inconvénient », plaisante le patron, Jean ­déplore Jean Georgier. Nicole Du Jacquière Georgier. Sa mère, assise à côté de lui, teint partage le même avis : « On se fait bouffer bronzé, complète : « Les prix de l’immobilier par l’anglais alors qu’ils sont les seuls à être ont explosé. Un studio ici coûte entre 900 et partis de l’Europe ! » 1 000 euros. Deux kilomètres plus loin, il FRANÇOIS BRETON ET THOMAS CUNY, faut compter 600 euros. » En cet après-midi, À BRUXELLES (BELGIQUE)

Thomas Cuny/EPJT

François Breton/EPJT

Sébastien Cornet est l’attaché de presse de l’euro-député belge Claude Rolin depuis juillet 2014.

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Serge Federico est interprète au parlement depuis une trentaine d’années. Ce Belge parle cinq langues dont le russe et l’italien. Plus de 2 000 interprètes travaillent pour cette institution.

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POLITIQUE

ATTENTION À LA MARCHE

À L’APPROCHE DES ÉLECTIONS EUROPÉENNES, LA RÉPUBLIQUE EN MARCHE AFFINE SA STRATÉGIE. SA CAMPAGNE, LANCÉE AVEC UNE GRANDE MARCHE POUR L’EUROPE, PROUVE L’IMPORTANCE DU VOTE.

Ludovic Marin/AFP

C

omme lors de la présidentielle, La République en marche (LREM) a débuté sa tournée pour les élections européennes par du porte-à-porte, un an avant le vote. L’opération, baptisée « Grande Marche pour l’Europe », a été menée pendant cinq semaines dans toute la France. Début juin, Christophe Castaner annonçait 230 000 portes toquées dont 75 % ouvertes et plus de 80 000 questionnaires complétés dans 3 500 communes. En Indre-et-Loire, où le délégué général de LREM a donné le coup d’envoi, 1 371 por­tes se sont ouvertes sur les 3 698 devant lesquelles les marcheurs se sont présentés. Missionné pour l’opération, le cabinet Liegey Muller Pons a fourni une carte ciblant les quartiers où le vote Front national et l’abstention ont été élevés lors des dernières élections européennes. Des zones privilégiées par les militants. « Des quartiers urbains aux campagnes reculées, nous avons été dans des lieux qui, à mon avis, n’ont jamais été consultés avant, raconte Guilmine Eygu, référente Europe de LREM. Aucun autre mouvement n’a permis ce genre d’écoute large et diversifiée dans toute la France. » Le parti compte nourrir son programme des résultats obtenus auprès des Français. Christophe Castaner a missionié des ­experts pour dégager 70 propositions inspirées par la marche. Celle-ci a révélé une « méconnaissance » des citoyens sur le fonctionnement et les compétences de l’Union européenne regrette Guilmine Eygun. « Les gens se sentent déconnectés de l’Europe, elle apparaît leur comme abstraitex », résume-t-elle. Les personnes interrogées comptent sur l’UE pour intervenir dans trois domaines : l’économie, la sécurité et le réchauffement climatique. l’UE de son côté à lancé en avril des consultations citoyennes. Celles-ci vont durer six mois et sont censées redonner confiance aux citoyens. Des débats, organisés dans l’ensemble des pays – à l’exception du Royaume-Uni – doivent permettre aux ressortissants de donner leur avis sur l’Europe et de « mieux [la] comprendre et en saisir les enjeux », affirme la Commission.

Christophe Castaner a lancé la Grande Marche pour l’Europe à Tours en avril 2017.

Le lancement, si tôt, de la campagne européenne des marcheurs, illustre l’importance accordée à l’élection de mai 2019. Emmanuel Macron, qui voulait dépasser le clivage droite-gauche en France, compte faire de même en Europe. Ces derniers mois, il a déroulé dans ses discours sa vision de l’Europe, déjà présente dans sa campagne en 2017. Il souhaite transformer ce scrutin en un affrontement entre pro et anti-européens, quitte à caricaturer le « nous européistes » face au « eux eurosceptiques. » PREMIER TEST POUR L’EXÉCUTIF

« Au-delà du choix pour le projet européen, ce scrutin aura des répercussions en matière de politique intérieure », reconnaissent les membres du groupe de travail Europe de LREM. Ces élections sont risquées car elles pourraient se transformer en examen de mi-mandat. Les adversaires de l’exécutif comptent y sanctionner la politique menée depuis mai 2017. À gauche, toutes les formations se disent contre la vision de l’Europe d’Emmanuel Macron. La France insoumise se revendique premier parti d’opposition. GénéraInnova

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tion-s de Benoît Hamon aura droit à son premier verdict dans les urnes, alors que l’idée d’une alliance avec le Parti communiste avance. Les cadres d’Europe Écologie Les Verts rêvent de se présenter seuls, mais auront-ils le choix s’ils veulent sauver leurs six sièges ? Droite et extrême droite vont, quant à elles, promouvoir le souverainisme national. En quête d’alliés au parlement européen, Marine Le Pen s’est affichée à Nice, le 1er mai, aux côtés de personnalités d’extrême droite de premier plan venues d’Autriche, de Pologne ou encore des Pays-Bas. Le groupe de travail Europe de LREM ­affirme que ces élections sont « une ­opportunité pour chacun d’entre nous d’exprimer sa vision politique à propos de ce que doit être l’Union Européenne ». Encore faut-il que suffisamment d’électeurs se déplacent. La participation aux élections européennes n’a plus dépassé les 50 % depuis 1994. Une abstention aussi forte qu’en 2014 (57,57 %) serait un échec pour La République en marche, qui fait de ce scrutin un rendez-vous incontournable. NOÉ POITEVIN ET DARYL RAMADIER


Photos : Alizée Touami/EPJT

ÉCONOMIE

Les Grecs continuent de subir les conséquences des mesures économiques imposées par l’Union européenne et leur gouvernement.

EN GRÈCE, LA VIE SOUS L’AUSTÉRITÉ

LES HUIT ANS DE CRISE ET LES TROIS PLANS D’AIDE SIGNÉS ENTRE LE GOUVERNEMENT ET L’UNION EUROPÉENNE ONT BOULEVERSÉ LE QUOTIDIEN DES GRECS. À ATHÈNES, LES TROIS GÉNÉRATIONS DE LA FAMILLE PETOUSSI SE DÉBROUILLENT POUR SURVIVRE. Innova

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ÉCONOMIE

A

vec la crise, Irini Petoussi, 77 ans, a perdu 40 euros sur les 400 qu’elle touchait par mois pour sa retraite. « Nous nous en sortons grâce aux appartements que nous louons dans l’immeuble », confie cette ­ancienne agricultrice. Son mari, Zacharias, 82 ans, raconte leur passé de cultivateurs d’olives en caressant sa moustache blanche. Le couple habite au cinquième étage d’un immeuble, dans le quartier populaire de Tavros, au sud-ouest de la ville. La terrasse de leur appartement offre une vue imprenable sur Athènes. Toute la tribu vit dans le même immeuble : leur fille, Yiota, 54 ans, et leurs petits-­enfants, Giorgos et Irida, 26 et 28 ans, occupent tout le quatrième étage. Les trois générations de la famille ont été ­affectées par la crise. Yiota est celle qui a le moins souffert. Elle travaillait chez Mondelēz International, une entreprise agroalimentaire, et a pu bénéficier d’une retraite anticipée. Alors que dans l’école du quartier, certains petits perdaient connaissance parce que leurs parents ne pouvaient pas leur acheter assez à manger, le frigo de Yiota a toujours été plein. « Autour de nous, tout s’effondrait mais nous avons continué à partir en vacances », raconte-t-elle dans un français teinté d’un fort accent québécois, qu’elle tient de sa jeunesse passée au Canada.

avaient deux téléphones, deux voitures. » À l’entrée de la Grèce dans l’Union européenne en 1981, les habitants ont cédé à la surconsommation en contractant de nombreux emprunts. Il poursuit : « Maintenant, ils ont appris à faire plus attention. » Le petit-fils d’Irini a réussi à tirer avantage de la crise en louant son petit appartement avec balcon sur la plate-forme Airbnb. Il y vit lorsqu’il n’y a pas de ­réservation. « Cette idée m’est venue il y a quelques mois et ça marche très bien. L’argent gagné me permet de payer mes impôts », ajoute-t-il. Au mois de mai, le début de la saison touristique, une semaine de location lui rapportait 168 euros.

Les secteurs du bâtiment et du commerce ont été les plus touchés Six cent mille personnes ont été licenciées » PANAGIOTIS PETRAKIS

LA CRISE A ENCOURAGÉ LA DÉBROUILLE

Tandis que le soleil se couche derrière les immeu­ bles, les Petoussi se réunissent pour fêter les 36 ans de Nicholas, fiancé d’Irida, et partager un cheesecake nappé de confiture de cerises. Sa famille à lui avait une petite entreprise qui fabriquait des bijoux en ­argent et en pierres semi-précieuses. « Tout allait bien jusqu’en 2009, se souvient-il, au milieu du brouhaha des conversations. Puis les ­importations ont diminué et les touristes se sont fait rares. Nos ventes ont chuté et nous avons dû fermer. » Assis en face de lui, Giorgos assure que la crise a quand même eu des effets bénéfiques : « Avant, les gens ­dépensaient leur argent n’importe comment. Ils

Malgré les plans de crise et l’austérité, les Grecs gardent un fort sentiment européen.

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TRAVAILLER PLUS POUR GAGNER MOINS

Panagiotis Petrakis est professeur d’économie à l’université d’Athènes. Installé dans son cabinet privé, près de Sytagma Square, au cœur de la capitale, il résume des années de marasme : « Les secteurs du bâtiment et du commerce, moteurs de l’économie grecque, ont été les plus touchés. Six cent mille personnes ont été licenciées. Elles avaient pour la plupart des emplois à faible qualification. » De 2009 à 2014, les salaires ont chuté de 20 à 30 %. En moyenne, chaque Grec a perdu 7 000 euros par an. Aujourd’hui, le salaire moyen est descendu à 600 euros mais beaucoup de jeunes actifs acceptent d’être encore moins bien rémunérés. « Tout le monde a perdu de l’argent, poursuit l’universitaire. Mais pour les plus pauvres, c’est encore pire. » S’il ne fait pas partie des plus pauvres, Cristos Sarris, 48 ans, a lui aussi du mal à s’en sortir. Ce vidéaste et photographe travaillait dans une agence photo quand la crise a frappé le monde du journalisme, en 2008. Accoudé à la table d’un bar branché du centre ville, les bras couverts de tatouages, il raconte : « Près de 60 % des rédactions ont fermé. En plus d’être licencié, je n’ai pas été payé pendant plusieurs années. J’ai dû trouver d’autres moyens pour ramener de l’argent. » Il sirote son café frappé, une boisson populaire en Grèce : « Aujourd’hui, les gens ne peuvent plus exercer le métier qu’ils veulent. Ils pensent d’abord à survivre. » Les coupes dans les salaires ont touché toutes les professions. Melina Charatsidou a 53 ans. Elle est psychothérapeute en libéral dans son propre cabinet. Mais le matin, elle est aussi responsable scientifique dans un centre de prévention public à Glyfada, une ville située à quelques kilomètres d’Athènes. Avant la crise, elle touchait 14 mois de salaire par an. Depuis 2012, comme la majorité des Grecs, elle a perdu ses treizième et quatorzième mois. Cette mesure fait partie du deuxième plan d’austérité, signé en 2010, qui prévoit 11,1 milliards d’euros d’économie. Son mari, lui, est ingénieur aéronautique depuis trente ans. « Son salaire mensuel est passé de 2 200 euros à 1 200 euros en 2010. Avec ça, on ne peut pas vivre », se désole la psychothérapeute. De 2009 à 2014, les impôts sur la population ont augmenté de 53 % et de nouvelles redevances ont vu le jour. La première, une taxe sur la propriété, rapporte à l’État 2,5 milliards d’euros par an. Melina Charatsidou et son mari doivent ainsi verser 4 000 euros par an en cinq mensualités. Pour régler cette somme et l’école de sa fille, elle travaille jusqu’à tard le soir dans son cabinet privé. « Je ne vois plus


ÉCONOMIE

Les membres de la famille Petoussi partagent toutes leurs joies et leurs galères. La crise les a rapprochés.

mes enfants », regrette-t-elle. Le travail se fait rare pour Cristos Sarris qui ne prend plus de vacances. « Je ne refuse rien. Nous sommes rémunérés au prix bas alors que les taxes, elles, sont exorbitantes. » Comme tous les indépendants, ce vidéaste-photographe doit s’acquitter d’un impôt supplémentaire de 650 euros par an. UN SENTIMENT DE SOLITUDE

Autre mesure d’austérité, l’augmentation de la TVA pèse sur toute la population. Elle est passée de 8 à 24 % en deux ans pour la quasi totalité des produits. Le chômage aussi a explosé. En novembre 2017, 20,7 % de la population était à la recherche d’un emploi, selon Eurostat. Une enquête de la revue médicale BMJ Open, publiée en février 2015, révèle que le taux moyen de suicide a progressé de 35 % entre 2010 et 2012. Depuis, le cabinet de Melina Charatsidou ne désemplit pas. « Les gens sont très angoissés », constate la psychothérapeute. Chaque jour, elle écoute ses patients lui décrire à quel point leur quotidien a changé. « Un homme est venu me voir cette semaine, raconte-t-elle d’une voix douce. Avant, sa femme et lui touchaient 6 000 euros par mois. Pour s’acheter un appartement, ils ont pris un crédit et doivent rembourser 1 500 euros par mois. Du jour au lendemain, le mari a perdu son emploi et sa femme a vu son salaire divisé par deux. Chaque mensualité équivaut désormais à la totalité de leurs revenus. Ils ont tout perdu… » Les mesures de rigueur, en partie imposées par l’Union européenne, n’ont pourtant pas affaibli le sentiment d’appartenance des Grecs à cette com-

L’Union européenne a échoué à nous aider. On attend qu’un miracle se passe, mais comment ? » MELINA CHARATSIDOU

munauté. L’Eurobaromètre, réalisé par Kantar ­Public pour le parlement européen en avril 2018, ­indique que 57 % de la population pense que le pays tire des bénéfices à être membre de l’Union européenne. Mais elle critique la sévérité des sanctions et le manque de solidarité. « Personne ne lève le ­petit doigt pour nous », remarque Cristos Sarris. Un constat partagé par Melina Charatsidou : « L’Union européenne a échoué à nous aider. Même si la Grèce a sa part de responsabilité, les choses sont de pire en pire. On attend qu’un miracle se passe, mais ­comment ? » Selon l’office de statistiques de l’Union européenne, un tiers de la population risque encore de passer sous le seuil de pauvreté. Le troisième plan d’aide de 86 milliards d’euros, ­signé en juillet 2015, doit prendre fin le 20 août 2018. Le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne, le Fonds européen de stabilité financière et plusieurs États membres, dont l’Allemagne et la France, prêtent cet argent à la Grèce à condition qu’elle applique une austérité sévère et des réformes. Après deux ans de stagnation, la croissance économique est repartie à la hausse pour atteindre 1,8 % l’année dernière. D’après l’économiste Panagiotis Petrakis, « le pays se remet de la crise mais toutes les conditions ne sont pas encore réunies pour qu’il retrouve une bonne santé économique ». Les Grecs, eux, ne ressentent pas cette ­légère embellie et restent marqués par ces huit années d’austérité. Cristos Sarris ironise : « Heureusement, le soleil reste gratuit. » VALÉRIANE GOUBAN ET ALIZÉE TOUAMI, À ATHÈNES (GRÈCE)

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Illustration : Salomé Fillon

DOSSIER

ERASMUS

LES DESSOUS D’UN MYTHE

LES JEUNES SONT DE PLUS EN PLUS NOMBREUX À PARTIR SE FORMER À L’ÉTRANGER GRÂCE AU PROGRAMME ERASMUS +. MAIS CE DERNIER RENFORCE AUSSI LES INÉGALITÉS.

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ne génération d’enfants du monde qui voyagent pour étu­ dier et étudient pour voyager. Des jeunes libres parce que ­Européens, et Européens parce que libres. » Voici comment Sandro Gozi, secrétaire d’État italien chargé des Affaires européen­ nes décrit ce phénomène, dans G ­ énération Erasmus, ils sont déjà au pouvoir (éd. Plon, 2016). Pourtant, l’expression ne fait pas l’unanimité. Dans un article ­intitulé « Peuton vraiment parler de “génération Eras­ mus” ? » la sociologue Magali Ballatore ­indique que « la mobilité institutionnalisée en Europe concerne moins de 10 % des ins­ crits dans l’enseignement supérieur ».

Chaque année, de plus en plus d’étudiants, d’apprentis, de lycéens et d’enseignants partent dans l’un des 33 pays du pro­ gramme pour étudier, apprendre un métier ou faire du bénévolat. En 1987, lors de la création d’Erasmus, seulement 3 244 étu­ diants étaient concernés. En 2016, selon la Commission européenne, ils étaient 303 880 à être partis à l’étranger. Un record ! Cette hausse s’explique par l’entrée pro­ gressive de nouveaux pays dans le pro­ gramme. Lors de sa naissance, les étudiants et les personnels de l’enseignement supé­ rieur ne pouvaient voyager que dans onze pays : Allemagne, Belgique, Danemark, ­Espagne, France, Grèce, Irlande, Italie, Innova

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Pays-Bas, Portugal et Royaume-Uni. ­Depuis 2014 et le lancement d’Erasmus +, ils sont désormais 33. Parmi eux, les 28 membres de l’Union européenne mais aussi la Macédoine, l’Islande, le Liechtens­ tein, la Norvège et la Turquie. Car Erasmus ne se limite plus à l’Europe. Avec l’adoption du programme Erasmus Mundus en 2008, les étudiants en master et en doctorat peu­ vent voyager dans le monde entier. L’ESPAGNE CHAMPIONNE DE LA MOBILITÉ

Derrière cette belle image et la grande opé­ ration de communication lancée à l’au­ tomne 2017 pour les 30 ans du programme, force est de constater que tous les pays ne sont pas égaux face à la mobilité. Certains d’entre eux accueillent beaucoup d’étu­ diants, c’est le cas de l’Espagne, de l’Alle­ magne ou du Royaume-Uni. D’autres sont de gros pourvoyeurs : l’Allemagne et ­l’Espagne encore, la France également, sont ceux qui envoient le plus d’étudiants à l’étranger. Pendant l’année scolaire 2015-


DOSSIER jeunes privilégient ces destinations », fait remarquer Sandrine Doucet. Pour attirer les étudiants, de nombreuses universités européennes proposent des cours en anglais. Cela leur permet de nouer des partenariats entre elles. C’est le cas des établissements polonais qui ont accueilli 15 562 étudiants durant l’année scolaire 2015-2016. Emma Delaunay, 22 ans, étu­ diante en master de sociologie à Nantes, est partie y suivre sa troisième année de ­licence : « Je voulais partir en Turquie mais,

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LE CHIFFRE

% des jeunes qui ont participé au programme Erasmus ont déclaré se sentir « plus européens » à leur retour (selon l’Agence Erasmus France)

PLUS D’ÉGALITÉ MAIS PEU D’ÉQUITÉ

Si Erasmus se démocratise, il n’en reste pas moins un programme réservé aux plus ­aisés. Ainsi, presque 50 % des jeunes Fran­ çais qui partent en Erasmus ont au moins un parent cadre et 72 % ont un parent ­diplômé du supérieur. Une réalité qui s’ex­ plique peut-être par le coût d’un séjour à l’étranger. Alors, bien sûr, les bourses se multiplient. Elles évoluent en fonction du type de mobilité (études, stage ou appren­ tissage) et du coût de la vie dans le pays d’accueil. Les étudiants peuvent recevoir entre 150 et 300 euros par mois. Pour l’an­ née scolaire 2018-2019, cette somme de­ vrait atteindre 370 euros par mois. Moins que les montants attribués, ce sont surtout les retards de versement qui posent ­problème. Rose Arnold, 20 ans, est partie aux Pays-Bas pendant quatre mois. Dix mois plus tard, elle n’avait toujours pas reçu la totalité de sa bourse. « L’université d’Utrecht a envoyé à mon université un ­document scanné. Mais mon université veut le document original. Ce problème ­administratif m’a empêché de toucher mes bourses », dénonce-t-elle. D’autres aides financières peuvent se cumu­ ler : c’est le cas des bourses sur critères ­sociaux française et des aides du British Council au Royaume-Uni. Maurizio Ver­ ducci, étudiant italien en journalisme en ­Angleterre, a ainsi reçu 130 euros de la part de cette organisation en plus de sa bourse Erasmus + qui s’élevait, elle, à 300 euros par mois. Les aides cumulées lui ont permis de financer son séjour d’un an en France. Les régions délivrent elles aussi des aides finan­ cières. « Une particularité française », selon Sébastien Thierry. Mais les montants varient d’un endroit à l’autre. Alors, les jeunes se Gabrielle, 21 ans, est étudiante à Science Po Lyon. Pour son programme Erasmus, elle a hésité à partir au Mexique avant de choisir Séville.

DR

2016, c’est l’Espagne qui était la première destination Erasmus pour les étudiants. Le film de Cédric Klapisch, L’Auberge espagnole, sorti en 2002, le montrait déjà. Ce pays est considérée comme une destination festive qui permet une ­expérience atypique. Son attractivité s’explique aussi par des considérations plus prosaïques, comme le dit Gabrielle Nicod, 21 ans, étudiante à Sciences Po Lyon, qui a passé dix mois à Sé­ ville, cette année : « Je voulais partir dans un pays hispanophone. J’ai choisi l’Espagne pour des questions financières et pour pou­ voir voyager dans la région. » D’après Magali Ballatore, les déséquilibres entre les destinations « résultent des supré­ maties économiques et langagières ». ­L’attractivité de l’Allemagne s’explique ­davantage par « l’idéal de moteur qu’elle joue en Europe dans le contexte de crise économique » que par la langue allemande, note l’ancienne députée de la Gironde, ­Sandrine Doucet, dans un rapport d’infor­ mation pour l’Assemblée nationale de 2014. En revanche, à cause du rayonnement de l’anglais à travers le monde, beaucoup d’étudiants se rendent au Royaume-Uni. Les étudiants britanniques voyagent pour­ tant peu en Europe : ils étaient seulement 15 786 pendant l’année scolaire 2015-2016 et représentaient 0,61 % de la population étudiante anglo-saxonne. « Puisque le Royaume-Uni est en lien avec les membres du Commonwealth, comme le Canada, les

avec le coup d’État en 2016, la faculté m’a orienté vers la Pologne. Il restait des places, alors, dans l’urgence, j’ai choisi d’aller làbas. » Mohamad Soubra, Libanais étudiant en Turquie, a quant à lui effectué sa ­deuxième année en master d’ingénierie ­informatique en Pologne parce que son université ne proposait que cette destina­ tion. Comme lui, beaucoup d’étudiants en ingénierie partent grâce au programme. Ils sont les plus présents – 40 % des étudiants Erasmus pour l’année scolaire 2013-2014 – avec ceux de sciences sociales, commerce et droit. À l’inverse, certaines filières se ­retrouvent presque exclues du programme. Les étudiants en santé par exemple ne ­représentaient que 6 % des Erasmus fran­ çais pour l’année scolaire 2013-2014. PaulEmile Chéné, 21 ans, en troisième année de médecine, a dû batailler avec son université pour pouvoir étudier à Berlin cette année : « À Angers, on ne laisse pas partir les étu­

diants en médecine de peur qu’ils redou­ blent. Les pays européens n’ont pas les mêmes systèmes de santé et la reconnais­ sance des compétences est difficile. »

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DOSSIER font aider par leurs ­familles. Comme ­Gabrielle Nicod qui a reçu la majeure partie de sa bourse en novembre dernier. « Avec ces 1 000 euros pendant deux mois, j’ai pu vivre correctement. Mais cette somme n’a pas suffi à couvrir tous mes frais. Mes pa­ rents ont dû compléter et me verser de l’ar­ gent », ­explique-t-elle. Logements trop chers, cours qui ne corres­ pondent pas au diplôme préparé, pro­ blèmes administratifs, les étudiants connaissent parfois des galères qui les font déchanter. Rose Arnold garde un souvenir plutôt amer de son Erasmus. Étudiante à Paris en lettres et arts, elle s’est retrouvée aux Pays-Bas dans un cursus humanités. Une formation qui ne correspond pas du tout à son profil. Elle a aussi été surprise par le système de notation néerlandais. Làbas, les mauvaises notes ne peuvent pas être compensées par d’autres. En France, si. La jeune fille a eu peur que ses résultats ne soient pas reconnus par son université française. « Lors d’un partiel, je n’ai pas eu la moyenne. Je ne savais pas si je devais ­aller aux rattrapages malgré les nombreux mails que j’ai envoyés à mon université française ! » s’indigne-t-elle. Finalement, elle a dû repasser un examen et a réussi à valider son année. Pour Gaëtan Desanges, étudiant en école d’ingénieur à Lyon, le ­retour a été difficile. Les matières choisies pendant son semestre en Belgique, avec l’accord de son établissement, n’étaient pas les mêmes que celles étudiées dans son éta­ blissement français.

SÉDUIRE L’APPRENTI

MÊME S’ILS SONT MOINS NOMBREUX, LES JEUNES EN FORMATION PROFESSIONNELLE ONT LA POSSIBILITÉ DE REJOINDRE LE PROGRAMME ERASMUS +.

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epuis qu’Erasmus s’est doté d’un +, en 2014, les jeunes en formation professionnelle sont plus nombreux à séjour­ ner à l’étranger. Mais le programme n’est pas encore adapté. « À l’origine, Erasmus a été créé pour faire partir un nombre plus grand d’étudiants en formation professionnelle : CAP, Bac Pro, appren­ tissage », explique l’ancienne députée Sandrine Doucet. Le nombre de mobili­ tés accordées à ceux qui suivent ce type de formation est ainsi passé de 16 000 en 2015 à plus de 20 000 en 2017. DES SÉJOURS PLUS COURTS

La Commission européenne a mis en place un système d’équivalence des notes : le European Credit system for Vocational Education and Training (ECVET). Créé en 2009, il permet la reconnaissance des apprentissages acquis à l’étranger grâce à un système de crédits. Mais l’éducation n’étant pas une compétence de l’Union européenne, les pays membres sont libres de choisir l’organisation de leurs systèmes éducatifs et d’inciter ou non leurs appren­ tis à partir. Si ces séjours à l’étranger se multiplient, ils sont cinq fois plus courts pour ceux qui suivent ce type de formations que pour les étudiants du supérieur. Pour ­Vanessa Duval, responsable de formation interna­ tionale à l’Association ouvrière des com­ pagnons du devoir et du tour de France,

Erasmus, et après ? Au retour, certains connaissent parfois une période de ­déprime : le « blues Erasmus ». Marine Kenner, 21 ans, est étudiante en master dans une école de traduction parisienne. L’année dernière, elle est partie pendant un ­semestre à Alicante, en Espagne, . En ren­ trant, elle s’est isolée : « Je n’avais plus envie de sortir, mes amis me manquaient, les cours m’ennuyaient. Le soir, il m’arrivait de pleurer sans raison », raconte-t-elle. Elle est rentrée voir sa famille, dans le sud, pendant les vacances de Noël avant de revenir à ­Paris, plus sereine. Erasmus reste pour elle une expérience inoubliable. « Je suis encore nostalgique mais je ne regrette vraiment pas d’être partie », témoigne-t-elle. Elle a d’autant moins de raison de le regretter que les étudiants qui ont voyagé grâce au pro­ gramme, une fois sur le marché du travail, intéressent davantage les recruteurs. D’après une étude de la Commission euro­ péenne, les anciens Erasmus ont deux fois moins de chances que les autres de connaître un chômage de longue durée. Et 27 % d’entre eux ont rencontré leur conjoint actuel lors de leur séjour. Erasmus : pour un semestre ou pour la vie… LOUISE BALIGUET ET TIFFANY FILLON

Infographie : Tiffany Fillon/EPJT

LE BLUES DU RETOUR

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filière d’excellence de formation des arti­ sans, il y a encore beaucoup à faire pour que tout le monde profite d’Erasmus + : « La ­Commission de l’UE applique ce qui est fait dans l’enseignement supérieur à la formation professionnelle sans prendre en compte leurs différences », décrit-elle. Par exemple, lorsque le programme Leo­ nardo Da Vinci, absorbé dans Erasmus +,

Erasmus a été créé pour faire partir de plus en plus d’étudiants en formation professionnelle » SANDRINE DOUCET

était en vigueur, les Compagnons rece­ vaient une aide financière pour participer à des cours de langues. Avec Erasmus +, c’est terminé. Ils ont été remplacés par une plate-forme d’e-learning peu adaptée. Avec un budget doublé pour la période 2021-2027, la Commission européenne s’est engagée à faire partir plus de jeunes. Vanessa Duval s’en réjouit : « J’ai bon ­espoir qu’à l’avenir le programme s’appuie sur des actions fortes en faveur de la for­ mation professionnelle. » L. B. ET T. F.


DOSSIER

DEUX BACS SINON RIEN

DEPUIS 2017, LE LYCÉE CHOISEUL DE TOURS PROPOSE UN BAC BINATIONAL EN ITALIEN À SES ÉLÈVES. UN MOYEN D’OBTENIR DEUX DIPLÔMES EN UN POUR DES LYCÉENS MOTIVÉS ET PRIVILÉGIÉS. MAIS AUSSI UNE PREMIÈRE OUVERTURE EUROPÉENNE.

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UN INDICATEUR DE L’INTÉGRATION EUROPÉENNE

Le vocabulaire historique est nouveau pour les élèves. Pour le professeur aussi. D’abord enseignant d’histoire-géographie classique, Emmanuel Gagne­ pain, 47 ans, a passé une certification en italien il y a dix ans. Mais il n’a donné ses premiers cours dans la langue de Dante qu’en septembre dernier. Pour l’heure, il n’existe aucun manuel pour accompagner cet enseignement. La section est proposée pour les séries générales (ES, S, L) dans seulement une quarantaine d’établissements en France. L’Esabac est arrivé en 2010 après l’Abibac et le ­Bachibac. Le premier est né en 1994 de la relation entre l’Allemagne et la France et le second, francoespagnol, est né en 2010. En tout, sur 337 500 bacheliers français en 2017, 3 447 ont obtenu un bac binational. La promotion de l’Union européenne fait partie des objectifs de ces sections. « Mais c’est surtout lorsque je voyage que je me sens européenne », explique Clara, lycéenne à Choiseul. L’identité européenne est plus floue pour sa cama-

Emmanuel Gagnepain encadre onze élèves qui préparent un bac binational italien et français.

Malvina Raud/EPJT

uale sono le origini lontane del 14 Luglio 1789 ? » Si le programme ressemble à un cours classique sur la ­Révolution française, au lycée Choiseul de Tours il est en version originale italienne. Louis XVI devient « Luigi Sedicesimo » dans la classe d’Emmanuel Gagnepain, professeur d’histoire. Onze élèves, toutes des filles, ont choisi de préparer l’Esabac, c’est-à-dire à la fois le baccalauréat français et son équivalent italien l’Esame di Stato. Mais pour obtenir ce dernier, il leur faudra avoir au moins la moyenne aux épreuves de langue et d’histoire-géographie en italien. Le programme d’histoire est tourné vers les relations franco-italiennes et l’Europe. Les élèves ont aussi une heure de cours d’italien supplémentaire par rapport à une LV1 ordinaire. Il est 8 h 30 à Tours mais la Révolution française semble être racontée depuis Rome. Les mains du professeur s’agitent au rythme de ses mots. « Au début, c’était difficile. Nous avions des niveaux différents mais nous sommes bien encadrées », ­explique Nigelle, 15 ans. Emmanuel Gagnepain est fier du progrès de ses élèves. Les lycéennes répondent ­naturellement en italien, même si à l’écrit c’est ­encore un peu « l’improvisation », comme le reconnaît Nigelle. « Nous nous habituons vite à parler italien dès le matin ! » ajoute-t-elle.

rade Flavia qui ne parvient pas à la définir. Le point commun des élèves en bac binational ? Leur ­aisance dans les langues vivantes. Dès le collège, les plus doués sont repérés par les professeurs et ­aiguillés vers les classes européennes ou les sections binationales. D’autres, comme Flavia, d’origine italienne, ont des facilités évidentes. UNE VITRINE POUR LE LYCÉE

Autrefois, on faisait latin ou grec. Aujourd’hui, les filières binationales sont les plus exigeantes mais aussi les plus porteuses d’avenir » ÉRIC GOMMÉ

« Ces jeunes font partie de la tête de classe », ­reconnaît le proviseur Éric Gommé. Il constate aussi leur origine sociale privilégiée. Ces filières sont une vitrine pour le lycée. L’identité européenne tient à cœur au proviseur, en témoigne le drapeau bleu étoilé qui flotte à l’entrée de son ­bureau. Dans tous les lycées qu’il a dirigés, il a ouvert ce type de section. « Autrefois, on faisait latin ou grec. Aujourd’hui, les filières binationales sont les plus exigeantes mais aussi les plus porteuses d’avenir », assure-t-il. En 2017, 98,8 % de ces ­lycéens ont obtenu leur double diplôme. Mais Emmanuel Gagnepain assure ne pas mettre de pression supplémentaire sur les élèves qui composent la première promotion Esabac du lycée Choiseul. Ces bacs sont aussi des perspectives au sein de l’Union européenne. Ils permettent aux bacheliers français d’étudier dans le pays dont ils ont obtenu le diplôme sans démarches supplémentaires. Qu’elles rêvent de poursuivre en psychologie ou en tourisme, les élèves de Choiseul comptent bien en profiter. Certaines sont déjà parties en échange, plus ou moins long, sur la base du volontariat. Une immersion d’un mois pour Nell. « On se rend compte que même si l’Italie et la France sont deux pays proches, il y a beaucoup de différences dans la culture », rapporte la jeune fille. L’instabilité politique en Italie les préoccupe. Nigelle s’alarme : « C’est inquiétant si le parti d’extrême-droite arrive au pouvoir, surtout pour nous. S’ils sortent de l’Europe, on ne pourra plus partir là-bas en Erasmus. » EMMA GOUAILLE ET MALVINA RAUD

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DOSSIER

Photos : François Breton/EPJT

EURADIO

LES VOIX DU MONDE

LANCÉE EN 2007, LA RADIO ASSOCIATIVE NANTAISE FORME AU JOURNALISME DES ÉTUDIANTS DE TOUTE L’UE. ELLE SOUHAITE DIFFUSER SUR TOUT LE TERRITOIRE.

C

e soir, on va parler de l’audition de Mark Zuckerberg au parlement européen, du référendum sur l’avortement en Irlande, des actus des institutions… » Simon Marty détaille les sujets de l’émission quotidienne « On n’est pas sorti de l’Europe » de ce 5 mai. Il est le rédacteur en chef d’une radio nantaise d’un genre particulier : EuradioNantes. Créée en 2007 et implantée en plein centre ville, elle s’est donnée pour mission de « couvrir l’information locale passée au tamis européen », ­explique Simon Marty. Paula, 19 ans, originaire de Düsseldorf en Allemagne, est l’une des quatre stagiaires engagés ­début 2018. Elle se prépare dans l’open space avant le début de l’émission. Pour elle, l’objectif est de faire connaître l’UE à ses auditeurs : « Les sujets européens sont parfois très techniques et on ne voit pas assez les avantages de l’Union. » Constat partagé par Ghislaine, 24 ans, également stagiaire d’Euradio : « L’Europe prend des décisions qui

sont importantes dans notre vie de tous les jours. Les citoyens n’en savent pas grand chose. » EuradioNantes est aussi une radio-école. La ­rédaction est composée de jeunes Européens qui sont formés durant six mois aux techniques ­journalistiques et à l’actualité de l’Union. « Nous recrutons dans toutes les facultés européennes de sciences politiques, de journalisme, de commu­ nication…, indique Simon Marty. Nous avons déjà reçu des étudiants de tous les États membres mais aussi des Américains, des Canadiens et même des Mexicains. » Chaque mois, 96 000 personnes écoutent la ­station locale. Peu connue des Nantais, elle fait pourtant parler d’elle à Bruxelles, siège des institutions européennes. « Ces jeunes ont une ­approche intéressante des dossiers européens, qu’ils connaissent d’ailleurs très bien. On répond souvent à leurs questions », reconnaît Stéphane Cornet, assistant parlementaire de l’eurodéputé belge Claude Rolin. Dans les bureaux nantais, la rédaction s’active avant le début de l’émission. Sur les murs, une ­affiche annonce : « EuradioLille, la diversité européenne au cœur de l’oreille. » Avec le développement de la radio numérique terrestre (RNT), EuradioNantes va se transformer en Euradio France et souhaite devenir le premier média européen sur le territoire national. Elle continuera d’émettre depuis son siège nantais mais, d’ici 2020, elle ouvrira des rédactions locales dans plusieurs villes dont Lyon, Le Havre ou encore Rouen. PAS DE SUBVENTIONS EUROPÉENNES

Dans chaque locale qui sera ouverte en France, deux journalistes et un animateur professionnels animeront quatre heures de programmes quotidiens.

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En parallèle, elle veut aussi créer son réseau européen. L’objectif est d’avoir des correspondants dans chaque pays de l’UE. Pour financer le projet, estimé à plus de 1 million d’euros, elle a créé une fondation qui lui permettra de récolter des fonds privés. « Ce n’est pas efficace pour le moment, ­reconnaît Simon Marty. Mais l’attribution récente de nouvelles fréquences dans les grandes villes françaises devrait débloquer la situation puisque le projet devient concret. » Aujourd’hui, la station locale est financée en majorité par des subventions publiques, notamment de la métropole nantaise et du ministère des ­Affaires étrangères. Cette année, elle n’a pas reçu de subventions européennes car les budgets se sont réduits et sont désormais réservés aux grands médias. La radio diffuse des programmes en langues étrangères qu’elle récupère auprès de médias publics anglais, allemand, italien ou encore portugais. Dans le studio annexe l’animatrice anglophone clôture son programme « The Afternoon Show » et passe le relais à l’équipe franco-allemande pour la quotidienne. Les lumières rouges s’allument, les micros sont ouverts, le programme peut commencer. FRANÇOIS BRETON ET THOMAS CUNY


REPORTAGE

PARADOXE CATALAN

PEUT-ON VOULOIR SE SÉPARER D’UN ÉTAT TOUT EN ÉTANT PROFONDÉMENT PRO-EUROPÉEN ? OUI, RÉPONDENT LES INDÉPENDANTISTES CATALANS. ATTACHÉS À L’IDÉE D’EUROPE, ILS Y VOIENT UN IDÉAL DANS LEQUEL RÉALISER LEUR PROJET.

L

libertat, presos polítics ! » Chaque vendredi, à 19 heures, le slogan ­résonne dans les rues de Barcelone. Poings levés, visages marqués par des mois de contestation, quelques centaines de Catalans reprennent des forces auprès des passants qui chantent avec eux. Sur le parcours, touristes et curieux sortent leurs téléphones pour les filmer. En tête du cortège, drapeaux catalans et européens flottent ensemble. « L’Europe doit regarder ce qui se passe ici », s’agace un militant. Les violences du référendum du 1er octobre 2017, l’incarcération de membres du gouvernement sécessioniste et de dirigeants associatifs, indignent toujours autant les manifestants. Ils passent devant le palais de la Généralité – siège de la présidence régionale – avant de se ­regrouper sur la place de la Catalogne. Els Segadors, hymne de la CaInnova

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talogne depuis 1993, est repris à plein poumon. Un chant à la gloire de la résistance catalane face au pouvoir espagnol. Quelques centaines de mètres plus loin, à côté de l’université, l’Association catalane pour les droits civils (ACDC) s’adresse aussi à l’Europe. Sur leur stand, les bénévoles distribuent tee-shirts et rubans jaunes portés en soutien à ceux qu’ils nomment les « prisonniers politiques ». Leur dernière campagne, « Europe, make a move ! » (« Europe, bouge ! » en français) invite les citoyens à interpeller les chefs de gouvernement de l’Allemagne, de la Finlande, de la France, de l’Irlande et du Portugal. Tous sont soit des pays fondateurs de l’Union européenne (UE), soit sensibles à l’autodétermination des peuples. « La mission et l’esprit sur lesquels l’UE s’est fondés sont en péril à partir du moment où elle permet à

Scott Olson/AFP

Jordi Borràs

Le 7 décembre 2017, 45 000 personnes défilaient à Bruxelles pour réclamer le soutien de l’UE.


Daryl Ramadier/EPJT

TENSIONS

Jordi Solé, député européen indépendantiste et professeur de science politique à Barcelone.

l’un de ses États membre de sombrer à nouveau dans l’autoritarisme, sans rien faire pour l’en empêcher », expliquent les dirigeants de l’association. Leur mot d’ordre : « Réveiller l’opinion publique internationale » et « appeler à l’aide » les pays voisins. « CATALOGNE, NOUVEL ÉTAT D’EUROPE »

En conflit avec l’Espagne, les indépendantistes considèrent l’Europe comme un ­espoir de médiation dans la crise. Député européen, Jordi Solé fait souvent le voyage entre Bruxelles et Caldes de Montbui, la commune de 17 000 habitants dont il est maire. Affiché dans son bureau, le portrait de Francesc Macià – qui proclama la république de Catalogne en 1931 – lui rappelle le chemin à suivre. Calme, pédagogue, il est de ces élus mandatés pour porter la voix des indépendantistes au sein de l’UE. Ce

qui, selon lui, n’est pas en contradiction avec l’idéal européen. « Dans leurs rapports à l’Espagne, les Catalans ont toujours vu l’Europe comme une cheville démocratique pour aller vers une société plus ouverte », explique le membre de la Gauche républicaine catalane. Le 11 septem­ bre 2012, des centaines de milliers de personnes clamaient la même chose à Barcelone, lors d’une manifestation dont le slogan était « Catalogne, nouvel État d’Europe ». D’après les études menées par la Généralité, près de 70 % de la population souhaiterait que la région soit membre de l’UE si elle obtenait son indépendance. Telle est aussi l’idée portée par le Parti démocrate européen catalan (PDeCAT), dont l’ADN pro-européen et indépendantiste ne fait pas de doute pour ses représentants. « Pour nous, souverainisme, radicalité démocratique et Europe sont les éléments fondamentaux d’un triangle inséparable », argue Lluís Font, député au parlement de Catalogne qui nous reçoit au siège du parti, en plein cœur de Barcelone. Il aime à citer l’écrivain George Steiner, pour qui « l’Europe est une idée » où s’entremêlent valeurs républicaines de justice, de liberté, de respect. « Quand il se passe des choses qui vont à l’encontre de ces valeurs, c’est toute l’Europe qui est impliquée », juge l’élu du PDeCAT, en faisant allusion au référendum du 1er octobre réprimé par la police espagnole. En effet, la tenue du vote avait été interdite par Madrid. Et Mariano Rajoy s’était félicité du dispositif policier déployé malgré un bilan d’une centaine de blessés. « En France, reconnaît Lluis Font, ce n’est pas facile de comprendre ce qui se passe ici parce que les régionalismes sont associés à

Nous sommes

un peuple dans le peuple » GIL

des phénomènes de droite ou d’extrêmedroite. » L’argument est particulier mais Ferriol Macip, journaliste pour des médias catalans et occitans, renchérit : « Ici, l’indépendantisme est majoritairement de gau­ che. Même le PDeCAT, qui est traditionnellement à droite, porte des idées du camp adverse. » Depuis 2015, le placement des députés au parlement catalan se fait en fonction de la position des partis sur l’indépendance. Ainsi, droite libérale, gauche et extrême gauche siègent du même côté. Détail symbolique : à la Généralité, la salle de presse est passée de l’orange au bleu foncé, pour reprendre les couleurs de l’UE, expliquent les employés du gouvernement. Président de la région (1980-2003), Jordi Pujol a participé à l’affirmation de cette identité, profitant aussi de l’intégration de l’Espagne au marché continental. Sa politique était, selon ses propres mots, orientée vers « l’ouverture à l’Europe et l’internationalisation du pays ». Le même Pujol fut président de l’Assemblée des régions d’Europe. Sous sa présidence et celles de ses successeurs, des alliances entre territoires ont été conclues pour promouvoir les échanges et contribuer à la conscience européenne. En témoigne l’Arc latin, organisation de coopération entre gouvernements locaux d’Espagne, de France et d’Italie et dont le siège est à Barcelone.

Daryl Ramadier/EPJT

DÉÇUS MAIS DÉTERMINÉS

La destitution du gouvernement de Mariano Rajoy pourrait permettre des discussions plus calmes entre Madrid et les élus pro-indépendance catalans.

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L’économie est aussi un moteur du sentiment d’appartenance à l’Europe. Ouverte sur l’étranger, la région est la plus riche d’Espagne mais aussi la plus endettée. En 2016, elle concentrait un quart des ventes de marchandises du pays à l’étranger. Avec sa localisation – au sud de l’Europe et au bord de la mer –, Barcelone est une destination touristique privilégiée. Culturellement, les Catalans se tournent davantage vers le continent et le monde méditerranéen que vers le reste de l’Espagne. « Nous sommes un peuple dans le peuple », sourit Gil, membre de l’Association catalane pour les droits civils. Comme lui, d’autres Barcelonais revendiquent cette identité cosmopolite. Dans les rues de la capitale régionale se croisent défenseurs du Népal et de la Palestine. Face à la Sagrada Familia, un habitant a même exposé un drapeau breton. Un peu plus loin, une autre banderole exige plus de solidarité envers les migrants. « Chez nous c’est chez vous », clamaient en


Noé Poitevin/EPJT

Des indépendantistes catalans manifestaient le 25 mai dernier pour la libération de plusieurs de leurs leaders incarcérés par la justice espagnole dont Jordi Sanchez, l’ancien candidat à la présidence de la Généralité, et Carme Forcadell, ex-présidente du parlement de Catalogne.

février 2017 quelque 160 000 manifestants qui défilaient pour l’accueil des réfugiés. « Il y a une préoccupation pour ce qui se passe ailleurs. C’est un antidote contre le nationalisme fermé », souligne le député Lluís Font. Bien que membre d’un parti classé au centre-droit, il se revendique d’une tradition internationaliste. Les opposants à l’indépendantisme dénoncent au contraire une contradiction entre l’idée d’Europe et les revendications nationalistes. « Ces gens sont généralement ceux dont l’identité nationale n’est jamais remise en question, rétorque, avec une certaine mauvaise foi, Jordi Solé. Dites que vous vous sentez Français, personne ne vous demandera pourquoi. » Le député ­européen loue un nationalisme différent de ceux du XIXe ou du XXe siècle, qui ne ­regarde pas « de quelle origine sont les ­citoyens ou quelle est la couleur de leur peau ». Il en voit l’illustration dans le caractère jusqu’à présent pacifique des revendications. Un vrai mélange des genres… Jusqu’ici, les dirigeants européens, eux, ont choisi de faire bloc derrière le gouvernement espagnol. Et la déception des Catalans est à la hauteur de leurs attentes. Une preuve de plus de leur attachement à l’Europe selon Marc Sanjaume-Calvet, conseil­ ler à l’Institut d’estudis de l’autogovern et professeur à l’université Pompeu-Fabra de Barcelone. « Ici, tout le monde pensait que les institutions de Bruxelles allaient intervenir d’une manière plus musclée, plus forte et même reconnaître le droit d’autodétermination de la région », rappelle-t-il. La réalité est toute autre. Pas question pour autant de tourner le dos à l’Europe. S’il dit avoir « honte en tant qu’Européen », Jordi Solé se veut « eurocritique et non pas eu-

rosceptique ». Il cible Jean-Claude Juncker, Antonio Tajano et Donald Tusk qui n’ont pas souhaité être les médiateurs de la crise, considérant qu’il s’agissait d’une affaire intérieure à l’Espagne. « Je ne dis pas qu’ils devraient être en faveur de l’indépendance mais pour la démocratie », regrette-t-il. Dans la rue, les Catalans sont partagés. Pourquoi croire en l’UE alors qu’elle ­détourne le regard ? « Rajoy est fou mais on

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LE CHIFFRE

C’EST LE NOMBRE DE DÉPUTÉS ISSUS DES DIFFÉRENTS PARTIS INDÉPENDANTISTES AU PARLEMENT DE CATALOGNE APRÈS LES ÉLECTIONS DU 21 DÉCEMBRE 2017 SUR UN TOTAL DE 135 PARLEMENTAIRES. ILS DISPOSENT DONC DE LA MAJORITÉ ABSOLUE.

le laisse tranquille. Macron et Merkel n’empêchent rien », déplore Ignasi, un militant rencontré dans une vente de produits dérivés dédiés à la cause indépendantiste. Son député dit comprendre cette réaction. « Nous avons un défi à relever aux élections européennes pour convaincre ceux qui croient en la république d’aller voter, insiste Jordi Solé. Notre voix doit être entendue. » La voix des Catalans, Jordi Borràs s’en fait l’écho dans son dernier livre. Son titre, Dies que duraran anys (en français « Des jours qui dureront des années », Ara Llibres, 2018), rappelle que ce qui s’est passé ces derniers mois ne sera pas oublié de sitôt. À Tarragone, à une centaine de kilomètres au Innova

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sud de Barcelone, l’ouvrage est en tête de gondole dans les librairies. Le 3 mai dernier, 150 personnes se pressent à l’entrée du bâtiment moderniste de la Chambre de commerce pour assister à une conférence du photojournaliste. Jordi Borràs y présente ses clichés qui retracent le mouvement indépendantiste. La salle est attentive aux photos du 7 décembre sur lesquelles se conclut l’ouvrage. Ce jour-là, 45 000 Catalans manifestaient à Bruxelles derrière les slogans « Honte à l’Union européenne ! », « Europe, réveille-toi ! » ou « Aidez la Catalogne, sauvez l’Europe ! ». L’appel est toujours d’actualité. ENTRE DIALOGUE ET HAINE

Ironie de l’histoire, la chute du gouvernement de Mariano Rajoy, bête noire des ­indépendantistes, le 1er juin, a coïncidé avec la fin de la mise sous tutelle de la Catalogne en vigueur depuis octobre 2017 et la prise du pouvoir à Barcelone par Quim Torra, nouveau président de la Généralité. Cependant, l’actuel exécutif espagnol, mené par le socilaiste Pedro Sanchez ne désarme pas. Le nouveau ministre des affaires étrangères, Josep Borrell, européen convaincu, est surtout un Catalan fermement opposé à l’indépendance. Lors de sa prise de fonction, l’ancien président du parlement européen, qualifiait l’indépendantisme catalan comme étant le « plus grand problème de l’Espagne. » Si Pedro Sanchez a assuré vouloir sortir de la crise « par le dialogue », des tensions subsistent. Carles Puigdemont a déclaré que la nomination de Josep Borrell alimentait « la haine ». Autant dire que la situation est loin d’être stabilisée et réglée. NOÉ POITEVIN ET DARYL RAMADIER,

À BARCELONE (ESPAGNE)


REPORTAGE TENSIONS

UN CONTINENT SOUS

DEPUIS SOIXANTE-DIX ANS, L’UNION EUROPÉENNE NE CONNAÎT PAS DE CONFLIT ARMÉ. MAIS, À SES FRONTIÈRES OU AU SEIN DES 28 PAYS QUI LA COMPOSENT, LES CONFLITS OUVERTS OU LARVÉS SE MULTIPLIENT.

ÉCOSSE Au référendum de septembre 2014, les Écossais ont dit non à 55 % à l’indépendance. Mais le choix des britanniques de sortir de l’UE en 2016 a rebattu les cartes. Les Écossais veulent organiser un nouveau référendum qui leur permettrait, s’il était positif, de rester dans l’UE.

IRLANDE DU NORD Le Brexit devrait transformer la frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord. Disparue en 1998, elle risque désormais de réapparaître. Elle serait la seule barrière physique du Royaume-Uni. Le réveil des rivalités entre unionistes et républicains n’est pas à exclure.

NATIONALISME FLAMAND Depuis plus d’un siècle, des séparatistes flamands militent pour l’indépendance de leur région, dominée politiquement et économiquement par la Wallonie. Le rapport de force s’est peu à peu inversé. Aujourd’hui, l’Alliance néo-flamande milite pour une Belgique confédérale.

Carte : Noé Poitevin/EPJT

CATALOGNE Après la reprise du contrôle des institutions catalanes par Madrid, le nouveau président de la région, Quim Torra, a formé un exécutif sans prisonnier ni exilé. Il souhaite toujours la fondation d’une république indépendante, ce que refuse l’Espagne. Il n’y a pas de calendrier de sortie de crise, ce qui rend l’issue de ce conflit incertaine.

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TENSIONS

HAUTE TENSION REMILITARISATION DE LA SUÈDE

PAGES RÉALISÉS PAR CLÉMENT ARGOUD, PABLO MENGUY, DARYL RAMADIER ET HUGO VALLAS

Le service militaire obligatoire a été rétabli et la population est sensibilisée à la menace que représente la Russie : en mai 2018, le gouvernement a annoncé la distribution d’un livret d’aide « en cas de crise ou de guerre ». Stockholm craint une invasion des îles Gotland, situées au milieu de la Mer Baltique via l’enclave russe de Kaliningrad.

KALININGRAD ET BIÉLORUSSIE Des tensions sont apparues en 2017 après la remilitarisation de l’enclave russe de Kaliningrad. La Lituanie craint que des troupes russes occupent la zone frontalière qui sépare Kaliningrad de la Biélorussie, un pays pro-russe. Si ce scénario (peu probable) venait à se produire, les trois pays baltes seraient coupés du reste de l’Union européenne.

MACÉDOINE ET GRÈCE Les Grecs considèrent que le nom historique de Macédoine doit rester celui d’une région grecque et souhaitent que le pays change de dénomination pour s’appeler Macédoine du Nord ou Nouvelle Macédoine. En remportant cette « bataille », la Grèce, fragilisée depuis la crise de 2008, espère prouver que sa voix porte et qu’elle peut se s’imposer à nouveau dans le jeu européen.

CHYPRE DU NORD

MER ÉGÉE La Grèce et la Turquie contestent la délimitation des eaux territoriales et de leurs zones économiques exclusives (ZEE) respectives. Les deux pays revendiquent la souveraineté des îlots d’Imia, inhabités. Le dernier accrochage remonte à février dernier.

Le nord de Chypre est envahi par la Turquie depuis 1974. Aujourd’hui, le territoire est coupé en deux. La Turquie est le seul État qui reconnaît la République de Chypre du Nord. Les négociations de juillet 2017 se sont conclues par un échec. La Turquie refuse de retirer ses troupes de la partie nord de l’île. Or, la république de Chypre ne veut rien négocier tant que ces dernières sont encore présentes.


TENSIONS

Louis Claveau/EPJT

UN TITRE EN L’UE VALSE RÉSERVE BLANC À VIENNE

Photos : Malvina Raud/EPJT

La lutte contre l’immigration massive est un thème récurrent dans la politique autrichienne. Le pays a accueilli 1 million de demandeurs d’asile depuis 2015.

DEPUIS 2017, LA COALITION ENTRE UN PARTI DE CENTRE-DROIT ET UN PARTI D’EXTRÊME-DROITE REND L’AVENIR DE L’AUTRICHE INCERTAIN. PLUTÔT QU’UN ÖXIT (SORTIE DE L’UE), LES DIRIGEANTS SEMBLENT DÉCIDÉS À S’ENTENDRE POUR MENER L’EUROPE DANS UNE NOUVELLE DIRECTION.

V

ous ne parlez que de crises. Vous êtes pessimiste sur l’Union européenne ! » lance Ulrike Lunacek à son adversaire libéral Reinhold Lopatka. Cette ancienne vice-présidente du parlement européen et membre des Verts donne le ton des discussions entre les intervenants à la Maison de l’Europe à Vienne. Dans le bâtiment en verre situé au cœur du quartier des ambassades, les membres du Club Europa présentent l’Eurobaromètre à un an des élections européennes. Le sondage commandé par Bruxelles mesure depuis quarante-cinq ans le sentiment européen de l’opinion publique. Selon cette étude, 67 % des ­citoyens européens considèrent que leur pays a profité de l’UE. Mais les Autrichiens, plus mesurés, ne sont que 54 % à penser la même chose. Ce qui fait d’eux l’un des trois peuples les plus sceptiques avec les Britanniques et les Italiens. Deux États où la défiance à l’égard de l’Europe est

forte : l’un devrait sortir de l’Union européenne le 29 mars 2019 et l’autre voit son nouveau gouvernement évoquer une « renégociation » des traités européens. À la Maison de l’Europe, l’actualité politique italienne est abordée dès l’ouverture du débat. « Le nationalisme est dangereux. L’intégration européenne signifie que les États cèdent une partie de leur souveraineté nationale. En Autriche, les partis au pouvoir ne s’expriment pas sur le sujet alors qu’ils clament que l’Europe est la mère patrie », affirme Anton Pelinka, professeur de sciences politiques à l’uni-

Le pays a une identité forte mais est complexé par son histoire. C’est un peu “une tête sans corps” » JÉRÔME SEGAL

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versité de l’Europe centrale de Budapest. Ulrike Lunacek s’en prend à nouveau à Reinhold Lopatka : « Votre gouvernement n’est pas clair sur l’Europe ! » réplique. Cible des critiques, le porte-parole de l’ÖVP, Parti populaire autrichien, s’explique le lendemain dans les bureaux de son groupe parlementaire. Délogés du somptueux parlement construit au XIXe siècle et en cours de rénovation, les députés travaillent depuis quatre ans dans des préfabriqués recouverts de toiles noires sur lesquelles sont écrits, en différentes langues, les mots « démocratie, solidarité, ouverture, ­sécurité ». « Je ne peux m’empêcher d’être pessimiste sur l’avenir de l’UE », regrette Reinhold Lopatka, en pesant ses mots. Le député n’est pas surpris que les résultats en Autriche soient moins bons que la moyenne européenne. Dans un anglais fluide, il explique : « Avec la crise financière, les gens ont perdu beaucoup d’argent. Puis l’UE a donné l’impression de ne pouvoir résoudre la crise des réfugiés. » L’Autriche est devenue État membre en 1995 grâce à un référendum. Elle a


TENSIONS

e­ nsuite poursuivi son intégration européenne en entrant dans l’espace Schengen en 1997 et en adoptant l’euro comme devise nationale. Aux dernières élections, ce petit pays de 8,7 millions d’habitants a envoyé 18 députés au parlement européen. Le nombre d’élus ­varie en fonction de la ­population. À titre de comparaison, son voisin allemand et ses 83 millions d’habitants ont élu 96 députés. « Le pays a une identité forte mais est complexé par son histoire. C’est un peu “une tête sans corps” », expose Jérôme Segal, historien français spécialiste de l’extrême-droite, installé à Vienne depuis quatorze ans. L’Autriche a perdu de sa grandeur après la chute de l’empire austro-hongrois en 1848 et l’annexion par l’Allemagne nazie presque un siècle plus tard. ­Aujourd’hui, le gouvernement veut participer à la ­politique commune et revendique une ligne pro-européenne. Même si le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ), traditionnellement eurosceptique, fait partie de la coalition au gouvernement. FAIRE FACE À L’AFFLUX DE MIGRANTS

En mai, la Maison de l’Europe accueillait un débat sur le sentiment européen en Autriche.

sé le pays et 90 000 ont fait une demande d’asile. Au début, la population était en faveur de l’accueil des réfugiés. Mais après des agressions sexuelles à Vienne, le soir de la Saint-Sylvestre de 2016, les Autrichiens ont changé de point de vue », constate Jérôme Segal. Le député FPÖ Roman Haider insiste : « Nous ne pouvons pas ­accueillir tout le monde. » Roman Haider se défend de toute ambiguïté sur la position européenne de la coalition – « Nous sommes critiques mais restons pro-UE. » – tout en reconnaissant l’euroscepticisme de certains membres de son parti. La position du nouveau gouvernement italien fait écho à celle du FPÖ. « La Ligue du Nord est un de nos partenaires. J’ai confiance en Matteo Salvini. Ils ne veulent pas quitter l’UE. Ils souhaitent

Théo Lebouvier/EPJT

Après les législatives de décembre dernier, Sebastian Kurz, de l’ÖVP, a été désigné chancelier. Il a choisi comme vice-chancelier Heinz-Christian Strache, le président du FPÖ, le parti arrivé troisième. « L’Autriche n’est pas un pays révolutionnaire, tout est assez feutré », note Jérôme Segal. Tout comme l’Allemagne, le gouvernement autrichien fonctionne en coalition. De 2000 à 2006, le pays avait déjà connu cette alliance surnommée « bleue-noire ». Mais les partis, dont les désaccords étaient nombreux, avaient eu du mal à gouverner ensemble. Et voir pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale un parti d’extrême-droite accéder au pouvoir avait bouleversé toute l’Europe. Le député conservateur Roman Haider souligne : « Nous devons maintenant éviter les erreurs commises il y a dix-huit ans. » Après l’implosion des Verts et l’affaiblissement des sociauxdémocrates, la coalition a la voie libre pour imposer sa politique. Mais le FPÖ, comme la plupart des partis d’extrême droite en Europe, se défend d’être d’extrême-droite. « Nous sommes de centre-droit, patriotes, avec une longue histoire libérale », insiste Roman Haider. La position affichée du FPÖ rejoint l’ÖVP sur des thèmes comme la sécurité des frontières et la lutte contre l’immigration illégale. La crise des réfugiés a affecté l’Autriche. « En 2015, Le député du parti populaire Reinhold Lopatka regrette 1 million de migrants a traver- que ses compatriotes perdent leur confiance en l’UE. Innova

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transformer le rôle des États membres », s’enthousiasme le député Roman Haider. Pour le moment, l’Autriche se focalise sur le Conseil de l’Union européenne, qu’elle préside depuis juillet. Reinhold Lopatka veut redonner du pouvoir au parlement européen, en lui octroyant l’initiative législative, et réduire le poids du Conseil européen, donc celui des chefs d’État et de gouvernement. Sur les grands enjeux comme la sécurité, la défense des frontières extérieures, il réclame davantage d’Europe mais exige que le secteur culturel ou le droit civil – et donc le mariage homosexuel (voté en décembre 2017) – restent du ressort de la souveraineté nationale. UN RAPPORT PARADOXAL À L’EUROPE

Le gouvernement est aussi en faveur de l’agrandissement de l’UE avec les États de l’Est comme le Monténégro ou la Macédoine. C’est tout le paradoxe. Vienne critique l’Union européenne actuelle mais souhaite la développer et l’agrandir. « Ce gouvernement veut une Europe avec plus de subsidiarité et de proportionnalité. Mais le mot subsidiarité n’est pas clair. Les politiques l’utilisent pour éviter le mot péjoratif de “nationalisme” », décrypte Melanie Sully. Attablée au Café Eiles, à deux pas de la mairie et des ministères, la chercheuse en sciences politiques poursuit : « S’il y a un consensus pour dire que l’UE est une bonne chose, que doit-on faire maintenant ? De quelles réformes a-ton besoin ? L’Europe est un peu bloquée. Emmanuel Macron fait de grands discours sur l’Europe mais qu’est-ce qu’il envisage concrètement ? », s’interroge-t-elle. EMMA GOUAILLE ET MALVINA RAUD,

À VIENNE (AUTRICHE)


L’ORBANISATION DES MÉDIAS

L’UNION EUROPÉENNE S’ENGAGE À FAIRE RESPECTER LA LIBERTÉ ET LE PLURALISME DE LA PRESSE. POURTANT, EN HONGRIE, DEPUIS L’ARRIVÉE AU POUVOIR DE VIKTOR ORBÁN EN 2010, LES MÉDIAS PUBLICS SONT DEVENUS DES INSTRUMENTS DE PROPAGANDE.

C

’était comme un coup d’État militaire. Un assassinat. Sans aucun avertissement », raconte András Desí, ancien rédacteur en chef du Nepszabadsag (« La liberté du peuple » en français). Le 8 octobre 2016, le quotidien historique, basé à Budapest, est fermé. Officiellement pour raisons économiques. « Un de mes collègues m’a appelé pour me dire qu’il avait une mauvaise nouvelle. Ma première réaction a été : “Qui est mort ?” C’était le Nepszabadsag », se souvient András Desí. La monture noire de ses lunettes cache aujourd’hui ses traits ­tirés. L’homme aux cheveux gris semble toujours au bord de l’émotion lorsqu’il évoque cet événement. L’année précédant sa fermeture, le journal avait été racheté par l’entreprise MediaWorks, propriété d’un Autrichien proche de Viktor Orbán. « Certes, on avait des difficultés financières… Mais un mois auparavant, six personnes avaient été engagées », rappelle András Desí.

Membre de l’Union européenne depuis 2004, la Hongrie est censée respecter la ­liberté et le pluralisme des médias. Un droit énoncé dans la Charte des droits fondamentaux, dans la Convention ­européenne des droits de l’homme et dans la Charte européenne pour la liberté de la presse. En 2016, l’observatoire Media Pluralism Monitor, qui veille sur les conditions de travail des journalistes en Europe, a pourtant remis en cause l’indépendance politique des médias en Hongrie.

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LE CHIFFRE

C’est le nombre de quotidiens régionaux aux mains des proches de Viktor Orbán. Lorinc Mészáros, son ancien camarade de classe, en a racheté 12 en 2017. Innova

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Le tournant a lieu en 2010, après le ­retour au pouvoir de Viktor Orbán. « Il avait conclu de sa défaite en 2000 qu’il avait eu tort de négliger le système médiatique », explique Corentin Léotard, fondateur et rédacteur en chef du Courrier d’Europe centrale, un site web francophone d’information et d’opinion. Le 1er janvier 2011, une nouvelle loi sur les médias entre en vigueur. Elle contraint les journalistes à révéler leurs sources dans des affaires liées à la sécurité nationale et acte la création d’un Conseil des médias. Composé en majorité de personnes proches du Fidesz, le parti d’Orbán, cet organe de régulation est censé veiller à l’équilibre des articles. « Les journalistes ne savent pas où est la limite et, de fait, cela les poussent à l’autocensure », affirme Corentin Léotard. LA PRESSE INDÉPENDANTE CIBLÉE

La main-mise sur les médias par Viktor Orbán ne se limite pas à l’arsenal législatif. Aujourd’hui, ses proches possèdent 100 % de la presse régionale. « Pour les élections législatives d’avril 2018, tous les quotidiens régionaux ont publié la même interview du Premier ministre en une », dénonce András Desi. Les médias permettent au pouvoir de véhiculer de fausses informations, en particulier sur l’immigration. Pendant la période de l’élection, les murs et les panneaux publicitaires hongrois ont été couverts d’affiches bleues qui désignaient George Soros, souriant, comme

Photos : Clara Gaillot/EPJT

TÉTIÈRE


TENSIONS « l’ennemi de l’État ». Le milliardaire américain d’origine hongroise a fondé en 1993 l’Open Society Foundation. Il soutient la presse indépendante en finançant des projets comme des voyages à l’étranger. « Nos missions reposent sur trois piliers : l’indépendance de la justice, le droit et les voix des minorités et les médias indépendants. Dans tous les régimes autoritaires, ces trois points sont attaqués », explique Daniel Makonnen, chargé de communication pour Open Society. La presse indépendante est la principale cible du gouvernement. La rédaction atypique du site d’informations 444.hu en ­témoigne. Située au deuxième étage d’un appartement, du douzième arrondissement de la capitale, elle a troqué les meubles du salon pour des bureaux. « Nous ne sommes pas menacés, mais le gouvernement et sa presse essayent de nous provoquer. Par exemple, ils ont créé un média appelé 888.hu. Ils critiquent en permanence nos articles et tentent de nous distraire dans notre travail », dénonce Daniel Réyni, journaliste au 444.hu. L’IMPUISSANCE EUROPÉENNE

Sur Internet, des jeunes Hongrois tentent également de se faire entendre. Márton Gulyás, Youtubeur-activiste, analyse la politique hongroise dans ses vidéos satiriques. Viktor Orbán le considère donc comme un « risque de sécurité nationale ». Et Gulyás fait l’objet de nombreuses fakenews dans des journaux qui l’accusent d’être un « agent de Soros ». « Je dois tout contester sinon c’est interprété comme vrai. À chaque fois, la justice confirme que l’information est fausse. Mais cela n’inquiète personne. Il est difficile de se battre contre ces fake-news », regrette-t-il. De son côté, Bruxelles semble impuissante. « L’oligarchie d’Orbán est financée par des fonds essentiellement européens. Certains se disent que la sortie de l’Union européenne permettrait aux Hongrois de se battre vraiment contre le gouvernement », ajoute Corentin Léotard. Le cas hongrois n’est pas unique en Europe. En Slovaquie, le 25 février 2018, un journaliste a été retrouvé assassiné chez lui ; le 19 mars 2018, un autre a été condamné à deux ans de prison avec sursis et interdiction de pratiquer pendant trois ans. Dans ce pays, on parle désormais d’Orbanisation des médias pour essayer de défendre la liberté de la presse. En mai, les députés européens ont exhorté la Commission à créer un mécanisme indépendant de surveillance. La journaliste Barbara Spinelli, rapporteuse de la réunion, a rappelé que « les droits de l’hommes doivent aussi protéger les informations et les idées qui peuvent choquer, offenser et déranger ». Le combat ne fait que commencer. CLARA GAILLOT ET LORENZA PENSA, À BUDAPEST (HONGRIE)

« LIBERTÉ LIMITÉE » DEPUIS QUELQUES ANNÉES, LES PROCHES DU GOUVERNEMENT MUSÈLENT LA PRESSE. DANIEL RÉYNI, JOURNALISTE INDÉPENDANT DÉCRIT LES PRESSIONS DU POUVOIR.

L

es journaux indépendants ten­tent de maintenir un espace de liberté en Hongrie. Daniel Réyni, 35 ans, est journaliste pour le site d’informations 444.hu, considéré comme un média d’opposition par le gouvernement. Il a commencé sa carrière de journaliste politique il y a neuf ans, juste avant le retour de Viktor Orbán au pouvoir. Dans quelle situation se trouve aujourd’hui la liberté de la presse en Hongrie ?

Elle est toujours menacée. Les journalistes ont beaucoup de mal à obtenir une information du gouvernement et à parler à un responsable politique. L’accès à l’information publique est limité. Cela ne veut pas dire que les médias ne peuvent pas s’exprimer. Pour Viktor Orbán, il est plus facile de racheter un journal que de le détruire : c’est moins spectaculaire donc plus efficace.

Comment le gouvernement provoque-til la presse indépendante ?

Pour le Premier ministre, nous sommes soit avec lui soit contre lui. Il n’y a pas d’entre-deux. Si on se revendique

indépendant, le gouvernement nous considère immédiatement comme un journal d’opposition. Il est très facile pour eux de nous persécuter car ils manipulent le marché. Les annonceurs refusent de nous acheter des publicités, les banques d’ouvrir des comptes au nom du journal, etc. Tous craignent les pressions de Viktor Orbán.

Les Hongrois croient-ils à la propagande officielle des médias ?

Les gens ne lisent pas la presse sur Internet ni les quotidiens indépendants. La plupart du temps, ils s’informent via la télévision. Dans les journaux télévisés, les pays étrangers sont présentés comme des sociétés en faillite où l’immigration sévit et où les citoyens vivent dans l’insécurité. Emmanuel Macron est décrit comme le mouton noir de l’Europe qui laisse le continent ouvert à la destruction. Les Hongrois sont effrayés par des migrants alors qu’ils n’en ont jamais vus. Ce type de propagande fonctionne, nous l’avons compris avec les élections législatives. Orbàn a gagné avec 48,80 % des voix et une participation de 68,80 %, en hausse de plus de sept points par rapport aux précédentes élections.

RECUEILLI PAR C. G. ET L. P.

Daniel Réyni et ses collègues subissent souvent des pressions de la part du gouvernement.

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LA PETITE REINE D’EUROPE

PARCOURIR LE CONTINENT À COUPS DE PÉDALES, UN DÉFI AMBITIEUX POUR LES AMOUREUX DU VÉLO. LE RÉSEAU EUROVELO, COMPOSÉ DE QUINZE ITINÉRAIRES, PERMET AUX AMATEURS COMME AUX CONFIRMÉS DE SILLONNER LE CONTINENT EUROPÉEN, DU NORD AU SUD ET D’EST EN OUEST. EN FRANCE, LA LOIRE À VÉLO, SUR L’EUROVELO 6, EST LE TRONÇON LE PLUS FRÉQUENTÉ. TEXTES : CLÉMENT BUZALKA (PHOTOS) ET CHARLES LEMERCIER

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TOURISME

Les quinze routes EuroVélo traversent 42 pays. Le projet est porté depuis une vingtaine d’années par la Fédération européenne de cyclistes. À terme, le réseau s’étendra sur 70 000 kilomètres. Tous les itinéraires détaillés sont disponibles en ligne.

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TOURISME

L

e vélo relie les peuples. En témoigne l’EuroVelo 6 qui, sur plus de 3 650 kilomètres, traverse 10 pays européens, de l’Atlantique à la mer Noire. Un des itinéraires les plus courus, entre Saint-Nazaire (44) et Nevers (58), longe la Loire. Sur ce tronçon, appelé La Loire à vélo, les cyclotouristes parcourent en moyenne de 80 à 100 kilomètres dans la journée. Des centaines de cyclistes partent ainsi à la découverte des nombreux châteaux du Val de Loire. Un détour permet d’accéder à Chambord et à Chenonceau. À Tours, Olivier Genty, loueur de vélos à Détours de Loire, conseille les touristes : « Plus que les châteaux, les Américains veulent de l’insolite : rencontrer des cavistes, voir les vignes, les pêcheurs sur la Loire… » Depuis son ouverture en juillet 2017, la Maison du vélo a accueilli près de 3 500 vacanciers, dont 12 % d’étrangers. Les visiteurs disposent de douches, d’une cafétéria et d’un atelier pour réparer leur deux-roues. Dennis et Michäel sont partis de chez eux le 3 mai dernier. Ils viennent d’Apeldoorn, aux Pays-Bas. Pour eux, le passage à la Maison du vélo est obligatoire. Pas question de naviguer au hasard pour ces deux amis retraités qui se sont donné jusqu’à la fin du printemps pour atteindre Saint-Jacques-de-­ Compostelle en Espagne. Sur l’EuroVelo 6, les cyclistes chevronnés et les ­cyclotouristes ont chacun leur manière de voyager. Pour Jean-Pierre et Mireille, un couple de sexagénaires périgourdins, La Loire à vélo est une aventure sans risques qui convient à leur âge. Ils organisent leur trajet au jour le jour. « On vient pour oublier la notion du temps. Mais on garde quand même un œil sur la montre pour estimer notre Dans la région Centre Val-de-Loire, de nombreux projets se développent autour du vélo. À Tours, l’hôtel de Corinne Mahoudeau (à g.) fait partie des 2 000 hébergements qui ont obtenu le label Accueil Vélo. Olivier Genty (en bas) a vu sa clientèle augmenter depuis que sa boutique de location a le label Loire à Vélo. La ville de Blois a investi en 2015 dans une rampe hélicoïdale à la gare (à dr.) qui permet aux cyclistes d’accéder aux voies et d’éviter les artères trop fréquentées.

heure d’arrivée », explique Mireille. Nicolas et Fanny, eux, ont déjà planifié tout leur périple. Les deux trentenaires sont partis de Saint-­Brévin-les-Pins, en Loire-Atlantique, et comptent aller jusqu’à Bâle, en Suisse. « Nous faisons plus de 100 kilomètres par jour. La Loire à vélo est un échauffement avant le relief des Alpes », sourit Nicolas. Alors que sa femme vient de perdre son emploi, lui a pris un congé sans solde pour ne pas avoir de date de retour fixe. Ils sont équipés pour tenir plusieurs semaines. Leurs sacoches pèsent plus de 40 kilos et comprennent une tente, des vêtements de pluie et du matériel de camping. Sur son guidon, Nicolas a même installé un panneau solaire pour recharger son téléphone portable. UN PLUS POUR L’ÉCONOMIE LOCALE

Sur cet itinéraire, on croise aussi des touristes partis rejoindre Saint-Jacques-de-Compostelle par l’EuroVelo 3. Plus de 5 000 kilomètres séparent le nord de la Norvège de la Galice espagnole. La route cyclable relie ces deux régions si lointaines. Le tronçon français du trajet a été inauguré le 1er juin dernier. Sur la partie Orléans-Tours, l’EuroVelo 3 rejoint la ligne 6 sur près de 150 kilomètres. Entre les deux villes, les paysages défilent. En quelques tours de roues, les vignes en coteaux succèdent aux rives de la Loire. Le relief assez plat permet aux cyclistes de reposer leurs mollets. Pour ceux qui ne sont pas déjà passés aux vélos électriques… Jean-François Joubert, installé à Amboise depuis vingt-six ans, a longtemps été le seul loueur de ­vélos dans la ville médiévale. Il n’apprécie guère l’assistance électrique sur les deux-roues. « L’exercice perd tout son charme. Et puis, ce n’est pas


TOURISME nécessaire vu le faible dénivelé dans la région », affirme-t-il. À Tours, en haute saison, le loueur Olivier Genty voit passer chaque jour jusqu’à 400 vélorandonneurs dans sa boutique. Le label Loire à Vélo qu’il arbore sur sa devanture, y est pour quelque chose. « C’est un gage de qualité et de fiabilité. Les cyclotouristes y portent une grande attention », assure-t-il. Non loin de sa boutique, sur le boulevard Heurteloup, l’hôtel Mirabeau est une étape que les cyclistes apprécient. ­Corinne Mahoudeau, la gérante de l’établissement classé 2 étoiles, possède depuis 2015 le label Accueil vélo, qui lui coûte 200 euros tous les trois ans. Pour l’obtenir, elle a dû installer des rampes d’accès et s’équiper de matériel de réparation. Ce qui ne l’empêche pas d’être enthousiaste : « Depuis trois ans, la clientèle ne cesse d’augmenter. Ce soir, cinq de mes 24 chambres sont occupées par des cyclotouriste. Il me faudrait désormais un second garage à vélos. » Elle reçoit aussi des groupes et constate qu’ils passent ­essentiellement par des agences et des tour-opérateurs. En mars dernier, à l’occasion du premier salon mondial du tourisme, la France a reçu le prix EuroVelo de « la destination de tourisme à vélo la plus appréciée en Europe ». Avec ses 8 430 kilomètres de pistes cyclables, l’Hexagone surfe avec succès sur cette nouvelle tendance.

UN MATÉRIEL DE QUASI PRO Pour aborder plusieurs centaines de kilomètres chaque jour, Mireille et Jean-Pierre soignent leur équipement. Des sacoches latérales sur le vélo permettent de stocker provisions et vêtements. Pour se guider, ils utilisent cartes ign en papier et smartphones avec GPS intégré. Les cale-pieds sont obligatoires pour le confort. Mireile contrôle son pouls avec une montre high tech et jeanPierre a installé des rétroviseurs pour mieux assurer leur sécurité.

C. B. ET C. L.

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SOCIÉTÉ

UN TRAMWAY NO

GRÂCE AU TRAMWAY, KEHL ET STRASBOURG RENFORCENT LEURS LIENS. L’EXTENSION DE LA LIGNE D DU RÉSEAU STRASBOURGEOIS RELIE EN MOINS DE VINGT MINUTES LES DEUX CENTRES. ET LES PROJETS ENTRE LES DEUX COMMUNES SE MULTIPLIENT.

À

l’heure où certains veulent construire des murs, nous construisons des ponts », se félicitait le maire de Strasbourg, Roland Ries, dans une interview donnée au Monde en juillet 2017 sur la symbolique européenne de sa ville. Depuis plus d’un an, en effet, un tramway aux couleurs de l’Europe emprunte un pont qui enjambe le Rhin et la frontière franco-allemande et relie la capitale alsacienne à la gare de Kehl, en Allemagne. Le succès a dépassé toutes les espérances : la première année, près de 3 millions de trajets ont été enregistrés, soit deux fois plus que prévu. Chaque jour, 5 000 personnes franchissent le Rhin. À titre de comparaison, elles sont environ 438 000 à utiliser le réseau de transports de la ville

alsacienne. La fréquentation de la ligne D a explosé au moment du marché de Noël avec plus de 17 000 traversées quotidiennes. Il a alors fallu prévoir des wagons supplémentaires et accélérer le rythme pour faire passer un tram toutes les sept minutes au lieu de quinze. Annette Lipowsky, directrice du cabinet du maire de Kehl et chargée de la transfrontalité se réjouit : « On a toujours cru au succès du tramway mais, là, c’est extraordinaire. » La ligne Strasbourg-Kehl est l’une des quatre seules de France – avec le Hendaye/Saint-Sébastien (Espagne), le Saint-Louis/Bâle (Suisse) et le Leymen/ Bâle – à réunir deux villes de part et d’autre d’une frontière. Elle est néanmoins la seule gérée par une société française, la Compagnie des transports strasbourgeois (CTS). En ce jeudi matin de mai, il n’y a pas foule à l’arrêt Port-du-Rhin. Situé dans le quartier du même nom, cet arrêt de la ligne D est

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wikicommons

Le Rhin matérialise la frontière entre la France et l’Allemagne. Chaque jour, 5 000 voyageurs franchissent ce pont grâce à la ligne D qui arbore les couleurs de l’Europe et des deux pays.


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Photos : Anastasia Marcellin/EPJT

MMÉ DÉSIR

les deux villes. L’idée Petit à petit, les projets transfrontaliers se renaît à l’aube des années développent et, avec eux, l’envie de créer deux mille. Roland Ries, une vraie zone d’échange transrhénane. le maire socialiste de Le quartier des Deux-Rives, situé à l’est Strasbourg, est favorable de Strasbourg, en bordure du Rhin, en est à la coopération avec un exemple. Ancienne zone industrielle Kehl. Mais Fabienne et portuaire, l’espace est en pleine mutaKeller, alors membre de tion. « On revalorise ces terrains en friche l’UMP, qui lui succède en pour en faire des zones résidentielles et 2001, met le projet entre tertiaires », précise Franck Burckel, chargé parenthèses pendant des animations et de la communication aux sept ans. « La période archives de Strasbourg. était affreuse », soupire Annette Lipowsky. Dans FRONTIÈRE DANS LA TÊTE un français impeccable, En 2014, une crèche transfrontalière a ouelle explique que le retour vert ses portes à quelques pas de l’arrêt de Roland Ries en 2008 Port-du-Rhin. Elle accueille une soixana permis de relancer taine d’enfants, pour moitié français, pour les négociations. Les moitié allemands. « Ils peuvent ainsi granpremiers accords sont dir ensemble, dans un environnement La ligne transfrontalière a été inaugurée en avril 2017. signés entre 2009 et 2012. ­biculturel et bilingue ; c’est important Aujourd’hui, les usagers pour l’ouverture d’esprit », insiste Annette à quelques mètres de la gare de Kehl. Une ont pris leurs habitudes. La ville allemande Lipowsky. Elle a elle-même scolarisé ses dizaine de personnes patientent. Les rails n’est pas une destination touristique : les quatre enfants à Strasbourg. Les adolesséparent des immeubles modernes verts et bâtiments ternes ne présentent aucun cents peuvent, eux aussi, participer à des blancs de la place principale où se trouve intérêt architectural et son artère piétonne activités communes, notamment dans les une petite chapelle construite en 1947. de 900 mètres aboutit à des travaux. piscines de la métropole, encadrées par des Des panneaux numériques annoncent, en « Je suis venue à Kehl pour acheter mon animateurs bilingues. français et en allemand, l’arrivée du serpent fond de teint, explique Laurence, une Enfin, depuis la rentrée, les habitants urbain flanqué des drapeaux des deux pays. Strasbourgeoise de 20 ans. C’est beaucoup des deux villes peuvent emprunter leurs Il embarque les passagers puis survole le moins cher qu’en France. » Au DM livres dans n’importe quelle bibliothèque Rhin en quelques minutes avant de finir sa (Drogerie-Markt, une chaîne de magasins du réseau, qu’elle soit française ou allecourse de l’autre côté de la frontière. Seule allemande) du centre ville, les prix sont mande. « Cette coopération n’est pas juste une borne jaune, sur le pont de chemin en effet 30 % plus bas en moyenne que de un symbole », insiste Annette Lipowsky. de fer adjacent, matérialise la frontière. l’autre côté de la frontière. Preuve en est cette extension du tramway Personne n’y prête attention. Pourtant, ces en construction. Dès le mois de novembre, quelques kilomètres de rail sont le résultat COSMÉTIQUES ET TABAC la ligne actuelle se prolongera jusqu’à la de longues années de négociations. Les fumeurs français sont nombreux à faire mairie de Kehl. Peu à peu, les deux villes le déplacement. « En Allemagne, le paquet se rapprochent, au gré des volontés poliUN TRAMWAY HISTORIQUE de tabac à rouler coûte 4,80 euros, plaide tiques. Mais l’élue allemande reste lucide : L’histoire de cette ligne commence dès Farid, 45 ans, rencontré à l’arrêt Kehl Bahn- « La frontière dans la tête est souvent bien le XIXe siècle. En 1896, un tramway relie hof. En France, il est à 10 euros. Je viens à plus solide que la frontière sur le terrain. » déjà Kehl à Strasbourg, via un premier peu près tous les cinq jours pour en acheTALIANE ELOBO ET ANASTASIA MARCELLIN, pont. L’Alsace a été annexée en 1871 par ter. » Le Tabac de la gare se trouve en face À KEHL (ALLEMAGNE) ET STRASBOURG l’Empire allemand et le tram ne traverse du terminus : « Ici, donc pas encore de frontière. La situation 95 % des clients liaison permet de nombreux échanges entre Français change avec la Première Guerre mondiale. sont Français. Les Cette et Allemands, notamment au niveau économique et commercial. Elle affaiblit la CTS : le matériel vieillit, la 5 % restants sont main d’œuvre manque et l’économie est des chauffeurs de mise à mal. Après l’armistice, Strasbourg taxi allemands qui est à nouveau français et le tramway attendent à leurs s’arrête désormais à la frontière franco- clients à la gare », allemande établie à la moitié du pont. Les détaille ­Marion 400 mètres restants jusqu’à la gare de Kehl Schultz, la gérante. s’effectuent à pied. Pendant la Seconde Pour l’instant, les Guerre mondiale, l’Alsace redevient habitants de la méallemande. Le tramway relie Strasbourg à tropole ne voient Kehl jusqu’en 1944. Mais à l’approche de la donc que les avanfin du conflit, les Allemands, en plein repli, tages commerciaux décident de détruire le pont pour ralentir de ce tram si partileurs opposants. C’est la fin du tram entre culier. Innova

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Photos : Alizée Touami/EPJT

Les jeunes réfugiés trouvent refuge dans les locaux de l’association Chrétiens migrants.

L’ASILE, DU RÊVE À LA RÉALITÉ

ALY, MANPREET ET OMAR, N’AVAIENT QU’UN SEUL BUT : VENIR EN EUROPE. MAIS ENTRE L’ADMINISTRATION, LES CONDITIONS D’ACCUEIL ET LES DIFFICULTÉS D’INTÉGRATION, LEURS ESPOIRS S’ENVOLENT.

J

e ne peux pas vous parler de mon histoire, sinon je vais pleurer », murmure Aly Diawara, assis dans la salle d’attente jaunâtre de l’association Chrétiens migrants, à Tours. Le demandeur d’asile de 20 ans nous tend son témoignage écrit. Il est né dans une famille musulmane traditionnelle. Nous pouvons y lire : « Mon père a voulu m’assassiner car je me suis converti au christianisme. » Après avoir été bâillonné et laissé pour mort dans une forêt, il a fuit la Guinée en juin 2016. Pour arriver sept mois plus tard en France, le 5 février 2017, il a traversé le Mali, l’Algérie, la ­Libye et l’Italie. Il a été arrêté dans ce dernier pays où ses empreintes ont été relevées. Elles sont désormais répertoriées au sein d’une base de données européenne mise en place en 2003. Aly a choisi la France, un État sûr dont il connaît la langue, la ­Guinée

étant une ancienne colonie française. Sa demande est en cours. Elle a de grandes chances d’être refusée car Aly est ce que l’on appelle « un dubliné ». Il ­dépend du règlement de Dublin, un texte qui stipule que c’est au premier pays d’entrée au sein de l’Union européenne d’examiner les ­demandes d’asile. La Commision européenne a proposé, en mai 2016, de réformer ce règlement pour mieux répartir les demandeurs d’asile entre les États membres en mettant en place des quotas de répartition. « Mais les ministres des pays qui composent le conseil de l’UE n’arrivent pas à trouver une position ­commune », constate l’eurodéputée française Sylvie Guillaume. « Il ne faut pas ­réformer le protocole de Dublin mais le faire sauter car il y a des lieux de passage obligatoires », dénonce Rose-Marie Merceron. Cette octogénaire, pilier de ChréInnova

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tiens migrants à Tours depuis vingt ans, passe ses journées dans l’appartement numéro 20 d’un immeuble du quartier du Sanitas, au sud la ville. « Pour supprimer le statut de dubliné, il faut obtenir son annulation par un préfet ou passer dix-huit mois dans le pays sans se faire arrêter », explique cette experte en procédures. UNE MAJORITÉ DE DEMANDES REJETÉES

En France, pour déposer son dossier d’asile auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), Aly a dû tout d’abord se rendre à la Plate-forme d’accueil des demandeurs d’asile (Pada) de Tours. Puis se faire enregistrer au guichet unique d’Orléans auprès d’agents de la préfecture et de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii). Désormais, il attend son rendez-vous à l’Ofpra, à Fontenay-sous-Bois (94), où il obtiendra


SOCIÉTÉ

enfin une réponse. « Elle arrive sous un mois. En cas de refus, les demandeurs d’asile déboutés ont quinze jours pour ­déposer un recours auprès d’une juridiction », ajoute Rose-Marie Merceron. Selon les statistiques du ministère de l’Intérieur, en 2017, 121 200 demandes ont été enregistrées par les préfectures et l’Ofii. « La majorité des demandes sont rejetées. Au niveau national, on considère qu’une ­demande sur cinq est acceptée », précise Catherine Bernard, intervenante au Centre d’accueil des demandeurs d’asile (Cada) de Tours. Au niveau européen, l’an dernier, 650 000 personnes ont effectué une demande de protection internationale dans l’un des États membres de l’UE. « LA FRANCE EST UN ÉTAT HORS LA LOI »

En arrivant en France, les demandeurs d’asile se tournent vers un Cada pour obtenir un hébergement. À Tours, le bâtiment blanc, sans âme, situé rue de la Bergeonnerie voit défiler les réfugiés en quête d’une aide administrative. Le centre dispose de 125 places d’hébergement réparties dans la ville et dans les communes limitrophes de Saint-Pierre-des-Corps, La Riche, SaintCyr-sur-Loire et Joué-les-Tours. Dans son bureau, devant un mur parsemé de dessins d’enfants et de photos, Catherine Bernard, qui intervient au Cada, raconte : « Nos ­appartements sont des endroits où les ­réfugiés peuvent se poser le temps de la procédure. » Son rôle consiste à les accompagner les demandeurs d’asile dans leurs ­démarches pour obtenir un logement, scolariser leurs enfants, demander l’asile et accéder aux services de santé. « Nous les

aidons à retravailler le récit qu’ils doivent défendre devant l’Ofpra, nous leur expliquons comment l’entretien va se passer et vérifions la véracité des faits qu’ils nous ­racontent », détaille Catherine Bernard. « Souvent, les gens ne savent pas retracer leur histoire, confie Julien Abels-Eber, un autre intervenant, assis à ses côtés. Nous devons les recevoir plusieurs fois pour arriver à recomposer et à comprendre ce qui leur est arrivé. » Ces derniers ont parfois des réactions de protection. « J’ai déjà eu en face de moi des femmes qui rigolaient en me racontant leur viol. Il a suffit que je leur demande si ça les faisait vraiment rire pour qu’elles se mettent à pleurer », révèle Catherine Bernard. Pour compléter les histoires des réfugiés, les intervenants du Cada réalisent aussi des recherches sur la géopolitique des pays d’origine. Le manque de places d’hébergement est l’un des principaux sujets de crispation. Après un long périple depuis leurs pays d’origine, les réfugiés espèrent trouver, en France, un lieu pour se reposer. Et se retrouvent à la rue. « Si on ne trouve pas d’hébergements pour vous, ça sera le 115 les amis ! » s’exaspère Rose-Marie Merceron. Apha-Tamsir Bah, 28 ans, ancien journaliste de la Radio-Télévision guinéenne, dort au centre d’accueil d’urgence de nuit Albert-Thomas. « Le matin je dois partir à 8 heures et le soir je n’ai pas le droit de revenir avant 18 heures. J’erre comme un fou dans la rue en attendant de pouvoir y retourner », se révolte le jeune homme rencontré dans le bureau de Rose-Marie Merceron. Ce manque de place d’hébergement est encore plus inquiétant lorsqu’il

Aly a 20 ans. Pour arriver en France, ce Guinéen est passé par l’Italie. Il est donc « dubliné ».

Innova

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Au niveau européen, l’an dernier, 650 000 personnes ont effectué une demande de protection dans l’un des états membres de l’Union concerne des mineurs. « La France est hors la loi car il existe encore des femmes et des enfants qui vivent dans la rue. Nous sommes incapables de leur offrir des conditions d’accueil dignes », s’alarme ­Julien Abels-Eber, intervenant au Cada. L’État français figure pourtant parmi les dix-neuf pays signataires de la Convention de Genève (1951), qui se sont engagés à « assurer la protection des réfugiés mineurs, notamment des enfants isolés et des jeunes filles ». RISQUER SA VIE POUR SON RÊVE

Dans la salle d’attente de Chrétiens migrants, les traits tirés, Omar, 15 ans, ­attend. Il fixe le sol. Arrivé à Tours la veille, il n’a nulle part où dormir. « J’ai rencontré une femme à la gare. Elle m’a envoyé ici et m’a dit que l’on pourrait m’aider », glisse le jeune homme d’une voix faible et hésitante. Omar a quitté le Mali pour étudier. « Un ami m’a amené jusqu’au Maroc. J’ai traversé la Méditerranée avec cinquante autres personnes pour rejoindre l’Espagne, puis la France. Mon périple a duré un mois et demi. Je n’avais peur que d’une chose :  la mort », confie-t-il. Au départ, Omar était accompagné d’un ami. Au Maroc, les deux jeunes garçons ont été séparés. Depuis, il n’a plus aucune nouvelle de lui. Nous rencontrons aussi Manpreet, un jeune Indien de 17 ans, aux chaussures de sport trouées. Il se plaint de douleurs aux genoux. Il a marché de l’Ukraine à l’Allemagne. « Je suis arrivé à Tours il y a une dizaine de jours. Mon passeur m’a volé mon passeport et l’argent de ma mère », nous écrit-il en tremblant, en Hindi, sur une application de traduction. « Ici, au lieu de se ­reconstruire, ils se détruisent à nouveau. C’est ajouter du traumatisme au traumatisme », s’agace Julien Abels-Eber. Malgré les difficultés que les migrants affrontent à leur arrivée, aucun n’imagine retourner dans son pays. Julien Abels-Eber rappelle : « Ils ont vécu l’horreur. Même si l’arrivée dans l’Union européenne est ­synonyme de désescalade sociale, ils ne peuvent pas de revenir dans leur pays d’origine sans se mettre en danger. » VALÉRIANE GOUBAN ET ALIZÉE TOUAMI


Les pro-Europe manifestent chaque jour devant le parlement à Londres.

PLEASE STAY

LONDRES, VILLE AUX 3 MILLIONS DE RESSORTISSANTS EUROPÉENS, A VOTÉ POUR LE MAINTIEN DU ROYAUME-UNI DANS L’UNION EUROPÉENNE LORS DU RÉFÉRENDUM DE JUIN 2016. MAIS À CE JOUR, LES EXPATRIÉS QUI Y VIVENT ET Y TRAVAILLENT NE SAVENT TOUJOURS PAS À QUOI S’ATTENDRE.

J

’ai quitté l’Italie pour Londres à cause du racisme, confie Priscilla, 25 ans, dont les parents sont originaires du Niger. Chez moi, j’ai compris que parce que j’étais noire, on ne me donnerait jamais de travail. » Aujourd’hui, elle suit des cours de management à l’université et est chargée du service client dans un hôtel 4 étoiles de l’est londonien. « Mon école m’a envoyé une lettre pour me dire de ne pas paniquer à propos du Brexit », explique-telle. Elle touche 9 000 livres chaque année (soit plus de 10 000 euros) d’aides pour sa licence. « Je ne suis pas sûre que le gouvernement sera aussi accueillant avec les étrangers après la sortie de l’UE. Je crains que les Anglais ne sachent pas ce qu’ils sont en train de faire », conclut-elle. Le London ExCel, son hôtel, tout juste rénové, jouxte la salle de concert de l’O2 Arena et le ­salon des congrès ExCel. Ici, aucun employé n’est britannique à l’exception de la direction. « Ce n’est pas une volonté, mais une question d’aptitudes », nous jure la Française Maëlys, 21 ans. Chaque matin, cette Bordelaise quitte son grand appartement de Canary Wharf, au cœur de la City, pour l’hôtel. Dix minutes de marche le long des pavillons calmes et de la ­Tamise. Elle gère une équipe et supervise l’événementiel. Si sa vie est plutôt bien organisée aujourd’hui, il n’en a pas toujours été ainsi. À son arrivée, trouver un logement et un travail a été difficile car elle n’avait jamais voyagé seule à l’étranger. La jeune femme a passé ses premières nuits dans une

chambre d’enfant chez une famille d’accueil. Son emploi de l’époque, dans une boulangerie, consistait à encourager les passants à goûter les ­pâtisseries. « Un job compliqué quand on ne parle pas bien ­anglais », dit-elle en souriant. Depuis le Brexit, son rêve londonien s’inscrit en pointillés : « Je ne veux pas rentrer en France. Pour moi, la sortie de l’UE n’allait pas arriver avant quinze ou vingt ans, on ne quitte pas l’Union européenne comme ça… Mais maintenant ça m’inquiète un peu plus. » BREXIT

Après le Brexit, les passeports britanniques changeront de couleur. À la place du bordeaux, les nouveaux documents redeviendront bleu et or. Et comble de l’ironie, ils seront imprimés... en France. Innova

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UN AVENIR FLOU POUR LES FUTURS TRAVAILLEURS

Dans le domaine hôtelier, le Brexit a un impact ­direct sur le recrutement, comme le précise Maëlys : « Avant, on recevait plusieurs CV par jour. Aujourd’hui, même quand on a besoin de quelqu’un, les demandes sont moins nombreuses. Les gens ont peur qu’on ne veuille plus d’étrangers. » Martha, une Polonaise de 31 ans, directrice de la réception, confirme : « On va devoir prendre plus d’Anglais . » Avec ses 3 millions de ressortissants européens, Londres est la ville la plus cosmopolite de l’Union et la plus adaptée, selon les expatriés, pour débuter sa carrière. « À 29 ans, je me suis dit que je devais trouver un travail dans l’hôtellerie pour me lancer. C’est la ville des opportunités, celle qui permet de rencontrer des gens du monde entier », nous ­explique, Eduardo, 32 ans, réceptionniste espagnol. Avant de s’expatrier, il vivait à Palencia, ville ­située à 200 kilomètres au nord de Madrid. Il y a travaillé à la propreté des rues pendant sept ans, tout en préparant


Photos : Théophile Pedrola/EPJT

MONDE

Devant le siège du Labour party, les opposants au Brexit, réclament un nouveau référendum. Lesley Bell, surnommée «Granny Remain», est l’emblême de la contestation antiBrexit en Angleterre.

un master en tourisme. « La force de Londres, c’est sa diversité, un mélange de nationalités qui existe peu ailleurs, ajoute Martha. En Pologne, je ne travaillais qu’avec des Polonais. » Pour rassurer ces expatriés, les autorités britanniques souhaitent mettre en place un nouveau droit de séjour permanent pour les étrangers : la résidence établie. Pour y prétendre, il faut prouver qu’on a bien vécu en Angleterre pendant au moins cinq ans avant le 29 mars 2019, date officielle de la sortie de l’UE. À défaut, on peut demander le statut de résident temporaire. Pour les personnes installées depuis longtemps, le Brexit ne sera donc pas un problème. Mais pour ceux qui voudront rejoindre l’Angleterre après sa sortie de l’Union, la situation demeure incertaine. De nombreuses ­entreprises s’interrogent donc : doivent-elles rester au RoyaumeUni ? Certains établissements bancaires, comme HSBC, ont déjà annoncé leur ­départ. En mars dernier, Bruno Le Maire, ministre de l’Ėconomie, a même assuré que « plusieurs milliers d’emplois » ­seraient ainsi délocalisés en France. DES IRRÉDUCTIBLES PRO-EUROPE

« Stop Brexit ! » lance Lesley Bell, 72 ans, devant le palais de Westminster où siègent les élus du parlement. Avec ses amis, elle manifeste tous les jours en plein cœur de la capitale. Originaire de Leeds, une ville du nord de l’Angleterre, elle a déménagé à Londres pour mieux s’opposer au Brexit. Afin de convaincre les passants ou tout au moins attirer leur attention, elle se ­déguise en « Granny Remain » (littéralement « la grand mère qui reste »), un personnage qu’on dirait tout droit sorti d’un film des Monty Python. Elle porte un foulard aux

James Torrance, l’un des trois président du Renew Britain, espère un bon score aux élections législatives de 2022.

couleurs de l’UE sur la tête et scande de sa voix nasillarde des slogans pro-Europe en direction de la chambre des députés, provoquant parfois les rires des Londoniens. « Les Anglais doivent comprendre que le Brexit va être une très mauvaise chose pour eux, estime-t-elle. Les jours qui ont suivi le résultat, j’avais l’impression d’être en deuil. Les valeurs de l’Angleterre ne sont pas le racisme et la division mais la paix et la fraternité. » Lesley fait parti du Sodem (Stand of defiance european movement ou mouvement européen de lutte contre le Brexit), une association qui milite depuis le résultat du référendum et en ­réclame un second. James Torrance, qui a aussi choisi de combattre le Brexit par les urnes, soutient Granny Remain. Il a fondé le mouvement politique Renew Britain (Renouveler l’Angleterre) en 2017 à Londres, où 60 % des habitants ont dit non à la sortie de l’UE. Ce parti centriste pro-européen souhaite casser le bipartisme anglais et ses idées rejoignent celles de La République en marche. Pour le moment, le Renew Britain se fait discret. Son siège est installé au sud de la capitale, au cœur d’un quartier résidentiel cossu, dans une petite maison en pierre. Aucun logo ni drapeau ne vient la distinguer des autres. À l’intérieur, Remy, un chiot terrier, star du parti sur Instagram, Innova

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assure l’accueil. Lors des élections partielles de mai 2018, le parti a présenté seize candidats, mais aucun n’a réussi à dépasser la barre des 10 % des voix. « De bons résultats malgré tout », assure James Torrance qui met en avant la jeunesse de son parti. ENCORE UN ESPOIR DE RESTER DANS L’UE

Pour lui, 2022 sera une date charnière car Renew Britain aura la capacité d’investir des candidats dans les 650 circonscriptions du pays et fera campagne sur un objectif : obtenir un nouveau vote. « Les citoyens n’étaient pas assez informés des conséquences du Brexit lors du précédent référendum », plaide James Torrance. Une opinion confortée par un sondage BMG réalisé à la fin 2017, indiquant que 52 % des Britanniques souhaitaient désormais rester dans l’UE alors qu’ils n’étaient que 48 % en juin 2016. Renew Britain a déjà convaincu quelques expatriés de s’engager et espère en séduire d’autres. Theresa May, de son côté, a annoncé qu’elle envisageait de repousser le Brexit en 2023. Elle invoque, pour se justifier, la mauvaise santé économique du royaume et la menace du retour des tensions en Irlande. Son annonce redonne de l’espoir aux partisans de l’Europe. MANON BRETHONNET

ET THÉOPHILE PEDROLA, À LONDRES (ROYAUME-UNI)


MONDE

L’ADHÉSION TURQUE DANS L’IMPASSE

LES NÉGOCIATIONS POUR LE PROCESSUS D’ENTRÉE DE LA TURQUIE DANS L’UNION EUROPÉENNE SONT AUJOURD’HUI AU POINT MORT. EN CAUSE, LA POLITIQUE AUTORITAIRE DU PRÉSIDENT TURC ET SA POSITION VIS-À-VIS DE L’EUROPE. DES OBSTACLES DEVENUS PLUS GRANDS AVEC LE COUP D’ÉTAT DU 15 JUILLET 2016. DANS UNE SOCIÉTÉ DIVISÉE, DE NOMBREUX HABITANTS D’ISTANBUL RESTENT TOUTEFOIS FAVORABLES À UNE INTÉGRATION DANS L’UNION.

Istanbul est situé de chaque côté des rives du Bosphore. Ce détroit sépare les continents européen et asiatique.


Bahadir Kaleagasi, le secrétaire général du Medef turc, milite pour l’entrée de la Turquie dans l’UE.

Photos : Clément Argoud/EPJT

VIOLENCE ET DÉRIVE AUTORITAIRE

Le chemin a été long depuis la première ­demande d’adhésion, en 1959. Le pays devient officiellement candidat en 1999, douze ans après avoir déposé sa candidature. « Le gouvernement a entrepris des ­réformes au début des années deux mille dans le cadre des programmes d’adhésion. Et le pays s’est développé rapidement », ­indique Esra Atük, chercheuse à l’université de Galatasaray située sur les rives du Bosphore. Les négociations, ouvertes en 2005, devaient durer dix à quinze ans. « Aujourd’hui, les relations politiques sont bloquées mais, grâce à l’union douanière conclue en 1995, les échanges commerciaux sont florissants », constate Marie Jégo, correspondante du Monde à Istanbul. Plusieurs points de blocage freinent et tendent les relations entre la Turquie et l’UE. Comme la dérive autoritaire du président Recep Tayyip Erdogan. « Vous voyez ces trois hommes ? Ce sont des policiers en civil. Ils ne veulent voir aucun regroupement ici », nous prévient Ahmet Kiraz, un cadre du Parti républicain du peuple (CHP), premier parti d’opposition, alors que nous marchons avec lui sur la place Taksim. En 2013, des milliers de Stambouliotes ont envahi les lieux pour protester contre le gouvernement. Ils ont été réprimés avec brutalité par la police. Ce « mouvement Gezi », nom donné en référence au parc situé à côté de la place, s’était ensuite étendu à plusieurs villes turques. Bilan des protestations : six morts et plus de 4 000 blessés. Depuis, c’est l’escalade. La Turquie est une nouvelle fois pointée du doigt en 2014 et 2015 suite au recul des droits fondamentaux et à la fragilisation de l’indépendance du pouvoir judiciaire. La tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 finit par enterrer,

Photos : Peter Würmli

V

ous ne verrez jamais de drapeaux européens ici. Même au grand bazar, on trouve presque tous les drapeaux du monde, mais pas celui-ci », nous prévient Enes Kanbur. Installé dans un bar près du lycée de Galatasaray, l’étudiant en journalisme, sirote sa limonata, boisson citronnée très populaire à Istanbul. Autour de nous, la rue est animée, les terrasses sont pleines. Écoliers, touristes et riverains se côtoient. Nous quittons le café avec Enes. Sur notre chemin, impossible de rater les drapeaux rouges frappés de l’étoile et du croissant de lune, symboles d’un nationalisme prégnant et exacerbé. Partout, sur les façades de la place Taksim ou de la très vivante avenue Istiklal, dans les restaurants, ils côtoient les portraits de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la république en 1923. Malgré les apparences, nombre de Turcs sont favorables à une entrée de leur pays dans l’UE : 38 % d’après l’enquête Eurobaromètre de 2014. Et ce, malgré le gel du processus.

du moins à court terme, l’avancée des ­négociations pour l’adhésion à l’Union ­européenne. Si cette dernière a, dans un premier temps, condamné la tentative de putsch, elle a aussi dénoncé les arrestations de dizaines de milliers de fonctionnaires, de journalistes et d’opposants, ce qui a ­déclenché la colère du président Erdogan. « La dérive autoritaire de ce dernier est la principale barrière à la reprise des discussions », ­explique Jean-François Pérouse, chercheur à l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA). DIVISER POUR MIEUX RÉGNER

Dans une rue proche de Taksim, Suphi Baykam, 19 ans, nous accueille dans l’impressionnante galerie d’art de son père. Chez lui, la politique est une affaire de ­famille. Son grand-père était un dirigeant du CHP, tout comme son père Bedri, grand défenseur des idées d’Atatürk et peintre ­reconnu dans le monde entier. Cette année, la galerie d’art met à l’honneur le Mai 68 turc. Suphi en profite pour nous parler de cette gauche turque, longtemps positionnée contre l’adhésion à l’UE car très nationaliste. Sa voix laisse entendre un soupçon d’admiration pour les années soixante et soixante-dix, synonymes des grandes heures du CHP. « Erdogan suit l’adage “diviser pour mieux régner”. Il monte les musulmans contre les chrétiens de Turquie, qu’il associe aux Occidentaux. Il veut créer une unité autour de l’islam pour que tous ceux

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LE CHIFFRE

Sur les 35 chapitres de négociations préalables à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, 16 d’entre eux ont été ouverts. Mais seul celui qui porte sur la science et la recherche a été bouclé. Et de façon provisoire. Innova

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qui ne votent pas pour l’AKP soient considérés comme des antimusulmans. C’est très dangereux », dénonce Suphi. L’islam nationaliste défendu par le régime s’appuie sur une stratégie rhétorique qui vise à délégitimer l’opposition. Son objectif : faire croître le sentiment nationaliste en jouant sur la nostalgie de l’Empire ottoman. Et ceci passe par la dénonciation de l’UE qui, selon lui, tente de fragiliser « l’identité turque ». « Erdogan se sert de l’Europe comme d’un outil politique », confirme Quentin Raverdy, correspondant à Istanbul pour Libération. Pour mobiliser son électorat, le président turc se pose en victime face à Bruxelles et se montre critique vis-à-vis de l’UE. Cette dernière n’est pas son seul bouc émissaire. Les minorités (notamment les Kurdes et les Alévis) sont elles aussi ­accusées de vouloir briser l’union nationale. Et la politique répressive d’Erdogan à leur égard ne plaît pas à la Commission européenne. Le respect des critères de ­Copenhague, les normes et les valeurs que tout pays candidat doit respecter, constitue la base d’une candidature à l’adhésion. Or, ils exigent que l’État candidat respecte ses minorités et les droits de l’homme. BRUXELLES BLOQUE L’ADHÉSION

L’UE avance, avec plus ou moins de délicatesse, plusieurs autres prétextes pour bloquer le processus d’adhésion. Un diplomate français à Istanbul nous explique que l’Union n’est pas prête à accueillir un pays avec une telle puissance démographique. « La Turquie se plaint souvent de ne pas être traitée comme les petits pays des Balkans, décrypte-t-il. Mais ces derniers ne changeront pas grand-chose à l’équilibre politique européen, contrairement à la Turquie. » Des leaders d’États comme la Hongrie ou l’Autriche surfent sur le climat ­actuel de « peur de l’islam » en faisant ­redouter l’arrivée dans l’UE d’un nouveau pays de 80 millions d’habitants en majorité musulmans. Mais Bruxelles souhaite,


MONDE Cette volonté d’adhésion à l’UE affichée il y a quinze ans semble aujourd’hui effritée. « Tous les partis y sont favorables. Mais leurs intérêts sont divergents », constate Ahmet Kiraz, cadre du CHP. Cependant, lors des élections présidentielle et législatives anticipées qui se sont tenues le 24 juin, la question européenne n’a pas été une priorité. Aujourd’hui, seul le Vatan, une minuscule organisation d’extrêmedroite dont la voix porte peu, se positionne officiellement contre l’adhésion.

Photos : Clément Argoud/EPJT

LA QUESTION KURDE EN FILIGRANE

La députée du CHP Canan Kaftancioglu réclame plus un retour à l’État de droit et aux valeurs démocratiques qu’une adhésion à l’UE.

t­ oujours selon ce diplomate, créer de nouveaux partenariats économiques avec ­Ankara. « L’intégration économique ne peut se faire sans une intégration politique », plaide de son côté Bahadir Kaleagasi, secrétaire général de la Tusiad, l’équivalent du Medef français. C’est au dernier étage du siège de l’organisation que ce francophone coordonne, dans son vaste bureau, les actions menées à Paris, à Londres ou à Berlin. Il s’efforce de faire pression sur les gouvernements turcs et européens pour qu’ils défendent l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. UNE FORTE INGÉRENCE FRANÇAISE

D’autres dossiers sensibles compliquent la relation entre les deux partenaires comme la situation de Chypre ou de la Syrie ou ­encore la question des réfugiés. Mais pour Bahadir Kaleagasi, la France est la principale responsable de la situation actuelle. « De 1995 à 2007, la Turquie et l’UE ont trouvé des points d’accords dans de nombreux domaines. Mais en 2007, alors que tout allait bien, Nicolas Sarkozy a mis fin aux négociations en posant son veto, ­explique-t-il. Personne n’a compris pourquoi. C’était juste un calcul électoral. Même ses amis d’enfance ont essayé de lui faire entendre raison. » Les relations entre la France et la Turquie sont, en effet, assez complexes. En 2005, alors que le Premier ministre turc s’est une nouvelle fois entendu dire « non » par Bruxelles, le journal pro-gouvernement Hürriyet titre en français « Ras-le-bol ». Le mécontentement turc retentit ensuite dans l’Europe entière.

Lorsque nous franchissons la porte blindée du siège du Parti démocratique des peuples (HDP), parti pro-kurde modéré de gauche, l’odeur du tabac se mêle à celle du thé qui nous est offert. La tension est palpable. Difficile de mener campagne lorsque le pouvoir vous opprime. Le leader du parti, Selahattin Demirtas, un avocat de formation de 45 ans, se présente d’ailleurs à la présidentielle depuis sa cellule. Il est incarcéré ­depuis novembre 2016 pour activités « terroristes ». « Si la Turquie adhère à l’Union européenne, la communauté kurde sera beaucoup mieux traitée qu’elle ne l’est ­aujourd’hui », nous explique une responsable du parti. Un argument repris par le CHP, premier parti d’opposition. En ce jeudi de mai, dans un coin de la place Taksim, les militants, en file indienne, sont invités à déposer des dons pour financer la campagne du parti. Plusieurs cadres répondent aux questions devant les caméras des chaînes turques. « Nous voulons avant tout que les principes de la démocratie, les droits de l’homme et les droits fondamentaux soient respectés. L’adhésion à l’UE n’est pas l’objectif en soi », nous affirme Canan Kaftancioglu, cheffe du groupe parlementaire du CHP à Istanbul.

Tous les partis sont favorables à l’entrée de la turquie dans l’ue. Mais leurs intérêts sont divergents » AHMET KIRAZ

Si l’UE abandonne l’intégration de la Turquie, celle-ci ne risque-t-elle pas de tourner le dos à l’Europe pour regarder vers l’Asie ? Selon le diplomate français que nous avons rencontré, ce continent n’est pas encore une alternative assez solide pour la Turquie. Et Ankara n’a pas intérêt à fermer la porte européenne, qui lui procure une certaine légitimité dans le monde. Les investisseurs asiatiques et arabes exigent en effet que la Turquie se rapproche de l’Union ­européenne, gage de stabilité politique, et donc économique. « Elle joue un jeu multicarte. Elle ne veut pas opposer l’Europe à l’Asie et se voit plutôt comme un carrefour entre les deux continents », analyse JeanFrançois Pérouse. Le nouvel aéroport d’Istanbul, dont l’ouverture est prévue à l’automne prochain, portera le nom du président turc et sera le plus grand au monde. Tout un symbole. Si l’alternative asiatique semble peu probable, il serait trompeur de penser que tous les Turcs sont en faveur d’une adhésion à l’UE. «  La Turquie doit d’abord régler ses problèmes ­internes, tant économiques que politiques », résume Defne Karul, étudiante en sciences politiques. Et elle n’est pas la seule à afficher son scepticisme. « Si demain il y a un référendum, c’est 50-50 pour et contre l’Europe », pronostique Suphi Baykam. CLÉMENT ARGOUD ET PABLO MENGUY,

À ISTANBUL (TURQUIE)

Selahattin Demirtas, candidat du HDP à la présidentielle, a fait campagne depuis sa cellule.

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PRATIQUE

EN BREF

Comprendre le fonctionnement de l’UE

CONSEIL EUROPÉEN, CONSEIL DE L’UE : DEUX FONCTIONS

Montage LC

● Les membres du conseil de l’UE

BRUXELLES CONTRAINT LES RÉSEAUX

Depuis mai 2016, des acteurs majeurs d’Internet se joignent au code de conduite de l’UE qui vise à lutter contre les propos haineux en ligne. Snapchat a rejoint en mai dernier d’autres plates-formes comme Facebook, Twitter ou encore Youtube dans ce combat. L’UE ­demande à ces géants du Net d’examiner « la majorité des signalements valides en moins de vingt-quatre heures et, s’il y a lieu, de retirer les contenus visés ou d’en bloquer l’accès ». Ce code confirme aussi l’importance des outils de signalement des contenus et encourage les participants à se rapprocher d’associations expertes sur le sujet.

SUIVEZ LE GUIDE

Après une première sortie en août 2016, le Guide de l’Union européenne (édition Nathan) est de nouveau disponible en librairie. Son succès initial avait entraîné une rupture de stock. Les auteurs, Jean Brulhart et José Echkenazi, reviennent sur l’histoire de la construction européenne, le fonctionnement des institutions, les enjeux liés à l’UE ou encore les relations qu’entretient cette institution à l’international.

À l’eau l’Europe rétrécit

À quoi ressemblerait l’Europe si toute la glace située aux pôles fondait ? National Geographic imagine le monde si le niveau des eaux s’élevait de 65 mètres. Dans une telle situation, toute l’Europe du Nord serait engloutie. Le Danemark, les Pays-Bas et le nord de l’Allemagne disparaitraient. Adieu Amsterdam, Copenhague, Riga, Tallinn et Stockholm. Bruxelles se retrouverait au bord de la mer et Londres deviendrait la nouvelle Venise qui, elle, aurait disparu. Quelques points positifs tout de même : il serait alors possible de faire une randonnée dans les Alpes autrichiennes avec vue sur la (nouvelle) mer Adriatique.

sont les ministres des États membres. Ils interviennent lorsque le thème politique traité correspond à leur portefeuille. Ces derniers ont un pouvoir législatif et peuvent adopter un texte de la commission passé entre les mains du parlement. Ce fut le cas lors du vote des règles concernant la protection des données personnelles. Le conseil de l’UE coordonne aussi les politiques économiques et budgétaires des États membres. ● Le conseil européen est lui composé des chefs d’État et de gouvernement de l’UE. Il définit les orientations politiques, économiques et sociales et n’a pas de pouvoir législatif. Ainsi, il fixe par exemple l’orientation des futures relations entre l’Union européenne et le Royaume-Uni.

LA JUSTICE EUROPÉENNE

● La Cour européenne des droits de

l’homme (CEDH) n’est pas une institution de l’Union européenne. Elle a été créée en 1959 par le Conseil de l’Europe, lui-même né en 1947. Cette juridiction a pour mission de faire respecter, aux États qui l’ont signée, la Convention européenne des droits de l’homme. ● La Cour de justice de l’Union européenne a été créée en 1952 et s’attache à faire respecter le droit sur le territoire. Elle est notamment chargée de s’assurer de l’uniformité de l’interprétation de ce dernier. Elle veille à la bonne mise en application des différents traités de l’Union.

Geoffroy Van Der Hasselt/AFP

UN MARIAGE DE RAISON

La petite principauté, située entre la France et l’Espagne, ne fait pas partie de l’Union européenne. Mais elle négocie depuis 2015 avec Bruxelles pour la mise en place d’un accord d’association. Le but principal : un accès plus facile au marché européen pour les acteurs économiques andorran. En contrepartie, l’Europe demande une hausse du prix du tabac pour lutter contre la contrebande. En ce sens, des douaniers des deux pays travaillent ensemble depuis avril dernier. Andorre coopère déjà avec l’Union sur certains points et a adopté l’euro. En 2004, un accord a été signé en matière d’environnement et de transport. Mais Andorre s’oppose à la libre circulation des individus : les habitants ne veulent pas d’une nouvelle concurrence sur le marché du travail et défendent leur souveraineté. Innova

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Pedro Leitao

Elisabeth Daynes

TOURISME

KRAPINA (CROATIE)

POINTE DE SAGRES (PORTUGAL)

Luc Dumoulin

En 1899, la découverte de près de 900 restes humains d’hommes de Néandertal dans ce site a permis de mieux comprendre le quotidien des premières civilisations européennes.

Extrémité la plus au sud-ouest de l’Europe, elle fut un lieu stratégique lors des grandes découvertes du XVe siècle et pour le développement du commerce européen.

LE LABEL DU PATRIMOINE EUROPÉEN RÉCOMPENSE LES SITES CENSÉS INCARNER LES VALEURS, L’HISTOIRE ET LES IDÉAUX DE L’UNION EUROPÉENNE, DEPUIS L’AUBE DE LA CIVILISATION. CRÉÉ EN 2007, IL A PRIMÉ TRENTEHUIT LIEUX EMBLÉMATIQUES. NOUS EN AVONS SÉLECTIONNÉ DIX, QUI PARTICIPENT À CETTE CONSTRUCTION D’UNE HISTOIRE EUROPÉENNE COMMUNE.

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MAISON DE ROBERT SCHUMAN (FRANCE)

PAGES RÉALISÉES PAR LOUISE BALIGUET ET TIFFANY FILLON

MÉMORIAL DE SIGHET (ROUMANIE) Une partie de l’élite roumaine a été incarcérée dans les années cinquante par le pouvoir stalinien dans cette prison. Elle a été transformée en 1993 en mémorial des souffrances des Européens de l’Est.

Luc Dumoulin

Comaniciu Dan/Shutterstock.com

Cette demeure, où Robert Schuman, un des pères fondateurs de l’Europe, a vécu de 1926 à 1963, est devenue un musée.

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HÔPITAL DES PARTISANS DE LA FRANJA (SLOVÉNIE)

Mis en place au cours de la Seconde Guerre mondiale par des résistants slovènes, il a permis de soigner des soldats de toute nationalité, symbolisant la solidarité européenne.

Innova

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Luc Dumoulin

Stéphane Grussl

TOURISME

PALAIS IMPÉRIAL DE VIENNE (AUTRICHE)

CHÂTEAU DE HAMBACH (ALLEMAGNE)

CAMP DE CONCENTRATION DE NATZWEILER (FRANCE, ALLEMAGNE) Situé dans les Vosges, ce camp est le seul qui a existé sur le sol français. Cinquante-deux mille personnes y ont été déportées en provenance de la quasi totalité des pays de l’Europe et 22 000 personnes y sont mortes gazées.

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PALAIS DE LA PAIX (PAYS-BAS)

Le bâtiment a été inauguré en 1913, à La Haye, pour accueillir la Cour permanente d’arbitrage. Il est aussi le siège de la Cour internationale de justice depuis 1946.

Municipalité de Tolmin

CERD

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Datant du Moyen-Âge, ce château a accueilli le 27 mai 1832 30 000 Allemands, Français et Polonais venus défendre les libertés civiles européennes en période de répression politique.

Carnegie Stichting

Il servait de résidence à la famille Habsbourg, une dynastie multiconfessionnelle et multiculturelle qui a régné sur une grande partie de l’Europe pendant plus de six siècles, jusqu’au début du XXe.

UN PRIX POUR UNIR LES PEUPLES

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ÉGLISE DE JAVORCA (SLOVÉNIE)

Construite par des soldats austro-hongrois en 1916 en mémoire de leurs compagnons d’armes, elle se trouve aujourd’hui dans la zone protégée de Triglav, le seul parc national slovène.

Innova

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PRATIQUE

EN BREF

UN TOUR D’EUROPE DES ESCAPE GAMES Pour les fans de défi et d’aventure, Viator.com propose de choisir vos destinations en fonction des Escape Games qu’on y trouve. Le site répertorie ces jeux d’évasion grandeur nature et détaille les langues, les prix ou encore les horaires des parties. Ainsi, vous pourrez affronter des zombies à Prague en République Tchèque, découvrir le royaume des Aztèques à Amsterdam, au Pays-Bas, résoudre l’énigme du Da Vinci Code à Coppenhague au Danemark… https://www.viatorcom.fr/Europe-tours/ Escape-Games/d6-g12-c32044

Scott Bauer/UDSA

Shopping

L’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation (IECHA) de Tours a publié en 2002 un recueil d’articles qui compile le travail de plusieurs historiens sur l’identité alimentaire européenne. Les migrations ont amené différentes cultures culinaires à se rencontrer. Le porc, au centre de l’histoire européenne, est d’abord consommé par les Gaulois et les Romains. Aujourd’hui très prisé des Danois qui le cuisinent à toutes les sauces, il permet aux musulmans et juifs européens, qui n’en consomment pas, de se distinguer. « Dans le domaine alimentaire comme en tant d’autres, l’Europe fut avant tout diversité », concluent les auteurs Martin Bruegel et Bruno Laurioux.

L’oiseau bleu

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million d’euros. C’est le budget annuel de Trans’Europe Centre qui finance le voyage scolaire de ­lycéens du Centre-Val-de-Loire. Lancé en 2005, ce programme prend en charge 92 % du coût total du séjour. Pour en béné­ficier, il faut constituer un dossier présentant un projet autour d’une thématique. Chaque année, 4 500 lycéens partent ainsi visiter dans 31 pays d’Europe.

EU Parliament Shop

LA CULTURE DU PORC

L’Union européenne a voulu s’inviter dans les cours de récré et propose, dans sa boutique du parlement, un hand-­spinner (4,90 euros). Si le traditionnel pin’s fait toujours un carton, de nouveaux « goodies » sont apparus dans les rayons. Ainsi, pour affronter le crachin belge et la pluie de critiques, les fonctionnaires européens et les Bruxellois peuvent s’offrir pour 16 euros un parapluie siglé aux couleurs de l’Europe. Mais ils trouveront également dans la boutique des cravates, des lunettes de soleil, des tasses, etc.

LA FINLANDE, REINE EUROPÉENNE DES MÉTALLEUX En France, on a le Hellfest, le plus grand festival de heavy metal d’Europe. Mais pour ce qui est du nombre de groupes métal­leux, on joue petit. Au sein de l’UE, les Scandinaves sont ceux qui possèdent le plus de groupes de métal par million d’habitants. La Finlande arrive en tête avec 630 groupes. Suivent la Suède et la Grèce (428 et 162 groupes). La France en compte 69. Le ­petit poucet est la Roumanie, avec 18 groupes pour chaque million de Roumains. Quand Donald Tusk, président du conseil européen, joue au foot : 697 retweets et plus de 6 400 likes.

PAGES RÉALISÉES PAR LOUISE BALIGUET, TALIANE ELOBO, VALENTIN JAMIN, ANASTASIA MARCELLIN, HUGO VALLAS

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